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Intelligence territoriale

 Hour-en-Famenne, le 3 août 2023

Dans le projet de Schéma de Développement du Territoire wallon (SDT), adopté par le Gouvernement de Wallonie, le 30 mars 2023, douze défis sociétaux ont été identifiés pour mener à bien les transitions écologique, sociale, économique et démocratique. En matière de gouvernance, le dernier de ces défis apparaît fondamental : il s’agit d’agir collectivement et de façon coordonnée. Le texte précise que les citoyens, les milieux associatifs, les auteurs de projets, les entreprises, les intercommunales de développement, les communes, la Région, etc. contribuent, chacun à leur niveau, au développement du territoire. La réussite du SDT, est-il encore noté, demande la mobilisation de toutes les parties prenantes. Avant d’affirmer que, dans le respect du principe de subsidiarité, les communes wallonnes ont, dans leur sphère de compétences, un rôle pivot à jouer notamment en tant qu’autorité de proximité [1].

 

1. La (re)mobilisation du concept de subsidiarité

Certes, concevoir l’aménagement du territoire comme le produit de décisions individuelles et collectives dans un système d’acteurs n’est pas nouveau. Dans les travaux La Wallonie au futur, les groupes de travail animés par Jacqueline Miller et Luc Maréchal cultivaient cette vision de l’aménagement du territoire comme un grand dessein politique porté collectivement où le débat s’activait de la commune à la région et où le savoir commun s’élaborait par l’interaction [2].

La mobilisation du concept de subsidiarité telle qu’elle apparaît dans le projet de SDT 2023 est particulièrement intéressante pour qui veut se pencher sur des instruments de politique nouveaux. Son utilisation de la subsidiarité s’inscrit à la fois en continuité du SDER de 1999, mais aussi dans une certaine rupture avec celui-ci. En effet, si le SDER rappelait utilement dans son glossaire le principe par lequel chaque compétence doit être exercée à l’échelon le plus pertinent en termes d’efficacité et de coût et en cas d’équivalence, à l’échelon le plus proche du citoyen [3], il s’inscrivait plutôt dans une démarche ascendante où les communes agissent dans un cadre imposé par la Région sans qu’un principe d’opportunité guide l’intervention régionale au détriment des communes [4].

Lors de la séance de présentation du projet de SDT 2023 à la Plateforme d’Intelligence territoriale wallonne, le 6 juin 2023, les experts et responsables régionaux rappelaient que la logique de la subsidiarité était inscrite dans l’aménagement du territoire wallon depuis au moins 1991. En effet, les articles 11 et 12 du décret Liénard du 27 avril 1989 ont fondé les articles 21bis et 21ter du Code wallon de l’Aménagement du Territoire et de l’Urbanisme confiant invitant les Conseils communaux à établir un Schéma de Structure communal et en ont déterminé les modalités. De même, à la décentralisation du pouvoir régional vers la commune s’est ajoutée la participation des citoyennes et des citoyens au travers du renforcement du rôle de la désormais bien connue Commission consultative communale de l’Aménagement du territoire [5]. En défendant son projet de décret, le ministre Albert Liénard avait toutefois souligné que, s’il était adopté, celui-ci ferait naître un système hybride de deux régimes, l’un qui accorde une place prépondérante à l’intervention préalable de l’Administration régionale, l’autre, donnant aux pouvoirs locaux la possibilité, à certaines conditions, de prendre en charge l’aménagement du territoire communal [6].

En fait, dans son avis sur le projet de décret, le Conseil d’État, très réservé, avait pointé le laxisme de certains Collèges des bourgmestre et échevins dans l’octroi des permis de bâtir et de lotir ainsi que le fait que, en matière d’aménagement du territoire et d’urbanisme, les autorités communales sont particulièrement exposées à toutes sortes de pressions et ont du mal à y résister. En l’occurrence, pour le Conseil d’État, la proximité du pouvoir constituait dans cette matière un handicap plutôt qu’un avantage [7]. Le ministre et la majorité avaient plutôt pris le contre-pied de cet avis, considérant qu’en démocratie le niveau local est le plus immédiatement concerné par l’action collective [8].

Il ne nous appartient pas de juger ici et maintenant l’attitude des pouvoirs communaux depuis trente ans : ils sont assurément divers. Juste de constater avec la chercheuse en développement territorial Sophie Hanson que le principe de subsidiarité est avant tout un principe politique et que, dès lors, son efficacité est liée à l’usage que les acteurs en font ainsi que du projet commun qu’ils poursuivent ou non. Comme la maître de conférence à l’ULIEGE le constate, en l’absence de projet commun, le principe de subsidiarité ne peut que conduire à un échec [9].

Plus de trente ans après le décret de décentralisation et de participation, la subsidiarité est de nouveau à l’honneur comme principe de gouvernance dans la nouvelle mouture de SDT. Le projet commun est clair et se décline en fait de l’Europe au local. On le nomme dans le SDT optimisation spatiale [10] dans le sens d’une détermination des trajectoires communales de réduction de l’artificialisation des terres et de limitation de l’étalement urbain au travers du renforcement des centralités. Au dire de ses promoteurs, un partenariat [11] entre la Région et les communes constituerait la subsidiarité intelligente organisant l’établissement, selon les règles fixées par la Région, de Schémas de Développement communaux simplifiés.

Ces réformes visent principalement à réaliser le double objectif de l’inscription d’une trajectoire d’artificialisation nette de zéro d’ici 2050 et de la lutte contre l’étalement urbain d’ici 2050, soit concrètement  la création de trois unités de logement sur quatre dans les centralités définies et cartographiées dans le futur SDT. Après l’entrée en vigueur du SDT, les communes disposeraient néanmoins d’un délai de cinq ans afin d’adapter leur trajectoire et leurs centralités, en fonction des spécificités de leur territoire et sur la base de balises fixées par la Région, par le biais de leur Schéma de Développement communal (SDC) ou d’un Schéma de Développement pluricommunal (SDPC). Si elles ne le font pas, ce sont les dispositions du SDT qui s’appliqueront. Afin, annonce-t-elle, de garantir l’effectivité de la subsidiarité, la Région proposera qu’un diagnostic territorial – à savoir l’analyse contextuelle de tous les schémas communaux – à l’échelle de la Région wallonne soit réalisé avec l’aide des agences de développement territorial. Un volet sur la planification commerciale sera également envisagé. En outre, des budgets seront prévus en conséquence.

Photo Dreamstime Ahavelaar

Ces mécanismes pourraient correspondre aux quatre principes d’une subsidiarité active jadis prônés par l’ancien haut fonctionnaire français Pierre Calame.

  1. C’est au niveau le plus “bas”, le plus proche du terrain, que l’on peut inventer des réponses adaptées à la diversité des contextes et mobilisant au mieux les acteurs et leur créativité.
  2. Cette invention doit se faire à l’intérieur d’un certain nombre de “contraintes” exprimées par le niveau d’au-dessus et qui résument les nécessités de cohérence.
  3. Ces contraintes ne doivent pas être définies comme des normes uniformes, par des “obligations de moyens”, mais par des “obligations de résultat”, ce qui permet à chaque niveau (…) d’inventer les moyens les plus appropriés d’atteindre ce résultat.
  4. Enfin, une obligation de résultat suppose une évaluation conjointe, elle-même moteur de l’innovation [12].

Bien entendu, la vocation des principes, c’est d’être mis en œuvre… Tandis que la subsidiarité ne saurait se limiter à la gouvernance des élus et des citoyens, entre la Région et les communes. Elle doit se faire avec toutes les parties prenantes, en particulier des entreprises qui, songeons-y, produisent l’essentiel du logement public et privé en Wallonie.

 

2. La coconstruction de politiques territoriales collectives

Écoutant dernièrement un échevin de l’aménagement du territoire d’une commune liégeoise qui disposait déjà d’un schéma communal et d’une vision claire de sa trajectoire regretter ne pas avoir été consulté en amont du processus d’élaboration du projet de SDT pour y voir inscrire la vision de sa collectivité territoriale, il me fallait bien constater que le type de gouvernance aujourd’hui sur la table est d’une autre nature.

Ainsi, comme dans d’autres domaines, nous sommes passés de la planification centralisée à la décentralisation-participation par consultation, à un nouveau type de processus fondé sur de la délibération et de la coconstruction. Avec cette coconstruction, comme le dit le géographe Jacques Lévy, on ne se contente plus de “consulter” des “usagers” ou même de proposer une “participation” à un projet. On construit ensemble. Démarche prospective en amont et évaluation en aval augmentent, pour le technicien comme pour le citoyen, les séquences de l’analyse et de l’action [13].

Alors que la capacité des acteurs – entreprises, associations environnementales, citoyennes et citoyens connectés et davantage organisés – évolue, certes à des rythmes différents, un autre modèle s’élabore. Ce modèle est fondé sur la coconstruction de politiques collectives s’associant au parlement, au gouvernement et à l’administration. Il s’établit dans le cadre d’ouvertures voulues ou forcées. Ainsi, des travaux méthodologiques se lancent sur ces questions de gouvernance dans différents écosystèmes : recherche et innovation, organisationnel ou territorial, aux niveaux régional ou européen [14]. Selon cette approche, la définition du projet et sa mise en œuvre résultent d’un travail collectif incluant tous les acteurs concernés.

Pour disposer d’une définition précise de ce mode de gouvernance, on dira avec le sociologue  Michel Foudriat que la coconstruction peut se définir comme un processus par lequel un ensemble d’acteurs différents :

– expriment et confrontent les points de vue qu’ils ont sur le fonctionnement organisationnel, sur leur représentation de l’avenir d’un territoire, sur une innovation technique, sur une problématique de connaissance ;

– s’engagent dans un processus d’intercompréhension des points de vue respectifs et de recherche de convergence entre ceux-ci ;

– cherchent à trouver un accord sur des traductions de leurs points de vue qu’ils ne jugeraient pas incompatibles entre elles pour arrêter un accord (un compromis) sur un objet matériel (une innovation technique, un nouveau produit industriel) ou immatériel (un projet). Concrètement, le processus de construction aboutit à un document formel qui devient la traduction acceptable et acceptée par les différents acteurs parties prenantes [15].

Cette méthodologie, si elle est menée de manière ambitieuse et volontaire, est particulièrement adaptée pour construire des interventions associant aux élus des organisations, des entreprises, des collectivités territoriales et visant à transformer la société. Ces interventions vont de la conception à la mise en œuvre et à l’évaluation partenariale. En effet, les enjeux des politiques publiques et collectives deviennent de plus en plus complexes, aucun acteur ne pouvant à lui seul maitriser l’ensemble des dimensions constitutives d’un projet. De plus, ce management permet de répondre à la demande croissante des acteurs, citoyens-usagers à l’élaboration des décisions qui pourraient affecter leur vie ou la trajectoire de leur organisation ou de leur territoire [16].

Lorsque la coconstruction se situe dans un cadre démocratique, elle s’inscrit dans la démocratie délibérative qui vise, avant tout à apprendre les uns des autres, à améliorer nos convictions dans la vertu de confrontations politiques fondées sur la rationalité, à nous rapprocher de la résolution des problèmes qui se posent à nous. Cela présuppose toutefois que le processus politique ait absolument une dimension épistémique… nous rappelle Habermas [17]. Cela signifie que le processus est celui de la discussion – qui relève de la rationalité – et non celui de la négociation.

Le concept de coconstruction se différencie donc de ceux d’information, de consultation et de concertation : tous les acteurs participent aux délibérations et toutes les parties prenantes participent au processus décisionnel final [18]. Ainsi, pour les acteurs, participer à la co-construction démocratique des politiques publiques n’est pas faire du lobbying. Dans le lobbying, la partie prenante concernée cherche légitimement à convaincre les élus de prendre une décision politique à son avantage. Dans la coconstruction démocratique, les parties prenantes délibèrent, ensemble et avec les décideurs, pour construire un compromis et une politique visant l’intérêt général [19].

Au-delà de la mobilisation et de l’implication des parties prenantes concernées, la coconstruction démocratique doit permettre de créer les conditions d’une délibération productive qui débouche sur des décisions de politiques publiques pertinentes. Ce travail [20] suppose une méthodologie robuste. Les méthodes d’écoute, de facilitation, d’animation, d’intelligence collective, de médiation et de production développées, testées et construites au profit de la prospective territoriale peuvent être mobilisées très heureusement dans le cadre de cette coconstruction [21]. De même, et en amont tout comme au long du processus, la mobilisation multiacteurs des ressources et connaissances sera indispensable, selon des dispositifs et expériences déjà bien connus permettant d’unir les forces en vue du changement [22].

Reconnaissons qu’il s’agit d’une révolution mentale, un changement de conception du pouvoir écrit Pierre Calame [23]. Cette méthode exige de fonder l’effort de toutes et de tous sur une intelligence partagée du bien commun, un affaissement des intérêts particuliers des groupes, chapelles, partis, et personnes, ainsi qu’une rationalité sans cesse rappelée.

 

3. Conclusion : le chemin de la contractualisation ?

Les chemins sinueux et ardus qu’ouvre le projet de SDT sont porteurs d’innovation et d’ambitions que l’on croyait oubliées. Voici plus de vingt ans, par le biais des aires de coopération supracommunale le SDER avait ouvert une capacité de renouvellement des outils de la gouvernance wallonne par la valorisation et la fédération de ces dynamiques territoriales contractuelles et endogènes : les communautés de communes, les projets de pays, les communautés urbaines, etc. Il s’agissait de favoriser une bonne application du principe de subsidiarité dans la mise en œuvre de politiques de développement, la subsidiarité n’étant possible, disait-on déjà alors, que s’il existe des dynamiques convergentes tant au niveau régional qu’au niveau local [24].

De manière encore un peu floue, le projet de SDT, avec son objectif d’optimisation spatiale, peut constituer une formidable opportunité de réactivation d’une subsidiarité intelligente, de la coconstruction de politiques concrètes et de fructueuses contractualisations entre les instances régionales, les agences de développement territorial ainsi que les communes. Pour autant que les acteurs territoriaux puissent en relever les défis et surmonter les contradictions. Plus que jamais, c’est ce que nous rappellent Michel Crozier et Ehrard Friedberg, à savoir que le changement réussi ne peut donc être la conséquence du remplacement d’un modèle ancien par un modèle nouveau qui aurait été conçu d’avance par des sages quelconques ; il est le résultat d’un processus collectif à travers lequel sont mobilisées, voire créées, les ressources et capacités des participants nécessaires pour la constitution de nouveaux jeux dont la mise en œuvre libre – non contrainte – permettra au système de s’orienter ou de se réorienter comme un ensemble humain et non comme une machine [25].

Il ne fait aucun doute que l’ampleur du changement que nécessitent la fin de l’artificialisation des terres et la limitation de l’étalement urbain appellera des types de gouvernance et des instruments de politique tout à fait innovants et collectifs. Car, comme en rêvait Michel Lussault, il s’agit de construire une autre manière de concevoir l’aménagement et l’urbanisme. Désormais, l’enjeu consiste à modifier les compromis que les groupes humains posent pour définir les fondements de leurs pratiques d’habitation. Bien sûr, le compromis planète-Terre-Monde, du global à ses déclinaisons locales, mais aussi souligne le professeur à l’ENS Lyon, le compromis que chaque société considère comme légitime en matière de définition des modalités des relations entre les personnes, entre chaque individu et les groupes, et entre les groupes, soit, dit Lussault le pacte social du moment [26].

Car qui peut encore douter que c’est notre manière d’habiter ce monde qui en déterminera l’avenir ?

 

Philippe Destatte

@PhD2050

[1] SDT : une stratégie territoriale pour la Wallonie, Projet, p. 14-16, Namur, Gouvernement de Wallonie, 30 mars 2023, 212 p. – Je profite de cette note pour remercier mon collègue Christian Bastin, chercheur associé à l’Institut Destrée, pour ses remarques et suggestions portant sur une première version de mon texte. Cet hommage n’engage évidemment pas sa responsabilité.

[2] Il faut relire l’ensemble de ces travaux : Jacqueline MILLER et Luc MARECHAL, Les habitants, le logement et l’aménagement du territoire, dans La Wallonie au Futur, le Défi de l’Éducation, p. 315-388, Charleroi, Institut Destrée, 1992. (avec des contributions d’André Verlaine, Nicole Martin, Louis Leduc, Jean Henrottay, Catherine Blin, Camille Dermonne et Philippe Doucet).

[3] Subsidiarité, dans Schéma de Développement de l’Espace régional, adopté par le Gouvernement wallon le 27 mai 1999, p. A23, Namur, Ministère de la Région wallonne, 2000.

[4] Sophie HANSON, Entre Union européenne et Région wallonne : multiplicité des échelons de pouvoir et subsidiarité territoriale, Thèse en Science politique et sociale, p. 278, note 1113, ULIEGE, 2012. Sophie Hanson observe d’ailleurs que dans sa fonction territoriale, la subsidiarité implique que l’échelon communal, le plus proche du citoyen soit privilégié, ce qui ne ressort pas de la définition figurant dans le SDER.

https://orbi.uliege.be/bitstream/2268/104000/1/%28Th%C3%A8se%20Sophie%20Hanson.pdf

Voir aussi : Charles-Hubert BORN, Quelques réflexions sur le système de répartition des compétences en matière d’environnement et d’urbanisme en droit belge, dans Revue juridique de l’Environnement, 2013/5, p. 205-229. https://www.cairn.info/revue-juridique-de-l-environnement-2013-5-page-205.htm

Thomas BOMBOIS, Le principe de subsidiarité territoriale, Vers une nouvelle répartition des compétences entre le central et le local ?, dans Annales de Droit de Louvain, vol. 61, 2001, n°2-3, p. 365-388. https://dial.uclouvain.be/pr/boreal/object/boreal%3A97111/datastream/PDF_01/view

[5] WALLEX, Décret de décentralisation et de participation modifiant le Code wallon de l’Aménagement du Territoire et de l’Urbanisme, 27 avril 1989. https://wallex.wallonie.be/contents/acts/0/108/1.html

http://nautilus.parlement-wallon.be/Archives/1988_1989/PARCHEMIN/83.pdf

[6] Conseil régional wallon, Session 1988-1989, Séance du mercredi 19 avril 1989, Compte rendu, p. 38. http://nautilus.parlement-wallon.be/Archives/1980/1357.pdf

On retrouvait d’ailleurs cette approche dans l’exposé des motifs du projet de décret. http://nautilus.parlement-wallon.be/Archives/1980/1920.pdf

Si l’Exécutif doit approuver le schéma de structure, il est évident qu’il n’y a plus décentralisation et autonomie. C’est nier le principe même de ce que nous voulons accorder aux communes. (p. 39).

[7] Conseil régional wallon, Session 1988-1989, Séance du mercredi 19 avril 1989, Compte rendu, p. 34 (Intervention du député Alfred Léonard).

[8] Ibidem.

[9] Sophie HANSON, Le principe de subsidiarité constitue-t-il un bon outil pour assurer la répartition des missions dans un contexte supra-communal ? dans Actes du colloque “La fabrique des métropoles”, 24-25 novembre 2017, ULiège, 2018.

https://popups.uliege.be/lafabriquedesmetropoles/index.php?id=97&file=1

[10] L’optimisation spatiale vise à préserver au maximum les terres et à assurer une utilisation efficiente et cohérente du sol par l’urbanisation. Elle comprend la lutte contre l’étalement urbain. Projet de SDT, Namur, Gouvernement wallon, Version du 30 mars 2023, p. 7.- Pour le chercheur américain Eric Delmelle, l’optimisation spatiale consiste à maximiser ou à minimiser un objectif lié à un problème de nature géographique, tel que la sélection d’itinéraires, la modélisation de l’attribution de sites, l’échantillonnage spatial et l’affectation des terres, entre autres. Eric M. DELMELLE, Spatial Optimization Methods, in Barney WARF ed, Encyclopedia of Human Geography, p. 2657-2659, Sage, 2006-2010. – Tong DAOQIN & Alan T. MURRAY, Spatial Optimization in Geography in Annals of the Association of American Geographers, vol. 102, no. 6, 2012, p. 1290–309. JSTOR, http://www.jstor.org/stable/41805898. Accessed 27 July 2023.

[11] Voir la typologie de partenariats de Y. Bruxelles, P. Feltz et V. Lapostolle, Derrière le mot “partenariat”, quelle est la relation recherchée ? prestation de service, information mutuelle, consultation, concertation, collaboration, coopération, réciprocité, apprentissage mutuel, fusion ? reproduit dans Guy BAUDELLE, Catherine GUY et Bernadette MERENNE-SCHOUMAKER, Le développement territorial en Europe, Concepts, enjeux et débats,  p. 147, Rennes, Presses universitaires, 2011.

[12] Pierre CALAME, Réforme des pouvoirs, des articulations grippées, dans Oser l’avenir, alliance pour un monde responsable et solidaire, Document de travail n° 100, Fondation Mayer, 1998.

[13] Jacques LEVY, Géographie du politique, p. 261, Paris, Odile Jacob, 2022.

[14] Philippe DESTATTE, Citizens ‘engagement approaches and methods in R&I Foresight, Mutual Learning Exercise: R&I Foresight – Policy and Practice, Discussions Paper, European Commission, Directorate-General for Research and Innovation, Horizon Europe Policy Support Facility, 2023. https://op.europa.eu/en/publication-detail/-/publication/d5916d5f-1562-11ee-806b-01aa75ed71a1/language-en/format-PDF/source-288573394 – On pense également au nouveau Collège de Prospective de Wallonie lancé en juin 2023 avec le soutien du Gouvernement de Wallonie.

[15] Michel FOUDRIAT, La co-construction en actes, Comment l’analyser et la mettre en œuvre, p. 17-18, Paris, ESF, 2021. – M. FOUDRIAT, La Co-construction. Une alternative managériale, Rennes, Presses de l’EHESP, 2016.

[16] Ibidem.

[17] Jürgen HABERMAS, Espace public et démocratie délibérative : un tournant, p. 38-39, Paris, Gallimard, 2023.

[18] M. FOUDRIAT, La co-construction en actes…, p. 18-19.

[19] Yves VAILLANCOURT, De la co-construction des connaissances et des politiques publiques, dans SociologieS, 23 mai 2019, 39sv. http://journals.openedition.org/sociologies/11589 – Y. Vaillancourt, La co-construction des politiques publiques. L’apport des politiques sociales, dans Bouchard M. J. (dir.), L’Économie sociale vecteur d’innovation. L’expérience du Québec, p. 115-143, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2011. – Y. Vaillancourt, La co-construction des politiques publiques : balises théoriques, dans L. Gardin & F. Jany-Catrice dir., L’Économie sociale et solidaire en coopérations, Rennes, p. 109-116,  Presses universitaires de Rennes, 2016.

[21] Voir le précieux Sam KANER, Facilitator’s guide to participatory decision-making, San Francisco, Jossey-Bass – Community At Work, 2014.

[22] Merritt POLK ed, Co-producing Knowledge for Sustainable Cities, Joining forces for change, London & New York, Routledge, 2020.

[23] P. CALAME, Petit traité de gouvernance, p. 140, Paris, Éditions Charles Léopold Mayer, 2023.

[24] Ph. DESTATTE dir., Wallonie 2020, Un réflexion prospective citoyenne sur le devenir de la Wallonie, Actes de l’exercice de prospective mené en Région Wallonie de novembre 2001 à février 2004, p. 466-467, Charleroi, Institut Destrée, 2005.

[25] Michel CROZIER et Erhard FRIEDBERG, L’acteur et le système, p. 391, Paris, Seuil, 1977.

[26] Michel LUSSAULT, L’avènement du monde, Essai sur l’habitation humaine de la Terre, p. 263, Paris, Seuil, 2013.

Paris, Cloud Business Center, 30 mars 2023

La question qui m’a été posée par le ministère français de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires dans le cadre de la quatrième rencontre du Réseau national des Aménageurs (RNA) porte sur les enseignements novateurs, voire disruptifs qui ressortent des travaux européens de prospective sur les villes du futur [1]. Chacune ou chacun constatera que, parmi la galaxie des travaux menés au sein de la Commission européenne – en particulier de la DG Politiques régionales et de la DG Recherche -, du Comité des Régions d’Europe, ou de réseaux comme ORATE-ESPON, il a fallu faire des choix drastiques pour tenter dans le même temps de trouver un fil conducteur à cette intervention. À l’instar de toute démarche prospective, cette contribution partira du rêve et de l’imagination pour atterrir sur la stratégie de l’anticipation véritable : comment agir avant que les événements ne surviennent, pour les susciter ou les empêcher ? [2]

Dès lors, partant des très créatives et citoyennes Stories from 2050, nous examinerons, deux rapports prospectifs structurés Cities of TomorrowLes Villes de demain (2011) et The Future of Cities (2020), qui ont contribué, parmi d’autres sources, à construire la Nouvelle Charte de Leipzig du 30 novembre 2020. Je conclurai sur la question des moyens des politiques préconisées, question à mes yeux fondamentale dans la plupart des pays européens, mais plus particulièrement en France et en Wallonie.

 

1. Les histoires provenant de 2050…

Même si je ne suis pas a priori très emballé par l’usage du storytelling individuel en prospective, lui préférant par principe méthodologique l’intelligence collective, il faut reconnaître l’intérêt de la dynamique lancée par la DG Recherche et Innovation de la Commission européenne et portant sur les histoires provenant de 2050 [3]. À entendre leurs initiateurs, il s’agit de récits radicaux, inspirants et stimulants sur les défis et les opportunités que porte notre avenir. Une partie d’entre eux se focalisent sur le futur des villes. Rédigés en 2020 et 2021, ils sont largement marqués par les traumatismes de la pandémie de Covid 19 ainsi que par la prise de conscience des enjeux de cette nouvelle période de l’histoire du monde que l’on nomme l’anthropocène [4].

En fait, la Commission européenne a conçu ce travail comme une démarche d’écoute de la société. Notre devoir, observe Jean-Éric Paquet, n’est pas seulement de dire, mais aussi d’écouter [5]. Ainsi, le directeur général de la DG Recherche considère-t-il de plus en plus que la prospective constitue un espace qui peut permettre de s’engager avec des citoyens et d’écouter ce qu’ils ont à dire. Cette approche correspond bien aux efforts de son département de s’inscrire dans les sciences citoyennes (Citizen Sciences).

Dans les dizaines de textes récoltés et rédigés dans des formats et contenus très divers, la Commission a été confrontée à plusieurs constats. D’abord, le fait que la créativité et l’innovation sont plus que jamais nécessaires pour faire face aux enjeux de ce siècle. Ensuite, l’idée que la recherche d’une autre Terre, très présente dans ces histoires, est une ambition importante, mais que la voie la plus nécessaire pour les humains est celle de la sauvegarde de la seule planète dont nous disposons actuellement. Enfin, que la politique de recherche et d’innovation européenne peut faire son miel de ces travaux, comme l’évoquent Nikos Kastrinos et Jürgen Wengel [6].

Les deux responsables de la DG Recherche constatent que le narratif qui consiste à dire que la technologie et l’innovation vont apporter la résolution des problèmes et le bonheur de tous dans des villes où il fait bon vivre, où les entreprises s’épanouissent sans externalités néfastes, n’existe plus. Ce discours est devenu vain et désuet. Nikos Kastrino et Jürgen Wengel observent aussi que selon les récits prospectifs, la source des difficultés ne résulte pas dans le défaut de créativité et d’innovation, mais bien dans la réalité primaire et égoïste de l’être humain, fondamentalement prédateur. Les récits citoyens eux-mêmes apparaissent porteurs d’empathie, de respect de l’autre et de dépassement de soi. Si cela nous écarte de la Recherche et de l’Innovation, cette société du futur nous rapproche certainement d’une meilleure humanité [7].

Parmi ces histoires, j’en ai pointé trois qui me paraissent caractéristiques de l’effort fourni. La première s’intitule La promesse du prospectiviste et fait la part belle à l’anticipation [8]. La deuxième choisie porte sur la construction de la ville de Nüwa, localisée sur Mars, et valorise l’autonomie et l’autarcie locales [9]. La troisième est celle des futurs protopiens qui portent sur un monde non violent et inclusif, fait de “tendresse radicale”, de tolérance et de célébrations de la vie [10].

Le projet Stories from 2050 montre la capacité des citoyens à s’engager dans une réflexion à long terme, à être créatifs et à produire des idées utiles pour la conception d’une nouvelle société. Les citoyennes et citoyens eux-mêmes ont vraiment apprécié cet exercice [11]. Pour la DG Recherche et Innovation de la Commission européenne, l’intérêt de l’initiative permet  de sortir d’un modèle de pensée scientiste et technologique dans lequel on peut résoudre tous les problèmes de l’avenir pour, par l’écoute de la société, montrer que les enjeux sont complexes et que l’être humain en est, de manière modeste, l’acteur principal de leurs résolutions.

 

2. Un modèle européen de développement urbain

Pour passer de la prospective à la stratégie, partie intégrante de la première, deux travaux sur l’avenir des villes paraissent devoir être rappelés. Le premier s’intitule Les villes de demain, Défis, visions et perspectives, travail dans lequel mes collaborateurs et moi-même fûmes impliqués comme experts en prospective pour la direction générale Politique régionale de la Commission européenne en 2010 et 2011, sous la direction de Corinne Hermant-de Callattaÿ et Christian Svantfeldt [12]. Le deuxième travail, plus récent, intitulé The Futures of Cities a été piloté par le Joint Research Centre de la Commission européenne en 2019 et publié en 2020.

 

2.1. Cities of TomorrowLes Villes de demain (2011)

Le premier exercice répondait notamment à la question de savoir s’il existe un modèle européen de développement urbain [13]. La réponse est positive et ce modèle y est déjà clairement décrit : approche intégrée et durable, lieux avancés de progrès social, plateformes pour la démocratie, lieux de régénération verte, instruments d’attractivité et de croissance économique.

La vision partagée du modèle européen de développement urbain consiste en une approche intégrée qui prend en compte toutes les dimensions du développement durable. Ainsi, les villes européennes de demain sont :

– des lieux avancés de progrès social ;

– des plateformes pour la démocratie, le dialogue culturel et la diversité ;

– des lieux de régénération verte, écologique ou environnementale ;

– des lieux d’attraction et des moteurs de croissance économique [14].

 Cette vision rassemble ainsi les finalités principales supportant l’ensemble des politiques européennes de ces années 2010, intégrant durabilité, équilibre territorial, polycentrisme, étalement urbain limité, qualité et bien-être de l’habitat et de l’environnement. Comme les auteurs l’écrivent : le développement futur des territoires urbains européens doit être le reflet d’un développement durable de l’Europe fondé sur une croissance économique et une organisation territoriale plus équilibrées, avec une structure urbaine polycentrique ; il doit se fonder sur des centres régionaux prospères qui offrent une bonne accessibilité aux services d’intérêt économique général ; il doit être caractérisé par une implantation compacte de l’habitat avec un étalement urbain limité ; et il doit jouir d’un haut niveau de protection et de qualité de l’environnement qui entoure les villes [15].

L’enjeu climatique et son corollaire énergétique peuvent ne pas apparaître en toute première ligne comme c’est généralement le cas dans la plupart des travaux depuis les Accords de Paris du 12 décembre 2015, même s’ils sont très présents dans les travaux en amont et dans le rapport lui-même. Dès la préface du Commissaire européen Johannes Hahn, la ville y est néanmoins considérée comme un atout essentiel pour réduire l’impact du changement climatique [16]. Ainsi, poursuit plus loin de rapport, les villes sont des acteurs clés pour diminuer les émissions de CO2 et lutter contre le changement climatique. Et d’expliquer que la consommation d’énergie dans les zones urbaines est principalement liée aux transports et au logement, et est donc responsable d’une grande partie des émissions de CO2. Se référant au World Energy Outlook, le rapport observe qu’environ deux tiers de la demande finale en énergie sont liés aux consommations urbaines et jusqu’à 70 % des émissions de CO2 sont générées dans les villes. Les auteurs peuvent ainsi conclure que le mode de vie urbain fait partie à la fois du problème et de la solution [17].

Le modèle le plus prégnant est celui de la ville plurielle, lieu de cohésion sociale, ainsi que de mixité culturelle et humaine où les différents points de vue spatiaux et sociaux des habitants sont pris en compte [18]. La Charte de Leipzig sur la ville européenne durable, adoptée en 2007, est mobilisée pour concevoir une ville compacte et écologique : habitat groupé, méthodes de planification pour empêcher l’étalement urbain, gestion de l’offre de terrains, limitation des tendances à la spéculation, mixité des quartiers, participation des acteurs concernés et des habitants, etc. [19]

 

2.2. The Future of Cities (2019)

Parmi ses messages principaux, le rapport The Future of Cities, réalisé en 2019 par le Joint Research Centre de la Commission européenne, en affiche au moins trois qui nous intéressent au premier chef : la performance des villes dans l’utilisation des ressources et leur efficacité énergétique, les déséquilibres, disparités voire divergences dont elles sont l’objet, enfin l’interaction qu’elles peuvent développer avec elles-mêmes, en fait leurs habitants. Voici ces trois messages :

– La lutte pour la durabilité sera fortement influencée par ce qui se passe dans les villes. Si les villes exercent généralement une pression plus forte sur les ressources naturelles, elles sont plus performantes dans l’utilisation des ressources et ont un plus grand potentiel en matière d’efficacité énergétique. De nombreuses villes ont déjà pris des mesures en faveur de la durabilité environnementale, y compris en matière de changement climatique.

Il existe un risque de polarisation à l’intérieur des villes et entre les villes. D’une part, l’incapacité à faire le point sur les questions mises en évidence conduira à une aggravation des inégalités au sein d’une ville. D’autre part, une trajectoire divergente entre les villes en retard et les villes capitalisant sur les tendances émergentes peut entraîner un déséquilibre social et économique supplémentaire entre les différentes zones urbaines.

– Le lien étroit entre espace/service/personne est au cœur de la capacité des villes à répondre aux besoins de la population et à gérer les nouveaux défis dans un contexte plus large, au-delà des frontières administratives et des domaines sectoriels. Une approche véritablement holistique est nécessaire pour optimiser la fourniture de services et créer une interaction intelligente entre la ville et ses habitants, tout en maintenant ou en améliorant la qualité de vie [20].

Fort utilement, le rapport présente les enjeux des villes sous forme d’un système, avec quatorze sous-systèmes où la santé, le climat, la résilience, l’empreinte environnementale, la gouvernance urbaine, l’innovation côtoient la mobilité, le logement, les services, l’environnement, etc.

L’exercice relaie les ambitions de la Convention européenne des Maires de 2018 [21], où l’on pointe les objectifs climatiques et énergétiques avec les horizons européens de réduction des émissions de Carbone. À ce moment-là, les 8.800 villes ambitieuses s’étaient engagées à contribuer aux objectifs de réduction de 20% d’émissions de CO2 en 2020, de -40% en 2030, ainsi que de décarbonation de leurs villes en 2050 [22] .

La gouvernance se met au service des objectifs climatiques et énergétiques avec des orientations stratégiques pour les atteindre :

– gouvernement par l’offre de services et surtout les ressources financières ;

– coconstruction et facilitation citoyenne des politiques ;

– autonomie municipale ;

– régulation et planification pour les secteurs du transport, de la mobilité, de l’éclairage, de l’urbanisme, de l’aménagement, des énergies renouvelables.

 

Il s’agit aussi pour ces villes du futur d’exploiter leur potentiel d’innovation. Le rapport rappelle la formule de l’Agenda du Futur 2017 selon lequel les villes sont souvent des lieux de grande énergie ainsi que d’optimisme et que c’est là que la plupart des humains choisissent de vivre, de travailler et d’interagir avec les autres. Par conséquent, selon cette même source, les villes sont le lieu de l’innovation, où se forment les idées dont découle en grande partie la croissance économique [23]. Ainsi, le rapport du Joint Research Centre rappelle que les citoyens peuvent jouer, dans une logique de cocréation, un rôle majeur dans l’identification ou la résolution des enjeux urbains.

 

3. La Nouvelle Charte de Leipzig (2020)

La Nouvelle Charte de Leipzig du 20 novembre 2020, bien connue de tous les aménageurs et urbanistes, est en partie la résultante de ces travaux prospectifs auxquels elle fait référence. La charte appelle l’alignement des politiques européennes au profit du développement urbain dans un modèle mis en évidence au travers de ses trois axes : la ville juste (inclusive, cohésive et apprenante), la ville verte (décarbonée, sobre en déchets, régénératrice) et la ville productive [24]. Au cœur de sa vision, ses finalités sont le bien commun, le bien-être public, la qualité des services, ainsi que la responsabilisation des acteurs qui permet la participation, la délibération, la co-construction des politiques collectives.

L’approche intégrée et fondée sur le lieu, qui avait déjà été inscrite dans la charte de 2007, constitue toujours le principe directeur du texte de 2020. L’angle de vue s’élargit toutefois aux quartiers défavorisés, aux zones fonctionnelles et à l’ensemble du contexte urbain.

La gouvernance multiniveaux rappelle la nécessité de politiques urbaines articulées et fortes, c’est-à-dire budgétaires solides, de l’Europe au local, s’inscrivant dans la durabilité.

La participation citoyenne doit se combiner avec la co-création, la co-conception et la lutte contre les inégalités et la décohésion dans les villes, en mobilisant des outils et dispositifs dans les domaines du logement, de l’attractivité pour les entreprises, de l’aménagement du territoire et la régénération environnementale.

Pour sa mise en œuvre, les signataires de la charte recherchent un alignement stratégique plus fort entre l’Agenda territorial 2030 de l’Union [25], la dimension urbaine de la politique de cohésion, les cadres nationaux de politique urbaine et l’Agenda urbain pour l’Union européenne [26].

 

4. Conclusion : une ville qui produit de la valeur économique et financière

L’idée selon laquelle les villes contribuent à la fois aux problèmes et aux solutions est bien ancrée aujourd’hui dans notre paysage mental. Lieux de concentration de problèmes – désœuvrement, chômage, décohésion sociale, transmission de maladies, exclusion, ségrégation, racisme, xénophobie, violence -, elles sont aussi les lieux privilégiés pour guérir ces maux en y mobilisant les ressources adéquates.

L’enquête sur la gouvernance urbaine menée en 2016 par la London School of Economics, avant la dernière avalanche de crises, montrait que la moitié des représentants des villes considèrent le manque de fonds comme le plus grand défi en matière de gouvernance urbaine, suivi par la politisation des questions locales, la complexité de la gestion des problèmes urbains contemporains, et les silos politiques inadaptés ou dépassés [27]. Le rapport du JRC notait lui aussi que l’insuffisance des moyens budgétaires constituait un des défis majeurs de la gouvernance urbaine [28].

Les villes qui ne produisent pas des excédents économiques et financiers sont et seront incapables de faire face aux enjeux du présent et du futur. Nous le savons : ceux-ci sont colossaux. La décarbonisation se paiera au prix élevé, nul besoin d’en rappeler les termes. Les effets des changements climatiques appelleront de coûteux travaux de prévention et de réparation.

Les crises déjà subies, les “quoi qu’il en coûte” des réponses publiques aux jacqueries sociales [29], de la pandémie de Covid 19 et des effets de la guerre en Ukraine et de ses conséquences en termes de régulation énergétique ou d’investissements militaires, ont accru considérablement une crise majeure des finances publiques. Celle-ci est déjà dans notre paysage politique, économique et social depuis le début du siècle, et a été amplifiée par le grand choc de 2008-2009 dont nous ressentons encore les répliques. À la disette budgétaire, s’ajoute, on l’a vu, l’égoïsme de l’individualisme sociétal allant, chez certains – riches ou pauvres – jusqu’au refus de l’impôt. Les inquiétudes sont réelles quand on mesure l’ampleur de la dette de nos pays et surtout les soldes primaires négatifs de nos budgets.

La raréfaction budgétaire laisse la place à ceux parmi les promoteurs qui vont à l’encontre des intérêts communs valorisés par la Nouvelle Charte de Leipzig. Les élus, jadis bâtisseurs, aujourd’hui transiteurs, comme un maire l’a bien souligné, pourraient demain être budgétairement désarmés. Certains le sont déjà, qui n’ont plus d’autre vocation que celle d’essayer de donner un sens aux prédations de ceux qui se substituent à eux et à l’intérêt commun dont ils étaient porteurs.

Le principal remède à ce mal réside dans la participation multiniveaux qui va de la consultation classique, puis à la concertation jusqu’à la délibération citoyenne puis la co-construction avec les acteurs [30]. Dans sa conception de la ville plurielle, le sociologue Jan Vranken de l’Université d’Anvers, nous invitait d’ailleurs en tant que citoyennes et citoyens, ou simple résidant, à des forums où les questions budgétaires de la ville puissent être discutées librement puisque, le rappelait-il, tout le monde est concerné par l’exercice du budget public [31].

Le remède passe aussi par la case de la ville productive affirmée dans la Nouvelle Charte de Leipzig. Cela implique, tout comme dans le Rapport Brundtland, Notre Avenir à tous, de 1987, une économie qui produise des excédents comme gage de sa durabilité. Ainsi, le maintien de niveaux de productivité élevés sera-t-il d’une importance capitale pour conserver la production dans le périmètre des villes. Comme le souligne un rapport de 2020 de l’Observatoire en réseau de l’Aménagement du territoire européen (ORATE), si nous souhaitons maintenir et développer sur le long terme les activités productives dans les villes, il est essentiel de comprendre à la fois les raisons qui ont permis d’y tenir une activité manufacturière et de favoriser l’innovation ainsi que les activités entrepreneuriales. Identifier et aménager des sites appropriés doit encourager le retour de l’industrie dans la cité [32].

C’est assurément le prix de l’autonomie et du bien-être des habitants de nos villes européennes et de leurs élues et élus.

 

Philippe Destatte

@PhD2050

 

[1] Ce texte est la mise au net et l’actualisation de la note préparée le 19 mars 2023 en vue d’une communication lors de la Quatrième rencontre du Réseau national français des Aménageurs (RNA), à l’initiative du Ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des Territoires, le 30 mars 2023 à Paris.

[2] Philippe DESTATTE, Qu’est-ce que la prospective ? Blog PhD2050, Namur, le 10 avril 2023.

https://phd2050.org/2013/04/10/prospective/ – Ph. DESTATTE et Philippe DURANCE dir., Les mots-clés de la prospective territoriale, coll. Travaux, Paris, Collège européen de Prospective territoriale – DIACT – La Documentation française, 2009.

https://www.institut-destree.eu/wa_files/philippe-destatte_philippe-durance_mots-cles_prospective_documentation-francaise_2008.pdf

[3] Tanja SCHINDLER, Graciela GUADARRAMA BAENA, ea, Stories from 2050, Radical, inspiring and thought-provoking narratives around challenges and opportunities of our futures, Brussels, European Commission, Directorate-General for Research and Innovation, October 2021.

https://research-and-innovation.ec.europa.eu/news/all-research-and-innovation-news/stories-2050-radical-inspiring-and-thought-provoking-narratives-around-challenges-and-opportunities-2021-12-09_en

https://op.europa.eu/en/publication-detail/-/publication/87769c66-5d5a-11ec-9c6c-01aa75ed71a1/language-en/format-PDF/source-245938989

[4] Nous vivons dans l’Anthropocène, l’ère géologique où les humains ont l’impact et l’influence les plus significatifs sur le climat, l’environnement et l’ensemble de la planète. La biodiversité sur Terre se réduit à un rythme effrayant. L’extinction des espèces animales causée par l’activité humaine pourrait conduire à la prochaine vague d’extinction massive depuis la disparition des dinosaures. depuis la disparition des dinosaures. C’est pourquoi les voyages spatiaux fictifs ont été utilisés dans ce processus afin de déterminer s’il est, premièrement, possible et, deuxièmement, souhaitable de quitter la Terre pour aller perturber une autre planète. En outre, les fantasmes et les aspirations en matière de voyages spatiaux sont liés à la quête de connaissances et d’exploration, et encouragent les participants à aller au-delà de leur pensée habituelle et à laisser derrière eux les barrières et les obstacles actuels. Stories from 2050…, p. 13. (Notre traduction)

[5] Our duty is not only to tell, but also to listen, Jean-Eric PAQUET, Foreword, in Stories from 2050…, p. 5.

[6] Nikos KASTRINOS & Jürgen WENGUEL, Epilogue: What can EU R&I policy lean from Stories from 2050? in Stories from 2050…, p. 107sv.

[7] Ibidem, p. 108-109.

[8] The Foresight Pledge, in Stories from 2050, p. 75, EC, DG Research, 2021.

[9] Totti KONNOLA, Inside the first self-sustainable city on Mars, ready for humans in 2100, March 24, 2021. https://www.storiesfrom2050.com/discuss/message-from-the-future/inside-the-first-self-sustainable-city-on-mars-ready-for-humans-in-2100

[10] Protopian Future, in Stories from 2050…, p. 95. – La protopie fait référence à une société qui, au lieu de résoudre tous ses problèmes comme dans une utopie, ou de tomber dans un dysfonctionnement grave comme dans une dystopie, progresse graduellement sur une longue période, grâce à la manière dont les avancées technologiques renforcent le processus naturel d’évolution. Kevin KELLY, What Technology wants, London, Penguin, 2011.

[11] Tanjia SCHINDLER, Stories from 2050, Project Overview and Process, Mutual Learning Exercise, Research and Innovation Foresight, Policy and Practice, Citizens’ Engagement Approaches & Methods on good practices in the use of Foresight in R&I policy planning and programming, Strengthening the role of foresight in the process of identifying research priorities, 31 January, 1 & 2 February 2023.

[12] Corinne HERMANT- de CALLATTAŸ et Christian SVANTFELDT, Les villes de demain, Défis, visions et perspectives, Bruxelles, Commission européenne, Direction générale de la Politique régionale, 2011. https://op.europa.eu/fr/publication-detail/-/publication/a806c8d9-321e-4b2d-9fdf-6d86e5226cd6 – Voir aussi : Chr. SVANFELDT, C. HERMANT- de CALLATAŸ, La “ville de demain” vue par l’Union européenne, in Les Cahiers du Développement social urbain, 2012/2 (N° 56), p. 52-54.

https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-developpement-social-urbain-2012-2-page-52.htm

[13] Le “modèle européen de la ville” est une question fascinante. D’une part, il tient compte des caractéristiques essentielles de l’histoire culturelle de l’Europe et est profondément enraciné dans le passé, étant de ce fait associé à la question de l’identité. D’autre part, il regroupe des aspects essentiels de la vision politique de l’Union européenne et, dès lors, de l’avenir tel qu’il est envisagé par la société sous-jacente. Les villes de demain…, p. 1.

[14] Cities of Tomorrow…, p. 10-12.

[15] Les villes de demain…, p. 13.

[16] Cities of Tomorrow, p. III.

[17] Cities of Tomorrow, p. 5. – Le rapport met ainsi en évidence que 2/3 de la demande finale en énergie sont liés aux consommations urbaines et jusqu’à 70% des émissions de CO2 générées dans les villes alors qu’elles sont habitées par 50% de la population mondiale en 2010) en se référant au World Energy Outlook 2008. Observons que selon le World Energy Outlook 2022 : 70% de la population mondiale pourraient habiter dans les villes en 2050, soit un accroissement de 2 milliards d’habitants dans les villes au niveau mondial  (p. 110 et 464). – On retrouvera cette analyse dans le rapport Futures of Cities en 2020 : Bien qu’elles soient responsables d’un niveau élevé de consommation d’énergie et qu’elles génèrent environ 70 % des émissions mondiales de GES, les villes sont particulièrement vulnérables aux impacts du changement climatique. Par conséquent, elles jouent un rôle clé dans la réalisation des objectifs énoncés dans l’Accord de Paris (CCNUCC 2015) sur le changement climatique. L’engagement des villes et des parties prenantes urbaines est soutenu par le Nouvel agenda urbain et les ODD 2030. Les villes sont plus efficaces pour prendre des mesures de lutte contre le changement climatique lorsqu’elles sont alignées les unes sur les autres et sur les acteurs de niveau national et régional. The Future of Cities, JRC, 2019, p. 83.

[18] Cities of Tomorrow, p. 35.

[19] Cities of Tomorrow, p. 43-48.

[20] The Future of Cities, Main messages, European Commission, Urban Data Platform, 2019. https://urban.jrc.ec.europa.eu/thefutureofcities/executive-summary#the-chapterThe Future of Cities…, p. 9.

[21] Convention européenne des Maires : les villes au premier plan de l’action pour le climat, 19 février 2018.

https://www.europarl.europa.eu/news/fr/headlines/eu-affairs/20180216STO98009/convention-des-maires-les-villes-au-premier-plan-de-l-action-pour-le-climat

[22] Convention européenne des Maires de 2018…

[23] Cities are often places of great energy and optimism. They are where most of us choose to live, work and interact with others. As a result, cities are where innovation happens, where ideas are formed from which economic growth largely stems. Future of Cities, Insights from Multiple Expert Discussions Around the World, p. 3, London, Futureagenda 2017. https://www.futureofcities.city/pdf/full/Future%20of%20Cities%20Report%202017.pdf – The Future of Cities, p. 105.

[24] The New Leipzig Charter, The Transformative power of cities for the common good, 30 November 2020.

https://ec.europa.eu/regional_policy/sources/brochure/new_leipzig_charter/new_leipzig_charter_en.pdf

[25] Territorial Agenda, A future for all places, 1er décembre 2020. https://territorialagenda.eu/fr/

[26] Implementing the New Leipzig Charter through multi-level governance, Next Steps for the Urban Agenda for the EU, p. 4, EU2020.de, 2020. https://futurium.ec.europa.eu/sites/default/files/2021-03/new_leipzig_charter_implem_en.pdf

[27] The Urban Governance Survey, 2016, Cities UN Habitat and the United Cities and Local Governments, London School of Economics, 2016. – The Future of Cities…, p. 129 & 149. https://unhabitat.org/the-urban-governance-survey-by-un-habitat-uclg-and-lse-cities

[28] The Future of Cities…, p. 106.

[29] Selon Anne de Guigné, l’impact budgétaire de la crise des gilets jaunes s’est élevé à 17 milliards d’euros de nouvelles dépenses ou de moindres recettes. Anne DE GUIGNE, Emmanuel Macron et la dette : six ans de rendez-vous manqués, dans Le Figaro Économie, 29 mars 2023, p. 24.

[30] Michel FOUDRIAT, La co-construction en actes, Savoirs et savoir-faire pratiques pour faciliter sa mise en œuvre, Montrouge, ESF, 2021.

[31] Cities of Tomorrow…, p. 35.

[32] Europe’s productive cities and metros, Policy Brief, p. 2, Luxembourg, European Union, ESPON, 2021.

Hour-en-Famenne, 10 décembre 2022

La Déclaration de Politique régionale wallonne du 16 septembre 2019 indiquait la volonté du Gouvernement de Wallonie de mettre en place des outils de gestion des risques afin de pouvoir prévenir et réagir rapidement lors des crises et aussi d’aléas climatiques et sanitaires (p. 75). La DPR précisait également que des mesures seraient prises pour protéger les ressources en eau, notamment face aux risques de pollutions, au maintien et au développement des habitats naturels humides ou aux problèmes d’approvisionnement (p. 82). D’autres types de risques devaient également être anticipés comme les risques numériques et sanitaires (exposition aux ondes, p. 90), les risques menant à l’exclusion et à la pauvreté (p. 117), les risques chimiques (phytosanitaires, p. 118), etc. [1]

Les événements majeurs que la Wallonie a connus depuis l’adoption de ce document – la pandémie liée au Covid-19, les stress climatiques (inondations de 2021, sécheresse de 2022), la crise énergétique multifactorielle – ont interpellé l’ensemble des acteurs, des citoyennes et des citoyens. Les impacts de ces événements ont été et restent considérables, même s’ils ont connu et connaissent des impacts différents selon les parties prenantes et les localisations. Ainsi, la pandémie n’a pas frappé les différents territoires de manière identique : elle s’est attaquée davantage aux régions présentant une densité élevée ; les inondations ont frappé des vallées où la présence d’une urbanisation importante induisant une artificialisation des sols a été mise en question, la sécheresse et les grandes chaleurs ont des effets différents sur les campagnes ou dans les zones urbaines. À la densité de l’habitat s’ajoutent d’autres facteurs de vulnérabilité, d’exposition au risque, comme l’âge croissant et le faible niveau socio-économique de nombreux habitants, leur capacité à relever les défis, c’est-à-dire leur résilience. Des questions structurelles de gestion des risques à l’échelle de l’ensemble des secteurs et des échelons administratifs se posent également [2]. En ce qui concerne les effets de la crise énergétique, la localisation est également déterminante : coût du chauffage, coût des déplacements, accès aux énergies fossiles et renouvelables, etc. On pourrait également analyser les impacts du terrorisme – qui semble parfois sorti de notre horizon intellectuel – à l’aune de cette localisation.

 

1. Les risques sont associés à des événements parfaitement descriptibles

Voici déjà plus de vingt ans, Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe ont observé que la notion de risque est étroitement associée à celle de décision rationnelle. Selon eux, cette dernière nécessite la réunion de trois conditions pour que le décideur puisse établir des comparaisons entre les options qui s’ouvrent à lui. D’abord, être capable d’établir, de manière exhaustive, la liste des options ouvertes. Ensuite, il faut que, pour chaque option, le décideur soit en mesure de décrire les éléments, entités, qui composent le monde supposé par cette option. Enfin, il s’agit de réaliser l’inventaire des interactions significatives qui sont susceptibles de se produire entre ces différents éléments, entités. Les auteurs rappellent dès lors la notion d’états du monde possibles, qui se rapprochent des scénarios des prospectivistes [3].

Ajustées et amendées, les recommandations que faisait l’OCDE dans son rapport Renforcer la résilience grâce à une gouvernance innovante des risques (2014), pourraient servir de base à une nouvelle approche dans les matières du développement régional et territorial :

– favoriser une gouvernance des risques tournée vers l’avenir et tenant compte des
risques complexes ;

– insister sur le rôle de la confiance et mettre en avant l’action de longue haleine menée par les pouvoirs publics pour protéger la population ;

– adopter une définition commune des niveaux de risques acceptables par les parties
prenantes de tous niveaux ;

– définir une panoplie optimale de mesures de résilience d’ordre matériel et immatériel
(mesures portant sur les infrastructures et mesures de planification, par exemple) ;

– adopter une démarche à l’échelle de l’ensemble de la société afin d’associer tous les
acteurs au renforcement de la résilience ;

– reconnaître le rôle important des institutions et des blocages institutionnels dans
l’efficacité des mesures de gestion des risques afin d’augmenter le niveau de
résilience ;

– recourir à des cadres de diagnostic pour recenser les barrières d’ordre institutionnel
et réorganiser les incitations de façon à favoriser la résilience [4].

Dans La société du risque, le sociologue allemand Ulrich Beck (1944-2015) est allé plus loin, rappelant que les risques ne se résument pas aux conséquences et aux dommages survenus, mais qu’ils peuvent aussi désigner un futur qu’il s’agit d’empêcher d’advenir. La conscience que l’on a du risque ne se situe pas dans le présent, mais essentiellement dans l’avenir, écrit-il [5]. Les prospectivistes le savent, eux qui manient les Wild Cards, tant pour identifier des jokers qui peuvent survenir dans notre trajectoire que pour les utiliser comme stress tests sur le système et mesurer dans quelle mesure ces événements peuvent se transformer en opportunités réelles pour mettre en œuvre une vision souhaitable de l’avenir.

 

2. L’incertitude, produit de notre ignorance

Bien que les termes de risque et d’incertitude soient souvent utilisés de manière interchangeable, ils ne sont pas identiques. Ainsi, le risque désigne-t-il un danger bien identifié, associé à l’occurrence d’un événement ou d’une série d’événements, parfaitement descriptibles, dont on ne sait pas s’ils se produiront, mais dont on sait qu’ils sont susceptibles de se produire [6]. Quand des outils statistiques peuvent être mobilisés, on définit le risque comme la probabilité qu’un événement non souhaitable, indésirable, se produise et l’importance de l’impact de cette occurrence sur la variable ou le système en fonction de sa vulnérabilité. Ainsi, au facteur de probabilité qu’un événement advienne, s’ajoute un facteur de sévérité des conséquences de cet événement. Il en résulte un troisième facteur, subjectif, qui, sur base des deux premiers, évalue et éventuellement quantifie le niveau de risque [7].

C’est parce que la notion de risque joue un rôle capital dans la théorie de la décision rationnelle et dans le choix qu’elle suppose entre plusieurs états du monde ou scénarios, qu’il est sage – disent Callon et alii, de réserver son usage à ces situations parfaitement codifiées [8]. Dès lors, dans les situations d’incertitude, l’utilisation de cette notion de risque ne permet pas d’établir la liste et de décrire de manière précise les options du décideur ni l’état des mondes possibles qui permettraient d’élaborer une anticipation sérieuse.

Photo Mudwalker – Dreamstime

Dans un espace naturel, politique, économique, social, culturel, élargi et un monde complexe, l’émergence [12] incessante de facteurs et d’acteurs nouveaux rend impossible de construire et de disposer d’une connaissance raisonnable, sinon complète, de l’environnement, de ses effets – y compris perturbateurs – sur le système et donc de l’évolution de celui-ci.

 

3. Faire face à l’incertitude

Ainsi que les auteurs d’Agir dans un monde incertain l’ont montré, en situation d’incertitude, l’anticipation est impossible pour le décideur par défaut de connaissance précise des comportements et des interactions des éléments du système, des acteurs et facteurs qui constituent l’environnement. Mais, l’ignorance n’est pas une fatalité et (…) raisonner en termes d’incertitude, c’est déjà se donner les moyens d’en prendre la mesure [13].

En effet, l’ignorance n’est pas nouvelle et ne naît pas au XXIe siècle. Ce qui est nouveau, et – espérons-le, grandissant, c’est la conscience de cette ignorance. Néanmoins, comme le rappelaient, dans un texte produit en 1982 déjà, Daniel Kahneman et son collègue psychologue de l’Université de Stanford, Amos Tversky (1937-1996), l’incertitude est un fait auquel toutes les formes de vie doivent être préparées à faire face. Pour les inventeurs de la Théorie des perspectives [14] (Prospect Theory), à tous les niveaux de complexité biologique, il existe une incertitude quant à la signification des signes ou des stimuli et aux conséquences possibles des actions. À tous les niveaux, des mesures doivent être prises avant que l’incertitude ne soit levée, et un équilibre doit être atteint entre un niveau élevé de préparation spécifique aux événements les plus susceptibles de se produire et une capacité générale à réagir de manière appropriée lorsque l’inattendu se produit [15].

Si les chocs perturbateurs que nous avons connus depuis le début 2020 pouvaient être anticipés, leur puissance et leur complexité ont surpris tous les analystes [16]. Il n’est pas exclu que des catastrophes de ce type puissent se reproduire, ni que d’autres, ne faisant actuellement l’objet d’aucunes ou de peu de préoccupations, puissent se produire à l’avenir.

Il paraît dès lors indispensable de questionner les différentes politiques menées à l’aune de nouvelles émergences, de catastrophes ou d’autres risques potentiels qu’ils soient naturels ou anthropiques, distinction difficile à établir du fait de la transformation croissante des milieux biophysiques [17]. Le concept de catastrophe peut être nourri par l’étymologie indiquant non seulement un bouleversement brusque et effroyable – qui provoque la mort de nombreuses personnes -, mais aussi par la systémique au travers des travaux des mathématiciens René Thom (1923-2002) et d’Erik Christopher Zeeman (1925-2016). Il s’agit alors de discontinuités qui peuvent se présenter dans l’évolution d’une variable ou d’un système, entraînant des modifications de sa stabilité morphologique. Ainsi, la catastrophe relève-t-elle davantage des variables d’entrée (inputs) du système, de l’espace des paramètres, que du résultat de leurs évolutions. Pour Zeeman, il y a catastrophe lorsqu’une variété continue des causes entraîne une variation discontinue des effets [18].

Le géographe français Jérôme Dunlop note quant à lui que, alors qu’un risque résulte de la combinaison d’une vulnérabilité et d’un aléa, dont l’éventuelle occurrence détruirait tout ou partie des enjeux qui lui étaient exposés (êtres humains et richesses), on parle de catastrophe quand les enjeux détruits sont estimés majeurs par le groupe humain atteint. L’importance du risque lui-même varie avec l’importance des enjeux et celle de la probabilité d’occurrence de l’aléa. L’occupation humaine augmente d’ailleurs la probabilité de leur occurrence sur les milieux naturels. Ainsi, les risques d’inondations sont-ils largement majorés par l’urbanisation des lits majeurs des cours d’eau et par l’imperméabilisation des sols qui résulte du développement des réseaux routiers et de la croissance urbaine, ou encore par les mutations des paysages agraires [19]. Dès lors, c’est avec raison que l’historien Niall Ferguson, professeur à Oxford et à Harvard, observe que la distinction entre les catastrophes naturelles et les catastrophes causées par les êtres humains est purement artificielle. Il existe, constate-t-il, une interaction constante entre les sociétés humaines et la nature. L’exemple qu’il donne est que nous avons déjà mis en évidence en nous référant au désastre de Lisbonne : un choc endogène détruit la santé et la vie humaines en fonction de la proximité des habitats du lieu de l’impact [20].

 

Conclusion : les chocs perturbateurs comme occasions de transformations structurelles dans un système initialement pataud, voire bloqué

Une attention nouvelle se porte sur l’impact global de l’humanité sur le système terrestre dans son ensemble. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui, l’anthropocène, en lisant cette époque comme une rupture [21].  Ainsi, peut-on considérer que si l’activité humaine a affecté la nature de telle sorte que les catastrophes naturelles, hydrométéorologiques et géophysiques se multiplient en faisant de nombreuses victimes, il est aujourd’hui indispensable de mieux appréhender les catastrophes et d’anticiper les risques [22].

La recherche a, depuis quelques décennies, pris conscience de la vulnérabilité  des territoires et des communautés. La vulnérabilité, déjà évoquée, pourrait être décrite comme une circonstance ou un contexte propre à certains groupes (ou territoires) qui se trouvent dans une situation de fragilité face à certains risques, et causée par la construction sociale persistante des risques. Dans cette perspective, la résilience désignerait le développement par le groupe ou le territoire des capacités de déployer des processus – ayant une incidence sur les pratiques – afin de réduire leur vulnérabilité à certains risques [23]. Les chercheurs ont construit de nouveaux concepts pour saisir ce phénomène et en identifier les types : vulnérabilité différentielle ou différenciée, vulnérabilité accumulée et vulnérabilité globale, etc. Il s’agit maintenant, notre attention étant renforcée par les chocs que nous subissons concrètement, de traduire ces questionnements en politiques publiques et collectives d’anticipation et de prévention, en déterminant, espace par espace, territoire par territoire, à quels risques nous sommes confrontés, quelles sont nos propres vulnérabilités ou comment se déclinent ici et là les vulnérabilités globales. Enfin, s’il existe des relations entre la vulnérabilité, le sous-développement et la pauvreté, il apparaît que la capacité de se remettre d’une catastrophe et de se préparer contre les risques est un élément plus critique que le niveau de pauvreté [24]. L’analyse des facteurs de risques, y compris climatiques [25], est encouragée par le Bureau des Nations Unies pour la Réduction des Risques de Catastrophes (UNISDR-UNDRR) [26]. Les travaux de cette institution, notamment ses rapports d’évaluation peuvent contribuer à construire un cadre méthodologique utile.

Complémentairement, on ne peut passer sous silence une des conclusions des travaux de l’anthropologue et historienne Virginia Garcia-Acosta, à savoir que la présence périodique de certains phénomènes naturels, comme les ouragans, a permis à certains groupes humains de pratiquer des changements culturels dans leur vie et leur organisation matérielle pouvant conduire à l’application de stratégies de survie et de possibilités d’adaptation [27]. Ainsi, comme l’indiquait déjà Edgar Morin dans La Méthode, en évoquant le concept de catastrophe, la rupture et désintégration d’une ancienne forme est le processus constitutif même de la nouvelle [28]. En d’autres termes, les chocs perturbateurs pourraient constituer de vraies occasions de transformations structurelles dans un système initialement pataud, voire bloqué.

Toute approche des risques et des catastrophes implique d’appréhender la question du risque acceptable dans une stratégie et sa mise en œuvre concrète, donc, également d’aborder la question difficile du principe de précaution, avec les outils multiples du développement régional et de l’aménagement des territoires [29].

Se doter d’outils, de dispositifs et de processus anticipateurs pour affronter l’incertitude constitue une sagesse de base de toute gouvernance contemporaine de nos sociétés [30]. Cette approche permettrait également de considérer les chocs perturbateurs comme autant d’occasions de transformations structurelles dans un système initialement pataud, voire bloqué face à l’ampleur des défis.

 

Philippe Destatte

@PhD2050

[1] Déclaration de Politique régionale wallonne, 2019-2024, Namur, 16 septembre 2019, 122 p.

[2] Dans son rapport Boosting Resilience through Innovative Risk Governance, OECD Reviews of Risk Management Policies, p. 16, Paris, OECD, 2014, l’OCDE écrit que : dans leur quasi-totalité, les pays de l’OCDE prennent systématiquement en compte les risques de catastrophe dans leurs stratégies et leurs plans sectoriels en matière d’investissements publics. L’importance attribuée à l’échelon local est illustrée par la mise en place de cadres juridiques pour les responsabilités locales avec, notamment, une réglementation tenant compte des risques pour l’occupation des sols et la promotion immobilière privée. – Voir aussi : Bassin de la Loire, France, Étude de l’OCDE sur la gestion des risques d’inondation, Paris, OCDE, 2010.

[3] Michel CALLON, Pierre LASCOUMES et Yannick BARTHES, Agir dans un monde incertain, Essai sur la démocratie technique, p. 37-39, Paris, Seuil, 2001.

[4] Boosting Resilience through Innovative Risk Governance, OECD Reviews of Risk Management Policies, p. 17-18, Paris, OECD, 2014.

[5] Ulrich BECK, La société du risque, Sur la voie d’une autre modernité (1986), p. 60-61, Paris, Flammarion, 2008.

[6] M. CALLON, P. LASCOUMES et Y. BARTHES, op. cit., p. 37.

[7] Carl L. PRITCHARD, Risk Management, Concepts and Guidance, p. 7-8, Arlington VA, ESI, 1997.

[8] Ibidem, p. 39.

[9] John KAY & Mervyn KING, Radical Uncertainty, p. 37, London, The Bridge Press, 2021.

[10] Philippe SILBERZAHN, Bienvenue en incertitude ! Survivre et prospérer dans un monde de surprises, p. 82, Paris, Diateino, 2021.

[11] Daniel KAHNEMAN, Olivier SIBONY, Carl R. SUNSTEIN, Noise, Pourquoi nous faisons des erreurs de jugement et comment les éviter, p. 144-146, citation p. 152, Paris, Odile Jacob, 2021.

[12] L’émergence peut être définie comme l’apparition ou l’évolution inattendue d’une variable ou d’un système qui ne peut résulter ou être expliqué à partir d’éléments constitutifs ou de conditions antérieures du système. La microbiologiste Janine Guespin y voit l’existence de qualités singulières d’un système qui ne peuvent exister que dans certaines conditions : elles peuvent éventuellement s’inter-convertir alors que le système conserve les mêmes constituants soumis à des interactions de même nature, si un paramètre réglant l’intensité de ces interactions franchit, lors de sa variation, un seuil critique. Janine GUESPIN-MICHEL coord. , Lucien SEVE e.a., Émergence, Complexité et dialectique, Sur les systèmes dynamiques non linéaires, p. 42, Paris, O. Jacob, 2005.

[13] M. CALLON, P. LASCOUMES et Y. BARTHES, Agir dans un monde incertain, p. 40sv et citation p. 41.

[14] Théorie descriptive de la décision en situation risquée. Voir Frédéric MARTINEZ, L’individu face au risque : l’apport de Kahneman et Tversky, dans  Idées économiques et sociales, vol. 161, no. 3, 2010, p. 15-23. https://www.cairn.info/revue-idees-economiques-et-sociales-2010-3-page-15.html

[15] Uncertainty is a fact with which all forms of life must be prepared to contend. At all levels of biological complexity there is uncertainty about the significance of signs or stimuli and about the possible consequences of actions. At all levels, action must be taken before the uncertainty is resolved, and a proper balance must be achieved between a high level of specific readiness for the events that are most likely to occur and a general ability to respond appropriately when the unexpected happens. Daniel KAHNEMAN, Paul SLOVIC & Amos TVERSKY, Judgment under uncertainty: Heuristics and biases, p. 509-510, Cambridge University Press, 2001.

[16] Voir Ph. DESTATTE, On demande de voir loin alors que le futur n’existe pas, Blog PhD2050, Hour-en-Famenne, 20 août 2021. https://phd2050.org/2021/08/20/futur-nexiste-pas/

[17] Cyria EMILIANOFF, Risque, dans Jacques LEVY et Michel LUSSAULT, Dictionnaire de la Géographie, p. 804-805, Paris, Belin, 2003. La définition du risque dans cet ouvrage est : probabilité d’un danger menaçant ou portant atteinte à la vie et, plus globalement, au cadre d’existence d’un individu ou d’un collectif. – Voir aussi : Yannick LUNG, Auto-organisation, bifurcation, catastrophe… les ruptures de la dynamique spatiale, Talence, Presses universitaires de Bordeaux, 1987.

[18] E.C. ZEEMAN, Catastrophe Theory, Selected Papers, 1972-1977, p. 615-638, Addison Wesley Publishing Co, Reading, Mass. – London – Amsterdam, 1977. – R. THOM, Paraboles et catastrophes, Entretiens sur les mathématiques, la science et la philosophie, p. 59sv, Paris, Flammarion, 1983.

[19] Jérôme DUNLOP, Les 100 mots de la géographie, p. 71-72, Paris, PUF, 2009.

[20] Philippe DESTATTE, On demande de voir loin alors que le futur n’existe pas, Hour-en-Famenne, 20 août 2021, Blog PhD2050, https://phd2050.org/2021/08/20/futur-nexiste-pas/

[21] Clive HAMILTON, The Anthropocene as rupture, in The Anthropocene Review, 3, 2, 2016, p. 93-106.

[22] Virginia GARCIA-ACOSTA, Catastrophes non naturelles et anthropocène, Leçons apprises à partir de perspectives anthropologiques et historiques, dans Rémi BEZAU & Catherine LARRERE dir., Penser l’anthropocène, p. 325sv, Paris, Presses de Sciences Po, 2018.

[23] V. GARCIA-ACOSTA, Catastrophes non naturelles et anthropocène…, p. 33.

[24] V. GARCIA-ACOSTA, Catastrophes non naturelles et anthropocène…, p. 329-330.

[25] Et les liens climat-santé : Jacques BLAMONT, Introduction au siècle des menaces, p. 505sv, Paris, Odile Jacob, 2004

[26] Le Bureau des Nations Unies pour la réduction des risques de catastrophe a été créé en 1999 pour assurer la mise en œuvre de la Stratégie internationale de Prévention des catastrophes.  https://www.undrr.org/

[27] V. GARCIA-ACOSTA, Prevencion de desastres, estrategias adaptivas y capital social, in Harlan KOFF ed., Social Cohesion bin Europe and the Americas, Power, Time and Space, p. 115-130, Berne, Peter Lang, 2009. – Catastrophes non naturelles et anthropocène…, p. 332.

[28] Edgar MORIN, La Méthode, 1. La nature de la nature, p. 44, Paris, Seuil, 1977. – René THOM, Stabilité culturelle et Morphogénèse, Essai d’une théorie génétique des modèles, Paris, Ediscience, 1972.

[29] Questionnement aigu et difficile s’il en est dans la “société du risque”. Voir notamment Dominique BOURG et Jean-Louis SCHLEGEL, Parer aux risques de demain, le principe de précaution, Paris, Seuil, 2001. – Ulrich BECK, Risk Society, Towards a New Modernity, London, Sage, 1992. – François EWALD, Aux risques d’innover, Les entreprises face au principe de précaution, Paris, Autrement, 2009.

[30] Tous les gouvernements, les organismes internationaux, les universités et les entreprises devraient avoir leur Cassandre, leur “Office national des avertissements”, chargés d’identifier les pires scénarios, de mesurer les risques et de concevoir des stratégies de protection, de prévention et d’atténuation. Niall FERGUSON, Apocalypses, De l’antiquité à nos jours, p. 393, Paris, Saint-Simon, 2021.

Hour-en-Famenne, 20 août 2021

Anticiper signifie imaginer puis agir avant que les événements ou les actions ne surviennent, c’est donc passer à l’acte en fonction de ce qui est imaginé. C’est dire l’extrême complexité du processus et si notre rapport à l’avenir est difficile. La maxime “Gouverner, c’est prévoir” s’accommode mal de cette logique de complexité. Elle renvoie aussi à la responsabilité individuelle. Jeter la pierre au politique, c’est un peu facile et abusif. Il appartient à chacun de se gouverner et donc de “prévoir”. Or, nous sommes constamment pris en défaut d’anticipation dans notre vie au quotidien [1].

 

 1. Notre rapport à l’avenir

Notre rapport à l’avenir est difficile. On peut distinguer cinq attitudes dans lesquelles l’anticipation ne sera que la cinquième. La première est fréquente : on laisse venir, c’est-à-dire qu’on attend que les choses adviennent. On espère que tout ira bien. C’est le business as usual, on z’a toudi bin fé comme çoula, comme on dit en wallon. On peut aussi mobiliser l’expression des mineurs, quand on boisait encore les galeries des charbonnages : çà n’pou mau… cela ne peut mal, il n’y a pas de risque, c’est solide, on peut avoir confiance… Mon père m’a appris à me moquer de cette attitude désinvolte. Et surtout à m’en défier.

La deuxième attitude se veut plus active : elle consiste à se mouvoir en suivant les règles du jeu, les normes. Les élus y sont très attentifs, mais aussi chacun d’entre nous. Nous devons avoir un extincteur dans notre véhicule en cas d’incendie, mais surtout pour répondre aux obligations de la loi, à la réglementation, au contrôle technique… Remarquez que les bâtiments publics, les entreprises doivent également en disposer et les faire contrôler régulièrement. Rares sont les personnes qui ont un ou plusieurs extincteurs dans leur maison ou appartement, et s’ils en sont équipés, ceux-ci sont-ils en ordre de fonctionnement et adaptés aux différents types de feu qui peuvent survenir ? Nous savons que ce n’est pas légalement obligatoire et la plupart y renoncent.

La troisième attitude face à l’avenir est la réactivité : nous répondons à des stimuli extérieurs et nous nous adaptons rapidement aux situations qui se présentent. C’est évidemment l’image du pompier, de l’urgentiste, mais aussi de l’entrepreneur qui vient à l’esprit. Même si c’est une vertu, nous savons que parfois la réactivité ne peut plus grand-chose face au cours rapide des événements. Pour plaider pour leur discipline, les prospectivistes répètent souvent une formule qu’ils attribuent à l’homme d’État Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord (1754-1838) : quand c’est urgent, c’est déjà trop tard.

La quatrième attitude face à l’avenir est celle de la préactivité : la capacité que nous avons – ou pas – de nous préparer aux changements, dès lors qu’ils sont prévisibles. Le mot prévisible renvoie bien évidemment à la prévision, c’est-à-dire qu’on émet une hypothèse sur le futur, généralement quantifiée et assortie d’un indice de confiance, en fonction d’une attente. Cela implique la prise en compte d’un certain nombre de variables, d’éléments du système, dans un contexte de stabilité structurelle préalable, leur analyse et celle de leurs évolutions possibles. Ces dernières font l’objet d’un calcul de leur degré de probabilité. La vérification est toujours incertaine à cause de la complexité des systèmes que constituent les variables dans la réalité. L’exemple courant est la météo : elle m’annonce une probabilité de pluviosité à telle heure : en étant préactif, je me munis de mon parapluie, ou j’accumule des sacs de sable devant mes portes…

La cinquième attitude face à l’avenir est la proactivité. Dans son ouvrage consacré à la bataille de Stalingrad – 55 ans après les faits – l’historien et ancien officier britannique Antony Beevor reproche au général allemand Friedrich Paulus (1890-1957) de ne pas, en tant que responsable militaire, s’être préparé à affronter la menace d’encerclement qui se présentait à lui depuis des semaines, notamment en ne conservant pas une capacité blindée robuste et mobile. Celle-ci aurait permis à la Sixième Armée de la Wehrmacht de se défendre efficacement au moment crucial. Mais, ajoute Beevor, cela supposait une claire appréciation du danger véritable [2]. Cela signifie que, face à des changements attendus et identifiés (je parlerais de prospective exploratoire), voire de changements voulus, que je vais provoquer, construire (je parlerais alors de prospective normative), je vais agir. Anticiper signifie à la fois imaginer puis agir par avance, c’est-à-dire agir avant que les événements, les actions ne surviennent.

 

2. Une triple difficulté pour appréhender le futur

La difficulté dans laquelle nous nous trouvons, chacun d’entre nous, face au futur est triple. La première c’est que, dans la tradition de Gaston Berger (1896-1960) [3], on nous demande de voir loin, mais qu’en réalité le futur n’existe pas en tant qu’objet de connaissance. Il n’existe pas bien sûr parce qu’il n’est pas écrit, qu’il n’est pas déterminé – comme le pensait Marx ou le pensent aujourd’hui certains tenants de la théorie de l’effondrement.

On nous demande aussi de voir large, de réfléchir de manière systémique. Mais les prévisions ne portent jamais que sur un nombre limité de variables, même à l’heure du Big Data. Or, nous nous trouvons face à des systèmes qui sont tous complexes, qui sont au cœur d’un enchevêtrement d’événements improbables. Tous connaissent des émergences, des apparitions soudaines, liées aux relations entre acteurs et facteurs au sein du système. Je peux, en conduisant ma voiture, anticiper une flaque d’eau pour éviter l’aquaplanage ou une plaque de verglas, en me disant que je ne peux pas freiner. Mais en fait, je ne sais jamais quelle sera ma réaction en sentant mes roues trembler, celle de ma voiture, de mes pneus, du revêtement, ou celle des conducteurs qui sont devant ou derrière moi, ou sur les autres bandes, voire de l’oiseau qui viendra à ce moment percuter mon pare-brise. Donc, je dois m’accommoder de la complexité, mais je ne peux jamais la réduire.

La troisième difficulté, c’est que face à des systèmes aussi complexes que le monde, mes propres outils de connaissance sont limités. Nous sommes formés à des disciplines, à des épistémologies, des modes de connaissances, des vocabulaires, des jargons scientifiques qui ne favorisent pas la pluridisciplinarité (étude d’une discipline par plusieurs disciplines), l’interdisciplinarité (le transfert des méthodes d’une discipline à l’autre), la transdisciplinarité (une approche exigeante qui va entre, à travers et au-delà des disciplines), pour reprendre les distinctions du physicien franco-roumain Basarab Nicolescu, à la suite des travaux de Jean Piaget (1896-1980) [4]. Ces étroitesses d’esprit et réticences à nous ouvrir affectent notre modestie, favorisent les idées reçues, créent de l’ambiguïté (les mots n’ont pas le même sens), empêchent le dialogue constructif nécessaire, nuisent à l’intelligence collective.

C’est le grand mérite des économistes et prospectivistes français Jacques Lesourne (1928-2020) et Michel Godet d’avoir montré les limites de la prévision qui recherche dans le passé des invariants ou des modèles de relations pour postuler sa permanence ou son évolution plus ou moins constante dans l’avenir, amenant à des prévisions conditionnelles : ceteris paribus, all things being equals, “toutes choses étant égales par ailleurs”. Le travail majeur de Michel Godet s’est intitulé Crise de la prévision, essor de la prospective (PUF, 1977). Ainsi, à la suite du philosophe Gaston Berger, lui-même nourri par les pensées de Teilhard de Chardin (1881-1955) et de Maurice Blondel (1861-1949), et de nombreuses sources d’inspirations anglo-saxonnes, s’est développée l’attitude prospective. Il s’agit d’une posture intellectuelle qui consiste à prendre en considération le long terme passé et futur, à appréhender de manière décloisonnée l’ensemble du système ainsi qu’à envisager de manière collective des capacités et des moyens d’action.

On comprend que dans notre cadre culturel, mental, intellectuel, scientifique, social et politique, cette approche n’est pas favorisée. Elle nous fait pourtant passer de la question “que va-t-il advenir” à la question “que peut-il advenir” et donc au what if ? Que se passe-t-il si ? Elle se lie aussi à une de nos préoccupations brûlantes : l’analyse préalable d’impact à court, moyen et long terme des décisions que nous prenons.

La prospective a développé des méthodes fondées justement sur la question de ces émergences. À côté des analyses de tendances et des trajectoires – qui peuvent appréhender des crises comme celle du chaudron de la finance mondiale, en 2008 – , elle travaille aussi sur les wildcards : des surprises majeures, des événements inattendus, surprenants, peu probables, qui peuvent avoir des effets considérables s’ils surviennent : le 11 septembre 2001, le volcan islandais en avril 2010, la crise du Covid en 2019, les inondations de juillet 2021, etc.

On parle aussi beaucoup aujourd’hui de cygne noir à la suite des travaux de l’ancien trader Nassim Nicholas Taleb, professeur d’ingénierie du risque à I’Université de New York. Il s’agit d’identifier des événements statistiquement presque impossibles – on parle de dissonance statistique -, mais qui se produisent tout de même [5].

 

3. Construire un agenda politique sur la complexité

Il faut d’abord se méfier des biais rétrospectifs, mis en évidence par l’économiste, psychologue et futur Prix Nobel Daniel Kahneman ainsi que son collègue Amos Tversky qui consistent à surestimer a posteriori le fait que les événements auraient pu être anticipés. Ces biais sont liés au besoin que nous avons tous de donner du sens, y compris aux événements les plus aléatoires [6]. Lorsque l’imprévisible arrive, il nous est intellectuellement assez facile de le trouver prévisible.

Ensuite, il faut observer que le dirigeant politique est confronté aux questions centrales de l’appropriation, de la légitimité et de l’acceptabilité – notamment budgétaire – d’une décision qui se prend au bout d’un processus de dialogue et de négociation avec de multiples interlocuteurs. Le citoyen n’est pas nécessairement prêt à accepter de lourdes dépenses de l’État pour appréhender des problèmes qu’il ne visualise pas encore. Comme Saint Thomas, tant qu’on ne touche pas, on n’y croit pas. S’agit-il d’un “Stop béton” ou d’un stock périssable de masques ? La population n’est pas d’emblée prête à entendre ce que les politiques ont à lui dire à ce sujet. Pour l’expert comme pour l’élu, il ne suffit donc plus d’affirmer, il faut aujourd’hui prouver scientifiquement. Et surtout éviter le déni, car le lien à l’émotionnel peut être grand. Il ne faut pas non plus négliger le rôle considérable joué par le facteur médiatique. On a longtemps cru qu’une pandémie était un risque acceptable comme dans les années 1960 avec la grippe de Hong Kong qui fit au moins un million de morts dans le monde de 1968 à 1970, alors que la vision des victimes de la Covid-19 aux soins intensifs est insoutenable et accroît notre refus du nombre de morts. Rappelons-nous combien, en France, la ministre de la Santé Roselyne Bachelot fut critiquée et accusée de dilapider les deniers publics lorsqu’elle avait acheté des masques sanitaires et des vaccins contre la grippe liée au virus (H1N1) en 2009-2010. Dans le même temps, l’être humain a une grande capacité à s’habituer au risque. Pensons à l’épée de Damoclès nucléaire de la Guerre froide, présente jusqu’au début des années 1990. Interrogeons-nous aussi pour savoir si ce risque nucléaire militaire – l’apocalypse anthropique – a disparu.

On se retrouve donc constamment dans la nécessité de s’accorder sur la priorité des enjeux. Construire un agenda politique sur une telle complexité n’est pas du tout évident et le dirigeant politique se dit : ne va-t-on pas me reprocher d’ouvrir des chantiers qui peuvent ne pas paraître urgents ou à ce point importants qu’ils méritent attention soutenue, mobilisation des acteurs et budgets conséquents ?

Enfin, gouverner, ce n’est pas seulement résoudre des problèmes d’organisation, allouer des ressources, et planifier les actions dans le temps. Gouverner, c’est aussi rendre les choses intelligibles, comme le rappelle Pierre Rosanvallon [7]. Le monde politique ne prend pas assez la mesure de l’importance du facteur pédagogique. En Belgique, il ne vient plus à la télévision s’adresser aux gens, droit dans les yeux, pour expliquer un enjeu qu’il est impératif de relever. Les communications gouvernementales ont disparu, ne subsistent plus que les allocutions télévisées du chef de l’État qui en vient ainsi à être le dernier acteur à communiquer encore par ce biais des valeurs aux citoyens.

 

Conclusion : incertitude, responsabilité et anticipation

En mai 2020, en période de confinement lié au Covid19, l’animateur de Signes des Temps sur France-Culture, Marc Weitzmann, eut la bonne idée de rappeler le premier grand débat du siècle des Lumières sur les catastrophes naturelles et leurs conséquences sur les populations humaines [8], débat tenu entre Voltaire (1694-1778) et Rousseau (1712-1778) au sujet de la catastrophe de Lisbonne de 1755 [9].

Le Tsunami de Lisbonne – Gravure sur bois – The Granger Collection NYC (HRP5XD)

Ainsi, lorsque le 1er novembre 1755 – jour de la Toussaint -, un séisme brutal frappe Lisbonne, trois vagues successives de 5 à 15 mètres de haut ravagent le port et le centre-ville[10], plusieurs dizaines de milliers d’habitants perdent la vie dans le tremblement de terre, le tsunami et le gigantesque incendie qui se suivent. Lorsqu’il l’apprend, Voltaire en est très affecté et, compte tenu de la gravité de l’événement, écrit, quelques semaines plus tard, un poème fameux dont l’intention dépasse la simple évocation de la catastrophe ou la compassion envers les victimes.

Philosophes trompés qui criez tout est bon,

Accourez, contemplez ces ruines affreuses,

Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses,

Ces femmes, ces enfants l’un sur l’autre entassés,

Sous ces marbres rompus ces membres dispersés ;

Cent mille infortunés que la terre dévore,

Qui, sanglants, déchirés, et palpitants encore,

Enterrés sous leurs toits, terminent sans secours

Dans l’horreur des tourments leurs lamentables jours !

Aux cris demi-formés de leurs voix expirantes,

Au spectacle effrayant de leurs cendres fumantes,

Direz-vous : « C’est l’effet des éternelles lois

Qui d’un Dieu libre et bon nécessitent le choix » ? [11]

 Dans ce Poème sur le désastre de Lisbonne, dont ces quelques lignes ne sont qu’un extrait, Voltaire s’interroge sur la pertinence de mettre l’évènement sur le compte de la justice divine alors que, comme le disent alors certains philosophes qualifiés d’optimistes, tout ce qui est naturel serait don de Dieu, donc, finalement, bon et juste[12]. Sans remettre en cause la puissance divine, l’encyclopédiste combat cette conception, rejette l’idée d’une punition céleste spécifique qui voudrait faire payer quelque vices à la capitale portugaise et désigne plutôt la fatalité comme responsable de la catastrophe.

Comme l’indique Jean-Paul Deléage, qui a publié en 2005 dans la revue Écologie et Politique la lettre que Rousseau adresse à Voltaire le 18 août 1756, le philosophe genevois va proposer une conception nouvelle de la responsabilité humaine. Cette conception sera davantage sociale et politique que métaphysique et religieuse. Ainsi, dans sa réponse à Voltaire, Rousseau affirme ce qui suit :

 (…) , je crois avoir montré qu’excepté la mort, qui n’est presque un mal que par les préparatifs dont on la fait précéder, la plupart de nos maux physiques sont encore notre ouvrage. Sans quitter votre sujet de Lisbonne, convenez, par exemple, que la nature n’avoit point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages, et que, si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre et peut-être nul. Tout eût fui au premier ébranlement, et on les eût vus le lendemain à vingt lieues de là, tout aussi gais que s’il n’étoit rien arrivé. Mais il faut rester, s’opiniâtrer autour des masures, s’exposer à de nouvelles secousses, parce que ce qu’on laisse vaut mieux que ce qu’on peut emporter. Combien de malheureux ont péri dans ce désastre pour vouloir prendre, l’un ses habits, l’autre ses papiers, l’autre son argent ! Ne sait-on pas que la personne de chaque homme est devenue la moindre partie de lui-même, et que ce n’est presque pas la peine de la sauver quand on a perdu tout le reste ? [13]

Si, pour Voltaire, le désastre de Lisbonne est un hasard et un malheureux concours de circonstances, Rousseau voit dans l’action des hommes, dans leurs choix urbanistiques ainsi que dans leur attitude lors du cataclysme, l’aggravation des effets sismiques naturels. En fait, c’est la responsabilité des comportements humains que Rousseau met en avant, considérant d’ailleurs que, au fond, si Lisbonne a été détruite, cela relève de la décision des hommes d’avoir construit une ville à la fois sur les bords de l’océan et près d’une faille sismique… Donc, oserions-nous écrire, un défaut d’anticipation [14].

Rousseau reviendra sur ces questions notamment dans ses Confessions, disculpant à nouveau la Providence et affirmant que tous les maux de la vie humaine trouvent finalement leur origine dans l’abus que l’homme a fait de ses facultés plus que dans la nature elle-même [15].

Dans l’émission Signes des Temps, si bien nommée, Marc Weitzmann établit une relation entre ce débat, la question de l’incertitude, de la nature et de l’être humain, avec la pensée de l’urbaniste français Paul Virilio (1932-2018). Marqué par la Blitzkrieg et l’exode de son enfance, l’idée que l’accélération empêche l’anticipation et peut mener à l’accident, l’auteur notamment de Vitesse et Politique (1977), L’accident originel (2005), Le Grand accélérateur (2010), soulignait que les catastrophes industrielles ou naturelles progressaient de manière non seulement géométrique, mais géographique, si ce n’est cosmique. Selon Virilio, ce progrès de l’accident contemporain exige une intelligence nouvelle où le principe de responsabilité supplanterait définitivement celui de l’efficacité des technosciences arrogantes jusqu’au délire [16].

Ainsi, comme chez Rousseau, nos catastrophes naturelles apparaissent de plus en plus inséparables de nos catastrophes anthropiques. D’autant que, nous le savons désormais, nous avons, par nos actions humaines et industrielles, modifié le cours du temps dans toutes ses acceptions : temps climat, mais aussi temps vitesse, accélération.

La belle métaphore des prévisionnistes et prospectivistes sur la nécessité de disposer de bons phares dans la nuit, d’autant meilleurs que nous roulons plus vite, semble parfois dépassée. En fait, alors que nous nous demandons aujourd’hui collectivement si la route existe encore, nous pouvons nous réjouir de pouvoir inventer, tracer, creuser un nouveau chemin. Car, en effet, l’avenir n’est pas seulement ce qui peut arriver ou ce qui a le plus de chance de se produire, disait Gaston Berger, il est aussi, dans une proportion qui ne cesse de croître, ce que nous voulons qu’il fût. Prévoir une catastrophe est conditionnel : c’est prévoir ce qui arriverait si nous ne faisions rien pour changer le cours des choses, et non point ce qui arrivera de toute manière [17].

Sur la trajectoire que nous choisirons la gestion des risques restera fondamentalement nécessaire. Toute initiative implique d’ailleurs une marge d’incertitude que nous ne pourrons jamais que partiellement réduire. Cette incertitude n’exonèrera jamais nos responsabilités, individuelles et collectives, celles des élus comme celles des citoyens. Cette incertitude crée à son tour un devoir d’anticipation [18].

La culture de l’anticipation doit figurer au cœur de nos politiques publiques et collectives. Nous devons mobiliser à cet effet des méthodes de prospective véritablement robustes et opérationnelles ainsi que des analyses préalables d’impacts des actions à mener. C’est la voie indispensable pour aborder un nouvel avenir sans fausse illusion.

Ainsi, tout comme dans Le Principe responsabilité Hans Jonas décrétait la crainte comme une obligation pour aborder l’avenir [19], nous faisons de même avec l’anticipation. Celle-ci rejoint donc l’espérance, corollaire de l’une et de l’autre.

 

Philippe Destatte

@PhD2050

 

[1] Ce texte constitue la mise au net de quelques notes prises dans le cadre de l’interview de Pierre HAVAUX, Gouverner, c’est prévoir…, parue dans Le Vif du 5 août 2021, p. 74-75.

[2] Antony BEEVOR, Stalingrad, p. 231-232 et 252 , Paris, de Fallois, 1999.

[3] Gaston BERGER, L’attitude prospective, dans Phénoménologie et prospective, p. 270sv, Paris, PUF, 1964.

[4] Voir l’article Transdisciplinarité dans Ph. DESTATTE et Philippe DURANCE dir., Les mots-clés de la prospective territoriale, p. 51, Paris, La Documentation française, 2009.

http://www.institut-destree.eu/wa_files/philippe-destatte_philippe-durance_mots-cles_prospective_documentation-francaise_2008.pdf

[5] Nicholas TALEB, Cygne noir, La puissance de l’imprévisible, (The Black Swan), Random House, 2007.

[6] Daniel KAHNEMAN & Amos TVERSKY, Prospect theory: An Analysis of Decision under Risk, in Econometrica, Journal of the econometric society, 1979, vol. 47, nr 2, p. 263-291.

https://www.jstor.org/stable/1914185?seq=1

[7] ROSANVALLON Pierre, La contre-démocratie, La politique à l’âge de la défiance, p. 313, Paris, Seuil, 2006

[8] La formule est de Jean-Paul Deléage. Jean-Jacques Rousseau, Lettre à Monsieur de Voltaire sur ses deux poèmes sur « la Loi naturelle » et sur « le Désastre de Lisbonne », présentée par Jean-Paul DELEAGE, dans Écologie & politique, 2005, 30, p. 141-154. https://www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique1-2005-1-page-141.htm

[9] Cfr Marc Weitzmann, Le Cygne noir, une énigme de notre temps, ou la prévision prise en défaut, avec Cynthia Fleury, Bruno Tertrais et Erwan Queinnec, Signes des Temps, France Culture,

https://www.franceculture.fr/emissions/signes-des-temps/le-cygne-noir-une-enigme-de-notre-temps-ou-la-prevision-prise-en-defaut

[10] Sofiane BOUHDIBA, Lisbonne, le 1er novembre 1755 : un hasard ? Au cœur de la polémique entre Voltaire et Rousseau, A travers champs, 19 octobre 2014. S. Bouhdiba est démographe à l’Université de Tunis. https://presquepartout.hypotheses.org/1023 – Jean-Paul POIRIER, Le tremblement de terre de Lisbonne, 1755, Paris, Odile Jacob, 2005.

[11] VOLTAIRE, Poème sur le désastre de Lisbonne (1756), Œuvres complètes, Paris, Garnier, t. 9, p. 475.

Wikisources : https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Voltaire_-_%C5%92uvres_compl%C3%A8tes_Garnier_tome9.djvu/485

[12] On parle ici de la théodicée. Celle-ci consiste en la justification de la bonté de Dieu par la réfutation des arguments tirés de l’existence. Ce concept avait été introduit par le philosophe et mathématicien allemand Gottfried Wilhelm Leibnitz (1646-1716) pour tenter de concilier l’apparente contradiction entre, d’une part, les malheurs qui sévissent sur terre et, d’autre part, la puissance et la bonté de Dieu. LEIBNITZ, Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’Homme et l’origine du mal, Amsterdam, F. Changuion, 1710. – On sait que dans son conte Candide, ou l’Optimisme, publié en 1759, et qui est en quelque sorte la réponse à la lettre de Rousseau, Voltaire déformera et tournera en dérision la pensée leibnitzienne au travers du personnage caricatural de Pangloss et de la formule tout est au mieux dans le meilleur des mondes possibles… Voir aussi Henry DUMERY, Théodicée, dans Encyclopædia Universalis en ligne, consulté le 18 août 2021. https://www.universalis.fr/encyclopedie/theodicee/  

Dès le 24 novembre 1755, première référence de Voltaire à la catastrophe de Lisbonne dans sa correspondance selon Théodore Besterman, le philosophe écrit à Jean-Robert Tronchin : Voilà Monsieur une physique bien cruelle. On sera bien embarrassé à deviner comment les lois du mouvement opèrent des désastres si effroyables dans le meilleur des mondes possibles. Cent mille fourmis, notre prochain, écrasées tout d’un coup dans notre fourmilière, et la moitié périssant sans doute dans des angoisses inexprimables au milieu des débris dont on ne peut les tirer : des familles ruinées au bout de l’Europe, la fortune de cent commerçants de votre patrie abîmée dans les rues de Lisbonne. Quel triste jeu de hasard que le jeu de la vie humaine ! Lettre à Jean-Robert Tronchin, dans VOLTAIRE, Correspondance, IV (Janvier 1754-décembre 1757), Edition Theodore Besterman, coll. La Pléiade, n° 4265, p. 619 et 1394, Paris, Gallimard, 1978. – Dans une autre lettre adressée à Elie Bernard le 26 novembre, Voltaire écrit : Voici la triste confirmation du désastre de Lisbonne et de vingt autres villes. C’est cela qui est sérieux. Si Pope avait été à Lisbonne aurait-il osé dire, tout est bien ? Op. cit., p. 620. Voir aussi p. 622-623, 627, 629, 637, 643 du 19 décembre 1755 où il semble adresse les vers au Comte d’Argental, 644, 695, 697-699 avec une référence à Leibnitz, 711, 717, 719-721, 724, 727-729, 735, 751, 757, 778, 851-852. La lettre 4559 du 12 septembre 1756, p. 846, est l’accusé de réception de Voltaire à Rousseau de sa critique du Désastre de Lisbonne. Voir aussi l’intéressant commentaire p. 1470-1471.

[13] Lettre à Monsieur de Voltaire sur ses deux poèmes sur la “Loi naturelle” et sur “Le Désastre de Lisbonne”, 18 août 1756. dans Jean-Paul DELEAGE, op. cit.

[14] Rousseau poursuit d’ailleurs : Je ne vois pas qu’on puisse chercher la source du mal moral ailleurs que dans l’homme libre, perfectionné, partant corrompu ; et quant aux maux physiques, si la matière sensible et impassible est une contradiction, comme il me le semble, ils sont inévitables dans tout système dont l’homme fait partie ; et alors la question n’est point pourquoi l’homme n’est pas parfaitement heureux, mais pourquoi il existe. De plus, je crois avoir montré qu’excepté la mort, qui n’est presque un mal que par les préparatifs dont on la fait précéder, la plupart de nos maux physiques sont encore notre ouvrage. Ibidem, n°8.

[15] J.-J. ROUSSEAU, Confessions, IX, Paris, 1767, cité par Sofiane BOUHDIBA, op. cit. – J-P. POIRIER, Le tremblement de terre, p. 219 sv.

[16] Paul VIRILIO, L’accident originel, p. 3, Paris, Galilée, 2005. – Paul VIRILIO, Le krach actuel représente l’accident intégral par excellence, dans Le Monde, 18 octobre 2008, Cela fait trente ans que l’on fait l’impasse sur le phénomène d’accélération de l’Histoire, et que cette accélération est la source de la multiplication d’accidents majeurs. “L’accumulation met fin à l’impression de hasard”, disait Freud à propos de la mort. Son mot-clé, ici, c’est hasard. Ces accidents ne sont pas des hasards. On se contente pour l’instant d’étudier le krach boursier sous l’angle économique ou politique, avec ses conséquences sociales. Mais on ne peut comprendre ce qui se passe si on ne met pas en place une économie politique de la vitesse, générée par le progrès des techniques, et si on ne la lie pas au caractère accidentel de l’Histoire.

https://www.lemonde.fr/idees/article/2008/10/18/le-krach-actuel-represente-l-accident-integral-par-excellence_1108473_3232.html

[17] G. BERGER, Phénoménologie et prospective…, p. 275.

[18] Voir à ce sujet Pierre LASCOUMES, La précaution comme anticipation des risques résiduels et hybridation de la responsabilité, dans L’année sociologique, Paris, PUF, 1996, 46, n°2, p. 359-382.

[19] Hans JONAS, Le principe responsabilité, Une éthique pour la civilisation technologique, p. 301, Paris, Éditions du Cerf, 1990.

Marche-en-Famenne, 6 December 2017 [1]

Contrary to the ideas of those who see cities as the centre of the world, I believe we must gradually abolish the distinction between urban and rural areas through the concept of metropolisation. I see this metropolisation as the ability to connect societies and people with the global economy through the willingness and capacity of players and, of course, the support of digital technologies that allow networking and therefore synergies, complementarities and co-constructions. In fact, with adequate connectivity, understood as accessibility within a network, either physical or virtual, we can trade and work from any location. We can even say that connectivity nullifies the two categories – urban and rural, city and non-city – which together have accounted for all space in the past; these two poles of a relationship that economist Camagni considered as the defining features of human society [2]. This shift obviously takes place in a new economy. The Cork 2.0 Declaration, entitled Activating Knowledge and Innovation pointed out that rural territories should participate in the knowledge-based economy with the aim of making full use of the advances made by research and development [3].

As early as 1994, Bernadette Mérenne already highlighted, with François Ascher, the very close links between metropolisation and the new economic and social context, in an international framework. The professor from the University of Liège already showed how this process brought development, but also social and territorial disparities in that it concentrated the means of development in cities, and even in certain neighbourhoods, to the detriment of other cities or neighbourhoods: this type of metropolisation inevitably creates winners and losers. The geographer thus wrote, metropolisation generates a ternary structure in social groups, lifestyles and value systems: affluent sections in direct contact with the international economy, populations in difficulty often corresponding to those excluded from the new system and concentrated mainly in the metropolitan areas and an intermediate group, not included in the international metropolitan dynamics, but which has managed to find niches allowing them to integrate themselves (local production, leisure economy, etc.) [4]. In addition to these societal disparities, there are also environmental fractures. While historians have long cultivated, with sociologist Max Weber, [5] but also Roberto Camagni [6], the medieval principle of law and old German adage saying that city air makes you free (Stadtluft macht frei), we also know today, even more than in the nineteenth and twentieth centuries that this same air kills. And this factor could become decisive in any propensity to locate activities and therefore as a factor of attractiveness. I have often used as a prime example here, ESPON’s map of emissions due to interurban road traffic for its scenarios up to 2030. This work shows that, by this time, Wallonia – and in particular the Famenne and the Ardenne Massif regions – could have major advantages they could exploit [7].

The Small Networked Town

If I take the example of Marche-en-Famenne, whose dynamism has been well described by the president and former minister Charles-Ferdinand Nothomb, the general manager of IDELUX Fabian Collard, as well as the mayor André Bouchat, we can see this small town in different configurations. Thus, we can look at Marche-en-Famenne as an urban centre with a small rural hinterland that provides it with resources and that is structured according to its needs: both its supply and service areas, and the area of influence of its public and private infrastructure, catchment areas, and areas of care, education, training, employment, etc. [8] We can also see Marche as a territory associated with others in an area with a population of nearly 60,000, created in 2007 and called “Pays de Famenne”, a network of mayors of surrounding communities that transcend the provincial administrative boundaries of Namur and Luxembourg: Durbuy, Hotton, Marche-en-Famenne, Nassogne, Rochefort, Somme-Leuze. The Destree Institute and, in particular, my futurist colleague Michaël Van Cutsem took on the long-term task of working alongside the dynamic team led by Yves-Marie Peter. We can finally design Marche-en-Famenne as part and one of the nodes of a network of larger cities contributing to a vast network between, on the one hand, Luxembourg – linked to Metz, Nancy, Trier, Saarbrücken, Kaiserslautern, Arlon – and, on the other hand, Liège – linked to Hasselt, Maastricht, Aachen and Cologne. To the north, Namur, capital of Wallonia, opens the way to Louvain-la-Neuve-Ottignies-Wavre, and then Brussels. At these urban nodes, it would be necessary to add infrastructures to connect the space and thus make them factors of metropolisation: examples are the Euro Space Centre in Redu-Transinne with the new business park Galaxia, the Libramont Exhibition & Congress (LEC) at Libramont and its internationally renowned agricultural Fair, or the Bastogne War Museum, which has partnerships with Texas. The purpose of this group is, of course, to participate in the dynamics of the Greater Region of Saarland, Lorraine, Luxembourg, Wallonia and Rhineland-Palatinate. We should remember, of course, that Lorraine has just joined the Grand Est Region on 1 January 2016 by merging with the Alsace and Champagne-Ardenne regions. The metropolitan influence of this Greater Region is considerable: it is on the edge of four European capitals – Brussels, Frankfurt, Luxembourg and Strasbourg – and includes, as the forward-looking exercise Zukunftsbild Vision 2020 has shown, more than 40 universities and colleges, with potential for major education and R & D.

Here we can highlight the idea of innovation gardens, which I have presented elsewhere [9]. This operational model, of Finnish origin, makes it possible to design large integrated spaces that encourage a culture of collaboration rather than competition, by promoting innovation (technological, social – such as circuit courts (short circuits) in agriculture or teleworking and third places for services – and close ties between players and institutions. The examples of Espoo (Espoo Innovation Garden) or Wallonia Brabant are typical. This province constitutes with Braunschweig, in Lower Saxony, and Stuttgart, in Baden-Württemberg, the first European territory (EU28) in terms of Research & Development, mobilising 6% of its GDP. With Inner London and Helsinki, this territory is also the one where the number of higher education graduates is the highest in Europe, more than 41% among 25-64 year olds [10].

Crucial social innovation

In my opinion, building large, networked spaces like metropolitan development areas is crucial social innovation. This idea has not been able to establish itself in Wallonia, like in other regions or States where cities look too much in distorting mirrors and see themselves as smaller versions of Los Angeles or Shenzhen, confusing territorial marketing and a solid project, co-constructed and implemented on the ground. The logic chosen is very often the old one of hierarchical systems, urban frameworks where population and spatial sizes still seem to be the key indicators.

However, the real power of development would be to no longer consider Wallonia as we did in the past, as a large hinterland of external metropolitan areas: Lille, Brussels, the Meuse-Rhine Euroregion and Luxembourg, but as a vast metropolitan area in itself where nothing is really rural or (peri)urban any more, but where everything is largely interconnected both internally and externally. A space which, as Michèle Cascalès wrote, is of territorial excellence because it is supported by the realisation of a common project shared by the majority of actors in a territory so that the global and integrated approach will have to mobilise on a large scale and will require the emergence of a new equilibrium and the establishment of appropriate operating rules [11]. Wallonia has remarkable assets in terms of landscape and quality of life to claim the garden idea. It also has significant disadvantages in terms of innovation, research and development, the quality of education and training, employment and above all mobility and connectivity. But we are working hard on this … I trust.

Thus, the future of these metropolitan areas will lie in our ability to integrate these factors as well as all the players, including dynamic small towns like Marche-en-Famenne, into a common project. This can be done by creating metropolising [12], urban-rural partnerships [13] with the strong ambition of a dynamic policy of development, appeal and economic, social and territorial cohesion.

 

Philippe Destatte

@PhD2050

 

About the same topic:

Ph. DESTATTE, Quel(s) rôle(s) pour les territoires ruraux en Europe ?, Blog PhD2050, Couvin, le 31 mai 2017.

Ph. DESTATTE, Métropole et métropolisation : entre honneur archiépiscopal et rêve maïoral, Blog PhD2050, Liège, le 24 novembre 2016.

 

 

[1] This text is a copy of my speech given in English during a GFAR/South-North Mediterranean Dialogue Foundation workshop, which took place at InvestSud’s office in Marche-en-Famenne on 6 December 2017, under the chairmanship of Charles-Ferdinand Nothomb on the theme of Small towns in rural territories of the Mediterranean as catalysts of inclusive rural development and migration curbing

[2] Roberto CAMAGNI, Principes et modèles de l’économie urbaine, p. 8, Paris, Economica, 1992.

[3] Cork 2.0, A Better Life in Rural Areas, European Conference on Rural Development, Luxembourg, Publications Office of the European Union, Sept. 2016. http://enrd.ec.europa.eu/sites/enrd/files/cork-declaration_en.pdf

[4] Bernadette MERENNE-SCHOUMAKER, La métropolisation, une nouvelle donne ? in Acta Geographica Lovaniensia, vol. 34, 1994, p. 165-174.

[5] Max WEBER, The City, Paris, La Découverte, 2014.

[6] Roberto CAMAGNI, Principes et modèles de l’économie urbaine…, p. 3.

[7] ESPON Project 3.2., Spatial scenarios and orientations in relation with the ESPD and Cohesion Policy, Final Report, October 2006.

[8] Jacques LEVY and Michel LUSSAULT dir., Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, p. 455, Paris, Berlin, 2003.

[9] Ph. DESTATTE, Des jardins d’innovation : un nouveau tissu industriel pour la Wallonie, Blog PhD2050, Namur, 11 November 2016, https://phd2050.org/2016/11/11/ntiw/

[10] My Region, my Europe, our future, Seventh report on Territorial, social and economic cohesion, p. 31 and 37, Brussels, European Commission, Regional and urban policy, September 2017.

[11] Michèle CASCALES, Excellence territoriale et dynamique des pays, dans Guy LOINGER et Jean-Claude NEMERY dir., Construire la dynamique des territoires…, Acteurs, institutions, citoyenneté active, p. 66, Paris-Montreal, L’Harmattan, 1997.

[12] Ph. DESTATTE, Quel(s) rôle(s) pour les territoires ruraux en Europe ?, Blog PhD2050, Couvin, 31 May 2017. https://phd2050.org/2017/06/01/ruraux/

Marche-en-Famenne, le 6 décembre 2017 [1]

Contrairement aux idées en cours chez ceux qui voient les villes comme les nombrils du monde, ma conviction est que nous devons progressivement abolir la distinction entre les aires urbaines et les aires rurales au travers du concept de métropolisation. Je vois cette métropolisation comme la capacité de connecter les sociétés et les personnes avec l’économie globale au travers d’une volonté et d’une capacité des acteurs ainsi que, bien entendu, l’appui des technologies numériques qui permettent la mise en réseaux et donc les synergies, complémentarités et coconstructions. En fait, avec une connectivité adéquate, comprise comme l’accessibilité au sein d’un réseau, physique ou virtuel, nous pouvons échanger et travailler depuis n’importe quelle localisation. On peut même dire que la connectivité détruit les deux catégories – ville et campagne, ville et non-ville – qui, hier, épuisaient ensemble la totalité de l’espace, ces deux pôles d’une relation que l’économiste Camagni considérait comme structurante de la société humaine [2]. Ce dépassement s’opère évidemment dans une nouvelle économie : la Déclaration Cork 2.0, intitulé Activer la connaissance et l’innovation a souligné ce fait, en indiquant notamment que les territoires ruraux doivent participer à l’économie cognitive avec l’objectif d’utiliser pleinement les avancées produites par la recherche-développement. Il s’agit donc pour les entreprises rurales, y compris agricoles et forestières, d’avoir accès aux technologies appropriées, à la connectivité adéquate, et aux nouveaux outils de gestion pour en tirer les avantages en matières économique, sociale et environnementale [3].

Dès 1994 Bernadette Mérenne mettait déjà en évidence, avec François Ascher, les liens très étroits entre la métropolisation et le nouveau contexte économique et social, dans un cadre international. La professeure à l’Université de Liège montrait déjà en quoi ce processus était porteur de développement, mais également de disparités sociales et territoriales en ce qu’il concentrait les moyens de développement dans les villes, et même dans certains quartiers, au détriment d’autres villes ou d’autres quartiers : ce type de métropolisation fait immanquablement des gagnants et des perdants. Ainsi, écrivait la géographe, la métropolisation engendre une structure ternaire au niveau des groupes sociaux, des modes de vie et des systèmes de valeur : des couches très favorisées en prise directe sur l’économie internationale, des populations en difficulté correspondant souvent aux exclus du nouveau système et concentrées majoritairement dans les territoires métropolitains et un groupe intermédiaire, non inséré dans les dynamiques métropolitaines internationales, mais parvenu à trouver des niches, des créneaux leur permettant de s’y greffer (productions locales, économie des loisirs, etc.) [4]. À ces disparités sociétales s’ajoutent également des fractures environnementales. Si les historiens ont longtemps cultivé, avec le sociologue Max Weber, [5] mais aussi Roberto Camagni [6], la formule médiévale et le vieux dicton allemand selon lesquels l’air de la ville rend libre (Stadtluft macht frei), on sait aussi aujourd’hui, plus encore qu’aux XIXe et XXe siècles que cet air tue. Et ce facteur pourrait devenir déterminant dans toute propension à localiser les activités et donc comme facteur d’attractivité. En cette matière, j’ai souvent utilisé comme exemple très éclairant, la carte réalisée par l’ORATE des émissions dues au trafic interurbain pour ses scénarios à l’horizon 2030. Ce travail montre que, à cet horizon, la Wallonie – et en particulier la Famenne et le Massif ardennais – pourrait avoir de solides atouts à faire valoir [7].

ESPON-ORATE_CO2_2030_2017-12-31

La petite ville en réseau

Si je prends l’exemple Marche-en-Famenne, dont le dynamisme a bien été décrit par le président et ancien ministre Charles-Ferdinand Nothomb, le directeur général d’IDELUX Fabian Collard, ainsi que par le bourgmestre André Bouchat, on peut d’abord voir cette petite ville sous différentes configurations. Ainsi, on peut regarder Marche-en-Famenne comme un pôle urbain avec un petit hinterland rural, c’est-à-dire un arrière-pays qui lui fournit des ressources et qu’elle structure en fonction de ses besoins : à la fois l’espace qu’elle polarise, son aire d’approvisionnement et son espace de desserte, et l’aire d’influence de ses infrastructures publiques et privées, aires de chalandise, bassins de soin, d’éducation, de formation, d’emploi, etc. [8] Nous pouvons ensuite voir Marche comme un territoire associé à d’autres au sein du bassin de vie et de projets de près de 60.000 habitants, créé en 2007 et appelé “Pays de Famenne”, réseau de bourgmestres des communes environnantes qui transcendent les limites administratives provinciales de Namur et du Luxembourg : Durbuy, Hotton, Marche-en-Famenne, Nassogne, Rochefort, Somme-Leuze. L’Institut Destrée et, en particulier mon collègue prospectiviste Michaël Van Cutsem, a assumé une longue mission d’accompagnement de la dynamique équipe dirigée par Yves-Marie Peter. Nous pouvons enfin concevoir Marche-en-Famenne comme la partie et un des nœuds d’un réseau de plus grandes villes contribuant à un vaste maillage entre, d’une part, Luxembourg – lié à Metz, Nancy, Trèves, Sarrebruck, Kaiserslautern, Arlon – et, d’autre part, Liège – liée à Hasselt, Maastricht, Aix-la-Chapelle et Cologne. Au nord, Namur, capitale de la Wallonie, ouvre le chemin de Louvain-la-Neuve-Ottignies-Wavre, puis de Bruxelles. À ces nœuds urbains, il faudrait ajouter des infrastructures qui ont vocation à connecter l’espace et donc à en faire des facteurs de métropolisation : on pourrait citer l’Euro Space Centre à Redu-Transinne avec le nouveau parc d’activités Galaxia, le Libramont Exhibition Congres (LEC) à Libramont et sa Foire agricole de renommée internationale, ou encore le Bastogne War Museum, qui active des partenariats avec le Texas. La vocation de cet ensemble est, bien entendu, de participer à la dynamique de la Grande Région Sar-Lor-Lux Wallonie – Rhénanie-Palatinat. En notant, bien entendu que la Lorraine vient elle-même de s’inscrire, depuis le 1er janvier 2016, dans la Région Grand Est par fusion avec les régions Alsace et Champagne-Ardenne. L’influence métropolitaine de cette Grande Région est considérable : elle est à la lisière des quatre capitales de l’Europe – Bruxelles, Francfort, Luxembourg et Strasbourg – et comprend, comme l’a montrée l’exercice de prospective Zukunftsbild Vision 2020, plus de 40 universités et grandes écoles, mobilisant un potentiel d’éducation et de R et D majeur.

À cet égard, on peut valoriser l’idée de jardins d’innovations que j’ai présentée par ailleurs [9]. Ce modèle opérationnel, d’origine finlandaise, permet de concevoir de larges espaces intégrés qui encouragent une culture de la collaboration plutôt que de la concurrence, en favorisant l’innovation (technologique, sociale – comme les circuits courts en agriculture ou le télétravail et les tiers-lieux pour les services – et les liens privilégiés entre acteurs et institutions. Les exemples d’Espoo (Espoo Innovation Garden) ou du Brabant wallon sont caractéristiques. Cette province constitue avec Braunschweig, en Basse-Saxe, et Stuttgart, en Bade-Wurtemberg, le premier territoire européen (EU28) en termes de niveau de Recherche & Développement, mobilisant 6% de son PIB, et celle, avec Inner London et Helsinki où le nombre de diplômés de l’enseignement supérieur est le plus élevé d’Europe, soit plus de 41% parmi les 25-64 ans) [10].

Une innovation sociale déterminante

À mon sens, constituer de larges espaces résiliaires comme des aires de développement métropolitaines est une innovation sociale déterminante. Cette idée a pourtant du mal à s’imposer en Wallonie, comme d’ailleurs dans d’autres régions ou États où les villes se regardent trop dans des miroirs déformants et se voient en petits Los Angeles ou en Shenzhen réduites, confondant marketing territorial et projet solide, coconstruit et mis en œuvre sur le terrain. La logique choisie reste très souvent celle, ancienne, des systèmes hiérarchisés, des armatures urbaines où le volume démographique et la taille spatiale semblent encore apparaître comme des indicateurs prépondérants.

Or, la vraie puissance de développement serait de considérer la Wallonie, non plus comme on le faisait hier, sous la forme d’un large hinterland d’aires métropolitaines extérieures : Lille, Bruxelles, l’Euregio Meuse-Rhin et Luxembourg, mais elle-même comme une vaste aire métropolitaine où rien n’est plus ni véritablement rural ni (péri)urbain, mais où tout est largement interconnecté à l’intérieur et vers l’extérieur. Un espace qui, comme l’écrivait Michèle Cascalès est d’excellence territoriale, car il est porté par la réalisation d’un projet commun partagé par la majorité des acteurs d’un territoire de sorte que la démarche, globale et intégrée, devra mobiliser large et nécessitera l’émergence d’un nouvel équilibre et la mise en place de règles de fonctionnement appropriées [11]. La Wallonie dispose d’atouts remarquables en termes de paysages et de qualité de vie pour prétendre à l’idée de jardin. Elle possède également des handicaps profonds pour ce qui concerne l’innovation, la recherche-développement, la qualité de l’éducation et de la formation, l’emploi et surtout la mobilité et la connectivité. Mais nous y travaillons assidument… en tout cas, j’ose le croire.

Ainsi, l’avenir de ces aires métropolitaines résidera dans notre capacité à intégrer ces facteurs tout autant que l’ensemble des acteurs, y compris les petites villes dynamiques comme Marche-en-Famenne, dans un projet commun. Cela se fera en créant des partenariats villes-campagnes métropolisants [12], avec l’ambition forte d’une politique dynamique de développement, d’attractivité et de cohésion économique, sociale et territoriale.

 

Philippe Destatte

@PhD2050

Sur le même sujet :

Ph. DESTATTE, Quel(s) rôle(s) pour les territoires ruraux en Europe ?, Blog PhD2050, Couvin, le 31 mai 2017.

Ph. DESTATTE, Métropole et métropolisation : entre honneur archiépiscopal et rêve maïoral, Blog PhD2050, Liège, le 24 novembre 2016.

 

 

[1] Ce texte est la remise au net de mon intervention faite en anglais lors de la journée d’étude du GFAR – Fondation du Dialogue Sud-Nord Méditerranée, organisée chez InvestSud à Marche-en-Famenne, le 6 décembre 2017, sous la présidence de Charles-Fedinand Nothomb et sur le thème de Small towns in rural territories of the Mediterranean as catalysts of inclusive rural development and migration curbing – Les petites villes dans les zones rurales de la Méditerranée en tant que catalyseurs du développement rural et de la réduction des migrations.

[2] Roberto CAMAGNI, Principes et modèles de l’économie urbaine, p. 8, Paris, Economica, 1992.

[3] Cork 2.0, A better Life in Rural Areas, European Conference on Rural Development, Luxembourg, Publications Office of the European Union, Sept. 2016. http://enrd.ec.europa.eu/sites/enrd/files/cork-declaration_en.pdf

[4] Bernadette MERENNE-SCHOUMAKER, La métropolisation, une nouvelle donne ? dans Acta Geographica Lovaniensia, vol. 34, 1994, p. 165-174.

[5] Max WEBER, La ville, Paris, La Découverte, 2014.

[6] Roberto CAMAGNI, Principes et modèles de l’économie urbaine…, p. 3.

[7] ESPON Project 3.2., Spatial scenarios and orientations in relation with the ESPD and Cohesion Policy, Final Report, October 2006.

[8] Jacques LEVY et Michel LUSSAULT dir., Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, p. 455, Paris, Belin, 2003.

[9] Ph. DESTATTE, Des jardins d’innovation : un nouveau tissu industriel pour la Wallonie, Blog PhD2050, Namur, 11 novembre 2016, https://phd2050.org/2016/11/11/ntiw/

[10] Ma Région, mon Europe, notre futur, Septième rapport sur la Cohésion économique, sociale et territoriale, p. 31 et 37, Bruxelles, Commission européenne, Politique régionale et urbaine, Septembre 2017.

[11] Michèle CASCALES, Excellence territoriale et dynamique des pays, dans Guy LOINGER et Jean-Claude NEMERY dir., Construire la dynamique des territoires…, Acteurs, institutions, citoyenneté active, p. 66, Paris-Montréal, L’Harmattan, 1997.

[12] Ph. DESTATTE, Quel(s) rôle(s) pour les territoires ruraux en Europe ?, Blog PhD2050, Couvin, le 31 mai 2017. https://phd2050.org/2017/06/01/ruraux/

Liège, le 24 novembre 2017 [1]

 

“Faire métropole”

L’idée de métropole n’est pas neuve, bien entendu, et l’on pourrait en chercher de nombreux fondements théoriques. Ainsi, le Centre commun d’Études urbaines du MIT et de l’Université de Harvard considérait-il, dès 1960, les avantages de la concentration dans un nombre restreint de pôles de développement urbains en estimant que la croissance avait plus de chance de se poursuivre d’elle-même dans les villes dont la population atteint ou dépasse les 100.000 habitants et bénéficient d’avantages particuliers : port exceptionnel, climat salubre, facilités de transports, accès à un arrière-pays susceptible de prospérer. La combinaison d’avantages de ce type, bien exploités, pouvait générer une expansion et des perspectives nouvelles par une réserve de main-d’œuvre plus importante et mieux spécialisée, des activités commerciales et industrielles harmonisées, l’amélioration des facilités de crédit et de change, l’accroissement du nombre des entreprises et le développement des professions libérales, des routes meilleures, l’établissement de services publics et de communication entre la ville, son arrière-pays et les autres régions, des possibilités d’emploi plus variées pour les salariés, qualifiés ou non, un plus grand choix des biens de consommation, des services et des divertissements, une variété plus grande d’expériences vivifiantes, engendrant de vastes ambitions et un effort de concurrence. L’interaction de ces éléments crée des économies externes, étend le marché, développe l’esprit d’entreprise et renforce d’une manière générale le syndrome de croissance, dont elle répand l’influence sur l’arrière-pays, lui-même en expansion [2].

Au-delà, Michel Lussault notait de la notion de métropole que le mot et la chose renvoient plus au sens commun qu’au domaine scientifique. Cette observation était à ses yeux renforcée par l’usage par les acteurs politiques du vocabulaire de la métropole et de la métropolisation. En effet, notait le professeur à l’École normale supérieure de Lyon, il n’est pas de maire d’une commune urbaine française d’une certaine taille qui ne souhaite aujourd’hui propulser sa ville dans le « club » des métropoles. La métropolisation est alors le nom utilisé pour définir une stratégie politique spécifique d’affirmation du dynamisme et du rayonnement d’une aire urbaine [3]. Ainsi, en France, comme d’ailleurs en Wallonie et partout en Europe, à l’heure de la mondialisation et de la dématérialisation de l’économie, lorsqu’on est une grande ville, on ne pourrait que “faire métropole”.

Le paradoxe de l’importance de la localisation dans un monde de délocalisation numérique

Il existe une sorte de paradoxe de constater et de théoriser sur la surreprésentation des emplois cognitifs dans les grandes agglomérations alors que la société de la connaissance est également celle de la délocalisation numérique considérée comme la capacité de penser, d’agir et d’interagir de n’importe où, pour autant que l’on soit adéquatement connecté. En tout cas, face au constat d’une plus forte concentration des métiers de l’économie cognitive dans les espaces métropolitains des pays développés, Magali Talandier n’y voyait pas une raison suffisante d’amalgamer les deux concepts d’économie métropolitaine et d’économie de la connaissance [4]. Observons tout de même que les éléments de différenciation que cette économiste – et néanmoins docteure en urbanisme et aménagement -, y voyait comme des métiers liés aux entreprises high tech, aux laboratoires de recherche, aux institutions financières, aux services aux entreprises, à la mode ou au design, ne paraissent pas nécessairement sortir du champ de l’économie de la connaissance. Certes, l’avantage métropolitain [5] ne se limite plus, comme l’indiquait mon vieux dictionnaire Lachâtre de 1865, au fait de disposer comme Lyon, Toulouse, Paris et Bordeaux d’un archevêque qui faisait, par vocation, de ces villes des métropoles [6]. Par contre, ce qui me paraît relier fondamentalement économie cognitive et métropolisation, c’est l’interaction avec l’économie-monde. Depuis les anciens Grecs, en effet, la métropole se définit un rapport à l’extérieur, aux périphéries, aux colonies et donc au monde, à ce que Karl Marx et Friedrich Engels désignaient déjà en 1848 comme l’interdépendance [7].

Jeter un regard prospectif sur les métropoles et la métropolisation, comme me l’ont demandé les organisateurs de la Fabrique des Métropoles, c’est d’abord exprimer une méfiance par rapport à des concepts que l’on peut a priori considérer comme survalorisés et qui semblent s’inscrire dans une trajectoire de long terme prédéterminée, déjà établie pour l’avenir. Les apports de Richard Florida sur la classe créative dès le milieu des années 1990 – c’est-à-dire voici plus de 25 ans ! – ont provoqué un engouement réel autour d’un modèle devenu désormais classique où se mêleraient au cœur des grandes villes, d’abord américaines, puis européennes, les talents, les technologies et la tolérance morale et culturelle [8]. Ce modèle s’articulait plutôt bien avec celui des learning regions, et autres knowledge regions sur lesquels nous nous sommes investis à la Commission européenne derrière Bengt-Äke Lundvall, Paraskevas Caracostas, Achille Mitsos, Günter Clar et quelques autres et qui, d’une certaine manière, prenaient le relais de la théorie des milieux innovateurs portée par le GREMI cher aux Roberto Camagni, Philippe Aydalot, Michel Quévit, etc. [9]

Le débat faisait néanmoins rage autour de la question du potentiel d’innovation spécifique des métropoles à l’intérieur des réseaux. Je me souviens très bien qu’il s’est notamment cristallisé lors des Open Days 2012 de la DG Politique régionale de la Commission européenne et du Comité des Régions, sur le fait de savoir si, en valorisant les métropoles innovantes, nous nous situions dans une démarche normative et volontariste ou bien dans le constat d’une réalité déjà mesurée. Mais dès lors, comment, et par qui ? Autrement dit, ces Cities of Tomorrow, ces métropoles de demain, étaient-elles par nature porteuses de croissance durable ? Étaient-elles effectivement capables de jouer un rôle essentiel en tant que moteurs de l’économie, lieux de connectivité, de créativité et d’innovation et centres de services pour leurs quartiers périphériques ? [10] En effet, chacun peut admettre que des espaces de faible densité peuvent être des espaces d’innovation et de développement basés sur une économie cognitive [11]. Surtout s’ils sont inscrits dans des systèmes hyperconnectés, entreprenants où les mots clefs sont, comme dans un des scénarios de Territoires 2040 de la DATAR : créativité, compétition, opportunisme, entrepreneuriat, clubs innovants, incubateurs, ancrage, connexion, intégration réticulaire [12]. La question me paraît rester fondamentalement posée. Ce ne sont ni les porteurs du Green Hub ni ceux de Luxembourg Creative qui me démentiront. Mais l’espace urbain n’est évidemment pas naturellement porteur de talent, de tolérance ou de technologie. Le débat des Open Days s’est poursuivi jusqu’aujourd’hui et ce n’est certainement pas parce que la France baptise désormais par dizaine ses grandes villes et villes moyennes métropoles, sans pourtant y mettre d’archevêque, qu’elles connaissent dans la foulée un développement correspondant aux ambitions de la République et de ses territoires.

Ainsi, comme le rappelle Magali Talandier, spatialiser n’est pas territorialiser. La seule proximité organisationnelle comme la seule proximité géographique ne suffisent pas à créer une dynamique territoriale [13]. C’est en fait l’organisation et la mobilisation des acteurs, sinon leur auto-organisation, dans des écosystèmes à finalités précises, construites et volontaristes, qui permettent la dynamique interactive de valorisation des atouts et des moyens créatifs et innovants. Quand ils existent. Quand ils se manifestent. Quand ils s’enclenchent. Quant aux ouvertures aux technologies-monde, à l’économie-monde, à la créativité-monde, elles sont bien sûr, affaires de réseaux, mais aussi affaires de culture, d’ambition, d’esprit d’entreprendre et de conquête des horizons. Une analyse de la corrélation entre un indicateur de dynamique urbaine et un indicateur de dynamique technopolitaine appliqué aux villes françaises dégage une typologie de types urbains différents et montre que, si certaines cumulent les dynamismes comme Toulouse ou Lyon, d’autres sont doublement pénalisées comme St-Etienne ou Douai-Lens [14]. L’application d’une telle analyse aux agglomérations belges serait, à mon sens, dévastatrice. Toutes les villes wallonnes et leurs acteurs ne fonctionnent pas tout le temps en mode Together, même Liège. N’est pas métropole qui veut, disait Jean Englebert [15].

La métropolisation : moins une question de taille que de connexion au monde

Au XXIe siècle, la métropolisation constitue moins une question de volume et de densité de population, ou de dynamique d’urbanisation, que de connectivité matérielle et immatérielle au monde et de concentration de valeur sur des aires urbaines multiformes. Ainsi, peut-on dire avec Bernadette Mérenne-Schoumaker, Catherine Guy et Guy Baudelle, que les aires métropolitaines représentent des points d’ancrage de l’économie globale, la métropolisation découlant de la globalisation [16]. Comme l’indiquait François Ascher, la métropolisation n’apparaît donc pas simplement comme la croissance des grandes villes et la modification de leurs formes. C’est un processus qui s’inscrit dans des transformations plus fondamentales, qui est profondément dépendant de l’économie internationale et des dynamiques des mutations sociétales [17]. Ainsi, un rôle moteur et croissant est dévolu aux flux matériels et immatériels, aux infrastructures et réseaux économiques et sociaux, comme autant de facteurs de métropolisation [18]. Les effets d’agglomération restent évidemment essentiels, y compris dans une économie en dématérialisation [19]. Le risque d’ailleurs est grand que les métropoles assurent la croissance, mais sans développement [20] ou, compte tenu de leur vulnérabilité [21], versent dans des phénomènes de déséconomie d’agglomération [22]. Car, au-delà des dynamiques d’innovation qui sollicitent les capacités créatives scientifiques, technologiques et artistiques [23], la métropolisation est d’abord un défi économique et social, c’est une transition [24], une transformation qui implique l’inscription dans la mondialisation – européenne et globale -, l’échange de nos produits et services avec ceux qui voudront bien les rémunérer, l’acquisition, aux meilleurs prix des produits et services de qualité dont nous avons besoin [25].

S’il fallait en donner une définition, je dirais que la métropolisation est une trajectoire et processus de développement de facteurs et de concentration de valeurs permettant à un territoire d’atteindre la masse critique des fonctions pour être connecté et contribuer aux réseaux globaux.

Ainsi, la participation à la maîtrise de l’espace mondial apparaît un facteur déterminant à l’existence des métropoles, de même que la participation à des réseaux, le fait d’être des territoires d’attraction et de diffusion de flux de toute nature. Comme l’écrit Sandra Bozzani, en s’inspirant elle aussi de François Ascher, la métropolisation ne peut donc pas uniquement se résumer à un phénomène de croissance urbaine. C’est un processus qui fait rentrer dans l’aire de fonctionnement quotidien de ces agglomérations, des villes et des villages de plus en plus éloignés et qui engendre des morphologies urbaines de types nouveaux [26].

Dans L’avènement du monde, Michel Lussault met en évidence le caractère relatif des métropoles par rapport à leur taille et au contexte analysé. Le géographe estime néanmoins que la métropole implique une concentration d’activités, une intensité des liens internes entre les réalités sociales et une capacité d’attractivités que tous les agrégats, fussent-ils grands, ne possèdent pas. Quant à la métropolisation, il la qualifie de montée en puissance d’une aire urbaine, via une accentuation de ses potentiels de polarisation et un affinage de ses fonctions [27]. Ainsi que le Centre commun d’Études urbaines MIT-Harvard l’avait déjà observé, il faudrait identifier finement les facteurs de métropolisation ainsi que le niveau de masse critique des fonctions métropolitaines. On peut dès lors, revisiter à l’aune de cette approche de la métropolisation les 11 fonctions métropolitaines chères à la DATAR et définies déjà par l’INSEE au début des années 2000 [28]. Ces onze fonctions, liées aux emplois métropolitains, pouvaient se lire selon trois critères :

– le critère directionnel permettant d’exercer des fonctions de leadership et d’innovation dans les domaines de la banque et assurance, du commerce, de la gestion, du commerce, de l’informatique, service aux entreprises, information, de la recherche et des télécommunications ;

– le critère logistique, lié à la fonction du transport et à ses infrastructures, est celui qui permet d’attirer les flux et de permettre l’accessibilité et de favoriser l’attractivité. Ces infrastructures sont des conditions nécessaires, mais évidemment non suffisantes. Combien de ports voient passer des containers EVP qui ne seront ouverts que bien plus tard, bien plus loin ? Combien d’AKE ne font que transiter dans les aéroports sans plus-value pour les métropoles que les avions desservent ?

– le critère de l’identité est lié à la culture, l’attractivité patrimoniale, architecturale, environnementale, événementielle, voire scientifique [29].

Ces fonctions ont été revues en 2010 par une nouvelle classification élaborée par l’INSEE dans laquelle les actifs employés ont été répartis en 15 fonctions dont 5 ont été qualifiées de fonctions métropolitaines : conception-recherche, prestations intellectuelles, commerce interentreprises, gestion, cultures-loisirs [30]. On le voit, ces facteurs de métropolisation évoluent et s’inscrivent davantage dans la logique des régions créatives. Au moins trois méritent d’être mis en évidence :

– la qualité de la gouvernance ouverte, fondée sur la transparence, la participation, la coconstruction des politiques collectives : Liège est évidemment tout en contraste où le pire des vieilles concertations industrielles fondées sur la lutte des classes, de la mauvaise gouvernance institutionnalisée et opaque co-existe avec les dynamiques d’implications et de coconstruction dont témoignent Liège 2017, Liège Europe Métropole, Liège Together [31] ou des initiatives comme le Pôle académique Liège-Luxembourg 2025.

– le dynamisme d’innovations culturelles et créatives, portées par Liège Creative, le GRE, le nouveau Musée de la Boverie, Mediacité, les espaces de coworking, les labs et les incubateurs de spin-offs et de start-ups, même si on en fait désormais un peu partout en Europe, de la Slovénie à l’Estonie.

– la capacité d’internationalisation des acteurs comme de l’ensemble du système métropolitain, qui reste trop faible, tant dans le transfrontalier que sur les longues distances. La méconnaissance de la langue, de la culture et de l’intelligence de nos voisins reste un handicap majeur pour un territoire qui se veut une porte de la Wallonie et de la Belgique.

Conclusion : le récit de la métropolisation

En cette période que certains, à l’instar de notre XIe siècle, ont qualifiée de siècle des villes, ma conclusion portera sur cette tendance que constitue l’urbanisation généralisée. Michel Lussault l’a inscrite et décrite dans les nouvelles géographies de la mondialisation que révèlent ses Hyper-Lieux [32]. C’est pourtant dans un papier de 2010 que l’auteur de L’avènement du monde écrivait déjà que, pour que la métropole existe, il faut construire et diffuser un récit métropolitain légitime, afin qu’il structure la sphère publique locale et puisse s’exporter à d’autres échelles. Il faut, dit-il, que ce récit participe de la production de spécificité, c’est-à-dire parvienne à ce qu’une métropole donnée se distingue des autres métropoles et des autres villes, par la mise en scène singulière de ces attributs génériques qu’il est indispensable de posséder si l’on veut appartenir au club des métropoles internationales.

Une métropole serait donc une entité qui n’existe réellement que par les récits collectifs et les images qui la font exister comme telle, comme une « marque » urbaine aisément identifiable, quoique membre d’une même « famille ». Ce qui explique la volonté effrénée des acteurs métropolitains, partout, de construire des événements urbains spectaculaires, d’attirer des signatures architecturales et urbanistiques prestigieuses, de générer des développements économiques high-tech, d’organiser la réputation d’une ville autour d’emblèmes citadins, souvent utilisés par le tourisme. Tout cela fabrique de la métropole, cette ville comme toutes les autres, mais qui peut, quant à elle, et c’est là sa différence, produire et médiatiser sa singularité [33].

Le récit métropolitain liégeois existe sans nul doute, depuis les beaux textes de Jean Lejeune et les représentations de José Sporck, en passant par le volontarisme international du fondateur du Grand Liège Georges Truffaut, jusqu’à l’idée bien argumentée et charpentée défendue par Alain Malherbe dans sa thèse et nous annonçant une métropole polycentrique transfrontalière [34].

Poussée au bout de sa logique, cette idée réinterroge fondamentalement l’avenir de Liège, elle réinterroge aussi celui de la Wallonie. En cela, elle m’apparaît très prospective.

 

Philippe Destatte

@PhD2050

 

[1] Intervention au colloque “La Fabrique des Métropoles”, organisé dans le cadre du Bicentenaire de l’Université de Liège par l’Université de Liège et Urbagora, Salle académique de l’Université de Liège, 24 et 25 novembre 2017.

[2] Lloyd RODWIN, La politique urbaine dans les régions en voie de développement, dans Walter ISARD & John H. CUMBERLAND, Planification économique régionale, Techniques d’analyse applicables aux régions sous-développées, p. 230-231, Paris, Agence européenne de Productivité de l’Organisation européenne de Coopération économique, 1961. – C’est aussi l’époque des travaux de Jane JACOBS, The Death and Life of Great American Cities, New York, Random House, 1961.

[3] Michel LUSSAULT, L’urbain métropolisé en voie de généralisation, dans Constructif, n°26, Juin 2010. http://www.constructif.fr/bibliotheque/2010-6/l-urbain-metropolise-en-voie-de-generalisation.html?item_id=3029

[4] (In)capacité métropolisante de l’économie de la connaissance dans Elisabeth CAMPAGNAC-ASCHER dir., Economie de la connaissance, Une dynamique métropolitaine ? p. 19, Paris, Ed. du Moniteur, 2015.

[5] Ludovic HALBERT, L’avantage métropolitain, Paris, PuF, 2010.

[6] Maurice LACHÂTRE, Nouveau dictionnaire universel, t. 2, p. 694, Paris, 1865-1870.

[7] Karl MARX & Friedrich ENGELS, Manifeste du Parti communiste, p. 18, Paris, 1994.

[8] Richard FLORIDA, Toward the Learning Region, in Futures : The Journal of Forecasting and Planning, June 1995, 27, 5: p. 527-36. [reprinted in Meric Gertler, Economic Geography Handbook; Zoltan Acs, Regional Innovation and Global Change, London: Pinter Publishers Ltd. – R. FLORIDA, The Rise of the Creative Class : and How It’s Transforming Work, Leisure, Community and Everyday Life, p. xiii, New York, Basic Books, 2003. – voir Ph. DESTATTE, L’avènement de la classe créative, Lecture des Travaux de Richard Florida, Note au Ministre-Président du Gouvernement wallon, 10 juin 2004, 8 p.

[9] Le GREMI avait d’ailleurs analysé les relations entre les processus de territorialisation du développement économique et les dynamiques urbaines. Si le milieu innovateur et la ville partagent des éléments communs comme la proximité, la capacité d’être en réseau avec le monde extérieur et le système de gouvernance, les villes constituent des systèmes beaucoup plus complexes par la diversification de leur activité économique, l’environnement physique plus contraignant, la tendance à la métropolisation, etc. Muriel TABARIES MATISSE, Les apports du GREMI à l’analyse territoriale de l’innovation ou 20 ans de recherche sur les milieux innovateurs, dans Cahiers de la MSE, 2005, n°18, p. 13-14.

[10] Les villes de demain, Défis, visions et perspectives, Union européenne, Politique régionale, p. VI, Bruxelles, Commission européenne, Octobre 2011. – The State of European Cities 2016, Cities leading the way to a better future, European Commission – UN Habitat, 2016.

[11] Magali TALANDIER, op. cit., p. 19.

[12] Laurence BARTHE et Johan MILIAN, Les espaces de la faible densité, Processus et scénarios de 7 systèmes spatiaux, dans Territoires 2040, n° 4, 2ème semestre 2011, p. 151-183, p. 172.

[13] M. TALANDIER, …, p. 22.

[14] Ibidem, p. 28.

[15] Lors de son intervention introductive au colloque La Fabrique des Métropoles, le 24 novembre 2017.

[16] Guy BAUDELLE, Catherine GUY et Bernadette MERENNE-SCHOUMAKER, Le développement territorial en Europe, Concepts, enjeux et débats, p. 40, Rennes, PuR, 2011. – voir surtout B. MERENNE-SCHOUMAKER, La métropolisation, une nouvelle donne ? dans Acta Geographica Lovanensia, vol. 34, 1994, p. 165-174.

Cliquer pour accéder à M%C3%A9renne%201994%20La%20m%C3%A9tropolisation-une%20nouvelle%20donne.pdf

[17] François ASCHER, Métropolisation, Concentration de valeur à l’intérieur et autour des villes les plus importantes, dans Jacques LEVY et Michel LUSSAULT dir., Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, p. 612-615, Paris, Belin, 2003. – voir aussi Pierre VELTZ, Mondialisation, villes et territoires, Paris, PuF, 2005.

[18] Martin VANIER, La métropolisation ou la fin annoncée des territoires ? dans Métropolitiques, 22 avril 2013. http://www.metropolitiques.eu/La-metropolisation-ou-la-fin.html

[19] Jean-Claude PRAGER, Les élus locaux et le développement économique : de la croissance subie à la recherche d’une stratégie de développement dans la société du savoir, dans Ville et économie, p. 16, Paris, Institut des Villes – La Documentation française, 2004.

[20] The State of European Cities 2016, Cities leading the way to a better future, p. 75, European Commission – UN Habitat, 2016. Laurent DAVEZIES, La crise qui vient, La nouvelle fracture territoriale, p. 89, Paris, Seuil – La République des idées, 2012. – L. DAVEZIES, La métropole, joker du développement territorial… sur le papier, dans Revue d’économie financière, n°86, 2006, p. 13-28. http://www.persee.fr/doc/ecofi_0987-3368_2006_num_86_5_4195

[21] C’est Michel Lussault qui parle de la vulnérabilité des systèmes urbains : M. LUSSAULT, L’avènement du monde, Essai sur l’habitation humaine de la Terre, p. 228, Paris, 2013.

[22] Guy BAUDELLE, Catherine GUY et Bernadette MERENNE-SCHOUMAKER, Le développement territorial en Europe…, p. 94 et 208.

[23] Sylvie CHALEYE et Nadine MASSARD, Géographie de l’innovation en Europe, Observer la diversité des régions françaises, p. 22, Paris, DATAR-La Documentation française, 2012.

[24] Alain MALHERBE, Mutations et ressources de territorialisation de l’espace transfrontalier Meuse-Rhin sur le temps long, Vers une métropole polycentrique transfrontalière ?, p. 43-47 et 241 sv, Louvain-la-Neuve, Presses universitaires, 2015.

[25] Cette réflexion renvoie d’ailleurs à celle de Christophe Guilly pour savoir comment élaborer un modèle économique complémentaire (et non alternatif) pour la France périphérique sans évoquer le protectionnisme, qui par ailleurs apparaît aussi comme une entrave aux métropoles ? C. GUILLY, La France périphérique, Comment on a sacrifié les classes populaires, p. 176, Paris, Flammarion, 2015.

[26] Sandra BOZZANI-FRANC, Grandes Vitesses, Métropolisation et Organisation des territoires, L’apport de l’intermodalité aero-ferroviaire à grande vitesse au rayonnement métropolitain. Géographie. Université des Sciences et Technologie de Lille – Lille I, 2006, p. 44-46.

[27] M. LUSSAULT, L’avènement du monde…, p. 72, n2.

[28] Philippe JULIEN, Onze fonctions pour qualifier les grandes villes, INSEE Première, n° 840, 2002. https://www.epsilon.insee.fr/jspui/bitstream/1/448/1/ip840.pdf

[29] S. BOZZANI, op. cit., p. 48.

[30] Cyrille VAN PUYMBROECK, Robert REYNARD, Répartition des emplois, Les grandes villes concentrent es fonctions intellectuelles, de gestion et de décision, INSEE Première, n°1278, Février 2010.

https://www.insee.fr/fr/statistiques/fichier/1281263/ip1278.pdf – Maurice CATIN et Christophe VAN HUFFEL, Les fonctions métropolitaines, catalyseur d’emplois au sein des grandes aires urbaines, dans E. CAMPAGNAC-ASCHER, Economie de la connaissance… , p. 43sv.

[31] A noter que, dans sa thèse, Nicolas Rio souligne la nécessité de distinguer métropolisation fonctionnelle et construction intercommunale dont les processus, menés en parallèle correspondent à des logiques radicalement différentes. N. RIO, Gouverner les institutions par le futur, Usages de la prospective et construction des régions et des métropoles en France (1955-2015), Thèse de doctorat en Science politique, p. 190, Université Lumière Lyon 2, Octobre 2015.

[32] M. LUSSAULT, Hyper-lieux, Les nouvelles géographies de la mondialisation, p. 22, Paris, Seuil, 2017.

[33] M. LUSSAULT, L’urbain métropolisé en voie de généralisation, dans Constructif, n°26, Juin 2010. http://www.constructif.fr/bibliotheque/2010-6/l-urbain-metropolise-en-voie-de-generalisation.html?item_id=3029

[34] Alain MALHERBE, Mutations et ressources de territorialisation de l’espace transfrontalier Meuse-Rhin sur le temps long : vers une métropole polycentrique transfrontalière ? Louvain-la-Neuve, UCL, 2015.

Couvin, le 31 mai 2017

1. Vers un Agenda rural européen [1]

Le 4 mai 2017, le responsable du développement rural au sein du Cabinet de la Commissaire européenne Corina Crețu, estimait que les fractures territoriales s’élargissent, et qu’il existe un risque que certaines régions régressent. Et Mathieu Fichter concluait qu’une approche territoriale doit s’inscrire au cœur des futures politiques européennes. Lors de cette conférence, organisée par le Comité des Régions et coanimée par notre collègue Patrice Collignon de l’association Ruralité-Environnement-Développement (RED), les parties prenantes conclurent à la nécessité d’adopter un Agenda rural européen qui puisse apporter une plus grande cohérence et une meilleure efficience aux politiques et instruments destinés aux territoires ruraux après 2020 [2]. Ainsi qu’ils l’ont noté, cet Agenda rural européen pourra s’inspirer directement de la Déclaration Cork 2.0, faite en septembre 2016 lors de la nouvelle conférence qui s’est tenue dans cette ville du sud de l’Irlande, juste vingt ans après celle de 1996. On se souviendra que cette première rencontre avait reconnu la nécessaire multifonctionnalité des territoires ruraux. Outre qu’elle insiste sur l’importance de la soutenabilité du développement, l’importance de la gestion des risques, la qualité d’une évaluation davantage fondée sur les résultats que sur les moyens, l’axe 7 de la Déclaration Cork 2.0, intitulé Activer la connaissance et l’innovation indique notamment que les territoires ruraux doivent participer à l’économie cognitive avec l’objectif d’utiliser pleinement les avancées produites par la recherche-développement. Les entreprises rurales, y compris agricoles et forestières, de tout type et de toute taille doivent avoir accès aux technologies appropriées, à la connectivité adéquate, et aux nouveaux outils de gestion pour en tirer les avantages en matières économique, sociale et environnementale. Une priorité renforcée sur l’innovation sociale, l’apprentissage, l’éducation, le conseil et la formation professionnelle est essentielle pour le développement des compétences requises [3].

2. Des partenariats villes-campagnes métropolisants

A l’heure où l’on répète à l’envi qu’il n’est de talent, d’innovation, d’intelligence et donc de développement que dans les villes, où on loue le rôle unique des métropoles [4], ces initiatives sont réconfortantes, tout comme celles, innovantes et concrètes, qui ont été préparées pour le redéploiement de l’Entre-Sambre-et-Meuse. Les unes et les autres s’inscrivent dans une logique de dépassement des schémas anciens. Comme le soulignait le Rapport Habitat III des Nations Unies, réalisé en vue de la conférence qui s’est tenue à Quito en octobre 2016, la réalisation du développement durable se fera d’autant plus aisément si nous rompons avec la séparation politique, sociale et géographique entre espaces urbains et ruraux et si nous reconnaissons et comprenons la continuité entre développement urbain et développement rural [5]. Ce partenariat entre ville et campagne prend la forme d’une complémentarité, réfléchie et volontariste, sinon d’une alliance. Il est de nature à réduire le corollaire de la puissance que tente d’accumuler les systèmes urbains sur les plans technologique, économique, financier, politique et culturel, et que Michel Lussault a bien souligné : leur vulnérabilité. Le géographe français notait que cette vulnérabilité est redoutable, car elle est systémique, au sens où la moindre anicroche locale, parfois infime en apparence peut avoir, dans certaines conditions, des effets globaux concernant des domaines fonctionnels et des environnements spatiaux bien au-delà de celui (ou de ceux) d’origine [6].

Ainsi, le Rapport Brundtland lui-même soulignait-il cette logique de réciprocité : si le destin d’une ville dépend essentiellement de la place qu’elle occupe dans le tissu urbain, national et international, il en est de même de la trajectoire de l’arrière-pays, avec son agriculture, ses forêts et ses industries extractives, dont dépendent les agglomérations urbaines [7]. Les villes comme les campagnes subissent des transitions conjointes dont les effets se cumulent. Sur la plupart des espaces européens – et c’est particulièrement le cas en Wallonie – les civilisations rurales et urbaines chères à Marc Bloch [8], dont je n’ai pas oublié les leçons, s’entremêlent. La dénaturation explicite de la terre par l’industrialisation des pratiques agricoles, la désindustrialisation chaotique du monde rural, entreprise chez nous depuis la fin du XVIIIème siècle, avec ses effondrements et ses résurgences, très visibles dans ce territoire de l’Entre-Sambre-et-Meuse, appellent la fin de la ruralité comme système de sens. Ou, pour le dire autrement, de déruralisation des sociétés [9]. Avec cette forme de réponse qui fait que, comme le soulignait déjà Jacques Levy voici quinze ans, les campagnes florissantes sont celles qui attirent les touristes et conforment le paysage à ce qu’ils en attendent [10]. Quelle activité d’aujourd’hui est-elle d’ailleurs davantage porteuse d’intelligence et de virtualité que celle du tourisme, vecteur de développement économique, fondé à la fois sur le patrimoine, la culture, adoptant toutes les formes des envies et besoins qu’il génère ?

3. L’innovation, au cœur des territoires ruraux européens

Tels que nous les percevons, les territoires ruraux européens innovants partagent des caractères communs.

  • Ce sont des territoires volontaristes, qui prennent eux-mêmes des initiatives et construisent des politiques collectives, c’est-à-dire des stratégies de gouvernance qui dépassent largement les politiques publiques, car elles impliquent directement les acteurs dans leur co-construction, leur mise en œuvre ainsi que leur évaluation.
  • Ce sont des territoires qui conquièrent leur place dans une nouvelle géographie métropolisante, qui favorise l’accès aux réseaux et marchés européens et mondiaux, par des stratégies de réseautage dense, d’attractivité, de compétitivité et de cohésion, de spécialisations territoriales et polycentriques, de connectivités internes et externes.
  • Ce sont des territoires qui s’articulent sur des milieux et réseaux innovateurs : on pense bien entendu aux clusters, aux pôles de compétitivité ou aux jardins d’innovation, sur le modèle de l’Innovation Garden Espoo en Finlande, dans lequel les processus d’incubation d’entreprises peuvent se réaliser. L’objectif est de faire s’élever le niveau de capital renouvelable (que l’on peut renouveler, de renouveau et d’innovation) de ses organisations, de ses territoires et de ses citoyens [11], de contribuer au bien-être de sa région, mais aussi au-delà, dans un monde sans frontières [12].
  • Ce sont des territoires hybrides, multifonctionnels et durables. Le latin ibrida, désigne ce qui est produit du sanglier et de la truie, bâtard, sang mêlé [13]. Des territoires où les langues différentes sont utilisées, dans lesquels on mélange les cultures. Ce sont des territoires de marges, de frontières, d’accueil, d’immigration, de coopération, porteurs de diversité, de créativité, de résilience et d’harmonie.

L’innovation passe surtout par trois reconfigurations : une reconfiguration territoriale de niveau régional, une reconfiguration sociale, une reconfiguration en compétitivité.

3.1. Une reconfiguration territoriale de niveau régional

Les multiples facettes des espaces ruraux en Wallonie ont été mises en évidence par la Conférence permanente du Développement territorial (CPDT) à partir d’une série de variables et de leurs indicateurs. Cet examen attentif de la configuration territoriale wallonne a permis de déterminer dix aires différenciées en fonction de plusieurs critères tels que proximité aux centres urbains, de leurs dynamiques, de leur densité de population, sols, etc. Les contours de ces espaces peuvent varier selon les caractéristiques. L’Entre-Sambre-et-Meuse namuroise y apparaît bien dans une aire réunissant, selon les chercheurs, des communes rurales à densité de population faible, qui ont peu de rayonnement en dehors d’elles-mêmes, avec des dynamiques d’urbanisation en déclin ou modérée, une couverture boisée supérieure à la moyenne wallonne ainsi qu’une offre importante en hébergement touristique [14]. Ce dernier facteur étant par ailleurs en forte mutation puisque l’arrondissement de Philippeville est désormais déserté par les hôtels au profit d’autres modèles d’hébergement.

Ce découpage montre l’importance d’un premier axe horizontal Haine-Sambre-Meuse-Vesdre, né de la Révolution industrielle du XIXème siècle, entouré de communes rurales ou semi-rurales. Un second axe vertical Bruxelles-Namur-Arlon-Luxembourg, dit lotharingien, prolonge vers le sud et Namur (Axud) l’aire métropolitaine bruxelloise, puis entre très progressivement dans l’aire d’influence de Luxembourg. Quatre aires se déclinent en dehors de ces deux grands axes.

Pourrait s’ajouter un axe volontariste de développement économique et social, construit sur base de l’achèvement autoroutier E420-A304 [15], Bruxelles-Charleville-Mézières et Reims, vers Paris ou Lyon. Cet axe franco-belge et franco-wallon a été perçu comme potentiellement dynamique tant depuis les travaux prospectifs menés dans le cadre de Charleroi 2020 en 2005-2007 que dans les examens territoriaux menés avec l’OCDE pour le Conseil régional de Champagne-Ardenne en 2001-2002 [16]. Dans cette perspective, la Wallonie se reconfigurerait autour d’un A dont la pointe N est Bruxelles, les pointes sud Reims et Luxembourg, la barre s’étendant de Lille à Cologne.

Découpage spatial des espaces ruraux wallons

Marie-Françoise GODART (CPDT), Intelligence territoriale wallonne 30.11.2015. (Axes ajoutés par PhD)

 

3.2. Une reconfiguration sociale

Wilmotte_Chomage_corr_2017-06-20

Évolution 2008-2014 du taux de chômage BIT

SDT Avant-projet d’analyse contextuelle, 2016. (Axe ajouté par PhD)

Document mis à jour par Pierre-François Wilmotte – 20 juin 2017

La carte de l’évolution du taux de chômage entre 2008 et 2014, réalisée par la CPDT dans le cadre de la préparation du futur Schéma de Développement territorial wallon (SDT), laisse également apparaître un autre axe, diagonal auquel il s’agit de répondre rapidement et qui justifie pleinement les efforts déployés. Cet axe, formé de communes où le taux de chômage dépasse les 13%, et qui prend sa source dans le territoire de l’Entre-Sambre-et-Meuse namuroise, se déploie vers le nord-est en direction de la Haute-Meuse, puis directement vers Verviers. Cet axe de décohésion pose des questions de redéveloppement économique liées au marché du travail, à la formation, à la Recherche-Développement. Le diagnostic prospectif posé par PRO TE IN (Michaël Van Cutsem) et Comase (Marc Crispin) ne les a pas éludées. La réflexion menée sur cette base a ouvert des chantiers qu’il conviendra de mener à bien en mobilisant l’ensemble des acteurs du territoire. Au delà de ce dernier, l’existence même de cet axe périlleux doit être pour nous un moteur déterminant et urgent de l’action.

 

3.3. Une reconfiguration en compétitivité

Wilmotte_Carte_Poles-competitivite_20-06-2017

Dynamique d’intégration dans les Pôles de compétitivité

Pierre-François Wilmotte, Ulg, 2014, vol. 2. (Extrait),

Mise à jour 20/06/2017 par P-F Wilmotte

Les enjeux de la R&D et de la formation sont évidemment fondamentalement liés à la question de la compétitivité. Ils sont doublement en relation avec la volonté politique des implantations des établissements et centres de recherches, mais aussi, bien entendu avec le volontarisme territorial. Ce volontarisme s’exprime au travers des entreprises, des organisations ainsi que des institutions publiques, et en premier lieu des communes. Cette articulation se fait au travers d’un développement territorial contractualisé avec la Région et l’Europe. La carte de la localisation des membres anciens et actuels des six pôles de compétitivité wallons, réalisée en 2014 par Pierre-François Wilmotte sous la direction de Jean-Marie Halleux, professeur de géographie économique à l’Université de Liège [17], fait apparaître une aire de concentration des entreprises et centres de recherches ainsi que, par contraste, des parties à l’écart de ce pentagone wallon à l’instar du pentagone européen décrit par ORATE-ESPON 3.2. Cette aire de compétitivité wallonne s’appuie, dans une configuration minimaliste sur un Brabant wallon étendu, délimité par Bruxelles, Wavre, Liège, Namur et Charleroi. Sa version étendue atteint Mons, voire Tournai ou Mouscron. A quelques rares exceptions, tous les espaces au sud de la dorsale wallonne sont exclus de cette logique.

Les petites et très petites entreprises localisées en nombre au sein des espaces ruraux participent au développement économique des zones rurales. Elles sont potentiellement intégrables à la politique des pôles de compétitivité ou de futurs jardins d’innovation. Cela nécessite néanmoins pas mal de volontarisme et une dynamique de contractualisation interterritoriale. Comme le note Magali Talandier, des espaces de faible densité peuvent aussi être des espaces d’innovation et de développement basé sur une économie cognitive [18].

Conclusion : trois atouts d’un développement territorial contractualisé avec la Région et l’Europe

Trois atouts peuvent être mis en évidence afin que les territoires ruraux puissent faire face à leurs défis.

  1. Une démarche ascendante qui part vraiment des entreprises, organisations et administrations locales, en valorisant les ressources endogènes et les solidarités.
  2. Une approche intégrée qui favorise les synergies entre acteurs et permet des additionnalités entre les pouvoirs publics des différents niveaux de responsabilité et des différents domaines d’action.
  3. Des partenariats et pactes métropolitains, interterritoriaux et transfrontaliers destinés à développer des systèmes territoriaux d’innovation et/ou des jardins d’innovations performants, et à s’inscrire résolument dans les marchés européens et globaux.

On le voit, ces atouts ouvrent des logiques alternatives à un développement métropolitain qui ne serait qu’urbain. Ils permettent de poursuivre l’idée que c’est la Wallonie toute entière qui, constituant un réseau dense et serré de laboratoires et centres de recherches, universités et hautes écoles, centres de formation et entreprises de pointe, s’inscrit dans une métropolisation efficace et ouverte sur ses voisins, sur l’Europe et le monde.

Wir müssen selber für unsere Zukunft kämpfen, als Europäer, für unser Schicksal.” Nous devons lutter pour notre propre avenir, comme Européens, pour notre destin, a proclamé avec raison la Chancelière Angela Merkel, au lendemain du G7 de cette fin mai 2017 [19].

De même, ici dans l’Entre-Sambre-et-Meuse namuroise, disposant désormais des atouts de notre vision prospective et de notre stratégie, comme en Wallonie, il nous faut avant tout compter sur nos propres dynamiques, et serrer la main des contractualisations interterritoriales verticales avec la Région et sceller des alliances horizontales avec les partenaires qui veulent avancer conjointement, de tous les côtés de ce territoire en renouveau. En commençant bien entendu par l’Ardenne française.

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

 

[1] Intervention à l’événement de présentation du plan stratégique et de mobilisation des acteurs de la prospective territoriale Entre-Sambre-et-Meuse namuroise (Essaimage), à l’initiative du Bureau économique de la Province de Namur, accompagné par les bureaux de conseil COMASE et PRO TE IN, Couvin, 31 mai 2017. Plan stratégique pour l’Entre-Sambre-et-Meuse, Namur, BEP-Comase-Pro Te In, Mars 2017.

http://www.bep.be/actualites/essaimage-50-projets-redressement-de-entre-sambre-et-meuse-namuroise/http://www.bep.be/actualites/essaimage-50-projets-redressement-de-entre-sambre-et-meuse-namuroise/

[2]Mathieu Fichter, responsible for rural development within Commissioner Corina Crețu’s cabinet: “Territorial divides are widening, and there is a risk that some areas may move backwards. A territorial approach must be at the heart of future European policies“. http://cor.europa.eu/ro/news/Pages/Un-Agenda-rural-europeen-pour-renforcer-UE-et-concretiser-Cork-2-0.aspx Il faut noter que la stratégie 2014-2020 de la Commission est fondée sur trois axes : d’abord, favoriser la compétitivité de l’agriculture, ensuite garantir la gestion durable des ressources naturelles et la mise en œuvre de mesures visant à préserver le climat, enfin assurer un développement territorial équilibré des économies et des communautés rurales, notamment la création d’emplois et leur préservation.

[3] Cork 2.0, A better Life in Rural Areas, European Conference on Rural Development, Luxembourg, Publications Office of the European Union, Sept. 2016. http://enrd.ec.europa.eu/sites/enrd/files/cork-declaration_en.pdf

[4] Corina CRETU, Commissioner for Regional Policy, Cities are leading the way to a more innovative, inclusive and sustainable future, in The State of European Cities 2016, Cities leading the Way to a better future, p. 9, Brussels, European Commission, 2016.

[5] Achieving sustainable development is more likely if there is a shift from the political, social and geographical dichotomy between urban and rural areas; and the recognition and understanding of the continuum of urban and rural development. Urbanization and Development Emerging Futures, World Cities Report 2016, p. 35, Nairobi, UN Habitat, 2016.

[6] Michel LUSSAULT, L’avènement du monde, Essai sur l’habitation humaine de la Terre, p. 229, Paris, Seuil, 2013.

[7] Our Common Future, Report of the World Commission on Environment and Development, UNEP, 1987, A/42/427. http://www.un-documents.net/wced-ocf.htm.

[8] Marc BLOCH, Les caractères originaux de l’histoire rurale française (1931), Paris, A. Colin, 1968. http://classiques.uqac.ca/classiques/bloch_marc/histoire_rurale_fr_t1/bloch_caracteres_t1.pdf

[9] Jacques LEVY, Rural, dans J. LEVY et M. LUSSAULT dir., Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, p. 808, Paris, Belin, 2003.

[10] Ibidem, p. 809.

[11] Pia LAPPALAINEN, Markku MARKKULA, Hank KUNE eds., Orchestrating Regional Innovation Ecosystems, p. 15, Aalto University, 2015.

[12] Philippe DESTATTE, Quel nouveau tissu industriel pour la Wallonie ? dans En Question, Trimestriel du Centre-Avec, n°119, Oct-nov-déc. 2016, p. 7-13. – Développé sous le titre Des jardins d’innovations : un nouveau tissu industriel pour la Wallonie ?, Blog PhD2050, Namur, 11 novembre 2016, https://phd2050.org/2016/11/11/ntiw/

[13] Alain REY, Dictionnaire historique de la langue française, p. 1760, Paris, Le Robert, 2006.

[14] Marie-Françoise GODART et Yves HANIN dir., Défis des espaces ruraux, Rapport scientifique intermédiaire, R3, 2014-2015, p. 152 sv, Namur, CPDT, Avril 2015, 161 p.

Cliquer pour accéder à cpdt_rf_octobre_2015_annexe_r3.6_rsintermediaire_0.pdf

[15] http://routes.wikia.com/wiki/Autoroute_fran%C3%A7aise_A304_%28Projet%29

[16] Ph. DESTATTE, Coopération transfrontalière, Un point de vue [wallon], Intervention au séminaire de l’OCDE Développement des régions intermédiaires, Une perspective pour la Région Champagne-Ardenne, Conseil régional de Champagne-Ardenne, Chalons en Champagne, 13 avril 2001.

[17] Pierre-François WILMOTTE, L’organisation spatiale des pôles de compétitivité en Wallonie, Vers une nouvelle géographie économique du territoire wallon ?, 2 vol., Liège, ULg, 2014.

[18] Magali TALANDIER, (In)capacité métropolisante de l’économie de la connaissance, dans Elisabeth CAMPAGNAC-ASCHER dir., Economie de la connaissance, Une dynamique métropolitaine ?, p. 19, Antony, Ed. du Moniteur, 2015.

[19] Merkels Bierzeltrede Jeder Satz ein Treffer, in Der Spiegel online, 29.05.2017. http://www.spiegel.de/politik/deutschland/angela-merkel-das-bedeutet-ihre-bierzelt-rede-ueber-donald-trump-a-1149649.html

Ce texte constitue la suite de la mise au net de mon exposé au terme du colloque prospectif Liège à l’horizon 2037, organisé au Palais des Congrès de Liège par l’association Le Grand Liège, le 21 janvier 2017. La première partie rassemblait les constats émis par les deux panels tournés sur l’avenir de Liège à l’horizon 2037 piloté par Jacques Pélerin, président du Comité exécutif du GRE-Liège, et  par Philippe Suinen, président de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Wallonie et de l’Institut Destrée. Cette deuxième partie énonce une série de propositions concrètes formulées par ces tables rondes.

Esquisser de nouveaux chantiers ambitieux, et y répondre collectivement

Ces chantiers devront être précisés, affinés, préparés, avant d’être réellement ouverts. Ils ne naissent pas non plus de rien et bourgeonnent aussi probablement sur des initiatives qui sont en train de se construire. Là, Le Grand Liège devra probablement venir en appui, en alliance, en allié, de ce qui est peut-être déjà en émergence ou en cours.

  1. A nouveau, au centre de ces chantiers, nous voyons l’idée puissante d’une université du futur, qui réconcilie véritablement la communauté universitaire et la société liégeoise, dans laquelle l’université s’affirme comme un lieu d’apprentissage complètement différent de ce qu’il est aujourd’hui, un grand smart learning center : apprentissage mental, apprentissage technologique, apprentissage linguistique, en étant orienté citoyen, volonté réaffirmée à la fois par les ténors de l’Université Albert Corhay et Eric Haubruge, et par Pierre Labalue, CEO de LetsGo-City, aussi. Les jeunes attendent en effet la réponse à leurs besoins de formation et d’émancipation.
  2. Parmi ces chantiers, le moindre n’est pas l’importance de renforcer notre image à l’étranger, de répondre au déficit d’image que certains perçoivent et auquel Liège Together s’attache déjà avec beaucoup de détermination. La meilleure façon d’exister dans la modernité reste d’apparaître comme un lieu de création de valeurs dans la mondialisation, valeurs positives immatérielles, valeurs matérielles en excédents pour favoriser la cohésion sociale, ici bien sûr, mais aussi avec les nations et régions moins développées qui ont besoin de notre cohésion. Cela paraît un projet plus motivant qu’être un lieu d’autarcie, de contraction et de repli. Ce que bien sûr nous ne sommes pas, mais dont la tentation nous menace constamment.
  3. Comment faire nôtre la langue des voisins pour investir l’espace eurégional, qui est un marché ? Comment valoriser au mieux pour Liège les outils de la capitale économique de la Wallonie – et Liège ne doit jamais oublier qu’elle l’est – ? Il s’agit d’un atout dans le quotidien du traitement des dossiers. La SRIW à Liège, on sait que cela existe, à côté de Meusinvest ou d’autres institutions plus liégeoises, et on y a recours. Mais peut-être pourrait-on valoriser davantage cette image et cette réalité d’être la capitale de la Wallonie, d’être davantage un des phares de cette région. L’arrivée prochaine du siège de l’AWEX à Liège devrait renforcer ce positionnement.
  4. Sortir de l’inadéquation des compétences, a dit Marie-Kristine Vanbokestal, c’est anticiper. Quels seront les métiers de demain ? Comment articuler les acteurs de l’éducation et de la formation ? Comment valoriser à notre profit les outils collaboratifs ? Prôner davantage les parcours des individus – étudiants, chercheurs, travailleurs, enseignants -, pour que chacun améliore ses compétences, en accroissant les interactions entre la société et le système éducatif, comme l’a souligné le recteur Albert Corhay. La Cité des Métiers et les dispositifs mis en place par l’Université et par le Pôle académique Liège-Luxembourg devraient y contribuer. Il s’agit de travailler davantage comme le Pays de Galles a pu le faire dès le début des années 2000, – et que nous avions du reste proposé au Gouvernement wallon en 2004 – et aussi ce que la loi El Khomri met en place aujourd’hui au travers du compte personnel d’activité et en particulier du compte personnel de formation, c’est-à-dire valoriser davantage les compétences des porte-folios individuels, pouvoir se présenter à tous au travers de ces compétences. Il s’agit de dynamiques qui démontrent que l’éducation est un investissement et que, si on casse les silos, si on décloisonne l’emploi, la recherche, la formation, si on collabore réellement entre institutions au profit des parcours des personnes, on peut changer les mentalités et on peut créer des dynamiques de progrès. C’est probablement en cette matière que la marge de manœuvre des institutions liégeoises est la plus grande, c’est-à-dire que l’on peut aller davantage sut la coordination, sur la collaboration, sur le rapprochement, mettre les gens autour de la table pour aller davantage vers l’un ou vers l’autre. Car, de l’extérieur, même s’ils sont nombreux et s’ils sont dynamiques, il est rare de voir les Liégeois parler d’une seule voix, plusieurs intervenants l’ont souligné.
  5. Le vieillissement actif comme source de développement apparaît comme un axe moteur de redéploiement. Yves Henrotin, professeur de pathologie générale à l’ULg et CEO d’Artalis, a fort bien expliqué quelles sont les bases d’une réflexion comme celle-là : le passage possible en Wallonie du coefficient de vieillissement (ou taux de dépendance vieillissement) de 90 à 160 à l’horizon 2030 [1]. Les 300.000 personnes de plus anticipées à ce moment en région liégeoise pourraient constituer un foyer potentiel d’activités. Ainsi, en écoutant Yves Henrotin, on pourrait, pour éviter la déprise, rebondir positivement sur un projet de type Liège-Seniorfriendly (Liège amie des seniors), c’est-à-dire se demander comment on pourrait rassembler des éléments disparates, de technologies ou d’aménités au travers d’un projet de ce type en mobilisant les capacités robotiques, les biotechnologies, le thermalisme, l’encadrement médical, ambulatoire ou social, au travers des smartcities, les slow-mobilities, etc. au profit d’une société qui est vieillissante. Une task force pourrait être créée à cet effet.
  6. Parallèlement, il existerait également, une Liège-Youthfriendly, projet où les jeunes commenceraient, depuis la maternelle, à se former régulièrement pour, a dit Yves Petre, être à haut niveau tant en français qu’en calcul à l’âge de 12 ans. Et on sait que la préoccupation de la ministre Marie-Martine Schyns, qui était présente au Grand Liège, est de la même nature. Peut-être pourrait-on dès lors imaginer une expérience pilote liégeoise en cette matière ?
  7. L’idée d’un grand projet industriel inscrit dans la société de la connaissance et répondant à ces problématiques d’âges a été avancée avec une certaine force. Il s’agirait de mobiliser des compétences en matière de santé, de génie mécanique, de mobilité, du numérique, etc. Ce projet pourrait constituer un axe complémentaire des projets de renouveau liégeois. Il pourrait s’inscrire dans une logique de convergence des technologies, rassembler l’Université, Biowin, Mecatech, Agoria, l’Union wallonne, le CCI, Meusinvest, etc. avec la question : quel pourrait être, sur ces bases, le grand projet industriel que l’on pourrait faire émerger autour d’une cinquantaine de PME ? Peut-être ce projet existe-t-il déjà au niveau de la recherche ? Dès lors, il s’agira de contribuer à l’industrialiser.
  8. Alain Lesage et Luc Chefneux faisaient justement remarquer que la plupart de ces projets ont une véritable cohérence et des effets systémiques. Lorsque, d’une part, nous évoquons le développement de services aux seniors et que, d’autre part, avec Yves Petre, l’on conçoit l’idée de développer l’usage de la voiture électrique – c’est l’idée de Liège-Electricfriendly, la ville la mieux équipée pour accueillir les voitures électriques -, on constate qu’il existe des relations évidentes entre ces projets. Ainsi, les premières “lignes” de voitures électriques sur les axes latéraux de Liège pourraient-elles trouver demain leur vocation dans la mobilité des seniors ?

Faire converger les technologies, marier les idées et les projets, pourraient constituer les maîtres mots d’une nouvelle façon de concevoir l’avenir de Liège.

Ces avant-projets, que j’ai voulu mettre en évidence parmi le grand nombre d’idées avancées par les participants aux deux tables rondes ont ainsi, chacun, des dimensions d’internationalisation et de développement économique potentiels. Je répète qu’un certain nombre de chantiers sont peut-être déjà ouverts et que, dès lors, ils peuvent être encouragés par le Grand Liège et ses partenaires.

grand-liege_philippe-destatte_2017-01-21Photo Le Grand Liège

Conclusion : les Liégeois ont la bougeotte

Ce qui a été dit par François Honhon est important : cette idée de travailler à 20 ou 25 ans, de manière générationnelle, de se reporter sur le long terme, d’essayer de créer des dynamiques communes. Et de l’enseigner à nos enfants pour qu’ils développent une culture du long terme et de l’anticipation. Cette idée rejoint un des projets heureusement soutenus par le ministre Jean-Claude Marcourt et qui viennent d’être approuvés par le Gouvernement de la Communauté française : celui qui porte sur le Young Foresight : l’enseignement de la prospective aux jeunes. Ce projet interuniversitaire, réunissant les universités de Liège, de Mons et de Louvain-la-Neuve autour de l’Institut Destrée, a vocation à s’interroger sur la manière de permettre aux jeunes de se projeter dans 15 ou 20 ans pour anticiper les mutations et construire leur propre trajectoire dans ce monde en évolution qu’ils vont eux-mêmes parcourir. En effet, on ne peut pas baser la manière dont on va appréhender la société uniquement sur l’expérience des anciens. Nous devons apprendre à coloniser le futur, à le comprendre pour s’y mouvoir. Cela demande évidemment une mentalité prospective, des attitudes adéquates et quelques méthodes qui peuvent être acquises comme un bagage à emporter dans sa vie et celle de la société à laquelle on participe. Nous pourrons en dire davantage dans les mois qui viennent.

Il faut donc valoriser les capacités anticipatrice et créative des jeunes. On a souligné, ce qui m’a rendu particulièrement heureux, que finalement cette dynamique prospective doit déboucher sur la stratégie. Je le répète constamment : une prospective qui n’a pas vocation au changement structurel, à la métamorphose, à la transformation, à l’action, du territoire, de l’entreprise ou de l’organisation, n’a pas de sens.

Qui dit prospective dit stratégie. C’est pourquoi le président de NMC, Yves Noël, a repris l’exemple, le modèle de la Communauté germanophone. Nous sommes quelques-uns à observer et à essayer de valoriser ces expériences, nombreuses, qui en Communauté germanophone ont réussi, notamment à l’initiative du ministre-président Karl-Heinz Lambertz, et qui pourraient être transposées en Région wallonne. C’est particulièrement vrai dans le domaine de l’éducation. Or, Liège est plus proche de Eupen que Namur. Liège devrait probablement davantage regarder ce qui se passe dans la Deutschsprachige Gemeinschaft pour s’en inspirer utilement.

C’est sur le mot de confiance que je voudrais terminer. Car cette idée a été soulignée et mise en avant à de nombreuses reprises. Confiance dans les organisations et entre les organisations qui agissent à Liège et pour Liège, confiance envers l’Université et envers toutes les institutions qui ont été mentionnées : tous ces acteurs du quotidien liégeois comme la SPI, le GRE-Liège, Liège-Together, etc. sont ceux qui peuvent être les acteurs dynamiques du renouveau liégeois s’ils veulent bien se faire confiance les uns les autres. Et se poser constamment cette question : que voulons-nous faire ensemble ? Bouger, bien sûr. Concrétiser ce besoin liégeois de renouveau. En se donnant quelques priorités fortes : l’enseignement de très haut niveau dès le plus jeune âge, la visibilité et l’attractivité internationales de la métropole, l’incubation d’un projet majeur d’entreprise de niveau mondial dans un domaine de pointe, un modèle entrepreneurial de qualité qui assure le bien être des seniors.

Ce renouveau liégeois, le Grand Liège veut y contribuer, dans le respect de ses partenaires, et avec le volontarisme qui est le sien.

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

[1] Le coefficient de vieillissement ou taux de dépendance vieillesse est le rapport entre le nombre de personnes âgées de 65 ans ou plus et le nombre de personnes âgées de 15 à 64 ans.

Liège, Palais des Congrès, le 21 janvier 2017 [1]

Il serait particulièrement prétentieux de vouloir conclure cette journée du 80ème anniversaire du Grand Liège : de brillants exposés comme celui d’Alain Malherbe du CREAT (UCL), deux panels tournés sur l’avenir de Liège à l’horizon 2037 aussi riches que celui sur le développement piloté par Jacques Pélerin, président du Comité exécutif du GRE-Liège, et celui sur l’attractivité piloté par Philippe Suinen, de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Wallonie et de l’Institut Destrée. Beaucoup de personnalités de premier plan se sont exprimées, du monde de la recherche, de la formation et surtout de l’entreprise.

Je rappelle que ces tables rondes voulaient répondre aux deux enjeux suivants. D’une part, comment améliorer les performances socio-économiques de la province de Liège pour qu’elle devienne une locomotive du développement wallon et, d’autre part, comment capter une partie des flux de l’économie globalisée vers une métropole qui se donne une véritable vocation régionale, nationale et internationale ?

Premier constat : la réflexion s’est déroulée dans une logique véritablement prospective, ainsi que le souhaitait le président du Grand Liège, l’ancien ministre Michel Foret. Avec une philosophie prospective puisque les panellistes ont réfléchi à l’intérêt de travailler en prenant en compte le long terme dans les politiques collectives et en affirmant l’importance de mener à bien ce type de réflexion. François Fornieri, CEO de Mithra Pharmaceuticals, a d’ailleurs dit le contraire de ce qu’on soutient généralement lorsqu’on parle des entreprises qui auraient “le nez dans le guidon”, les entreprises seraient mangées par le quotidien, les entreprises qui ne sauraient pas réfléchir au long terme. François Fornieri nous a donné une leçon salutaire et destinée également aux services publics : chez Mithra les équipes réfléchissent à l’horizon 2040, ce qui est fondamental en termes d’anticipation, mais aussi de stratégie. On a toujours peur des horizons lointains, or il est nécessaire d’avoir un appétit pour ces horizons.

Le mandat qui nous avait collectivement été confié par le Grand Liège consistait à estimer quelle bonne décision nous avions à prendre aujourd’hui pour que Liège puisse peser, voire puisse continuer à exister, demain avec sa vocation, sinon son ambition, de pôle métropolitain.Nous le savons et tant Alain Malherbe que moi-même, dans notre introduction, avons mis la pression sur certains, en rappelant que, parmi les réels efforts qui sont faits, au sein de la dynamique qui existe à Liège, il faut oser regarder un certain nombre de choses difficiles. Le diagnostic nous renvoie aujourd’hui tant des images positives que des images négatives. Les positives doivent nous inciter à persévérer dans les démarches entreprises tandis que les négatives doivent nous pousser à ouvrir autant de chantiers pour remédier aux difficultés constatées.

Dès lors, en réfléchissant à 2037, nous ne nous inscrivons pas du tout dans une tentative de faire de la science-fiction, sauf si nous prétendions vouloir connaître et dire l’avenir, ce que personne n’a voulu faire parmi les intervenant-e-s. Deux exemples pertinents ont été donnés : le premier est l’expérience du pôle Image pour laquelle Philippe Reynaerts, directeur de Wallimage, a expliqué que, au travers de cette initiative en cours, nous étions en train de préparer des emplois à l’horizon de cinq ans ou de dix ans. Là, nous agissons fortement sur 2037 à partir de 2017. Nous ne tentons pas un Hollywood-sur-Meuse, nous sommes en train de créer un pôle d’activités avec des moyens réduits et des technologies légères qui sont aussi les atouts du XXIème siècle.

L’autre exemple est celui des éoliennes. “Nous aurions pu être de grands constructeurs d’éoliennes” a dit Grégory Reichling, administrateur délégué de Citius Engineering, président d’Agoria Liège-Luxembourg, à la suite des déclarations récentes du ministre-président Paul Magnette [2]. En s’interrogeant de cette manière-là, on fait ce qu’on appelle de la rétroprospective, on s’interroge, comme Jacques Lesourne, sur les avenirs qui n’ont pas eu lieu. On se dit que, dans des moments de bifurcation, on aurait pu aller plus loin, emprunter d’autres trajectoires. Sauf que, généralement – cela a été bien dit dans le panel -, nous ne sommes pas bien ou suffisamment informés. C’est pour cela que nous réinventons régulièrement l’eau chaude. Nous manquons d’historicité, c’est-à-dire de relations avec le passé et de véritable connaissance de celui-ci. Nous n’avons pas suffisamment en mémoire tous les efforts qui ont été faits ces dernières décennies. Ainsi, avons-nous redécouvert à l’occasion de cet anniversaire, notamment grâce aux archives dépouillées par Francine Faite-Nagels et aux films restaurés par la SONUMA, toutes ces actions qui ont été menées par le Grand Liège depuis plus de 80 ans. Quant aux éoliennes, nous en avons construites. Nous avons aujourd’hui oublié que, en 1985, on fabriquait des mats d’acier, supports d’éoliennes, de 9 tonnes et 22 mètres de hauteur, pour la Californie et pour Zeebruges, à l’Industrielle boraine à Quiévrain [3]. Pourquoi ne les fabrique-t-on plus là ? Il faudrait chercher et y revenir. A Quiévrain, on est juste à côté d’Estinnes, où l’on trouve, ou on trouvait, voici quelques mois, les plus hautes et plus puissantes éoliennes de Belgique, sinon d’Europe [4]. Mais vous savez que les éoliennes poussent, et poussent partout….

Ainsi, quand nous interrogeons sur le futur, nous nous donnons des capacités d’agir sur le présent et de transformer cet avenir.

Les convergences et paradoxes de la métropolisation liégeoise

Nous avons réfléchi au travers de deux tables rondes différentes et successives, dédiées à des enjeux complémentaires, l’un davantage orienté vers l’international, l’attractivité et la création de valeur, l’autre davantage orienté sur un développement économique et industriel que l’on pourrait qualifier d’endogène. Ce qui est remarquable, c’est que ces deux panels ont convergé et ont rappelé que ces deux développements s’inscrivent dans une logique de métropolisation, c’est-à-dire avant tout de mondialisation, dans laquelle les échanges d’idées, d’innovations, de cultures, de personnes et de produits sont fondamentaux. Cette convergence, mot clé prononcé par Philippe Suinen, me permet d’intégrer d’emblée les résultats issus des deux groupes dans une seule réflexion globale.

grand-liege_nQuant à l’idée de paradoxe, introduite par Marie-Kristine Vanbokestal, administratrice générale du Forem, il peut servir de fil conducteur à une réflexion intégrative autour de la métropolisation. Cet hellénisme nous sert utilement en termes de diagnostic prospectif, car il nous permet d’avancer des propositions qui vont généralement à l’encontre de l’opinion communément admise, celle qui heurte notre bon sens “naturel”. Et qui nous bouscule un peu. Cette idée est également précieuse, car, d’un autre côté, elle nous rassure. En effet, à des constats parfois difficiles, elle fait correspondre un pendant, un contrepoint, qui montre que nous ne manquons toutefois pas d’atouts. Elle oppose aussi nos qualités et nos forces à des barrières ou à des faiblesses qui nous rappellent que, finalement, nous ne pouvons pas avancer comme nous le voudrions. Or, nous l’avons répété : nous devons cesser de nous raconter des histoires auxquelles beaucoup ne croient plus.

Ainsi, en est-il du paradoxe de notre communication dans laquelle l’image que nous colportons de nous-mêmes – et qui n’est pas toujours positive – alors que, dit-on, paradoxe, Liège est très attractive. Même si elle manque souvent de fierté, notamment parce que la mémoire nous fait parfois défaut. Ainsi que le premier vice-recteur de l’Université de Liège Eric Haubruge l’a rappelé, nous valorisons John Cockerill, mais c’est probablement à Guillaume d’Orange que nous devrions élever une statue à Liège. C’est en effet le roi des Pays-Bas qui a donné l’impulsion de la création de l’Université dont le rôle dans le développement de Liège a été fondamental hier. Cette université constitue notre atout majeur, aujourd’hui, dans une société dite de la connaissance. L’université permet aussi d’envisager l’avenir avec confiance, sous la forme d’ailleurs d’une montée en puissance au travers d’un pôle académique Liège-Luxembourg – véritable révolution, a dit le recteur de l’Université de Liège – rassemblant l’Université, les Hautes Écoles, l’enseignement de promotion sociale et l’enseignement supérieur artistique. Cinquante mille étudiants et chercheurs constituent un potentiel d’intelligence considérable, un atout que beaucoup d’autres territoires pourraient envier à Liège. Guillaume d’Orange, c’est aussi la Société générale, le financement apporté à John Cockerill, et c’est l’appui constant donné à l’industrie. En fait, la création des bases d’un véritable écosystème industriel.

Paradoxe aussi que la tension que nous avons identifiée avec Philippe Suinen, mais aussi Yves Noël, François Fornieri et Eric Haubruge, entre la convivialité et l’intraversion, l’ouverture et l’enfermement. Liège, a-t-on dit, on s’y sent bien. Les Liégeoi-se-s constituent eux-mêmes une ressource, insuffisamment exploitée d’ailleurs : ils sont empathiques, mais aussi intravertis et finalement peu ouverts à l’extérieur et peu tournés vers l’étranger, plus au sud qu’à l’Est ou au Nord d’ailleurs. Alors qu’il s’agirait d’un atout majeur pour aujourd’hui comme pour demain, d’être ce que Liège n’a pas été ou n’a pas été suffisamment : la porte de la Wallonie vers la Hollande, vers la Flandre et surtout vers l’Allemagne. Cette ouverture de la Wallonie à l’Allemagne – on le dit souvent à Namur, sans être toujours entendu -, est fondamentale et Liège doit en être le moteur, pour la province de Liège et aussi pour la province de Luxembourg.

Le paradoxe de l’emploi est un énorme paradoxe. Nous faisons face à un volume, un poids considérable en termes de chômage : 16,2 % en province de Liège, 25,2 % pour la Ville de Liège, et surtout 45 % de chômage des jeunes à Liège-Ville, ainsi que rappelé par Marie-Kristine Vanbokestal. Ces indicateurs sont effrayants, alors que les infrastructures de formations sont denses : université, hautes écoles, centres de compétence, nombreux et de qualité. Malgré cela, l’inadéquation se poursuit entre, d’une part, les qualités des étudiants et des travailleurs et, d’autre part, le marché de l’emploi. Bien sûr, les Liégeois attendent, au travers de la Cité des Métiers, un certain nombre de réponses concrètes, même si, comme l’a fait remarquer l’administratrice générale du Forem, il faudra encore y développer un contenu dûment maîtrisé et performant, à la mesure de l’écrin immobilier. Ainsi, devons-nous bien constater une difficulté majeure, une faille centrale liée à la formation, au sein même de notre système de développement.

Le paradoxe de la créativité. Les Liégeoises et les Liégeois sont frondeurs et créatifs. Créatifs parce que frondeurs. Yves Petre, administrateur délégué de Safran Aero Boosters et président de l’Union wallonne des Entreprises, Grégory Reichling et aussi François Honhon, cofondateur de Cynapek, l’ont rappelé. Créatifs aussi car généralement ouverts à la diversité culturelle, comme l’a souligné Philippe Suinen. Nous sommes en terre en créativité, nous sommes connus pour notre créativité, nous valorisons bien cet atout, la qualité des chercheurs et des ingénieurs liégeois, lié à cette qualité de créativité est reconnue. Dans le même temps, nous paraissons conservateurs, notamment en termes de relations sociales, de relations politiques, de relations administratives. Toutes ces relations restent basées sur la méfiance, ancrées dans un monde ancien et révolu, et sont donc rendues difficiles et compliquées. L’attitude des organisations syndicales, la manière avec laquelle elles s’expriment à Liège et en Wallonie, a été mise au centre de cette problématique comme une difficulté réelle en matière d’attractivité et un handicap majeur pour le développement régional. Si nous n’organisons pas des relations sociales plus fructueuses, nous n’en sortirons pas. C’est une vérité que nous nous devons collectivement, a répété Yves Petre.

Le paradoxe de l’éducation. On observe là aussi – le jeune étudiant et déjà créateur de l’entreprise KIWERT, Romain Hault l’a souligné – une inadéquation majeure entre l’enseignement secondaire tel qu’il existe et le monde qui se transforme, où tout élément semble se métamorphoser sauf l’école. Où l’on ne donne pas suffisamment aux jeunes la liberté de développer leur potentiel. Où l’on s’enferme dans une société qui ne permet pas suffisamment aux jeunes de s’épanouir dans ce qu’ils veulent être alors que, en termes d’entrepreneuriat, il s’agit d’un élément majeur. Chacun a un potentiel en lui, que l’école doit pouvoir épanouir a dit Romain. Un des rares moments du panel qui a été applaudi directement.

Le paradoxe de l’entrepreneuriat. Liège est techniquement et économiquement à sa place dans l’économie mondiale, ont rappelé Jacques Pélerin, Grégory Reichling et Bernard Piette, le general manager du pôle de compétitivité Logistics in Wallonia. Son tissu économique est très dense. Son activité industrielle est intense. Elle dispose d’entreprises de premier plan comme EVS, la FN, les Câbleries d’Eupen, Safran, Mithra, CMI, Arcelor-Mittal, d’instruments comme le CRM, le Giga, le Sirris, les incubateurs comme le Venture Lab ou LeanSquare, un accès au financement privé, tous ces atouts étant localisés dans un cercle de 50 kms autour de Liège. Les quatre modes de l’infrastructure et de la logistique y sont réunis : fluvial, autoroutier, TGV, aéroport frêt et passager, et en voie d’intégration. Elle dispose d’espaces libres de terrains remarquables dans la vallée et autour de l’aéroport (470 ha.) Cela nous rassure. Il existe là à la fois un discours très volontariste, fondé sur des réalités tangibles. Néanmoins, la mentalité elle-même, et c’est là que réside le paradoxe, semble peu ambitieuse. Nous paraissons manquer de fierté. Nous n’osons pas ou plus construire de grands projets industriels, de niveau mondial.

Ainsi, ces paradoxes révèlent autant d’atouts, mais mettent aussi des doigts dans des plaies, en désignant des faiblesses que, malgré nos efforts, nous ne parvenons pas réellement à surmonter. Dans le même temps, c’était la volonté des organisateurs et des animateurs des tables rondes : nous sommes parvenus à identifier des chantiers qui répondent aux enjeux formulés en amont de cette réflexion, et auxquels nous souhaitions répondre pour assurer un meilleur développement du Grand Liège, pris comme entité territoriale.

A suivre…

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

[1] Ce texte constitue la mise au net de mon exposé au terme du colloque prospectif Liège à l’horizon 2037, organisé au Palais des Congrès de Liège par l’association Le Grand Liège, le 21 janvier 2017.

[2] Christophe DE CAEVEL, Magnette “Nous avions tout pour être de grands producteurs d’éoliennes”, dans Trends, 11 janvier 2017. http://trends.levif.be/economie/politique-economique/magnette-nous-avions-tout-pour-etre-de-grands-producteurs-d-eoliennes/article-normal-595579.html

[3] Industrielle boraine, Quiévrain, dans Bulletin économique du Hainaut, n°45, 1985, p. 61.

[4] Parc éolien. 11 éoliennes qui culminent à 198 mètres. http://estinnes.be/parc-eolien/