Le monde économique a souvent considéré qu’une décennie constituait l’horizon du management de l’entreprise, ces dix ans permettant de dégager une vision d’assez long terme et de construire une stratégie portant sur les trois, voire les cinq prochaines années qui sont celles où peu de surprises majeures semblaient probables. À quelques exceptions près, le périmètre géographique d’action relativement restreint des entreprises contribuait à la stabilité sinon à la prévisibilité des aléas pouvant affecter ou favoriser leurs activités.
De tout temps, les entreprises ont façonné leur environnement en s’assurant un maximum de maîtrise de leur écosystème et des stratégies qui s’y déroulent : marchés, produits, facteurs de production, recherche et technologies, ressources financières, normes, propriété, management, réseaux, etc. Elles ont également été très conditionnées par cet environnement.
Interviewé par Olivier Mouton dans le magazine Trends-Tendances de mars 2022, l’administrateur délégué de Brussels Enterprises Commerce & Industry (BECI), Olivier Willocx, évoquait les effets de la pandémie mondiale de Covid-19, de la crise climatique et de la guerre en Ukraine et observait que si notre mode de pensée est fondé sur le risque, nous ne disposons pas de modèle en ce qui concerne l’incertitude dont il faut réapprendre la notion [1].
En fait, le problème pour l’entrepreneur, c’est que, s’il maîtrise généralement les paramètres de son métier dans un horizon assez court, il ne dispose pas d’informations objectives suffisantes lui permettant une vue claire sur son environnement à moyen et long terme. Dans un espace naturel, politique, économique, social, culturel, élargi et un monde complexe, l’émergence [2] incessante de facteurs et d’acteurs nouveaux empêche de disposer d’une connaissance raisonnable, sinon complète, de l’environnement et donc de son évolution. L’incertitude est le produit de notre connaissance incomplète de l’état du monde – passé, présent ou futur, observent les économistes John Kay (Université d’Oxford) et Mervyn King (London School of Economics) [3]. Souvent, comme le souligne leur collègue français Philippe Silberzahn, l’incertitude ne résulte pas de notre difficulté à acquérir l’information, mais du fait que cette information n’existe pas ou pas encore[4]. L’incapacité fondamentale à prévoir sur base de probabilités qui découle de cette évolution nous écarte donc de la culture du risque, relativement familière à l’entrepreneur. Celle-ci s’applique en effet à des situations parfaitement codifiées pour lesquelles, à partir d’un état du monde ou par l’établissement de scénarios de futurs possibles, on identifie l’émergence d’événements dommageables même si on ne connaît pas nécessairement leur probabilité d’occurrence.
En situation d’incertitude, l’anticipation est impossible pour le décideur par défaut de connaissance précise des comportements – parfois “dérangeants” – et des interactions des éléments du système, des acteurs et facteurs qui constituent l’environnement de l’entreprise. Mais, l’ignorance n’est pas une fatalité et (…) raisonner en termes d’incertitude, c’est déjà se donner les moyens d’en prendre la mesure[5].
2. Retrouver une capacité d’agir en appréhendant les réactions des acteurs du système
Longtemps, en particulier dans les pays francophones [6], la prospective [7] n’a pas parlé aux acteurs qui auraient dû être concernés et qui souvent ne s’intéressaient pas ou très peu à ses travaux. Or, l’avenir ne peut être que créé par les entrepreneurs, au sens large du terme[8].
En Wallonie, l’exercice Odyssée 2068 de l’Union wallonne des Entreprises a ouvert la voie par un travail de prospective normative en vue de la recherche d’une nouvelle harmonie régionale à l’initiative de la sphère entrepreneuriale. Ce processus a donné l’occasion à une partie du monde des entreprises de se familiariser, non sans un certain enthousiasme, au processus prospectif et à certaines de ses méthodes. En particulier, la méthode des bifurcations [9] a permis de s’interroger sur des trajectoires de long terme en se posant la question exploratoire : que peut-il advenir ? Cet exercice a permis également d’aborder – de manière certes rapide – la recherche de WildCards, de surprises majeures, c’est-à-dire d’événements inattendus, peu probables, qui peuvent avoir un effet considérable s’ils surviennent [10].
La difficulté en fait, pour l’anticipation – qui est la capacité d’agir avant que les événements n’adviennent – consiste moins à identifier l’ensemble des surprises potentielles pouvant surgir d’un monde incertain, que de bien comprendre comment le système et ses acteurs majeurs vont réagir. Or, les entrepreneurs se trouvent généralement dans l’impossibilité de concevoir clairement et exhaustivement l’ensemble de la chaîne des événements qui peuvent se produire.
Remédier à cette situation implique une fine connaissance de la structure de ce système, de son activité, de ses finalités, de son évolution, ainsi que de son environnement dans un cadre spatial déterminé, mais ouvert. En effet, si on observe les effets sur les entreprises de WildCards comme le 9/11, le Covid-19 ou la guerre en Ukraine de 2022 et leurs impacts économiques et sociaux, ceux-ci ont surtout été générés par les acteurs qui ont réagi – souvent légitimement – à ces événements que par les surprises elles-mêmes. Ce faisant, ils ont déstabilisé le système. Les organisations sont mises en danger par les grandes ruptures de leur environnement non parce qu’elles ignorent le cours des choses, mais parce qu’elles sont incapables d’y répondre[11]. En tout cas dans les délais nécessaires. Ainsi, la connaissance des hypothèses et alternatives, des marges de manœuvre des acteurs sur les événements, est plus importante et plus facile à anticiper que la connaissance précise des événements qui peuvent survenir. Et surtout le fait de savoir comment utiliser l’information générée, problème qui est au centre de toute intelligence stratégique. Comment l’indiquait Paul Saffo, professeur à l’École d’Ingénieurs de l’Université de Stanford, il s’agit moins d’identifier des certitudes illusoires qu’un ensemble de possibilités en cartographiant l’incertitude dans un monde où nos actions dans le présent influencent l’avenir et donc où l’incertitude peut ouvrir une opportunité [12].
Par expérience, notamment européenne, mais aussi par fondement théorique [13], la réponse à ces difficultés d’appréhender l’incertitude réside dans les Mutual Learning Platform en Foresight (prospective en anglais) que nous avons pilotées [14], de manières transversales, pour les directions générales de la Commission européenne et qui se poursuivent jusqu’en 2022 et 2023 avec le Foresight Mutual Learning Exercise de la DG Recherche. Cette dynamique se fonde sur des expérimentations et des processus d’apprentissages collectifs, les compétences et le travail conjoints de parties prenantes non pour tenter de prévoir ce qui peut advenir pour s’en défendre, mais par la préparation de l’action véritablement anticipatrice (prospective opérationnelle et Strategic Foresight) et créatrice, en appréhendant la complexité des systèmes dynamiques non linéaires (SDNL) [15], le jeu des acteurs et des facteurs, les émergences[16] possibles, ainsi qu’en pratiquant l’analyse préalable d’impact [17].
L’application de ces outils aux entreprises pour leur permettre de développer une autre culture que celles de la prévision et de la réactivité pour s’inscrire dans la proactivité est une nécessité. Ce n’est pas une tâche aisée ou qui va de soi même si de nombreux décideurs sont en attente d’initiatives. C’est avec raison que le patron d’Ethias, Philippe Lallemand, plaidait voici peu pour que soit nommé un ministre de la Prévention et pour davantage de partenariat entre le privé et le public pour protéger les citoyens, les entreprises et la société en général [18].
3. Conclusion : armer les entreprises pour accroître leur proactivité
La nécessité de mieux armer les entreprises – petite, moyenne et grande – face à l’évolution chaotique de leur environnement est grande. Cette approche doit faire l’objet d’un mapping aussi précis que possible pour anticiper les évolutions, surprises et ruptures [19] possibles. Dans un travail important réalisé avec Michel Crozier et l’Institut français de l’Entreprise, certes déjà ancien, Jacques Lesourne en esquissait l’étendue :
– l’évolution technologique ;
– la croissance de l’économie mondiale ;
– le degré d’intégration de l’Union européenne ;
– le fonctionnement du marché du travail et l’évolution du rôle des acteurs qui le règlementent;
– la place de l’État-protecteur, la nature de ses services et les modalités de son financement ;
– l’attitude des citoyens à l’égard de l’existence, du travail, du revenu direct, des services ;
– le rôle de l’État dans la vie économique ;
– l’évolution et le développement des territoires ;
Mais, ce que Lesourne mettait le mieux en évidence, c’est la diversité des jeux stratégiques, les questions que soulève l’avenir à certains carrefours ou nœuds du système productif : monde des établissements financiers, univers des courants faibles (le numérique), domaine du pétrole et des énergies, réseau des intermédiaires des échanges internationaux, kaléidoscope des produits de grande consommation, milieux de la communication, jungle des PMI de haute technologie, etc. Tous ces éléments mettent en évidence la superficialité de l’énoncé des grandes tendances – que l’on nous sert à toutes les sauces -, la diversité extraordinaire des différentes branches de l’industrie et des services, les contextes qui diffèrent d’une entreprise à l’autre, les projets d’une multitude d’acteurs, la vanité d’une régulation de l’ensemble par des actions ponctuelles du Politique ou de l’Administration [21].
Dans un système complexe et incertain, l’entreprise proactive est plus innovante que l’entreprise réactive…
Il en est d’ailleurs de même pour toutes les organisations, en ce compris les Parlements, les gouvernements et les administrations.
Philippe Destatte
@PhD2050
[1] Olivier MOUTON, S’habituer à un monde d’incertitude, dans Trends-Tendances, 10 mars 2022, p. 26.
[2] L’émergence peut être définie comme l’apparition ou l’évolution inattendue d’une variable ou d’un système qui ne peut résulter ou être expliqué à partir d’éléments constitutifs ou de conditions antérieures du système. La microbiologiste Janine Guespin y voit l’existence de qualités singulières d’un système qui ne peuvent exister que danscertaines conditions : elles peuvent éventuellement s’inter-convertir alors que le système conserve les mêmes constituants soumis à des interactions de même nature, si un paramètre réglant l’intensité de ces interactions franchit, lors de sa variation, un seuil critique. Janine GUESPIN-MICHEL coord. , Lucien SEVE e.a., Émergence, Complexité et dialectique, Sur les systèmes dynamiques non linéaires, p. 42, Paris, O. Jacob, 2005.
[3] John KAY & Mervyn KING, Radical Uncertainty, p. 37, London, The Bridge Press, 2021.
[4] Philippe SILBERZAHN, Bienvenue en incertitude ! Survivre et prospérer dans un monde de surprises, p. 82, Paris, Diateino, 2021.
[5] Voir le très classique Michel CALLON, Pierre LASCOUMES et Yannick BARTHES, Agir dans un monde incertain, Essai sur la démocratie technique, p. 40sv et citation p. 41, Paris, Seuil, 2001.
[6] Nous le précisons, contrairement à Silberzahn. On pense aux Etats-Unis bien sûr, mais aussi à l’Allemagne. Cornelia DAHEIM, Innovative and Sustainable Companies as engines for the Regional Development, Congrès Bifurcations 2019 et 2024, Institut Destrée, 4 décembre 2018.
[7] Nous entendons par prospective un processus d’innovation et de transformation stratégique, fondé sur la dynamique des systèmes et la prise en compte du long terme, pour mettre en œuvre – dans le présent – une action opérationnelle. Quant à l’anticipation, il s’agit bien, comme le montre son étymologie, d’agir avant que les événements n’adviennent. Et pas seulement de penser qu’ils puissent ou vont survenir. Ph. DESTATTE, De l’anticipation à l’action, un chemin prospectif essentiel pour les entreprises et les organisations, dans Blog PhD2050, Hour-en-Famenne, 31 décembre 2013. https://phd2050.org/2013/12/31/anticipation/
[9] Une bifurcation est un moment où une variable ou un système peut évoluer vers plusieurs alternatives et réalise une seule de ces possibilités.
[10] C’est notre définition. Ph. Silberzahn et Milo Jonas définissent la surprise comme la prise de conscience soudaine que l’on a opéré sur base d’une estimation erronée rendant incapable d’anticiper un événement ayant un impact significatif sur ses intérêts vitaux. Ph. SILBERZAHN et M. JONAS, Incertitude et surprise stratégique : les leçons de l’échec de la CIA, dans Revue de Défense nationale, n°767, Février 2014, p. 114-121. – Ph. SILBERZAHN, Bienvenue en incertitude…, p. 262.
[11] Ph. SILBERZAHN, Bienvenue en incertitude…, p. 269.
[13] Voir le classique : M. CALLON, P. LASCOUMES et Y. BARTHES, Agir dans un monde incertain...
[14] Günter CLAR & Philippe DESTATTE, Regional Foresight, Boosting Regional Potential, Mutual Learning Platform Regional Foresight Report, Luxembourg, European Commission, Committee of the Regions and Innovative Regions in Europe Network, 2006. Philippe-Destatte-&-Guenter-Clar_MLP-Foresight-2006-09-25 – Philippe DESTATTE & Pascale VAN DOREN dir., Transvision, Bridging neighbouring Regions belonging to different Jurisdictions, i.e., historically and culturally close Regions divided by national Borders, Blueprints for Foresight Actions in the Regions, Bruxelles, Commission européenne, DG Recherche, Septembre 2004. Philippe-Destatte_Blueprint-Transvision_Final_2004-10-28
Cornelia DAHEIM, Mutual learning exercise – R&I foresight : an introduction to the current state of play : thematic report, Brussels, European Commission, Directorate-General for Research and Innovation, 2023.
[15] Quand on parle de système non-linéaire, cela signifie que les interactions entre les variables qui constituent le système sont telles qu’il n’existe pas de proportionnalité entre les causes et les effets (les changements). Dès que des interactions non linéaires existent dans un système dynamique, son comportement acquiert des propriétés nouvelles, parfois étranges, souvent non prédictibles, et généralement contre-intuitives, et “dérangeantes” pour un entendement habitué à la linéarité. (…) D’une part, les interactions en jeu dans les systèmes complexes sont non linéaires presque par définition, et, d’autre part les systèmes complexes sont souvent définis par l’émergence de propriétés, dont les systèmes dynamiques non linéaires donnent au moins une première approximation. Janine GUESPIN-MICHEL et Camille RIPOLL, Systèmes dynamiques non linéaires, une approche de la complexité et de l’émergence, dans Lucien SEVE e.a., Émergence, Complexité et dialectique, Sur les systèmes dynamiques non linéaires, p. 16-17, Paris, O. Jacob, 2005.
[16] On peut affirmer avec Janine Guespin que l’émergence est un phénomène isomorphe de la bifurcation. C’est-à-dire un phénomène ponctué, critique, faisant passer un système d’un ensemble de qualités possibles à un autre. Clairement, dans un tel phénomène, les “acteurs” restent les mêmes mais leur organisation spatio-temporelle est différente avant et après la bifurcation. (…) On pourrait aussi écrire “en-deçà et au-delà” du seuil critique. J. GUESPIN, op. cit., p. 44.
[17] Ph. DESTATTE, Accroître la rationalité des décisions par l’analyse préalable d’impact, dans Blog PhD2050, Hour-en-Famenne, 4 octobre 2020. https://phd2050.org/2020/10/04/impact/
[18]Philippe Lallemand : Il faudrait un ministre de la prévention, Propos recueillis par Sébastien BURON, dans Trends-Tendances, 7 avril 2022, p. 44-46. – Voir aussi : Minister of the Future, Nesta Project, Dec. 2022.
[19] Une rupture est un changement majeur et brutal impactant fortement l’évolution d’une ou plusieurs variables, ou encore d’un système. La rupture se rapporte à des événements dont la logique sous-jacente est totalement inconnue. Par définition, une rupture n’est reconnue comme telle qu’ex-post. Ph. DESTATTE et Ph. DURANCE, Les mots-clés de la prospective territoriale, p. 46, Paris, La Documentation française, 2009. Philippe_Destatte_Philippe_Durance_Mots_cles_Prospective_Documentation_francaise_2009
Cette définition s’écarte de l’emploi du terme disruption, venant de l’anglais et utilisé en économie en ce que la disruption pourrait être recherchée et déclenchée de manière volontaire par les acteurs ou certains d’entre eux.
[20] Jacques LESOURNE, L’entreprise et ses futurs, Comment la voient les chefs d’entreprise, Comment l’imagine la prospective, p. 17-18, Paris, Masson, 1985. – Voir aussi Klaus BURMEISTER, Andreas NEEF, Bert BEYERS, Corporate Foresight,Unternehmen gestalten Zukunft, Hamburg, Murmann, 2004.
La question qui m’a été posée par le ministère français de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires dans le cadre de la quatrième rencontre du Réseau national des Aménageurs (RNA) porte sur les enseignements novateurs, voire disruptifs qui ressortent des travaux européens de prospective sur les villes du futur [1]. Chacune ou chacun constatera que, parmi la galaxie des travaux menés au sein de la Commission européenne – en particulier de la DG Politiques régionales et de la DG Recherche -, du Comité des Régions d’Europe, ou de réseaux comme ORATE-ESPON, il a fallu faire des choix drastiques pour tenter dans le même temps de trouver un fil conducteur à cette intervention. À l’instar de toute démarche prospective, cette contribution partira du rêve et de l’imagination pour atterrir sur la stratégie de l’anticipation véritable : comment agir avant que les événements ne surviennent, pour les susciter ou les empêcher ? [2]
Dès lors, partant des très créatives et citoyennes Stories from 2050, nous examinerons, deux rapports prospectifs structurés Cities of Tomorrow – Les Villes de demain (2011) et The Future of Cities (2020), qui ont contribué, parmi d’autres sources, à construire la Nouvelle Charte de Leipzig du 30 novembre 2020. Je conclurai sur la question des moyens des politiques préconisées, question à mes yeux fondamentale dans la plupart des pays européens, mais plus particulièrement en France et en Wallonie.
1. Les histoires provenant de 2050…
Même si je ne suis pas a priori très emballé par l’usage du storytelling individuel en prospective, lui préférant par principe méthodologique l’intelligence collective, il faut reconnaître l’intérêt de la dynamique lancée par la DG Recherche et Innovation de la Commission européenne et portant sur les histoires provenant de 2050 [3]. À entendre leurs initiateurs, il s’agit de récits radicaux, inspirants et stimulants sur les défis et les opportunités que porte notre avenir. Une partie d’entre eux se focalisent sur le futur des villes. Rédigés en 2020 et 2021, ils sont largement marqués par les traumatismes de la pandémie de Covid 19 ainsi que par la prise de conscience des enjeux de cette nouvelle période de l’histoire du monde que l’on nomme l’anthropocène [4].
En fait, la Commission européenne a conçu ce travail comme une démarche d’écoute de la société. Notre devoir, observe Jean-Éric Paquet, n’est pas seulement de dire, mais aussi d’écouter [5]. Ainsi, le directeur général de la DG Recherche considère-t-il de plus en plus que la prospective constitue un espace qui peut permettre de s’engager avec des citoyens et d’écouter ce qu’ils ont à dire. Cette approche correspond bien aux efforts de son département de s’inscrire dans les sciences citoyennes (Citizen Sciences).
Dans les dizaines de textes récoltés et rédigés dans des formats et contenus très divers, la Commission a été confrontée à plusieurs constats. D’abord, le fait que la créativité et l’innovation sont plus que jamais nécessaires pour faire face aux enjeux de ce siècle. Ensuite, l’idée que la recherche d’une autre Terre, très présente dans ces histoires, est une ambition importante, mais que la voie la plus nécessaire pour les humains est celle de la sauvegarde de la seule planète dont nous disposons actuellement. Enfin, que la politique de recherche et d’innovation européenne peut faire son miel de ces travaux, comme l’évoquent Nikos Kastrinos et Jürgen Wengel [6].
Les deux responsables de la DG Recherche constatent que le narratif qui consiste à dire que la technologie et l’innovation vont apporter la résolution des problèmes et le bonheur de tous dans des villes où il fait bon vivre, où les entreprises s’épanouissent sans externalités néfastes, n’existe plus. Ce discours est devenu vain et désuet. Nikos Kastrino et Jürgen Wengel observent aussi que selon les récits prospectifs, la source des difficultés ne résulte pas dans le défaut de créativité et d’innovation, mais bien dans la réalité primaire et égoïste de l’être humain, fondamentalement prédateur. Les récits citoyens eux-mêmes apparaissent porteurs d’empathie, de respect de l’autre et de dépassement de soi. Si cela nous écarte de la Recherche et de l’Innovation, cette société du futur nous rapproche certainement d’une meilleure humanité [7].
Parmi ces histoires, j’en ai pointé trois qui me paraissent caractéristiques de l’effort fourni. La première s’intitule La promesse du prospectiviste et fait la part belle à l’anticipation [8]. La deuxième choisie porte sur la construction de la ville de Nüwa, localisée sur Mars, et valorise l’autonomie et l’autarcie locales [9]. La troisième est celle des futurs protopiens qui portent sur un monde non violent et inclusif, fait de “tendresse radicale”, de tolérance et de célébrations de la vie [10].
Le projet Stories from 2050 montre la capacité des citoyens à s’engager dans une réflexion à long terme, à être créatifs et à produire des idées utiles pour la conception d’une nouvelle société. Les citoyennes et citoyens eux-mêmes ont vraiment apprécié cet exercice [11]. Pour la DG Recherche et Innovation de la Commission européenne, l’intérêt de l’initiative permet de sortir d’un modèle de pensée scientiste et technologique dans lequel on peut résoudre tous les problèmes de l’avenir pour, par l’écoute de la société, montrer que les enjeux sont complexes et que l’être humain en est, de manière modeste, l’acteur principal de leurs résolutions.
2. Un modèle européen de développement urbain
Pour passer de la prospective à la stratégie, partie intégrante de la première, deux travaux sur l’avenir des villes paraissent devoir être rappelés. Le premier s’intitule Les villes de demain, Défis, visions et perspectives, travail dans lequel mes collaborateurs et moi-même fûmes impliqués comme experts en prospective pour la direction générale Politique régionale de la Commission européenne en 2010 et 2011, sous la direction de Corinne Hermant-de Callattaÿ et Christian Svantfeldt [12]. Le deuxième travail, plus récent, intitulé The Futures of Cities a été piloté par le Joint Research Centre de la Commission européenne en 2019 et publié en 2020.
2.1. Cities of Tomorrow – Les Villes de demain (2011)
Le premier exercice répondait notamment à la question de savoir s’il existe un modèle européen de développement urbain [13]. La réponse est positive et ce modèle y est déjà clairement décrit : approche intégrée et durable, lieux avancés de progrès social, plateformes pour la démocratie, lieux de régénération verte, instruments d’attractivité et de croissance économique.
La vision partagée du modèle européen de développement urbain consiste en une approche intégrée qui prend en compte toutes les dimensions du développement durable. Ainsi, les villes européennes de demain sont :
– des lieux avancés de progrès social ;
– des plateformes pour la démocratie, le dialogue culturel et la diversité ;
– des lieux de régénération verte, écologique ou environnementale ;
– des lieux d’attraction et des moteurs de croissance économique [14].
Cette vision rassemble ainsi les finalités principales supportant l’ensemble des politiques européennes de ces années 2010, intégrant durabilité, équilibre territorial, polycentrisme, étalement urbain limité, qualité et bien-être de l’habitat et de l’environnement. Comme les auteurs l’écrivent : le développement futur des territoires urbains européens doit être le reflet d’un développement durable de l’Europe fondé sur une croissance économique et une organisation territoriale plus équilibrées, avec une structure urbaine polycentrique ; il doit se fonder sur des centres régionaux prospères qui offrent une bonne accessibilité aux services d’intérêt économique général ; il doit être caractérisé par une implantation compacte de l’habitat avec un étalement urbain limité ; et il doit jouir d’un haut niveau de protection et de qualité de l’environnement qui entoure les villes[15].
L’enjeu climatique et son corollaire énergétique peuvent ne pas apparaître en toute première ligne comme c’est généralement le cas dans la plupart des travaux depuis les Accords de Paris du 12 décembre 2015, même s’ils sont très présents dans les travaux en amont et dans le rapport lui-même. Dès la préface du Commissaire européen Johannes Hahn, la ville y est néanmoins considérée comme un atout essentiel pour réduire l’impact du changement climatique[16]. Ainsi, poursuit plus loin de rapport, les villes sont des acteurs clés pour diminuer les émissions de CO2 et lutter contre le changement climatique. Et d’expliquer que la consommation d’énergie dans les zones urbaines est principalement liée aux transports et au logement, et est donc responsable d’une grande partie des émissions de CO2. Se référant au World Energy Outlook, le rapport observe qu’environ deux tiers de la demande finale enénergie sont liés aux consommations urbaines et jusqu’à 70 %des émissions de CO2 sont générées dans les villes. Les auteurs peuvent ainsi conclure que le modede vie urbain fait partie à la fois du problème et de la solution[17].
Le modèle le plus prégnant est celui de la ville plurielle, lieu de cohésion sociale, ainsi que de mixité culturelle et humaine où les différents points de vue spatiaux et sociaux des habitants sont pris en compte[18]. La Charte de Leipzig sur la ville européenne durable, adoptée en 2007, est mobilisée pour concevoir une ville compacte et écologique : habitat groupé, méthodes de planification pour empêcher l’étalement urbain, gestion de l’offre de terrains, limitation des tendances à la spéculation, mixité des quartiers, participation des acteurs concernés et des habitants, etc. [19]
2.2. The Future of Cities (2019)
Parmi ses messages principaux, le rapport The Future of Cities, réalisé en 2019 par le Joint Research Centre de la Commission européenne, en affiche au moins trois qui nous intéressent au premier chef : la performance des villes dans l’utilisation des ressources et leur efficacité énergétique, les déséquilibres, disparités voire divergences dont elles sont l’objet, enfin l’interaction qu’elles peuvent développer avec elles-mêmes, en fait leurs habitants. Voici ces trois messages :
– La lutte pour la durabilité sera fortement influencée par ce qui se passe dans les villes. Si les villes exercent généralement une pression plus forte sur les ressources naturelles, elles sont plus performantes dans l’utilisation des ressources et ont un plus grand potentiel en matière d’efficacité énergétique. De nombreuses villes ont déjà pris des mesures en faveur de la durabilité environnementale, y compris en matière de changement climatique.
– Il existe un risque de polarisation à l’intérieur des villes et entre les villes. D’une part, l’incapacité à faire le point sur les questions mises en évidence conduira à une aggravation des inégalités au sein d’une ville. D’autre part, une trajectoire divergente entre les villes en retard et les villes capitalisant sur les tendances émergentes peut entraîner un déséquilibre social et économique supplémentaire entre les différentes zones urbaines.
– Le lien étroit entre espace/service/personne est au cœur de la capacité des villes à répondre aux besoins de la population et à gérer les nouveaux défis dans un contexte plus large, au-delà des frontières administratives et des domaines sectoriels. Une approche véritablement holistique est nécessaire pour optimiser la fourniture de services et créer une interaction intelligente entre la ville et ses habitants, tout en maintenant ou en améliorant la qualité de vie[20].
Fort utilement, le rapport présente les enjeux des villes sous forme d’un système, avec quatorze sous-systèmes où la santé, le climat, la résilience, l’empreinte environnementale, la gouvernance urbaine, l’innovation côtoient la mobilité, le logement, les services, l’environnement, etc.
L’exercice relaie les ambitions de la Convention européenne des Maires de 2018 [21], où l’on pointe les objectifs climatiques et énergétiques avec les horizons européens de réduction des émissions de Carbone. À ce moment-là, les 8.800 villes ambitieuses s’étaient engagées à contribuer aux objectifs de réduction de 20% d’émissions de CO2 en 2020, de -40% en 2030, ainsi que de décarbonation de leurs villes en 2050 [22] .
La gouvernance se met au service des objectifs climatiques et énergétiques avec des orientations stratégiques pour les atteindre :
– gouvernement par l’offre de services et surtout les ressources financières ;
– coconstruction et facilitation citoyenne des politiques ;
– autonomie municipale ;
– régulation et planification pour les secteurs du transport, de la mobilité, de l’éclairage, de l’urbanisme, de l’aménagement, des énergies renouvelables.
Il s’agit aussi pour ces villes du futur d’exploiter leur potentiel d’innovation. Le rapport rappelle la formule de l’Agenda du Futur 2017 selon lequel les villes sont souvent des lieux de grande énergie ainsi que d’optimisme et que c’est là que la plupart des humains choisissent de vivre, de travailler et d’interagir avec les autres. Par conséquent, selon cette même source, les villes sont le lieu de l’innovation, où se forment les idées dont découle en grande partie la croissance économique [23]. Ainsi, le rapport du Joint Research Centre rappelle que les citoyens peuvent jouer, dans une logique de cocréation, un rôle majeur dans l’identification ou la résolution des enjeux urbains.
3. La Nouvelle Charte de Leipzig (2020)
La Nouvelle Charte de Leipzig du 20 novembre 2020, bien connue de tous les aménageurs et urbanistes, est en partie la résultante de ces travaux prospectifs auxquels elle fait référence. La charte appelle l’alignement des politiques européennes au profit du développement urbain dans un modèle mis en évidence au travers de ses trois axes : la ville juste (inclusive, cohésive et apprenante), la ville verte (décarbonée, sobre en déchets, régénératrice) et la ville productive[24]. Au cœur de sa vision, ses finalités sont le bien commun, le bien-être public, la qualité des services, ainsi que la responsabilisation des acteurs qui permet la participation, la délibération, la co-construction des politiques collectives.
L’approche intégrée et fondée sur le lieu, qui avait déjà été inscrite dans la charte de 2007, constitue toujours le principe directeur du texte de 2020. L’angle de vue s’élargit toutefois aux quartiers défavorisés, aux zones fonctionnelles et à l’ensemble du contexte urbain.
La gouvernance multiniveaux rappelle la nécessité de politiques urbaines articulées et fortes, c’est-à-dire budgétaires solides, de l’Europe au local, s’inscrivant dans la durabilité.
La participation citoyenne doit se combiner avec la co-création, la co-conception et la lutte contre les inégalités et la décohésion dans les villes, en mobilisant des outils et dispositifs dans les domaines du logement, de l’attractivité pour les entreprises, de l’aménagement du territoire et la régénération environnementale.
Pour sa mise en œuvre, les signataires de la charte recherchent un alignement stratégique plus fort entre l’Agenda territorial 2030 de l’Union [25], la dimension urbaine de la politique de cohésion, les cadres nationaux de politique urbaine et l’Agenda urbain pour l’Union européenne [26].
4. Conclusion : une ville qui produit de la valeur économique et financière
L’idée selon laquelle les villes contribuent à la fois aux problèmes et aux solutions est bien ancrée aujourd’hui dans notre paysage mental. Lieux de concentration de problèmes – désœuvrement, chômage, décohésion sociale, transmission de maladies, exclusion, ségrégation, racisme, xénophobie, violence -, elles sont aussi les lieux privilégiés pour guérir ces maux en y mobilisant les ressources adéquates.
L’enquête sur la gouvernance urbaine menée en 2016 par la London School of Economics, avant la dernière avalanche de crises, montrait que la moitié des représentants des villes considèrent le manque de fonds comme le plus grand défi en matière de gouvernance urbaine, suivi par la politisation des questions locales, la complexité de la gestion des problèmes urbains contemporains, et les silos politiques inadaptés ou dépassés [27]. Le rapport du JRC notait lui aussi que l’insuffisance des moyens budgétaires constituait un des défis majeurs de la gouvernance urbaine [28].
Les villes qui ne produisent pas des excédents économiques et financiers sont et seront incapables de faire face aux enjeux du présent et du futur. Nous le savons : ceux-ci sont colossaux. La décarbonisation se paiera au prix élevé, nul besoin d’en rappeler les termes. Les effets des changements climatiques appelleront de coûteux travaux de prévention et de réparation.
Les crises déjà subies, les “quoi qu’il en coûte” des réponses publiques aux jacqueries sociales [29], de la pandémie de Covid 19 et des effets de la guerre en Ukraine et de ses conséquences en termes de régulation énergétique ou d’investissements militaires, ont accru considérablement une crise majeure des finances publiques. Celle-ci est déjà dans notre paysage politique, économique et social depuis le début du siècle, et a été amplifiée par le grand choc de 2008-2009 dont nous ressentons encore les répliques. À la disette budgétaire, s’ajoute, on l’a vu, l’égoïsme de l’individualisme sociétal allant, chez certains – riches ou pauvres – jusqu’au refus de l’impôt. Les inquiétudes sont réelles quand on mesure l’ampleur de la dette de nos pays et surtout les soldes primaires négatifs de nos budgets.
La raréfaction budgétaire laisse la place à ceux parmi les promoteurs qui vont à l’encontre des intérêts communs valorisés par la Nouvelle Charte de Leipzig. Les élus, jadis bâtisseurs, aujourd’hui transiteurs, comme un maire l’a bien souligné, pourraient demain être budgétairement désarmés. Certains le sont déjà, qui n’ont plus d’autre vocation que celle d’essayer de donner un sens aux prédations de ceux qui se substituent à eux et à l’intérêt commun dont ils étaient porteurs.
Le principal remède à ce mal réside dans la participation multiniveaux qui va de la consultation classique, puis à la concertation jusqu’à la délibération citoyenne puis la co-construction avec les acteurs [30]. Dans sa conception de la ville plurielle, le sociologue Jan Vranken de l’Université d’Anvers, nous invitait d’ailleurs en tant que citoyennes et citoyens, ou simple résidant, à des forums où les questions budgétaires de la ville puissent être discutées librement puisque, le rappelait-il, tout le monde est concerné par l’exercice du budget public[31].
Le remède passe aussi par la case de la ville productive affirmée dans la Nouvelle Charte de Leipzig. Cela implique, tout comme dans le Rapport Brundtland, Notre Avenir à tous, de 1987, une économie qui produise des excédents comme gage de sa durabilité. Ainsi, le maintien de niveaux de productivité élevés sera-t-il d’une importance capitale pour conserver la production dans le périmètre des villes. Comme le souligne un rapport de 2020 de l’Observatoire en réseau de l’Aménagement du territoire européen (ORATE), si nous souhaitons maintenir et développer sur le long terme les activités productives dans les villes, il est essentiel de comprendre à la fois les raisons qui ont permis d’y tenir une activité manufacturière et de favoriser l’innovation ainsi que les activités entrepreneuriales. Identifier et aménager des sites appropriés doit encourager le retour de l’industrie dans la cité [32].
C’est assurément le prix de l’autonomie et du bien-être des habitants de nos villes européennes et de leurs élues et élus.
Philippe Destatte
@PhD2050
[1] Ce texte est la mise au net et l’actualisation de la note préparée le 19 mars 2023 en vue d’une communication lors de la Quatrième rencontre du Réseau national français des Aménageurs (RNA), à l’initiative du Ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des Territoires, le 30 mars 2023 à Paris.
[2] Philippe DESTATTE, Qu’est-ce que la prospective ? Blog PhD2050, Namur, le 10 avril 2023.
https://phd2050.org/2013/04/10/prospective/ – Ph. DESTATTE et Philippe DURANCE dir., Les mots-clés de la prospective territoriale, coll. Travaux, Paris, Collège européen de Prospective territoriale – DIACT – La Documentation française, 2009.
[3] Tanja SCHINDLER, Graciela GUADARRAMA BAENA, ea, Stories from 2050, Radical, inspiring and thought-provoking narratives around challenges and opportunities of our futures, Brussels, European Commission, Directorate-General for Research and Innovation, October 2021.
[4]Nous vivons dans l’Anthropocène, l’ère géologique où les humains ont l’impact et l’influence les plus significatifs sur le climat, l’environnement et l’ensemble de la planète. La biodiversité sur Terre se réduit à un rythme effrayant. L’extinction des espèces animales causée par l’activité humaine pourrait conduire à la prochaine vague d’extinction massive depuis la disparition des dinosaures. depuis la disparition des dinosaures. C’est pourquoi les voyages spatiaux fictifs ont été utilisés dans ce processus afin de déterminer s’il est, premièrement, possible et, deuxièmement, souhaitable de quitter la Terre pour aller perturber une autre planète. En outre, les fantasmes et les aspirations en matière de voyages spatiaux sont liés à la quête de connaissances et d’exploration, et encouragent les participants à aller au-delà de leur pensée habituelle et à laisser derrière eux les barrières et les obstacles actuels. Stories from 2050…, p. 13. (Notre traduction)
[5]Our duty is not only to tell, but also to listen, Jean-Eric PAQUET, Foreword, in Stories from 2050…, p. 5.
[6] Nikos KASTRINOS & Jürgen WENGUEL, Epilogue: What can EU R&I policy lean from Stories from 2050? in Stories from 2050…, p. 107sv.
[10]Protopian Future, in Stories from 2050…, p. 95. – La protopie fait référence à une société qui, au lieu de résoudre tous ses problèmes comme dans une utopie, ou de tomber dans un dysfonctionnement grave comme dans une dystopie, progresse graduellement sur une longue période, grâce à la manière dont les avancées technologiques renforcent le processus naturel d’évolution. Kevin KELLY, What Technology wants, London, Penguin, 2011.
[11] Tanjia SCHINDLER, Stories from 2050, Project Overview and Process, Mutual Learning Exercise, Research and Innovation Foresight, Policy and Practice, Citizens’ Engagement Approaches & Methods on good practices in the use of Foresight in R&I policy planning and programming, Strengthening the role of foresight in the process of identifying research priorities, 31 January, 1 & 2 February 2023.
[12] Corinne HERMANT- de CALLATTAŸ et Christian SVANTFELDT, Les villes de demain, Défis, visions et perspectives, Bruxelles, Commission européenne, Direction générale de la Politique régionale, 2011. https://op.europa.eu/fr/publication-detail/-/publication/a806c8d9-321e-4b2d-9fdf-6d86e5226cd6 – Voir aussi : Chr. SVANFELDT, C. HERMANT- de CALLATAŸ, La “ville de demain” vue par l’Union européenne, in Les Cahiers du Développement social urbain, 2012/2 (N° 56), p. 52-54.
[13]Le “modèle européen de la ville” est une question fascinante. D’une part, il tient compte des caractéristiques essentielles de l’histoire culturelle de l’Europe et est profondément enraciné dans le passé, étant de ce fait associé à la question de l’identité. D’autre part, il regroupe des aspects essentiels de la vision politique de l’Union européenne et, dès lors, de l’avenir tel qu’il est envisagé par la société sous-jacente. Les villes de demain…, p. 1.
[17]Cities of Tomorrow, p. 5. – Le rapport met ainsi en évidence que 2/3 de la demande finale en énergie sont liés aux consommations urbaines et jusqu’à 70% des émissions de CO2 générées dans les villes alors qu’elles sont habitées par 50% de la population mondiale en 2010) en se référant au World Energy Outlook 2008. Observons que selon le World Energy Outlook 2022 : 70% de la population mondiale pourraient habiter dans les villes en 2050, soit un accroissement de 2 milliards d’habitants dans les villes au niveau mondial (p. 110 et 464). – On retrouvera cette analyse dans le rapport Futures of Cities en 2020 : Bien qu’elles soient responsables d’un niveau élevé de consommation d’énergie et qu’elles génèrent environ 70 % des émissions mondiales de GES, les villes sont particulièrement vulnérables aux impacts du changement climatique. Par conséquent, elles jouent un rôle clé dans la réalisation des objectifs énoncés dans l’Accord de Paris (CCNUCC 2015) sur le changement climatique. L’engagement des villes et des parties prenantes urbaines est soutenu par le Nouvel agenda urbain et les ODD 2030. Les villes sont plus efficaces pour prendre des mesures de lutte contre le changement climatique lorsqu’elles sont alignées les unes sur les autres et sur les acteurs de niveau national et régional. The Future of Cities, JRC, 2019, p. 83.
[23]Cities are often places of great energy and optimism. They are where most of us choose to live, work and interact with others. As a result, cities are where innovation happens, where ideas are formed from which economic growth largely stems.Future of Cities, Insights from Multiple Expert Discussions Around the World, p. 3, London, Futureagenda 2017. https://www.futureofcities.city/pdf/full/Future%20of%20Cities%20Report%202017.pdf – The Future of Cities, p. 105.
[24]The New Leipzig Charter, The Transformative power of cities for the common good, 30 November 2020.
[29] Selon Anne de Guigné, l’impact budgétaire de la crise des gilets jaunes s’est élevé à 17 milliards d’euros de nouvelles dépenses ou de moindres recettes. Anne DE GUIGNE, Emmanuel Macron et la dette : six ans de rendez-vous manqués, dans Le FigaroÉconomie, 29 mars 2023, p. 24.
[30] Michel FOUDRIAT, La co-construction en actes, Savoirs et savoir-faire pratiques pour faciliter sa mise en œuvre, Montrouge, ESF, 2021.
La Déclaration de Politique régionale wallonne du 16 septembre 2019 indiquait la volonté du Gouvernement de Wallonie de mettre en place des outils de gestion des risques afin de pouvoir prévenir et réagir rapidement lors des crises et aussi d’aléas climatiques et sanitaires (p. 75). La DPR précisait également que des mesures seraient prises pour protéger les ressources en eau, notamment face aux risques de pollutions, au maintien et au développement des habitats naturels humides ou aux problèmes d’approvisionnement (p. 82). D’autres types de risques devaient également être anticipés comme les risques numériques et sanitaires (exposition aux ondes, p. 90), les risques menant à l’exclusion et à la pauvreté (p. 117), les risques chimiques (phytosanitaires, p. 118), etc. [1]
Les événements majeurs que la Wallonie a connus depuis l’adoption de ce document – la pandémie liée au Covid-19, les stress climatiques (inondations de 2021, sécheresse de 2022), la crise énergétique multifactorielle – ont interpellé l’ensemble des acteurs, des citoyennes et des citoyens. Les impacts de ces événements ont été et restent considérables, même s’ils ont connu et connaissent des impacts différents selon les parties prenantes et les localisations. Ainsi, la pandémie n’a pas frappé les différents territoires de manière identique : elle s’est attaquée davantage aux régions présentant une densité élevée ; les inondations ont frappé des vallées où la présence d’une urbanisation importante induisant une artificialisation des sols a été mise en question, la sécheresse et les grandes chaleurs ont des effets différents sur les campagnes ou dans les zones urbaines. À la densité de l’habitat s’ajoutent d’autres facteurs de vulnérabilité, d’exposition au risque, comme l’âge croissant et le faible niveau socio-économique de nombreux habitants, leur capacité à relever les défis, c’est-à-dire leur résilience. Des questions structurelles de gestion des risques à l’échelle de l’ensemble des secteurs et des échelons administratifs se posent également [2]. En ce qui concerne les effets de la crise énergétique, la localisation est également déterminante : coût du chauffage, coût des déplacements, accès aux énergies fossiles et renouvelables, etc. On pourrait également analyser les impacts du terrorisme – qui semble parfois sorti de notre horizon intellectuel – à l’aune de cette localisation.
1. Les risques sont associés à des événements parfaitement descriptibles
Voici déjà plus de vingt ans, Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe ont observé que la notion de risque est étroitement associée à celle de décision rationnelle. Selon eux, cette dernière nécessite la réunion de trois conditions pour que le décideur puisse établir des comparaisons entre les options qui s’ouvrent à lui. D’abord, être capable d’établir, de manière exhaustive, la liste des options ouvertes. Ensuite, il faut que, pour chaque option, le décideur soit en mesure de décrire les éléments, entités, qui composent le monde supposé par cette option. Enfin, il s’agit de réaliser l’inventaire des interactions significatives qui sont susceptibles de se produire entre ces différents éléments, entités. Les auteurs rappellent dès lors la notion d’états du monde possibles, qui se rapprochent des scénarios des prospectivistes [3].
Ajustées et amendées, les recommandations que faisait l’OCDE dans son rapport Renforcer la résilience grâce à une gouvernance innovante des risques (2014), pourraient servir de base à une nouvelle approche dans les matières du développement régional et territorial :
– favoriser une gouvernance des risques tournée vers l’avenir et tenant compte des
risques complexes ;
– insister sur le rôle de la confiance et mettre en avant l’action de longue haleine menée par les pouvoirs publics pour protéger la population ;
– adopter une définition commune des niveaux de risques acceptables par les parties
prenantes de tous niveaux ;
– définir une panoplie optimale de mesures de résilience d’ordre matériel et immatériel
(mesures portant sur les infrastructures et mesures de planification, par exemple) ;
– adopter une démarche à l’échelle de l’ensemble de la société afin d’associer tous les
acteurs au renforcement de la résilience ;
– reconnaître le rôle important des institutions et des blocages institutionnels dans
l’efficacité des mesures de gestion des risques afin d’augmenter le niveau de
résilience ;
– recourir à des cadres de diagnostic pour recenser les barrières d’ordre institutionnel
et réorganiser les incitations de façon à favoriser la résilience [4].
Dans La société du risque, le sociologue allemand Ulrich Beck (1944-2015) est allé plus loin, rappelant que les risques ne se résument pas aux conséquences et aux dommages survenus, mais qu’ils peuvent aussi désigner un futur qu’il s’agit d’empêcher d’advenir. La conscience que l’on a du risque ne se situe pas dans le présent, mais essentiellement dans l’avenir, écrit-il [5]. Les prospectivistes le savent, eux qui manient les Wild Cards, tant pour identifier des jokers qui peuvent survenir dans notre trajectoire que pour les utiliser comme stress tests sur le système et mesurer dans quelle mesure ces événements peuvent se transformer en opportunités réelles pour mettre en œuvre une vision souhaitable de l’avenir.
2. L’incertitude, produit de notre ignorance
Bien que les termes de risque et d’incertitude soient souvent utilisés de manière interchangeable, ils ne sont pas identiques. Ainsi, le risque désigne-t-il un danger bien identifié, associé à l’occurrence d’un événement ou d’une série d’événements, parfaitement descriptibles, dont on ne sait pas s’ils se produiront, mais dont on sait qu’ils sont susceptibles de se produire [6]. Quand des outils statistiques peuvent être mobilisés, on définit le risque comme la probabilité qu’un événement non souhaitable, indésirable, se produise et l’importance de l’impact de cette occurrence sur la variable ou le système en fonction de sa vulnérabilité. Ainsi, au facteur de probabilité qu’un événement advienne, s’ajoute un facteur de sévérité des conséquences de cet événement. Il en résulte un troisième facteur, subjectif, qui, sur base des deux premiers, évalue et éventuellement quantifie le niveau de risque [7].
C’est parce que la notion de risque joue un rôle capital dans la théorie de la décision rationnelle et dans le choix qu’elle suppose entre plusieurs états du monde ou scénarios, qu’il est sage – disent Callon et alii, de réserver son usage à ces situations parfaitement codifiées[8]. Dès lors, dans les situations d’incertitude, l’utilisation de cette notion de risque ne permet pas d’établir la liste et de décrire de manière précise les options du décideur ni l’état des mondes possibles qui permettraient d’élaborer une anticipation sérieuse.
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L’incertitude est en fait le produit de notre connaissance incomplète de l’état du monde – passé, présent ou futur, observent les économistes John Kay (Université d’Oxford) et Mervyn King (London School of Economics) [9]. Souvent, comme le souligne leur collègue français Philippe Silberzahn, l’incertitude ne résulte pas de notre difficulté à acquérir l’information, mais du fait que cette information n’existe pas ou pas encore[10]. L’incapacité fondamentale à prévoir, sur base de probabilités, qui découle de cette évolution nous écarte donc de la culture du risque. Dans son ouvrage Noise, Pourquoi nous faisons des erreurs de jugement et comment les éviter, le Prix Nobel d’économie Daniel Kahneman utilise les concepts d’ignorance objective – la limite absolue à notre capacité de prédiction -, d’information imparfaite – ce qui pourrait être connu, mais ne l’est pas -, et d’incertitude irréductible – ce qu’il est impossible de savoir. Cette forme de radicalisation sémantique où le professeur à Princeton utilise le mot ignorance là où nous utilisons généralement celui d’incertitude, lui permet de limiter la confusion avec le bruit. Ce dernier, que l’on peut concevoir comme la dispersion aléatoire, constitue également une forme d’incertitude. Ce bruit porte non sur l’état du monde, mais sur les jugements que nous émettons. Ce changement sémantique permet également à Kahneman de nous mettre en garde sur le fait que nous sous-estimons systématiquement l’ignorance objective, donc l’incertitude. C’est, écrit-il, ce déni de l’ignorance qui nous permet de formuler des jugements même quand l’avenir est très incertain, et de ressentir alors le signal intérieur – la récompense émotionnelle du jugement intuitif – qui nous donne confiance dans nos jugements[11].
Dans un espace naturel, politique, économique, social, culturel, élargi et un monde complexe, l’émergence [12] incessante de facteurs et d’acteurs nouveaux rend impossible de construire et de disposer d’une connaissance raisonnable, sinon complète, de l’environnement, de ses effets – y compris perturbateurs – sur le système et donc de l’évolution de celui-ci.
3. Faire face à l’incertitude
Ainsi que les auteurs d’Agir dans un monde incertain l’ont montré, en situation d’incertitude, l’anticipation est impossible pour le décideur par défaut de connaissance précise des comportements et des interactions des éléments du système, des acteurs et facteurs qui constituent l’environnement. Mais, l’ignorance n’est pas une fatalité et (…) raisonner en termes d’incertitude, c’est déjà se donner les moyens d’en prendre la mesure[13].
En effet, l’ignorance n’est pas nouvelle et ne naît pas au XXIe siècle. Ce qui est nouveau, et – espérons-le, grandissant, c’est la conscience de cette ignorance. Néanmoins, comme le rappelaient, dans un texte produit en 1982 déjà, Daniel Kahneman et son collègue psychologue de l’Université de Stanford, Amos Tversky (1937-1996), l’incertitude est un fait auquel toutes les formes de vie doivent être préparées à faire face. Pour les inventeurs de la Théorie des perspectives [14] (Prospect Theory), à tous les niveaux de complexité biologique, il existe une incertitude quant à la signification des signes ou des stimuli et aux conséquences possibles des actions. À tous les niveaux, des mesures doivent être prises avant que l’incertitude ne soit levée, et un équilibre doit être atteint entre un niveau élevé de préparation spécifique aux événements les plus susceptibles de se produire et une capacité générale à réagir de manière appropriée lorsque l’inattendu se produit [15].
Si les chocs perturbateurs que nous avons connus depuis le début 2020 pouvaient être anticipés, leur puissance et leur complexité ont surpris tous les analystes [16]. Il n’est pas exclu que des catastrophes de ce type puissent se reproduire, ni que d’autres, ne faisant actuellement l’objet d’aucunes ou de peu de préoccupations, puissent se produire à l’avenir.
Il paraît dès lors indispensable de questionner les différentes politiques menées à l’aune de nouvelles émergences, de catastrophes ou d’autres risques potentiels qu’ils soient naturels ou anthropiques, distinction difficile à établir du fait de la transformation croissante des milieux biophysiques [17]. Le concept de catastrophe peut être nourri par l’étymologie indiquant non seulement un bouleversement brusque et effroyable – qui provoque la mort de nombreuses personnes -, mais aussi par la systémique au travers des travaux des mathématiciens René Thom (1923-2002) et d’Erik Christopher Zeeman (1925-2016). Il s’agit alors de discontinuités qui peuvent se présenter dans l’évolution d’une variable ou d’un système, entraînant des modifications de sa stabilité morphologique. Ainsi, la catastrophe relève-t-elle davantage des variables d’entrée (inputs) du système, de l’espace des paramètres, que du résultat de leurs évolutions. Pour Zeeman, il y a catastrophe lorsqu’une variété continue des causes entraîne une variation discontinue des effets [18].
Le géographe français Jérôme Dunlop note quant à lui que, alors qu’un risque résulte de la combinaison d’une vulnérabilité et d’un aléa, dont l’éventuelle occurrence détruirait tout ou partie des enjeux qui lui étaient exposés (êtres humains et richesses), on parle de catastrophe quand les enjeux détruits sont estimés majeurs par le groupe humain atteint. L’importance du risque lui-même varie avec l’importance des enjeux et celle de la probabilité d’occurrence de l’aléa. L’occupation humaine augmente d’ailleurs la probabilité de leur occurrence sur les milieux naturels. Ainsi, les risques d’inondations sont-ils largement majorés par l’urbanisation des lits majeurs des cours d’eau et par l’imperméabilisation des sols qui résulte du développement des réseaux routiers et de la croissance urbaine, ou encore par les mutations des paysages agraires [19]. Dès lors, c’est avec raison que l’historien Niall Ferguson, professeur à Oxford et à Harvard, observe que la distinction entre les catastrophes naturelles et les catastrophes causées par les êtres humains est purement artificielle. Il existe, constate-t-il, une interaction constante entre les sociétés humaines et la nature. L’exemple qu’il donne est que nous avons déjà mis en évidence en nous référant au désastre de Lisbonne : un choc endogène détruit la santé et la vie humaines en fonction de la proximité des habitats du lieu de l’impact [20].
Conclusion : les chocs perturbateurs comme occasions de transformations structurelles dans un système initialement pataud, voire bloqué
Une attention nouvelle se porte sur l’impact global de l’humanité sur le système terrestre dans son ensemble. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui, l’anthropocène, en lisant cette époque comme une rupture [21]. Ainsi, peut-on considérer que si l’activité humaine a affecté la nature de telle sorte que les catastrophes naturelles, hydrométéorologiques et géophysiques se multiplient en faisant de nombreuses victimes, il est aujourd’hui indispensable de mieux appréhender les catastrophes et d’anticiper les risques [22].
La recherche a, depuis quelques décennies, pris conscience de la vulnérabilité des territoires et des communautés. La vulnérabilité, déjà évoquée, pourrait être décrite comme une circonstance ou un contexte propre à certains groupes (ou territoires) qui se trouvent dans une situation de fragilité face à certains risques, et causée par la construction sociale persistante des risques. Dans cette perspective, la résilience désignerait le développement par le groupe ou le territoire des capacités de déployer des processus – ayant une incidence sur les pratiques – afin de réduire leur vulnérabilité à certains risques [23]. Les chercheurs ont construit de nouveaux concepts pour saisir ce phénomène et en identifier les types : vulnérabilité différentielle ou différenciée, vulnérabilité accumulée et vulnérabilité globale, etc. Il s’agit maintenant, notre attention étant renforcée par les chocs que nous subissons concrètement, de traduire ces questionnements en politiques publiques et collectives d’anticipation et de prévention, en déterminant, espace par espace, territoire par territoire, à quels risques nous sommes confrontés, quelles sont nos propres vulnérabilités ou comment se déclinent ici et là les vulnérabilités globales. Enfin, s’il existe des relations entre la vulnérabilité, le sous-développement et la pauvreté, il apparaît que la capacité de se remettre d’une catastrophe et de se préparer contre les risques est un élément plus critique que le niveau de pauvreté[24]. L’analyse des facteurs de risques, y compris climatiques [25], est encouragée par le Bureau des Nations Unies pour la Réduction des Risques de Catastrophes (UNISDR-UNDRR) [26]. Les travaux de cette institution, notamment ses rapports d’évaluation peuvent contribuer à construire un cadre méthodologique utile.
Complémentairement, on ne peut passer sous silence une des conclusions des travaux de l’anthropologue et historienne Virginia Garcia-Acosta, à savoir que la présence périodique de certains phénomènes naturels, comme les ouragans, a permis à certains groupes humains de pratiquer des changements culturels dans leur vie et leur organisation matérielle pouvant conduire à l’application de stratégies de survie et de possibilités d’adaptation [27]. Ainsi, comme l’indiquait déjà Edgar Morin dans La Méthode, en évoquant le concept de catastrophe, la rupture et désintégration d’une ancienne forme est le processus constitutif même de la nouvelle[28]. En d’autres termes, les chocs perturbateurs pourraient constituer de vraies occasions de transformations structurelles dans un système initialement pataud, voire bloqué.
Toute approche des risques et des catastrophes implique d’appréhender la question du risque acceptable dans une stratégie et sa mise en œuvre concrète, donc, également d’aborder la question difficile du principe de précaution, avec les outils multiples du développement régional et de l’aménagement des territoires [29].
Se doter d’outils, de dispositifs et de processus anticipateurs pour affronter l’incertitude constitue une sagesse de base de toute gouvernance contemporaine de nos sociétés [30]. Cette approche permettrait également de considérer les chocs perturbateurs comme autant d’occasions de transformations structurelles dans un système initialement pataud, voire bloqué face à l’ampleur des défis.
Philippe Destatte
@PhD2050
[1]Déclaration de Politique régionale wallonne, 2019-2024, Namur, 16 septembre 2019, 122 p.
[2] Dans son rapport Boosting Resilience through Innovative Risk Governance, OECD Reviews of Risk Management Policies, p. 16, Paris, OECD, 2014, l’OCDE écrit que : dans leur quasi-totalité, les pays de l’OCDE prennent systématiquement en compte les risques de catastrophe dans leurs stratégies et leurs plans sectoriels en matière d’investissements publics. L’importance attribuée à l’échelon local est illustrée par la mise en place de cadres juridiques pour les responsabilités locales avec, notamment, une réglementation tenant compte des risques pour l’occupation des sols et la promotion immobilière privée. – Voir aussi : Bassin de la Loire, France, Étude de l’OCDE sur la gestion des risques d’inondation, Paris, OCDE, 2010.
[3] Michel CALLON, Pierre LASCOUMES et Yannick BARTHES, Agir dans un monde incertain, Essai sur la démocratie technique, p. 37-39, Paris, Seuil, 2001.
[4]Boosting Resilience through Innovative Risk Governance, OECD Reviews of Risk Management Policies, p. 17-18, Paris, OECD, 2014.
[5] Ulrich BECK, La société du risque, Sur la voie d’une autre modernité (1986), p. 60-61, Paris, Flammarion, 2008.
[6] M. CALLON, P. LASCOUMES et Y. BARTHES, op. cit., p. 37.
[7] Carl L. PRITCHARD, Risk Management, Concepts and Guidance, p. 7-8, Arlington VA, ESI, 1997.
[9] John KAY & Mervyn KING, Radical Uncertainty, p. 37, London, The Bridge Press, 2021.
[10] Philippe SILBERZAHN, Bienvenue en incertitude ! Survivre et prospérer dans un monde de surprises, p. 82, Paris, Diateino, 2021.
[11] Daniel KAHNEMAN, Olivier SIBONY, Carl R. SUNSTEIN, Noise, Pourquoi nous faisons des erreurs de jugement et comment les éviter, p. 144-146, citation p. 152, Paris, Odile Jacob, 2021.
[12] L’émergence peut être définie comme l’apparition ou l’évolution inattendue d’une variable ou d’un système qui ne peut résulter ou être expliqué à partir d’éléments constitutifs ou de conditions antérieures du système. La microbiologiste Janine Guespin y voit l’existence de qualités singulières d’un système qui ne peuvent exister que danscertaines conditions : elles peuvent éventuellement s’inter-convertir alors que le système conserve les mêmes constituants soumis à des interactions de même nature, si un paramètre réglant l’intensité de ces interactions franchit, lors de sa variation, un seuil critique. Janine GUESPIN-MICHEL coord. , Lucien SEVE e.a., Émergence, Complexité et dialectique, Sur les systèmes dynamiques non linéaires, p. 42, Paris, O. Jacob, 2005.
[13] M. CALLON, P. LASCOUMES et Y. BARTHES, Agir dans un monde incertain, p. 40sv et citation p. 41.
[15]Uncertainty is a fact with which all forms of life must be prepared to contend. At all levels of biological complexity there is uncertainty about the significance of signs or stimuli and about the possible consequences of actions. At all levels, action must be taken before the uncertainty is resolved, and a proper balance must be achieved between a high level of specific readiness for the events that are most likely to occur and a general ability to respond appropriately when the unexpected happens. Daniel KAHNEMAN, Paul SLOVIC & Amos TVERSKY, Judgment under uncertainty: Heuristics and biases, p. 509-510, Cambridge University Press, 2001.
[17] Cyria EMILIANOFF, Risque, dans Jacques LEVY et Michel LUSSAULT, Dictionnaire de la Géographie, p. 804-805, Paris, Belin, 2003. La définition du risque dans cet ouvrage est : probabilité d’un danger menaçant ou portant atteinte à la vie et, plus globalement, au cadre d’existence d’un individu ou d’un collectif. – Voir aussi : Yannick LUNG, Auto-organisation, bifurcation, catastrophe… les ruptures de la dynamique spatiale, Talence, Presses universitaires de Bordeaux, 1987.
[18] E.C. ZEEMAN, Catastrophe Theory, Selected Papers, 1972-1977, p. 615-638, Addison Wesley Publishing Co, Reading, Mass. – London – Amsterdam, 1977. – R. THOM, Paraboles et catastrophes, Entretiens sur les mathématiques, la science et la philosophie, p. 59sv, Paris, Flammarion, 1983.
[19] Jérôme DUNLOP, Les 100 mots de la géographie, p. 71-72, Paris, PUF, 2009.
[21] Clive HAMILTON, The Anthropocene as rupture, in The Anthropocene Review, 3, 2, 2016, p. 93-106.
[22] Virginia GARCIA-ACOSTA, Catastrophes non naturelles et anthropocène, Leçons apprises à partir de perspectives anthropologiques et historiques, dans Rémi BEZAU & Catherine LARRERE dir., Penser l’anthropocène, p. 325sv, Paris, Presses de Sciences Po, 2018.
[23] V. GARCIA-ACOSTA, Catastrophes non naturelles et anthropocène…, p. 33.
[24] V. GARCIA-ACOSTA, Catastrophes non naturelles et anthropocène…, p. 329-330.
[25] Et les liens climat-santé : Jacques BLAMONT, Introduction au siècle des menaces, p. 505sv, Paris, Odile Jacob, 2004
[26] Le Bureau des Nations Unies pour la réduction des risques de catastrophe a été créé en 1999 pour assurer la mise en œuvre de la Stratégie internationale de Prévention des catastrophes. https://www.undrr.org/
[27] V. GARCIA-ACOSTA, Prevencion de desastres, estrategias adaptivas y capital social, in Harlan KOFF ed., Social Cohesion bin Europe and the Americas, Power, Time and Space, p. 115-130, Berne, Peter Lang, 2009. – Catastrophes non naturelles et anthropocène…, p. 332.
[28] Edgar MORIN, La Méthode, 1. La nature de la nature, p. 44, Paris, Seuil, 1977. – René THOM, Stabilité culturelle et Morphogénèse, Essai d’une théorie génétique des modèles, Paris, Ediscience, 1972.
[29] Questionnement aigu et difficile s’il en est dans la “société du risque”. Voir notamment Dominique BOURG et Jean-Louis SCHLEGEL, Parer aux risques de demain, le principe de précaution, Paris, Seuil, 2001. – Ulrich BECK, Risk Society, Towards a New Modernity, London, Sage, 1992. – François EWALD, Aux risques d’innover, Les entreprises face au principe de précaution, Paris, Autrement, 2009.
[30]Tous les gouvernements, les organismes internationaux, les universités et les entreprises devraient avoir leur Cassandre, leur “Office national des avertissements”, chargés d’identifier les pires scénarios, de mesurer les risques et de concevoir des stratégies de protection, de prévention et d’atténuation. Niall FERGUSON, Apocalypses, De l’antiquité à nos jours, p. 393, Paris, Saint-Simon, 2021.
Vous me pardonnerez de partager avec vous d’emblée un souvenir personnel. Dans cette même salle aujourd’hui transformée en palais des congrès, mais qui était alors le Conseil régional wallon, j’étais présent le 22 janvier 1992 – voici un peu plus de 30 ans – pour entendre le Ministre-Président Guy Spitaels, “dieu lui-même” disait-on à l’époque, présenter la Déclaration de Politique régionale de son gouvernement.
J’avais d’entrée été frappé par la structure de son texte qui mettait en avant, c’était son premier chapitre, le refus d’une société duale : d’une part par le développement de l’emploi, d’autre part par l’engagement de son exécutif régional contre l’exclusion sociale. Ainsi, la solidarité avec les moins favorisés était-elle au cœur du projet présenté aux parlementaires. Guy Spitaels affirmait son intention de contrecarrer le prolongement d’une société fracturée entre riches et pauvres, nationaux et immigrés.
Pour la première fois, à ma connaissance, l’Exécutif wallon abordait explicitement cette problématique de l’exclusion et se fixait un programme destiné à en contrecarrer le développement. Avec beaucoup de sagesse, Guy Spitaels soulignait que l’exclusion sociale ne peut en effet être combattue efficacement que si l’on coordonne dans un même effort des mesures en matière de logement, de lutte contre le chômage, d’aménagement du territoire, d’énergie, de transports en commun, de pouvoirs locaux et de politique économique [2].
C’est à cette coordination que s’est attelée Carine Jansen pendant trente ans [3], dans une véritable logique de gouvernance multiniveaux, puisant son inspiration tant dans les étoiles des Nations Unies et de l’Europe que dans les réalités de terrain de nos communes et villages. Toutes et tous nous la remercions chaleureusement ainsi que les équipes successives que Carine a eu à piloter et sur lesquelles elle s’est appuyée.
Une démarche de prospective pour la cohésion sociale
C’est d’une démarche prospective – dont nous lui devons encore l’initiative – que je suis venu vous parler. Cet exercice avait quatre objectifs que nous avons tenté d’atteindre afin d’être prêts à vous la présenter ce 1er décembre 2022.
Disposer pour l’événement de décembre 2022 d’une vision d’avenir de la cohésion sociale et plus particulièrement de l’accès aux droits, de la solidarité entre citoyens, de la justice sociale en Wallonie à l’horizon 2050, compte tenu des évolutions possibles de l’environnement et du modèle qui a été construit par la DICS au fil des ans en Wallonie.
Anticiper les impacts de long terme des crises et mutations actuelles révélées depuis 2020, au-delà des macro-enjeux envisagés dans le Rapport 2019 sur la Cohésion sociale et faire émerger de nouveaux enjeux.
Redéfinir à la lueur de ces travaux les contours de la cohésion sociale en Wallonie en prenant en compte les besoins nouveaux ainsi que les opportunités et contraintes politiques et budgétaires.
Préparer les prochaines programmations des plans d’action transversaux : le Plan de cohésion sociale, le Plan d’action relatif aux Droits de l’enfant et le Plan Habitat permanent, etc.
La dynamique s’est naturellement fondée sur le modèle et processus de cohésion sociale et leurs acquis développé par la Direction de la Cohésion sociale du SPW qui embarque la stratégie européenne de cohésion sociale, la politique de cohésion sociale régionale portée par le SPW, la politique de cohésion sociale locale activée sur le terrain par les communes et les différents partenaires, ainsi que les précieux apports de l’IWEPS en données d’aide au pilotage : Indicateur synthétique d’accès aux droits fondamentaux (ISADF) [4], Indicateur de situation sociale de la Wallonie (ISS), dont Christine Ruyters a nourri notre travail en nous livrant la dernière et toute récente version. On peut citer également, les travaux d’Eurostat sur la population en risque de pauvreté ou d’exclusion sociale à l’horizon 2050 [5], ou ceux de l’OCDE sur la fragilité [6], etc. Faut-il rappeler que la mesure de ce que nous étudions et voulons transformer est essentielle à cette transformation et donc au pilotage des politiques publiques et collectives ?
Toutes ces données montrent l’ampleur des efforts encore à fournir. Le Gouvernement de Wallonie en était conscient dès avant les impacts du Coronavirus, des inondations et de la crise de l’énergie, lui qui lors de la rédaction de la DPR annonçait sa volonté de lutter contre le sans-abrisme, d’assurer le respect des droits fondamentaux, dans une démarche de cohésion sociale, en concertation avec les autorités communales concernées.Quelle que soit son origine sociale ou économique, notait-il en septembre 2019, chacun doit pouvoir participer et se sentir légitime à participer à la construction de notre avenir et de notre démocratie. Le Gouvernement veillera à l’intégration sociale et à la participation des personnes plus précarisées en tant que force sociale à part entière[7].
Ces droits fondamentaux, bien identifiés dans les rapports de la DICS, ont constitué le périmètre de la réflexion prospective sur les enjeux de long terme de la cohésion sociale en Wallonie. Cependant ces 15 facteurs ont été complétés par d’autres facteurs et acteurs, pour constituer autant de variables du système wallon de la cohésion : solidarité entre citoyennes et citoyens, Plans de cohésion, Plateforme pour le service citoyen, Centre de Médiation des gens du voyage, Service interfédéral Pauvreté, AVIQ, ISSEP, GW, Parlement, Observatoire de la Santé, IFAPME, Sociétés de Logements publics, FOREM, Maisons de Justice, système éducatif, Délégation aux Droits de l’enfant, Agences immobilières sociales, ONE, Provinces, communes et CPAS, sens et valeurs, vieillissement, institutions internationales, la disponibilité des ressources, citoyennes et citoyens, la numérisation, etc., etc. Non seulement s’agissait-il de cartographier ce ou ces systèmes, mais aussi de se poser les questions de savoir qui interagit avec qui, quand, sous quelle forme, avec quelle intensité et vélocité, comment peut évoluer la relation entre chacune de ces variables à l’horizon 2050, quels sont les émergences et les autres macro-états qui peuvent être a priori déduits des propriétés des éléments du système ? Cet exercice d’analyse de la dynamique du ou des systèmes nous a servi de diagnostic prospectif. Il a permis l’engagement de parties prenantes motrices dans l’exercice ainsi que les expérimentations et l’apprentissage collectif, autour d’ailleurs de quelques aimables et fructueuses controverses.
La construction de huit scénarios exploratoires par la méthode dite de la boussole de l’avenir a permis d’explorer les futurs possibles et d’identifier des enjeux de long terme. Il s’est agi d’explorer l’avenir en articulant dans deux groupes des tensions liées à la capacité d’action (Résilience vs dépendance), à l’axe relationnel (individuel vs collectif), à la gouvernance (ascendante vs descendante) et à la vision de la cohésion (sectorielle et individuelle vs transversale, collective, inclusive). Dans la mesure du possible, cinq autres variables étaient mobilisées dans chacun des scénarios : évolution du climat, consommation des ressources, évolutions démographiques, développement du numérique.
C’est sur ces bases que huit scénarios ont été écrits à partir des quatre quadrants des deux boussoles : sobriété heureuse en autonomie locale, société solidaire sans garant, du rouge au vert, transhumanisme, Flash info spécial 2079, coups de freins et coudes serrés, le bonheur autarcique, le monde d’après la rupture. Ces scénarios sont remarquablement bien construits, ils ont donc bien joué leur rôle de sondes exploratoires des futurs possibles. Treize enjeux ont donc été identifiés collectivement dans la foulée de leur audition :
Comment éviter une désorganisation sociale face à une économie totalitaire, porteuse d’attaques contre la démocratie, de la confiscation du bien commun et des ressources naturelles, d’archipellisation de la cohésion sociale et du repli identitaire ?
Comment, dans un système de gouvernance hyperorganisé et hypercontrolé, du global au local, maintenir des espaces de liberté suffisants pour permettre l’innovation, la créativité, le sens, la place de la nature humaine ?
Comment s’assurer de la loyauté des gouvernants vis-à-vis des droits fondamentaux dans un système démocratique où la place du citoyen et de la citoyenne est questionnée ?
Comment réancrer une cohésion et une résilience au niveau local tout en gardant une capacité d’action au niveau plus global, et une capacité technique d’adresser les enjeux ?
Comment impliquer et coconstruire des politiques collectives tout en maintenant un leadership, un savoir-faire, une anticipation et une réactivité, une mémoire et une continuité d’action suffisante pour affronter les grands défis ?
Comment maintenir de hauts niveaux de connaissances et de compétences fondés sur les échanges internationaux dans un monde qui se replierait sur des communautés plus nationales, voire locales, et où le numérique serait très sobre ?
Comment, dans un monde de plus en plus numérique, interconnecté, virtuel et tendu par des ressources réduites, garder le contrôle, maintenir le sens, la vie en société, c’est-à-dire un monde de liberté, en paix et véritablement durable pour l’être humain et le vivant ?
Comment concilier une grande capacité de résilience, de solidarité communautaire, voire familiale, de sécurité physique et culturelle, avec une ouverture, une intégration, et une cohésion sociale ouverte (vs assimilation), et maintenir la richesse du collectif, de l’espace public ? Comment faire encore société ?
Comment organiser une solidarité dans un système diversifié, sage, cohérent, en croissance, et performant, mais où des faiblesses territoriales ou sectorielles existent, où l’ensemble n’existe pas ou est faible en termes de capacité de gouvernance et d’action ?
Comment concilier la définition d’une vision du bien de tous, valoriser et mettre en œuvre l’ensemble des droits, tout en maintenant des capacités d’innovation, de réelle liberté et d’espace d’action individuelle dans la population ?
Comment garder un modèle commun qui respecte les diversités et s’invente un récit commun qui soit coconstruit et appropriable, et qui soit capable d’engager une mise en œuvre pragmatique ?
Comment faire en sorte que chacune et chacun soit en capacité de s’élever au-dessus de ses besoins primaires et participer à un effort collectif en vue d’impulser des droits fondamentaux et de la cohésion sociale ?
Comment outiller les citoyennes et citoyens pour se défendre ainsi que se donner des espaces de pensée et d’action dans un système étatique et numérique qui est restreint ?
Nous disposions ainsi de l’essentiel : nos questions de recherche, les interrogations auxquelles nous devions répondre en termes de futurs souhaitables et surtout de finalité pour construire notre vision de l’avenir de la cohésion sociale en Wallonie à l’horizon 2050.
Cette image très dure n’est ni wallonne ni très bien connue. Il s’agit des sculptures situées sur le site physique de la World Poverty Stone des Nations Unies à Dublin, inaugurée en 2008 dans le cadre de l’Éradication of Poverty Day.
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Ces personnages montrent des êtres errants, seuls et séparés. Ces solitudes sont l’image absolue de la décohésion. Ce mot décohésion n’est pas dans nos dictionnaires ni anglais ni français. C’est un vieux néologisme, si je peux me permettre cette formule. En cherchant, je l’ai retrouvé sur mon ordinateur dans un exposé que j’ai fait en 1999 sur la contractualisation des politiques publiques [8]. Je l’avais entendu chez Jacques Cherèque, ancien secrétaire général des métallos CFDT en Lorraine, nommé préfet délégué pour le redéploiement industriel en Lorraine par François Mitterrand. Cherèque avait été maintenu à ce poste par Jacques Chirac et était devenu ministre de l’Aménagement du territoire et de la reconversion dans le gouvernement de Michel Rocard. C’est dans ce cadre que j’ai eu l’honneur de le rencontrer.
Cette décohésion, vécue jadis en Irlande, représente aujourdd’hui dans le monde plus qu’un risque d’exclusion : c’est devenu une réalité pour beaucoup. Je ne reviens ici ni sur les chiffres ni sur les descriptions.
Le préambule de la vision nous rappelle la trajectoire de la Wallonie et ainsi, que la solidarité est une idée profonde, forgée dans les anciennes industries du charbon, de l’acier, du textile et du verre. C’est là que les fortes amitiés de travail, de joies et de misères, ont pu rapprocher les femmes et les hommes des villes et des campagnes, d’ici et aussi du très loin ailleurs. Quand les activités industrielles d’hier se sont effondrées pour faire progressivement place à celles plus dynamiques d’aujourd’hui et de demain – numérique, sciences du vivant, aéronautique, recyclage, etc. – les besoins de cohésion sociale ont été et sont restés considérables.
Cette introduction nous rappelle aussi sur quoi porte la cohésion sociale aujourd’hui :
Il s’agit d’assurer aux individus et aux groupes l’égalité des chances et des conditions, l’accès effectif aux droits fondamentaux et au bien-être économique, social et culturel. Il s’agit également de permettre à chacune et à chacun de participer activement à la société et d’y être reconnu, quel qu’il soit, et d’où qu’il ou qu’elle vienne [9].
Une idée, davantage exprimée dans les groupes restreints ou lors des pauses dans le travail, qu’affirmée d’emblée est à mes yeux assez disruptive. Elle fait référence aux données de ce qu’on appelle déjà la grande démission, qui se manifeste en burn-out et maladies de longue durée et atteint des chiffres qui concurrencent en volume ceux du chômage.
Cette reconnaissance des droits, ces réponses de la collectivité et de l’État aux fragilités des personnes sont indissociables de la responsabilité personnelle. Celle-ci implique que chaque Wallonne et chaque Wallon, s’investisse dans une société commune et y contribue par sa volonté, par son engagement et par son travail. On nomme cet engagement le civisme, c’est-à-dire le dévouement que chacune et chacun nous devons consacrer à la société que nous formons ensemble. En effet, la cohésion sociale ne saurait remplacer le courage de celles et de ceux qui seraient trop vite enclins à baisser les bras.
Cette affirmation n’est pas un positionnement idéologique ou politique. C’est le constat que le processus de cohésion sociale n’est pas unilatéral : il est réciproque, partagé, commun.
On ne saurait aider sérieusement ceux qui sont au bord du chemin pour de bonnes raisons si nous nous asseyons toutes et tous au bord du chemin pour de mauvaises raisons.
Cinq grandes finalités, cinq buts ultimes constituent la vision de la cohésion sociale que la Wallonie, la Direction de la Cohésion sociale du Service public de Wallonie et ses partenaires, pourraient atteindre à l’horizon 2050 :
– un État indépendant, stratège, fiable et loyal ;
– une société qui élimine toute forme de discrimination ;
– une justice sociale, environnementale et climatique ;
– une démocratie nouvelle, vecteur de sécurité, de bien-être et de bonheur ;
– un réenchantement du monde.
1. Un État indépendant, stratège, fiable et loyal
La fragilité, nous dit l’OCDE, est la conjonction d’une exposition à des risques et d’une capacité insuffisante de l’État, d’un système ou d’une communauté à gérer, absorber ou atténuer ces risques. Elle se décline en six dimensions : économique, environnementale, politique, sécuritaire, sociale et humaine [10]. En Europe, l’État est au centre de toute politique cohésive même s’il n’en est pas le seul acteur.
Mais méfions-nous, dans bien des cas, cette capacité de grand stratège demeure virtuelle, car l’État peut se révéler aveugle, versatile, voire borné, notamment lorsque les dirigeants se laissent guider par la seule temporalité du cycle électoral [11].
Ce que l’incertitude des temps paraît exiger, disait Robert Castel, ce n’est moins d’État. (…) Ce n’est pas non plus sans doute davantage d’État (…). Le recours, c’est un État stratège qui redéploierait ses interventions pour accompagner le processus d’individualisation [12] .
L’idée d’État stratège résulte de la nécessité pour l’État de fixer des objectifs à long terme en concertation, voire en coconstruction avec les acteurs de la gouvernance : société civile, sphère privée, voire publique si l’on songe à sa propre administration, trop souvent by-passée. Cet État, que Louis Côté et Benoît Lévesque qualifient d’État pompier en parlant du Québec, souffre souvent d’un manque de vision, de cohérence et d’anticipation, c’est-à-dire de capacité d’agir avant que les choses n’adviennent, ou pour qu’elles adviennent. Ils voient cet État embourbé dans ses fonctions opérationnelles, incapable de concevoir des projets d’avenir et faisant preuve d’une grande timidité à défendre ce qui semble relever de l’intérêt général [13].
C’est pour y répondre que des modèles de gouvernance – gestion par les acteurs – ont été avancés. Les modèles du Club de Rome ou du PNUD, bien sûr, mais aussi celui d’une bonne société, chère à Anthony Giddens, où règnerait l’équilibre entre le marché concurrentiel, le tiers secteur d’une solide société civile et l’État démocratique [14]. Le modèle alors développé porte le nom d’État providence positif ou actif qui articule les concepts de capital social, de citoyenneté active, de société civile, d’investissement social. On sait que ce modèle s’est identifié avec la Troisième Voie du couple Tony Blair-Giddens [15].
L’économiste Philippe Bance, président du Conseil scientifique international du CIRIEC voit l’État stratège comme un dépassement de l’État providence, en ce qu’il recentre son action sur ses fonctions essentielles – parmi lesquelles la cohésion sociale – pour rechercher une plus grande efficacité dans le pilotage à long terme de l’économie nationale ainsi qu’en matière de gouvernance des politiques publiques [16]. En matière de cohésion sociale, l’État stratège doit assumer sans complexe les valeurs qui fondent la solidarité nationale, dont il doit conserver le monopole. Toutefois, comme stratège, il doit accepter de se défaire d’une partie de ses compétences au profit des associations, collectivités territoriales et acteurs de terrain davantage au fait des besoins des populations locales [17].
Système éducatif et de formation de qualité, solide sécurité sociale, soins de santé modernes, investissements conséquents dans la recherche, sont dans la vision à 2050 les capacités d’agir de l’État.
Cet État, sur qui on pourra compter, a repris son rôle d’arbitre impartial et de régulateur respecté parce qu’il est parvenu à empêcher une privatisation des biens communs, à endiguer la loi du plus fort, à combattre la financiarisation et la marchandisation des ressources ainsi que le délitement de l’économie.
2. Une société qui élimine toute forme de discrimination
C’est par un processus interne que la société cohésive élimine toute forme de discrimination. Sa société attendue constitue un monde ouvert, une Europe et une Wallonie accueillante qui brasse ses populations, les aime, les respecte. D’où qu’ils viennent, où ils se rendront ensuite. Chaque citoyen grandit désormais en dépassant sa peur de l’Autre et en renforçant son empathie. Ainsi, la société nouvelle confère aux citoyens les valeurs d’équité et de tolérance et promeut les intérêts collectifs avant les intérêts individuels, lit-on dans la vision commune.
L’équité est rendue possible grâce à un système scolaire qui développe l’esprit critique et favorise les valeurs du vivre ensemble. Cette éducation ne vise pas à légitimer ni à perpétuer l’ordre établi – a-t-on écrit- mais bien à permettre aux citoyennes et citoyens de s’émanciper, de se responsabiliser et de s’investir dans un monde qu’ils rendront ouvert et bienheureux.
Un accès effectif de toutes et de tous à l’emploi, au logement, à la culture, à un environnement sain et une réelle égalité territoriale ont également contribué à faire naître cette société cohésive.
Il s’agit de donner ses chances à chaque personne, à chaque territoire, pour qu’ils puissent prendre leur place dans l’espace commun et contribuer à son développement.
3. Une justice sociale, environnementale et climatique
À l’échelle temporelle, la justice environnementale et climatique ajoute celle de la géographie : à l’ère de l’anthropocène, les prédations humaines ne se répartissent pas uniformément sur tous les territoires, sur tous les pays, tous les continents.
Pour la génération actuelle, notait Riccardo Petrella, le principal défi est celui de l’humanité, de son existence en tant qu’ensemble des êtres humains, en symbiose avec la vie sur la planète Terre. La non-éradication de la pauvreté sera la mort de l’humanité en tant que communauté sociale. La continuation de la dégradation de l’écosystème Terre sera la mort de la planète en tant que “maison de l’humanité” et de l’économie en tant que “règles de la maison”, son sens étymologique [18].
L’économie locale et circulaire constitue une réponse sérieuse à la dégradation de la situation environnementale et climatique.
La vision rappelle ici que la solidarité est inscrite dans la mise en œuvre concrète des droits humains. Les institutions internationales constituent des appuis tangibles, des recours, mais aussi, le Conseil de l’Europe nous la rappelle, des lieux d’inspiration et de convergences.
4. Une démocratie nouvelle, vecteur de sécurité, de bien-être et de bonheur
C’est la sociologue Dominique Schnapper, à laquelle nous avons fait plusieurs fois référence dans nos travaux qui nous le dit : dans la mesure même où le principe qui fonde la légitimité politique et le lien social est intériorisé, les processus d’exclusion de fait (…) constituent pour les sociétés démocratiques riches un scandale. Ils remettent en cause les valeurs mêmes qui sont au fondement de l’ordre social et de l’idée de justice qui préside à son organisation [19].
Il s’agit donc de refuser toute exclusion et de faire en sorte que toutes les citoyennes et tous les citoyens participent à la vise collective.
Nous avons rêvé de parlements, de gouvernements, d’une Justice, d’un État qui exercent leur pouvoir dans le respect de la liberté de chacune et chacun ainsi que dans la séparation stricte de leurs domaines d’actions et prérogatives. D’élues et d’élus qui cultivent l’intérêt général, gardent le contrôle sur les acteurs qui mettraient l’économique ou le numérique au-dessus de l’éthique, qui tiennent à distance les égoïsmes, les détournements de sens et de moyens, les stratégies autocentrées qui compromettent les ambitions partagées de la société.
Des élus loyaux à l’égard de leurs valeurs, échappant aux intérêts de partis, responsables et rendant compte devant la société tout entière. Qui s’attachent à prévenir plutôt qu’à guérir, à anticiper plutôt qu’à subir.
En 2050, la démocratie se serait revivifiée par le renouvellement de la citoyenneté et une véritable participation citoyenne, des processus de délibération, des politiques collectives pertinentes et efficientes. Une action publique et collective qui se fonde sur des principes de coresponsabilité, de coconstruction et de polycentrisme. Où les responsables politiques font confiance à une Administration indépendante, remotivée et redynamisée, qu’ils mobilisent en première ligne.
Une gouvernance multiniveaux contractualisée, où chacune ou chacun prend conscience des enjeux vécus et à relever aux autres niveaux.
5. Un réenchantement du monde
Rêver et construire ensemble de nouveaux grands récits connectés au vivant afin de réenchanter notre monde est au centre de la vision de la cohésion sociale. Il s’agit également, y lit-on, d’avoir foi dans la capacité des générations futures de prendre mieux en compte les enjeux qui leur sont transmis. C’est aussi la conviction profonde du bien commun fonde une planète où les humains ne se veulent pas tout puissants et veulent vivre en symbiose avec la faune et la flore.
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Et de réaffirmer que, pour réaliser ce projet et en mesurer l’avancement, les indicateurs de bien-être sociétal intergénérationnel ont remplacé les indicateurs économiques de croissance.
Ce réenchantement consiste aussi à remplacer le modèle productiviste, dépassé par son incapacité à répondre aux besoins humains et environnementaux ainsi qu’aux défis climatiques, par un monde où les femmes et les hommes ont appris à trouver ou à redonner un sens à leur existence autrement que par l’accumulation de biens et de services marchands.
Faire richesse commune : sagesse, prospérité et épanouissement
Face au risque de désorganisation sociale portée par une économie débridée qui pouvait s’avérer totalitaire, mettre en cause la démocratie, confisquer l’intérêt général, induire le repli identitaire et l’archipellisation de la cohésion sociale, la société wallonne sait affirmer et promouvoir le bien commun, nous avons fait nôtre l’idée de bien commun, si bien portée par Riccardo Petrella. Ce bien commun, rappelait le politologue et économiste italien, consiste d’abord à faire richesse commune, c’est-à-dire à la fois sagesse, prospérité et épanouissement, l’ensemble des principes, des règles, des institutions et des moyens qui permettent de promouvoir et garantir l’existence de tous les membres d’une communauté humaine [20]. Ainsi, la vision a-t-elle affirmé la nécessaire reconnaissance et l’inscription progressive des notions centrales d’humanité et de bien commun dans tous les textes de référence, du global au local, afin qu’ils donnent une nouvelle consistance tant à la société qu’à la démocratie.
De la commune à l’Europe, ainsi que dans les organes où une gouvernance mondiale s’esquisse et s’élabore, le patrimoine matériel et immatériel, les ressources de la biosphère, les connaissances sont protégés par le Droit comme autant de biens précieux pour la survie de l’humanité.
C’est sur cette base de coresponsabilité pour le bien-être de l’humanité que réfléchissent et agissent désormais tous les acteurs de la société. C’est à cette aune que se développe le ciment de la cohésion sociale : une humanité, mais aussi une Wallonie où chacune et chacun se sent responsable non seulement d’elle-même ou de lui-même, mais aussi des autres.
Conclusion personnelle : la citoyenneté comme forme à la fois juridique et sociale
La citoyenneté est un ensemble de droits rappelait Pierre Rosanvallon, le citoyen membre d’une collectivité étant protégé par cet ensemble, exerçant son droit de vote, lorsque des conditions sont remplies. D’autant que ce droit a été obtenu après de durs combats. Cette citoyenneté reste au cœur de nos régimes démocratiques, même si elle subit un certain désenchantement.
Mais, nous dit l’historien auteur de La Société des Égaux [21], la citoyenneté est aussi une forme sociale. Le citoyen ne se définit plus seulement par rapport à son individualité et à ses droits personnels : il se défit par rapport à sa relation aux autres.
Le citoyen devient concitoyen. Il se réfère à une communauté d’habitat, avec le parent, l’ami, l’allié. Le concitoyen est alors engagé dans la construction d’un monde commun avec ses pairs, à une communalité, complémentaire à sa citoyenneté juridique.
Je nous invite toutes et tous, à passer de notre citoyenneté belge à une concitoyenneté wallonne où la cohésion entre toutes et tous se renforce pour le bien et l’avenir communs.
Philippe Destatte
@PhD2050
[1] Cette communication a été faite au Palais des Congrès de Namur à l’occasion de la journée “30 ans au service de la cohésion sociale en Wallonie” organisée par Carine Jansen, directrice de la direction de la Cohésion sociale du Service public de Wallonie. Cet événement constituait aussi l’aboutissement d’un exercice de prospective lancé au sein de la DICS, avec de nombreux partenaires, en septembre 2022.
[2] Conseil régional wallon, Session extraordinaire 1992, Séance du mercredi 22 janvier 1992. (CRI n°2 (SE 1992), p. 4. – Conseil régional wallon, Session extraordinaire 1992, Déclaration de Politique régionale de l’Exécutif régional wallon, 22 janvier 1992. 6 (SE 1992) – N°1, p. 7.
[3]Dès 1992, le Gouvernement wallon s’est engagé à mettre en œuvre une région solidaire, en insistant sur le fait que la solidarité et le développement de la lutte contre toutes les formes d’exclusion se fondent sur une coordination accrue des différents outils créés à cette fin. Fort de sa volonté de lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale, il décide d’y procéder en actionnant tous ses leviers de compétence et de le faire de manière coordonnée en créant un service transversal et expérimental au sein de l’administration wallonne : la Cellule d’Intégration sociale.
[7]Déclaration de Politique régionale, DPR, Namur, 2019, p. 49.
[8] Philippe DESTATTE dir. , Contrats, territoires et développement régional, p. 142, Charleroi, Institut Destrée, 1999.
[9] Cfr. le Décret du 22 novembre 2018 relatif au plan de cohésion sociale pour ce qui concerne les matières dont l’exercice a été transféré de la Communauté française. (Wallex.wallonie.be)
[11] Louis CÔTE et Benoît LEVESQUE, L’État stratège, la citoyenneté active, la démocratie plurielle et la gouvernance partagée, dans Louis CÔTE, Benoît LEVESQUE et Guy MORNEAU, État stratège & participation citoyenne, p. 19-20 , Québec, Presses de l’Université du Québec, 2009.
[12] Robert CASTEL, Les métamorphoses de la question sociale : chronique du salariat, p. 474, Paris, Fayard,1995.
[13] Louis CÔTE et Benoît LEVESQUE, L’État stratège, la citoyenneté active, la démocratie plurielle et la gouvernance partagée, dans Louis CÔTE, Benoît LEVESQUE et Guy MORNEAU, État stratège & participation citoyenne, p. 12 , Québec, Presses de l’Université du Québec, 2009.
[14] Anthony GIDDENS, Le nouveau modèle européen, p. 158, Paris, Hachette, 2007.
[15] L. CÔTE et B. LEVESQUE, L’État stratège…, p. 16-17.
[16] Philippe BANCE dir., Quel modèle d’État stratège en France, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2016. – Sarah ROZENBLUM, Quel modèle d’État stratège en France ?, sous la direction de Philippe Bance, 2016, dans Revue française des affaires sociales, p. 241-245. https://www.cairn.info/revue-francaise-des-affaires-sociales-2017-3-page-241.htm
[17] Nicole QUESTIAUX, L’État stratège et la cohésion sociale et territoriale, in Philippe BANCE dir., Quel modèle d’État stratège en France… ? p. 103
[18] Riccardo PETRELLA, Pour une nouvelle narration du monde, p. 176, Montréal, Ecosociété, 2007.
[19] Dominique SCHNAPPER, De la démocratie en France, République, nation, laïcité, p. 69, Paris, Odile Jacob, 2017.
[20] Riccardo PETRELLA, Le bien commun, Éloge de la solidarité, p. 13, Bruxelles, Labor, 1996.
[21] Pierre ROSANVALLON, La société des Égaux, p. 381-382, Paris, Seuil, 2011.
Россия есть Европейская держава, Russia estié evropeïskai dejava.
La Russie est une puissance européenne. Cette formule, mon professeur de langue et d’histoire de la civilisation russe à l’Université de Liège, Charles Hyart (1913-2014) me l’a souvent répétée [1]. Elle figure à l’article 6 du Nakaz de l’impératrice Catherine II de Russie (1729-1796), les instructions délivrées en 1767 à la Commission législative chargée d’harmoniser les lois. Cet ouvrage constitue un véritable traité de philosophie politique, inspiré de L’esprit des Lois (1748) de Montesquieu (1689-1755) et du juriste italien Cesare Beccaria (1738-1794). Il a été écrit en français, puis traduit en russe par la tsarine elle-même [2]. La formule contenue dans cet article 6 rappelle qu’il existait, au moins dans l’esprit de certains dirigeants – fussent-ils des despotes, éclairés ou non -, une volonté d’imposer aux Russes comme aux occidentaux, l’idée d’une Russie européenne.
Cette orientation ne naît d’ailleurs pas au XVIIIe siècle. Depuis Ivan IV dit Grozny, le Terrible (1530-1584), premier tsar de Russie qui règne de 1547 à 1584, la Russie s’ouvre régulièrement à l’Ouest, notamment aux Anglais par les ports du Nord. Avec Pierre le Grand (1672-1725), qui règne de 1694 à 1725, on entre dans un véritable processus d’occidentalisation du pays. Ce mouvement se poursuivra jusqu’à la Maison commune européenne de Mikhaël Gorbatchev (1931-2022), même si des effets de balancier s’opèrent qui tantôt valorisent l’identité européenne de la Russie tantôt la rejettent [3]. En effet, certains acteurs voient dans l’occidentalisation de leur pays un processus de dérussification. Ils considèrent cette dernière comme une trahison de l’héritage triomphant de Byzance dont la Russie est la fille. L’occidentalisation est alors vécue comme une déviance, au nom de la slavophilie – le nationalisme slave -, de l’asianité ou de l’eurasianité, qui plongent dans l’immensité des deux continents que chevauche la Russie [4].
Mais c’est aussi au nom de cette immensité que, malgré sa proximité intellectuelle avec Denis Diderot (1713-1784) et d’Alembert (1717-1783), la Grande Catherine inscrit aux articles 9 et 11 de ses instructions que :
[…] le souverain est absolu, car aucune autre autorité que celle détenue par sa seule personne ne saurait agir avec la vigueur que requièrent des possessions aussi étendues. […] Toute autre forme de gouvernement, de quelque nature qu’il soit, serait non seulement préjudiciable en Russie, mais, plus encore, mènerait le pays à sa ruine[5].
Nous ne tomberons pas dans ce déterminisme…
Le regard des Européens occidentaux sur la Russie varie lui aussi : la présence violente des cosaques du tsar Alexandre Ier (1777-1825), vainqueur de Napoléon (1769-1821), que Liège, l’Ardenne puis Paris ont connue en 1814, puis les craintes des troupes d’une Russie “gendarme de l’Europe”, celle de Nicolas Ier (1796-1855), menaçant de loin la Révolution belge de 1830, feront place après la Guerre de Crimée (1853-1856), à l’Alliance franco-russe de 1892 et à l’affrontement sanglant de 1914-1918 qui mène au traité de Brest-Litovsk du 3 mars 1918. Ce dernier document, dans lequel les empires centraux imposent la paix sur le front de l’Est, signifie pour la Russie la perte de l’Ukraine, des pays baltes, et du Caucase, sur fond de croisades antibolcheviques des Alliés : Anglais, Français, Italiens et Américains, mais aussi les Japonais, interviennent directement et militairement jusqu’en 1920 [6].
Vient ensuite la fascination que Petrograd puis Moscou, nouvelle capitale d’un socialisme bolchevique, exerceront sur nos intellectuels et nos prolétariats, jusqu’à la fin du XXe siècle pour certains. Il était donc une terre, disait André Gide (1869-1951) en 1936, où l’utopie était en passe de devenir réalité…[7] Et qui s’affirme alors, de plus en plus, comme une superpuissance mondiale avec les États-Unis, ainsi que le sociologue français Alexis de Tocqueville (1805-1859) l’avait pressenti un siècle plus tôt, dès 1835 dans De la démocratie en Amérique :
Il y a aujourd’hui sur la terre deux grands peuples qui, partis de points différents, semblent s’avancer vers le même but : ce sont les Russes et les Anglo-Américains.
Tous deux ont grandi dans l’obscurité ; et tandis que les regards des hommes étaient occupés ailleurs, ils se sont placés tout à coup au premier rang des nations, et le monde a appris presque en même temps leur naissance et leur grandeur.
Tous les autres peuples paraissent avoir atteint à peu près les limites qu’a tracées la nature, et n’avoir plus qu’à conserver ; mais eux sont en croissance : tous les autres sont arrêtés ou n’avancent qu’avec mille efforts ; eux seuls marchent d’un pas aisé et rapide dans une carrière dont l’œil ne saurait encore apercevoir la borne[8].
2. La Deuxième Révolution russe
L’arrivée au Kremlin de Mikhaïl Gorbatchev, en mars 1985, constitue une bifurcation majeure qui amorce un mouvement de retour à l’Europe. Le contexte est marqué par l’échec partiel de la mise en œuvre de la conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe (CSCE), tenue à Helsinki en 1975. C’est aussi l’époque des tensions sur l’implantation des missiles en Europe, de l’invasion de l’Afghanistan et de la crise polonaise du tournant des années 1980.
À partir des années 1985-1986, le leader réformateur russe va donner forme à une idée qu’il a avancée dans un discours qu’il a prononcé à Londres en 1984. pour lui, L’Europe est notre maison commune[9]. Ce premier signal permet, dès l’année suivante, à la Communauté économique européenne d’ouvrir des négociations avec Moscou, en vue d’un projet d’accord sur le commerce et la coopération. Un de collaborateurs de Gorbatchev, Vladimir Loukine, diplomate du ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie (MID), observe en 1988 que la Maison commune européenne affirmée par le Président Gorbatchev représente la maison d’une civilisation à la périphérie de laquelle nous sommes longtemps restés. Ce processus, qui se développe alors en Russie et dans un certain nombre de pays de l’Est, revêt partout – note le futur ambassadeur à Washington – la même dimension historique, à savoir la dimension d’un retour vers l’Europe[10].
Avec sa Nouvelle pensée politique, Gorbatchev poursuit sa rénovation de l’URSS [11]. Dans son fameux discours du 7 décembre 1988 aux Nations Unies à New York, le chef du Kremlin montre un nouveau visage de la Russie et s’engage à retirer d’Allemagne et d’Europe de l’Est une partie substantielle des troupes soviétiques qui y sont casernées.
Quelques mois plus tard, le 6 juillet 1989, devant le Conseil de l’Europe à Strasbourg, là où le général de Gaulle (1890-1970) avait en 1959 évoqué l’Europe, depuis l’Atlantique jusqu’à l’Oural [12], Mikhaïl Gorbatchev annonce l’abrogation de la doctrine Brejnev. Celle-ci porte sur le droit que se réservait l’URSS d’intervenir dans les pays socialistes pour y sauvegarder la doctrine communiste et ses acquis territoriaux. C’est dans ce discours que le Premier Secrétaire du Parti communiste soviétique répète les phrases de Victor Hugo (1802-1885) sur les États-Unis d’Europe, prononcées en 1849 :
[…] un jour viendra où vous France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne… Un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées[13].
Le Président MIkhaïl Gorbatchev au Conseil de l’Europe à Strasbourg, le 6 juillet 1989 (Photo capture INA)
Gorbatchev y explicite largement son concept de Maison européenne et conclut que, en s’unissant, les Européens sauront relever les défis du XXIe siècle :
[…] nous sommes animés par la conviction qu’ils ont besoin d’une Europe unie, pacifique et démocratique, gardant tout son caractère hétérogène et fidèle aux idéaux humanistes universels, une Europe prospère, tendant la main à toutes les autres parties du monde. Une Europe qui progresse avec assurance vers son avenir. C’est dans cette Europe que nous situons notre propre avenir[14].
Ce projet soviétique, à l’orientation de plus en plus sociale-démocrate, est alors fortement soutenu par François Mitterrand (1916-1996) qui tente de lui donner davantage de contenu notamment quand le président français esquisse le 31 décembre 1989 à la télévision le projet suivant :
à partir des accords d’Helsinki, je compte voir naître dans les années 90 une confédération européenne au vrai sens du terme, qui associera tous les États de notre continent dans une organisation commune et permanente d’échanges, de paix et de sécurité[15].
Union paneuropéenne, la confédération qu’il annonce n’a pas, aux yeux du locataire de l’Élysée, vocation à se substituer à la CEE.
Dans cette perspective, les pays du Pacte de Varsovie signent avec ceux de l’OTAN le traité de Paris sur la réduction des armes conventionnelles en Europe. De même, dans la foulée, Moscou adhère à la Charte pour une Nouvelle Europe, adoptée par les 34 pays à l’issue de ce même sommet organisé par anticipation de la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe (CSCE) du 19 au 21 novembre 1990 [16]. Cette charte porte sur le respect du pluralisme démocratique, des libertés et des droits humains, elle veut ouvrir une nouvelle ère :
Nous, chefs d’État ou de gouvernement des États participant à la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, sommes réunis à Paris à une époque de profonds changements et d’espérances historiques. L’ère de la confrontation et de la division en Europe est révolue. Nous déclarons que nos relations seront fondées désormais sur le respect et la coopération. L’Europe se libère de l’héritage du passé. Le courage des hommes et des femmes, la puissance de la volonté des peuples et la force des idées de l’Acte final de Helsinki ont ouvert une ère nouvelle de démocratie, de paix et d’unité en Europe[17].
Faut-il préciser que l’espoir est alors immense ?
3. Les graines d’un problème futur
Pourtant, dès la fin juin 1991, après les Assises de la Confédération européenne organisée à Prague, à l’initiative de François Mitterrand et endossée par Vaclav Havel (1936-2011), président de la République tchèque et slovaque, il apparaît que c’est un échec [18]. Dans cette affaire, écrit son ancien conseiller en charge du dossier, le président français n’eut que le tort d’avoir raison trop tôt. Sa clairvoyance se heurta à la conjonction du conservatisme (celui des Américains, prioritairement attachés au maintien de leur influence en Europe) et de l’impatience (celle des pays d’Europe de l’Est, pressés de monter dans le train communautaire)[19]. En effet, l’accélération des processus d’ouverture aux anciens pays de l’Est, la réunification allemande, l’hostilité des États-Unis à un processus dont ils ne sont pas parties prenantes ont eu raison tant de la Confédération que de la Maison commune [20]. Jacques Lévesque, professeur à l’UQAM, l’a montré :
l’effondrement rapide et inattendu des régimes de l’Europe de l’Est a entraîné la ruine de l’idéologie de la transition et de la politique européenne de Gorbachev en le privant des leviers essentiels à sa mise en œuvre et a précipité la désintégration de l’Union soviétique elle-même[21].
En décembre 1991, l’URSS gorbatchévienne implose au profit de la Communauté des États indépendants (CEI) dominée par la Fédération de Russie.
Au printemps 1992, après ces événements, Andrei Kozyrev, ministre des Affaires étrangères du président de la Fédération de Russie, Boris Eltsine (1931-2007), souligne l’importance future pour la Russie de participer aux structures européennes et affirme l’intérêt d’une participation active au processus européen. L’utilisation des normes et de l’expertise accumulées dans le cadre européen sera, observe-t-il, d’une aide réelle pour résoudre les problèmes internes de la Russie et ceux des autres républiques ex-soviétiques [22]. Sous son influence, la Russie pose sa candidature au Conseil de l’Europe en mai 1992, où elle entrera le 28 février 1996 [23]. Cette étape est importante ; on l’oublie trop souvent. En novembre 1992, elle entame aussi des négociations avec la CEE en vue d’un accord de partenariat et de coopération sur des valeurs partagées de démocratie, de respect des droits de l’homme et d’entrepreneuriat. Cet accord est signé le 24 juin 1994 à Corfou où la Russie et l’Union européenne se sont déclarées partenaires stratégiques l’une et l’autre [24]. C’est une autre étape importante dans le rapprochement entre la Russie et l’Europe. Ce rapprochement n’est pas qu’une signature sur un papier : de 1990 à 1994, la CEE prend en charge 60% des aides internationales à la Russie via le programme TACIS [25], et elle devient un partenaire commercial de premier plan pour Moscou, en représentant plus d’un tiers des échanges extérieurs de la Russie [26].
Ce processus de rapprochement va souffrir de la marginalisation de la Russie par l’OTAN dans les guerres balkaniques [27]. Cette marginalisation déclenche des sentiments anti-occidentaux et coûte son poste à Kozyrev, malgré les efforts de ce dernier d’effectuer, face à une pression nationaliste russe de plus en plus marquée, un revirement de sa politique vers une défense de la Communauté des États indépendants (CEI), intérêt vital de la Russie [28].
En janvier 1996, Kozyrev est remplacé par Evgueni Primakov (1929-2015). Brillant académique, maîtrisant plusieurs langues, dont l’arabe et le français, Primakov est partisan d’une diplomatie multipolaire où la Russie doit assumer une vocation de puissance eurasienne, y compris sur l’étranger proche des anciennes républiques soviétiques. Cette multipolarité est vue outre-Atlantique comme une volonté de nuire aux États-Unissur tous les fronts[29]. L’Europe reste cependant un partenaire privilégié de la Russie quand un Accord de partenariat renforcé est signé en novembre 1997 [30]. L’attractivité de l’Europe pour les Russes a perdu l’euphorie des débuts, d’autant que Bruxelles agace par ses critiques constantes notamment sur la question tchétchène. En mars 1999, c’est l’intervention unilatérale déclenchée par l’Administration américaine au Kosovo qui ouvre une crise avec l’OTAN ; elle connaît son paroxysme avec l’occupation par les paras russes de l’aéroport de Slatina – Pristina le 12 juin 1999 [31]. C’est aussi l’époque de l’élargissement de l’OTAN aux “pays de l’Est”.
Les responsables américains et leurs homologues ouest-allemands ont habilement déjoué les plans de Gorbatchev, en étendant l’OTAN à l’Allemagne de l’Est et en évitant de faire des promesses formelles, en tout cas écrites, sur l’avenir de l’alliance [32]. Mais comme Mary Elise Sarotte, l’a souligné, en rappelant ce que James Baker, l’ancien secrétaire d’État de George H. W. Bush (1924-2018), de 1989 à 1993, a écrit dans ses mémoires : presque chaque réussite contient en elle les graines d’un problème futur. La professeure d’histoire à l’Université de Southern California observe que, à dessein, la Russie a été laissée à la périphérie de l’Europe de l’Après-Guerre froide. Et l’historienne de faire remarquer qu’un jeune officier du KGB en poste en Allemagne de l’Est en 1989 a livré son propre souvenir de l’époque dans une interview réalisée dix ans plus tard, dans laquelle il se souvient être rentré à Moscou plein d’amertume face à la façon dont “l’Union soviétique avait perdu sa position en Europe” [33].
Il s’appelait Vladimir Poutine, et il aurait un jour le pouvoir d’agir sur cette amertume [34].
4. Main tendue et poing fermé
L’arrivée de Vladimir Poutine au Kremlin se fait pourtant dans un contexte de décrispation avec l’Occident, où la lutte contre le terrorisme après le 11 Septembre et le développement de la coopération énergétique avec l’Europe de l’Ouest constituent des facteurs majeurs.
Premier chef d’État russe à prendre la parole au Bundestag, en septembre 2001, Vladimir Poutine commence son discours en russe puis le poursuit longuement dans la langue de Goethe, Schiller et Kant. Il y souligne l’importance de la culture européenne en rappelant la contribution significative de la Russie à cette culture qui, affirme-t-il, n’a pas de frontière et a toujours constitué un bien commun. Et le président poursuit :
Quant à l’intégration européenne, non seulement nous soutenons ces processus, mais nous les envisageons avec espoir. Nous les considérons comme un peuple qui a très bien appris la leçon de la Guerre froide et le péril de l’idéologie de l’occupation. Mais ici, je pense qu’il serait pertinent d’ajouter que l’Europe n’a pas non plus tiré profit de cette division.
Je suis fermement convaincu que dans le monde d’aujourd’hui qui change rapidement, dans un monde qui connaît des changements démographiques vraiment spectaculaires et une croissance économique exceptionnellement élevée dans certaines régions, l’Europe a également un intérêt immédiat à promouvoir les relations avec la Russie.
Personne ne remet en question la grande valeur des relations de l’Europe avec les États-Unis. Je suis simplement d’avis que l’Europe renforcera sainement et pour longtemps sa réputation de centre fort et véritablement indépendant de la politique mondiale si elle parvient à réunir son propre potentiel et celui de la Russie, y compris ses ressources humaines, territoriales et naturelles et son potentiel économique, culturel et de défense[35].
À côté de cette main tendue, le chef du Kremlin regrette les oppositions qui subsistent avec l’Ouest, et exige de la loyauté de la part de l’OTAN en interrogeant le bien-fondé de l’élargissement à l’Est et en regrettant l’incapacité de s’entendre sur les systèmes de défense antimissile. Clôturant son discours sur les relations germano-russes, Vladimir Poutine dit sa conviction que l’Allemagne et la Russie tournent une nouvelle page dans leurs relations, apportant ainsi une contribution commune à la construction d’une maison européenne commune[36].
Dans les années qui suivent, l’Europe devient le partenaire commercial principal d’une Russie dont la croissance du PIB atteint une moyenne de 7% par an de 2000 à 2007 [37]. Ce climat favorable permet le succès du Sommet russo-européen de Saint-Pétersbourg de mai 2003. Les diplomates russes et européens y définissent quatre espaces : espace économique commun, espace commun de liberté, de sécurité et de justice, espace de coopération dans la sécurité extérieure, espace de recherche et d’éducation [38]. Le Sommet de Moscou de mai 2005 dessine une série de roadmaps pour la mise en œuvre de ces espaces de coopération fondés sur la sécurité et la stabilité. Russes et Européens conviennent de les promouvoir activement, de manière mutuellement bénéfique, par une collaboration et un dialogue étroits et axés sur les résultats entre l’UE et la Russie, contribuant ainsi efficacement à la création d’une Grande Europe sans clivages et fondée sur des valeurs communes [39].
Le contexte géopolitique pourtant s’assombrit à nouveau. Les attentats terroristes tchétchènes à Moscou (2002) et à Beslan (2004), les effets de l’élargissement à l’Est de l’Union européenne en 2004 de huit pays postcommunistes faisant que l’étranger proche de la Russie – en particulier la Biélorussie et l’Ukraine – est devenu l’étranger proche de l’Europe, la suspicion de soutien européen aux révolutions de couleurs – Géorgie en 2003, Ukraine en 2004, Kirghizistan en 2005 – induisent une nouvelle méfiance russe à l’égard de l’Europe. Parallèlement, les manquements flagrants aux droits humains du régime de Vladimir Poutine et en particulier l’assassinat, en 2006, de la journaliste moscovite Anna Politkovskaïa ont pourri les espoirs européens nés du Sommet de 2003.
Vladimir Poutine à la Conférence sur la Sécurité à Munich le 10 février 2007. Photo du Ministère US de la Défense par Cherie A. Thurlby
C’est un Vladimir Poutine contrarié qui participe, le 10 février 2007, à la 43e conférence de Munich sur la Sécurité. Comme l’a écrit le professeur Richard Sakwa de l’Université de Kent, celui qui était probablement le leader russe le plus européen que son pays ait connu, va faire entrer son pays dans une nouvelle phase de relations internationales [40]. Le Président russe met directement en cause le modèle unipolaire fondé par le rôle des États-Unis dans le monde et prône le retour à un monde multipolaire qui tienne compte des nouvelles réalités économiques de la planète : Chine, Inde, BRICS, dont la Russie, ont émergé, souligne-t-il. Et si le chef du Kremlin en fin de mandat évoque de nouveau “la grande famille européenne”, il dénonce surtout l’insécurité que l’expansion de l’OTAN fait courir aux frontières de la Russie :
je pense – affirme-t-il – qu’il est évident que l’expansion de l’OTAN n’a aucun rapport avec la modernisation de l’Alliance elle-même ou avec la garantie de la sécurité en Europe. Au contraire, elle représente une grave provocation qui réduit le niveau de confiance mutuelle. Et nous sommes en droit de demander : contre qui cette expansion est-elle destinée ?[41]
Quand le nouveau président Dmitri Medvedev prend ses fonctions le 7 mai 2008, on pourrait croire que toute cette tension est oubliée. Le concept politique des Affaires étrangères que le président de la Fédération de Russie approuve le 15 juillet 2008 appelle à fonder les relations stratégiques avec l’Union européenne sur une base juridique solide et moderne et d’établir un espace juridique sous les auspices du Conseil de l’Europe qui s’étendrait à l’ensemble de l’Europe.
L’objectif principal de la politique étrangère russe sur le volet européen est de créer un système véritablement ouvert et démocratique de sécurité et de coopération collectives régionales assurant l’unité de la région euroatlantique, de Vancouver à Vladivostok, de manière à ne pas permettre sa nouvelle fragmentation et la reproduction des approches basées sur les blocs qui persistent dans l’architecture européenne qui a pris forme pendant la période de la Guerre froide. C’est précisément l’essence de l’initiative visant à conclure un traité de sécurité européenne dont l’élaboration pourrait être lancée lors d’un sommet paneuropéen [42].
Dès lors, Moscou appelle à la construction d’une Europe véritablement unifiée, sans lignes de division, par une interaction égale entre la Russie, l’Union européenne et les États-Unis. De plus, la Russie s’affirmant comme plus grand État européen doté d’une société multinationale et multiconfessionnelle et d’une histoire séculaire, le Kremlin propose de jouer un rôle constructif pour assurer la compatibilité civilisationnelle de l’Europe et l’intégration harmonieuse des minorités religieuses, notamment au vu des diverses tendances migratoires existantes. Le nouveau concept politique appelle aussi au renforcement du rôle du Conseil de l’Europe, ainsi que de l’OSCE, et annonce la volonté de la Fédération de Russie de développer ses relations avec l’Union européenne, partenaire majeur en matière de commerce, d’économie et de politique étrangère. La Russie se dit en outre intéressée par le développement d’un partenariat stratégique avec l’Union européenne ainsi que des relations bilatérales mutuellement avantageuses avec les pays qui la composent [43].
En fait, les ambiguïtés s’accroissent également entre les démocraties atlantiques. Alors que les États-Unis considèrent d’abord l’OTAN comme un outil de leadership notamment destiné à rassembler des partenaires sur des missions qui pourraient dépasser le théâtre européen, les pays d’Europe occidentale y voient essentiellement un instrument de paix en Europe. De leur côté, les nouveaux membres d’Europe centrale et orientale considèrent l’Alliance comme un rempart contre une Russie qu’ils continuent à craindre. Comme l’écrit alors Charles Kupchan, la préoccupation de ces pays les rend ouverts à un ordre euroatlantique davantage centré sur l’OTAN que sur l’Union européenne. Cette analyse amène le professeur de Relations internationales de l’Université Georgetown à Washington à plaider pour une entrée de la Russie dans l’Alliance atlantique [44].
En effet, pour répondre à l’expansion continue de l’OTAN à l’Est, la nouvelle doctrine militaire de Moscou considère l’élargissement de l’OTAN comme une menace extérieure majeure, en particulier quand l’alliance envisage l’adhésion de la Géorgie et de l’Ukraine. En vue de la réunion annuelle de l’OSCE à Athènes, le 1er décembre 2009, le ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, depuis 2004, Sergueï Lavrov, présente un projet de traité sur la sécurité européenne, ce qui ne manque pas d’inquiéter les Européens de l’Est et d’irriter Washington. Cette réorganisation de l’architecture de sécurité se fonde sur l’idée que toute mesure prise par une des parties, individuellement ou collectivement, y compris dans le cadre d’une organisation internationale, d’une alliance ou d’une coalition militaire doit tenir compte des intérêts des autres parties signataires du traité. L’Union européenne y répond poliment, tout en attirant l’attention sur le fait que cette nouvelle proposition ne doit en aucun cas mettre en cause les obligations actuelles des États membres de l’Union en matière de sécurité [45].
En 2010, une nouveau souffle semble marquer les relations entre la Russie et l’Occident au travers d’un certain nombre d’initiatives. Ainsi, aux Nations Unies, la Russie vote en faveur des sanctions contre l’Iran, ce qui est perçu positivement à Bruxelles. Comme Premier ministre russe, Vladimir Poutine accueille son homologue polonais Donald Tusk à Katyn et exprime des remords au sujet du massacre y perpétré par ordre de Staline (date-date) en 1940. En avril 2010, à Prague, le président Dmitri Medvedev signe le traité New Start avec le président Barack Obama en vue de limiter le nombre de missiles balistiques intercontinentaux. Un mois plus tard, les troupes de l’OTAN, invitées amicalement par les Russes, défilent sur la Place Rouge pour commémorer le 65e anniversaire de la victoire contre le nazisme [46]. Des efforts sont également maintenus, de part et d’autre, pour concrétiser certaines coopérations. Au Sommet russo-européen de Rostov-sur-le-Don, au printemps 2010, un partenariat pour la modernisation (Partnership for Modernization – P4M) est lancé dans un climat de détente, mais sans qu’il puisse améliorer substantiellement une relation que certains voient déjà compromise [47]. C’est vrai qu’un sentiment d’inquiétude grandit en Europe sur la fiabilité de l’approvisionnement énergétique russe [48]. Le conflit sur l’Ossétie du Sud entre la Russie et une Géorgie qui semble s’aligner sur l’Ouest a, lui aussi, accru les tensions sur le plan diplomatique comme militaire.
5. Des relations dans l’impasse
Cependant, en juillet 2013, le ministre russe Sergueï Lavrov publie un article dans la très sérieuse revue académique internationale Journal of Common Market Studies ; l’ancien représentant de la Russie à l’ONU (1994-2004) y affirme que :
L’histoire européenne ne peut être imaginée sans la Russie, tout comme l’histoire de la Russie ne peut être imaginée en dehors de l’Europe. Depuis des siècles, la Russie contribue à façonner la réalité européenne dans ses dimensions politiques, économiques et culturelles. Pourtant, le débat sur le degré de proximité entre la Russie et ses partenaires d’Europe occidentale et sur la mesure dans laquelle la Russie est un pays européen se poursuit également depuis des siècles.
Le ministre Lavrov y rappelle également que, ces dernières années (…) nous avons une occasion sans précédent de réaliser le rêve d’une Europe unie[49]. On peut néanmoins se demander si cette occasion n’est pas passée.
Le Président du Conseil européen Herman Van Rompuy à l’Université européenne de Saint-Péterbourg, 5 septembre 2013 (Photo Université européenne)
Moins de deux mois plus tard, le 5 septembre 2013, présent à Saint-Pétersbourg à l’occasion du G20, le président du Conseil européen Herman Van Rompuy délivre une conférence à l’Université européenne. Son discours fait écho à ceux de Victor Hugo en 1849, mais aussi de Vladimir Poutine en 2001, pour ne citer que ceux-là :
[…] nous, les Européens, nous nous connaissons. Nous – les Français, les Prussiens puis les Allemands, les Suédois, les Hollandais, les Italiens, les Polonais, les Britanniques, les Russes et tous les autres, nous avons lu les livres des autres, nous avons écouté la musique des autres, nous avons cru au même Dieu, nous nous sommes engagés dans des batailles entre différents camps, nous avons parlé, fait du commerce et nous avons appris les uns des autres, et parfois nous nous sommes mal compris. Peut-être sommes-nous, comme on l’a dit, une “famille européenne”. Mais là encore, il faut être prudent avec un mot comme celui-là, car il me fait immédiatement penser à la première ligne du roman Anna Karénine de Tolstoï : “Toutes les familles heureuses se ressemblent, toute famille malheureuse est malheureuse à sa manière” ! Je dirais que la famille européenne peut être heureuse à sa manière[50].
Comme chez Poutine au Bundestag, la suite du texte laisse toutefois poindre les difficultés, lorsque Herman Van Rompuy constate :
Nous avons des frontières communes, mais aussi des voisins communs. L’Ukraine, l’Arménie, la Moldavie qui comptent pour nous deux doivent définir leur propre voie. Mais à notre avis, pour l’Ukraine, un accord d’association avec l’Union européenne ne porterait pas atteinte aux liens de longue date du pays avec la Russie. Pourquoi faudrait-il que ce soit l’un ou l’autre ?[51]
La création de l’Union douanière eurasienne (UDE) entre la Russie, le Belarus et le Kazakhstan en 2010 et l’ambition de la transformer rapidement en une véritable union économique eurasiatique (UEE) peuvent être interprétées comme une initiative visant à contrer la présence croissante de l’Union européenne dans l’espace postsoviétique. Les manifestations Euromaïdan qui éclatent en Ukraine en 2013 devant le refus du Président Viktor Ianoukovytch de signer l’accord d’association avec l’UE au profit d’un accord avec la Russie semblent donner raison aux pires craintes du Kremlin de voir investi son étranger proche.
L’annexion de la Crimée en mars 2014 et surtout l’abattage au-dessus de la région du Donetsk du vol MH-17 Amsterdam-Kuala Lumpur de la Malaysia Airlines, le 17 juillet 2014 déclenchent des sanctions économiques européennes. Elles accélèrent ce processus de pourrissement des relations, d’autant qu’elles favorisent considérablement le rapprochement de Bruxelles avec Kiev : dès le 16 septembre 2014, l’accord d’association est ratifié par la Verkhovna Rada d’Ukraine et le Parlement européen. Se basant sur des déclarations du vice-président US Joe Biden selon lequel les dirigeants américains avaient cajolé l’Europe pour qu’elle impose des sanctions à la Russie, alors que l’UE y était initialement opposée, Sergueï Lavrov fait alors remarquer que pendant quelques années, la Russie a surestimé l’indépendance de l’Union européenne et même des grands pays européens. Le ministre russe des Affaires étrangères de la Fédération de Russie répétera cette formule en 2017 [52].
Pour reprendre une formule de l’historien russe Sergei Medvedev, les relations entre l’Europe et la Russie sont alors dans l’impasse[53]. Ainsi, réunis à Bruxelles le 14 mars 2016, sous la présidence de l’Italienne Federica Mogherini, Haute Représentante européenne pour les Affaires étrangères et la Politique de Sécurité, les ministres des Affaires étrangères des 28 adoptent à l’unanimité cinq principes destinés à guider la politique de l’Union à l’égard de la Russie :
– la mise en œuvre de l’accord de Minsk sur le Donbass de septembre 2014 et février 2015 [54] comme condition essentielle à tout changement substantiel de la position de l’Union européenne à l’égard de la Russie ;
– le renforcement des relations avec les partenaires orientaux de l’UE et d’autres voisins, en particulier en Asie centrale ;
– le renforcement de la résilience de l’UE (par exemple, sécurité énergétique, menaces hybrides ou communication stratégique ;
– la nécessité d’un engagement sélectif avec la Russie sur les questions intéressant l’UE ;
– la nécessité d’établir des contacts interpersonnels et de soutenir la société civile russe [55].
Ces positions bien affirmées illustrent, mais aussi contribuent à la distanciation entre l’Europe et la Fédération de Russie. Cette dernière néglige d’ailleurs de plus en plus ouvertement l’Union en tant qu’institution, comme l’a montré la visite à Moscou de Josep Borrell, en février 2021, correspondant à l’expulsion de diplomates européens dans le cadre de l’affaire de l’opposant russe Alexeï Navalny [56]. La Russie semble se détacher progressivement de l’Europe, écrivait le Haut Représentant de l’UE à son retour de ce déplacement difficile [57].
L’engagement de l’Union européenne du côté des Ukrainiens est devenu de plus en plus manifeste depuis l’agression russe du 24 février 2022. Ainsi, lors du Conseil des ministres européens des Affaires étrangères du 17 octobre 2022, les ministres, informés de l’escalade militaire et des frappes menées sur Kiev par l’armée russe ont pris des décisions importantes. Ils ont convenu d’établir une mission d’assistance militaire de l’UE pour soutenir les forces armées ukrainiennes. La mission formera environ 15 000 soldats sur le sol de l’UE. Ils ont également convenu d’allouer 500 millions d’euros supplémentaires au titre de la Facilité européenne de soutien à la paix pour financer les livraisons destinées aux forces ukrainiennes, portant ainsi l’assistance militaire de l’UE à l’Ukraine à un total de 3,1 milliards d’euros.[58]
Cet engagement donne évidemment des arguments au ministre russe des Affaires étrangères Sergei Lavrov lorsqu’il déclare le 20 octobre 2022 que les livraisons d’armes de l’Union européenne à Kiev faisaient d’elle une “partie prenante du conflit” en Ukraine et que les pays qui fournissaient l’Ukraine en armes étaient des “sponsors du terrorisme”[59].
6. Conclusion : la puissance, ce n’est pas l’émotion
6.1. Entre Kant et Hobbes…
Depuis les origines de leurs contacts, les pays et peuples de l’Europe de l’Ouest ont entretenu des relations complexes avec la Russie. L’analyse de ces relations est d’ailleurs fondée sur les questions préalables de savoir, d’une part, qu’est-ce que la Russie et, d’autre part, qu’est-ce que l’Europe. Bien malin qui pourrait y répondre… Intuitivement, nous sentons qu’il s’agit de temporalité : la relation complexe que notre présent entretient avec le passé, l’histoire, ainsi qu’avec le futur : l’avenir, l’aspiration, le projet.
Il est évident que l’Union européenne et la Russie n’utilisent pas la même grammaire géopolitique [60], l’Europe se décrédibilisant bien souvent aux yeux de Moscou par son soft power, perçu par le Kremlin, mais aussi par d’autres gouvernements, comme de la politique hiératique, brouillonne et faible. L’évolution du discours de plusieurs représentants de l’Union européenne depuis l’agression de mars 2022 a d’ailleurs pu surprendre les observateurs. Ainsi en est-il, lorsque le Haut Représentant de l’Union européenne pour les Affaires étrangères et la Politique de Sécurité, vice-président de la Commission européenne, Josep Borrell déclare le 13 octobre 2022 en réponse à la rhétorique belliqueuse de Vladimir Poutine qu’une frappe nucléaire russe contre l’Ukraine provoquerait une réponse si puissante (such a powerful answer) que l’armée russe serait anéantie (annihilated) [61]. On peut s’interroger sur la nature et la légitimité de telles déclarations. Comme l’écrit Kathleen R. McNamara dans The Washington Post, sous le titre Vénus est-elle en train de devenir Mars ?, alors qu’autrefois, l’Union européenne cherchait à s’élever au-dessus de la mêlée des luttes entre grandes puissances, tentant d’offrir une alternative pacifique à la violence et à la coercition, les dirigeants européens semblent vouloir remodeler l’ADN européen et devenir a traditional power player, un acteur traditionnel du pouvoir [62]. Cette évolution étonne d’autant plus la spécialiste des questions européennes que, dans son livre portant sur la construction de l’autorité de l’Union et publié en 2017, la professeure à l’Université de Georgetown avait montré que la politique de l’Union européenne, se voulant complémentaire plutôt que concurrente des États-nations qui la composent, rendait son autorité intrinsèquement fragile [63].
L’historien et politologue néo-conservateur américain Robert Kagan, basé à Bruxelles au début des années 2000, avait d’ailleurs décrit l’Union européenne comme un acteur particulièrement faible et passif dans les relations internationales, la décriant comme entrant dans un paradis post-historique de paix et de prospérité relative, en faisant référence à la réalisation de la Paix perpétuelle d’Emmanuel Kant (1724-1804) publiée en 1795 [64]. Kagan affirmait également dans une formule très genrée et restée célèbre que les Américains sont de Mars et que les Européens sont de Vénus. Ainsi, constatait Kagan, plutôt que de considérer l’effondrement de l’Union soviétique comme l’occasion pour faire jouer ses muscles au niveau mondial, les Européens ont saisi l’instant pour encaisser les importants dividendes de la paix[65]. Et l’auteur de Of Paradise and Power (2003) de dénoncer tout à la fois le gaullisme, l’Ostpolitik, ainsi que la conviction européenne que l’approche des États-Unis à l’égard de l’Union soviétique était trop conflictuelle, trop militariste, trop dangereuse. Dans cet ouvrage consacré aux relations entre les États-Unis et l’Europe, Kagan distinguait l’Europe de l’Ouest, en particulier la France et l’Allemagne des nations d’Europe centrale et orientale qui, par leur histoire différente, ont une crainte historiquement enracinée de la puissance russe et par conséquent une perception plus américaine des réalités hobbésiennes[66]. Pour éclairer cette analyse, rappelons que dans son célèbre traité publié en 1651, Léviathan, le philosophe anglais Thomas Hobbes (1588-1679) affirmait que :
[…] la crainte d’être attaqué à l’improviste dispose l’homme à prendre les devants, ou à chercher secours dans l’association : il n’y a pas d’autre façon en effet, de mettre en sûreté sa vie et sa liberté.
Les hommes qui se défient de leur propre subtilité sont dans les troubles et les discordes civiles mieux préparés à la victoire que ceux qui s’imaginent être pleins de sagesse ou d’astuce. Car ces derniers aiment à délibérer, alors que les autres, craignant de se laisser circonvenir, aiment à frapper les premiers [67].
Or, la crainte étant une passion communicative, elle met les hommes dans un état de perpétuelle défiance dans ce que Hobbes appelle la guerre de chacun contre chacun.
Cette guerre de chacun contre chacun a une autre conséquence : à savoir que rien ne peut être injuste. Les notions de légitime et d’illégitime, de justice et d’injustice, n’ont pas ici leur place. Là où il n’est pas de pouvoir commun, il n’est pas de loi ; là où il n’est pas de loi, il n’est pas d’injustice. La violence et la ruse sont en temps de guerre les deux vertus cardinales. Justice et injustice ne sont en rien des facultés du corps ou de l’esprit [68].
Le philosophe et politologue français Jean-Marc Ferry, qui a enseigné à l’Université libre de Bruxelles et à l’Université de Nantes, a critiqué assez sèchement l’analyse de Kagan en considérant que l’Américain n’a pas su cerner la percée philosophique qui fait que l’Union européenne, en particulier certains États de cette Union (la France, l’Allemagne, la Belgique) s’orientent vers la perspective, de plus en plus investie, d’un ordre de droit cosmopolitique [69]. Ferry observe que les nations d’Europe étaient plus faibles voici un demi-siècle, qu’aujourd’hui, y compris par rapport à l’Amérique.
C’est justement leur force, aujourd’hui, – poursuit-il – que d’affirmer l’orientation « kantienne » face aux États-Unis.
En fait, Ferry reproche à Kagan la confusion, l’amalgame entre puissance et violence. Le philosophe souligne que le pari de l’Europe est précisément qu’il puisse y avoir puissance sans recours à la violence.
En tant que « kantiens », les Européens comptent sur une puissance, qui est une puissance morale et critique à la fois, et non pas une puissance physique. (…) Il est clair que si, comme les États-Unis, on prétend avoir toujours raison et ne jamais combattre que pour le Juste (les adversaires incarnant le mal, tandis que l’on incarnerait soi-même le bien), il sera difficile d’avoir un discours authentique sur le Droit. Celui-ci exige une sensibilité, dirait-on, historique, à ce que Hegel nommait « causalité du destin ». Il n’y a, de la part des Américains, guère de tentative sérieuse pour comprendre les raisons historiques qui font que la grande majorité des États est organisée de façon autoritaire, voire totalitaire ; que, partant, il est illusoire de vouloir instaurer la démocratie par la force sans tenir compte du contexte. Or, la sensibilité à l’histoire, les Européens l’ont certainement – presque trop [70].
Pour revenir à Josep Borrell, dans son discours du 10 octobre 2022 devant les ambassadeurs, le Haut représentant de l’Union européenne faisait sienne la formule selon lequel nous, Européens, serions trop kantiens et pas assez hobbésiens [71]. Comme le note la chercheuse dans The Washington Post, la référence à Hobbes est un rappel frappant de la vision dédaigneuse que Kagan a développée de l’Union européenne comme un acteur faible et cosmopolitique [72]. Néanmoins, observe McNamara, il n’existe pas de solide capacité militaire, derrière la menace que M. Borrell proférait le 13 octobre, qui puisse faire en sorte que l’armée russe puisse être annihilée.
C’est d’ailleurs ce que répétait, dans la Pravda du 14 octobre 2022, le vice-président du Conseil de Sécurité de Russie, Dmitri Medvedev, de manière plus acerbe, en qualifiant Josep Borrell de grand stratège et de grand chef militaire dans une armée européenne non existante [73].
6.2. Davantage de RealPolitik pour l’Europe ?
Dans un ouvrage collectif publié en septembre 2022 et intitulé Ukraine, Première guerre mondialisée, Nicole Gnesotto observe que pour que l’Europe soit une puissance, sa responsabilité consisterait à accepter de confronter ses principes à la réalité. (…) Une sortie de la crise ukrainienne, indiquait-elle, suppose que l’Europe accepte de dépasser la diplomatie des valeurs pour en revenir à davantage de Realpolitik[74]. Dans son ouvrage récent L’Europe: changer ou périr, l’historienne française rappelle l’importance du rapport réalisé par l’ancien Homme d’État belge Pierre Harmel (1911-2009) en 1967 pour le Conseil de l’Alliance atlantique. Cette nouvelle édition de l’évangile de la nouvelle alliance, pour reprendre la formule de l’ancien ministre des Affaires étrangères devant la Chambre belge [75] visait non seulement à assurer une défense collective de la zone atlantique, mais aussi de tenter de réduire les tensions est-ouest. Comme Harmel l’écrit :
le relâchement des tensions n’est pas l’objectif final : le but ultime de l’Alliance est de parvenir à un ordre pacifique juste et à durable en Europe, accompagné des garanties de sécurité appropriées, but ultime de l’alliance[76].
Cette finalité de l’Exercice Harmel reste fondamentalement d’actualité. D’ailleurs, évoquant l’échec d’une relance des relations entre l’Europe et la Russie à l’initiative de la France en mai 2021, Gnesotto appelle à mettre la puissance militaire à sa juste de place, d’en faire un facteur indispensable à la crédibilité de la diplomatie, un outil au service de l’intelligence, de la négociation, de la persuasion [77].
Le moment, dit-on, est mal choisi. Mais ce moment viendra où il faudra prendre en considération des griefs des différentes parties sur le terrain [78].
Pourtant, c’est aussi cette conviction que Dominique de Villepin exprimait très nettement en parlant d’innovation en diplomatie, de capacité de proposer un chemin nouveau : même, affirme l’ancien Premier ministre de la France sous la présidence de Jacques Chirac (1932-2019),
[…] quand on a un adversaire dont on pense qu’il a tout faux, qu’il est un criminel de guerre, qu’il est malfaisant, eh bien, il faut faire une partie du chemin. Sans quoi, il ne se passe rien[79].
Edgar Morin va plus loin : il expose, pour aujourd’hui même, les bases d’un compromis de paix entre les belligérants. À la fin de son analyse, le sociologue français préconise pour l’Ukraine une neutralité à l’instar de l’Autriche ou bien une intégration européenne. Et il ajoute qu’il serait important d’envisager dans le futur l’inclusion de la Russie dans l’Union européenne comme issue positive à la relation Russie-Occident. Prévenant les éventuelles vives réactions des lecteurs, Morin observe que :
l’hystérie antirusse, non seulement en Ukraine, mais aussi en Occident, notamment en France, devrait finir par s’atténuer et disparaître, comme se sont éteintes l’hystérie nationaliste de l’Allemagne nazie et l’hystérie antiallemande qui identifiait Allemagne et nazisme[80].
Dans son ouvrage sur la paix perpétuelle, Kant observait que, quoi qu’il en soit, le champ de bataille est le seul tribunal où les États plaident pour leur droits ; mais la victoire, en leur faisant gagner le procès, ne décide pas en faveur de leur cause[81]. Certes, c’était avant que les Nations unies ne tentent vainement, après deux holocaustes mondiaux, d’établir la Paix perpétuelle chère au grand philosophe prussien.
Il me semble néanmoins que l’Europe ne doit pas renoncer à son ambition kantienne de préférer la puissance du droit à celle de la violence. Néanmoins, on peut suivre Henry Kissinger lorsqu’il affirmait que la politique étrangère la plus efficace est celle qui allie les principes de puissance et de légitimité [82]. Pour autant que la légitimité soit celle du Droit. Puissance et légitimité de l’Europe fidèle à ses valeurs et échappant au débat américain entre deep-engagers au profit du leadership US via l’OTAN et restrainers favorables au désengagement et qui observent que leurs troupes sont restées deux fois plus de temps en opérations depuis la fin de la Guerre froide que pendant cette période [83].
C’est aux Européens eux-mêmes à assumer ce qu’ils sont. Si possible de l’Atlantique jusqu’à l’Oural.
Certes, le prix à payer pour l’Union apparaît aujourd’hui très élevé, car il s’agit de disposer à la fois d’une diplomatie européenne à la hauteur, c’est-à-dire qui soit davantage dans la puissance que dans l’émotion.
Une puissance militaire qui nous garde et protège, et nous autonomise des États-Unis.
Une puissance diplomatique qui déploie une véritable possibilité de faire entendre une autre voix que celle de la violence.
Philippe Destatte
PhD2050
[1] Ce texte trouve son origine dans une conférence présentée au Blue-Point à Liège le 24 octobre 2022 à l’initiative du Rotary de Liège. Je remercie Caroline Goffinet et Alain Lesage pour leur initiative. Je sais gré à mon collègue historien Paul Delforge pour sa relecture attentive du manuscrit et ses suggestions. Le sujet étant particulièrement vaste, on se référera à l’abondante littérature scientifique récente sur le sujet, notamment : Tom CASIER and Joan DE BARDELEBEN ed., EU-Russia Relations in Crisis, Understanding Diverging Perceptions, Abingdon, Routledge, 2018. – David MAXINE, Jackie GOWER, Hiski HAUKKALA ed., National Perspectives on Russia European Foreign Policy in the Making, Abingdon, Routledge, 2013. – Tuomas FORSBERG & Hiski HAUKKALA, The European Union and Russia, London, Palgrave Macmillan, 2016. – Romanova, Tatiana ROMANOVA and David MAXINE ed., The Routledge Handbook of EU-Russia Relations, Structures, Actors, Issues, Abingdon: Routledge, 2021. – Stephan KEUKELEIRE & Tom DELREUX, The Foreign Policy of the European Union, Bloomsbury Academic, 2022.
[2] Nicholas V. RIASANOVSKY, Histoire de la Russie des origines à nos jours, p. 283-285, Oxford University Press – Robert Laffont, 2014.
[3] Tom CASIER, Gorbachev’s ‘Common European Home’ and its relevance for Russian foreign policy today. Debater a Europa, 2018, 18, p. 17-34. https://kar.kent.ac.uk/66331/
[4] Walter LAQUEUR, Russian Nationalism, in Foreign Affairs, vol. 71, nr 5, Winter 1992-1993, p. 103-116.
[5] Marie-Pierre REY, La Russie face à l’Europe, d’Ivan le Terrible à Vladimir Poutine, p. 144, Paris, Flammarion, 2002.
[6] N. V. RIASANOVSKY, Histoire de la Russie…, p. 522-523.
[7] André GIDE, Retour de l’URSS, Paris, Gallimard, 1936. Rappelé par Marie-Pierre REY, La Russie face à l’Europe, d’Ivan le Terrible à Vladimir Poutine, p. 12, Paris, Flammarion, 2002.
[8] Alexis de TOCQUEVILLE, De la Démocratie en Amérique, I (1835), dans Œuvres, II, collection La Pléiade, p. 480, Paris, Gallimard, 1992.
[10] Vladimir LUKIN, in Moskovskie Novosti, n° 38, 1988, in Neil MALCOM ed., Russia and Europe: An End to Confrontation?, p.14, London, Pinter, 1994 – M.-P. REY, “Europe is our Common Home”: A study of Gorbachev’s diplomatic concept, in Cold War History, vol. 4, 2, p. 33-65, 2004.
[11] Mikhail GORBACHEV, Perestroika: New Thinking for our Country and the World, New York, Harper & Collins, 1987.
[12]Oui, c’est l’Europe depuis l’Atlantique jusqu’à l’Oural, c’est l’Europe, toutes ces vieilles terres où naquit, où fleurit la civilisation moderne, c’est toute l’Europe qui décidera du destin du monde. C. de GAULLE, Discours de Strasbourg du 23 novembre 1959.
[16] Hubert Védrine constate : pour les Etats-Unis, il est intolérable que l’on puisse songer à fonder une confédération européenne sans eux. Hubert VEDRINE, Les mondes de François Mitterrand, Paris, A. Fayard, 1996. – reproduit dans Une vision du monde, p. 489-491, Paris, Bouquins, 2022.
[19] Jean MUSITELLI, François Mitterrand, architecte de la Grande Europe, Paris, Institut François Mitterrand, 5 février 2012. https://www.mitterrand.org/francois-mitterrand-architecte-de.html – Frédéric BOZO, Mitterrand, la fin de la guerre froide et l’unification allemande, p. 344-361, Paris, Odile Jacob, 2005. – Sylvain KAHN, Histoire de la construction de l’Europe depuis 1945, p. 224, Paris, PuF, 2021.
[20] M.-P. REY, La Russie face à l’Europe…, p. 429.
[21] Jacques LEVESQUE, 1989, la fin d’un empire, L’URSS et la libération de l’Europe de l’Est, Paris, Presses de Science Po, 1995. – The Enigma of 1989: The USSR and the Liberation of Eastern Europe. Berkeley: University of California Press, 1997. – J. LEVESQUE, Soviet Approaches to Eastern Europe at the Beginning of 1989, in CWIHP Bulletin, 12/13, 2001.
[23] La Douma ratifiera la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales par la loi fédérale du 30 mars 1998.
[24] S. KAHN, Histoire de la construction de l’Europe…, p. 279.
[25]Le programme communautaire TACIS encourage la démocratisation, le renforcement de l’État de droit et la transition vers l’économie de marché des Nouveaux États indépendants (NEI), nés de l’éclatement de l’Union soviétique. Il s’agit des pays suivants: l’Arménie, l’Azerbaïdjan, le Belarus, la Géorgie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, la Moldova, la Mongolie, l’Ouzbékistan, la Russie, le Tadjikistan, le Turkménistan et l’Ukraine.https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=LEGISSUM:r17003
[26] M.-P. REY, La Russie face à l’Europe…, p. 433.
[27] Ph. DESTATTE, La Russie dans l’OTAN, Penser l’impensable ?, op.cit.
[29] N. S. RIASANOVSKY, Histoire de la Russie…, p. 748. L’historien américain écrit : pour monter une coalition mondiale antiaméricaine sous la bannière de la “multipolarité”, la Russie est prête à tous les sacrifices (…).
[31] Mary Elise SAROTTE, Not one inch, America, Russia, and the Making of Post-Cold War Stalemate, p. 308, New Haven and London, Yale University Press, 2021. – Bill CLINTON, My Life, Ma vie, Random House – Odile Jacob, 2004, p. 902-903.
[32] Ph. DESTATTE, La Russie dans l’OTAN, Penser l’impensable ? dans Blog PhD2050, 9 avril – 7 mai 2022, https://phd2050.org/2022/04/09/impensable/ – Russia in Nato, Thinking the Unthinkable? in Cadmus Journal, Report to the World Academy of Art and Science on War in Ukraine, Global Perspectives on Causes and Consequences, p. 38-76, July 2022.
[36]I am convinced that today we are turning over a new page in our bilateral relations, thereby making our joint contribution to building a common European home. Vladimir PUTIN, Speech in the Bundestag… September 25, 2001. http://en.kremlin.ru/events/president/transcripts/21340
[37] Hiski HAUKKALA, From Cooperative to Contested Europe? The Conflict in Ukraine as a Culmination of a Long-Term Crisis in EU–Russia Relations, in Journal of Contemporary European Studies, 2015, 23:1, p. 25-40, p. 30.
[38] M.-P. REY, La Russie face à l’Europe…, p. 437.
[39] Richard SAKWA, Russia against the Rest, The Post-Cold War Crisis of World Order, p. 256, Cambridge University Press, 2017.
[40] Richard SAKWA, Frontline Ukraine, Crisis in Borderlands, p. 30-31, London, Bloomsbury Academic, 2021.
[48]En janvier 2009, la Russie a feint d’interrompre ses livraisons de gaz vers l’Europe. S. KAHN, op. cit., p. 271.
[49] Sergey LAVROV, State of the Union Russia-EU: Prospects for Partnership in the Changing World, in Journal of Common Market Studies, Vol. 51, p. 6-12, July 9, 2013.
[52] Richard SAKWA, Russia against the Rest. The Post-Cold War Crisis of World Order, p. 259-260 and 261, Cambridge, Cambridge University Press, 2017. – Exclusive: “We will survive sanctions” says Russian foreign minister Sergei Lavrov to FRANCE24, 17 déc. 2014. On 17 December 2014.
[53]stalemate may be the most appropriate definition of the present quality of EU – Sergei MEDVEDEV, The Stalemate in EU-Russia Relations, Between ‘Sovereignty’ and ‘Europeanisation, in Ted HOPF ed, Russia’s European Choice, p. 215–232, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2008. – H. HAUKKALA, From Cooperative to Contested Europe…?, p. 30. – Fabienne BOSSUYT & Peter VAN ELSUWEGE ed, Principled Pragmatism in Practice, The EU’s Policy Towards Russia after Crimea, Leiden, Brill, 2021. – Derek AVERRE & Kataryna WOLCZUK eds, The Ukraine Conflict: Security, Identity and Politics in the Wider Europe, Abingdon, Routledge, 2018. – Marco SIDDI, The partnership that failed: EU-Russia relations and the war in Ukraine. https://www.researchgate.net/publication/362542921_The_partnership_that_failed_EU-Russia_relations_and_the_war_in_Ukraine.
[56] Tatiana KASTOUEVA-JEAN, La Russie après la réforme constitutionnelle, dans Thierry de MONTBRIAL et Dominique DAVID, RAMSES 2022, p. 147, Paris, IFRI-Dunod, 2021.
[62] Kathleen R. MCNAMARA, The EU is turning geopolitical. Is Venus becoming Mars?, EU Diplomat Josep Borrell warned the Russian Army will be “annihilated” if it launches a nuclear attack. These words suggest a more assertive European Union, in The Washington Post, October 17, 2022. https://www.washingtonpost.com/politics/2022/10/17/eu-annihilate-russia-putin-borrell/
[63] K. MCNAMARA, Politics of Everyday Europe: Constructing Authority in the European Union, Oxford University Press, 2017.
[64] Emmanuel KANT, Vers la paix perpétuelle, Essai philosophique, Paris, PuF, 1958. – E. KANT, Œuvres philosophiques, III, Les derniers écrits, coll. Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard – NRF, 1986.
[66] R. KAGAN, Of Paradise and Power, America and Europe in the New World Order, p. 5-6, New York, Knopf Publishing Group, 2003.
[67] Thomas HOBBES, Léviathan, Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la républiques ecclésiastique et civile, 1re partie, chap. XI, trad. François Tricaud, p. 98, Paris, Sirey, 1971. – Trad. Gérard Mairet, Paris, Gallimard, 2000. – Brigitte GEONGET, Le concept kantien d’insociable sociabilité, Éléments pour une étude généalogique : Kant entre Hobbes et Rousseau, dans Revue germanique internationale, 6, 1996. http://journals.openedition.org/rgi/577
[68] Thomas HOBBES, Léviathan…, trad. François Tricaud, p. 126. – Jean TERREL, Thomas Hobbes : philosopher par temps de crises, Paris, PuF, 2012.
[69] Le concept renvoie évidemment à l’idée de Société des Nations et de droit cosmopoltique entre les citoyens d’un État universel, chère à KANT dans son texte Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1784) dans E. KANT, Œuvres philosophiques, II, Des prolégomènes aux écrits de 1791, coll. Bibliothèque de la Pléiade, p. 187-205 (traduction de Luc Ferry),Paris, Gallimard – NRF, 1985.
[70] Jean-Marc FERRY, A propos de La puissance et la faiblesse de Robert Kagan, Les Etats-Unis et l’Europe, ou le choc de deux universalismes, in Septentrion, p. 263-278, Jean-Marc Ferry, entretien avec Muriel Ruol, « La puissance et la faiblesse. Les États-Unis et l’Europe », Bruxelles, La Revue nouvelle, janv.-fév. 2004/n° 1-2. https://books.openedition.org/septentrion/16389?lang=fr BEN Mokhtar BARKA, Jean-Marie RUIZ, dir., États-Unis / Europe : Des modèles en miroir, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2006.
[71]EU Ambassadors Annual Conference 2022: Open Speech by High Representative Josep Borrell, Brussels, October 10, 2022.
[73] Dmitry Medvedev also called Borrell “a great strategist and a great military leader in a non-existent European army.” Medvedev: Borrell’s remarks about Russian nuclear strike, in Pravda, 14 October 2022. https://english.pravda.ru/news/world/154434-medvedev_borrell/
[74] Nicole GNESOTTO, La puissance n’est pas l’émotion, Conversation avec Laurent Greilsamer, dans E. FOTTORINO dir., Ukraine, Première guerre mondialisée, p. 37, Paris, Éditions Le 1, 2022. Texte du 9 mars 2022.
[75] Rappelé par Vincent DUJARDIN, Pierre Harmel, Biographie, p. 620, Bruxelles, Le Cri, 2004. – Annales parlementaires, Chambre, 26 avril 1966, p. 26.
[79] Dominique de VILLEPIN, Pour stopper la guerre, le “principe actif” de la diplomatie, dans E. FOTTORINO dir., Ukraine, Première guerre mondialisée…, p. 46.
[80] Edgar MORIN, Pour le compromis et la paix, dans Éric FOTTORINO dir., Ukraine, Première guerre mondialisée…, p. 33. – Voir également la proposition de Jacques Chirac en 2006 d’une protection croisée Otan-Russie de l’Ukraine, garantissant l’indépendance de Kiev et le fait qu’il n’y aurait jamais de bases de l’OTAN dans ce pays. Maurice GOURDAULT-MONTAGNE, Les autres ne pensent pas comme nous, p. 109-110, Paris, Bouquins, 2022.
[81] E. KANT, Projet de paix perpétuelle, coll. La Pléiade…, p. 347.
[82] Richard SAKWA, Russia against the Rest, The Post-Cold War Crisis of World Order, p. 255, Cambridge University Press, 2017.
[83] Jolyon HOWORTH, Les Etats-Unis face à leurs engagements extérieurs, Deep engagement contre restreint, dans Thierry de MONTBRIAL et Dominique DAVID, RAMSES 2023, p. 232-235, Paris, Ifri-Dunod, 2024. – Andrew J. BACEVICH, The Age of illusions: How America Squandered its Cold War Victory, New York, Metropolitan Books, 2020.
S’il est une dimension qui peut intéresser l’Irak et ses composantes étatiques dans le système institutionnel belge, c’est la liberté certaine que l’on peut observer dans l’évolution du fédéralisme et les ferments de confédéralisme qu’il contient, probablement depuis sa mise en place en 1970 [1]. Cette approche nous oblige à quitter les anciens clivages méthodologiques du droit constitutionnel et de la science politique qui différencient ces deux concepts de manière très contrastée pour intégrer l’idée que fédéralisme et confédéralisme seraient de même nature, voire que l’on pourrait passer de l’un à l’autre, en particulier du système fédéral au système confédéral [2]. Or, c’est généralement le chemin inverse qui est adopté.
Chacune et chacun en effet doivent se souvenir de l’adresse au peuple de l’État de New York de fin novembre 1787, publiée dans The Federalist numéro 9. Un des pères de la Constitution américaine, Alexander Hamilton (1757-1804), y cite longuement L’esprit des Lois de Montesquieu (1689-1755) et sa définition de la République fédérative, que l’Américain traduit par Confederate Republic. Hamilton rappelle également la définition qu’en donne le philosophe français : cette forme de gouvernement, écrivait Montesquieu, est une convention par laquelle plusieurs Corps politiques consentent à devenir citoyens d’un État plus grand qu’ils veulent former. C’est une société de sociétés, qui en font une nouvelle, qui peut s’agrandir par de nouveaux associés qui se sont unis[3].
C’est de cette définition du confédéralisme ou de l’État fédératif qu’Hamilton glisse vers celle de la fédération, qu’il préconise : La définition d’une république confédérée semble être simplement “un assemblage de sociétés” ou une association de deux ou plusieurs États en un seul État. L’étendue, les modifications et les objectifs de l’autorité fédérale sont de simples questions de discrétion. Tant que l’organisation séparée des membres n’est pas abolie ; tant qu’elle existe, par une nécessité constitutionnelle, à des fins locales ; même si elle est parfaitement subordonnée à l’autorité générale de l’union, il s’agit toujours, en fait et en théorie, d’une association d’États, ou d’une confédération. La Constitution proposée, loin d’impliquer une abolition des gouvernements des États, fait d’eux des constituants de la souveraineté nationale, en leur permettant une représentation directe au Sénat, et laisse en leur possession certaines portions exclusives et très importantes du pouvoir souverain. Cela correspond pleinement, dans toute l’interprétation rationnelle des termes, à l’idée d’un gouvernement fédéral [4].
Un de nos plus brillants professeurs de Droit constitutionnel en Wallonie, qui fut d’ailleurs ministre belge de la réforme de l’État voici plus de cinquante ans, constatait que, malgré l’abondante littérature en science politique sur le fédéralisme, on ne voyait toujours pas clairement où finissait la (con)fédération d’États et où commençait l’État fédéral. Sa solution consistait en fait à considérer que c’est le volume des attributions dévolues au pouvoir central qui est déterminant : si le volume est réduit, nous nous trouvons dans un système confédéral, s’il est important, dans un État fédéral [5]. Un des illustres prédécesseurs de ce professeur de l’Université de Liège observait que, dans le système fédéral, le pouvoir central a le droit de faire des lois et de les imposer à ses agents dans les domaines de la justice, de la force publique, du fisc, et, dès lors, d’agir directement sur tous les citoyens de l’Union. Dans le système confédéral ou de la fédération d’États, le pouvoir central n’a de rapports qu’avec ces États fédérés ou confédérés et n’atteint les citoyens que par leur intermédiaire [6]. Néanmoins, cette logique renvoie à la question de la durabilité de l’ensemble et donc à la finalité du système fédéral ou confédéral : la suprématie d’un bien commun, d’un intérêt général, sur les égoïsmes collectifs et les intérêts particuliers. La conviction également que chacun prend et assume sa part dans le “ménage” étatique et sociétal.
Il faut aussi – et c’est l’intérêt de l’expérience belge, toujours en cours – considérer que la direction du mouvement possible n’est pas seulement celle qu’ont connu les États-Unis ou la Suisse d’un modèle confédéral vers un modèle fédéral, mais plutôt d’un système fédéral vers un système confédéral. Je n’ignore pas que cela peut fâcher certains constitutionnalistes doctrinaires comme des représentants de l’immobilisme institutionnel en Belgique, les uns étant parfois les mêmes que les autres. Néanmoins, entre le modèle et la réalité, la carte et le terrain, chacun constate souvent des différences majeures.
2. Le fédéralisme belge aujourd’hui
La Belgique d’aujourd’hui est unique dans sa construction. Alors que subsistent de fortes traces d’unitarisme étatique et de centralisation, on y relève des traits qu’on peut attribuer au fédéralisme et des traits qui relèvent de confédéralisme. Cette Belgique n’est plus bipolaire comme elle l’était au XIXe siècle. Elle s’est complexifiée culturellement, socialement, politiquement, institutionnellement.
Non sans mal, la Flandre (6,6 millions d’habitants) et la Wallonie (3,6 millions d’habitants) ont fini par acquérir un statut, celui de régions politiques disposant d’une large et réelle autonomie. La région-capitale, Bruxelles, lieu de rencontre bilingue, légalement, mais aussi très théoriquement, des Flamands et des Wallons, est devenue davantage multiculturelle et fondamentalement internationale. De surcroît, elle est parvenue à occuper la position enviée d’être une des capitales de l’Europe, voire LA capitale de l’Union et de ses institutions. À la surprise de beaucoup, enfin, Bruxelles en tant que région a émergé institutionnellement en 1989, même si elle ne représente que 0,5% du territoire de la Belgique. Autre donnée importante : la mobilité de sa population d’1,2 million d’habitants est considérable puisqu’en vingt ans, depuis 2000, plus de 1 500 000 personnes se sont installées à Bruxelles et 1 400 000 l’ont quittée pour les autres régions ou pour d’autres pays. Cette fluidité démographique pose problème en termes de fiscalité et donc d’évolution des institutions et compétences du fédéralisme [7]. À l’Est de la Belgique, les guerres mondiales ont laissé des traces par l’intégration de populations allemandes qui se sont imposées dans les réformes de l’État comme une troisième communauté de moins de 80.000 habitants, presque déjà quatrième région par la nature des compétences acquises.
Certains professeurs de droit constitutionnel ont observé que, depuis 1970, la Belgique se caractérise par un processus de décision confédéral au niveau de l’Etat central, en mettant notamment en évidence la parité constitutionnelle entre francophones et néerlandophones au Conseil des ministres [8], en pointant la règle de l’unanimité ou encore la majorité qualifiée nécessaire pour décider parmi les différentes composantes de l’État. La pratique d’accords de coopération dans le domaine des négociations de traités et de la représentation de la Belgique dans les organes internationaux peut également laisser penser que le stade du fédéralisme est déjà dépassé. Dès 1993, un célèbre constitutionnaliste flamand concluait qu’en reconnaissant le droit de veto des grandes communautés non seulement au niveau de leur entité fédérée, mais aussi pour la mise en œuvre de politiques restées fédérales, la Belgique évoluait dans une direction qui présente quelque analogie avec les systèmes de décision pratiqués dans une confédération [9]. Deux chercheurs de l’Université de Liège faisaient le même constat en 2014 en observant le partage de la compétence des relations internationales ainsi qu’en permettant aux communautés, aux régions et à l’État de conclure entre eux des accords de coopération qui ressemblent à des traités entre sujets de droit international (article 92bis de la loi spéciale de réformes institutionnelles du 8 août 1980) [10].
3. Le paradigme confédéral
Le confédéralisme qui est aujourd’hui sur la table des partis politiques en Belgique constitue une idée controversée. Revendiqué avec une certaine force par la plupart des partis wallons de gauche (socialistes, libéraux et communistes) après la Seconde Guerre mondiale, prôné par des intellectuels francophones jusque dans les années 1980, le terme de confédéralisme s’est chargé de connotations négatives quand il a été diabolisé par les libéraux wallons et bruxellois au début des années 1990. Parce qu’il était plutôt considéré comme un élargissement du fédéralisme, le mot a été repris dès 1994, puis affirmé à des moments différents de la vie politique, par plusieurs ténors des grands partis flamands. à l’inverse, plus il a pris de la place dans le discours politique flamand, plus les partis politiques francophones se sont insurgés contre cette idée, en affirmant que le confédéralisme est le chemin qui mène tout droit au séparatisme, à l’éclatement de la Belgique, à l’indépendance de la Flandre.
C’est le parti nationaliste La Nouvelle Alliance flamande (NVA) qui a, en Belgique, développé le projet le plus élaboré de confédéralisme. Rejetant l’idée, considérée comme académique, que ce concept désignerait la collaboration entre deux États indépendants, un de leur chef de file, politologue de l’Université de Gand, définit lui aussi le confédéralisme comme une autonomie poussée des entités fédérées, de telle sorte qu’elles exercent leurs compétences au plus près des gens et tout en conservant des pouvoirs régaliens au niveau fédéral ou confédéral [11].
La NVA a élaboré un projet de réforme de l’État belge en vue des élections de 2014 et l’a encore défendu en 2019 [12]. Dans ce modèle, la Confédération serait compétente pour la Défense, les Affaires étrangères, les Finances, les conditions d’octroi de la nationalité, l’asile, la Cour de cassation et la Cour constitutionnelle, ainsi que la lutte contre la grande criminalité. Le gouvernement confédéral, paritaire, serait composé de six ministres désignés par la Flandre et la Wallonie. Les 50 députés confédéraux seraient choisis paritairement au sein des parlements flamand et wallon, avec une représentation garantie des Bruxellois et des germanophones. Les Bruxellois qui optent pour le régime fiscal et social néerlandophone contribueraient à élire le Parlement flamand ; ceux qui choisissent le régime francophone voteraient pour le Parlement wallon. La Flandre et la Wallonie recevraient toutes les compétences résiduelles, y compris la perception de l’Impôt sur les Personnes physiques (IPP), sauf celles qui sont spécifiquement confiées à la Confédération. Bruxelles aurait la maîtrise de sa politique économique, y compris l’impôt des sociétés et les aides à l’emploi, en plus des actuelles compétences en logement, environnement, aménagement du territoire, etc. Ses habitants seraient toutefois rattachés à l’un des deux systèmes de sécurité sociale, flamand ou wallon. La Région serait gérée par un gouvernement paritaire, responsable devant un parlement de 70 députés, parmi lesquels une représentation garantie de 15 néerlandophones. La solidarité entre les différentes entités ne disparaît pas. Elle serait organisée de manière permanente en mobilisant les moyens confédéraux et se veut chiffrable, transparente et responsabilisante. Un Conseil de Concertation permanente belge serait composé des présidents des entités confédérées.
Conclusion : le chemin à prendre
S’il existe, le fédéralisme classique s’accommoderait difficilement des trois principes du fédéralisme belge : 1. l’équipollence des normes – c’est-à-dire l’égalité de puissance juridique entre la loi fédérale et les lois des entités fédérées – ; 2. l’exclusivité des compétences localisées soit au niveau fédéral soit au niveau des entités fédérées sur leur territoire respectif ; 3. l’usage exclusif, lui aussi par les entités fédérées, de la capacité internationale des compétences qui leur ont été transférées, y compris le droit de signer des traités internationaux. Ajoutons que deux des entités fédérées de l’État fédéral belge disposent d’une réelle souveraineté dans l’exercice de leurs compétences grâce à un système d’élection directe et séparée de leurs membres, ainsi que d’une autonomie constitutive, embryon d’un pouvoir constitutionnel : le Parlement flamand et le Parlement wallon.
Ni fédéralisme ni le confédéralisme ne sont en fait des notions juridiques précises. Ce sont parmi les vocables les plus complexes de la science politique. Ce sont surtout des produits de l’histoire. Du fédéralisme, on dit qu’il est sui generis, qu’il se construit lui-même [13]. Partout dans le monde, la logique fédéraliste a vocation à articuler ces deux grands principes contradictoires que sont le besoin d’autonomie et le besoin d’association. Tantôt, ce principe prend une direction centripète, ce qui est le cas des États-Unis ou de l’Europe en construction, tantôt il prend une forme centrifuge, ce qui est la logique dans laquelle s’inscrit la Belgique. On y parle de fédéralisme belge de désintégration. C’est pourquoi, l’actuel commissaire européen et juriste Didier Reynders, lorsqu’il était président de parti politique en 2007, avait déclaré au journal Le Monde, que la logique à l’œuvre en Belgique est celle d’une confédération. L’enjeu, avait-il poursuivi, est d’apprendre à faire vivre ensemble des gens qui se meuvent déjà dans des univers différents [14].
Ma propre préférence ne va pas au confédéralisme appliqué à la Belgique, mais à un fédéralisme à quatre États disposant des mêmes droits et exerçant les mêmes compétences puissantes.
Mais lorsqu’on délibère à quatre ou à cinq, il est rare qu’on choisisse tout seul le chemin à prendre…
Philippe Destatte
@PhD2050
[1] Ce texte constitue la traduction française de mon intervention à la conférence The Kurdish Question in the Middle East, organisée conjointement par l’Université de Soran (Irak), le Centre français de Recherche sur l’Irak et Science Po Grenoble, tenue à Erbil, Kurdistan, Irak, 8 octobre 2020.
[2] Voir : Philippe DESTATTE, Le (con)fédéralisme en Belgique n’est pas un problème, c’est une solution, conférence (Con)federalism: cure or curse, Rethinking Belgium’s institutions in the European Context, 11th public event of the Re-Bel initiative, Fondation universitaire, Bruxelles,19 juin 2014. Blog PhD2050, 14 juillet 2014. https://phd2050.wordpress.com/2014/07/14/confederalisme/– Ph. DESTATTE dir., Le fédéralisme dans les États-nations, Regards croisés entre la Wallonie et le monde, Bruxelles, Presses interuniversitaires européennes, 1999. – Ph. DESTATTE, Le confédéralisme, spectre institutionnel, coll. Notre Histoire, Namur, Institut Destrée, 2021.
[3]The Federalist, A commentary on the Constitution of the United States, Being a Collection of Essays written in Support of the Constitution agreed upon September 17, 1787, by the Federal Convention, From the original text of Alexander HAMILTON, John JAY and James MADISON, p. 50-51, New York, Random House – The Modern Library, 1960. – Nous reprenons ici en traduction le texte de MONTESQUIEU, De l’esprit des lois, dans Œuvres complètes, t.2, p. 369, coll. La Pléiade, Paris, Gallimard, 1951.
[4] Il s’agit de notre traduction du texte : The definition of a Confederate republic seems simply to be “an assemblage of societies” or an association of two or more states into one state. The extent, modifications, and objects of the federal authority are mere matters of discretion. So long as the separate organization of the members be not abolished; so long as it exists, by a constitutional necessity, for local purposes; though it should be in perfect subordination to the general authority of the union, it would still be, in fact and in theory, an association of states, or a confederacy. The proposed Constitution, so far from implying an abolition of the State governments, make them constituents of the national sovereignty, by allowing them a direct representation to the Senate, and leave in their possession certain exclusive and very important portions of sovereign power. This fully corresponds, in every rational import of the terms, with the idea of a federal government. The Federalist, op. cit., p. 52-53.
[5] Fernand DEHOUSSE, Le fédéralisme et la question wallonne, Congrès des Socialistes wallons, 5 et 6 juillet 1947, p. 12-15, La Louvière, ICO, 1947.
[6] Émile de LAVELEYE, Le gouvernement dans la démocratie, t. 1, p. 71, Paris, Alcan, 1892.
[8] Karel RIMANQUE, Réflexions concernant la question oratoire : y a-t-il un État belge ?, dans Hugues DUMONT e.a. (dir.), Belgitude… p. 67. – Voir aussi Il n’existe pas d’État confédéral, dans L’Écho, 7 août 2007.
[9] Karel RIMANQUE, Le confédéralisme, dans Francis DELPEREE, La Constitution fédérale du 5 mai 1993, p. 31sv, Bruxelles, Bruylant, 1993.
[10] Michel PAQUES et Marie OLIVIER, La Belgique institutionnelle, Quelques points de repère, dans Benoît BAYENET, Henri CAPRON et Philippe LIEGEOIS éds., L’Espace Wallonie-Bruxelles, Voyage au bout de la Belgique, p. 60, Bruxelles, De Boeck, 2007.
[11]Pourquoi la N-VA choisit le confédéralisme, dans L’Écho, 4 janvier 2013. – Quel est le confédéralisme prôné par la N-VA ? dans L’Écho, 6 janvier 2013.
[12]N-VA, Verandering voor Vooruitgang, Congresteksten,31 Januari – 1 & 2 Februari 2014, Antwerpen, 2013. 76 p. https ://www.n-va.be/sites/default/files/generated/files/ news-attachment/definitieve_congresbrochure.pdf – Le changement pour le progrès, 2e partie, N-VA, 30 octobre 2013, 15 p. https ://francais.n-va.be/sites/international.n-va.be/files/ generated/files/news-attachment/conference_de_presse_3010_-le_confederalisme_0.pdf – Ben WEYTS, Verandering voor Vooruitgang, 30 octobre 2013 https ://www.n-va.be/ nieuws/verandering-voor-vooruitgang
[13] Fernand DEHOUSSE, Les projets fédéralistes de 1938 à nos jours, dans Jacques LANOTTE éd., L’histoire du mouvement wallon, Journée d’étude de Charleroi, 26 février 1976, p. 27, Charleroi, Institut Destrée, 1978
[14] Christophe DE CAEVEL, Tabou confédéral, Édito, dans L’Écho, 13 novembre 2007. – Jean-Pierre STROOBANTS, En Belgique, « la logique est celle d’une confédération », Didier Reynders, libéral francophone, exige un « signal clair » des Flamands sur leur volonté de maintenir un État fédéral, dans Le Monde, 10 novembre 2007.
Namur, Assemblée générale de l’Institut Destrée, le 28 juin 2022
Depuis plus de trente ans, lorsqu’on m’interroge sur ma profession, je réponds généralement que je suis chercheur. Chercheur à l’Institut Destrée, un centre de recherche indépendant en développement régional. Chercheur, historien, prospectiviste, enseignant…
Comment devient-on chercheur ?
Comment devient-on chercheur ? Certainement par des errances et des fulgurances. Des écoutes et des lectures. Même si, personnellement, j’ai toujours été plus prompt à lire qu’à écouter. Ceux qui m’ont marqué en face à face et assurément façonné s’appellent Jules Boulard, Maurice Devaux et Albert Teygeman à l’Athénée de Châtelet, Robert Demoulin, Étienne Hélin, Charles Hyart, Pierre Lebrun, et aussi Georges Duby lors de son séjour à l’Université de Liège. Ils m’ont transmis à la fois la curiosité, l’exigence et la passion, car ils étaient curieux, exigeants et passionnés. Je n’oublie pas non plus René Van Santbergen, Francine Faite et Minna Azjenberg qui, parallèlement à la recherche, m’ont si bien coaché sur les voies d’un certain type d’enseignement dont le virus ne m’en a jamais quitté.
Mais mon chemin heuristique et méthodologique doit surtout aux grands classiques de la critique historique de Léon-E Halkin [1], de la philosophie critique de l’histoire de Raymond Aron [2], des méthodes des sciences sociales de Madeleine Grawitz [3], dont j’ai acquis en 1975 les trois maîtres ouvrages, et aussi, près de dix ans plus tard, de la théorie générale du système social d’Henri Janne [4] et de la synthèse écologique de Paul Duvigneaud [5]. Tous les cinq sont toujours restés à portée de main.
Les fulgurances ont été nombreuses, mais trois m’ont marquées davantage : Hervé Hasquin en 1981, Dominique Schnapper au début des années 1990 et Jacques Lesourne dix ans plus tard.
1. Je l’ai souvent rappelé : je dois à Hervé Hasquin ma découverte de l’Institut Destrée. Lors d’une conférence à l’Association des Historiens de l’Université de Liège, à laquelle j’assistais le 27 novembre 1980, il mit en application, de manière brillante, l’appareil critique des historiens, en démontant le modèle d’une histoire finaliste de la Belgique. Celle-ci n’était autre que celle qui m’avait été encore enseignée à l’Université, à côté bien sûr, de l’histoire de la Principauté de Liège. En faisant immédiatement l’acquisition des volumes La Wallonie le Pays et les Hommes, j’ai découvert, d’une part, l’histoire de la Wallonie et son caractère underground, et d’autre part, que certains de mes professeurs, comme Léon-E Halkin, Robert Demoulin, Jacques Stiennon ou Étienne Hélin en étaient également des pionniers.Lors de sa conférence, puis dans l’échange que j’ai ensuite eu avec le professeur de l’ULB, Hervé Hasquin avait largement évoqué l’Institut Destrée, dont je n’avais alors jamais entendu parler. Ainsi, je découvre l’institution à l’origine du premier cours d’histoire de la Wallonie que donne précisément Hervé Hasquin à Bruxelles. Quelques mois plus tard, je reçois l’ouvrage Historiographie et Politique, dont le futur recteur avait déjà largement évoqué le contenu lors de son exposé. Mieux, au sortir de cette conférence, j’adhère à l’Institut Destrée puis en parle à ma collègue historienne à l’École normale de l’État à Liège (aujourd’hui, Haute École Charlemagne) où j’enseigne. Surprise : France Truffaut, fille de l’auteur de l’État fédéral en Belgique (1938), était également membre de l’Institut Destrée et fort proche du président Jacques Hoyaux. France me fait rejoindre la section de Liège de l’Institut Destrée dont je deviens vite – prérogative du jeune intellectuel fraîchement arrivé, secrétaire d’un président haut en couleur, Dieudonné Boverie [6]. Dès le 15 mars 1981, je participe à l’Assemblée générale de l’Institut Destrée à Hôtel de Ville de Charleroi. De même, le 21 mars 1982, selon mes agendas de l’époque. Mes interventions ne sont pas toujours bien comprises dans une association où je viens chercher “du Hasquin” et où je trouve souvent “du Charles-François Becquet” [7], c’est-à-dire de la littérature historique plus militante que professionnelle. J’ai évoqué dans mon introduction à l’Encyclopédie du Mouvement wallon, comment, avec l’appui de France Truffaut, puis plus tard celui de Michèle Libon, à partir l’AG du 13 mars 1983, nous avons ouvert un chemin vers ce qui deviendra, au sein de l’Institut Destrée, le Centre interuniversitaire d’Histoire de la Wallonie et du Mouvement wallon dont Paul Delforge fut le premier chercheur recruté [8]. Comme administrateur de l’Institut Destrée, puis directeur des travaux, donc des éditions, j’ai dû mener pendant de longs mois un combat difficile pour refuser la publication du troisième tome de LeDifférend wallo-flamand de Becquet, en trouvant d’ailleurs en Christiane Hoyaux, historienne, un soutien dont je ne disposais pas chez Jacques Hoyaux, ni d’ailleurs chez mon prédécesseur, Guy Galand.
Faut-il dire que Hervé Hasquin est resté pour moi une référence professionnelle comme historien, et un soutien plus qu’intellectuel ? Nous avons toujours gardé d’ailleurs, ce que j’appellerais une “connivence distante”, avec quelques complicités… et beaucoup de respect de ma part.
2. J’ai entendu la voix claire de Dominique Schnapper, sur France Culture, au tournant des années 1990, peut-être à l’époque de la sortie de son livre sur La France de l’intégration dans lequel la sociologue française revenait et développait, en les nuançant très fortement, sur les deux types-idéaux, les deux conceptions traditionnelles de la Nation, française et allemande afin, ensuite d’ajouter aux définitions historiques et philosophique, une définition sociologique. Ces questions étaient d’ailleurs bien présentes, non seulement dans le débat wallon, mais aussi dans celui de la conférence des communautés de langue française dans lesquelles je m’étais d’emblée investi dès mon arrivée comme directeur de l’Institut Destrée en 1988. Par sa clarté, la directrice d’études à l’École nationale des Hautes Études en Sciences sociales à Paris élargissait un champ de réflexion dans une problématique trop longtemps fermée, même si des conceptions très riches, à la fois fortes et nuancées, avaient également été apportées par un autre sociologue, le professeur Michel Molitor de l’UCL, dans le cadre des travaux La Wallonie au Futur. Les enseignements de Dominique Schnapper sur les questions d’identité et de citoyenneté ont été déterminants dans ma manière d’appréhender ces questions aussi difficiles que brûlantes. Peu d’amis savent d’ailleurs l’ampleur du débat qui me fit plier pour nommer mon livre de 1997 L’Identité wallonne, Essai sur l’affirmation politique de la Wallonie aux XIXe et XXe siècles plutôt que La Citoyenneté wallonne, avec le même sous-titre.
La fulgurance en fait, est venue du livre de Dominique Schnapper consacré à La Communauté des citoyens, Sur l’idée moderne de nation[9], dans lequel la sociologue montre avec force comment les approches ethniques peuvent être transcendées par la citoyenneté tout en montrant le risque pour nos démocraties deredevenir des groupes humains unis par un sentiment de communauté historique etd’identité collective et non plus par la volonté proprement civique de participer à une viepolitique commune, en dépassant les enracinements particuliers. J’ai abondamment puisé mon inspiration dans ce travail [10] ainsi que dans les suivants : Qu’est-ce que la citoyenneté ? [11] et L’esprit démocratique des lois[12]. Ces travaux ont aussi constitué autant de passerelles vers ceux de son collègue historien, plus médiatisé, Pierre Rosanvallon…. Il m’a été donné d’échanger avec Madame Schnapper, après son départ du Conseil constitutionnel, de la rencontrer dans son bureau de l’EHSS à Paris, de l’inviter et l’accueillir à Namur le 17 novembre 2015, jour où la fille de Raymond Aron a fait une mémorable conférence à la tribune du Parlement de Wallonie, à l’initiative de l’Institut Destrée.
3. C’est à l’Université Paris-Dauphine, Salle Raymond Aron précisément, que j’ai entendu puis rencontré Jacques Lesourne. S’y tenaient, les 8 et 9 décembre 1999 les Assises de la Prospective, à l’initiative de Futuribles International et du laboratoire LESOD de cette université. Jacques Lesourne, polytechnicien et économiste, est alors professeur au Conservatoire national des Arts et Métiers et président de Futuribles International. Son discours sur la prospective est robuste, exigeant, structuré. Lorsque je me présente à lui pour la première fois, la réponse de ce disciple de Maurice Allais est immédiate : la prospective a besoin d’historiens : leur rigueur dans la recherche et l’analyse des sources, leur déontologie, leur perception des temporalités les y appellent et il me cite Braudel, Chaunu, Furet.
Je vais, ces années-là, m’inscrire systématiquement à la plupart des formations et conférences qu’il donne et puis le rencontrer plus régulièrement de 2004 à 2012, souvent au côté d’Hugues de Jouvenel, lorsque je rejoins le Conseil d’administration de Futuribles. D’emblée, il me raconte ses expériences de consultant pour la Société d’Économie et de Mathématiques appliquées (SEMA), ses visites dans le Borinage lors des fermetures des charbonnages, ses relations avec la Société générale de Belgique et ses jugements à l’égard de la matrone belge, que j’insérerai d’ailleurs dans La Nouvelle Histoire de Belgique[13]. Ses encouragements dans mon appréhension de la prospective sont constants. Le 27 avril 2000, il me dédicace son ouvrage Un homme de notre siècle [14], en m’adressant tous ses vœux pour la réussite de mes efforts de développement de la prospective wallonne. J’en déduis ainsi qu’une telle dynamique est vue positivement par un maître à penser de la prospective. Son influence sur ma réflexion méthodologique est considérable : il me fait appréhender sérieusement la systémique au travers de son ouvrage Les Systèmes du Destin[15], que j’acquière en 2003 et qui m’ouvrira les portes des systèmes complexes, avec Edgar Morin, Jean-Louis Le Moigne [16] et, paradoxe, une redécouverte de Jean Ladrière [17], dont Michel Quévit, Gérard Fourez et Riccardo Petrella nous avait tant parlé. Lesourne, c’est aussi l’homme d’Interfuturs, cette opération Overlord de la prospective, qu’il réalisa pour l’OCDE, en complément du Rapport Meadows [18]. Jacques Lesourne, c’est aussi l’auteur de Ces avenirs qui n’ont pas eu lieu [19], qui m’inspirera l’idée de la méthode des bifurcations, un des atouts de terrain de l’Institut Destrée. Le message de Jacques Lesourne reste constamment présent dans ma mémoire. Lorsque j’ai eu l’occasion de l’accueillir à la Société wallonne de l’Évaluation et de la Prospective pour une conférence à Gembloux, nous avions non seulement longuement échangé, mais j’avais eu l’occasion de lui poser, à la fin de sa conférence, la question de savoir quelle devait être la plus grande qualité du prospectiviste. Il nous avait répondu comme le fait un chercheur : cette qualité doit être la modestie devant la fragilité des réponses que l’on peut apporter et face à l’ampleur des enjeux qui sont posés.
Les trois forces et qualités du chercheur de l’Institut Destrée
Hasquin, Schnapper, Lesourne. On me dira que ces choix sont bien francophones pour le chercheur d’une institution qui se veut européenne et internationale. C’est vrai que d’autres références et affinités auraient pu être évoquées, de Eleonora Barbieri Masini à Rome, Emilio Fontela à Madrid, Paraskevas Carakostas à Athènes, de Peter Bishop à Houston, à Ted Gordon ou Jerome Glenn ou Bill Halal à Washington, Verna Alle à San Francisco, Günter Clar à Stuttgart, Karlheinz Steinmüller à Berlin, etc. Les trois cités en exergue sont ceux qui ont le plus marqué le chercheur dans ses pratiques comme dans ses contenus. Ils sont aussi, chacune et chacun porteur d’un axe parmi les préoccupations majeures de l’Institut Destrée : l’histoire, l’heuristique [20] et en particulier la critique des sources pour Hervé Hasquin, la citoyenneté, l’identité et la démocratie pour Dominique Schnapper, la prospective, l’analyse des systèmes complexes, la décision et l’auto-organisation pour Jacques Lesourne. Les trois forces et qualités du chercheur de l’Institut Destrée.
Je pense être resté trop éloigné de ces qualités. Elles restent pour l’avenir, et pour les jeunes chercheuses et chercheurs des qualités à acquérir, des exigences à cultiver, des vigilances à activer entre les membres de l’équipe.
Ainsi, mes collègues ne s’en étonneront pas. Il nous faut sans cesse revenir à la tri-fonctionnalité de la pensée créatrice chère à Thierry Gaudin [21] pour organiser le processus de travail : une recherche des données pertinentes, l’évaluation de leur robustesse, leur traitement, leur critique rigoureuse ; ensuite leur mise en débat en confrontation entre collègues, experts, praticiens, enfin, un effort de conceptualisation qui constitue, par l’imagination bien balisée [22], la véritable plus-value du chercheur, celle qui ouvre les portes de l’innovation. Au cœur de ce système réside évidemment la vérification au sens que lui a donné Gilles-Gaston Granger : l’établissement de la solidité d’un énoncé provisoire concernant le réel, sans toutefois fixer de manière immuable l’essence connaissable des choses et des faits [23]. C’est le professeur Maurits Van Overbeke qui, dans une belle leçon de critique rappelait que, si l’avenir reste ouvert, – ce dont aucun prospectiviste ne doute -, pour l’historiographie aussi “le passé reste ouvert”, tant il est vrai qu’elle répugne au prononcé de verdicts irrévocables [24].
Mais la chercheuse ou le chercheur à l’Institut Destrée n’est pas un chercheur de cantonnement ou de garnison. C’est un corsaire qui doit longtemps chercher ses sujets comme des proies et les conquérir de haute lutte : sur le plan budgétaire d’abord, sur le plan académique ensuite. Lorsqu’il tient son butin, il est rare qu’on ne tente de le lui arracher en lui contestant sa légitimité. Si, si, les exemples sont nombreux, tant en histoire qu’en prospective…
Aussi, le chercheur de l’Institut Destrée est-il un entrepreneur, celui qui prend tous les risques, qui les prend pour lui-même, ou avec son équipe.
Avons-nous été à la hauteur de nos chercheuses et de nos chercheurs ?
Dans une Wallonie que nous avons souvent décrite comme économiquement, socialement et surtout culturellement meurtrie, l’Institut Destrée a souvent cherché à construire une voie nouvelle. Pour les autres. Avec des succès relatifs d’ailleurs. Il l’a fait sur le plan local, parfois, territorial et régional souvent, en Wallonie, en France, en Europe. Son action a souvent été plus reconnue à l’international, notamment grâce à l’initiative Millennia2025, portée par Marie-Anne Delahaut, et qui a ouvert nos reconnaissances comme statut consultatif à l’UNESCO et au Conseil économique et social des Nations Unies.
Néanmoins, quand je vois le grand nombre de chercheuses et de chercheurs qui se sont investis si formidablement depuis 1986 : les Pascale Van Doren, les Marie-Anne Delahaut, les Paul Delforge, les Jean-François Potelle, les Michaël Van Cutsem, les Didier Paquot, les Sophie Jaminon, les Marie Dewez, les Coumba Sylla, et tant d’autres, je ne suis pas sûr que l’Institut Destrée, les administrateurs et moi-même, ayons toujours été à la hauteur de ce qu’ils ont donné et donnent encore à ce qui est plus que leur métier. Et quand je dis que je ne suis pas sûr, chacun peut comprendre qu’il s’agit d’un artifice et que je suis sûr que nous n’avons pas été à la hauteur.
Cet esprit timoré, défaitiste, confortable même, que Marc Bloch n’a que trop bien décrit dans L’étrange défaite[25], en parlant d’un autre pays et d’une autre époque, frappait et frappe encore la Wallonie. N’en doutons pas, il a aussi parfois atteint notre institution. Ainsi que je l’ai rappelé récemment, lorsqu’en octobre 1980, le ministre de la Région wallonne Jean-Maurice Dehousse propose de confier à l’Institut Destrée des études et des recherches, le Conseil d’administration ne veut pas répondre positivement, compte tenu de l’emprunt de 5.000.000 de FB alors nécessaire pour payer les chercheurs [26]…
Je ne peux non plus m’empêcher de me rappeler les conditions de mon propre engagement à l’Institut Destrée. Quand je dis engagement, je ne veux pas le dire dans le sens de recrutement. Voyant l’institution dans une impasse tant par rapport au nouveau centre de recherche historique, qui allait perdre la plupart de ses chercheuses et chercheurs, que de l’éducation permanente dont l’animatrice était en voie d’exfiltration, que du congrès La Wallonie au futur, programmé pour octobre 1988, officiellement annoncé, sans qu’une équipe puisse en assumer l’organisation, j’ai été amené à proposer de quitter l’enseignement pour assumer cette charge à partir du 1er juin 1988, sur base de mon salaire de professeur du Secondaire. Il faut reconnaître que cela s’est fait dans une forme d’indifférence, les administrateurs qui m’avaient encouragé étant absents lors de ma désignation, aucun contrat ne m’étant proposé – je n’en ai finalement jamais eu -, aucune assurance, aucune stabilité. Mes parents m’ont cru devenu fou, et encore, ils étaient largement dans l’ignorance de la situation. Tout le risque fut pour moi. Peut-on appeler cela l’esprit d’entreprendre dont on souligne tant le déficit ? Jacques Lanotte s’en souviendra à qui je m’étais confié à l’époque, lui-même étant alors très en retrait d’une institution en perdition.
Mon propos n’est pas celui d’un reproche adressé à quiconque. C’est un appel au Conseil d’administration que je viens rejoindre pour que nous prenions, ensemble, les initiatives nécessaires afin que la nouvelle directrice générale et l’équipe puissent, dans les mois et les années qui viennent trouver, un paysage de travail plus serein. Celui-là, j’en suis sûr, ne nuira pas à l’esprit combattif et pionnier de nos chercheuses et chercheurs.
Remerciements sincères
Philippe Destatte et Philippe Suinen, 28 juin 2022
Au moment où je quitte mes fonctions de directeur général, je veux bien sûr remercier cette équipe de choc, leur dire que je reste à leur écoute et même davantage. Dire aussi au Conseil d’administration, ainsi qu’aux présidents Jean-Pol Demacq, Jacques Brassinne, Philippe Suinen, mais aussi à Micheline Libon et à Bernadette Mérenne, que je les remercie pour la confiance qu’ils ont mise en moi. C’est la même confiance que je placerai en Pascale Van Doren et en son équipe rapprochée, avec Paul Delforge et Didier Paquot, bien sûr.
Jacques Lanotte et Marie-Anne Delahaut ont été mes coaches et confidents pendant toutes ces années. Marie-Anne l’a été à tout instant – parfois tard dans la nuit -, toujours disponible pour suggérer, relire, conseiller, impulser. J’ai souvent retrouvé en elle l’esprit de la Wallonne farouche et déterminée, rebelle aussi souvent, mais tellement profond, qui m’avait fasciné chez Aimée Lemaire lors de nos longues conversations de Nalinnes.
C’est à l’esprit d’indépendance, de résistance, de combattivité et d’intelligence subtile d’Aimée que je voulais confier mes derniers mots de ce jour. En espérant que cette grande Dame vous inspire pour le nouvel avenir que vous avez à construire.
Je vous remercie toutes et tous !
Philippe Destatte
@PhD2050
[1] Léon-E HALKIN, Initiation à la critique historique, coll. Cahiers des Annales, 6, Paris, Armand Colin, 1973.
[2] Raymond ARON, La philosophie critique de l’histoire, Essais sur une théorie allemande de l’histoire, Paris, J. Vrin, 1964. – Dimensions de la conscience historique, Paris, Plon, 2e éd., 1964.
[3] Madeleine GRAWITZ, Méthodes des Sciences sociales, Paris, Dalloz, 2e éd., 1974. – Ibidem, 9e éd., 1993.
[4] Henri JANNE, Le système social, Essai de théorie générale, Bruxelles, Edition de l’Université libre de Bruxelles, 1972. – Voir aussi le travail pionnier : Henri JANNE dir., Europe 2000, General Prospective Studies,The Future is Tomorrow, 17 Prospective Studies, The Hague, Martinus Nijhoff, 1972.
[5] Paul DUVIGNEAUD, La synthèse écologique, Populations, communautés, écosystèmes, biosphère, noosphère, Paris, Doin, 2e éd., 1980.
[7] P. DELFORGE, Charles-François Becquet, dans P. DELFORGE, Ph. DESTATTE, M. LIBON, Encyclopédie du Mouvement wallon, t. 1, p. 135-137, Charleroi, Institut Destrée, 2000.
[8] Philippe DESTATTE, L’Encyclopédie du Mouvement wallon (1983-2000), une obstination scientifique, budgétaire, citoyenne, dans P. DELFORGE, Ph. DESTATTE, M. LIBON, Encyclopédie du Mouvement wallon, t. 1, p. 7-9, Charleroi, Institut Destrée, 2000.
[9] Dominique SCHNAPPER, La communauté des citoyens, Sur l’idée moderne de nation, Paris, Gallimard 1994.- Voir aussi Nation et démocratie, Entretien avec Dominique Schnapper, dans La Nation, La pensée politique, p. 151-165, Paris, Hautes Etudes, Gallimard, Le Seuil, 1995.
[10] Ph. DESTATTE, L’identité wallonne, Essai sur l’affirmation de la Wallonie, XIXe-XXe siècle, p. 28, Charleroi, Institut Destrée, 1997. – Ph. DESTATTE, Des nations à la nouvelle gouvernance territoriale, dans Marc GERMAIN et Jean-François POTELLE dir., La Wallonie à l’aube du XXIème siècle, Portrait d’un pays et de ses habitants, p. 487-500,Charleroi, Institut Destrée, 2004.
[11] D. SCHNAPPER, avec la collaboration de Christian Bachelier, Qu’est-ce que la citoyenneté ?, Paris, Gallimard, 2000.
[12] D. SCHNAPPER, L’esprit démocratique des lois, Paris, Gallimard, 2014.
[13] Marnix BEYEN et Ph. DESTATTE, Nouvelle Histoire de Belgique, 1970-2000, p. 23 , Bruxelles, Le Cri, 2009.
[14] Jacques LESOURNE, Un homme de notre siècle, De polytechnique à la prospective et au journal Le Monde, Paris, Odile Jacob, 2000.
[15] Jacques LESOURNE, Les systèmes du destin, Paris, Dalloz, 1976.
[16] Jean-Louis LE MOIGNE, La théorie du système général, Théorie de la modélisation, Paris, Presses universitaire de France, 1984.
[17] Jean LADRIERE, Les enjeux de la rationalité, Le défi de la science et de la technologie aux cultures, Paris, Aubier – Montaigne / Unesco, 1977. Et surtout Système (Epistémologie), dans Encyclopaedia Universalis, vol. 15, p. 686 sv, Paris, 1978.
[18] INTERFUTURS, Face aux futurs, Pour une maîtrise du vraisemblable et une gestion de l’imprévisible, Paris, OCDE, 1979.
[19] Jacques LESOURNE, Ces avenirs qui n’ont pas eu lieu, Paris, Odile Jacob, 2001.
[20] Ph. DESTATTE, Les opinions partiales altèrent la rectitude du jugement, Heuristique et critique des sources dans les sciences, Conférence présentée à la Salle académique de l’Université de Mons, dans le cadre du Réseau EUNICE, le 21 octobre 2021, Blog PhD2050, 1er novembre 2021. https://phd2050.org/2021/11/01/heuristique/
[21] Thierry GAUDIN, Discours de la méthode créatrice, Entretiens avec François L’Yvonnet, Gordes, Ose savoir – Le Relié, Avril 2003.
[22] Philippe DESTATTE, Questionnement de l’histoire et imaginaire politique, l’indispensable prospection, dans La Wallonie au futur, Vers un nouveau paradigme, p. 308-310, Charleroi, Institut Destrée, 1989. Cette communication, présentée au premier congrès La Wallonie au Futur a aussi été publiée dans Les Cahiers marxistes, février-mars 1988, n°157-158, p. 49-53.
[23] Gilles-Gaston GRANGER, La vérification, p. 299, Paris, Odile Jacob, 1992. – Dans ce domaine, ce sont évidemment les historiens qui excellent, voir la bible : Guy THUILLIER, La pratique de l’histoire, Introduction au métier d’historien, Paris, Economica, 2013, 865 p.
[24] Maurits VAN OVERBEKE, Berchtesgaden : un dîner avec le diable, p. 128, Louvain-la-Neuve, Academia-L’Harmattan, 2021.
[25] Marc BLOCH, L’étrange défaite, Témoignage écrit en 1940, Paris, Gallimard, 1990.
[26] ARCHIVES DE L’INSTITUT DESTREE, Conseils d’administration, Conseil d’administration du 26 octobre 1980 , p. 3.
Dans une première partie de cette étude et sur base d’une interrogation du dessinateur Nicolas Vadot, nous avons analysé la relation ambivalente que la Russie et l’OTAN ont entretenue de 1954 à 1998, période pendant laquelle le Kremlin, de Khrouchtchev à Eltsine a, à plusieurs reprises demandé formellement son adhésion à l’Alliance atlantique. Après la chute du Rideau de fer, l’OTAN a tendu la main à la Russie, mais aussi aux anciens pays du Pacte de Varsovie, tout en gardant soigneusement fermée la porte à Moscou. On ne se souvient guère de la coopération entre l’OTAN et le Kremlin pour l’intervenir en Bosnie et la présence de militaires russes au SHAPE à Mons au milieu des années 1990.
Dans une deuxième partie, nous avons observé que, après une vague d’ouverture internationale, de libéralisme économique, de démocratisation relative à Moscou, les efforts de coopération entre l’OTAN et la Russie se heurtent à deux obstacles : d’une part, l’élargissement en 1999 à trois premiers pays de l’Est, sans perspective réelle pour la Russie de rejoindre l’Alliance et, d’autre part, à l’intervention militaire unilatérale de l’OTAN au Kosovo qui bouscule et la diplomatie russe et les règles du droit international.
Dans une troisième partie, nous avons vu que, aux yeux des observateurs de l’époque, l’arrivée au pouvoir de Vladimir Vladimirovitch Poutine apparaît à bien des égards, comme une bifurcation. Premier ministre de Boris Eltsine le 9 août 1999, sa carrière est fulgurante puisqu’il est élu président de la Fédération de Russie au premier tour le 26 mars 2000. Il est alors, à 47 ans, le plus jeune dirigeant de la Russie depuis la Révolution de 1917. Le nouveau président, soutenu par Mikhaïl Gorbatchev, apparaît comme un réformateur modéré souhaitant combiner ouverture économique et reconstruction de l’État. Ainsi, comme l’a écrit Jacques Sapir, Vladimir Poutine a suscité en Russie un mouvement d’espoir et a bénéficié d’un soutien comme peu de dirigeants en ont connu. Le chef du Kremlin apparaît alors comme un interlocuteur de qualité pour l’Alliance atlantique. Avant que la situation ne dégénère.
Conclusion : Au diable tout cela ! Nous l’avons emporté et pas eux !
Une trajectoire, des bifurcations
Quand on doit qualifier la trajectoire de l’évolution des relations entre l’OTAN et la Russie, de la chute du Mur de Berlin (1989) au déclenchement, en 2014, des opérations en Crimée, puis au Donbass et ses prolongements jusqu’en 2022, on hésite entre les mots d’incompréhension mutuelle, de divergence d’intérêts et de stratégies, et bien sûr d’arrogance, de chaque côté de cette ligne rouge en déplacement constant vers l’Est. Les limites explicatives de cette trajectoire apparaissent immédiatement : nous sommes en présence d’un système complexe d’abord fondé sur des acteurs humains dont l’empathie, par exemple, comme faculté à s’identifier au partenaire, n’est pas une vertu constante. Nous évoluons également dans une dynamique où les acteurs cultivent leur propre trajectoire : tout seuls – les États-Unis, la France, la Russie, l’Allemagne – ou en logique de murmure collectif : l’Union européenne, la Communauté des États indépendants dans ses différentes configurations, la Vieille Europe, la Nouvelle Europe – pour reprendre la typologie attribuée à Donald Rumsfeld -, notamment. à notre trajectoire des relations entre l’Alliance et la Moscou, nous pourrions en ajouter deux autres, parallèles, et montrer qu’elles sont souvent en résonance : les relations chaotiques entre la Russie et les États-Unis, d’une part, l’élargissement et l’intégration européenne de l’autre, incluant les vains efforts de l’Union pour constituer une défense commune ou même cette fameuse identité européenne dans l’OTAN. D’autres facteurs clefs pèsent lourd et sont particulièrement moteurs à certains moments, même si nous ne les avons que très peu évoqués, voire pas du tout : la géopolitique mondiale, les budgets de la Défense [1], les processus de désarmement, le terrorisme, et surtout l’évolution économique et sociale, ainsi que les questions énergétiques. Autant de boîtes noires qu’il faudrait ouvrir et intégrer dans le modèle.
Quelques bifurcations s’imposent à notre trajectoire. Une première se situe au moment des négociations pour la réunification allemande, la Deutsche Einheit du 3 octobre 1990, jusqu’à la dissolution de l’URSS du 26 décembre 1991. C’est une période d’intense activité diplomatique pendant laquelle on s’interroge sur le maintien de l’Alliance tout en considérant, avec plus ou moins de modestie, que les Occidentaux ont gagné la partie.
Nous avons situé en 1999 une deuxième bifurcation importante. De son avant-dernière année, le XXème siècle nous laisse deux créances en héritage, qu’il nous faudra honorer cher et vilain au XXIème siècle : le Sommet de Washington des 24 et 25 avril 1999 marque à la fois les cinquante ans de l’Alliance, son renouveau, l’élargissement de ses missions, ainsi que sa capacité à transgresser l’ordre international comme l’organisation le fait en bombardant le Kosovo malgré la réticence de certains de ses membres et l’absence de mandat des Nations Unies. Ces événements ont pollué le dialogue, qui avait pourtant été constructif, entre les différents protagonistes. À ce moment précis, comme l’écrivait l’historien et journaliste André Fontaine, l’OTAN a incontestablement échoué à créer des relations confiantes, permanentes et efficaces avec la Russie [2]. Au contraire, l’Alliance montre à la Russie un leadership de puissance, l’humilie sur la scène internationale et s’ouvre à trois premiers anciens membres du Pacte de Varsovie, malgré les demandes successives de la Russie de la rejoindre en même temps sinon avant. La cérémonie tenue à Indépendance, Missouri, montre bien que la dynamique est avant tout américaine.
La guerre préventive déclenchée par les Américains le 20 mars 2003 en Irak met à mal la relation des Européens avec les États-Unis, mais surtout des Européens entre eux. La contestation de la prééminence américaine par ces vieux alliés des États-Unis que sont la France et l’Allemagne irrite profondément Washington d’autant qu’un axe se crée avec Moscou qui pourtant, et malgré les affronts, était jusque-là restée assez “docile”. En fait, depuis la chute du Mur, tout rapprochement entre Moscou et Berlin constitue un point sensible pour la diplomatie américaine. La revendication de la multipolarité chère à Evgueni Primakov, mais aussi à Vladimir Poutine s’inscrit également dans ce cadre. 2003 n’est pas loin du discours de Munich du président de la Fédération de Russie en 2007, ainsi que du Sommet de Bucarest en 2008. Les clivages européens se retrouvent autour de la question de l’entrée de l’Ukraine et de la Géorgie dans l’OTAN. Ce sont les “Vieux Européens” qui empêchent sa concrétisation, probablement davantage que l’attention à la colère de Vladimir Poutine. Géorgie en 2006, Donbass et Crimée en 2014, guerre russo-ukrainienne du 24 février 2022, constituent une même escalade et, simultanément, la pire réponse de la Russie à la relégation dont elle a fait l’objet et qui, dès lors, au moins pour un temps, ne peut que s’accentuer. Comme le soulignait Hubert Védrine le 20 avril 2022, l’attaque de la Russie sur l’Ukraine pulvérise la vision que les Européens avaient sur la marche du monde. Plus loin, l’ancien chef du Quai d’Orsay se demande si, à un moment donné, les Occidentaux auraient pu être plus intelligents ? [3]
To hell with that! We prevailed and they didn’t ! [4]
Quinze ans auparavant, le même Hubert Védrine avait constaté que, parce que les Occidentaux ont cru, avec la fin de l’URSS, avoir gagné la bataille de l’histoire et pouvoir régner en maîtres, ils sont déboussolés par un monde si peu conforme à leurs espérances. Les États-Unis, écrivait-il, étaient triomphalistes. Ils jugeaient leur leadership et leur bienveillante hégémonie nécessaires à la stabilité et à la sécurité du monde[5].
Ce qui est aujourd’hui de plus en plus clair aux yeux des chercheurs – et je pense que nous avons commencé à le découvrir dans ce parcours -, c’est que, depuis 1990, les décideurs américains voulaient que les résultats de la réunification allemande donnent carte blanche aux États-Unis en consolidant une Allemagne réunifiée au sein de l’OTAN et en permettant toutes les options de la diplomatie américaine dans le nouveau paysage stratégique de l’Europe [6]. L’expression de George H. Bush, lors de sa rencontre avec les dirigeants ouest-allemands à Camp David, les 24 et 25 février 1990 est caractéristique. Le président américain estime que les Soviétiques ne sont pas en mesure de dicter la relation de l’Allemagne avec l’OTAN.Ce qui m’inquiète, dit-il, ce sont les propos selon lesquels l’Allemagne ne doit pas rester dans l’OTAN. Au diable tout cela ! Nous l’avons emporté et pas eux. Nous ne pouvons pas laisser les soviétiques arracher la victoire des mâchoires de la défaite[7].
Cette époque, qui nous paraît aujourd’hui lointaine, fait toujours référence quand on est à Moscou, en particulier le discours du secrétaire général de l’OTAN du 17 mai 1990, dont l’interprétation est l’objet de polémiques virulentes et, de plus, partage en deux écoles (schools) tant les analystes des relations internationales que les historiens. Ces deux approches sont fondatrices aussi de deux récits qui agissent profondément sur la lecture que l’on peut avoir des événements présents [8]. Dans son discours justificatif de son intervention militaire en Ukraine, le 24 février 2022, il n’a pas fallu vingt secondes pour que Vladimir Poutine fasse allusion à trente ans d’efforts du Kremlin pour se mettre d’accord avec l’OTAN sur les principes d’une sécurité européenne. Et d’affirmer : en réponse à nos propositions, nous avons constamment été confrontés soit à des tromperies et des mensonges cyniques, soit à des tentatives de pression et de chantage, et l’Alliance de l’Atlantique Nord, pendant ce temps, malgré toutes nos protestations, ne cesse de s’étendre. La machine militaire se déplace, et, je le répète, s’approche près de nos frontières. Et plus loin, le président de la Fédération de Russie précise que, parmi les marques de mépris du droit international qu’il prête à l’Occident : cela inclut aussi les promesses faites à notre pays de ne pas étendre l’OTAN d’un pouce vers l’Est. […] [9]
Visitant un certain nombre d’archives, dont certaines que nous avons nous-même présentées ici – notamment celles déclassifiées par la NSA -, le chercheur américain Joshua Itzkowitz Shifrinson observe en 2016 que les responsables de son pays ont offert des garanties informelles à plusieurs reprises aux Soviétiques contre l’expansion de l’OTAN au cours des pourparlers sur la réunification de l’Allemagne, au printemps, à l’été et à l’automne 1990. Le professeur de Relations internationales à l’Université A&M du Texas puis à l’Université de Boston, montre qu’il s’agit d’une pratique diplomatique courante. En l’occurrence, ces garanties s’inscrivaient dans les positions de négociation de l’Administration de George H. Bush et indiquaient que l’ordre européen de l’après Guerre froide serait acceptable à la fois pour Washington et pour Moscou. Ainsi, l’OTAN resterait en place tandis que l’architecture de sécurité de l’Europe inclurait l’Union soviétique. Collectivement, pour Itzkowitz Shifrinson, ces preuves suggèrent que les dirigeants russes ont essentiellement raison de prétendre que les efforts déployés par les États-Unis pour étendre l’OTAN depuis les années 1990 violent “l’esprit” des négociations de 1990 : l’expansion de l’OTAN a annulé les assurances données à l’Union soviétique en 1990 [10].
Mais le chercheur américain va plus loin dans le développement de son papier, labellisé d’Harvard et du MIT, en indiquant qu’il existe de plus en plus de preuves que les États-Unis n’ont pas été sincères lorsqu’ils ont offert à l’Union soviétique des garanties informelles contre l’expansion de l’OTAN. Faisant référence aux travaux de l’historienne Mary Elise Sarotte du Centre d’Études européennes à Harvard [11], il observe que les documents déclassifiés provenant des archives américaines suggèrent que les responsables politiques américains ont utilisé la diplomatie de la réunification allemande pour renforcer la position des États-Unis en Europe après la Guerre froide[12]. Et le professeur ajoute que, contrairement à ce que prétendent de nombreux décideurs et analystes, il existe de nombreuses preuves que les affirmations russes de “promesse non tenue” concernant l’expansion de l’OTAN sont fondées. En s’appuyant sur la théorie des relations internationales et en l’appliquant à des éléments nouveaux et préexistants sur les négociations de 1990, il estime que les dirigeants russes ont essentiellement raison : l’expansion de l’OTAN a violé le quid pro quo au cœur de la diplomatie qui a abouti à la réunification de l’Allemagne au sein de l’OTAN. Il n’existait pas d’accord écrit excluant l’expansion de l’OTAN, mais des garanties de non-expansion ont tout de même été avancées en 1990, pour être ensuite annulées[13].
Comme le constate en 2021 l’ancien secrétaire général adjoint des Nations Unies et professeur à l’Université de Columbia, Jean-Marie Guehenno, l’hypocrisie de la relation stratégique avec la Russie était peut-être inévitable, mais ces mensonges ont eu un prix. Pour les dissiper, il aurait fallu suspendre nos doutes sur l’avenir de la Russie, et réfléchir à la signification d’une OTAN dont la Russie deviendrait membre. Mais soulever cette question aurait obligé à raisonner non en termes de vainqueurs et de vaincus, mais en coresponsables d’un monde nouveau à construire[14].
Cette analyse des relations internationales, certes bousculante pour notre vision traditionnelle – et, faut-il l’écrire -, généralement manichéenne, nous invite à un retour sur la trajectoire que nous avons décrite au début de notre conclusion. L’évolution des rapports entre l’OTAN et la Russie doit manifestement se fonder davantage sur le rapport de force entre les acteurs, ainsi que Joshua Itzkowitz Shifrinson nous y invite. Dans son ouvrage que l’on pourrait traduire par “Titans en ascension, géants en chute, Comment les grandes puissances exploitent les changements de pouvoir” [15], le professeur à l’Université de Boston analyse, à partir de l’histoire, le processus de déclin de grandes puissances qui perdent leurs capacités économiques, militaires, stratégiques et voient d’autres puissances émerger en même temps. Leur déclin prend surtout son sens par rapport au renforcement de la puissance de leurs voisins. Itzkowitz Shifrinson conceptualise une théorie de la prédation (Predation Theory) et l’applique à plusieurs cas parmi lesquels il rend compte de la stratégie des États-Unis et du déclin de l’Union soviétique. Ainsi, à partir de sources du Département d’État et du Conseil national de Sécurité américain (NSC), il montre que les conditions de la réunification allemande ont été conçues dans les années 1980 et 1990 pour maximiser la domination des États-Unis dans les affaires de sécurité européennes tout en minimisant l’influence soviétique [16]. L’approche de la théorie de la prédation est éclairante lorsque le chercheur met en évidence une archive du NSC de 1985-86 dans laquelle, alors que Gorbatchev se rapproche des États-Unis avec la volonté de faire de l’URSS un État décentralisé, moderne et efficient, le conseiller à la Sécurité nationale de Ronald Reagan et futur Ambassadeur US à Moscou de 1987 à 1991, Jack F. Matlock, pose la question de savoir si cette Union soviétique-là serait bonne pour les États-Unis ? Concluant sans ambages “absolument pas”. (Would this USSR be good for the US? Absolutely Not.) [17]
Cette stratégie d’affaiblissement systématique de la Russie, sous Ronald Reagan, George H. Bush [18] – et probablement leurs successeurs – constitue la clef d’une trajectoire plus volontariste et centrale des relations entre l’OTAN et la Russie qui intègre à la fois la volonté de leadership américain, la relégation de la Russie et la perpétuation de la prééminence des États-Unis en l’Europe dans une vassalisation relative pour laquelle Washington s’appuie sur l’inclusion de nouveaux acteurs à l’Est. L’OTAN est alors l’instrument de cette politique, à la fois structure d’intégration, drapeau des valeurs occidentales officielles et instrument de puissance.
L’ensemble de ces éléments nous permet de mieux comprendre l’histoire des relations internationales depuis 1989. Si les objectifs des États-Unis étaient avant tout, non pas d’installer l’harmonie, mais d’assurer leur prédominance sur le continent européen en s’appuyant sur les anciens satellites de Moscou, tout en établissant une distance entre l’Allemagne et la Russie, on voit mal pourquoi ils auraient permis à Moscou d’adhérer à l’Alliance atlantique, à quelque moment que ce soit.
Les bases de la réflexion prospective sont partiellement en place. Tout reste à faire bien sûr pour scénariser les vingt prochaines années, identifier les enjeux de long terme et y répondre. Plusieurs chantiers ont été lancés ces derniers mois tant aux niveaux international que régional. à l’horizon 2050, de nombreuses métamorphoses sont possibles, les meilleures comme les pires. Peut-on encore penser l’entrée de la Russie dans l’OTAN, comme elle était imaginable à certains voici trente ans ? A priori, la question est difficile. Elle hérisse les analystes, surtout depuis le 24 février 2022 et l’offensive russe sur Kiev, Kharkiv, Kramatorsk, Marioupol, Kherson. Comment pouvons-nous même l’envisager ?
Le lancement de trajectoires vers des futurs possibles à l’horizon 2030, 2035, 2040, 2045, 2050, ouvre le champ de la réflexion, mais aussi de l’évolution des acteurs. Quelles hypothèses peut-on formuler sur la présidence de la Russie ou des États-Unis, sur l’évolution de l’OTAN et de ses missions par rapport aux Nations Unies, sur l’intégration et l’élargissement de l’Europe, sur sa volonté ou son absence de réelle volonté de concevoir la paix, de construire une défense et une industrie de l’armement communes, sur l’évolution des puissances émergentes telles que la Chine ou l’Inde, sur les logiques de déclins et d’équilibres économiques évoqués plus haut, sur la capacité des États à entamer des coopérations communes pour répondre aux transitions, aux changements climatiques, aux ambitions spatiales, etc. Nous le voyons aujourd’hui, le double système Russie – OTAN est loin d’être restreint au cadre continental. Que pensent et comment se situent les vingt pays qui ont refusé de condamner l’agression russe aux Nations Unies, parmi lesquels la Chine et l’Inde, représentant ainsi une majorité de la population du monde ? [19]
Réfléchir à l’avenir, ce n’est pas qu’explorer des futurs possibles, c’est aussi mobiliser des futurs souhaitables qui répondent aux enjeux de l’avenir et se déclinent en finalités dans une vision partagée et en stratégies d’actions concrètes, opérationnelles.
Évoquer l’avenir de la Russie et de l’OTAN, c’est d’abord penser à la paix, en particulier la paix entre l’Ukraine et la Russie puisque, jusqu’à ce jour, l’Alliance atlantique rappelle régulièrement qu’elle n’est pas en guerre. La paix et l’amitié sont difficiles à concevoir quand les télévisions et les réseaux sociaux nous montrent les atrocités, particulièrement celles du camp auquel on nous assigne.
Lors de la négociation de Rambouillet de 1999 avec les insurgés kosovars et les Serbes, la secrétaire d’État américaine Madeleine Albright avait tenté une ouverture auprès des belligérants en leur donnant l’exemple du parcours du Nord-Irlandais Gerry Adams et la capacité de nos sociétés de passer de la violence à des relations politiques et sociales pacifiques [20]. Le rôle de l’IRA pendant la Seconde Guerre mondiale n’a pas empêché Londres et l’organisation qui avait pratiqué un terrorisme sanglant à l’un des pires moments de l’histoire britannique de négocier une paix. J’avais moi-même repris cet exemple pour tenter de l’appliquer au terrorisme islamique dans un séminaire prospectif de l’OTAN organisé par le Millennium Project à Falls Church, en Virginie, en 2016 [21]. De même, les exemples sont nombreux, depuis Pearl Harbor, le bombardement de Tokyo, celui de Dresde ou les massacres d’Oradour-sur-Glane ou de la bataille d’Ardenne que tout peut être, non oublié, mais pardonné.
Les travaux de recherches que nous avons effectués nous ont également renvoyé de nombreuses hypothèses d’évolution dont nous pouvons nous inspirer. Pour ne prendre qu’un exemple – mais il me paraît central -, Joshua Itzkowitz Shifrinson évoquait une approche nouvelle : accorder un rôle décisionnel plus important aux membres de l’OTAN moins enthousiastes que les États-Unis à l’idée de renforcer ou d’étendre la présence de l’OTAN en Europe de l’Est et de renoncer à des déploiements militaires, tels qu’ils avaient été annoncés début 2016 [22]. Le Sénat français regrettait d’ailleurs en 2007 que les relations américano-russes se répercutent directement sur l’atmosphère du dialogue de la Russie avec l’OTAN [23]. La question qui est ainsi à nouveau posée est celle de l’européanisation de l’OTAN, déjà suggérée par le président John Fitzgerald Kennedy dès le début des années 1960, avec deux piliers équivalents de l’Alliance, l’américain et l’européen. Mais, à nouveau, on se heurterait là non seulement au leadership américain, mais aussi aux égoïsmes nationaux de ses partenaires, surtout européens [24].
Dans ce stock de données et d’alternatives, il ne faudra pas oublier les perspectives immédiates permettant de sortir plus ou moins vite de la crise actuelle. Ainsi, Zbigniew Brzezinski (1928-2017) nous livrait déjà des recommandations sous forme d’hypothèses en 2014. Que n’a-t-il pas été entendu par le président Poutine, mais aussi par l’OTAN ! La première consistait à rechercher un compromis avec l’Ukraine en mettant fin à l’assaut contre sa souveraineté et son bien-être économique. Cela exigerait, disait-il, sagesse et persévérance de la part de la Russie, de l’Ukraine et de l’Occident. Un tel compromis devrait impliquer la fin des efforts russes pour déstabiliser l’Ukraine de l’intérieur, la fin de toute menace d’une invasion plus importante et une sorte d’accord Est-Ouest impliquant l’acceptation tacite par la Russie d’un cheminement prolongé de l’Ukraine vers une éventuelle adhésion à l’Union européenne. Parallèlement, l’Ukraine ne chercherait plus à adhérer à l’OTAN.
Dans la seconde hypothèse émise par l’ancien conseiller à la Sécurité nationale du président Jimmy Carter en 2014, Vladimir Poutine pourrait continuer à infliger une intervention militaire dans certaines parties de l’Ukraine. La réaction occidentale devrait alors être une application prolongée et réellement punitive de sanctions destinées à faire comprendre à la Russie les conséquences douloureuses de sa violation de la souveraineté de l’Ukraine. Ce scénario détruirait l’économie des deux pays.
La troisième hypothèse de Brzezinski voyait Poutine envahir l’Ukraine, entraînant non seulement des représailles de la part de l’Occident, mais provoquant aussi, écrivait-il, une résistance ukrainienne. Si cette résistance était soutenue et intense, une pression croissante s’exercerait sur les membres de l’OTAN pour qu’ils soutiennent les Ukrainiens sous diverses formes, rendant le conflit beaucoup plus coûteux pour l’agresseur.
Pour le Kremlin, la conséquence de cette troisième option serait non seulement une population ukrainienne de plus de 40 millions d’habitants hostiles en permanence, mais aussi une Russie isolée économiquement et politiquement, confrontée à la possibilité croissante de troubles internes[25].
Celui qui était également un grand politologue d’origine polonaise soutenait le fait de trouver une formule d’accommodement, suscitant l’abandon de l’usage de la force contre l’Ukraine par la Russie. Il estimait toutefois que la question de la Crimée ne pourrait être résolue, dénonçait le nationalisme et soulignait l’ampleur des risques de cette hypothèse pour la Russie elle-même.
Brzezinski, on le voit, n’avait pas évoqué ce qui reste une hypothèse possible : l’inclusion tant de la Russie que de l’Ukraine et de la Géorgie dans l’Alliance [26]. Au début de notre trajectoire pour la présente étude, en 1998, celui qui avait été un faucon dans sa politique contre l’URSS, avait pourtant affirmé que les États-Unis, en tant que puissance dirigeante de l’OTAN, devraient déclarer explicitement que, à un moment donné de l’avenir, même l’adhésion de la Russie à l’OTAN pourrait avoir un sens[27].
A de nombreuses reprises, c’est la position que j’ai moi-même défendue depuis vingt ans concernant l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne : que Moscou et Kiev y entrent ensemble. Ou qu’elles n’y entrent pas. Parce que, si l’Ukraine c’est l’Europe, la Russie, c’est aussi l’Europe [28]. Considérons de même cette hypothèse pour ce qui concerne l’OTAN. à l’horizon 2050. Si l’Alliance a toujours une mission dans ce monde-là.
En effet, comment les Occidentaux ne parviendraient-ils pas, tôt ou tard, à trouver un modus vivendi stratégique avec Moscou. L’alternative devant laquelle nous nous trouvions voici peu avait été bien définie par la chercheuse Sumantra Maitra à la Royal Historical Society du Royaume-Uni à l’été 2021 : convient-il de négocier un compromis avec Moscou et de laisser à la Russie sa propre petite sphère d’influence dans des parties de l’Europe où elle a déjà des bases et des intérêts établis, ou vaut-il mieux écarter la Russie de l’équation et risquer le déclenchement d’une guerre d’attrition localisée par factions interposées ?[29].
Il est à craindre que, suite à l’élan généré par l’offensive russe de février 2022, nous soyons déjà fermement établis sur l’une des routes possibles, au prix d’un nombre croissant de vies humaines. Nous devons donc également adopter une vision à long terme.
Et pourtant, comme l’écrivait le 15 février dernier l’ancien ambassadeur US à Moscou, Jack F. Matlock, nous sommes aujourd’hui confrontés à une crise évitable entre les États-Unis et la Russie qui était prévisible, a été volontairement précipitée, mais qui pouvait être facilement résolue par l’application du bon sens. Celui qui a vécu tout le processus que nous avons parcouru, depuis le milieu des années 1980 jusqu’aujourd’hui et qui est un des meilleurs connaisseurs de la Russie et de ses voisins regrette, non seulement la politique menée par Washington à l’égard de Moscou depuis George W. Bush, mais aussi la profonde intrusion des États-Unis dans la politique intérieure de l’Ukraine, son soutien actif à la révolution de 2014 ainsi que le renversement du gouvernement ukrainien élu en 2014[30]. Matlock s’étonne aussi que le Président Biden ait refusé de donner l’assurance à son collègue Poutine que l’OTAN ne s’étendrait pas à l’Ukraine et à la Géorgie. L’ancien conseiller à la Sécurité nationale observe également que le gouvernement ukrainien a clairement indiqué qu’il n’a pas l’intention de mettre en œuvre l’accord conclu en 2015 avec la Russie, la France et l’Allemagne pour la réunification des provinces du Donbass au sein de l’Ukraine avec un large degré d’autonomie locale, accord que les États-Unis ont approuvé [31]. Et Jack Matlock ose cette formule :
essayer de détacher l’Ukraine de l’influence russe – le but avoué de ceux qui ont agité les “révolutions de couleur” – était une erreur, et une erreur dangereuse. Avons-nous si vite oublié la leçon de la crise des missiles de Cuba ?[32]
Dans le processus qui a conduit à cette situation dramatique, l’Union européenne a été largement absente, hormis quelques initiatives de certains de ses membres, en particulier du Président Emmanuel Macron. Pourtant, c’est de l’Europe que nous aurions pu attendre et la sagesse diplomatique, et l’initiative de conciliation.
Cette Europe là n’existe probablement pas encore…
Philippe Destatte
@PhD2050
[1] Voir par exemple : Éric SOURISSEAU, Les conséquences militaires et stratégiques de l’élargissement de l’Europe,Annuaire stratégique et militaire, Paris, FRS, Odile Jacob, 2003.
[2] André FONTAINE, Pierre MELANDRI, Guillaume PARMENTIER, OTAN, Organisation du Traité de l’Atlantique nord, dans Encyclopædia Universalis
[4] Au diable tout cela ! Nous l’avons emporté et pas eux.
[5] H. VEDRINE avec la collaboration d’Adrien ABECASSIS et Mohamed BOUABDALLAH, Continuer l’histoire, p. 7-9, Paris, Fayard, 2007.
[6] J. R. ITZKOWITZ SHIFRINSON, Deal or No Deal… ?, p. 5
[7] [T]he Soviets are not in a position to dictate Germany’s relationship with NATO. What worries me is talk that Germany must not stay in NATO. To hell with that! We prevailed and they didn’t. We can’t let the Soviets clutch victory from the jaws of defeat. Quoted in Bush and Scowcroft, A World Transformed, p. 253. J. R. ITZKOWITZ SHIFRINSON, Deal or No Deal… ?, p. 35.
[8] Joshua R. ITZKOWITZ SHIFRINSON, Deal or No Deal ? The End of the Cold War and the US Offer to Limit NATO Expansion, in International Security, Vol. 40, No. 4 (Spring 2016), pp. 7–44. (Harvard College and MIT). Voir par exemple : Hannes ADOMEIT, NATO’s Eastward Enlargement: What the Western Leaders Said, in Security Policy Working Paper, nr. 3, 2018. – Bruno TERTRAIS, L’élargissement de l’OTAN : ni développement naturel ni erreur historique, dans A quoi sert l’OTAN ? Questions internationales, n°111, Janvier-février 2022, p. 22-23.
[9] Vladimir POUTINE, Discours du 24 février 2022, reproduit dans Vladimir FEDOROVSKI, Poutine, l’Ukraine, Les faces cachées, p. 175-180, Paris, Balland, 2022. – Address by the President of Russian Federation, Moscow, The Kremlin, February 24, 2022. http://en.kremlin.ru/events/president/news/67843#
[10]Collectively, this evidence suggests that Russian leaders are essentially correct in claiming that U.S. efforts to expand NATO since the 1990s violate the “spirit” of the 1990 negotiations: NATO expansion nullified the assurances given to the Soviet Union in 1990. J. R. ITZKOWITZ SHIFRINSON, Deal or No Deal… ?, p. 5.
[11] Mary Elise SAROTTE, Perpetuating U.S. Preeminence, The 1990 Deals to “Bribe the Soviets out” and Move NATO in, in International Security, vol. 35, N°1, Summer 2010, p. 110-137, p. 118, 135. https://www.jstor.org/stable/40784649 – Aussi : M. E. SAROTTE, How to Enlarge NATO, The Debate inside the Clinton Administration, 1993-1995, in International Security, Vol. 44, N°1, p. 7-41, Summer 2019. https://doi.org/10.1162/ISEC_a_00353
[12]There is growing evidence that the United States was insincere when offering the Soviet Union informal assurances against NATO expansion. As Sarotte first observed, declassifed materials from U.S. archives suggest that U.S. policymakers used the diplomacy of German reunification to strengthenthe United States’ position in Europe after the Cold War. J. R. ITZKOWITZ SHIFRINSON, Deal or No Deal…?, p. 34.
[13]Contrary to the claims of many policymakers and analysts, there is significant evidence that Russian assertions of a “broken promise” regarding NATO expansion have merit. Applying insights from international relations theory to both new and preexisting evidence on the 1990 negotiations suggests that Russian leaders are essentially correct: NATO expansion violated the quid pro quo at the heart of the diplomacy that culminated in German reunification within NATO. There was no written agreement precluding NATO expansion, but non-expansion guarantees were still advanced in 1990, only to be overturned. J. R. ITZKOWITZ SHIFRINSON, Deal or No Deal… ?, p. 40. – Les mémoires du Président Michaël GORBATCHEV ne disent pas autre chose. Mémoires, Une vie et des réformes…, p. 858.
[14] Jean-Marie GUEHENNO, Le Premier XXIe siècle, De la globalisation à l’émiettement du monde, p. 35, Paris Flammarion, 2021.
[15] Joshua R. ITZKOWITZ SHIFRINSON, Rising Titans, Falling Giants: How Great Powers Exploit Power Shifts, Ithaca & London, Cornell University Press, 2018. Dans la même logique le Professeur Itzkowitz Shifrinson note qu’alors même que les États-Unis aident à réunifier l’Allemagne et se préparent à une éventuelle expansion de l’OTAN, les dirigeants américains s’inquiètent de la survie politique de Gorbatchev. S’ils avaient dû choisir entre aider Gorbatchev à rester au pouvoir et renforcer la prééminence des États-Unis, on peut se demander quelle option les États-Unis auraient retenue. Pour une appréciation du dilemme, voir Brent Scowcroft au Président, Turmoil in the Soviet Union and U.S. Policy 18 août 1990, dossier USSR Collapse : U.S.-Soviet Relations thru 1991 (August 1990) “, Boîte 91118, Scowcroft Files, GBPL. p. 40. – Even as the United States helped reunify Germany and prepared for possible NATO expansion, U.S. leaders were concerned with Gorbachev’s political survival. If forced to choose between helping Gorbachev stay in office or reinforcing U.S. preeminence, it is debatable which option the United States would have pursued. For an appreciation of the dilemma, see Brent Scowcroft tothe President, Turmoil in the Soviet Union and U.S. Policy August 18, 1990, folder USSR Collapse: U.S.-Soviet Relations thru 1991 (August 1990),” box 91118, Scowcroft Files, GBPL. 40.
[16] J. R. ITZKOWITZ SHIFRINSON, Rising…, Ke. 2964.
[18] Contrairement à ce que les responsables américains ont dit à leurs interlocuteurs soviétiques, l’administration Bush a cherché en privé à profiter de l’effondrement du pouvoir soviétique en Europe centrale et orientale pour renforcer la prééminence des États-Unis sur le continent. – Contrary to what U.S. officials told their Soviet interlocutors, the Bush administration privately looked to use the collapse of Soviet power in Central-Eastern Europe to enhance U.S. preeminence on the continent. J. R. ITZKOWITZ SHIFRINSON, Deal or No Deal… ?, p. 34.
[19] Hubert Védrine et Pascal Boniface, Comprendre le monde, Après la guerre en Ukraine, une vision du monde, 20 avril 2022.
[20] Jonathan FREEDLAND, They’ve made one Good Friday, Let’s hope they can make another, in The Guardian, March 31, 1999.
[21] Philippe DESTATTE, Counter-Terrorism in Europe 2030; Managing Efficiency and Civil Rights, in Theodore J. GORDON e.a., Identification of Potential Terrorists and Adversary Planning, p. 87-105, NATO Science for Peace and Security Series – E: Human and Societal Dynamics, IOS Press, 2017.
[22] J. R. ITZKOWITZ SHIFRINSON, Deal or No Deal… ?, p. 44.
[23] Jean FRANÇOIS-PONCET, Jean-Guy BRANGER et André ROUVIÈRE, Rapport d’information fait au nom de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées sur l’évolution de l’OTAN, sénat français, Séance du 19 juillet 2007 https://www.senat.fr/rap/r06-405/r06-405_mono.html#toc32
[24] Estelle HOORICKX, La Belgique, l’OTAN et la Guerre froide, Le témoignage d’André de Staercke, p. 303, Bruxelles, Racine, 2022.
[26] Charles A. KUPCHAN, NATO’s Final Frontier: Why Russia Should Join the Atlantic Alliance, in Foreign Affairs, vol. 89, no. 3, Council on Foreign Relations, 2010, pp. 100–12, http://www.jstor.org/stable/25680919. Charles A. Kupchan est professeur de Relations internationales à la Georgetown University.
[27] Z. BRZEZINSKI, On to Russia, in The Washington Post, May 3, 1998.
[28] Gérard CHALIAND, Un homme de terrain décode le nouveau désordre mondial. “La Russie c’est l’Europe” explique le géostratège Gérard Chaliand, France 24, 15 mars 2022. https://www.youtube.com/watch?v=H7FsR94QN3M
[30]And so far as Ukraine is concerned, U.S. intrusion into its domestic politics was deep, actively supporting the 2014 revolution and overthrow of the elected Ukrainian government in 2014. Jack F. MATLOCK Jr., NATO and the Origins of the Ukraine Crisis, Commons Dreams, February 15, 2022. https://www.commondreams.org/views/2022/02/15/nato-and-origins-ukraine-crisis
Voir aussi : Jack F. MATLOCK, Superpower Illusions, How Myths and False Ideologies les America Astray – and how to return to reality, New Haven & London, Yale University Press? 2010. Matlock y écrivait p. 369 : Quant à la sécurité du continent, les États-Unis doivent encourager les solutions européennes aux problèmes européens et soutenir la coopération économique entre l’Union européenne, l’Ukraine et la Russie. Si les discussions sérieuses visant à faire entrer la Géorgie et l’Ukraine dans l’OTAN prennent fin, il devrait être plus facile de nouer des liens économiques qui devraient être bénéfiques pour tous. (As for the continent’s security, the United States needs to encourage European solutions to European problems, and to support economic cooperation among the European Union, Ukraine and Russia. If serious talk of bringing Georgia and Ukraine into NATO ends, it should be easier to forge the economic ties that should be beneficial to all.)
[31]President Biden has refused to give such assurance but made clear his willingness to continue discussing questions of strategic stability in Europe. Meanwhile, the Ukrainian government has made clear it has no intention of implementing the agreement reached in 2015 for reuniting the Donbas provinces into Ukraine with a large degree of local autonomy—an agreement with Russia, France, and Germany that the United States endorsed.Ibidem.
[32]To try to detach Ukraine from Russian influence—the avowed aim of those who agitated for the “color revolutions”—was a fool’s errand, and a dangerous one. Have we so soon forgotten the lesson of the Cuban Missile Crisis? Ibidem.
Dans une première partie de cette étude et sur base d’une interrogation du dessinateur Nicolas Vadot, nous avons analysé la relation ambivalente que la Russie et l’OTAN ont entretenue de 1954 à 1998, période pendant laquelle le Kremlin, de Khrouchtchev à Eltsine a, à plusieurs reprises demandé formellement son adhésion à l’Alliance atlantique. Après la chute du Rideau de fer, l’OTAN a tendu la main à la Russie, mais aussi aux anciens pays du Pacte de Varsovie, tout en gardant soigneusement fermée la porte à Moscou. On ne se souvient guère de la coopération entre l’OTAN et le Kremlin pour l’intervenir en Bosnie et la présence de militaires russes au SHAPE à Mons au milieu des années 1990.
Dans une deuxième partie, nous avons observé que, après une vague d’ouverture internationale, de libéralisme économique, de démocratisation relative à Moscou, les efforts de coopération entre l’OTAN et la Russie se heurtent à deux obstacles : d’une part, l’élargissement en 1999 à trois premiers pays de l’Est, sans perspective réelle pour la Russie de rejoindre l’Alliance et, d’autre part, à l’intervention militaire unilatérale de l’OTAN au Kosovo qui bouscule et la diplomatie russe et les règles du droit international.
Au tournant du siècle, la doctrine du roll back, du refoulement à l’égard du communisme sinon de la Russie, doctrine chère à l’ancien secrétaire d’État du Président Eisenhower, John Foster Dulles (1888-1959), semble avoir pris le pas sur celle de l’endiguement (commitment) dont George Kennan avait été le promoteur. Tout se passe comme si la Russie affaiblie était plus une proie qu’une puissance non antagonique : extension de l’OTAN, encouragements aux nationalismes ukrainien, azéri, ouzbek et, grâce aux pétroliers, projet de désenclaver l’Asie centrale, écrivent le célèbre géopolitologue Gérard Chaliand et l’historien Jean-Pierre Rageau dans l’Atlas du millénaire en 1998 [1]. Assez paradoxalement, nous l’avons constaté, l’affaiblissement économique, militaire, géopolitique de la Russie pendant cette décennie, a permis aux Alliés de faire refluer sa zone d’influence, tout en dénonçant la prétention russe à en revendiquer une et en rapprochant considérablement de ses frontières les forces affiliées à l’OTAN. De surcroît, la doctrine d’intervention humanitaire pratiquée par l’Alliance, sans l’accord des Nations Unies, telle que testée au Kosovo, constitue un facteur d’incertitude majeure pour le Kremlin où siège encore Boris Eltsine jusqu’au 31 décembre 1999. Ainsi, dans cette Russie dont Eltsine avait semblé être le phare de l’occidentalisation et le rempart de sa démocratie balbutiante, le bilan de fin de siècle s’avère désastreux : l’image des États-Unis et de l’Europe s’y dégrade, l’OTAN est à nouveau désignée comme l’ennemi principal. Chez les élites comme dans la population, le nationalisme renaît autour d’une nouvelle spécificité russe, fondée sur l’opposition aux valeurs de l’Occident [2].
A la Maison Blanche, à Ottawa et dans les capitales européennes, on nuance cette vision. Pour les leaders de l’OTAN, l’Alliance tente de ménager la Russie, et accessoirement l’Ukraine. En 1999, au Sommet de Washington, les Alliés estiment encore que la sécurité en Europe ne peut être construite sans la Russie, et qu’ils doivent chercher à établir avec ce pays la confiance et la coopération pour surmonter les divisions du passé et traiter ensemble les problèmes de sécurité du futur. Ils rappellent que cet objectif est au cœur de l’Acte fondateur pour l’Entraide, la Coopération et la Sécurité, signé par les Chefs d’État et de gouvernement des États membres de l’OTAN et de la Russie à Paris deux ans auparavant. Ils espèrent encore un engagement des deux parties à contribuer à construire ensemble un continent stable, pacifique et sans division sur la base d’un partenariat et d’un intérêt mutuel[3]. La Déclaration de Washington des 23 et 24 avril 1999 proclame en son point 8 que notre Alliance reste ouverte à toutes les démocraties européennes, quelle que soit leur géographie, désireuses et capables d’assumer les responsabilités liées à l’adhésion, et dont l’inclusion renforcerait la sécurité et la stabilité globales en Europe. La Déclaration rappelle en outre que l’OTAN est un pilier essentiel d’une communauté élargie de valeurs partagées et de responsabilité partagée. En travaillant ensemble, note le Conseil atlantique, Alliés et Partenaires, dont la Russie et l’Ukraine, développent leur coopération et effacent les divisions imposées par la Guerre froide pour aider à construire une Europe entière et libre, où la sécurité et la prospérité sont partagées et indivisibles[4]. à ce moment, le Secrétaire général de l’OTAN, l’Espagnol Javier Solana peut encore affirmer que l’histoire verra l’adhésion de la République tchèque, de la Hongrie et de la Pologne comme une étape clé vers une Europe de la coopération et de l’intégration, vers une Europe sans lignes de partages[5].
3.2. Vladimir Poutine restaure le partenariat stratégique
Aux yeux des observateurs de l’époque, l’arrivée au pouvoir de Vladimir Vladimirovitch Poutine apparaît à bien des égards, comme une bifurcation. Patron du service de sécurité FSB [6] depuis 1998, après une solide formation notamment à l’Université de Leningrad et une carrière au KGB, puis une expérience politique et administrative auprès du maire libéral de Saint-Pétersbourg, il succède à Sergueï Stepachine comme Premier ministre de Boris Eltsine le 9 août 1999. Bénéficiant du retrait précipité d’Eltsine dont il assume l’intérim, sa carrière est fulgurante puisqu’il est élu président de la Fédération de Russie au premier tour le 26 mars 2000. Il est alors, à 47 ans, le plus jeune dirigeant de la Russie depuis la Révolution de 1917 au moins. Le portrait qu’en dresse alors Jacques Sapir fait apparaître une rupture par rapport à la trajectoire de ses prédécesseurs au Kremlin : le directeur d’études à l’EHESS de Paris voit en Poutine un homme d’ordre et un patriote russe convaincu. Il observe que le nouveau président, soutenu par Mikhaïl Gorbatchev, apparaît comme un réformateur modéré souhaitant combiner ouverture économique et reconstruction de l’État. Et Sapir de noter que Vladimir Poutine a suscité en Russie un mouvement d’espoir et a bénéficié d’un soutien comme peu de dirigeants en ont connu [7].
Durant la campagne électorale présidentielle, Vladimir Poutine adresse des signes de rapprochement avec l’Ouest, tant sur la question de l’élargissement des anciens pays du Pacte de Varsovie que sur les relations avec l’OTAN, pourtant alors diabolisées dans son pays. C’est la fameuse formule du Why not? répondue à un journaliste de la BBC qui l’interrogeait sur la possibilité d’une adhésion de la Russie à l’Alliance, Poutine précisant que, si c’était le cas, Moscou devrait avoir le même statut que les autres membres. Le président par intérim devait encore souligner que la Russie constitue une partie de la culture européenne et qu’il ne pouvait pas imaginer que son pays existe en dehors de l’Europe et du monde civilisé [8].
Dès sa prise de fonction, le nouveau président prend des initiatives pour tourner la page diplomatique douloureuse de l’intervention de l’Alliance au Kosovo et sortir la Russie de son relatif isolement. Le 11 septembre 2001 lui donne l’occasion de changer la donne de ses relations avec Washington. Le jour même des attentats, Vladimir Poutine est l’un des premiers dirigeants à proposer aux États-Unis l’assistance de son pays pour répondre au terrorisme qui vient de les frapper [9]. Ainsi, Moscou donne son accord pour l’utilisation de son espace aérien, ainsi que de ses bases en Asie centrale, afin de permettre aux Américains et à l’OTAN d’intervenir contre les Talibans et Al-Qaïda en Afghanistan [10]. De même, le changement de dynamique stratégique aux États-Unis et en Europe le poussent à ce moment-là à envisager à nouveau une participation de la Russie dans une Alliance atlantique se transformant en organisation politique et modérant l’élargissement à l’Est [11]. Enfin, le caractère brutal de la guerre menée en Tchétchénie et héritée de l’époque d’Eltsine perd son motif de tension avec les Occidentaux puisqu’elle passe en pertes et profits de la grande lutte contre le terrorisme islamique.
Malgré la décision unilatérale de George W. Bush de retirer son pays du traité ABM (Anti-Ballistic Missile Treaty) fin 2001, un véritable partenariat stratégique s’établit entre la Russie et les États-Unis. Le 24 mai 2002, les deux pays signent à Moscou un traité sur la réduction mutuelle des arsenaux nucléaires, puis le 28 mai, ils se retrouvent à Rome pour y créer le Conseil OTAN-Russie (COR) dans lequel les Russes partagent des intérêts communs sur pied d’égalité avec les 26 pays de l’Alliance. Ce COR remplace le Conseil conjoint permanent (CCP). La Déclaration de Rome s’appuie sur les objectifs et les principes de l’Acte fondateur de 1997, qui est ainsi renouvelé comme l’instrument formel de base pour les relations entre l’Alliance et la Russie [12]. Dans ce contexte apaisé, la Russie participe à nouveau aux opérations de maintien de la paix dans les Balkans – y compris au Kosovo, dans la KFOR – et s’implique dans des initiatives militaires de l’OTAN lancées après le 11 Septembre comme la lutte antiterroriste dans la Méditerranée, Active Endeavour[13], à laquelle participe la flotte russe de la Mer Noire.
3.3. La Russie, entre Nouvelle et Vieille Europe
Le Couac sur l’Irak va faire tanguer l’attelage de l’OTAN en 2003 [14]. Ainsi, alors que, depuis des mois, l’Administration de George W. Bush s’efforce de mettre la pression sur le président irakien Saddam Hussein (1937-2006) suspecté de soutenir le terrorisme et de détenir des armes de destruction massive (ADM), la France et l’Allemagne rappellent le 22 janvier 2003 que seul le Conseil de Sécurité des Nations Unies est habilité à engager une action militaire contre un pays tiers. Le lendemain, le secrétaire américain à la Défense, Donald Rumsfeld (1932-2021), popularise, lors d’une conférence de presse, le clivage entre ce qu’il désigne comme, d’une part, la Nouvelle Europe et, d’autre part, la Vieille Europe. Ainsi que l’observe Reginald Dale, chercheur à l’Université de Stanford, la première est celle des pays volontaires pour constituer une nouvelle coalition militaire contre Saddam Hussein, rejoints par les nouveaux adhérents à l’OTAN. La plupart de ceux-ci postulent pour entrer dans l’Union européenne, en particulier les Polonais, considérés comme les plus fidèles alliés de l’Amérique par le président Bush [15] et aussi les autres nouveaux membres d’Europe centrale et orientale. Par Vieille Europe, Rumsfeld entend la France, l’Allemagne et quelques pays qui s’opposent à la guerre en Irak et veulent une Union européenne plus intégrée comme contrepoids aux États-Unis [16].
Alors que, le 27 janvier 2003, les ministres des Affaires étrangères de l’Alliance signent un appel au désarmement de l’Irak, le chancelier allemand Gerhard Schröder et le président français Jacques Chirac, exigent que l’application de la Résolution 1441 des Nations Unies se fasse par des moyens pacifiques : ils refusent de légitimer la guerre contre Saddam Hussein et son gouvernement. Ils se heurtent directement au Premier ministre britannique Tony Blair et à celui de l’Espagne, Jose Maria Aznar, très proche du président US. Madrid est alors, tout comme Berlin, membre tournant du Conseil de Sécurité des Nations Unies. Londres et Paris, le sont à titre permanent. Les conservateurs américains ne sont pas loin de considérer le couple franco-allemand, ainsi que la Belgique et la Suède qui partagent leur point de vue, comme des traîtres à l’Alliance et mobilisent les autres alliés européens autour de leur diplomatie d’intervention militaire. Ils sont rejoints par l’Italie du Premier ministre Silvio Berlusconi. Fin janvier, à l’initiative d’Aznar, l’Espagne, le Portugal, l’Italie, le Royaume uni, le Danemark ainsi que les trois nouveaux membres de l’OTAN – Pologne, Tchéquie et Hongrie – écrivent une lettre de soutien à la position américaine dénonçant le régime irakien et ses armes de destruction massive qui représentent, écrivent-ils, une menace pour la sécurité mondiale. Le 5 février 2003, jour où le Secrétaire d’État Collin Powell (1937-2021) amène devant le Conseil de Sécurité des Nations Unies les preuves fabriquées de la présence d’ADM en Irak, d’autres pays d’Europe, dits du Groupe de Vilnius, qui n’avaient pas été sollicités pour la première lettre, apportent leur soutien à l’intervention militaire : Albanie, Croatie, Macédoine, Bulgarie, Estonie, Lettonie, Lituanie, Roumanie, Slovaquie, Slovénie. Il faut noter que les sept derniers ont obtenu au Sommet de l’Alliance tenu à Prague en 2002, leur ticket d’entrée prochaine dans l’OTAN, adhésion fixée au mois de mars 2004. Ils renforcent ainsi, aux yeux des Américains, le clan de la Nouvelle Europe tandis que Jacques Chirac lâche, le 17 février, à la sortie d’un Conseil européen, sa fameuse phrase choc selon laquelle, ces pays ont raté l’occasion de se taire en affichant leur solidarité avec Washington[17].
Le 10 février 2003, en provenance de Berlin et en visite à l’Élysée à Paris, Vladimir Poutine prend ses distances avec le lien spécial qu’il a établi avec George Bush depuis le début de son mandat[18], il s’associe à la vision de la France et de l’Allemagne sur l’Irak tandis que le président français Jacques Chirac (1932-2019) souligne les efforts menés par le Kremlin qui a lancé un référendum sur la Tchétchénie. à cette occasion, la France, l’Allemagne et la Russie signent une déclaration commune dans laquelle ils demandent la poursuite des inspections en Irak pour tenter d’éviter l’intervention. Tout en indiquant ne pas être en désaccord avec les États-Unis sur la nécessité du désarmement de l’Irak, ils exigent un mandat des Nations Unies avant toute intervention [19]. Le ministre russe des Affaires étrangères Igor Sergueïevitch Ivanov précise qu’il ne s’agit pas d’un défi à l’Amérique mais, au contraire, qu’il faut tout faire pour maintenir la coalition anti-terroriste sans provoquer une guerre qui radicaliserait en vain le monde musulman [20]. à l’initiative du président de la Commission européenne, Romano Prodi, le 17 février, le Conseil européen appelle lui aussi l’Irak à se mettre en conformité tout en soulignant que la guerre n’est pas inévitable et que la force ne doit être utilisée qu’en dernier recours [21]. France, Allemagne et Russie se réunissent à Saint-Pétersbourg le 5 mars pour appeler à suivre la voie diplomatique. Ainsi, Berlin, Paris et Moscou marchent la main dans la main, ce qui inquiète profondément Washington.
Comme l’écrit Jacques Sapir en 2009, c’est peu dire de constater que l’engagement du Kremlin du côté des États-Unis dans la guerre contre le terrorisme ne fut pas payé de retour. La politique américaine s’est ainsi caractérisée, de 2002 à 2008, par une succession de gestes agressifs et provocateurs envers la Russie, dont l’installation de systèmes antimissiles à ses frontières ou la proposition d’ouvrir l’OTAN aux pays de la Communauté des États indépendants (CEI), actes en violation ouverte des accords signés entre Moscou et Washington en 1991 et 1992, ne sont que quelques exemples[22].
En effet, la diplomatie conquérante de l’Alliance connaît d’autant moins de limite que son attractivité est considérable dans ce qui ne constitue plus les confins, mais plutôt le corps de l’ancien Empire soviétique. L’ancienne ligne rouge s’effiloche. Après l’élargissement de mars 2004 aux sept pays déjà mentionnés, la dynamique conçue à Prague du Plan d’Action pour l’Adhésion (MAP) se met en route. Comme le rappelle Philippe Boulanger, professeur à la Sorbonne, en octobre 2004, c’est la Géorgie qui établit un partenariat avec l’OTAN, puis l’Azerbaïdjan en mai 2005, l’Arménie en décembre 2005, la Moldavie en mai 2006. L’Alliance intensifie son dialogue avec l’Ukraine en avril 2005, puis avec la Géorgie en septembre 2006 [23]. En réponse, Vladimir Poutine accroît son approche multilatérale des relations internationales suivant la doctrine Primakov. Avec un certain succès lorsqu’il prend des initiatives pour renforcer ses liens avec la Chine, le Kazakhstan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan, mais aussi l’Inde et l’Iran dans l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS), développement du Groupe de Shanghai. Poutine renoue aussi avec les anciennes alliances russes au Moyen-Orient, en particulier avec la Syrie et l’Autorité palestinienne [24].
3.4. Les avertissements de Munich et Bucarest
Le 7 juin 2006, la Douma adopte une résolution avertissant que l’adhésion de l’Ukraine au bloc militaire de l’OTAN entraînera des conséquences très négatives pour les relations entre les peuples frères d’Ukraine et de Russie. De son côté, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergei Lavrov, s’inquiète des plans d’élargissement de l’Alliance, de la reconfiguration de la présence militaire américaine en Europe, du déploiement d’éléments du système américain de défense antimissile ainsi que du refus de l’OTAN de ratifier le Traité sur les forces conventionnelles en Europe. Le ministre Lavrov fait une mise en garde : tout mouvement de l’Ukraine ou de la Géorgie vers l’OTAN constituerait un glissement géopolitique colossal aux yeux de la Russie [25].
Des observateurs ont écrit que le discours prononcé le 10 février 2007 par Vladimir Poutine à la conférence de Munich sur la Sécurité en Europe, a été interprété, du moins par certains en Russie, comme un moment décisif semblable au discours de Winston Churchill, prononcé à Fulton dans le Missouri le 5 mars 1946, lorsque l’ancien Premier Ministre a donné au monde l’expression de Rideau de fer (Iron Curtain) [26]. Pour The New York Times, cette intervention du Président Poutine reflète l’arrogance retrouvée de la Russie sur la scène mondiale et pourrait certainement devenir un marqueur historique[27].
En effet, dans son discours, Vladimir Poutine fait état de son irritation devant l’évolution des relations internationales. Ainsi, devant la chancelière Angela Merkel, le secrétaire à la Défense américain du Président Bush, Robert M. Gates, et quelques dizaines de diplomates, le président de la Fédération de Russie observe que l’emploi hypertrophié et sans entrave de la force militaire dans les affaires internationales, plonge le monde dans une succession de conflits dont les règlements politiques deviennent impossibles. Vladimir Poutine cible nommément les États-Unis qui, dit-il, méprisent les grands principes du droit international et s’imposent hors de leurs frontières nationales dans tous les domaines. Pour le chef du Kremlin, cette situation est très dangereuse, car personne ne peut plus trouver refuge derrière le droit international, tandis que cette situation relance la course aux armements et génère le terrorisme. Il faut donc, dit-il, repenser sérieusement l’architecture globale de la sécurité.
L’usage de la force n’est légitime que sur la base d’un mandat des Nations Unies. Il ne faut pas substituer l’OTAN et l’Union européenne à l’Organisation des Nations Unies. Lorsque l’ONU réunira réellement les forces de la communauté internationale qui pourront réagir efficacement aux événements dans certains pays, lorsque nous nous débarrasserons du mépris du droit international, la situation pourra changer. Sinon, elle restera dans l’impasse et les lourdes erreurs se multiplieront. Il faut œuvrer pour que le droit international soit universel aussi bien dans sa compréhension que dans l’application de ses normes.
Vladimir Poutine poursuit en dénonçant l’implantation de bases américaines en Bulgarie et en Roumanie et le fait que l’OTAN rapproche ses forces avancées des frontières de la Russie. Il observe que l’élargissement de l’OTAN n’a rien à voir avec la modernisation de l’Alliance ni avec la sécurité de l’Europe, mais constitue plutôt une provocation sérieuse et abaissant le niveau de la confiance mutuelle. Le Président estime que la Russie est en droit de s’interroger contre qui cet élargissement est opéré et que sont devenues les assurances données par nos partenaires occidentaux après la dissolution du Pacte de Varsovie. Et de rappeler les déclarations du discours du Secrétaire général de l’OTAN, Manfred Wörner du 17 mai 1990 : “Que nous soyons prêts à ne pas déployer les troupes de l’OTAN à l’extérieur du territoire de la République fédérale allemande, cela donne à l’Union soviétique des garanties sûres de sécurité”. Où sont aujourd’hui ces garanties ? demande Poutine [28].
Même si Robert Gates a tenté d’en amortir l’effet, ce discours a frappé les esprits occidentaux et préfigure déjà la violente colère, que le président russe va exprimer au Sommet de l’Alliance à Bucarest, exaspéré qu’il est par la proposition américaine de faire entrer l’Ukraine et la Géorgie dans l’OTAN [29].
Lors du Sommet de l’OTAN qui se tient au Palatul Cotroceni à Bucarest du 2 au 4 avril 2008, pour la première fois de l’histoire de l’Alliance, un chef d’État russe doit participer au Conseil OTAN-Russie qui clôture la rencontre. Alors que Vladimir Poutine est attendu à Bucarest, des problèmes se posent non seulement sur la question de l’adhésion d’anciennes parties de la Yougoslavie comme la Croatie ou la Macédoine, mais surtout sur l’adhésion de la Géorgie et de l’Ukraine. La Géorgie comprend des minorités russes sous tension en Ossétie du Sud ainsi qu’en Abkhazie. Quant à l’Ukraine, le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov s’est à nouveau insurgé quelques jours avant le Sommet contre l’idée de son adhésion au Partenariat pour la Paix dans la logique d’un nouvel élargissement à ce pays qui ne ferait selon lui qu’accentuer la division de l’Europe [30]. Le clivage entre la Nouvelle Europe et la Vieille Europe va de nouveau s’activer : la Pologne, les pays baltes et neuf pays de l’Europe de l’Est soutiennent la position du Président Bush et des diplomaties américaine et canadienne favorables à l’élargissement tandis que les six pays fondateurs de l’Europe s’y opposent au nom de la nécessité de prendre en compte le rôle et la sensibilité de la Russie [31]. Le Devoir de Montréal voit plutôt dans leurs réticences le souci de ne pas irriter l’imposant voisin qui alimente en gaz tout le continent[32].
Dans l’analyse qu’il fait du Sommet de Bucarest, Philippe Boulanger considère l’élargissement potentiel de l’Alliance à la Géorgie et à l’Ukraine comme un risque de collision avec la Russie. Il note que le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Alexandre Grouchko a estimé que l’intégration des deux anciennes républiques soviétiques constituerait une grande erreur stratégique porteuse de conséquences sérieuses pour la sécurité de l’Europe. Ainsi, pour la Russie, l’élargissement de l’OTAN avance trop vite et trop loin sur un territoire placé sous l’influence de la Russie [33].
Il faut reconnaître que la Déclaration de Bucarest est loin de prendre en compte les préoccupations exprimées par le Kremlin. L’OTAN s’y félicite des aspirations euro-atlantiques de l’Ukraine et de la Géorgie, qui, précise le communiqué, souhaitent adhérer à l’Alliance. Avant d’annoncer que : aujourd’hui, nous avons décidé que ces pays deviendraient membres de l’OTAN. Ils ont l’un et l’autre apporté de précieuses contributions aux opérations de l’Alliance. Nous nous félicitons des réformes démocratiques menées en Ukraine et en Géorgie, et nous attendons avec intérêt la tenue, en mai, d’élections législatives libres et régulières en Géorgie. Le MAP représente, pour ces deux pays, la prochaine étape sur la voie qui les mènera directement à l’adhésion. (…) [ 34].
Après avoir marqué certaines inquiétudes sur les relations avec la Russie, le paragraphe suivant de la déclaration du Sommet indique que les membres de l’Alliance estiment que le potentiel que renferme le Conseil OTAN-Russie n’est pas pleinement exploité, et qu’ils se tiennent prêts à définir et à mettre à profit les possibilités d’actions conjointes, à 27, tout en rappelant le principe selon lequel l’OTAN et la Russie prennent leurs décisions et agissent de manière indépendante. Le Sommet réaffirme l’idée de porte ouverte à la Russie, mais fait porter celle-ci sur des possibilités d’approfondir la coopération et d’accroître la stabilité, n’évoquant jamais une possibilité d’adhésion [35].
Lors de sa présence à la clôture du Sommet, Vladimir Poutine va manifester son désir de maintenir un dialogue constructif avec l’OTAN, mais il insiste surtout sur les profondes divergences de la Russie avec l’approche d’une organisation dont il rappelle qu’elle a été fondée pour combattre un bloc soviétique qui n’existe plus et dont certains membres continuent à diaboliser la Russie. Tout en se disant satisfait du report de l’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie à l’OTAN, le président russe ne peut que s’irriter de la garantie qui est donnée à l’Ukraine et à la Géorgie d’adhérer un jour à l’OTAN. Et Poutine de rappeler : l’apparition d’un puissant bloc militaire à nos frontières […] sera toujours considérée comme une menace directe contre la Russie. Pour le président de la Fédération de Russie, l’OTAN ne peut pas garantir sa sécurité aux dépens de la sécurité des autres [36].
Il n’empêche, les 21 et 22 juillet 2009, le vice-président américain Joe Biden se rend en Ukraine et assure le président Viktor Iouchtchenko, en fonction depuis la Révolution orange de 2004, que les États-Unis soutiennent toujours la demande d’adhésion de Kiev dans l’OTAN, malgré le retard du processus d’intégration [37].
Le vice-président Jo Biden à Kiev, en juillet 2009 (Une visite bien médiatique, Courrier international, 22 juillet 2009)
Pourtant, le torchon brûle avec Moscou. Le président Dimitri Medvedev écrit une lettre ouverte à son homologue ukrainien en le qualifiant d’anti-Russe pour avoir perturbé les livraisons de gaz russe à l’Europe. Les reproches du Kremlin portent aussi sur les efforts de Iouchtchenko de faire reconnaître la famine qui a frappé l’Ukraine en 1932-1933 comme un génocide imputable au Kremlin, ainsi que pour la réhabilitation des nationalistes ukrainiens qui ont combattu les soviétiques aux côtés des nazis pendant la Seconde Guerre mondiale [38].
3.5. Un bâton à deux extrémités
Le climat de délitement qui a marqué la Russie dans le tournant du siècle, la prise de conscience de l’affaiblissement sinon de l’incapacité de l’État à se défendre sur la scène internationale, mais aussi intérieure ont fortement marqué ses élites et certainement son leader. Les réactions à ce que Thomas Gomart a appelé “le 11 septembre russe” – la prise d’otage à l’école de Beslan en Ossétie du Nord qui a causé 331 morts dont 172 enfants et plus de 540 blessés le jour de la rentrée des classes de 2004 – ont fait dire à Poutine que la Russie a fait preuve de faiblesse et que les faibles se font rosser. Certains veulent nous arracher un morceau juteux, d’autres les aident à le faire, car ils considèrent que la Russie est encore une menace parce que c’est une des plus grandes puissances nucléaires du monde – une menace qu’il faut écarter[39]. Comme le constate en 2005 le responsable du programme Russie / CEI à l’Institut français des Relations internationales, en mêlant sans discernement le terrorisme international, le jeu des puissances et les tentatives de déstabilisation venant de l’étranger, Vladimir Poutine entretient une confusion mentale et une vision conspiratrice qui va contribuer à expliquer son attitude à l’égard de l’Ukraine [40], mais aussi probablement du Caucase.
Pour David Teutrie, le conflit russo-géorgien de l’été 2008 constitue un changement de paradigme dans les relations russo-occidentales [41]. Alors que l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie avaient proclamé respectivement leur indépendance en 1991 et 1992, leurs aspirations sécessionnistes n’avaient pas été prises en compte ni par la communauté internationale ni même par la Russie. Pourtant, dès 2006, Vladimir Poutine avait posé la question : si quelqu’un pense que le Kosovo peut bénéficier d’une indépendance totale en tant qu’État, alors pourquoi les peuples abkhaze ou sud-ossète n’auraient-ils pas eux aussi le droit de devenir des États ? [42] Ainsi, comme l’indique Jaume Castan Pinos, le président russe considérait que l’indépendance du Kosovo constituerait un précédent qui pourrait potentiellement amener la Russie à reconnaître l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie [43].
L’indépendance du Kosovo à l’égard de la Serbie est proclamée le 17 février 2008 et reconnue dès le lendemain par les États-Unis dont la Secrétaire d’État Condoleezza Rice affirme que alors que le Kosovo entame aujourd’hui sa vie en tant qu’État indépendant, les États-Unis s’engagent à continuer d’être son ami et partenaire proche[44]. Quelques jours plus tard, Vladimir Poutine observe que cet événement constitue un terrible précédent qui entraînera toute une chaîne de conséquences imprévisibles. Et le chef du Kremlin ajoute : en fin de compte, il s’agit d’un bâton à deux extrémités, et un jour, l’autre extrémité de ce bâton leur tombera sur la tête[45].
Dans le Caucase, les relations entre Tbilissi et les séparatistes s’emballent lorsque, après divers incidents, la Géorgie bombarde et envahit l’Ossétie du Sud, s’en prenant également aux forces russes de maintien de la paix déployées dans cette région depuis 1992. La Russie entre en guerre contre la Géorgie et repousse ses armées des deux provinces. Le 26 août 2008, Moscou reconnaît les deux républiques et justifie son action par un argumentaire diplomatique proche de celui de l’intervention de l’OTAN au Kosovo. C’est ici Dimitri Medvedev – qui remplace Poutine à la présidence de la Fédération, de mai 2008 à mai 2012 – qui réagit [46].
La crise ukrainienne de 2014 et ses développements peuvent apparaître comme un point de non-retour dans les relations entre la Russie et les Occidentaux [47]. Cette crise provient notamment, d’une part, de la division des Ukrainiens sur le choix qu’ils devaient effectuer entre l’accord d’association à l’Union européenne et l’Union douanière que Moscou leur proposait et, d’autre part, de la suspicion de la part des Russes que l’Occident ne tente, une nouvelle fois, de détacher l’Ukraine de la Russie [48]. En effet, en 2003, Poutine avait proposé la création d’un espace économique unique de 215 millions d’habitants comportant la Russie, la Biélorussie, le Kazakhstan et l’Ukraine. La Révolution Orange avait mis fin à la participation de l’Ukraine à ce projet qui devient, en 2010, l’Union douanière Russie-Biélorussie-Kazakhstan. L’élection de Victor Ianoukovitch laisse entrevoir le ralliement de l’Ukraine à cette formule plutôt qu’à celle d’entrée dans l’Union européenne [49]. Lorsque Ianoukovitch refuse de signer l’accord d’association avec l’UE en 2013, il est renversé par l’opposition nationaliste et pro-occidentale soutenue par Bruxelles et Washington[50]. Pour le Kremlin, le renversement du président Viktor Ianoukovitch, élu en 2010 et signataire avec Medvedev des Accords de Kharkov sur l’utilisation pour 25 ans supplémentaires par les Russes de la base navale de Sébastopol, est une gifle pour Moscou. Le Kremlin voit en effet dans le mouvement Euromaïdan un coup de force occidental. Il est évident que le nationalisme en sort renforcé surtout lorsque le Parlement accorde la préséance à la langue ukrainienne et que des discussions se multiplient à Kiev sur la possibilité d’accroître la coopération militaire entre l’Ukraine et l’OTAN [51].
La réponse russe prend la forme d’une campagne médiatique où le pouvoir à Kiev est qualifié d’avoir des sympathies nazies [52]. La réaction vient aussi de Crimée où le Parlement refuse de se soumettre aux nouvelles autorités. Les forces armées russes ou assimilées occupent la péninsule le 27 février. Le Parlement de Crimée vote l’organisation d’un référendum portant sur le rattachement à la Russie. Si celui-ci est largement remporté par le oui, les Nations Unies par leur Résolution 68/262 du 27 mars 2014 en dénient toute validité [53]. Pour les Russes qui ont plébiscité le rattachement, il s’agit de la réparation d’une injustice historique[54]. Vladimir Poutine signe en grande pompe l’accord de rattachement avec les représentants de la République de Crimée. Pour les Occidentaux, comme pour la majorité des membres de l’ONU, il s’agit d’une action destinée à rompre l’unité nationale et l’intégrité territoriale de l’Ukraine[55]. L’Union européenne et les États-Unis vont donc lancer des trains de sanctions et les renforcer au gré de l’intensité des combats dans le Donbass.
Un protocole est signé entre représentants de la Russie, de l’Ukraine et des séparatistes du Donbass, à Minsk, capitale de la Biélorussie, le 5 septembre 2014, sous les auspices de l’OSCE, pour mettre fin au conflit en Ukraine orientale. Consécutivement à la poursuite des affrontements, le Sommet de Minsk du 11 février 2015 réunit, à l’initiative du Président français François Hollande et de la Chancelière Angela Merkel, les représentants de la Russie, de l’Ukraine, de la France et de l’Allemagne pour tenter de mettre fin au conflit dans le Donbass.
A l’été 2021, Tatiana Kastoueva-Jean note que ce processus, qui constitue un dossier central dans les relations de la Russie avec l’Occident, est dans l’impasse et que le président ukrainien Volodymyr Zelensky, en fonction depuis le 20 mai 2019, a évolué vers des positions plus dures que celles de son prédécesseur Petro Porochenko, qui occupait cette fonction depuis 2014. La directrice du Centre Russie / NEI de l’Institut français des Relations internationales observe que ces initiatives, comme la fermeture de trois médias prorusses, les sanctions contre Victor Medvedtchouk, proche de Vladimir Poutine, ainsi que la création de la plateforme internationale criméenne incitent le Kremlin à une escalade de tensions à la frontière ukrainienne [56].
Depuis avril 2014, faisant suite à l’intervention militaire illégale de la Russie en Ukraine, l’Alliance atlantique a suspendu toute coopération pratique avec la Russie, y compris dans le cadre du Conseil OTAN-Russie (COR). Elle a cependant décidé de ne pas fermer les canaux de communication au sein du COR et du Conseil de partenariat euro-atlantique pour maintenir des échanges de vues, au sujet de la crise en Ukraine. Les membres du COR se sont réunis à trois reprises en 2016, à trois reprises en 2017, à deux reprises en 2018 et à deux reprises en 2019. La dernière réunion à la rédaction du présent document s’est tenue le 12 janvier 2022 [57].
[1] Gérard CHALIAND et Jean-Pierre RAZGEAU, Atlas du millénaire, p. 182, Paris, Hachette, 1998. – David TEURTRIE, Russie, Le retour de la puissance, p. 128, Paris, A. Collin, 2021. – Le constat de roll back était le même fait par Dominique David de l’IRI en 2008 : D. DAVID, Russie : l’après Poutine est-il possible ? dans Th. de MONTBRIAL et Ph. MOREAU DEFARGES dir., Rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies (RAMSES 2009), p. 278, Paris, Dunod-IFRI, 2008.
[2] Jacques SAPIR, Bilan et héritage de Boris Eltsine, dans Universalia 2001, p. 89, Paris, Encyclopaedia Universalis, 2001.
[3]The Reader’s Guide to the Nato Summit in Washington, p. 95-96, NATO, 1999.
[4]The Washington Declaration, Signed and issued by the Heads of State and Government participating in the meeting of the North Atlantic Council in Washington D.C.on 23rd and 24th April 1999.
[5]History will see the accession of the Czech Republic, Hungar y and Poland as a key step towards a Europe of co-operation and integration, towards a Europe without dividing lines.The Reader’s Guide to the Nato Summit in Washington, p.82, NATO, 1999. https://www.nato.int/docu/rdr-gde/rdrgde-e.pdf. Consulté le 21 mars 2022
[6] Le Service fédéral de Sécurité de la Fédération de Russie Федеральная служба безопасности Российской Федерации (ФСБ).
[7] Jacques SAPIR, Vladimir Poutine, Vies et portrait, dans Universalia 2001, p. 404, Paris, Encyclopaedia Universalis, 2001.
[8] Yuriy DAVIDOV, Should Russia join NATO ? Final Report, NATO Research Fellow, p. 23, Moscow, NATO Office of Information and Press, Academic Affair Unit, 2000.
[9] Charles ZORGBIBE, Histoire de l’OTAN, p. 253, Bruxelles, Complexe, 2002.
[10] Jacques SAPIR, Les années Poutine, dans Universalia 2009, p. 115, Paris, Encyclopaedia Universalis, 2009. – Vladimir Putin, President of Russia in Encyclopaedia Britannica, Updated March 9, 2022. April 24, 2022. https://www.britannica.com/biography/Vladimir-Putin
[11] William DROZDIAK, Putin eases stance on NATO expansion, dans Washington Post, 4 octobre 2001, p. A1.
[15] Leah PISAR, Orage sur l’Atlantique, La France, les États-Unis et la deuxième guerre en Irak, Kindle e. 1788/4577, Paris, Fayard, 2010. Leah Kahn est docteure en Sciences politiques (IEP Paris) et diplômée de Harvard. Elle a fait partie de l’Administration Clinton.
[19]Vladimir Putin, President of Russia in Encyclopaedia Britannica, Updated March 9, 2022. April 24, 2022. – L. PISAR, Orage sur l’Atlantique…, e. 1814-1815.
[20] Interview d’Igor Ivanov dans Le Figaro, 12 février 2003, cité par L. PISAR, e. 1841-1842.
[21] Leah PISAR, Orage sur l’Atlantique…, Kindle e. 1788/4577.
[22] Jacques SAPIR, Les années Poutine, dans Universalia 1999, p. 115-116, Paris, Encyclopaedia Universalis, 1999. – Cette idée d’engagement des Occidentaux envers la Russie est très contestée en 2022. Pourtant, en 1995, Mikhaïl Gorbatchev écrivait ce qui suit dans ses mémoires. La tendance qui se dessinait à l’accentuation de l’opposition entre la Russie et l’Occident, en raison des plans d’extension de l’OTAN vers l’Est, m’incita à rappeler aux hommes politiques occidentaux les assurances qu’ils avaient données au cours des pourparlers sur la réunification de l’Allemagne, à savoir que l’Alliance atlantique n’étendrait en aucun cas sa juridiction vers l’est. Nous devons dire à nos amis américains, écrivais-je, que “la politique d’extension de l’OTAN sera perçue en Russie comme une tentative pour l’isoler. Or il est impossible d’isoler la Russie. Celareviendrait à ignorer les leçons de l’histoire, comme les réalités.” M. GORBATCHEV, Mémoires, Une vie et les réformes, p. 858, Paris, Éditions du Rocher, 1997.
[23] Philippe BOULANGER, L’élargissement de l’OTAN, Les enjeux et les risques du Sommet de Bucarest (2 au 4 avril 2008), dans Echogéo, 2008. https://doi.org/10.4000/echogeo.5083
[24]Ibidem, p. 116-117. – Voir aussi : Jacques SAPIR, Le vrai bilan de Vladimir Poutine, dans Politique internationale, n°115, 2007.
[25] Nick Paton WALSH, Russia tells Ukraine to stay out of NATO, in The Guardian, June 7, 2006.
[28] Nous avons évoqué ce discours de M. Wörner dans la première partie de notre papier. Vladimir Poutine cite correctement le texte, sauf qu’il le situe à Bruxelles, alors qu’il a été prononcé au Bremer Tabaks Collegium. I think it is obvious that NATO expansion does not have any relation with the modernisation of the Alliance itself or with ensuring security in Europe. On the contrary, it represents a serious provocation that reduces the level of mutual trust. And we have the right to ask: against whom is this expansion intended? And what happened to the assurances our western partners made after the dissolution of the Warsaw Pact? Where are those declarations today? No one even remembers them. But I will allow myself to remind this audience what was said. I would like to quote the speech of NATO General Secretary Mr Woerner in Brussels on 17 May 1990. He said at the time that: “the fact that we are ready not to place a NATO army outside of German territory gives the Soviet Union a firm security guarantee”. Where are these guarantees?Putin’s Prepared Remarks at the 43rd Munich Security Conference, Munich, Feb. 10, 2007, Transcript.
[34]Déclaration du Sommet de Bucarest, publiée par les chefs d’État et de gouvernement participants à la réunion du Conseil de l’Atlantique Nord tenue à Bucarest le 3 avril 2008, paragraphe 27, OTAN, Digithèque, Documents officiels, 3 Avril 2008.
[35]Déclaration du Sommet de Bucarest…, paragraphe 28.
[36] R. SERVICE, The Penguin History of Modern Russia…, p. 566. – Christian RIOUX, Sommet de l’OTAN, Poutine souffle le chaud et le froid, dans Le Devoir, 5 avril 2008. – OTAN : retrouvailles délicates avec Vladimir Poutine au sommet de Bucarest, 2008.
[39] Thomas GOMART, Russie : trop-plein d’énergie ou d’inerties, dans Th. de MONTBRIAL et Ph. MOREAU DEFARGES dir., Rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies (RAMSES), p. 84, Paris, Dunod-IFRI, 2005.
[40] Th. GOMART, Russie : trop plein d’énergies…, p. 86.
[41] D. TEURTRIE, Russie, Le retour de la puissance…, p. 131.
[42]If someone thinks that Kosovo can be granted full independence as a state, then why should the Abkhaz or the South-Ossetian peoples not also have the right to statehood? (Kremlin, 2006), in J. CASTAN PINOS, Kosovo and the collateral effects….p. 163.
[46]Medvedev’s Statement on South Ossetia and Abkhazia, in The New York Times, August 26, 2008. – Statement by President of Russia Dmitry Medvedev, Moscow, Kremlin, August 26, 2008. http://en.kremlin.ru/events/president/transcripts/1222
J. CASTAN PINOS, op. cit., p. 165. – Silvia SERRANO, Caucase, La résurgence des conflits, dans Universalia 2009, p. 165-169, Paris, Encyclopaedia Universalis, 2009.
[47] David TEURTRIE, Russie, Le retour de la puissance…, p. 132-133.
[49] Sylvain KAHN, Histoire de la construction de l’Europe depuis 1945, p. 320-321, Paris, PUF, 2021.
[50] D. TEURTRIE, Où en est l’Union économique eurasiatique ? Entre instabilité sociopolitique et ambitions géoéconomiques, dans Thierry de MONTBRIAL & Dominique DAVID, Ramses 2022, p. 161, Paris, IFRI-Dunod, 2021.
[51] R. SERVICE, The Penguin History of Modern Russia…, p. 580.
[56] Tatiana KASTOUEVA-JEAN, La Russie après la réforme constitutionnelle, La dérive autoritaire se poursuit, dans Thierry de MONTBRIAL & Dominique DAVID, Ramses 2022, p. 146, Paris, IFRI-Dunod, 2021.
Dans une première partie de cette étude et sur base d’une interrogation du dessinateur Nicolas Vadot, nous avons analysé la relation ambivalente que la Russie et l’OTAN ont entretenue de 1954 à 1998, période pendant laquelle le Kremlin, de Khrouchtchev à Eltsine a, à plusieurs reprises demandé formellement son adhésion à l’Alliance atlantique. Après la chute du Rideau de fer, l’OTAN a tendu la main à la Russie, mais aussi aux anciens pays du Pacte de Varsovie, tout en gardant soigneusement fermée la porte à Moscou. On ne se souvient guère de la coopération entre l’OTAN et le Kremlin pour l’intervenir en Bosnie et la présence de militaires russes au SHAPE à Mons au milieu des années 1990.
Si le Général Leonty P. Chevstov, adjoint au commandant suprême de la SFOR – la force de stabilisation dirigée par l’OTAN en Bosnie -, voyait dans la coopération née de la mise en œuvre des accords de paix sur cette région des Balkans, une base de partenariat solide au prochain millénaire, celui qui était aussi le premier adjoint du chef de la direction des opérations à l’état-major russe mettait pourtant un bémol à ces perspectives :
Comme il a déjà été indiqué à plusieurs reprises au plus haut niveau, l’élargissement de l’OTAN demeure l’obstacle majeur à une coopération élargie, car il va à l’encontre des intérêts nationaux de la Russie. Il ne va pas non plus dans le sens de l’objectif suprême du renforcement de la sécurité et de la stabilité en Europe. L’élargissement de l’OTAN, s’il a lieu, créera une situation géopolitique fondamentalement nouvelle qui risque d’entraîner une révision totale des politiques de sécurité. Si la Russie reste en dehors du système de sécurité qui émergera sur le continent, la menace d’une nouvelle division de l’Europe deviendra réalité[1].
L’arrivée d’Evgueni Primakov (1929-2015) au ministère russe des Affaires étrangères (1996-1998) puis à la présidence du gouvernement à Moscou (1998-1999) constitue un changement d’approche qui sera théorisé dans ce qu’on appelle la doctrine Primakov. Celle-ci se substitue à la doctrine Kozyrev, marquée par l’atlantisme – sinon l’américano-centrisme – conçu comme un partenariat avec les USA dans lequel la Russie serait le numéro deux [2], et par une alternative multipolaire. Cette doctrine Primakov est fondée sur trois postulats : d’abord, donner la priorité à l’intérêt national en évitant les tensions avec l’Occident, ensuite, mener une politique multiaxiale avec notamment d’autres centres mondiaux que les USA comme l’Europe, la Chine, les pays arabes, et, enfin, poursuivre l’intégration de la Russie et de son économie dans un monde globalisé [3]. Ainsi, observant fin des années 1990 les manœuvres diplomatiques des anciens alliés du Traité de Varsovie pour rejoindre l’Alliance atlantique, Primakov estime que la ligne rouge à ne pas franchir pour l’OTAN est celle de l’ancienne frontière d’État de l’Union soviétique et exclut toute possibilité d’admission des anciennes républiques soviétiques à l’Alliance [4]. De ce fait, il ferme aussi lui-même la porte de l’entrée de Moscou dans l’OTAN [5].
2.2. L’Acte fondateur OTAN – Fédération de Russie
Américains, Européens et Russes avancent pourtant concrètement sur leur trajectoire de collaboration. Le 17 mai 1997 est signé à Paris un accord de coopération et de partenariat : l’Acte fondateur sur les relations, la coopération et la sécurité mutuelle entre OTAN et la Fédération de Russie. Cet acte est entériné au Sommet de Madrid de l’Alliance, au mois de juillet 1998. Dans ce texte, les parties, qui affirment ne plus se considérer comme des adversaires, marquent leur volonté d’éliminer les vestiges de l’époque de la confrontation et de la rivalité, afin d’accroître la confiance mutuelle et la coopération. L’Acte réaffirme l’engagement de l’Alliance et de la Russie de construire une Europe stable, pacifique et sans division, une Europe entière et libre, au profit de tous ses peuples au travers d’un partenariat fort, stable et durable [6]. L’OTAN y rappelle sa propre transformation, ses nouvelles missions de maintien de la paix et de gestion des crises à l’appui des Nations Unies et de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE), comme en Bosnie-Herzégovine. L’Alliance rappelle aussi l’élaboration de l’Identité européenne de Sécurité et de Défense (IESD) qu’elle développe en son sein [7]. Quant à la Russie, l’Acte indique qu’elle poursuit l’édification d’une société démocratique et la réalisation de sa transformation politique et économique. Les signataires observent également que Moscou a opéré un retrait de ses forces des pays d’Europe centrale et orientale ainsi que de la région de la Baltique, et a ramené toutes ses armes nucléaires sur son territoire national. L’Alliance atlantique et la Fédération s’engagent à travailler ensemble pour contribuer à l’instauration en Europe d’une sécurité commune et globale, fondée sur l’adhésion à des valeurs, engagements et normes de comportement communs dans l’intérêt de tous les États. Elles annoncent aussi leur volonté de renforcer l’OSCE et de coopérer pour prévenir toute possibilité de retour à une Europe de division et de confrontation, ou l’isolement d’un État quel qu’il soit[8]. Tenant compte des travaux de l’OSCE sur un modèle de sécurité commun et global pour l’Europe du XXIe siècle, l’OTAN et la Russie annoncent vouloir rechercher la coopération la plus large possible entre les États participants de l’OSCE. Leur objectif est de créer en Europe un espace de sécurité et de stabilité commun, sans lignes de division ni sphères d’influence limitant la souveraineté d’un État, quel qu’il soit [9].
L’OTAN et la Russie consignent encore dans cet Acte qu’ils observeront de bonne foi les obligations qui sont les leurs en vertu du droit international et des instruments internationaux, y compris les obligations qui découlent de la Charte des Nations Unies (1945) et des dispositions de la Déclaration universelle des Droits humains (1948), ainsi que les engagements pris par l’Acte final d’Helsinki (1975) et des documents ultérieurs de l’OSCE. Ces objectifs sont ensuite traduits en principes [10]. Sur le plan concret, l’Acte annonce la création d’un Conseil conjoint permanent OTAN-Russie. Il s’agit d’un organe de consultation, de coordination et là où il y aura lieu, de décision conjointe et d’action conjointe sur les questions de sécurité d’intérêt commun. Il est néanmoins stipulé que ces consultations ne s’étendront pas aux affaires internes de l’OTAN, des États membres de l’OTAN, ou de la Russie [11]. Dans le but d’intensifier leur partenariat, OTAN et Russie terminent leur Acte en insistant sur la nécessité de se fonder sur des activités pratiques et sur une coopération directe, notamment par le développement d’un concept d’opérations de maintien de la paix conjointes menées par l’OTAN et la Russie, s’inspirant de la coopération en Bosnie-Herzégovine que les parties jugent à nouveau positivement.
Chacun mesure alors l’importance de cet engagement réciproque. Comme le disait le Général Chestov lors d’une conférence à Prague sur la sécurité globale, en juin 1997, avec la signature de l’Acte à Paris, c’est une base politique pour le développement ultérieur de la coopération militaire entre la Russie, l’OTAN et les États-Unis qui a été établie [12].
2.3. Sortir la Russie de son isolement
C’est pourtant à cette même rencontre de Prague que l’Ambassadeur russe auprès du Conseil de Coopération nord-atlantique (CCNA [13]) et représentant permanent à l’OTAN à Bruxelles entre 1994 et 1998, Vitali Tchourkine (1952-2017), fait part de sa forte préoccupation au sujet de l’élargissement de l’OTAN. Le futur représentant permanent de la Russie au Conseil de Sécurité de l’ONU (2006-2017) [14], estime alors que, dans le processus, l’OTAN avait fait trop de promesses à trop de personnes et à trop de pays, des promesses qui ne peuvent pas être tenues parce que certains problèmes résident dans des domaines avec lesquels l’OTAN n’a que très peu à voir. L’ambassadeur fait remarquer que les pays qui fondent beaucoup d’espoir sur leur sécurité renforcée par l’OTAN pourraient rapidement et radicalement améliorer leur situation en matière de sécurité simplement en se conformant à certaines des recommandations de l’OSCE et du Conseil de l’Europe portant sur les Droits humains et les minorités [15]. Dans la foulée, l’Ambassadeur des États-Unis auprès de l’OTAN et au CCNA, Robert E. Hunter, confirme, malgré ces remarques russes, l’intention de son pays de soutenir l’entrée directe de la Pologne, de la Hongrie et de la République tchèque dans l’Alliance, tout en maintenant la porte ouverte à d’autres élargissements, tant qu’il y aura des pays européens prêts et disposés à assumer les responsabilités de cette adhésion. Évoquant le Partenariat pour la Paix qu’il qualifie d’entreprise phare de l’OTAN la plus réussie, Hunter annonce la volonté américaine de mettre en œuvre l’Acte fondateur OTAN-Russie, reconnaissant que la sécurité de la Russie est aussi importante que tout ce que nous faisons d’autre, et soulignant l’effort visant à sortir la Russie de son isolement pour jouer pleinement un rôle légitime dans la sécurité européenne[16].
Un mois plus tard, en juillet 1997, Moscou entre au Conseil de Partenariat euro-atlantique (CPEA) qui, à partir de cette année-là, remplace le CCNA. Il s’agit pour les Alliés d’établir un forum de sécurité mieux adapté aux relations de plus en plus complexes nouées avec les partenaires, dont bon nombre approfondissaient leur coopération avec l’OTAN, pour reprendre les termes très diplomatiques de l’Alliance [17].
En fait, davantage que les doctrines politiques ou l’évolution du régime, il semble que ce soit précisément l’expérience de la coopération qui ait modifié la convergence des trajectoires entre l’OTAN et la Russie, alors que la période qui a suivi la Guerre froide semblait prendre le chemin de la coopération… C’est peu dire que l’Acte fondateur de 1997, qui ouvrait une perspective de relations organiques suivies entre la Russie et l’OTAN, ne s’est pas traduit dans les faits. Certes, comme les Alliés le souhaitaient, les relations bilatérales sont devenues plus formelles notamment grâce à la création du Conseil conjoint permanent OTAN-Russie (CCP) [18].
De son côté, au début 1998, le Parlement russe a qualifié l’élargissement de l’OTAN de menace militaire la plus grave pour la Russie depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale [19]. La mention de cette nouvelle ligne rouge a été répétée jusqu’à la fin de la présidence de Boris Eltsine. À la conférence sur la Politique de Sécurité tenue à Munich le 7 février 1999, le sous-ministre des Affaires étrangères, Ievgueni Gousarov (Yevgeny Gusarov), réitère à l’OTAN le conseil de ne pas franchir la ligne rouge des pays qui formaient anciennement l’Union soviétique [20]. Quelques jours plus tard, le ministre russe des Affaires étrangères Igor Ivanov se fait plus menaçant en déclarant que, si l’OTAN continue de s’étendre à l’Est et surtout si ce processus inclut les pays baltes ou les États de la Communauté des États indépendants (CEI), la Russie prendrait toutes les mesures qu’elle jugera nécessaires pour garantir sa sécurité nationale [21].
2.4. Kosovo, 24 mars 1999
Le constat réalisé par des observateurs de l’OSCE du massacre de 45 personnes, presque tous des hommes, dans le village kosovar de Račak, à une trentaine de kilomètres de Pristina, le 16 janvier 1999, constitue un moment majeur dans le conflit qui oppose, d’une part, le gouvernement serbe et, d’autre part, les insurgés de l’Armée de Libération du Kosovo (UCK) et de la Ligue démocratique (LDK). Même si ce qu’il s’est passé réellement la veille de cette découverte dans le village kosovar reste controversé [22], il fait peu de doute que cet événement est à l’origine de la conférence internationale sur le Kosovo tenue à Rambouillet en Île-de-France à partir du 6 février 1999. Y sont réunis, dans le but de tenter de stopper la spirale de la violence, les représentants des gouvernements du groupe dit de contact des ministres des Affaires étrangères : États-Unis, Royaume-Uni, France, Italie et Russie, sous la coprésidence du ministre français des Affaires étrangères Hubert Védrine et de son homologue britannique Robin Cook (1946-2005). Les délégations des belligérants serbes et kosovars, présentes à Rambouillet, restent à l’écart l’une de l’autre, refusant de dialoguer directement, ce qui constitue plus qu’un indice de la difficulté de la négociation. On se souvient que ce conflit dure alors depuis près de dix ans puisqu’il trouve notamment son origine dans la suppression, en 1989, du statut d’autonomie dont jouissaient les Kosovars au sein de la Yougoslavie. Celle-ci connaît d’ailleurs des relations difficiles avec son voisin albanais depuis 1948 [23].
Malgré leurs efforts, les diplomates ne peuvent rallier les Kosovars aux neuf propositions sur lesquelles les membres du groupe de contact se sont mis d’accord [24]. Ces propositions maintiennent l’intégrité territoriale de la Yougoslavie, ce qui parait inacceptable pour l’UCK et la LDK. De leur côté, les Serbes refusent le retrait de leurs troupes de la province, ainsi que tout déploiement de forces sous le commandement de l’OTAN – qu’ils ne considèrent pas comme une force neutre [25] -, en appui aux observateurs de l’OSCE. L’UCK, de son côté, refuse tout désarmement. Secrétaire d’État de l’Administration Clinton, Madeleine Albright (1937-2022) monte elle aussi au créneau, avec la carotte de la réintégration de Belgrade dans la communauté internationale, mais aussi avec le bâton d’une intervention militaire, ce qui lui vaut le surnom peu flatteur de “Madame Bomber” parmi les diplomates européens [26]. Sans toutefois parvenir à faire davantage céder la partie yougoslave que son collègue Richard Holbrooke (1941-2010), ancien représentant spécial de Bill Clinton pour le Kosovo. Dans un contexte où plane l’ombre de la guerre en Tchétchénie, la délégation russe, quant à elle, voit ses objections à l’hypothèse d’une intervention militaire rejetées par les États-Unis et leurs alliés [27].
Avec l’échec de la conférence de Rambouillet, prolongée à Paris, les États-Unis et la plupart de leurs partenaires européens prônent l’intervention militaire, mais se heurtent aux vétos de la Chine et de la Russie aux Nations Unies. Le 17 mars 1999, lors du Conseil permanent OTAN-Russie, les ambassadeurs poursuivent leurs consultations sur la crise du Kosovo et soulignent l’urgence et l’importance des négociations organisées à Paris [28]. De son côté, la Douma russe vote une résolution qualifiant d’agression illégale toute action militaire future de l’OTAN au Kosovo, tandis que l’Ukraine et la Biélorussie font part de leur solidarité inconditionnelle avec leurs frères slaves de Serbie[29].
Le 24 mars 1999, malgré l’absence d’aval des Nations Unies, et alors que les forces serbes ont repris l’offensive, l’OTAN passe à l’action contre la Yougoslavie du président Slobodan Milošević (1941-2006) [30]. Ainsi, l’Alliance décide unilatéralement d’ignorer la position de Moscou et de passer outre des réticences du Kremlin. Celui-ci va considérer l’initiative de l’OTAN comme un coup porté non seulement à la Yougoslavie, mais aussi au prestige de la Russie [31].
Pendant près de trois mois, jusqu’au 9 juin 1999, en près de 39.000 sorties [32], l’aviation et la flotte de l’OTAN font pleuvoir des missiles et des bombes sur la Serbie, le Monténégro, la Voïvodine et le Kosovo, infligeant de sérieux dommages au pays et à ses populations, sans toutefois empêcher les exactions au sol et l’expulsion de la population albanaise du Kosovo. En effet, même si les bombardements ont été déclenchés sous la pression américaine, comme le rappelait Henry Kissinger en 2001 [33], le président Bill Clinton avait eu l’imprudence de déclarer publiquement que l’OTAN n’engagerait pas de forces terrestres [34]. L’ancien secrétaire d’État des présidents Richard Nixon (1913-1994) et Gérald Ford (1913-2006) note que l’OTAN redoutait si bien d’essuyer des pertes que les bombes ont été lâchées hors de portée des batteries antiaériennes de la Serbie – à cinq mille mètres d’altitude, voire plus haut encore -, ce qui pouvait donner à penser qu’au Kosovo en tout cas, les démocraties occidentales limitaient leur prise de risques au nom de la moralité à des altitudes soigneusement définies[35]. Les Européens, quant à eux, s’agaceront de la manière dont les États-Unis conçoivent la coopération militaire sur le terrain [36].
Comme l’a justement observé l’historien et journaliste français André Fontaine (1921-2013), le fait que l’OTAN intervienne, sous la pression américaine, hors mandat du Conseil de sécurité des Nations Unies, sur le territoire d’un État slave et orthodoxe, a permis aux forces politiques russes hostiles à l’ouverture à l’Occident d’accroître leur influence dans l’opinion publique et sur la politique étrangère de leur pays[37]. Du côté occidental également, cette intervention crée un malaise, d’autant que les procédés de Madeleine Albright agacent les Alliés. Ainsi, selon le professeur anglais de Droit international Michael J. Glennon, lorsque Robin Cook (1946-2005), le ministre britannique des Affaires étrangères de Tony Blair, a dit à la secrétaire d’État Madeleine Albright qu’il avait des problèmes avec ses avocats concernant le recours à la force contre la Yougoslavie sans l’approbation du Conseil de sécurité, la secrétaire d’État Albright aurait répondu : Trouvez de nouveaux avocats. [38] Dès mai 1999, dans Le Monde diplomatique, le linguiste américain Noam Chomsky s’interroge lui aussi sur la légitimité des bombardements réalisés par l’OTAN en Yougoslavie, au nom d’un droit d’ingérence humanitaire. Dans le même temps, le professeur au MIT observe que ce précédent autorise désormais la Chine, l’Inde, la Russie ou d’autres à conduire dans leurs zones d’influence, des interventions semblables à celle de l’Alliance [39]. Lors du colloque organisé le 20 mai 1999 à l’Université libre de Bruxelles dans le cadre du Pôle européen Jean Monnet et avec l’appui du Fonds national de la Recherche scientifique (FNRS), le géopolitologue d’origine hongroise Nicolas Bárdos-Féltoronyi, professeur à l’Université catholique de Louvain, s’interroge :
Que dirions-nous en Europe si un jour la Russie ou la Turquie évoquait, à tort ou à raison, l’oppression des minorités russes ou turques en Ukraine afin de pouvoir bombarder ce pays ou de l’envahir ? C’est manifestement la question que les autorités ukrainiennes se sont posée pour marquer, entre autres, leur opposition radicale aux bombardements en Yougoslavie[40].
Pendant cette période, même si l’OTAN et la Russie ont mené des négociations approfondies et se sont réunies plusieurs fois en session extraordinaire, elles n’ont pas pu s’entendre sur la manière d’apporter une solution politique au conflit, bien qu’elles aient convenu que cette solution devrait être basée sur l’autonomie du Kosovo et non sur son indépendance. Si les Alliés ont estimé, après l’échec des négociations de Rambouillet, que Belgrade avait négocié de mauvaise foi et que le gouvernement du président Slobodan Milošević (1941-2006) n’avait aucune intention de se conformer aux résolutions du Conseil de sécurité et ont utilisé la force [41], Moscou a accusé l’OTAN de détruire le système normatif des relations internationales et de saper les bases du droit international.
Comme l’action militaire de l’OTAN en Yougoslavie est alors utilisée en Russie par les nationalistes pour mener une campagne anti-occidentale sans précédent depuis la fin de la Guerre froide, le gouvernement de Boris Eltsine est amené à suspendre le processus de coopération qui était mené avec l’OTAN sous les auspices du Conseil conjoint permanent (PJC) à un moment de crise où pourtant les relations étroites et les échanges deviennent d’autant plus importants [42]. Pour les Russes, cette coopération perdait tout son sens. Moscou suspend sa participation à l’Acte fondateur. Des représentants militaires russes sont rappelés du siège de l’Alliance à Evere, des représentants officiels de l’OTAN deviennent persona non grata à Moscou, l’implantation du Centre de documentation de l’OTAN à Moscou est suspendue [43]. Les députés de la Douma d’État russe demandent que le secrétaire général de l’OTAN, Javier Solana, en fonction depuis décembre 1995, soit jugé pour crimes contre l’humanité[44].
Les Russes vont rentrer dans le jeu diplomatique lorsque le président Eltsine désigne Viktor Tchernomyrdine (1938-2010), son ancien Premier ministre de 1992 à 1998, comme son envoyé spécial personnel au Kosovo pour trouver une solution diplomatique. Tchernomyrdine pourrait apparaître d’emblée plus souple que Ievgueni Primakov aux yeux des Occidentaux. Il n’en sera rien, même s’il a gardé quelques amitiés aux États-Unis, en particulier avec le vice-président de Clinton, Al Gore. Malgré un vaste ballet diplomatique, de Moscou à Belgrade, New York et Washington ainsi qu’une tentative d’impliquer les Nations Unies [45], Tchernomyrdine ne semblait pas vouloir faire de concession sur les positions de la Russie avant que, début juin, à l’initiative d’Eltsine à nouveau, le Premier ministre russe Sergueï Stepachine, qui présida le gouvernement de mai à début août 1999, informe Clinton de la volonté de la Russie de trouver un moyen de régler tous ses différends avec l’OTAN [46].
Par les accords signés sur la base de Kumanovo, près de Skopje (Macédoine du Nord), le 9 juin 1999, entre les forces militaires et policières de Belgrade et la Force internationale de Sécurité au Kosovo (KFOR), les soldats de la KFOR sont déployés dans la province, sous l’autorité de l’OTAN. La Résolution 1244 des Nations Unies du 10 juin 1999, tout en réaffirmant l’attachement des États membres à la souveraineté et à l’intégrité territoriale de la République fédérale de Yougoslavie [47], instaure un protectorat des Nations Unies sur le Kosovo, ce qui ne met pas fin aux exactions [48].
Pour la Russie, il s’agissait d’un revirement par rapport aux critiques virulentes des positions de l’OTAN, qui, selon Tchernomyrdine, avaient fait reculer les relations américano-russes de plusieurs décennies [49].
Alors que ses avions bombardent la Yougoslavie, l’OTAN fait aboutir, en cette année de son cinquantième anniversaire, un processus de redéfinition de sa doctrine de défense. Ce processus a été entamé au Conseil de l’Atlantique Nord à Rome les 7 et 8 novembre 1991 dans le contexte déjà évoqué de la dissolution de l’Union soviétique. C’est donc en marge de la célébration de son jubilé que se tient le Sommet de Washington des 24 et 25 avril 1999, presque jour pour jour après sa création dans la capitale américaine le 4 avril 1949. Parmi les soixante-cinq paragraphes qui décrivent le nouveau Concept stratégique – dont nous n’avons pas à traiter ici -, il faut observer que l’OTAN non seulement élargit ses compétences pour étendre son champ d’activité hors de la zone du territoire de ses membres, comme elle l’avait amorcé en 1991, mais ouvre un vaste espace d’action en annonçant sa volonté de promouvoir la sécurité, la prospérité et la démocratie dans l’ensemble de la zone euro-atlantique[50]. Ces dispositions permettent bien sûr à l’OTAN de couvrir ses activités envers les États des Balkans et d’autres régions en Europe, non-membre de l’OTAN [51]. Cependant, comme l’indique André Dumoulin, le nouveau concept stratégique de l’OTAN, dévoilé à Washington, sans nommer la Charte des Nations unies, n’affirme pas explicitement que l’OTAN ne pourra agir que si elle dispose d’un mandat du Conseil de Sécurité. Dans ce contexte, écrit dès 2000 le chercheur du Centre d’Analyse politique des Relations internationales (CAPRI) de l’Université de Liège, l’intervention aérienne de l’OTAN au Kosovo et en Serbie […] constitue l’ambiguïté suprême ; elle est considérée par l’OTAN comme une exception à la règle générale d’une décision nécessaire du Conseil de Sécurité[52].
De même, la Déclaration de Washington indique-t-elle que les États membres restent déterminés à rester fermes contre ceux qui violent les Droits humains, font la guerre et conquièrent des territoires [53].
Ainsi, aux yeux des Russes, l’utilisation de la puissance militaire contre un État souverain comme la Yougoslavie, hors de la zone de responsabilité de l’OTAN, sans la sanction du Conseil de Sécurité de l’OTAN et sans avoir consulté le partenaire russe comme le prévoyait l’Acte fondateur, illustre le nouveau concept d’intervention de l’OTAN tel qu’il a été appliqué dans l’affaire du Kosovo. D’ailleurs, la lecture qu’allait en faire le général américain Wesley Clark, ancien commandant des forces alliées en Europe, peut résonner aujourd’hui encore : ce n’était pas une guerre d’ailleurs, c’était une campagne de diplomatie de coercition[54].
2.5. Independance, Missouri, 12 mars 1999
C’est en présence de la secrétaire d’État américaine Madeleine Albright que les ministres des Affaires étrangères hongrois, János Martonyi, son homologue tchèque Jan Kavan et le ministre polonais Bronislaw Geremek (1932-2008) ratifient officiellement l’intégration de leur pays à l’OTAN, au cours d’une cérémonie dans la Bibliothèque President Truman à Independence (Missouri), le 12 mars 1999.
Photo Jakub Ostalowski, Polityka
En effet, au Sommet de Madrid, le 8 juillet 1997, les dirigeants de l’Alliance ont invité la République tchèque, la Hongrie et la Pologne à entamer des pourparlers d’adhésion avec l’OTAN. Dans le même temps, le Sommet a réaffirmé que l’OTAN resterait ouverte aux nouveaux membres potentiels [55]. Les Alliés avaient également marqué leur intention de renforcer la consultation politique et la coopération pratique dans le cadre du Conseil de partenariat euro-atlantique, de développer une coopération plus individualisée au travers du Partenariat renforcé pour la Paix, ainsi que de donner corps aux arrangements spécifiques convenus auparavant avec la Russie et l’Ukraine [56]. En décembre 1997, les ministres des Affaires étrangères de l’OTAN ont signé les protocoles permettant l’adhésion des trois pays. Ces protocoles ont été ratifiés par les Alliés et les candidats dans leurs procédures nationales courant 1998, pour aboutir au dépôt des instruments d’accession lors de la cérémonie tenue dans le Missouri.
Le 5 février 1997, le célèbre diplomate et historien américain George F. Kennan (1904-2005), un des concepteurs et architectes de la politique américaine d’endiguement (policy ofcontainment) contre l’Union soviétique pendant la Guerre froide, signe dans Le New York Times un papier intitulé A fateful Error, une fatale erreur. Le point de vue, exprimé sans ambages, écrit l’ancien collaborateur du Département d’État et l’ancien ambassadeur US à Moscou, est que l’élargissement de l’OTAN serait l’erreur la plus fatale de la politique américaine de toute la période de l’après-Guerre froide [57].
La crainte de Kennan, c’est que cette décision enflamme le nationalisme, ainsi que les tendances anti-occidentales et militaristes de l’opinion publique russe, que cela nuise à la démocratie naissante de la Fédération de Russie, rétablisse l’atmosphère de Guerre froide au moment où l’incertitude pèse sur les relations Est-Ouest et où les accords START II (Strategic Arms Reduction Talks) de réduction des capacités nucléaires doivent être ratifiés par la Douma. En effet, à la suite du Traité de Washington du 8 décembre 1987, les États-Unis et la Russie ont conclu les accords de réduction des armes stratégiques START I en 1990 et START II en 1993, ce dernier étant signé entre Georges H. W. Bush et Boris Eltsine le 3 janvier 1993. Il devait en résulter une réduction très importante des arsenaux stratégiques des deux Grands [58].
Kennan observe que les Russes sont peu impressionnés par les assurances américaines et les efforts qui sont faits pour les persuader que l’intention de l’OTAN n’est pas hostile. L’auteur d’American Diplomacy[59] estime que les Russes verront dans l’élargissement de l’Alliance une atteinte à leur prestige – ce qui est très important à leurs yeux -, ainsi qu’une menace sur leur sécurité. Kennan appelait alors les Seize à profiter du temps restant jusqu’à la ratification définitive pour modifier le format de l’élargissement annoncé afin d’en atténuer les effets sur l’opinion et la politique russes.
Le 26 juin 1997, cinquante éminents experts américains en politique étrangère, parmi lesquels l’ancien secrétaire d’État à la Défense de JFK, Robert McNamara (1916-2009), signent une lettre ouverte au président Bill Clinton. Eux aussi considèrent que les efforts des États-Unis pour élargir l’OTAN constituent une erreur politique aux proportions historiques qui perturberait la stabilité européenne. Ils y rappellent que le président de la Commission de la Défense à la Douma, le général Lev Rokhlin (1947-1998) [60], s’est interrogé sur la bonne foi des USA et a affirmé que l’élargissement de l’OTAN constituait un reniement des assurances données à Mikhaïl Gorbatchev et Edouard Chevardnadze au moment où le consentement russe a été obtenu à la réunification allemande et à l’adhésion d’une Allemagne réunifiée à l’OTAN. Les signataires demandent instamment que le processus d’élargissement soit suspendu et que des actions alternatives soient poursuivies, notamment l’ouverture de l’Union européenne aux pays d’Europe centrale et orientale, l’élaboration d’un programme amélioré de Partenariat pour la Paix, le soutien à la coopération OTAN-Russie ainsi que la poursuite du processus de réduction des armements. Ils concluent leur lettre par cette phrase:
La Russie ne représente plus une menace pour ses voisins occidentaux et les nations d’Europe centrale et orientale ne sont pas en danger. Pour cette raison, et pour les autres citées ci-dessus, nous pensons que l’élargissement de l’OTAN n’est ni nécessaire ni souhaitable et que cette politique mal conçue peut et doit être suspendue[61].
Le 30 avril 1998, le Sénat US vote l’expansion par 80 votes contre 19, bien davantage que la majorité des deux tiers nécessaire pour approuver la Résolution. Comme l’indique le New York Times, ce vote historique a traversé les partis et les lignes idéologiques, 35 démocrates ayant rejoint 45 républicains en faveur de l’adhésion de la Pologne, de la Tchéquie et de la Hongrie à l’Alliance. Dix démocrates et neuf républicains se sont opposés à la résolution [62].
Après l’approbation de l’élargissement par le Sénat américain au printemps 1998, Kennan considère que cette décision met en évidence une faible compréhension de l’histoire de Russie et de l’Union soviétique par les États-Unis et qu’il s’agit d’une erreur tragique, ouvrant la porte à une nouvelle Guerre froide [63].
2.6. La Russie attend toujours devant la porte…
Alors que l’Europe et le monde se pensaient en 1989, sur les chemins de la détente[64], une nouvelle vague d’incertitudes a atteint le vieux continent. On le constate en 1991 : l’écroulement de l’Empire soviétique pose non seulement la question de la décolonisation dans les républiques asiatiques et du Caucase, celui de l’avenir des pays baltes et de la Moldavie, mais atteint aussi le cœur de la Russie, à savoir l’Ukraine et la Biélorussie. Le dégel de la situation en Europe du Centre-Est, mais plus encore dans les Balkans, fait resurgir des antagonismes séculaires qui remettent en cause les frontières[65].
Comme l’écrit l’historien britannique Robert Service, dans la décennie qui suit l’implosion de l’URSS et la dissolution du Pacte de Varsovie, la Russie a perdu ses positions comme puissance globale. Même dans l’Europe de l’Est, elle a cessé de peser [66]. Fascinés par les États-Unis et le modèle américain, les anciens pays satellites n’ont alors de cesse que de s’éloigner de Moscou tandis que Washington, se pensant triomphant de la Guerre froide est tout prêt à les accueillir, non seulement comme alliés privilégiés, mais aussi comme membres d’une Alliance atlantique renaissante de ses cendres. La question de la survie de l’OTAN, qui avait été clairement posée [67] et qui était devenue l’obsession du président républicain George H. Bush – l’expression est d’Hubert Védrine [68] -, va se trouver résolue sous le mandat du démocrate Bill Clinton. Dans un entretien avec les historiens français Pierre Nora et Marcel Gauchet en mai 1997, le presque ministre des Affaires étrangères de Jacques Chirac (1932-2019) et de Lionel Jospin, rappelait la volonté des anciens pays communistes de se sentir pleinement occidentaux, mais aussi celle des États-Unis d’affirmer leur leadership sur l’Europe.
Pour Védrine, dans cette affaire, les États-Unis ont décidé de l’opportunité, des modalités, du moment. L’Europe a été traitée en objet et non en sujet, comme aux beaux jours du condominium. Est-ce une conséquence fâcheuse, ou était-ce l’objectif ? En tout cas, maintenant, nous sommes obligés d’assumer, tout en cherchant à contrebalancer l’élargissement par un lien d’une nature à trouver, par l’OTAN ou par l’Europe, avec la Russie, poursuivait l’ancien secrétaire général de la présidence de la République de François Mitterrand [69].
Les effets cumulés du refus de reconnaître la Russie comme un partenaire digne de convoler avec l’Occident, l’indifférence sinon le mépris qui est porté à ses positions dans le drame du Kosovo, l’entrée dans l’OTAN de Prague, de Varsovie et de Budapest – pour commencer -, constituent autant de motivations pour un retour à la méfiance historique que la Russie entretient à l’égard de l’OTAN et des États-Unis, au détriment de l’Europe, alors que cette méfiance s’était atténuée dans la dernière décennie du XXème siècle.
Dans L’affolement du monde, l’historien Thomas Gomart, rappelait en 2019 que les élites russes ont vécu la déshérence des années 1990 comme une véritable humiliation. Les tensions qui en ont découlé ont remis l’OTAN et la Russie face à face, chacun renforçant son propre dispositif de sécurité. Mais, comme l’indique le directeur de l’Institut français des Relations internationales (IFRI), cet antagonisme s’avère nécessaire de part et d’autre. C’est ce qui explique que, en dépit des tentatives que nous avons passées en revue, l’Alliance atlantique et la Russie ne sont pas parvenues à transformer l’architecture de sécurité européenne, née de la Guerre froide [70].
Avec le départ de Boris Eltsine le 31 décembre 1999, l’arrivée d’un nouveau locataire au Kremlin ainsi que le choc du 11 septembre 2001 vont à nouveau profondément affecter les relations entre Moscou et les Alliés.
[1] Leonty P. CHESTOV, La coopération militaire entre la Russie et l’OTAN en Bosnie, une base pour l’avenir ? dans Revue de l’OTAN, Vol. 45, n°2, Mars 1997, p. 17-21. https://www.nato.int/docu/revue/1997/9702-5.htm – Leontii SHEVTSOV, Russia-NATO Military Cooperation in Bosnia: A Basis for the Future?, in NATO Review, vol. 45, no. 2, March 1997, p. 17-21. – S. NEIL MacFARLANE, Nato in Russia’s Relations with the West, in Security Dialogue, vol. 32, 3, p. 281-296, Sept. 1, 2001.
[2] Vyacheslav NIKONOV, La Russie et l’Occident : des illusions au désenchantement, in Critique internationale, vol. no 12, no. 3, 2001, pp. 175-191, z. 15. – Evgueni PRIMAKOV, Gody v bolchoï politike, p. 231-233, Moscou, Soverchenno sekretno, 1990.
[3] Evgueni PRIMAKOV, Le monde sans la Russie ? A quoi conduit la myopie politique, p.10sv, Paris, Economica, 2009. – V. NIKONOV, La Russie et l’Occident, z 24-25.
[4] E. PRIMAKOV, Le monde sans la Russie ?…, p. 149. Primakov écrivait en 2009 : en se lançant dans un élargissement effréné de l’OTAN, les États-Unis n’ont pas tenu compte de la position extrêmement négative de la Russie quant à l’admission d’ex-républiques d’Union soviétique dans l’Alliance de l’Atlantique Nord. Nous n’avons pas eu d’accord écrit avec les États-Unis à ce sujet. Mais, lorsque j’étais ministre des Affaires étrangères de Russie, j’ai à de nombreuses reprises dit et à Madeleine Albright et à Straub Talbot, et à d’autres collègues américains que l’admission dans l’OTAN d’ex-républiques soviétiques signifierait pour nous que “la ligne rouge” a été franchie. On me répondait qu’il n’y avait pas de raison de supposer que cela se ferait dans un avenir proche. Mais cela s’est fait.
[5] Y. DAVYDOV, Should Russia Join Nato?…,, p. 23.
[6]Acte Fondateur sur les Relations, la Coopération et la Sécurité Mutuelles entre l’OTAN et la Fédération de Russie signé à Paris, France, 17 Mai 1997 https://www.nato.int/cps/fr/natohq/official_texts_25468.htm – Founding Act on Mutual Relations, Cooperation and Security between the North Atlantic Treaty Organization and the Russian Federation? Brussels, NATO Office of Information and Press, 1997. – The NATO Handbook, 50th Anniversary Edition. NATO, Office of Information and Press, Brussels, 1998. – André DUMOULIN, L’élargissement de l’OTAN, dans Universalia 1998, p. 172-175, Paris, Encyclopaedia Universalis, 1998.
[7]L’identité européenne en matière de sécurité et de défense (IESD) a été élaborée dans le cadre de l’alliance de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) afin de renforcer la participation européenne en matière de défense tout en consolidant la coopération transatlantique. L’IESD a été développée parallèlement à des initiatives complémentaires prises par d’autres organisations qui se renforçaient mutuellement, notamment l’Union de l’Europe occidentale (UEO), qui a été remplacée ultérieurement par la politique de sécurité et de défense commune (PSDC). L’élaboration de cette IESD reposait principalement sur la préparation d’opérations de l’UEO en collaboration avec l’OTAN, sur la base de l’identification de capacités, de ressources et d’aides séparables mais non séparées au sein de l’alliance, ainsi que de l’établissement d’un commandement européen multinational approprié au sein de l’OTAN afin de préparer, de soutenir, de commander et de mener à bien des opérations dirigées par l’UEO.https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=LEGISSUM:european_security_defence_identity
[8]Acte Fondateur sur les Relations, la Coopération et la Sécurité Mutuelles entre l’OTAN et la Fédération de Russie, op. cit.
[10] – développement, sur la base de la transparence, d’un partenariat fort, stable, durable et égal ainsi que de la coopération pour renforcer la sécurité et la stabilité dans la région euro-atlantique;
– reconnaissance du rôle essentiel que jouent la démocratie, le pluralisme politique, la primauté du droit, le respect des droits de l’homme et des libertés civiles et le développement d’économies de marché dans le développement de la prospérité commune et de la sécurité globale;
– abstention du recours à la menace ou à l’emploi de la force l’une contre l’autre ainsi que contre tout autre État, sa souveraineté, son intégrité territoriale ou son indépendance politique, de toute manière qui soit incompatible avec la Charte des Nations Unies et avec la Déclaration sur les principes régissant les relations mutuelles des États participants consignée dans l’Acte final d’Helsinki;
– respect de la souveraineté, de l’indépendance et de l’intégrité territoriale de tous les États et de leur droit inhérent de choisir les moyens d’assurer leur sécurité, de l’inviolabilité des frontières et du droit des peuples à l’autodétermination tels qu’ils sont consacrés dans l’Acte final d’Helsinki et dans d’autres documents de l’OSCE;
– transparence mutuelle dans la formulation et la mise en œuvre de la politique de défense et des doctrines militaires;
– prévention des conflits et règlement des différends par des moyens pacifiques conformément aux principes des Nations Unies et de l’OSCE;
– soutien, au cas par cas, d’opérations de maintien de la paix menées sous l’autorité du Conseil de sécurité des Nations Unies ou la responsabilité de l’OSCE. Acte Fondateur…
[11]Acte Fondateur sur les Relations, la Coopération et la Sécurité Mutuelles entre l’OTAN et la Fédération de Russie… op. cit.
[12] General Leontiy Pavlovich SHEVTSOV, Russian Participation in Bosnia-Herzegovina, 14th International Workshop on Global Security – Prague, 21-25 June 1997, Under the patronage of President of the Czech Republic Václav Havel, the XIVth International NATO Workshop on Political-Military Decision Making was held in the Rudolph and Spanish Halls of Prague Castle on 21-25 June 1997. The Workshop’s theme was “The New NATO: The Way Ahead.”
[13] Le Conseil de coopération nord-atlantique (CCNA) a été créé par les Alliés le 20 décembre 1991 en tant que forum de dialogue et de coopération avec les anciens adversaires du Pacte de Varsovie de l’OTAN.
[15] Vitaly CHURKIN, European Security Opportunities: The Need for Cooperation, 14th International Workshop on Global Security – Prague, 21-25 June 1997. http://www.csdr.org/97Book/churkin-C.htm
We have also concluded, and will make effective over time, the NATO-Russia Founding Act, recognizing that Russia’s security is as important as everything else that we are doing, and underscoring the effort to draw Russia out of its isolation to play a full and legitimate part in European security.
[19] RFE/RL Newsline, Vol. 2, No 16, Part II, 26 January 1998. Cité par Igor ZEVELEV, NATO’s Enlargement and Russian Perceptions of Eurasian Political Frontiers, Final Report, NATO, 1998. (I. Zelevev est professeur de Russian Studies au George Marshall European Center for Security Studies, Garmisch-Partenkirchen, Germany). https://www.nato.int/acad/fellow/98-00/zevelev.pdf
[20] Robert BURNS, Russia opposes more NATO expansion, Associated Press, 7 février 1999. – I. ZEVELEV, op. cit. p. 5.
[21] RFE/RL Newsline, February 18, 1999. – I. ZEVELEV, op. cit. p. 12. – La CEI avait été fondée à Minsk le 8 décembre 1991 pour associer les anciens pays de l’Union soviétique.
[22] L’évènement se serait passé durant une campagne délibérée de provocations organisées par le Mouvement de Libération du Kosovo (UCK-KLA). Jaume CASTAN PINOS, Kosovo and the Collateral Effects of Humanitarian Intervention, p. 38-45 London – New York, Routledge, 2019. J. CASTAN PINOS est Professeur associé au département de Sciences politiques et de Gestion publique à l’Université de Southern Denmark. – Christophe CHATELOT, Les morts de Racak ont-ils vraiment été massacrés froidement ?, dans Le Monde, 21 janvier 1999. https://www.lemonde.fr/archives/article/1999/01/21/les-morts-de-racak-ont-ils-vraiment-ete-massacres-froidement_3533047_1819218.html – Jean-Arnault DERENS et Catherine SAMARY, Les 100 Portes des conflits yougoslaves, p. 294-296, L’Atelier, 2000. – L’historien britannique Tony Judt, de l’Université de New York, est moins dubitatif sur ce massacre que l’historien français et l’attribue sans aucun doute aux forces serbes. Tony JUDT, Après-Guerre,Une histoire de l’Europe depuis 1945, p. 794, Paris, Hachette, 2007. – Christophe CHATELOT, Les morts de Racak ont-ils réellement été massacrés de sang-froid ?, dans Le Monde, 21 janvier 1999. – En 2000, l’historien Christophe Chiclet écrit que : Les 130° observateurs de l’OSCE commencent à se déployer sur le terrain en novembre. Mais la multiplication des provocations de l’UCQ ramène les forces serbes dans la région. Durant l’hiver de 1998-1999, Washington change de politique et décide d’en découdre avec Belgrade en instrumentalisant l’UCK. C. CHICLET, Balkans, Les conséquences régionales d’une guerre, dans Universalia 2000, p. 141, Paris, Encyclopaedia Universalis, 2000.
[23] Jean-Michel DE WAELE et Kolë GJELOSHAJ, De la question albanaise au Kosovo, Bruxelles, Complexe, 1999. – Hans STARK, Kosovo, Du problème serbe à la question albanaise, dans Rapport annuel mondial sur le Système économique et les Stratégies (RAMSES 2000), p. 346-347, Paris, Dunod-IFRI, 1999.
– nécessité de mettre un terme rapide à la violence et de respecter un cessez-le-feu ;
– recherche d’une solution pacifique à la crise par le dialogue ;
– interdiction de tout changement unilatéral du statut provisoire de la province ;
– intégrité territoriale de la Yougoslavie et par conséquent des États voisins ;
– respect du droit des communautés (langues, institutions religieuses, enseignement) ;
– élections libres, sous le contrôle de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) ;
– pas de poursuite judiciaire pour des actions commises durant le conflit du Kosovo, sauf pour crimes de guerre ou contre l’humanité ;
– amnistie et libération des prisonniers politiques ;
– participation internationale et coopération des deux parties en présence au règlement de la crise.
J.-A. DERENS et C. SAMARY, Les 100 Portes…, p. 297.
[25] Barbara DELCOURT, La position des autorités serbes et yougoslaves au sujet du Kosovo : entre raison d’État et logique nationale, dans Jean-Michel DE WAELE et Kolë GJELOSHAJ, De la question albanaise au Kosovo, p. 105.
[30]I have been informed by SACEUR, General Clark, that at this moment NATO Air Operations against targets in the Federal Republic of Yugoslavia have commenced. Press Statement by Dr. Javier Solana, NATO Secretary General following the Commencement of Air Operations, Press Release, (1999)041, 24 March 1999. https://www.nato.int/docu/pr/1999/p99-041e.htm
[31] Voir l’intervention au Conseil de Sécurité de Sergueï V. Lavrov, qui était alors le représentant permanent de la Fédération de la Russie auprès de l’ONU : Communiqué de presse CS/1035, La Fédération de Russie exige la cessation immédiate des actions militaires de l’OTAN au Kosovo, 24 mars 1999. – Conflict in the Balkans; Russia takes protest to the UN Council, in The New York Times, March 26, 1999.
[36]La conduite de la campagne relevait essentiellement d’un directoire informel constitué des principaux alliés, laissant peu de prise aux instances où siégeaient l’ensemble des pays membres. Par ailleurs, les États-Unis disposaient de leur propre chaîne de commandement, distincte du commandement OTAN, et ont maintenu un certain nombre de forces et de missions sous contrôle strictement américain. Jean-François PONCET, Jean-Guy BRANGER et André ROUVIÈRE, Rapport d’information fait au nom de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées sur l’évolution de l’OTAN, Sénat français, Séance du 19 juillet 2007 https://www.senat.fr/rap/r06-405/r06-405_mono.html#toc32
[37] André FONTAINE, Pierre MELANDRI, Guillaume PARMENTIER, OTAN, Organisation du Traité de l’Atlantique nord, dans Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 13 mars 2022. URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/otan-organisation-du-traite-de-l-atlantique-nord/ Ces auteurs notent également que : Cependant, la conduite de la campagne a créé des tensions entre Américains et Européens. Le quartier général de l’Alliance en Europe, le Shape, a été écarté de la planification militaire, en fait conçue par le commandement américain en Europe. De ce fait, les Européens n’ont pu contrôler les opérations, et c’est donc par le canal du Conseil atlantique, organisme diplomatique, qu’ils ont été amenés à s’opposer au choix de certaines cibles à bombarder. Les militaires américains ont estimé que cette interférence politique dans les affaires militaires était nuisible à la bonne conduite des opérations.
[38]When Robin Cook, the British foreign secretary, told Secretary of State Madeleine Albright that he had ”problems with our lawyers” over using force against Yugoslavia without Security Council approval, Secretary Albright responded: ”Get new lawyers.”
Michael J. GLENNON, How War Left the Law Behind, in New York Time, Nov. 21, 2002.
Voir aussi : N. CHOMSKY, Humanitarian Imperialism, Lessons from Kosovo, London, Pluto Press, 1999.
[40] Nicolas BARDOS-FELTORONYI, La question albanaise est-elle à nouveau balkanisée ? dans Jean-Michel DE WAELE et Kolë GJELOSHAJ, De la question albanaise au Kosovo…, p. 47. – En 2002, j’écrivais ce qui suit : enfin, un nouvelle notion de droit international, le droit d’ingérence, a fait son apparition au début des années quatre-vingt-dix, qui constitue un processus de correction du principe de souveraineté. Ce droit s’est exprimé à plusieurs reprises (notamment par) (…) l’intervention de l’Otan au Kosovo, décision unilatérale des démocraties occidentales remettant en cause la souveraineté de la Serbie sur une partie de son territoire, après quatre ans de tergiversations et de sacralisation du principe de souveraineté dans l’éclatement de l’ex-Yougoslavie. Ces interventions, malgré toutes les ambiguïtés qu’elles génèrent, portent atteintes à la souveraineté des États concernés et se basent sur un principe, encore controversé, mais rappelé par Kofi Annam lui-même : dans aucun pays, le gouvernement n’a le droit de se dissimuler derrière la souveraineté nationale pour violer les droits de l’Homme ou les libertés fondamentales des habitants de ce pays . Cette idée – appelée désormais la doctrine Annan ne figure toutefois pas dans la Charte des Nations Unies. Celles-ci n’ont d’ailleurs couvert l’intervention occidentale au Kosovo que rétrospectivement, par la résolution 1244 du 10juin 1999. Ph. DESTATTE, La construction d’un système post-westphalien, dans Ph. DESTATTE dir., Mission Prospective Wallonie 21, La Wallonie à l’écoute de la prospective, Premier Rapport au Ministre-Président du Gouvernement wallon, 2002. http://www.wallonie-en-ligne.net/Wallonie_Prospective/Mission-Prosp_W21/Rapport-2002/2-2_Systeme-post-westphalien.htm
[47]Réaffirmant l’attachement de tous les États Membres à la souveraineté et à l’intégrité territoriale de la République fédérale de Yougoslavie et de tous les autres États de la région, au sens de l’Acte final d’Helsinki et de l’annexe 2 à la présente résolution. NATIONS UNIES, Conseil de Sécurité, S/RES/1244 (1999)10 juin 1999. – RÉSOLUTION 1244 (1999)adoptée par le Conseil de sécurité à sa 4011e séance, le 10 juin 1999
[48] Christophe CHICLET, Balkans, les conséquences régionales de la guerre au Kosovo, dans Universalia 2000, p. 141sv, Paris, Encyclopaedia Universalis, 2000.
[50]Through outreach and openness, the Alliance seeks to preserve peace, support and promote democracy, contribute to prosperity and progress, and foster genuine partnership with and among all democratic Euro-Atlantic countries.Concept Stratégique de l’Alliance”, approuvé par les chef d’État et de Gouvernement participant à la réunions du Conseil de l’Atlantique Nord tenue à Washington les 23 et 24 avril 1999, Communiqué de Presse NAC-S (99) 65, 24 avril 1999. http://www.nato.int/docu/pr/1999/.https://www.nato.int/cps/en/natolive/official_texts_27433.htm?selectedLocale=en
[51] Wael BADAWI, Les opérations de maintien de la paix en Europe, Essai d’évaluation et de prospective à la lumière du cas de la Bosnie-Herzégovine, p. 246, Thèse présentée en vue de l’obtention du grade de docteur en science politique, Orientation relations internationales, Faculté des Sciences économiques, sociales et politiques, Presses Universitaires de Louvain, 2003
[52] André DUMOULIN, Défense, L’OTAN au seuil du XXIe siècle, dans Universalia 2000, p. 152-155, Paris, Encyclopaedia Universalis, 2000.
[53]We remain determined to stand firm against those who violate human rights, wage war and conquer territory. The Washington Declaration, signed and issued by the Heads of State and Government participating in the meeting of the North Atlantic Council in Washington D.C. 23 April 1999. https://www.nato.int/docu/pr/1999/p99-063e.htm
[54] Sylvie KAUFFMANN, Le général Wesley Clark fait ses adieux au Pentagone et tire les leçons du Kosovo, dans Le Monde, 28 juin 2000.
[57]The view, bluntly stated, is that expanding NATO would be the most fateful error of American policy in the entire post-cold-war era. George F. KENNAN, A Fateful Error, in New York Times, February 5, 1997.
[58] Le traité START II, ratifié par Washington le 26 janvier 1996 et par Moscou le 14 avril 2000. Néanmoins, les Russes s’en retirèrent en juin 2002 en réponse au retrait le même mois des États-Unis du Traité portant sur les Missiles antibalistiques (ABM). Jean-François GUILHAUDIS et Serge SUR, Désarmement, dans Encyclopædia Universalis, consulté le 8 avril 2022. https://www.universalis.fr/encyclopedie/desarmement/
[59] G. F. KENNAN, American Diplomacy, Chicago and London, The University of Chicago Press, 1951. – American Diplomacy, Sixtieth-Anniversary expanded Edition, 2012.
[60] Ancien commandant des forces russes en Tchétchénie et adversaire de Boris Eltsine, le général Lev Rokhlin a été assassiné en 1998. Erik REUMANN, Le meurtre d’un général russe relance les rumeurs de complot à la Douma, dans Le Temps, 4 juillet 1998.
[61]Russia does not now pose a threat to its western neighbors and the nations of Central and Eastern Europe are not in danger. For this reason, and the others cited above, we believe that NATO expansion is neither necessary nor desirable and that this ill-conceived policy can and should be put on hold.Opposition to NATO Expansion, Letter to the President of the United States, Mr. Bill Clinton, June 27, 1997.https://www.armscontrol.org/act/1997-06/arms-control-today/opposition-nato-expansion
– Michael PEMBROKE, The Decline of US Leadership from WW2 to Covid-19, p. 115, London, Oneworld, 2021.
[64] Thierry de MONTBRIAL et Jacques EDIN dir., Relations Est-Ouest : les chemins de la détente, dans Rapport annuel mondial sur le Système économique et les Stratégies (RAMSES 1990), p. 70-81, Paris, Dunod – IFRI, 1989.
[65] Thierry de MONTBRIAL, Introduction au Rapport annuel mondial sur le Système économique et les Stratégies (RAMSES 1992), p. 12, Paris, Dunod – IFRI, 1991.
[66] Robert SERVICE, The Penguin History of Modern Russia…, p. 539.
[67] Thierry de MONTBRIAL, Introduction au RAMSES 1991…, p. 16.
[68] Hubert VEDRINE, Les Mondes de François Mitterrand, Paris, A. Fayard, 1996. Reproduit dans H. VEDRINE, Une vision du monde, p. 468, Paris, Bouquins, 1922.
[69]France : le piano ou le tabouret, Entretien avec Pierre Nora et Marcel Gauchet, dans Le Débat, n°95, Paris, Gallimard, mai -août 1997, p. 165-182. Reproduit dans ans H. VEDRINE, Une vision du monde, p. 292.
[70] Thomas GOMART, L’affolement du monde, Dix enjeux géopolitiques, p. 144-154, Paris, Tallandier, 2020.
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