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Histoire

Hour-en-Famenne, 18 mai 2023

Membre du Groupe informel des historiens, fondé à Liège autour de l’historien René Van Santbergen (1920-2001), et que j’avais rejoint alors que j’étais encore étudiant en histoire, j’étais très proche de cet inspecteur d’histoire que je croisais alors dans différents milieux [1]. C’est d’ailleurs dans une dynamique un peu complotiste que j’avais, sur son insistance, présenté en 1980 ma leçon d’agrégation de l’enseignement secondaire supérieur en histoire en l’accommodant pour l’enseignement rénové. C’était une première pour les professeurs d’histoire de l’Université de Liège qui étaient très loin d’être favorables à cette réforme. Malgré, ou grâce à l’absence de René Van Santbergen lors de la leçon, ils furent néanmoins réceptifs et ne me pénalisèrent pas pour mon enthousiasme pour cette pédagogie. Celle-ci avait été acquise lors de mon très long stage dans les classes de Francine Faite-Nagels et Marie-France Paligot à l’Athénée de Liège 2. Je devais d’ailleurs retourner enseigner dans ce bel établissement après un exil à l’Institut technique de l’État à Izel-sur-Semois qui eut au moins le mérite de me faire découvrir les richesses de l’Abbaye d’Orval, toute proche.

Restant membre du Groupe informel des historiens [2] puis collaborateur du Centre de la Pédagogie de l’Histoire et des Sciences de l’Homme, autour des Cahiers de Clio, fondés par le même René Van Santbergen en 1965, et alors portés par Maggy Hodeige, je gardais tout mon enthousiasme pour cette pédagogie à laquelle je suis d’ailleurs resté fidèle, jusqu’aujourd’hui, en lui gommant certains travers.

C’est l’hommage rendu à René Van Santbergen à l’occasion de sa retraite et ma volonté de contribuer à ses Mélanges qui m’a motivé à explorer la question du fascisme et du national-socialisme, sur base notamment des travaux remarquables de l’historien franco-israélien Zeev Sternhell. Ma découverte de Ni Droite ni Gauche, L’idéologie fasciste en France [3], avait été déterminante, bousculant de nombreuses idées reçues et me permettant de comprendre non seulement des parcours comme celui d’Henri de Man (1885-1953), mais aussi d’expliquer les risques de rapprochement entre socialisme et nationalisme chez une personnalité comme Jules Destrée (1863-1936) [4].

Les Mélanges René Van Santbergen, publiés sous la forme d’un numéro spécial des Cahiers de Clio en 1984 ne comprirent que quelques pages de teasing de mon trop long article consacré à l’enseignement du national-socialisme. Ce n’est donc qu’en 1988 que le texte fut publié dans les Cahiers de Clio à l’initiative du professeur Franz Bierlaire, devenu responsable de la revue.

Je notais dans l’introduction que ce travail, à vocation pédagogique, avait été réalisé pour des élèves de sixième possédant une formation littéraire et historique correcte, en option histoire à l’Athénée de Liège II et en formation commune à l’Athénée de Philippeville où j’ai ensuite enseigné. J’écrivais également que le modèle a été affiné dans sa dernière partie, dans le cadre d’un cours donné à l’École supérieure de Pédagogie du Luxembourg, à Saint-Hubert où j’enseignais le samedi dans l’abbaye [5]. Je pourrais ajouter aujourd’hui que cet exposé – avec quelques ajustements – fait, depuis 2004, partie intégrante de mon cours d’histoire de Belgique à l’Université de Mons lorsqu’il s’agit d’expliquer les résistances à la démocratisation des institutions [6].

C’est ce texte que je rappelle et auquel je donne accès en ligne aujourd’hui :

Philippe-Destatte_Socialisme-national-et-nationalisme-social, Deux dimensions essentielles de l’enseignement du national-socialisme, dans Cahiers de Clio, 93/94, p. 13-70, Université de Liège, 1988

 

Philippe Destatte

@PhD2050

 

[1] Sur la personnalité éminente de René Van Santbergen, voir Vincent GENIN, Van Santbergen René, dans Nouvelle Biographie nationale, Bruxelles, Académie royale de Belgique, n°15, 2020, p. 361-363.

https://orbi.uliege.be/bitstream/2268/266729/1/Pages%20de%20NBN15%20-%20Van%20Santbergen%20R..pdf

[2] Ph. DESTATTE, Exemples de séquences de leçons en vue d’une critique permettant l’élaboration ou la révision des programmes d’histoire et de sciences sociales, Liège, Groupe informel des historiens, octobre 1982, 148 p. – Voir aussi Dire l’Histoire, Numéro spécial de La Pensée et les Hommes, Bruxelles, 1987, en particulier Maggy HODEIGE, Les motivations dans les changements des programmes d’histoire et Francine NAGELS, Enseigner l’histoire.

[3] Paris, Seuil, 1983.

[4] Ph. DESTATTE, Jules Destrée et l’Italie, A la rencontre du National-socialisme, Conférence donnée le 25 février 1986 à l’initiative de l’Association “Dante Alighieri” de Charleroi, sous les auspices de l’Institut italien de Culture de Bruxelles, dans Revue belge d’Histoire contemporaine, XIX, 3-4, p. 543-585, Bruxelles, 1988.

Philippe-Destatte_Jules-Destree-et-lItalie_RBHC-19-1988

[5] Ph. DESTATTE, Philosophies du libéralisme, du marxisme, du fascisme et de la démocratie, Saint-Hubert, École supérieure de Pédagogie du Luxembourg, 1983, Syllabus, 46 p.

[6] Ph. DESTATTE, Histoire de la Belgique contemporaine, Société et Institutions, Bruxelles, Larcier, 2019.

Namur, le 28 mars 2023

 

Paris, Tour Eiffel – Charleroi (1989)

Dès la fin des années 1980, l’Institut Destrée a développé en son sein un centre de documentation et de recherche sur les communautés françaises intitulé Centre René Lévesque, du nom de l’ancien Premier Ministre québécois (1922-1987), défenseur de la langue française et promoteur de la souveraineté de son pays. Patronné par Alain Decaux (1925-2016), ministre français de la Francophonie, le Centre est inauguré officiellement le 29 octobre 1988 dans les locaux de l’Institut Destrée à Charleroi, en présence des ministres-présidents de la Région wallonne et de la Communauté française, Bernard Anselme et Valmy Féaux. Cet outil a alors pour tâche de contribuer à la création d’un nouvel espace politique et culturel en mettant en place des modes de liaisons modernes et performants basés sur l’informatique et la télématique [1]. Ses objectifs sont doubles : d’une part, la collecte des données relatives à la francophonie, aux communautés et régions de langue française et à leurs institutions ; d’autre part, la maîtrise des techniques informatiques modernes pour gérer, échanger, utiliser à bon escient la masse des informations issues de ces communautés et régions [2].

Dans sa volonté de construire un réseau mondial à partir des centres de documentation en français avec lesquels il est alors en contact à Paris, Bordeaux, Bruxelles, Montréal, Québec, Moncton, Genève, Delémont, Aoste, etc., l’Institut Destrée s’est équipé, courant 1988, d’un premier ordinateur destiné à être utilisé comme serveur. Il s’agit d’une tour IBM PS/2 8580 avec un microprocesseur Intel 80286 32 bits cadencé à 20 MHz et un disque dur de 185 Mb. Le système d’exploitation est le fameux DOS 3.30. L’Institut Destrée s’est appuyé sur le concessionnaire IBM Computer & Technical à Binche. C’est cette société, pilotée par Georges Melnik et Marc Radelet, qui a répondu positivement et remporté l’appel d’offres lancé par l’Institut Destrée pour assurer les développements techniques autour d’une vision aux contours incertains et d’un besoin encore relativement flou. On est alors très loin de solutions clefs sur porte tant la demande sort des chantiers battus. En effet, l’Institut Destrée s’est engagé à faire une démonstration de ses capacités de connectivité et d’interrogation d’une banque de données à distance pour les 30 juin et 1er juillet 1989. Il s’agit de réaliser cette démonstration devant un parterre de personnalités de la Francophonie réunies au premier étage de la Tour Eiffel à Paris à l’occasion d’une conférence organisée dans le cadre officiel du bicentenaire de la Révolution française. Comme le consignera plus tard un rapport interne : grâce à une carte “modem” PCTEX-4 UNINA [3], équipant un puissant ordinateur personnel et à un logiciel de communication de conception très récente, les opérateurs du Centre René Lévesque purent, par l’intermédiaire d’une prise gigogne connectée à une ligne téléphonique, pénétrer depuis Paris dans les locaux inoccupés du centre de documentation et accéder à sa banque de données [4]. Le “puissant ordinateur” ne l’était probablement que par le poids pour le monter à la Tour Eiffel : il s’agissait d’un IBM PS/2 30286 avec 2 Mb de mémoire vive et un disque dur de 45 Mb. Le logiciel de communication était une simple émulation permettant d’utiliser un logiciel américain de maintenance à distance des gros systèmes, appelé Carbone Copy alors développé par Microcom Systems et expérimenté depuis 1984 aux États-Unis [5]. Nous avons pu, ma collègue Marie-Anne Delahaut, directrice de recherche à l’Institut Destrée [6], et moi-même, nous connecter par réseau commuté sur le serveur localisé à 300 kms et y lire et télécharger plusieurs notices biographiques de personnalités présentes et qui figuraient dans le Dictionnaire biographique de la Francophonie, dont nous avions obtenu préalablement les fichiers textes pour les implanter dans l’ordinateur central.

À part le fait que nous avions dévoilé la date de naissance d’une personnalité trop coquette, l’événement constitua une vrai succès technique et donna une certaine notoriété à l’équipe dans les milieux de la Francophonie du Nord.

 

Les porteurs de valises…

Les échanges les plus porteurs sur le plan technique avaient lieu avec le Québec où l’Institut Destrée réalisa alors plusieurs missions, notamment en novembre 1990. Un ordinateur portatif servait pour les démonstrations : un PS2 P70 (80386 à 16 Mhz), espèce de valise ou de boîtier de machine à coudre de 40 cms de large avec modem intégré [7]. Il permettait au directeur de l’Institut ainsi qu’à un plus jeune chercheur – Jean-François Potelle, engagé en septembre 1989 pour développer la base de données – de présenter le Réseau Francité dans la belle province : chez IBM à Montréal, à l’Université du Québec à Montréal, au Conseil de la Langue française, au Bureau de la Coopération internationale, au ministère des Affaires internationales, etc. Le correspondant québécois du Comité scientifique du Centre René Lévesque, Pierre-Alain Cotnoir, allait nous permettre d’expérimenter plusieurs autres – et pour nous nouveaux – outils, notamment Alex – le Vidéotex de Northern Telecom et Bell Canada -, Infopuq, développé par l’Université du Québec depuis un système de messagerie et s’ouvrant ensuite vers d’autres services télématiques, ainsi que BITNET, le réseau des universités américaines développées par IBM. Nous étions fascinés par ces évolutions.

Fin 1991, le serveur dont la capacité réseau a été renforcée par un IBM PS/2 55SX, devient un IBM PS/2 35043 (microprocesseur Intel i0386sx cadencé à 20MHz et 16 Mo de mémoire vive), fonctionnant sous OS2 [8] avec – progrès alors incroyable  – les avantages du multitâche permettant les accès en même temps que l’approvisionnement et le fonctionnement d’une banque de données sous SQL, remplaçant les anciennes dBASE III et dBASE IV de Ashton Tate, utilisées auparavant [9]. Ainsi, ce nouvel équipement va permettre de développer de meilleures capacités externes, mais aussi internes, en absorbant davantage de données grâce à l’inauguration d’un système de reconnaissance de caractère IRIS et d’un réseau Token Ring version 16/4 (“Anneau à jeton”) à l’Institut Destrée, connectant les outils et les postes de travail [10]. Dès lors, tout micro-ordinateur externe à qui l’Institut Destrée envoie une formule d’émulation, fonctionne comme un terminal connecté directement à l’ordinateur du centre par le réseau commuté. Sur le réseau international, un intégrateur de logiciels, programmé en français, permet l’accès à l’information en plein écran, mais aussi sa capture ou son impression. L’émulation se perfectionne encore par le passage à Polypus, un logiciel Memsoft vers lequel IBM nous a orientés après un premier séminaire technique à Charleroi en janvier 1991 et un autre à Sèvres (Île-de-France) en septembre 1991.

En termes de contenu, dès décembre 1991, une convention pluriannuelle de partenariat est signée par les ministres Bernard Anselme et Albert Liénard (1938-2011), à l’initiative du Secrétaire général du ministère de la Région wallonne (MRW) Georges Horevoets (1943-2015). Cette convention, qui lie le MRW et l’Institut Destrée, donne accès au réseau Francité pour les services régionaux et permet la valorisation de données créées par la Région sur le réseau, notamment la Banque de données MIDAS, consacrée aux aides publiques à l’investissement, développée par la DG Économie, ainsi que les documents du Service des Études et de la Statistique (Tendances économiques, etc.).

Toutes ces données permettent de diffuser une information utile de plus en plus large, mais saturent nos capacités de mémoire. Au premier semestre 1992, l’Institut Destrée acquiert un second serveur pour renforcer sa capacité de réponse, un IBM PS2 90486, tandis que le système est transformé par les nouveaux logiciels OSBASE de MédiaSys (gestionnaire de base de données SQL) et une nouvelle version de l’émulateur et gestionnaire de terminaux : Polypus/2 d’ International Software Solutions (IS2). C’est lui aussi un multitâche fonctionnant sous OS/2, avec éditeur de fichier en mode texte.

 

L’embarquement sur internet en mars 1992

À partir de mars 1992, faisant suite à un séjour de Pierre-Alain Cotnoir, “délégué Amérique du Nord” et correspondant du Centre René Lévesque au Québec, dans les locaux de l’Institut Destrée à Charleroi, nous faisons nos premiers pas sur internet [11] avec le protocole Gopher, lancé quelques mois auparavant. En avril 1993, l’Institut Destrée mène une nouvelle mission de mise à jour technologique à Montréal. Sur base d’un rapport de Pierre-Alain Cotnoir, le Comité d’Accompagnement réuni à Charleroi les 2 et 3 décembre adopte les deux recommandations suivantes:

– l’intégration au réseau internet en vue de développer l’accès à la banque de données, l’implantation de groupes de discussion (Téléconférences informatiques) et l’accès à la messagerie électronique ;

– l’emploi d’applications distribuées dont le maniement est largement connu par les utilisateurs du réseau et qui se trouvent implantées dans de nombreux autres serveurs.

À cet égard, le Comité d’Accompagnement suggère l’adoption des applications suivantes :

– WAIS : logiciel de base de données permettant l’interrogation et le transfert des données du Centre René Lévesque via le réseau INTERNET ;

– GOPHER : l’interface d’accès à l’information rendant plus conviviale la consultation de la banque de données via le réseau ;

– VERONICA : pour une recherche élargie, l’intégration des mots clefs du Centre René Lévesque à cette base de données internationales incluant une version anglaise.

À partir de janvier 1994, dans le cadre d’une collaboration avec le Service général d’Informatique de l’Université de Liège (SEGI), son responsable, Fernand Benedet, ouvre à l’Institut Destrée un accès à sa ligne internet par le biais d’un serveur UNIX fonctionnant avec WAIS [12]. Ma première adresse électronique est ainsi destatte@segi.ulg.ac.be. Les premières pages sont réalisées par Jean-François Potelle en interface Gopher. Le système est pleinement opérationnel en septembre 1994 après acquisition d’un nouvel équipement IBM à Mont-sur-Marchienne.

Fin 1994 et début 1995, on assiste à une explosion du nombre de serveurs World Wide Web (www) : c’est l’avènement du protocole TCP-IP (Transmission Control Protocol/ Internet Protocol) mis au point par les ingénieurs américains Vinton Cerf et Bob Kahn. En janvier 1995, l’Institut Destrée installe les premiers éléments de sa banque de données sur un serveur www. En 18 mois seulement, le nombre de serveurs W3 au monde a été multiplié par plus de 50 pour approcher les 10.000 [13]. Le passage à cette technologie s’est vite imposé puisque celle-ci contrairement à WAIS permet l’intégration d’images, de graphiques, de sons ou encore d’images animées et la création de liens hypertextes vers d’autres fichiers ou d’autres sites sur le réseau : on parle alors d’une nouvelle façon de lire et d’écrire [14]. Mais la phase de préparation des fichiers est beaucoup plus longue. Les premiers contacts avec le réseau internet ont permis à l’équipe de constater l’urgence d’une action efficace. Contrairement à la Flandre qui s’y préparait [15], la Wallonie était presque totalement absente du réseau. L’Institut Destrée crée donc une plateforme spécifique intitulée Wallonie. Une des premières initiatives de l’Institut sera d’obtenir de l’éditeur Labor les fichiers textes ainsi que l’iconographie de l’ouvrage “Wallonie. Atouts et références d’une Région“, publié en début d’année 1995 par l’historien et chef de Cabinet Freddy Joris à l’initiative du Ministre-Président Robert Collignon, et de le placer sur l’internet. C’est chose faite en avril 1995 [16]. La participation à la mission de la direction générale des Relations extérieures du ministère de la Région wallonne (DARE), dirigée par Philippe Suinen, sur la côte Ouest des États-Unis (Silicon Valley et Seattle) ainsi qu’à Vancouver du 19 au 25 février 1995 est l’occasion pour l’Institut Destrée de confirmer le bien-fondé de ses choix techniques.

À l’occasion de la Treizième Conférence des Communautés de Langue française, organisée à Liège en juillet 1995, le Centre René Lévesque lance le Forum citoyenneté sur internet pour organiser des débats mondiaux parallèles aux exposés et travaux de commissions qui se tiennent au Palais des Congrès de Liège. C’est l’ouvrage du sociologue Alain Touraine, Qu’est-ce que la démocratie ? qui sert d’amorçage aux échanges [17]. En octobre 1995, le troisième Congrès La Wallonie au Futur, Quelles Stratégies pour l’Emploi ?, portant sur le Livre blanc de Jacques Delors sur la croissance, la compétitivité et l’emploi (1993) se construit également sur internet où sont placées les contributions et rapports au fur et à mesure de leur réception.

Remarquons qu’il faudra attendre septembre 1996 pour que la société INTERPAC, filiale internet de Belgacom, propose un accès internet dans ses zones téléphoniques [18]. L’Institut Destrée a pris son abonnement le 11 juin 1996. Il utilise encore Trumpet (VA.0B bêta 1 puis 4), Eudora et Netscape. La liaison passe alors de 256 Kb par seconde à 2 Mb par seconde (12/4/1995). Les mutations de hardware se poursuivent. L’institut Destrée acquiert un IBM PC Server 330 avec un Router Cisco 1600 et l’installe dans ses nouveaux locaux de l’avenue Huart à Namur. En 2003, il sera remplacé par un IBM X SERIES 232, sonc un Pentium III à 1,26 Ghz, avec 256Mb de SDRAM.

 

Wallonie-en-ligne et Wallonie.be

C’est dans le but de créer une référence wallonne sur internet et d’en faire la fenêtre principale de la Wallonie sur le réseau mondial que le 22 avril 1996, une convention de partenariat est signée par l’Institut Destrée avec la Société wallonne de Télématique (SOWATEL). Cette société, dirigée par Jean-Pierre Gilson, gère depuis 1990 un serveur sur le réseau vidéotex pour le Parlement de Wallonie et la revue scientifique Athéna. Depuis février 1995, Jean-Pierre Gilson a lui aussi mis en place un premier site internet consacré à la Wallonie. La nouvelle plateforme se développe sur l’adresse Wallonie.be qui a été créée et acquise par l’Institut Destrée via la Vrije Universiteit Brussel (VUB), alors en charge des DNS pour le <.be>. En effet, depuis le 13 mai 1996, le domaine dns wallonie.be est la propriété de l’Institut Destrée au sein de Belnet.be géré par la VUB [19]. Mon adresse électronique devient destatte.ph@wallonie.be, première créée sur ce dns. Dès le 29 mai, le Cabinet du ministre de l’Agriculture Guy Lutgen (1936-2020) y est accueilli à sa demande sur le portail avec un sous-domaine envagri.wallonie.be [20].

Image emblématique du portail Wallonie en ligne (http://www.Wallonie.be), 3 juin 1996

L’inauguration officielle du portail Wallonie en ligne (http://www.Wallonie.be) se tient le 3 juin 1996 au Château de Namur devant quelque quatre-vingts représentants des institutions wallonnes ou de sociétés culturelles et commerciales. Le site comprend alors quelque 45 méga-octets de données, près de 3.000 entrées en tête de site et 1.000 fichiers transférés par jour. Il se veut un site de référence au service de la Région, non commercial et intellectuellement rigoureux. Son image emblématique est le pont haubané de Wandre qui représente à la fois le lien entre les Wallons dont le site est le point de référence et la qualité technique wallonne. Le site est d’emblée important en termes de contenu par la masse des informations qu’il contient (Wallonie, Atouts et références d’une région, Congrès La Wallonie au Futur, Cent Wallons du Siècle, etc.). Nous le développons afin qu’il  constitue la référence pour toutes celles et ceux qui voudront présenter la Région dans laquelle ils vivent ou travaillent sur leur propre site internet, en établissant un lien vers Wallonie en ligne [21].

Du 26 au 28 juin 1996, je participe au Palais des Congrès de Montréal à la sixième convention de l’Internet Society, créée en 1991 pour coordonner le développement d’internet dans le monde. J’y fais la connaissance de Vinton Cerf [22]. Le 30 juin 1996, au retour de l’INET proposition est faite de créer un Chapitre Wallonie de l’Internet Society [23]. Après avoir rencontré les fondateurs de l’internet à l’INET de Genève puis de San José en Californie, Marie-Anne Delahaut crée le Chapitre Wallonie en 1998 et en pilote les activités internationales jusqu’en 2019, avec notamment l’ancien recteur de l’UNAMUR Jacques Berleur (1938-2020) élu comme président [24]. Marie-Anne Delahaut, qui reste  en contact avec le fondateur du TCP-IP, devenu plus tard vice-président et Chief evangelist de Google, a participé aux travaux du Sommet mondial sur la société de l’information initié par le Secrétaire général des Nations Unies Kofi Annan dès 2003 à Genève, puis en 2005 à Tunis, en organisant une conférence internationale au Château de Namur en mars 2005 et publiant un ouvrage de référence Prospective et gouvernance de l’internet [25].

Alors que le gouvernement wallon est interpellé sur son absence de la Toile [26], le 29 août 1996, l’Institut Destrée organise pour le Ministre-Président Robert Collignon un voyage sur l’internet en son Cabinet. Nos ordinateurs sont transportés à l’Elysette et nous lui montrons quelques outils à partir du moteur de recherche Yahoo, avant de lui faire visiter Wallonie-en-ligne (http://www.Wallonie.be). C’est le troisième chef du Gouvernement wallon que nous rencontrons à cet effet, après Bernard Anselme et Guy Spitaels. Hors des efforts de l’Institut Destrée, la visibilité de la Région sur l’internet n’est pas glorieuse. En juillet 1996, selon le ministre wallon de l’Équipement de l’Exécutif régional wallon, la Wallonie ne dispose encore que de dix points d’accès à internet (contre 26 en Flandre) et de 60 sites internet sur les 1.700 que compte la Belgique. C’est pour y remédier que Michel Lebrun veut lancer une politique de communication intitulée Wallonie IntraNet (WIN) et un programme mobilisateur de cyberécoles [27]. Je participe à la mission techno-industrielle de la Région wallonne au Québec du 10 au 15 novembre 1996 au côté du Ministre-Président Robert Collignon pour présenter Wallonie-en-ligne dans plusieurs tables rondes spécialisées multimédias et inforoutes.

Le député écologiste Xavier Desgain force en février 1997 un débat au Parlement grâce à une proposition de résolution sur les enjeux économiques, sociaux, culturels et démocratiques liés à la société de l’information [28]. Alors qu’au printemps 1997, l’Institut Destrée modernise ses outils logiciels en adoptant Microsoft Internet Information Server, l’extension Web de Windows NT Server avec FrontPage, la Région wallonne prend conscience de l’enjeu que représente l’internet.

Le 18 décembre 1997, le Gouvernement de Wallonie décide l’uniformisation des dénominations des services mis en place par la Région wallonne sur internet. La Région réquisitionne le domaine “Wallonie.be” qui deviendra unilatéralement le domaine de référence à partir duquel seront déclinées toutes les adresses des serveurs d’information et de courrier électronique de la Région. En vue de la mise en œuvre, l’Institut Destrée propose alors en réunion intercabinets de confirmer l’alliance entre le site carrefour de la Région wallonne et Wallonie-en-ligne géré par l’Institut Destrée. Selon l’Institut Destrée, une alternative pourrait être de s’inspirer du gouvernement fédéral et de créer un domaine Wallonie.gov.be [29]. A cette époque, le portail Wallonie-en-ligne développé par l’Institut Destrée est référencé par la plupart des indexeurs et reçoit quelque 70.000 accès par mois. Neuf forums de discussions fonctionnent sur news.wallonie.be. De nouveaux cabinets et administration y sont situés, notamment la DGTRE et ses programmes mobilisateurs ainsi que le Cabinet du ministre du Budget. Dès le 28 février 1997, l’Institut Destrée a proposé au Gouvernement wallon de mettre à disposition Wallonie.be tout en préconisant une seule entrée plateforme sur la toile pour la Wallonie, proposition confirmée le 3 décembre 1997. Le 27 février 1998, l’Institut Destrée signifie au Ministre-Président son retrait total de Wallonie.be regrettant que le grand site de la Wallonie que nous avions conçu et préconisé n’ait pas pu être mis en place [30]. Ainsi, le portail Wallonie-en-ligne migrait sur une nouvelle adresse : http://www.wallonie-en-ligne.net qui devient le portail principal de l’Institut Destrée.

Comme le temps passe sans de véritable mouvement de la Région wallonne, l’administrateur de domaine <.be> s’en inquiète. Ainsi, le 6 novembre 1998, j’écris au BE Domaine Administrator le Professeur Pierre Verbaeten de la KU Leuven que following the letter I sent on the 15th of January 1998 about the domain “Wallonie.be”, I hereby confirm that we have placed the domain at the disposal of the Walloon Government since June 11th 1998.

 

Internet : la réalisation d’un objectif fixé dès 1987

Ainsi que je l’avais indiqué lors de la conférence de presse tenue à Namur le 3 juin 1996, loin de céder à un mode momentanée, la mise en œuvre d’internet a constitué pour l’Institut Destrée la concrétisation d’un objectif auquel nous aspirions depuis de nombreuses années et, après de nombreux essais et erreurs, un nouveau point de départ dyna­mique en matière de développement adapté à nos objectifs :

désormais, pour nous, internet ne relève plus de la science, des télécommunications ou de l’informatique, mais constitue, au même titre que nos conférences, colloques, livres ou vidéo, un mode classique d’action pour affirmer la Wallonie [31].

Fondateur du nom de domaine Wallonie.be, puis de Wallonie-en-ligne, et du Chapitre Wallonie de l’Internet Society, l’Institut Destrée a également participé à la gouvernance de l’internet (Internet Cooperation for Assignated Names and Numbers – ICANN) et au fort développement de contenus et d’une terminologie en français sur l’internet [32]. Ce fut particulièrement vrai avec la création du réseau, portail et anneau La Francité (http://www.lafrancite.org) lancé en juin 2000 par les chapitres français, québécois, luxembourgeois et wallon à l’occasion des Premières Rencontres de l’Isoc-Wallonie, organisées à Namur, à l’initiative de l’Institut Destrée. Ce geste constituait à la fois l’aboutissement des efforts fournis en cette matière depuis 1988 et le commencement d’une nouvelle action, plus pertinente.

Ce rôle de pionnier de l’Institut Destrée ne s’arrête évidemment pas avec l’an 2000. Il fut poursuivi de main de maître par ma collègue Marie-Anne Delahaut, désormais entrepreneure et administratrice système propriétaire de son serveur <MAD-Skills.eu> sous Linux Debian hébergé chez Wistee.fr à Paris. Elle a été sélectionnée par l’Union internationale des télécommunications (ITU/UIT), agence des Nations Unies pour le développement spécialisé dans les technologies de l’information et de la communication” comme référence parmi les Women in Technology [33]. Marie-Anne a notamment raconté ces développements de l’internet, de la gouvernance et de l’égalité qu’elle continue à construire, notamment comme créatrice web et au travers du processus international de recherche prospective Millennia2025, Un plan d’action pour l’autonomisation des femmes et l’égalité[34].

Cette initiative a été largement reconnue au plan mondial et a valu à l’Institut Destrée l’accréditation comme ONG partenaire officiel de l’UNESCO (statut de consultation) et en statut consultatif spécial auprès du Conseil économique et social des Nations Unies (ECOSOC) depuis 2012.

Comme l’écrivait à cette époque le journaliste Paul Piret dans La Libre, L’Institut Destrée est parfois plus (re)connu à l’étranger[35]

 

Philippe Destatte

@PhD2050

 

[1] Rapport annuel du Centre René Lévesque, Charleroi-Aoste, Institut Destrée, Décembre 1989. – Acquis à l’époque : Michel POULLET, Le guide Marabout de la télématique, Alleur, Marabout, 1985. (Bibliothèque de l’Institut Destrée).

[2] Philippe DESTATTE, Présentation de Wallonie-en-ligne, Namur, Conférence de presse du 3 juin 1996, communiqué.

[3] Unina était une société namuroise, localisée rue de Coquelet, créée fin des années 1970 par Joël Demarteau, et qui fut rachetée par Telindus.

[4] Philippe DESTATTE, Présentation de Wallonie-en-ligne…, Charleroi, 1995.

[5] Rien à voir avec le logiciel de clonage pour Mac développé par Bombich Software…

[6] Marie-Anne Delahaut, Juin 2022,  https://www.millennia2025-foundation.org/marie-anne_delahaut.html

[7] Cette machine sera remplacée en 1992 par un LapStation IBM PS/2 L40 SX.

[8] L’Institut Destrée a démarré avec la version OS/2 étendue 1.1. avant de passer à 2.0.

[9] Daniel ROUGE, dBASE III et dBASE IV, Le bonnes bases, Paris-SYBEX, 1988-1989. – Denys BONDEVILLE, Accédez aux banques de données, Paris, Armand Colin, 1991. –   Le passage à SQL n’est pas surprenant, il a été favorisé par les échanges entretenus avec le Centre informatique de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège (CIPL), initiative de Claude Desama Le professeur d’Histoire avait d’ailleurs préfacé dès 1988, l’ouvrage de son assistante Suzy PASLEAU, SQL, Langage et SGDB (Système de Gestion de Base de Données) relationnels, Paris, PSL, 1988. C’est au CIPL, créé en 1983, qu’une partie de l’équipe de l’Institut Destrée a d’ailleurs fait ses premières armes sur ordinateurs. – S. PASLEAU, Les bases de données en sciences humaines, Conception et gestion, Liège, Université de Liège, 1988.

[10] Roland DUBOIS, Introduction aux architectures de Réseau IBM, Paris, Eyrolles, 1989.

[11] Sur l’histoire de l’internet, voir Barry LEINER, Vinton CERF, e.a., A Brief History of the internet, in On the Internet, An International Publication of the Internet Society, May-June 1997, p. 16-25. – & July-August 1997.

[12] Jean-François POTELLE, Rapport intermédiaire du Centre René Lévesque, Charleroi, Institut Destrée, 15 juillet 1994.

[13] Message de Michel MINSOUL, SEGI, Université de LIège, 3 février 1995, ARCHIVES DE L’INSTITUT DESTREE, … Divers.

[14] Michel COLONNA D’ISTRIA, Internet, un “réseaux de réseaux”, dans Le Monde, 15 juin 1994, p. 20. – Philip ELMER-DEWIT, Battle for the Internet, in Time, July 25, 1995, p. 34-40. – Francis PISANI, L’hypertexte relie tous les documents de la toile d’Internet, dans Le Monde, 11 mai 1996, p. 20. – Michel ALBERGANTI, Internet accélère le travail quotidien des chercheurs, dans Le Monde, 7 juin 1996, p. 20.

[15] Anne FRANCOIS, Vlaanderen Vandaag, La Flandre sur internet, dans La Libre Belgique, 17 mai 1996.  Présentation à la presse par le Ministre-Président Luc Van Brande d’un projet de plateforme Flanders Online. – Christine SIMON, La cyber-Wallonie est en marche, dans Le Soir, 25-27 mai 1996. – Denis DARGENT, Déséquilibre nord-sud, Plus de 80% des initiatives sur le Net viennent de Flandre..., dans Le Peuple, 17 mai 1996, p. 5. (Etude Netomium). La SA Netonium mise sur pied en février 1996 par Michel Henrion et Dominique Gany était une filiale d’Investcom (regroupant la SRIW, Deficom et Canal + France). Fabrice CLAES, Internet, Récupération fédéralisée, dans Tendances, 30 mai 1996, p. 62. – Les francophones absents de l’internet !, dans L’Echo, 11-13 mai 1996.

[16] J-F POTELLE, Rapport intermédiaire du Centre René Lévesque, Charleroi, Institut Destrée, 28 avril 1995.

[17] Alain TOURAINE, Qu’est-ce que la démocratie ?, Paris, Fayard, 1994.

[18] Henry INGBERG & Jean-Luc BLANCHART, Étude prospective “Francophonie et enjeux des inforoutes”, Aspects juridiques et réglementaires, Conférence des Ministres francophones chargés des inforoutes, Paris, Agence de la Francophonie – ACCT, 1997.

[19] ARCHIVES DE L’INSTITUT DESTREE, Confirmation de BE technical Staff du 4/06/1996 DNS-BE pour 5000 francs belges.

[20] ARCHIVES DE L’INSTITUT DESTREE, Lettre de Philippe Blerot, Chef de Cabinet adjoint du 23 mai 1996.

[21]Wallonie en ligne”, L’Institut Destrée et Sowatel ouvrent une fenêtre commune sur internet, dans La Meuse, 4 juin 1996.

[22] Claire HARVEY, Inet 96 : une première au Québec, Une conférence sur les enjeux de l’implantation mondiale d’Internet, dans Le Devoir, 23 juin 1996, p. E2. – Sylviane TRAMIER, Du flou dans le cyberespace, Prenant acte de la formidable croissance du réseau mondial, la sixième conférence de l’Internet Society s’est interrogée sur les conséquences commerciales, sociales et politiques de l’explosion d’Internet, dans Le Monde, 7-8 juillet 1996, p. 26.

[23] Courriel de Philippe Destatte à Béatrice Van Batselaer, le 30 juin 1996. ARCHIVES DE L’INSTITUT DESTREE, Jean-François Potelle, Internet, Divers.

[24] Chapitre Wallonie de l’Internet Society : http://wallonie-isoc.org/

[25] Prospective de l’internet : https://www.wallonie-en-ligne.net/2005_Prospective-Internet/index.htm

[26] Question parlementaire d’Etienne Knoops : le ministre-président Collignon indique d’un serveur carrefour sera lancé en 1997. La Région wallonne sur Internet, dans Le Peuple, 1er juin 1996, p. 3.

[27] J. E., Les autoroutes wallonnes de l’information en chantier, dans La Libre Belgique, 2 juillet 1996.

[28] Parlement wallon, Session 1997-1997, Compte rendu analytique de la séance du mercredi 19 février 1997, CRA (1996-1997) – N° 15, p. 7sv.a

[29] Courrier de Philippe Destatte à Robert Collignon du 3 décembre 1997 faisant suite à la rencontre avec Jean-Christophe Peterkenne, chef de Cabinet adjoint.

[30] D’emblée le site unique de la Région wallonne semble contesté. Ainsi, le 30 juin 1998, un domaine http://www.mrw.dga.be est créé. ARCHIVES DE L’INSTITUT DESTREE, Lettre de Jacques Reginster, DG Agriculture du 30 juin 1998.

[31] Philippe DESTATTE, Wallonie en ligne, Conférence de presse Wallonie en ligne, Présentation de Wallonie en ligne, Site commun crée sur Internet, en partenariat par Sowatel et l’Institut Jules Destrée, Namur, 3 juin 1996.

https://www.wallonie-en-ligne.net/Wallonie_Information/1996_Destatte_Philippe_Historique_Wallonie-en-ligne_Francite.htm – Ph. DESTATTE, Du réseau Francité à Internet : identité française et citoyenneté sur les inforoutes, Intervention au colloque “Langue française et autoroute de l’information”, colloque organisé par le Haut Conseil de la Francophonie, Grenoble Sassenage, 19 juin 1996.

[32] Philippe Destatte a fait partie de la Commission de Terminologie informatique auprès du Premier Ministre de la République française de 1990 à 2000. Elle était alors présidée par le Général Ferré puis par Philippe Renard, ancien ingénieur de chez IBM puis directeur de l’informatique à la Société européenne de Propulsion, inventeur du terme logiciel.

[33] WSIS Special Initiative on ICTs and Gender Mainstreaming: https://www.itu.int/net4/wsis/forum/2022/Home/ICTsGender

[34] Le processus  de recherche prospective Millennia2015 a abouti notamment à la création de la Fondation Millennia2025 Femmes et Innovation : https://www.millennia2025-foundation.org/index.html. Marie-Anne Delahaut a publié fin 2017 un ouvrage de 608 pages préfacé par la Directrice générale de l’UNESCO Irina Bokova “Ensemble pour l’égalité !, Prospective, réseaux internationaux et actions concrètes pour l’autonomisation des femmes et l’égalité des genres : Bilan 2007-2017 – Objectif 2025” : https://www.millennia2025-foundation.org/ensemble_egalite.html .

[35] Paul PIRET, L’Institut Destrée est parfois plus (re)connu à l’étranger, dans La Libre, 10 juin 2013.

https://www.lalibre.be/belgique/2013/06/10/linstitut-destree-est-parfois-plus-reconnu-a-letranger-5HD25VE3KRAKDL7KHB4PF4WPZI/

Mairie de Liège, le 18 février 2023 [1]

 

Mon cher Jean-Maurice ,

Tu honores ce drapeau wallon qui te couvre.

C’est pour t’entendre parler de droit constitutionnel que je t’ai rencontré pour la première fois, le 5 octobre 1981. Qui en serait surpris ?  La conférence portait sur un artifice, une entourloupe : tu te demandais comment activer l’article 17 ancien de la Constitution belge pour transférer, sans révision, l’exercice de l’enseignement, alors encore national, vers la Communauté française.

Proche de France Truffaut depuis quelques années, j’avais l’impression de bien te connaître tant elle vantait tes mérites [2]. J’avais déjà voté pour toi aux élections législatives du 17 décembre 1978, même si – ton parti me le pardonnera -, j’avais parallèlement coché la case de François Perin au Sénat. J’y trouvais une belle cohérence.

Fondation André Renard, Club Bastin-Yerna, Grand Liège, Institut Destrée, Club “Rencontres” avec Jean Mottard, Fondation Bologne-Lemaire : les lieux où nous croiser n’allaient pas manquer. Même pour moi qui me considérais comme un Spitaels’ boy, puisque c’est l’attraction intellectuelle du professeur de sociologie qui m’avait fait adhérer au Parti socialiste quand il en est devenu président en mars 1981.

Tout semblait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Oui, je sais, Jean-Maurice. Et je t’entends : “Philippe tu es un enfant“.

Jean-Maurice Dehousse – Premier président du Gouvernement de Wallonie (Photo Peustjens – De Standaard)

Premier ministre de Wallonie, tu t’inscrivais sur une trajectoire personnelle qui endossait la pensée fédéraliste de Jules Destrée, celle de Georges Truffaut et surtout celle de Fernand Dehousse [3], de Jean Rey. Tu pratiquais aussi le volontarisme de hussard de ces “extrémistes du possible”, ces autres renardistes : Freddy Terwagne, J-J Merlot et aussi André Cools. De ce dernier tu me confiais en 1992 : André Cools m’a tout appris en politique. En particulier la cruauté.

Au-delà de l’affirmation du fédéralisme et des réformes de structure, ce qui frappe le plus chez toi, le premier des ministres-présidents de la Wallonie, que tu étais et que tu resteras, c’est assurément ton gaullisme. Je l’entends au sens d’une volonté nationale de dépasser les clivages politiques pour rechercher un intérêt commun. Et je ne dis pas commun par distraction à la place de “intérêt régional”. Même si tu accordais la primauté à la Wallonie, cher Jean-Maurice, tu n’étais ni le premier ni le dernier des régionalistes. D’ailleurs, tu n’étais pas régionaliste au sens où la presse l’entend aujourd’hui : celui qui voudrait transférer toutes les compétences communautaires aux Régions. Contrairement à ton “ami” Jean Gol – à qui tu aimais tant faire des farces -, tu ne voulais pas non plus l’absorption des Régions par la Communauté. Tu es resté fidèle aux travaux du Congrès des Socialistes wallons tenu à Ans en 1991 sous la présidence de Robert Collignon, comme tu avais été fidèle à celui de Verviers de 1967. Ainsi, tu as été le premier artisan de ces transferts lors de la réforme de la Constitution de 1993, en les permettant par la création de l’article 138 de la Constitution. De même, par l’autonomie constitutive et l’élection directe du Parlement de Wallonie, tu as voulu renforcer la Région.

Aujourd’hui, beaucoup semblent avoir oublié que vous étiez alors, ton homologue flamand Louis Tobback et toi, les ministres des Réformes institutionnelles dans le Gouvernement de Jean-Luc Dehaene. Nous travaillions avec un attelage surprenant de spécialistes : le jeune Christophe Legast, juriste que nous avait recommandé Jacky Morael, Jacques Brassinne de La Buissière et Pierre Joly, mon plus proche collaborateur, détaché de la Cour des Comptes. En interaction bien sûr avec Philippe Busquin et Marc Foccroulle. Et sous le regard toujours aiguisé et alerte de Jean-Marie Roberti, gardien du phare renardiste.

Au service de la Wallonie, tu restais néanmoins fondamentalement attaché à la Communauté française dont tu as été un grand ministre de la Culture. Et tu n’appelais pas à sa disparition.

Je t’entends bien, cher Jean-Maurice, me dire, jusqu’il y a peu : Philippe, “là-dessus, nous n’avons jamais été d’accord. Nous ne serons jamais d’accord“.

En effet.

 

Il n’empêche que, plus que quiconque, tu as su baliser l’avenir de la Wallonie. Sans jamais que ton discours ne signifie repli mais, au contraire, s’inscrive constamment, par intelligence stratégique plus que par curiosité, dans les géopolitiques et les géoéconomies de l’Europe et du monde.

Certes, casquette de prolétaire sur la tête, écharpe rouge autour du cou, dans les brumes de Val Duchesse, toi, Jean-Maurice, le Renardiste, tu faisais de l’anticapitalisme et tu restais, autant que faire se peut, connecté à l’Interrégionale wallonne de la FGTB et à ton ami de toujours, Urbain Destrée. C’est pourtant toi, le même Jean-Maurice, qui répétait en leitmotiv cette formule que rappelle si souvent ton ancien collaborateur Philippe Suinen : sans profit, pas d’entreprise, sans entreprise pas d’emploi.

Mais c’est François Perin qui t’inspirait lorsque, ministre-président, tu affirmais les six principes qui, selon toi, devaient déterminer l’avenir de la Wallonie. Je te cite : 

  1. La Wallonie n’appartient à aucun groupe politique. Pas même au Parti socialiste. Nul ne peut prétendre à ce monopole. Sinon tout dialogue devient impossible.
  1. La Wallonie, ce n’est pas un bassin : la volonté d’union doit prédominer.
  1. La Wallonie, ce n’est pas un secteur industriel. Tous les secteurs, depuis la sidérurgie jusqu’à l’agriculture, sont en situation de combat.
  1. Il faut en Wallonie un accord sur le concept de la soli­darité sociale.
  1. La Wallonie est une adhésion, et une adhésion libre. Un territoire [ou] une population, doit pouvoir décider d’y entrer ou d’en sortir. Librement.
  1. Bruxelles, partant du principe précédent, ne peut être “annexée”. La Région bruxelloise forme une entité spéci­fique, qui doit pouvoir décider de son destin. Mais il faut une solidarité Wallonie-Bruxelles. Pour l’organiser, il faut un dialogue, qui viendra, disais-tu, tôt ou tard. Et il s’agit de s’y préparer [4].

Anticiper ce dialogue intrafrancophone. Nul doute que tu l’as fait.

D’ailleurs, en 1993, te préparant à une interpellation difficile – c’était au Restaurant La Presse, près de la Chambre – tu me rappelais que tu avais beaucoup appris des Bruxellois. En particulier de ce cher François Persoons qui, disais-tu – n’avait pas son pareil pour choisir un bon vin. De ton côté, Jean-Maurice, tu m’as dit avoir enseigné à ton homologue de la Culture qu’il fallait respecter certaines règles pour maintenir une bonne relation entre francophones de Bruxelles et Wallons de Wallonie.

Les accords Dehousse-Persoons sont bien loin. Mais ils nous rappellent ce principe élémentaire, aujourd’hui oublié.

 

Mon cher Jean-Maurice,

Le drapeau wallon, marqué de la date de 1912, et que tu tiens de ta grand-maman, est aujourd’hui bien à sa place.

Ce drapeau trouve son origine dans le fait que, le 7 juillet 1912, un juriste, député et militant wallon, comme toi, est venu ici même, à Liège pour participer au Congrès organisé par la Ligue wallonne.

Comme tu l’as si souvent fait, face à des congressistes un peu animés, un peu indécis et un peu brouillons, ce député a rédigé, porté, défendu une courte résolution et l’a fait voter par le congrès. Ce petit texte appelait à l’indépendance de la Wallonie vis-à-vis du pouvoir central ainsi qu’à la création d’une Commission composée d’un membre par quarante mille habitants, à l’instar de la Chambre des Représentants [5].

Sa résolution votée, ce juriste, député et militant wallon, comme toi, a porté sur les fonts baptismaux l’Assemblée wallonne, premier Parlement de Wallonie, créé le 20 octobre 1912.

Ce député s’appelait Jules Destrée. Avec ses amis, dans ce Parlement fantôme, ils ont façonné ce drapeau qui te couvre aujourd’hui et symbolise, encore et toujours, notre forte autonomie.

Toi, Jean-Maurice, tu t’es placé sur ces traces fédéralistes. Aujourd’hui, c’est toi qui honores ce drapeau.

Car, tu aimais à le rappeler, ce sont les Parlements qui fondent la démocratie et qui structurent l’État.

Merci, mon cher Jean-Maurice, pour toutes ces leçons d’intelligence, de résistance, et d’amitié.

 

 

Philippe Destatte

@PhD2050

 

[1] Texte de l’hommage rendu à l’Hôtel de Ville de Liège le 18 février 2023, lors des funérailles de Jean-Maurice Dehousse.

[2] Pour une biographie de Jean-Maurice Dehousse, voir Paul DELFORGE, Hommage à Jean-Maurice Dehousse, Liège 11 octobre 1936, 8 février 2023), Liège, Institut Destrée, 10 février 2023. : https://www.institut-destree.eu/2023-02-08_hommage_jean-maurice-dehousse.html

Et surtout : Paul DELFORGE, Jean-Maurice Dehousse, dans P. DELFORGE, Ph. DESTATTE et M. LIBON dir., Encyclopédie du Mouvement wallon, Parlementaires et ministres de la Wallonie (1974-2009), t. 4, p. 163-168, Namur, Institut Destrée, 2010.

[3] Georges TRUFFAUT et Fernand DEHOUSSE, L’État fédéral en Belgique, Liège, L’Action wallonne, 1938. Edition anastatique, Institut Destrée, 2002. Voir la préface de Jean-Maurice DEHOUSSE à l’ouvrage de Micheline LIBON, Georges Truffaut, Wallonie : utopies et réalités, collection Écrits politiques wallons, Charleroi, Institut Destrée, 2002.

[4] Les six principes de JMD, dans Jacques DUJARDIN, Le défi wallon, Après la descente aux enfers c’est l’heure, pour la Wallonie, du renouveau et du redéploiement, dans Le Vif, 24 février 1983, p. 25. Cité dans Ph. DESTATTE, L’identité wallonne, Essai sur l’affirmation politique de la Wallonie, XIXe-XXe siècles, coll. Notre Histoire, p. 26, Charleroi, Institut Destrée, 1997.

[5] Paul DELFORGE, L’Assemblée wallonne, 1912-1923, Premier Parlement de la Wallonie ?, p. 34sv, Namur, Institut Destrée, 2013.

Louvain-la-Neuve, 15 mai 2006

1. Introduction

S’il y a une fausse idée claire – a pu dire le député hennuyer Louis Piérard – c’est bien celle de la politique d’indépendance ([1]). C’était à la Chambre des Députés, le 10 février 1937. Rarement un concept politique fut plus difficile à manier. Si, souvent indistinctement, on voit utiliser les mots de “neutralité” ou “mains libres”, à côté de celui d’indépendance, pour désigner la politique étrangère de la Belgique de 1936 à 1940, tous ces mots sont éminemment politiques, donc subjectifs, connotés et sujets à des interprétations diverses. Que vous usiez d’un mot plutôt que d’un autre, et vous voilà engagé dans le contexte et le débat de l’époque. Or, cette époque reste, sous certains aspects, très proche de la nôtre… Ce danger constitue aussi l’intérêt d’une relecture des sources, ou en tout cas d’un certain nombre d’entre elles. Intérêt personnel et individuel en ce qui me concerne, car je n’ai ni la prétention ni l’ambition de renouveler le regard collectif sur ces événements. Le présent questionnement s’est limité à rechercher la part prise par Paul-Henri Spaak dans ces événements afin de peut-être mieux le comprendre après avoir longtemps dépouillé des sources – notamment celles du Mouvement wallon d’Avant-guerre – qui n’affichaient généralement pas une très grande sympathie pour le ministre belge des Affaires étrangères, souvent considéré dans le pays wallon au mieux comme “un tourneu d’casaque” (un retourneur de veste) au pire comme un traître vendu à Berlin ([2]).

C’est le 13 juin 1936 que Spaak arrive aux Affaires étrangères dans le Gouvernement Van Zeeland. Quatre événements majeurs viennent de changer le contexte politique de celui qui était simplement ministre des Transports dans le gouvernement précédent.

  1. Les élections du 24 mai 1936 ont offert une victoire extraordinaire à Léon Degrelle : il a obtenu 21 élus à la Chambre, soit presque autant que les libéraux qui, en aban­donnant un mandat, en ont 23 ([3]). Le POB, quant à lui, recule de trois sièges, surtout au bénéfice du Parti communiste qui triple sa représentation (9 députés) et, dans une moins mesure, de Rex. Le Parti catholique a perdu 16 sièges : il est mangé par les rexistes, mais a aussi perdu des voix au profit des nationalistes flamands du VNV qui ont doublé leur représentation ([4]).
  2. A Paris, moins de trois mois après la victoire du Frente popular en Espagne, le Front populaire conduit par Léon Blum obtient la majorité absolue à l’Assemblée nationale française, le 3 mai 1936. Léon Blum constitue dès lors un gouvernement minoritaire SFIO-radicaux, soutenu de l’extérieur par les communistes, avec l’ambition de mener un programme de réformes de structure. L’expérience va durer jusqu’en juin 1937.
  3. Le 5 mai 1936, les troupes italiennes de Mussolini ont fait leur entrée à Addis-Abeba. Trois jours plus tard, Victor Emmanuel III signe un décret annexant l’Ethiopie. C’est l’échec de la SDN.
  4. Hitler, de son côté, par un incroyable coup de bluff, vient de réoccuper la Rhénanie le 7 mars 1936 et de répudier le Pacte de Locarno : les armées allemandes sont de nouveau menaçantes à la frontière de la Belgique.

2. Quelle est la situation diplomatique de la Belgique en 1938 ?

Le 6 mars 1936, des lettres échangées entre les gouvernements français et belges ont mis fin à l’accord militaire franco-belge de 1920. Ce texte défensif et secret avait été signé le 29 juin 1920 par le maréchal Foch, le général Maglinse, chef d’état-major général de l’armée belge, et son homologue français, le général Buat. Le principe de cet accord avait été approuvé par le gouvernement belge, à l’initiative de Paul-Émile Janson, ministre de la Défense nationale, le 9 septembre 1920. Interprété par les uns comme une entente purement technique et par les autres – parmi lesquels le gouvernement français – comme une véritable alliance, l’accord militaire va faire l’objet de polémiques sur sa vocation, d’autant que le roi lui-même a été laissé dans l’ignorance de ses dispositions pratiques ([5]). Retenons pourtant, avec l’ancien secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, Fernand Vanlangenhove, la formule de l’historien français Pierre Renouvin : ce n’était pas un traité d’alliance, mais cela y ressemblait beaucoup ([6]).

Depuis 1928, des critiques s’étaient élevées à l’encontre de cet accord, surtout en Flandre ([7]). Selon certains, le Traité de Locarno du 16 octobre 1925 pouvait dorénavant suffire à garantir notre frontière avec l’Allemagne. Le traité d’assistance mutuelle conclu entre la France et l’URSS le 2 mai 1935, en réponse au réarmement allemand et en complément de l’accord de la Stresa du 16 avril 1935, va irriter le mouvement flamand qui, au travers du Los van Frankrijk, va faire campagne pour la dénonciation de l’accord militaire franco-belge, notamment en y liant le vote des crédits militaires. Le Premier ministre et ancien ministre des Affaires étrangères Paul Van Zeeland, considérant ce texte opaque et périmé – ce qui n’était pas faux –, avait souhaité limiter strictement les relations avec la République au maintien des contacts entre états-majors, ayant pour objet l’exécution des engagements définis par le Traité de Locarno ([8]).

L’évolution de la politique étrangère de la Belgique va connaître cinq moments forts qui constituent autant d’étapes qui nous mènent de 1936 à 1940 :

  1. La redéfinition de la politique étrangère par la Belgique dès 1936;
  2. Le discours de Hitler du 30 janvier 1937;
  3. La Déclaration franco-britannique du 23 avril 1937;
  4. La Déclaration allemande du 13 octobre 1937;
  5. La confrontation à la réalité : de l’Anschluss à l’attaque de la Belgique.

A) Première étape : la redéfinition de la politique étrangère de la Belgique

Nombreux sont ceux qui vont s’interroger sur le fait de savoir si cette redéfinition ouvre une nouvelle politique. En effet, y a-t-il une véritable rupture de politique, le 20 juillet 1936, lorsque le nouveau ministre des Affaires étrangères Paul-Henri Spaak annonce, lors d’un déjeuner devant la presse internationale, qu’il va bâtir une politique étrangère exclusivement et intégralement belge sur les trois réalités indiscutables que sont, à ses yeux, la position géographique de la Belgique, l’existence de populations flamandes et wallonnes, et la relativité de ses forces ([9]) ?

Y a-t-il une véritable rupture de politique, le 9 septembre 1936, lorsque le Premier ministre van Zeeland déclare que les intérêts dont le gouvernement a la charge sont ceux des Belges et que son gouvernement n’admettra jamais que ces intérêts soient obnubilés par n’importe quelle combinaison de diplomatie étrangère ([10]) ?

Y a-t-il une véritable rupture de politique, le 14 octobre 1936, lorsque, devant le Conseil des ministres réuni au Palais royal, le roi Léopold III approuve – en la répétant – la formule du ministre des Affaires étrangères d’une politique “exclusivement et intégralement belge” et estime que cette politique doit viser résolument à nous placer en dehors des conflits de nos voisins; elle répond à notre idéal national ([11]) ?

Qui a impulsé cette politique ? Le roi utilise les mots de Spaak qui, lui-même, a utilisé ceux d’une lettre adressée par le roi à Paul Van Zeeland le 13 juillet 1936. C’est dans celle-ci que Léopold III notait que la Belgique, située entre trois grandes puissances, devait éviter de lier son sort à l’une de ces puissances et devait écarter tout engagement qui la lierait au-delà d’obligations concernant sa seule défense ([12]). Spaak notera en 1969 qu’il ne s’agissait pas d’une nouvelle politique de neutralité : adversaire du nazisme et du fascisme, je ne croyais pourtant pas que le monde libre devait aller délibérément à la guerre dans le but de changer les régimes politiques d’Italie et d’Allemagne ([13]).

D’emblée, en tous cas, cette position heurte le parti de Paul-Henri Spaak. Une vive réaction se manifeste au Conseil général du Parti ouvrier belge le 23 juillet, opposant à son ministre la résolution du congrès du 2 juin qui prône notamment la sécurité collective et l’assistance mutuelle ([14]). Spaak doit à nouveau se défendre devant un Conseil général le 27 juillet, conseil lors duquel on le suspecte de sympathies envers le fascisme ([15]). Dans certains milieux, ces suspicions se poursuivront longtemps.

Dès le 19 octobre, le Quai d’Orsay a posé par télégramme cinq questions au ministère des Affaires étrangères. Le baron Pierre Van Zuylen les a qualifiées de oiseuses. Elles vont toutefois être répétées par la presse et les parlementaires pendant plusieurs années et vont rarement recevoir de réponses claires ou constantes.

– Quel sera le statut nouveau de la Belgique : la Belgique retourne-t-elle directement ou indirectement à la conception de la neutralité telle qu’elle existait avant 1914 ?

– Comment la Belgique entend-elle défendre son territoire : entend-elle se défendre à la frontière ou compte-t-elle se retrancher derrière l’Escaut ?

– Comment la Belgique conçoit-elle la garantie française ? La France ne peut la donner que moyennant la conclusion d’accords d’états-majors.

– La Belgique entend-elle conclure des accords également avec l’Allemagne ?

– Comment la Belgique accepterait-elle les obligations découlant de l’article 16 du Pacte de la Société des Nations ? ([16]) Ce dernier article porte, nous le savons, sur le droit de passage au travers d’un autre pays en vue de ramener un tiers à la raison s’il a provoqué un conflit et agressé un membre de la Société des Nations.

Des interpellations jointes de Hubin-Relecom – le communiste bruxellois Xavier Relecom – et de Borginon – le nationaliste flamand Henri Borginon – ont lieu le 28 octobre 1936 à la Chambre. La question que pose le député socialiste wallon Georges Hubin concernant les orientations nouvelles de la politique extérieure de la Belgique et particulièrement du discours du roi le 14 octobre nous intéresse spécifiquement. Cette question porte sur le maintien des contacts d’états-majors que le parlementaire hutois considère comme une condition de l’efficacité des garanties d’assistance formulées dans les accords internationaux, donc un élément capital de la sécurité de la Belgique. Rappelant que le Premier ministre Van Zeeland avait montré que les accords de Londres du 19 mars 1936 avaient pour objet d’enlever ce que la mise en œuvre de l’accord de 1920 avait de mystérieux, mais de maintenir les contacts entre les états-majors ([17]), Hubin veut savoir si le discours du roi les remet en question : Comme chacun le sait, M. le Ministre des Affaires étrangères est très éloquent, mais l’éloquence n’a que faire ici; il s’agit de répondre “oui” ou “non([18]). Dans un long discours, qui irrite manifestement une bonne partie de la Chambre, Spaak essaie de noyer le poisson, se querelle avec les communistes, non sans provocation que l’on pourrait qualifier de politicienne de sa part, et ce n’est que poussé dans ses derniers retranchements que, après plusieurs formulations, il accepte finalement de lâcher que les contacts d’états-majors anglo-franco-belge subsistent comme il avait été prévu à Londres ([19]).

Paul-Henri Spaak en 1937 (Wikimedias Commons)

B) Deuxième étape : le discours de Hitler du 30 janvier 1937

Le 22 décembre 1936, un diplomate allemand à Bruxelles, M. Brauer fait une démarche aux Affaires étrangères pour tester l’intérêt pour la Belgique d’une déclaration allemande favorable à l’indépendance du royaume ([20]). Très rapidement, c’est-à-dire le 30 janvier 1936, dans un discours au Reichstadt, Hitler déclare qu’il était prêt à considérer les territoires de la Belgique et des Pays-Bas comme neutres et inviolables ([21]). Pour le sénateur socialiste Henri Rolin, l’accord du 13 octobre est une demande sur une suggestion faite par Berlin. Il était difficile de la refuser ([22]). L’ambassadeur de Belgique à Berlin, le vicomte Jacques Davignon, recevait de Von Neurath la confirmation qu’il s’agissait bien d’une offre du Führer ([23]).

A la Chambre, le 17 février 1937, Paul-Henri Spaak inscrit sa politique dans la continuité de celle de l’ancien ministre des Affaires étrangères Paul Hymans et des déclarations que ce dernier vient de faire le 11 février à la Chambre et auxquelles Spaak adhère et répète :

La Belgique a le droit d’agir selon sa volonté en s’inspirant des circonstances et de ses intérêts […] Elle n’a d’autres obligations que celles qu’elle a librement acceptées : les obligations du Pacte de la Société des Nations et, temporairement, celles des obligations du Traité de Locarno qui ont été maintenues par les accords de Londres de mars 1936 après la dénonciation de ce traité. Ces obligations ne subsistent qu’à titre provisoire en attendant l’établissement d’un régime nouveau d’équilibre et de paix que l’Angleterre s’efforce difficilement de négocier aujourd’hui. Dans ces négociations auxquelles la Belgique est associée, il appartiendra au gouvernement de préciser les obligations que la Belgique est à même d’assumer et de remplir. C’est là qu’apparaîtra la politique nouvelle annoncée. Cette politique d’indépendance doit avoir cependant une direction, une orientation. Elle tendra, selon le discours royal, à écarter, à éviter la guerre. Elle sera intégralement belge. La Belgique s’efforcera de se tenir en dehors des grandes compétitions internationales. Et par conséquent, quels que soient nos amitiés et nos penchants, la Belgique ne s’attachera, ne s’inféodera à la politique d’aucun État ([24]).”

Continuité donc pour Paul-Henri Spaak, sauf sur l’actualité venant de Berlin :

Nous avons pris acte également, avec une réelle satisfaction, des paroles prononcées par le chancelier Hitler dans son discours du 30 janvier, car nous y voyons, en ce qui concerne la Belgique, la manifestation d’un état d’esprit qui fait entrevoir la possibilité d’un accord  ([25]).

Dès ce moment, le lien est établi avec la capitale du Reich pour tenter d’obtenir une garantie formelle, effort dont les Anglais et les Français sont tenus informés.

 

C) Troisième étape : la déclaration franco-britannique du 23 avril 1937

 Cette déclaration fixe la position des gouvernements anglais et français vis-à-vis de la Belgique : Belgique déliée de toute obligation résultant soit du Traité de Locarno soit des arrangements intervenus à Londres le 19 mars 1936.

Spaak parle à nouveau à la Chambre le 29 avril 1937 pour commenter la déclaration franco-anglaise remise quelques jours auparavant. Il s’agit avant tout de prendre acte des engagements nouveaux souscrits par la Belgique :

– volonté de défendre ses frontières contre toute agression et d’empêcher que son territoire soit utilisé comme passage ou base d’opérations contre un de ses voisins;

– volonté d’organiser à cet effet, de manière efficace, la défense de la Belgique;

– fidélité de la Belgique au Pacte de la SDN et à ses obligations.

La France et l’Angleterre considèrent la Belgique déliée de toute obligation résultant pour elle par le traité de Locarno ou les arrangements de Londres du 19 mars 1936, mais déclarent maintenir à l’égard de la Belgique tous les engagements d’assistance qu’ils ont pris envers elle par ces mêmes actes ([26]).

Spaak en conclut que, depuis cet événement, une modification importante a donc été apportée au statut international de la Belgique. C’est pour le ministre l’occasion de rappeler à la fois le changement de contexte international intervenu depuis les dernières années et aussi de redire les bases de la politique étrangère de la Belgique. Spaak répète donc ce qui lui vient du roi :

Nous voulons d’abord, et avant tout, trouver la formule qui fera notre peuple unanime. Nous ne voulons ni sacrifier à une idéologie qui serait plus spécialement wallonne ou plus spécialement flamande. Nous voulons une politique exclusivement et intégralement belge. Nous voulons une politique solidement basée sur notre tradition nationale, une politique qui nous permette de remplir le rôle qui nous est dévolu en Europe. La Belgique n’a pas d’intérêt en dehors de ses frontières; elle n’a pas d’autre ambition que de rester ce qu’elle est; elle ne cherche rien, elle ne demande rien d’autre que la paix.

Spaak rappelle que la politique militaire est intimement liée à la politique extérieure. Il affirme toujours son “réalisme” : […] ce qui importe, ce ne sont pas les engagements que l’on prend, ce sont les engagements que l’on tient ([27]).

La déclaration franco-anglaise du 24 avril clôt pour nous cette période, que l’on pourrait appeler l’ère des accords militaires, et je m’en réjouis ([28]).

 

 D). Quatrième étape : la déclaration de Konstantin von Neurath du 13 octobre 1937 confirmant la détermination du Reich à ne pas porter atteinte à l’inviolabilité et à l’intégrité de la Belgique.

Résultat logique du double cheminement de la politique internationale ou, comme le présente Paul-Henri Spaak, suite naturelle […] de toute la politique qu’il s’est efforcé de réaliser ([29]), le gouvernement belge échange des lettres diplomatiques avec l’Allemagne et obtient de Hitler, le 13 octobre 1937, la promesse que l’Allemagne respectera l’inviolabilité et l’intégrité du territoire belge, Bruxelles s’engageant à s’opposer à tout passage de troupes au travers du territoire belge ([30]). Pierre Renouvin estime que la conséquence de cet accord et de la politique de Paul-Henri Spaak, sera, à l’heure de l’Anschluss et de l’affaire tchécoslovaque, d’empêcher la possibilité de passage de l’armée française, prévue en vertu de l’article 16 du Pacte de la Société des Nations.

Au Sénat, le 20 octobre 1937, Henri Rolin qui est à tout le moins sceptique cite le correspondant du Times à Berlin :

Les avantages autant au point de vue stratégique que diplomatique qui résulteront pour l’Allemagne de la déclaration qu’elle va faire sont considérables. L’assurance supposée que la Belgique ne donnera pas passage aux troupes françaises et ne donnera pas de bases à l’aviation britannique ajoutera à la sécurité de l’Allemagne et aura pour conséquence de raccourcir la frontière à défendre en même temps qu’une étape sera franchie dans l’objectif poursuivi de neutraliser la frontière occidentale pour le cas d’hostilités qui viendraient à surgir dans l’est de l’Europe ([31]).

Spaak se fâche, qualifie l’article de grotesque. Ce n’est pas, dit-il, le correspondant du Times à Berlin qui est chargé d’interpréter la politique belge. C’est moi !

Rolin ose : Je ne dis pas que cette interprétation soit exacte, mais je vous ai dit quelle était l’importance que j’y attache.

Spaak à nouveau : C’est moi, je le répète, qui interprète la politique internationale de la Belgique. Ce n’est pas le correspondant du Times à Berlin ([32]).

Le député socialiste de Liège Georges Truffaut interpelle le ministre des Affaires étrangères à la Chambre, le 21 octobre 1937, concernant ce qu’il appelle le pacte belgo-allemand du 13 octobre 1937. Le député liégeois considère en effet, lui aussi, que cet accord est l’aboutissement fatal de notre nouvelle orientation politique puisque, de cette manière, la Belgique participe de fait à la barrière que l’Allemagne construit à l’ouest du Rhin pour bloquer les Franco-Britanniques sur la ligne d’Alsace, avant de passer par la Pologne et la Tchécoslovaquie pour attaquer la Russie. Dès lors, Georges Truffaut affirme hautement qu’il n’a pas confiance dans la politique extérieure du gouvernement.

Elle est dangereuse à la fois au point de vue extérieur, parce qu’elle affaiblit encore la SDN et ouvre une nouvelle brèche dans le système de la sécurité collective; parce qu’elle fait le jeu des pays autoritaires; et, au point de vue intérieur, parce qu’elle aboutit à faire sentir aux Wallons que, désormais, ils ne jouent plus aucun rôle dans la direction de ce pays que leurs pères ont créé.

 Je n’ai pas confiance, surtout, parce que je n’ai pas confiance dans l’Allemagne hitlérienne ([33]).

Le nationaliste flamand Henri Borginon, le communiste Albert Marteaux, le catholique Henry Carton de Wiart, le libéral Paul Hymans, le communiste Xavier Relecom, notamment, prennent le relais, tantôt pour dénoncer, tantôt pour appuyer la politique d’indépendance. Spaak montre son exaspération à répondre aux questions très nombreuses qui lui sont posées et face aux avis multiples étrangers qui lui sont opposés et qui confirment la satisfaction allemande et italienne de voir le système de défense mutuelle contre l’Allemagne se démanteler. Il grogne à nouveau :

[…] pour les commentaires de la politique étrangère belge, à l’heure actuelle, c’est moi qui compte. Ce ne sont ni les journaux allemands, ni les journaux belges, ni même les journaux officiels ou officieux italiens. Quand on veut avoir des commentaires au sujet de la politique étrangère belge, c’est à moi qu’il faut en référer ([34]).

Dans le même débat, tant Carton de Wiart que Paul Hymans viennent appuyer la politique du gouvernement, et donc défendre Spaak. On est impressionné par la qualité et l’assurance de leurs réponses lorsqu’on les compare aux explications embrouillées et confuses du ministre des Affaires étrangères. Hymans note que La déclaration du gouvernement allemand apporte un appoint de sécurité à la Belgique et à l’Europe occidentale. En somme, l’Allemagne renouvelle l’engagement qu’elle avait pris en 1925 par le traité de Locarno, que rompit la réoccupation militaire de la Rhénanie. Il ajoute que, enfin, voici que l’Allemagne, à son tour, nous offre son assistance contre une agression ou un invasion. J’ose dire qu’il est assez difficile d’imaginer que la Belgique soit attaquée par l’Angleterre, la France ou la Hollande ([35]).

Mais Hitler lui-même semble accabler Spaak lorsque, le 20 février 1938, le Führer déclare : le grand effort vers une véritable neutralité que nous pouvons observer dans une série d’États européens nous remplit d’une satisfaction profonde et sincère ([36]).

Malgré les oppositions et notamment celle de son parti, Paul-Henri Spaak veut tenir un discours sans ambages, discours qu’il pense être celui de la vérité. Il le fait encore en confirmant sa politique devant le Congrès du POB le 23 février 1938. A la lecture de son intervention, on mesure la distance qui le sépare à la fois de l’aile wallonne du Parti ouvrier belge, mais aussi d’Henri Rolin :

 Je refuse quant à moi d’admettre l’idée que la prochaine guerre sera celle du fascisme contre la démocratie. Je me refuse à camoufler les causes de la guerre, à tromper les hommes sur la réalité. Si la guerre éclate, c’est parce que les peuples auront à défendre leurs intérêts vitaux et si l’on va au fond des choses une fois de plus, ce seront les impérialismes qui se heurteront. La démocratie n’a rien à faire là-dedans. Un bloc démocratique ! Avec l’URSS, laissez-moi sourire. L’Angleterre faisant la guerre pour la démocratie ! Vous croyez vraiment que tel sera son mobile essentiel et que la défense des colonies, des marchés, du pétrole et du cuivre n’y sera pas pour quelque chose ? Un bloc démocratique avec les alliés de la France ? Avec la Pologne et la Yougoslavie et la Roumanie ? Non, assez de justifier votre politique avec des raisons aussi ridicules et aussi fausses. Si vous croyez la guerre inévitable, ayez le courage de dire franchement pourquoi vous la ferez ([37]).

 Nous sommes à quelques semaines de l’Anschluss. Le ministre des Affaires étrangères va désormais être confronté à la réalité.

 

E). La confrontation à la réalité : de l’Anschluss à la Campagne des Dix-huit jours

C’est un homme amer qui se présente à la Chambre le 22 mars 1938. Mais peut-être ne se rend-il pas compte qu’il donne cette sensation aux députés. Lorsqu’il répond à ce qu’il qualifie de “pessimisme” tel qu’exprimé à la Chambre, Paul-Henri Spaak affirme : “Je crois que c’est un raisonnement par trop simpliste que celui qui conclut à dire : Voyez ce qui s’est passé en Autriche ; que la Belgique prenne garde. Non, vraiment, les deux problèmes ne sont pas identiques. Il n’y a au fond, aucune comparaison possible entre le problème austro-allemand et le problème germano-belge. La garantie donnée par le chancelier Hitler, le 11 juillet 1936 est très différente de la garantie donnée le 13 octobre 1937. Enfin, la différence essentielle qu’il y a entre le problème autrichien et le problème belge, c’est que la Belgique a la garantie formelle de la France et de l’Angleterre ([38]).

Son honorable collègue Georges Truffaut est porteur d’une question qu’il était capable de faire naître seul, mais qui venait peut-être aussi du Quai d’Orsay, comme le suggère le directeur général du ministère ([39]). Truffaut demande à Spaak s’il accorderait le libre passage à la France dans le cas où la France voudrait se porter au secours de la Tchécoslovaquie en attaquant l’Allemagne. Paul-Henri Spaak rétorque durement : Je m’élève contre cette pensée qui tendrait à faire croire que nos voisins ont le droit de passer par la Belgique ou même le droit de demander le passage, pour exécuter des obligations prises en dehors de nous, dans des traités auxquels nous ne sommes pas partie. […] Seul l’article 16 du Pacte de la Société des Nations mentionne les facilités de passage. J’ai déjà donné de cet article, une interprétation qui n’a été contestée par personne, ni au Parlement belge, ni au-dehors ([40]).

Spaak sent toutefois qu’il n’a pas su trouver les mots pour unir derrière sa politique l’ensemble des députés. Il ajoute dès lors que l’homme qu’il envie ce jour, c’est Giuseppe Motta, le président de la Confédération suisse, qui, par les paroles qu’il a prononcées, a groupé autour de lui, sans aucune exception, toutes les bonnes volontés de la nation suisse ([41]).

Spaak devient Premier ministre le 15 mai 1938. Dans ce que le professeur Michel Dumoulin a appelé à raison “un véritable coup de force”, il a formé son gouvernement en vingt-quatre heures sans avoir consulté aucun groupe politique, refusant de se rendre à la convocation du Bureau de son parti ([42]).Il veut créer ou recréer une démocratie où chacun prendra ses responsabilités, […] la notion d’autorité et de responsabilité n’étant pas, dit-il, contraire à la notion de démocratie ([43]).

L’été est chaud. Il connaît une nouvelle “crise de la politique d’indépendance”. Faisant  suite aux manœuvres de l’armée belge dirigées contre la France, de nombreux Wallons se sont émus. Dans Le Peuple du 13 août 1938, le député socialiste de Thuin, Max Buset s’en prend ouvertement à Léopold III, accusé de manifester des sympathies à l’égard des puissances fascistes ([44]).

Alors que des états d’âme s’expriment jusqu’au sein du Conseil des ministres le 25 juillet 1938, Spaak y déclare que l’Allemagne n’a aucune visée offensive à l’Ouest, qu’elle veut juste avoir les mains libres en Europe centrale. Il plaide aussi pour le réalisme économique – l’Allemagne étant un marché très vaste – au moment où un ministre belge a été reçu pour la première fois officiellement à Berlin depuis vingt ans. Il s’agit de l’extraparlementaire gantois Paul Heymans, en charge des Affaires économiques. Compte tenu de l’opinion wallonne, les socialistes Achille Delattre et Joseph Merlot sont réticents tandis que Spaak dénonce les déclarations du bourgmestre de Liège Xavier Neujean qui s’en prend à l’Allemagne et réclame encore et toujours le renforcement des fortifications ([45]).

Lorsque, le 29 septembre 1938, les accords de Munich sont signés, c’est sans illusion aucune que, par la grâce de la médiation de Mussolini, le Français Édouard Daladier et le Britannique Neville Chamberlain cèdent à Hitler le territoire des Sudètes, en échange d’une reconnaissance, par l’Allemagne, de ses frontières ouest. La Belgique cultive – seule d’ailleurs – les illusions, elle qui estime, dans son isolement, n’avoir aucune responsabilité dans ce fâcheux état de choses ([46]). Hitler, quant à lui, ne manquera pas de faire exprimer à Spaak, par l’intermédiaire du nouvel ambassadeur d’Allemagne à Bruxelles Vicco Karl von Bülow-Schwante, la satisfaction avec laquelle il a suivi le développement de la politique d’indépendance, pleinement sanctionnée par la question tchécoslovaque ([47]).

Le 4 octobre 1938, après Munich et la dislocation de la Tchécoslovaquie, Spaak affirme que la politique que nous pratiquons depuis deux années a pleinement donné ses fruits. Si, au cours de ces semaines tragiques, j’ai à plusieurs reprises dû envisager l’hypothèse de la guerre, j’ai toujours cru, cependant que notre pays pourrait y échapper et que les promesses qui lui avaient été faites seraient tenues ([48]). Et d’ajouter lors du débat du 3 novembre, lorsque le député socialiste bruxellois Fernand Brunfaut rappelle que l’Allemagne avait donné des garanties à la Tchécoslovaquie avant de la soumettre ensuite à son coup de force, que le Premier ministre se refuse à considérer que le sort ou la position de la Belgique soit comparable à celui de l’Autriche ou de la Tchécoslovaquie ([49]).

1er septembre 1939 : les panzers se ruent à l’assaut de la Pologne. Le gouvernement Pierlot – catholique-libéral – constitué le 18 avril s’ouvre aux socialistes le 3 septembre 1939, date de la déclaration de guerre à l’Allemagne par la France et la Grande-Bretagne. Ce même 3 septembre, le gouvernement déclare officiellement sa neutralité dans le conflit qui vient d’éclater en Europe ([50]).

La Belgique tremble, terrorisée par son voisin de l’Est, mais ne modifie pas sa politique. Au moment où, le 3 septembre, elle proclame officiellement sa neutralité, les seize divisions de l’armée belge sont au poste, là où le général-major Raoul Van Overstraeten les a disposées, c’est-à-dire déployées pour deux tiers face à la France et un tiers face à l’Allemagne ([51]). Comme l’a écrit Fernand Vanlangenhove, secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, vue de Berlin, la politique d’indépendance de la Belgique présentait un intérêt stratégique pour l’Allemagne, car elle pouvait réduire le risque d’une attaque franco-anglaise contre ses centres vitaux, au moment où les nazis s’occupaient de l’Autriche, de la Tchécoslovaquie ou de la Pologne. Lorsque le sort de ces États fut réglé, c’est-à-dire fin septembre, la neutralité belge perdit la valeur qu’elle avait eue temporairement pour les entreprises de conquête du Führer ([52]).

Au Sénat, le 17 avril 1940, Spaak peut encore rappeler sa politique, même si le doute, manifestement, s’insère progressivement dans son esprit : en réalité, la politique que nous faisons, et que vous approuvez, se résume en ces mots : neutres, aussi longtemps que ce sera possible, aussi longtemps que nous pourrons l’être dans la dignité et la fierté, mais si, par malheur, cette neutralité est violée par quelqu’un, courageux comme nous l’avons été en 1914 ([53]).

Au Parlement, le 10 mai 1940, dans l’ambiance dramatique que l’on sait, juste avant la dissolution, Spaak conclut sa communication par ces mots : Notre pays se trouve devant une cruelle épreuve. Ce jour, qui est grave pour lui, est un jour désastreux pour moi : ai-je besoin de vous dire que le rêve que j’avais fait n’est pas la réalité d’aujourd’hui ? Et cependant, au moment où nous entrons dans une phase nouvelle de notre histoire, j’ai l’impression qu’il ne me faut rien changer aux définitions que j’ai données ici même il y a quelques jours à peine de notre politique extérieure ([54]).

Ainsi, constatait-il l’échec d’une politique dont il gardait – et gardera – la conviction que c’était la seule possible.

 

3. Conclusion : la politique de qui ?

La question qui reste est celle-ci : la politique de Paul-Henri Spaak était-elle bien sa propre politique ? Ou bien cette politique était-elle celle de ses mentors dont Michel Dumoulin et Jean Stengers ont bien montré l’importance des influences ?

Le roi, d’abord qui n’avait cessé de le cornaquer. Vu par le gouvernement, la neutralité était un programme concret imposé par une situation donnée. Du côté du roi, elle correspondait à une inclination profonde, a écrit Hubert Pierlot ([55]).

Spaak, séduit et subjugué par De Man, comme l’a montré Michel Dumoulin ([56]). C’est évident. Mais sur quel chemin ? Celui du socialisme national ? De ce socialisme d’une nouvelle espèce, socialisme nouveau, qu’ils ont théorisé ensemble pour la Belgique en 1937 ([57]) ? Ce chemin était celui qui a mené De Man tellement au-delà du marxisme qu’il en a, en 1940, rejoint l’Ordre nouveau ([58]). De fait, le rexiste Pierre Daye avait affirmé que nous finirons par nous entendre avec Monsieur Spaak ([59]).

Heureusement, à Wijnendale, Pierlot a joué les exorcistes et le petit homme, que l’on disait pourtant modeste et sans charisme, a amené Paul-Henri Spaak sur le chemin qui allait valoriser ses talents européen et atlantiste, et faire de lui l’une des personnalités respectée de l’Après-Guerre.

 

Philippe Destatte

@PhD2050

([1]) Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 10 février 1937, p. 596. – Ce texte constitue mon intervention Intervention au colloque Paul-Henri Spaak et la France, organisé à Louvain-la-Neuve par le Département d’histoire, les 15 et 16 mai 2006. Il a été publié sous le titre : Philippe DESTATTE, Paul-Henri Spaak et la politique des “mains libres” dans Geneviève DUCHENNE, Vincent DUJARDIN et Michel DUMOULIN, Rey, Snoy, Spaak, fondateurs belges de l’Europe, Actes du colloque organisé par la Fondation Paul-Henri Spaak et l’Institut historique belge de Rome, en collaboration avec le Groupe d’Etudes d’Histoire de l’Europe contemporaine, à l’Academia Belgica à Rome, 10-11 mai 2007, p. 57-77, Bruxelles, Bruylant, 2007.

([2]) Notamment l’interview de Fernand Hautot, 15 avril 1985. – Philippe DESTATTE, L’identité wallonne, Essai sur l’affirmation politique de la Wallonie (XIX-XXèmes siècles), Charleroi, Institut Destrée, 1997.

([3]) Jules GERARD-LIBOIS, José GOTOVITCH, L’an 40, La Belgique occupée, p. 29, note 11, Bruxelles, CRISP, 1971. Les auteurs don­nent les chiffres suivants une moyenne nationale de 11,49 %, 15,1 % en Wallonie et 18,5 % à Bruxelles. La moyenne la plus forte en Wallonie était le Luxembourg (29,6 %), puis Namur (20,3 %), Liège (19,3 %) et le Hainaut (8,7 %). – Jean-Michel ETIENNE, Le mouvement rexiste jusqu’en 1940, p. 53-63, Paris, A. Colin – Fondation nationale des Sciences politiques, 1968.

([4]) Roger DE SMET, René EVALENKO et William FRAEYS, Atlas des élections belges, 1919-1954, p. 58-61, Bruxelles, 1958. – Carl-Henrik HöJER, Le régime parlementaire belge de 1918 à 1940, p. 247-248, Bruxelles, CRISP,1969.

([5]) Fernand VANLANGENHOVE, L’élaboration de la politique étrangère de la Belgique entre les deux guerres mondiales, p. 21-23 et 96-100, Bruxelles, Palais des Académies, 1980. – Fernand VANLANGENHOVE, La Belgique en quête de sécurité, p. 26-28, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1969. Le titre de l’accord d’états-majors était Accord militaire défensif franco-belge pour le cas d’une agression allemande non provoquée. Notons que les lettres ont été échangées les 10 et 15 septembre 1920 entre le Premier ministre et le président du Conseil, ministre des Affaires étrangères de France.

([6]) Fernand VANLANGENHOVE, L’élaboration de la politique étrangère…, p. 23.

([7]) Guido PROVOOST, Vlaanderen en het militair-politiek beleid in Belgïe tussen de twee wereldoorlogen, coll. Biblioteek van de Vlaamse Beweging, Leuven, Davidsfonds, 1976. L’accord militaire franco-belge est reproduit dans le vol. 1, p. 571-573.

([8]) Paul-Henri SPAAK,  Combats inachevés, t.1, De l’indépendance à l’alliance, p. 51, Paris, Fayard, 1969.

([9]) La situation internationale européenne définie par M. Spaak, Le ministre belge se pro­nonce pour l’abandon des pactes de sécurité collective, dans L’Express, 21 et 22 juillet 1936, p. 1. – Paul-Henri SPAAK, Combats inachevés…, I, p. 44-45.

([10]) Baron Pierre van ZUYLEN, Les mains libres, Politique extérieure de la Belgique, p. 365, Paris, Desclée De Brouwer – Bruxelles, Edition universelle, 1950.

([11]) Général VAN OVERSTRAETEN, Albert I, Léopold III, Vingt ans de politique militaire belge, 1920-1940, p. 233, Bruxelles, Desclée De Brouwer, 1946.

([12]) Vincent DUJARDIN et Michel DUMOULIN, Paul van Zeeland (1893-1973), p. 66, Bruxelles, Racine, 1977.

([13]) Paul-Henri SPAAK, Combats inachevés, I, p. 45.

([14]) Paul-Henri SPAAK, Combats inachevés, I, p. 47.

([15]) Michel DUMOULIN, Spaak,  p. 78, Bruxelles, Racine, 1999.

([16]) Baron Pierre VAN ZUYLEN, Les mains libres…, p. 372-373.

([17]) Fernand VANLANGENHOVE, L’élaboration de la politique étrangère de la Belgique…, p. 185.

([18]) Annales parlementaires, Chambre, 28 octobre 1936, p. 363.

([19]) Annales parlementairesChambre, 28 octobre 1936, p. 377.

([20]) Baron Pierre VAN ZUYLEN, Les mains libres…,  p. 381

([21]) Annales parlementaires, Chambre, Carton de Wiart, 16 février 1937, p. 643 – Spaak Chambre 21 octobre 1937, p. 153.

([22]) Annales parlementaires, Sénat, 20 octobre 1937, p. 195.

([23]) Baron Pierre VAN ZUYLEN, Les mains libres…, p. 382.

([24]) Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 17 février 1937, p. 663.

([25]) Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 17 février 1937, p. 664.

([26]) Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 29 avril 1937, p. 1285.

([27]) Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 29 avril 1937, p. 1286.

([28]) Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 29 avril 1937, p. 1287.

([29]) Baron Pierre van ZUYLEN, op. cit., p. 408.

([30]) Baron Pierre van ZUYLEN, op. cit., p. 406-409. – Pierre RENOUVIN, Histoire des relations internationales, Les crises du XXème siècle, … t. 2, p. 161. – A noter que Spaak continuera ensuite à qualifier cet accord d’unilatéral. Paul-Henri SPAAK, Combats inachevés…, t. 1, p. 56.

([31]) Cité par Henri Rolin dans Annales parlementaires,  Sénat, 20 octobre 1937, p. 195.

([32]) Annales parlementaires, Sénat, 20 octobre 1937, p. 196.

([33]) Le pacte belgo-allemand du 13 octobre 1937, Interpellation de M. G. Truffaut, député de Liège, à M. le ministre des Affaires étrangères, Chambre des Représentants, Séance du 21 octobre 1937, p. 26, Liège, Editions de l’Action wallonne, 1937.

([34]) Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 21 octobre 1937, p. 154.

([35]) Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 21 octobre 1937, p. 159.

([36]) Cité par Georges Truffaut dans Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 16 mars 1938, p. 1059.

([37]) Paul-Henri SPAAK, Pour la paix, Discours prononcé au Conseil général du POB (23 février 1938), p. 15 et 16, Bruxelles, Labor, [s.d.].

([38]) Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 22 mars 1938, p. 1110-1111.

([39]) Baron Pierre VAN ZUYLEN, Les mains libres…, p. 438-439.

([40]) Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 22 mars 1938, p. 1111.

([41]) Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 22 mars 1938, p. 1111.

([42]) Michel DUMOULIN, Spaak…, p. 103.

([43]) Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 18 mai 1938, p. 1638

([44]) Michel DUMOULIN, Spaak, p. 114.

([45]) Michel DUMOULIN, Spaak, p. 114. – Philippe DESTATTE, L’identité wallonne, Essai…, p. 178.

([46]) Baron Pierre VAN ZUYLEN, op. cit., p. 444.

([47]) Fernand VANLANGENHOVE, L’élaboration de la politique étrangère de la Belgique…, p. 305.

([48]) Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 4 octobre 1938, p. 6.

([49]) Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 3 novembre 1938, p. 43.

([50]) Déclaration de neutralité, dans Le Moniteur belge, 3 septembre 1939, p. 6045-6048.

([51]) Jean VANWELKENHUYZEN, Neutralité armée, La politique militaire de la Belgique pendant la drôle de guerre, p. 17, Bruxelles, Renaissance du Livre, 1979.

([52]) Fernand VANLANGENHOVE, op. cit., p. 319. – Sur les craintes de Hitler d’une attaque franco-anglaise sur la Ruhr, avec l’aide de la Belgique et de la Hollande, voir son discours du 23 novembre 1939 à ses généraux, dans Henri BERNARD, Panorama d’une défaite, Bataille de Belgique-Dunkerque, 10 mai – 4 juin 1940, p. 49, note 14, Gembloux, Duculot, 1984.

([53]) Annales parlementaires, Sénat, 17 avril 1940, p. 966.

([54]) Annales parlementaires, Sénat, 10 mai 1940.

([55]) Jean STENGERS, Léopold III et le gouvernement, Les deux politiques belges de 1940, Paris-Gembloux, Duculot, 1980.

([56]) Michel DUMOULIN, Spaak…, p. 65. – Paul-Henri SPAAK, Combats inachevés…, I, p. 25 et 32.

([57]) Voir Paul-Henri SPAAK et Henri DE MAN, Pour un socialisme nouveau, Paris-Bruxelles, Labor, 25 mai 1937.

([58]) Zeev STERNHELL, Ni droite ni gauche, L’idéologie fasciste en France, Paris, Seuil, 1983. – Philippe DESTATTE, Socialisme national et nationalisme social, Deux dimensions essentielles de l’enseignement du national-socialisme, dans Cahiers de Clio, 93/94, p. 13-70, Université de Liège, 1988.

([59]) Michel DUMOULIN, Spaak…, p. 97.

Liège, 24 octobre 2022

Au Professeur Charles Hyart

 

1. La Russie est une puissance européenne

Россия есть Европейская держава, Russia estié evropeïskai dejava.

La Russie est une puissance européenne. Cette formule, mon professeur de langue et d’histoire de la civilisation russe à l’Université de Liège, Charles Hyart (1913-2014) me l’a souvent répétée [1]. Elle figure à l’article 6 du Nakaz de l’impératrice Catherine II de Russie (1729-1796), les instructions délivrées en 1767 à la Commission législative chargée d’harmoniser les lois. Cet ouvrage constitue un véritable traité de philosophie politique, inspiré de L’esprit des Lois (1748) de Montesquieu (1689-1755) et du juriste italien Cesare Beccaria (1738-1794). Il a été écrit en français, puis traduit en russe par la tsarine elle-même [2]. La formule contenue dans cet article 6 rappelle qu’il existait, au moins dans l’esprit de certains dirigeants – fussent-ils des despotes, éclairés ou non -, une volonté d’imposer aux Russes comme aux occidentaux, l’idée d’une Russie européenne.

Cette orientation ne naît d’ailleurs pas au XVIIIe siècle. Depuis Ivan IV dit Grozny, le Terrible (1530-1584), premier tsar de Russie qui règne de 1547 à 1584, la Russie s’ouvre régulièrement à l’Ouest, notamment aux Anglais par les ports du Nord. Avec Pierre le Grand (1672-1725), qui règne de 1694 à 1725, on entre dans un véritable processus d’occidentalisation du pays. Ce mouvement se poursuivra jusqu’à la Maison commune européenne de Mikhaël Gorbatchev (1931-2022), même si des effets de balancier s’opèrent qui tantôt valorisent l’identité européenne de la Russie tantôt la rejettent [3]. En effet, certains acteurs voient dans l’occidentalisation de leur pays un processus de dérussification. Ils considèrent cette dernière comme une trahison de l’héritage triomphant de Byzance dont la Russie est la fille. L’occidentalisation est alors vécue comme une déviance, au nom de la slavophilie – le nationalisme slave -, de l’asianité ou de l’eurasianité, qui plongent dans l’immensité des deux continents que chevauche la Russie [4].

Mais c’est aussi au nom de cette immensité que, malgré sa proximité intellectuelle avec Denis Diderot (1713-1784) et d’Alembert (1717-1783), la Grande Catherine inscrit aux articles 9 et 11 de ses instructions que :

[…] le souverain est absolu, car aucune autre autorité que celle détenue par sa seule personne ne saurait agir avec la vigueur que requièrent des possessions aussi étendues. […] Toute autre forme de gouvernement, de quelque nature qu’il soit, serait non seulement préjudiciable en Russie, mais, plus encore, mènerait le pays à sa ruine [5].

Nous ne tomberons pas dans ce déterminisme…

Le regard des Européens occidentaux sur la Russie varie lui aussi : la présence violente des cosaques du tsar Alexandre Ier  (1777-1825), vainqueur de Napoléon (1769-1821), que Liège, l’Ardenne puis Paris ont connue en 1814, puis les craintes des troupes d’une Russie “gendarme de l’Europe”, celle de Nicolas Ier  (1796-1855), menaçant de loin la Révolution belge de 1830, feront place après la Guerre de Crimée (1853-1856), à l’Alliance franco-russe de 1892 et à l’affrontement sanglant de 1914-1918 qui mène au traité de Brest-Litovsk du 3 mars 1918. Ce dernier document, dans lequel les empires centraux imposent la paix sur le front de l’Est, signifie pour la Russie la perte de l’Ukraine, des pays baltes, et du Caucase, sur fond de croisades antibolcheviques des Alliés : Anglais, Français, Italiens et Américains, mais aussi les Japonais, interviennent directement et militairement jusqu’en 1920 [6].

Vient ensuite la fascination que Petrograd puis Moscou, nouvelle capitale d’un socialisme bolchevique, exerceront sur nos intellectuels et nos prolétariats, jusqu’à la fin du XXe siècle pour certains. Il était donc une terre, disait André Gide (1869-1951) en 1936, où l’utopie était en passe de devenir réalité…[7] Et qui s’affirme alors, de plus en plus, comme une superpuissance mondiale avec les États-Unis, ainsi que le sociologue français Alexis de Tocqueville  (1805-1859) l’avait pressenti un siècle plus tôt, dès 1835 dans De la démocratie en Amérique :

Il y a aujourd’hui sur la terre deux grands peuples qui, partis de points différents, semblent s’avancer vers le même but : ce sont les Russes et les Anglo-Américains.

Tous deux ont grandi dans l’obscurité ; et tandis que les regards des hommes étaient occupés ailleurs, ils se sont placés tout à coup au premier rang des nations, et le monde a appris presque en même temps leur naissance et leur grandeur.

Tous les autres peuples paraissent avoir atteint à peu près les limites qu’a tracées la nature, et n’avoir plus qu’à conserver ; mais eux sont en croissance : tous les autres sont arrêtés ou n’avancent qu’avec mille efforts ; eux seuls marchent d’un pas aisé et rapide dans une carrière dont l’œil ne saurait encore apercevoir la borne [8].

 

2. La Deuxième Révolution russe

L’arrivée au Kremlin de Mikhaïl Gorbatchev, en mars 1985, constitue une bifurcation majeure qui amorce un mouvement de retour à l’Europe. Le contexte est marqué par l’échec partiel de la mise en œuvre de la conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe (CSCE), tenue à Helsinki en 1975. C’est aussi l’époque des tensions sur l’implantation des missiles en Europe, de l’invasion de l’Afghanistan et de la crise polonaise du tournant des années 1980.

À partir des années 1985-1986, le leader réformateur russe va donner forme à une idée qu’il a avancée dans un discours qu’il a prononcé à Londres en 1984. pour lui, L’Europe est notre maison commune [9]. Ce premier signal permet, dès l’année suivante, à la Communauté économique européenne d’ouvrir des négociations avec Moscou, en vue d’un projet d’accord sur le commerce et la coopération. Un de collaborateurs de Gorbatchev, Vladimir Loukine, diplomate du ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie (MID), observe en 1988 que la Maison commune européenne affirmée par le Président Gorbatchev représente la maison d’une civilisation à la périphérie de laquelle nous sommes longtemps restés. Ce processus, qui se développe alors en Russie et dans un certain nombre de pays de l’Est, revêt partout – note le futur ambassadeur à Washington – la même dimension historique, à savoir la dimension d’un retour vers l’Europe [10].

Avec sa Nouvelle pensée politique, Gorbatchev poursuit sa rénovation de l’URSS [11]. Dans son fameux discours du 7 décembre 1988 aux Nations Unies à New York, le chef du Kremlin montre un nouveau visage de la Russie et s’engage à retirer d’Allemagne et d’Europe de l’Est une partie substantielle des troupes soviétiques qui y sont casernées.

Quelques mois plus tard, le 6 juillet 1989, devant le Conseil de l’Europe à Strasbourg, là où le général de Gaulle (1890-1970) avait en 1959 évoqué l’Europe, depuis l’Atlantique jusqu’à l’Oural [12], Mikhaïl Gorbatchev annonce l’abrogation de la doctrine Brejnev. Celle-ci porte sur le droit que se réservait l’URSS d’intervenir dans les pays socialistes pour y sauvegarder la doctrine communiste et ses acquis territoriaux. C’est dans ce discours que le Premier Secrétaire du Parti communiste soviétique répète les phrases de Victor Hugo (1802-1885) sur les États-Unis d’Europe, prononcées en 1849 :

[…] un jour viendra où vous France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne… Un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées [13].

Le Président MIkhaïl Gorbatchev au Conseil de l’Europe à Strasbourg, le 6 juillet 1989 (Photo capture INA)

Gorbatchev y explicite largement son concept de Maison européenne et conclut que, en s’unissant, les Européens sauront relever les défis du XXIe siècle :

[…] nous sommes animés par la conviction qu’ils ont besoin d’une Europe unie, pacifique et démocratique, gardant tout son caractère hétérogène et fidèle aux idéaux humanistes universels, une Europe prospère, tendant la main à toutes les autres parties du monde. Une Europe qui progresse avec assurance vers son avenir. C’est dans cette Europe que nous situons notre propre avenir [14].

Ce projet soviétique, à l’orientation de plus en plus sociale-démocrate, est alors fortement soutenu par François Mitterrand (1916-1996) qui tente de lui donner davantage de contenu notamment quand le président français esquisse le 31 décembre 1989 à la télévision le projet suivant :

à partir des accords d’Helsinki, je compte voir naître dans les années 90 une confédération européenne au vrai sens du terme, qui associera tous les États de notre continent dans une organisation commune et permanente d’échanges, de paix et de sécurité [15].

Union paneuropéenne, la confédération qu’il annonce n’a pas, aux yeux du locataire de l’Élysée, vocation à se substituer à la CEE.

Dans cette perspective, les pays du Pacte de Varsovie signent avec ceux de l’OTAN le traité de Paris sur la réduction des armes conventionnelles en Europe. De même, dans la foulée, Moscou adhère à la Charte pour une Nouvelle Europe, adoptée par les 34 pays à l’issue de ce même sommet organisé par anticipation de la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe (CSCE) du 19 au 21 novembre 1990 [16]. Cette charte porte sur le respect du pluralisme démocratique, des libertés et des droits humains, elle veut ouvrir une nouvelle ère :

Nous, chefs d’État ou de gouvernement des États participant à la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, sommes réunis à Paris à une époque de profonds changements et d’espérances historiques. L’ère de la confrontation et de la division en Europe est révolue. Nous déclarons que nos relations seront fondées désormais sur le respect et la coopération. L’Europe se libère de l’héritage du passé. Le courage des hommes et des femmes, la puissance de la volonté des peuples et la force des idées de l’Acte final de Helsinki ont ouvert une ère nouvelle de démocratie, de paix et d’unité en Europe [17].

Faut-il préciser que l’espoir est alors immense ?

 

3. Les graines d’un problème futur

Pourtant, dès la fin juin 1991, après les Assises de la Confédération européenne organisée à Prague, à l’initiative de François Mitterrand et endossée par Vaclav Havel (1936-2011), président de la République tchèque et slovaque, il apparaît que c’est un échec [18]. Dans cette affaire, écrit son ancien conseiller en charge du dossier, le président français n’eut que le tort d’avoir raison trop tôt. Sa clairvoyance se heurta à la conjonction du conservatisme (celui des Américains, prioritairement attachés au maintien de leur influence en Europe) et de l’impatience (celle des pays d’Europe de l’Est, pressés de monter dans le train communautaire) [19]. En effet, l’accélération des processus d’ouverture aux anciens pays de l’Est, la réunification allemande, l’hostilité des États-Unis à un processus dont ils ne sont pas parties prenantes ont eu raison tant de la Confédération que de la Maison commune [20]. Jacques Lévesque, professeur à l’UQAM, l’a montré :

l’effondrement rapide et inattendu des régimes de l’Europe de l’Est a entraîné la ruine de l’idéologie de la transition et de la politique européenne de Gorbachev en le privant des leviers essentiels à sa mise en œuvre et a précipité la désintégration de l’Union soviétique elle-même [21].

En décembre 1991, l’URSS gorbatchévienne implose au profit de la Communauté des États indépendants (CEI) dominée par la Fédération de Russie.

Au printemps 1992, après ces événements, Andrei Kozyrev, ministre des Affaires étrangères du président de la Fédération de Russie, Boris Eltsine (1931-2007), souligne l’importance future pour la Russie de participer aux structures européennes et affirme l’intérêt d’une participation active au processus européen. L’utilisation des normes et de l’expertise accumulées dans le cadre européen sera, observe-t-il, d’une aide réelle pour résoudre les problèmes internes de la Russie et ceux des autres républiques ex-soviétiques [22]. Sous son influence, la Russie pose sa candidature au Conseil de l’Europe en mai 1992, où elle entrera le 28 février 1996 [23]. Cette étape est importante ; on l’oublie trop souvent. En novembre 1992, elle entame aussi des négociations avec la CEE en vue d’un accord de partenariat et de coopération sur des valeurs partagées de démocratie, de respect des droits de l’homme et d’entrepreneuriat. Cet accord est signé le 24 juin 1994 à Corfou où la Russie et l’Union européenne se sont déclarées partenaires stratégiques l’une et l’autre [24]. C’est une autre étape importante dans le rapprochement entre la Russie et l’Europe. Ce rapprochement n’est pas qu’une signature sur un papier : de 1990 à 1994, la CEE prend en charge 60% des aides internationales à la Russie via le programme TACIS [25], et elle devient un partenaire commercial de premier plan pour Moscou, en représentant plus d’un tiers des échanges extérieurs de la Russie [26].

Ce processus de rapprochement va souffrir de la marginalisation de la Russie par l’OTAN dans les guerres balkaniques [27]. Cette marginalisation déclenche des sentiments anti-occidentaux et coûte son poste à Kozyrev, malgré les efforts de ce dernier d’effectuer, face à une pression nationaliste russe de plus en plus marquée, un revirement de sa politique vers une défense de la Communauté des États indépendants (CEI), intérêt vital de la Russie [28].

En janvier 1996, Kozyrev est remplacé par Evgueni Primakov (1929-2015). Brillant académique, maîtrisant plusieurs langues, dont l’arabe et le français, Primakov est partisan d’une diplomatie multipolaire où la Russie doit assumer une vocation de puissance eurasienne, y compris sur l’étranger proche des anciennes républiques soviétiques. Cette multipolarité est vue outre-Atlantique comme une volonté de nuire aux États-Unis sur tous les fronts [29]. L’Europe reste cependant un partenaire privilégié de la Russie quand un Accord de partenariat renforcé est signé en novembre 1997 [30]. L’attractivité de l’Europe pour les Russes a perdu l’euphorie des débuts, d’autant que Bruxelles agace par ses critiques constantes notamment sur la question tchétchène. En mars 1999, c’est l’intervention unilatérale déclenchée par l’Administration américaine au Kosovo qui ouvre une crise avec l’OTAN ; elle connaît son paroxysme avec l’occupation par les paras russes de l’aéroport de Slatina – Pristina le 12 juin 1999 [31]. C’est aussi l’époque de l’élargissement de l’OTAN aux “pays de l’Est”.

Les responsables américains et leurs homologues ouest-allemands ont habilement déjoué les plans de Gorbatchev, en étendant l’OTAN à l’Allemagne de l’Est et en évitant de faire des promesses formelles, en tout cas écrites, sur l’avenir de l’alliance [32]. Mais comme Mary Elise Sarotte, l’a souligné, en rappelant ce que James Baker, l’ancien secrétaire d’État de George H. W. Bush (1924-2018), de 1989 à 1993, a écrit dans ses mémoires : presque chaque réussite contient en elle les graines d’un problème futur. La professeure d’histoire à l’Université de Southern California observe que, à dessein, la Russie a été laissée à la périphérie de l’Europe de l’Après-Guerre froide. Et l’historienne de faire remarquer qu’un jeune officier du KGB en poste en Allemagne de l’Est en 1989 a livré son propre souvenir de l’époque dans une interview réalisée dix ans plus tard, dans laquelle il se souvient être rentré à Moscou plein d’amertume face à la façon dont “l’Union soviétique avait perdu sa position en Europe” [33].

Il s’appelait Vladimir Poutine, et il aurait un jour le pouvoir d’agir sur cette amertume [34].

 

4. Main tendue et poing fermé

L’arrivée de Vladimir Poutine au Kremlin se fait pourtant dans un contexte de décrispation avec l’Occident, où la lutte contre le terrorisme après le 11 Septembre et le développement de la coopération énergétique avec l’Europe de l’Ouest constituent des facteurs majeurs.

Premier chef d’État russe à prendre la parole au Bundestag, en septembre 2001, Vladimir Poutine commence son discours en russe puis le poursuit longuement dans la langue de Goethe, Schiller et Kant. Il y souligne l’importance de la culture européenne en rappelant la contribution significative de la Russie à cette culture qui, affirme-t-il, n’a pas de frontière et a toujours constitué un bien commun. Et le président poursuit :

Quant à l’intégration européenne, non seulement nous soutenons ces processus, mais nous les envisageons avec espoir. Nous les considérons comme un peuple qui a très bien appris la leçon de la Guerre froide et le péril de l’idéologie de l’occupation. Mais ici, je pense qu’il serait pertinent d’ajouter que l’Europe n’a pas non plus tiré profit de cette division.

Je suis fermement convaincu que dans le monde d’aujourd’hui qui change rapidement, dans un monde qui connaît des changements démographiques vraiment spectaculaires et une croissance économique exceptionnellement élevée dans certaines régions, l’Europe a également un intérêt immédiat à promouvoir les relations avec la Russie.

Personne ne remet en question la grande valeur des relations de l’Europe avec les États-Unis. Je suis simplement d’avis que l’Europe renforcera sainement et pour longtemps sa réputation de centre fort et véritablement indépendant de la politique mondiale si elle parvient à réunir son propre potentiel et celui de la Russie, y compris ses ressources humaines, territoriales et naturelles et son potentiel économique, culturel et de défense [35].

À côté de cette main tendue, le chef du Kremlin regrette les oppositions qui subsistent avec l’Ouest, et exige de la loyauté de la part de l’OTAN en interrogeant le bien-fondé de l’élargissement à l’Est et en regrettant l’incapacité de s’entendre sur les systèmes de défense antimissile. Clôturant son discours sur les relations germano-russes, Vladimir Poutine dit sa conviction que l’Allemagne et la Russie tournent une nouvelle page dans leurs relations, apportant ainsi une contribution commune à la construction d’une maison européenne commune [36].

Dans les années qui suivent, l’Europe devient le partenaire commercial principal d’une Russie dont la croissance du PIB atteint une moyenne de 7% par an de 2000 à 2007 [37]. Ce climat favorable permet le succès du Sommet russo-européen de Saint-Pétersbourg de mai 2003. Les diplomates russes et européens y définissent quatre espaces : espace économique commun, espace commun de liberté, de sécurité et de justice, espace de coopération dans la sécurité extérieure, espace de recherche et d’éducation [38]. Le Sommet de Moscou de mai 2005 dessine une série de roadmaps pour la mise en œuvre de ces espaces de coopération fondés sur la sécurité et la stabilité. Russes et Européens conviennent de les promouvoir activement, de manière mutuellement bénéfique, par une collaboration et un dialogue étroits et axés sur les résultats entre l’UE et la Russie, contribuant ainsi efficacement à la création d’une Grande Europe sans clivages et fondée sur des valeurs communes [39].

Le contexte géopolitique pourtant s’assombrit à nouveau. Les attentats terroristes tchétchènes à Moscou (2002) et à Beslan (2004), les effets de l’élargissement à l’Est de l’Union européenne en 2004 de huit pays postcommunistes faisant que l’étranger proche de la Russie – en particulier la Biélorussie et l’Ukraine – est devenu l’étranger proche de l’Europe, la suspicion de soutien européen aux révolutions de couleurs – Géorgie en 2003, Ukraine en 2004, Kirghizistan en 2005 – induisent une nouvelle méfiance russe à l’égard de l’Europe. Parallèlement, les manquements flagrants aux droits humains du régime de Vladimir Poutine et en particulier l’assassinat, en 2006, de la journaliste moscovite Anna Politkovskaïa ont pourri les espoirs européens nés du Sommet de 2003.

Vladimir Poutine à la Conférence sur la Sécurité à Munich le 10 février 2007. Photo du Ministère US de la Défense par Cherie A. Thurlby

C’est un Vladimir Poutine contrarié qui participe, le 10 février 2007, à la 43e conférence de Munich sur la Sécurité. Comme l’a écrit le professeur Richard Sakwa de l’Université de Kent, celui qui était probablement le leader russe le plus européen que son pays ait connu, va faire entrer son pays dans une nouvelle phase de relations internationales [40]. Le Président russe met directement en cause le modèle unipolaire fondé par le rôle des États-Unis dans le monde et prône le retour à un monde multipolaire qui tienne compte des nouvelles réalités économiques de la planète : Chine, Inde, BRICS, dont la Russie, ont émergé, souligne-t-il. Et si le chef du Kremlin en fin de mandat évoque de nouveau “la grande famille européenne”, il dénonce surtout l’insécurité que l’expansion de l’OTAN fait courir aux frontières de la Russie :

je pense – affirme-t-il – qu’il est évident que l’expansion de l’OTAN n’a aucun rapport avec la modernisation de l’Alliance elle-même ou avec la garantie de la sécurité en Europe. Au contraire, elle représente une grave provocation qui réduit le niveau de confiance mutuelle. Et nous sommes en droit de demander : contre qui cette expansion est-elle destinée ? [41]

Quand le nouveau président Dmitri Medvedev prend ses fonctions le 7 mai 2008, on pourrait croire que toute cette tension est oubliée. Le concept politique des Affaires étrangères que le président de la Fédération de Russie approuve le 15 juillet 2008 appelle à fonder les relations stratégiques avec l’Union européenne sur une base juridique solide et moderne et d’établir un espace juridique sous les auspices du Conseil de l’Europe qui s’étendrait à l’ensemble de l’Europe.

L’objectif principal de la politique étrangère russe sur le volet européen est de créer un système véritablement ouvert et démocratique de sécurité et de coopération collectives régionales assurant l’unité de la région euroatlantique, de Vancouver à Vladivostok, de manière à ne pas permettre sa nouvelle fragmentation et la reproduction des approches basées sur les blocs qui persistent dans l’architecture européenne qui a pris forme pendant la période de la Guerre froide. C’est précisément l’essence de l’initiative visant à conclure un traité de sécurité européenne dont l’élaboration pourrait être lancée lors d’un sommet paneuropéen [42].

Dès lors, Moscou appelle à la construction d’une Europe véritablement unifiée, sans lignes de division, par une interaction égale entre la Russie, l’Union européenne et les États-Unis. De plus, la Russie s’affirmant comme plus grand État européen doté d’une société multinationale et multiconfessionnelle et d’une histoire séculaire, le Kremlin propose de jouer un rôle constructif pour assurer la compatibilité civilisationnelle de l’Europe et l’intégration harmonieuse des minorités religieuses, notamment au vu des diverses tendances migratoires existantes. Le nouveau concept politique appelle aussi au renforcement du rôle du Conseil de l’Europe, ainsi que de l’OSCE, et annonce la volonté de la Fédération de Russie de développer ses relations avec l’Union européenne, partenaire majeur en matière de commerce, d’économie et de politique étrangère. La Russie se dit en outre intéressée par le développement d’un partenariat stratégique avec l’Union européenne ainsi que des relations bilatérales mutuellement avantageuses avec les pays qui la composent [43].

En fait, les ambiguïtés s’accroissent également entre les démocraties atlantiques. Alors que les États-Unis considèrent d’abord l’OTAN comme un outil de leadership notamment destiné à rassembler des partenaires sur des missions qui pourraient dépasser le théâtre européen, les pays d’Europe occidentale y voient essentiellement un instrument de paix en Europe. De leur côté, les nouveaux membres d’Europe centrale et orientale considèrent l’Alliance comme un rempart contre une Russie qu’ils continuent à craindre. Comme l’écrit alors Charles Kupchan, la préoccupation de ces pays les rend ouverts à un ordre euroatlantique davantage centré sur l’OTAN que sur l’Union européenne. Cette analyse amène le professeur de Relations internationales de l’Université Georgetown à Washington à plaider pour une entrée de la Russie dans l’Alliance atlantique [44].

En effet, pour répondre à l’expansion continue de l’OTAN à l’Est, la nouvelle doctrine militaire de Moscou considère l’élargissement de l’OTAN comme une menace extérieure majeure, en particulier quand l’alliance envisage l’adhésion de la Géorgie et de l’Ukraine. En vue de la réunion annuelle de l’OSCE à Athènes, le 1er décembre 2009, le ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, depuis 2004, Sergueï Lavrov, présente un projet de traité sur la sécurité européenne, ce qui ne manque pas d’inquiéter les Européens de l’Est et d’irriter Washington. Cette réorganisation de l’architecture de sécurité se fonde sur l’idée que toute mesure prise par une des parties, individuellement ou collectivement, y compris dans le cadre d’une organisation internationale, d’une alliance ou d’une coalition militaire doit tenir compte des intérêts des autres parties signataires du traité. L’Union européenne y répond poliment, tout en attirant l’attention sur le fait que cette nouvelle proposition ne doit en aucun cas mettre en cause les obligations actuelles des États membres de l’Union en matière de sécurité [45].

En 2010, une nouveau souffle semble marquer les relations entre la Russie et l’Occident au travers d’un certain nombre d’initiatives. Ainsi, aux Nations Unies, la Russie vote en faveur des sanctions contre l’Iran, ce qui est perçu positivement à Bruxelles. Comme Premier ministre russe, Vladimir Poutine accueille son homologue polonais Donald Tusk à Katyn et exprime des remords au sujet du massacre y perpétré par ordre de Staline (date-date) en 1940. En avril 2010, à Prague, le président  Dmitri Medvedev signe le traité New Start avec le président Barack Obama en vue de limiter le nombre de missiles balistiques intercontinentaux. Un mois plus tard, les troupes de l’OTAN, invitées amicalement par les Russes, défilent sur la Place Rouge pour commémorer le 65e anniversaire de la victoire contre le nazisme [46]. Des efforts sont également maintenus, de part et d’autre, pour concrétiser certaines coopérations. Au Sommet russo-européen de Rostov-sur-le-Don, au printemps 2010, un partenariat pour la modernisation (Partnership for Modernization – P4M) est lancé dans un climat de détente, mais sans qu’il puisse améliorer substantiellement une relation que certains voient déjà compromise [47]. C’est vrai qu’un sentiment d’inquiétude grandit en Europe sur la fiabilité de l’approvisionnement énergétique russe [48]. Le conflit sur l’Ossétie du Sud entre la Russie et une Géorgie qui semble s’aligner sur l’Ouest a, lui aussi, accru les tensions sur le plan diplomatique comme militaire.

 

5. Des relations dans l’impasse

Cependant, en juillet 2013, le ministre russe Sergueï Lavrov publie un article dans la très sérieuse revue académique internationale Journal of Common Market Studies ;  l’ancien représentant de la Russie à l’ONU (1994-2004) y affirme que :

L’histoire européenne ne peut être imaginée sans la Russie, tout comme l’histoire de la Russie ne peut être imaginée en dehors de l’Europe. Depuis des siècles, la Russie contribue à façonner la réalité européenne dans ses dimensions politiques, économiques et culturelles. Pourtant, le débat sur le degré de proximité entre la Russie et ses partenaires d’Europe occidentale et sur la mesure dans laquelle la Russie est un pays européen se poursuit également depuis des siècles.

Le ministre Lavrov y rappelle également que, ces dernières années (…) nous avons une occasion sans précédent de réaliser le rêve d’une Europe unie [49]. On peut néanmoins se demander si cette occasion n’est pas passée.

Le Président du Conseil européen Herman Van Rompuy à l’Université européenne de Saint-Péterbourg, 5 septembre 2013 (Photo Université européenne)

Moins de deux mois plus tard, le 5 septembre 2013, présent à Saint-Pétersbourg à l’occasion du G20, le président du Conseil européen Herman Van Rompuy délivre une conférence à l’Université européenne. Son discours fait écho à ceux de Victor Hugo en 1849, mais aussi de Vladimir Poutine en 2001, pour ne citer que ceux-là :

[…] nous, les Européens, nous nous connaissons. Nous – les Français, les Prussiens puis les Allemands, les Suédois, les Hollandais, les Italiens, les Polonais, les Britanniques, les Russes et tous les autres, nous avons lu les livres des autres, nous avons écouté la musique des autres, nous avons cru au même Dieu, nous nous sommes engagés dans des batailles entre différents camps, nous avons parlé, fait du commerce et nous avons appris les uns des autres, et parfois nous nous sommes mal compris. Peut-être sommes-nous, comme on l’a dit, une “famille européenne”. Mais là encore, il faut être prudent avec un mot comme celui-là, car il me fait immédiatement penser à la première ligne du roman Anna Karénine de Tolstoï : “Toutes les familles heureuses se ressemblent, toute famille malheureuse est malheureuse à sa manière” ! Je dirais que la famille européenne peut être heureuse à sa manière [50].

Comme chez Poutine au Bundestag, la suite du texte laisse toutefois poindre les difficultés, lorsque Herman Van Rompuy constate :

Nous avons des frontières communes, mais aussi des voisins communs. L’Ukraine, l’Arménie, la Moldavie qui comptent pour nous deux doivent définir leur propre voie. Mais à notre avis, pour l’Ukraine, un accord d’association avec l’Union européenne ne porterait pas atteinte aux liens de longue date du pays avec la Russie. Pourquoi faudrait-il que ce soit l’un ou l’autre ? [51]

La création de l’Union douanière eurasienne (UDE) entre la Russie, le Belarus et le Kazakhstan en 2010 et l’ambition de la transformer rapidement en une véritable union économique eurasiatique (UEE) peuvent être interprétées comme une initiative visant à contrer la présence croissante de l’Union européenne dans l’espace postsoviétique. Les manifestations Euromaïdan qui éclatent en Ukraine en 2013 devant le refus du Président Viktor Ianoukovytch de signer l’accord d’association avec l’UE au profit d’un accord avec la Russie semblent donner raison aux pires craintes du Kremlin de voir investi son étranger proche.

L’annexion de la Crimée en mars 2014 et surtout l’abattage au-dessus de la région du Donetsk du vol MH-17 Amsterdam-Kuala Lumpur de la Malaysia Airlines, le 17 juillet 2014 déclenchent des sanctions économiques européennes. Elles accélèrent ce processus de pourrissement des relations, d’autant qu’elles favorisent considérablement le rapprochement de Bruxelles avec Kiev : dès le 16 septembre 2014, l’accord d’association est ratifié par la Verkhovna Rada d’Ukraine et le Parlement européen. Se basant sur des déclarations du vice-président US Joe Biden selon lequel les dirigeants américains avaient cajolé l’Europe pour qu’elle impose des sanctions à la Russie, alors que l’UE y était initialement opposée, Sergueï Lavrov fait alors remarquer que pendant quelques années, la Russie a surestimé l’indépendance de l’Union européenne et même des grands pays européens. Le ministre russe des Affaires étrangères de la Fédération de Russie répétera cette formule en 2017 [52].

Pour reprendre une formule de l’historien russe Sergei Medvedev, les relations entre l’Europe et la Russie sont alors dans l’impasse [53]. Ainsi, réunis à Bruxelles le 14 mars 2016, sous la présidence de l’Italienne Federica Mogherini, Haute Représentante européenne pour les Affaires étrangères et la Politique de Sécurité, les ministres des Affaires étrangères des 28 adoptent à l’unanimité cinq principes destinés à guider la politique de l’Union à l’égard de la Russie :

– la mise en œuvre de l’accord de Minsk sur le Donbass de septembre 2014 et février 2015 [54] comme condition essentielle à tout changement substantiel de la position de l’Union européenne à l’égard de la Russie ;

– le renforcement des relations avec les partenaires orientaux de l’UE et d’autres voisins, en particulier en Asie centrale ;

– le renforcement de la résilience de l’UE (par exemple, sécurité énergétique, menaces hybrides ou communication stratégique ;

– la nécessité d’un engagement sélectif avec la Russie sur les questions intéressant l’UE ;

– la nécessité d’établir des contacts interpersonnels et de soutenir la société civile russe [55].

Ces positions bien affirmées illustrent, mais aussi contribuent à la distanciation entre l’Europe et la Fédération de Russie. Cette dernière néglige d’ailleurs de plus en plus ouvertement l’Union en tant qu’institution, comme l’a montré la visite à Moscou de Josep Borrell, en février 2021, correspondant à l’expulsion de diplomates européens dans le cadre de l’affaire de l’opposant russe Alexeï Navalny [56]. La Russie semble se détacher progressivement de l’Europe, écrivait le Haut Représentant de l’UE à son retour de ce déplacement difficile [57].

L’engagement de l’Union européenne du côté des Ukrainiens est devenu de plus en plus manifeste depuis l’agression russe du 24 février 2022. Ainsi, lors du Conseil des ministres européens des Affaires étrangères du 17 octobre 2022, les ministres, informés de l’escalade militaire et des frappes menées sur Kiev par l’armée russe ont pris des décisions importantes. Ils ont convenu d’établir une mission d’assistance militaire de l’UE pour soutenir les forces armées ukrainiennes. La mission formera environ 15 000 soldats sur le sol de l’UE. Ils ont également convenu d’allouer 500 millions d’euros supplémentaires au titre de la Facilité européenne de soutien à la paix pour financer les livraisons destinées aux forces ukrainiennes, portant ainsi l’assistance militaire de l’UE à l’Ukraine à un total de 3,1 milliards d’euros.[58]

Cet engagement donne évidemment des arguments au ministre russe des Affaires étrangères Sergei Lavrov lorsqu’il déclare le 20 octobre 2022 que les livraisons d’armes de l’Union européenne à Kiev faisaient d’elle une “partie prenante du conflit” en Ukraine et que les pays qui fournissaient l’Ukraine en armes étaient des “sponsors du terrorisme” [59].

 

6. Conclusion : la puissance, ce n’est pas l’émotion

6.1. Entre Kant et Hobbes…

Depuis les origines de leurs contacts, les pays et peuples de l’Europe de l’Ouest ont entretenu des relations complexes avec la Russie. L’analyse de ces relations est d’ailleurs fondée sur les questions préalables de savoir, d’une part, qu’est-ce que la Russie et, d’autre part, qu’est-ce que l’Europe. Bien malin qui pourrait y répondre… Intuitivement, nous sentons qu’il s’agit de temporalité : la relation complexe que notre présent entretient avec le passé, l’histoire, ainsi qu’avec le futur : l’avenir, l’aspiration, le projet.

Il est évident que l’Union européenne et la Russie n’utilisent pas la même grammaire géopolitique [60], l’Europe se décrédibilisant bien souvent aux yeux de Moscou par son soft power, perçu par le Kremlin, mais aussi par d’autres gouvernements, comme de la politique hiératique, brouillonne et faible. L’évolution du discours de plusieurs représentants de l’Union européenne depuis l’agression de mars 2022 a d’ailleurs pu surprendre les observateurs. Ainsi en est-il, lorsque le Haut Représentant de l’Union européenne pour les Affaires étrangères et la Politique de Sécurité, vice-président de la Commission européenne, Josep Borrell déclare le 13 octobre 2022 en réponse à la rhétorique belliqueuse de Vladimir Poutine qu’une frappe nucléaire russe contre l’Ukraine provoquerait une réponse si puissante (such a powerful answer) que l’armée russe serait anéantie (annihilated) [61]. On peut s’interroger sur la nature et la légitimité de telles déclarations. Comme l’écrit Kathleen R. McNamara dans The Washington Post, sous le titre Vénus est-elle en train de devenir Mars ?, alors qu’autrefois, l’Union européenne cherchait à s’élever au-dessus de la mêlée des luttes entre grandes puissances, tentant d’offrir une alternative pacifique à la violence et à la coercition, les dirigeants européens semblent vouloir remodeler l’ADN européen et devenir a traditional power player, un acteur traditionnel du pouvoir [62]. Cette évolution étonne d’autant plus la spécialiste des questions européennes que, dans son livre portant sur la construction de l’autorité de l’Union et publié en 2017, la professeure à l’Université de Georgetown avait montré que la politique de l’Union européenne, se voulant complémentaire plutôt que concurrente des États-nations qui la composent, rendait son autorité intrinsèquement fragile [63].

L’historien et politologue néo-conservateur américain Robert Kagan, basé à Bruxelles au début des années 2000, avait d’ailleurs décrit l’Union européenne comme un acteur particulièrement faible et passif dans les relations internationales, la décriant comme entrant dans un paradis post-historique de paix et de prospérité relative, en faisant référence à la réalisation de la Paix perpétuelle d’Emmanuel Kant (1724-1804) publiée en 1795 [64]. Kagan affirmait également dans une formule très genrée et restée célèbre que les Américains sont de Mars et que les Européens sont de Vénus. Ainsi, constatait Kagan, plutôt que de considérer l’effondrement de l’Union soviétique comme l’occasion pour faire jouer ses muscles au niveau mondial, les Européens ont saisi l’instant pour encaisser les importants dividendes de la paix [65]. Et l’auteur de Of Paradise and Power (2003) de dénoncer tout à la fois le gaullisme, l’Ostpolitik, ainsi que la conviction européenne que l’approche des États-Unis à l’égard de l’Union soviétique était trop conflictuelle, trop militariste, trop dangereuse. Dans cet ouvrage consacré aux relations entre les États-Unis et l’Europe, Kagan distinguait l’Europe de l’Ouest, en particulier la France et l’Allemagne des nations d’Europe centrale et orientale qui, par leur histoire différente, ont une crainte historiquement enracinée de la puissance russe et par conséquent une perception plus américaine des réalités hobbésiennes [66]. Pour éclairer cette analyse, rappelons que dans son célèbre traité publié en 1651, Léviathan, le philosophe anglais Thomas Hobbes (1588-1679) affirmait que :

[…] la crainte d’être attaqué à l’improviste dispose l’homme à prendre les devants, ou à chercher secours dans l’association : il n’y a pas d’autre façon en effet, de mettre en sûreté sa vie et sa liberté.

Les hommes qui se défient de leur propre subtilité sont dans les troubles et les discordes civiles mieux préparés à la victoire que ceux qui s’imaginent  être pleins de sagesse ou d’astuce. Car ces derniers aiment à délibérer, alors que les autres, craignant de se laisser circonvenir, aiment à frapper les premiers [67].

Or, la crainte étant une passion communicative, elle met les hommes dans un état de perpétuelle défiance dans ce que Hobbes appelle la guerre de chacun contre chacun.

Cette guerre de chacun contre chacun a une autre conséquence : à savoir que rien ne peut être injuste. Les notions de légitime et d’illégitime, de justice et d’injustice, n’ont pas ici leur place. Là où il n’est pas de pouvoir commun, il n’est pas de loi ; là où il n’est pas de loi, il n’est pas d’injustice. La violence et la ruse sont en temps de guerre les deux vertus cardinales. Justice et injustice ne sont en rien des facultés du corps ou de l’esprit [68].

Le philosophe et politologue français Jean-Marc Ferry, qui a enseigné à l’Université libre de Bruxelles et à l’Université de Nantes, a critiqué assez sèchement l’analyse de Kagan en considérant que l’Américain n’a pas su cerner la percée philosophique qui fait que l’Union européenne, en particulier certains États de cette Union (la France, l’Allemagne, la Belgique) s’orientent vers la perspective, de plus en plus investie, d’un ordre de droit cosmopolitique [69]. Ferry observe que les nations d’Europe étaient plus faibles voici un demi-siècle, qu’aujourd’hui, y compris par rapport à l’Amérique.

C’est justement leur force, aujourd’hui, – poursuit-il – que d’affirmer l’orientation « kantienne » face aux États-Unis.

En fait, Ferry reproche à Kagan la confusion, l’amalgame entre puissance et violence. Le philosophe souligne que le pari de l’Europe est précisément qu’il puisse y avoir puissance sans recours à la violence.

En tant que « kantiens », les Européens comptent sur une puissance, qui est une puissance morale et critique à la fois, et non pas une puissance physique. (…)  Il est clair que si, comme les États-Unis, on prétend avoir toujours raison et ne jamais combattre que pour le Juste (les adversaires incarnant le mal, tandis que l’on incarnerait soi-même le bien), il sera difficile d’avoir un discours authentique sur le Droit. Celui-ci exige une sensibilité, dirait-on, historique, à ce que Hegel nommait « causalité du destin ». Il n’y a, de la part des Américains, guère de tentative sérieuse pour comprendre les raisons historiques qui font que la grande majorité des États est organisée de façon autoritaire, voire totalitaire ; que, partant, il est illusoire de vouloir instaurer la démocratie par la force sans tenir compte du contexte. Or, la sensibilité à l’histoire, les Européens l’ont certainement – presque trop [70].

Pour revenir à Josep Borrell, dans son discours du 10 octobre 2022 devant les ambassadeurs, le Haut représentant de l’Union européenne faisait sienne la formule selon lequel nous, Européens, serions trop kantiens et pas assez hobbésiens [71]. Comme le note la chercheuse dans The Washington Post, la référence à Hobbes est un rappel frappant de la vision dédaigneuse que Kagan a développée de l’Union européenne comme un acteur faible et cosmopolitique [72]. Néanmoins, observe McNamara, il n’existe pas de solide capacité militaire, derrière la menace que M. Borrell proférait le 13 octobre, qui puisse faire en sorte que l’armée russe puisse être annihilée.

C’est d’ailleurs ce que répétait, dans la Pravda du 14 octobre 2022, le vice-président du Conseil de Sécurité de Russie, Dmitri Medvedev, de manière plus acerbe, en qualifiant Josep Borrell de grand stratège et de grand chef militaire dans une armée européenne non existante [73].

 

6.2. Davantage de RealPolitik pour l’Europe ?

Dans un ouvrage collectif publié en septembre 2022 et intitulé Ukraine, Première guerre mondialisée, Nicole Gnesotto observe que pour que l’Europe soit une puissance, sa responsabilité consisterait à accepter de confronter ses principes à la réalité. (…) Une sortie de la crise ukrainienne, indiquait-elle, suppose que l’Europe accepte de dépasser la diplomatie des valeurs pour en revenir à davantage de Realpolitik [74]. Dans son ouvrage récent L’Europe: changer ou périr, l’historienne française rappelle l’importance du rapport réalisé par l’ancien Homme d’État belge Pierre Harmel (1911-2009) en 1967 pour le Conseil de l’Alliance atlantique. Cette nouvelle édition de l’évangile de la nouvelle alliance, pour reprendre la formule de l’ancien ministre des Affaires étrangères devant la Chambre belge [75] visait non seulement à assurer une défense collective de la zone atlantique, mais aussi de tenter de réduire les tensions est-ouest. Comme Harmel l’écrit :

le relâchement des tensions n’est pas l’objectif final : le but ultime de l’Alliance est de parvenir à un ordre pacifique juste et à durable en Europe, accompagné des garanties de sécurité appropriées, but ultime de l’alliance [76].

Cette finalité de l’Exercice Harmel reste fondamentalement d’actualité. D’ailleurs, évoquant l’échec d’une relance des relations entre l’Europe et la Russie à l’initiative de la France en mai 2021, Gnesotto appelle à mettre la puissance militaire à sa juste de place, d’en faire un facteur indispensable à la crédibilité de la diplomatie, un outil au service de l’intelligence, de la négociation, de la persuasion [77].

Le moment, dit-on, est mal choisi. Mais ce moment viendra où il faudra prendre en considération des griefs des différentes parties sur le terrain [78].

Pourtant, c’est aussi cette conviction que Dominique de Villepin exprimait très nettement en parlant d’innovation en diplomatie, de capacité de proposer un chemin nouveau : même, affirme l’ancien Premier ministre de la France sous la présidence de Jacques Chirac (1932-2019),

[…] quand on a un adversaire dont on pense qu’il a tout faux, qu’il est un criminel de guerre, qu’il est malfaisant, eh bien, il faut faire une partie du chemin. Sans quoi, il ne se passe rien [79].

Edgar Morin va plus loin : il expose, pour aujourd’hui même, les bases d’un compromis de paix entre les belligérants. À la fin de son analyse, le sociologue français préconise pour l’Ukraine une neutralité à l’instar de l’Autriche ou bien une intégration européenne. Et il ajoute qu’il serait important d’envisager dans le futur l’inclusion de la Russie dans l’Union européenne comme issue positive à la relation Russie-Occident. Prévenant les éventuelles vives réactions des lecteurs, Morin observe que :

 l’hystérie antirusse, non seulement en Ukraine, mais aussi en Occident, notamment en France, devrait finir par s’atténuer et disparaître, comme se sont éteintes l’hystérie nationaliste de l’Allemagne nazie et l’hystérie antiallemande qui identifiait Allemagne et nazisme [80].

Dans son ouvrage sur la paix perpétuelle, Kant observait que, quoi qu’il en soit, le champ de bataille est le seul tribunal où les États plaident pour leur droits ; mais la victoire, en leur faisant gagner le procès, ne décide pas en faveur de leur cause [81]. Certes, c’était avant que les Nations unies ne tentent vainement, après deux holocaustes mondiaux, d’établir la Paix perpétuelle chère au grand philosophe prussien.

Il me semble néanmoins que l’Europe ne doit pas renoncer à son ambition kantienne de préférer la puissance du droit à celle de la violence. Néanmoins, on peut suivre Henry Kissinger lorsqu’il affirmait que la politique étrangère la plus efficace est celle qui allie les principes de puissance et de légitimité [82]. Pour autant que la légitimité soit celle du Droit. Puissance et légitimité de l’Europe fidèle à ses valeurs et échappant au débat américain entre deep-engagers au profit du leadership US via l’OTAN et restrainers favorables au désengagement et qui observent que leurs troupes sont restées deux fois plus de temps en opérations depuis la fin de la Guerre froide que pendant cette période [83].

C’est aux Européens eux-mêmes à assumer ce qu’ils sont. Si possible de l’Atlantique jusqu’à l’Oural.

Certes, le prix à payer pour l’Union apparaît aujourd’hui très élevé, car il s’agit de disposer à la fois d’une diplomatie européenne à la hauteur, c’est-à-dire qui soit davantage dans la puissance que dans l’émotion.

Une puissance militaire qui nous garde et protège, et nous autonomise des États-Unis.

Une puissance diplomatique qui déploie une véritable possibilité de faire entendre une autre voix que celle de la violence.

 

Philippe Destatte

PhD2050

[1] Ce texte trouve son origine dans une conférence présentée au Blue-Point à Liège le 24 octobre 2022 à l’initiative du Rotary de Liège. Je remercie Caroline Goffinet et Alain Lesage pour leur initiative. Je sais gré à mon collègue historien Paul Delforge pour sa relecture attentive du manuscrit et ses suggestions. Le sujet étant particulièrement vaste, on se référera à l’abondante littérature scientifique récente sur le sujet, notamment : Tom CASIER and Joan DE BARDELEBEN ed., EU-Russia Relations in Crisis, Understanding Diverging Perceptions, Abingdon, Routledge, 2018. – David MAXINE, Jackie GOWER, Hiski HAUKKALA ed., National Perspectives on Russia European Foreign Policy in the Making, Abingdon, Routledge, 2013. – Tuomas FORSBERG & Hiski HAUKKALA, The European Union and Russia, London, Palgrave Macmillan, 2016. – Romanova, Tatiana ROMANOVA and David MAXINE ed., The Routledge Handbook of EU-Russia Relations, Structures, Actors, Issues, Abingdon: Routledge, 2021. – Stephan KEUKELEIRE & Tom DELREUX, The Foreign Policy of the European Union, Bloomsbury Academic, 2022.

[2] Nicholas V. RIASANOVSKY, Histoire de la Russie des origines à nos jours, p. 283-285, Oxford University Press – Robert Laffont, 2014.

[3] Tom CASIER, Gorbachev’s ‘Common European Home’ and its relevance for Russian foreign policy today. Debater a Europa, 2018, 18, p. 17-34. https://kar.kent.ac.uk/66331/

[4] Walter LAQUEUR, Russian Nationalism, in Foreign Affairs, vol. 71, nr 5, Winter 1992-1993, p. 103-116.

[5] Marie-Pierre REY, La Russie face à l’Europe, d’Ivan le Terrible à Vladimir Poutine, p. 144, Paris, Flammarion, 2002.

[6] N. V. RIASANOVSKY, Histoire de la Russie…, p. 522-523.

[7] André GIDE, Retour de l’URSS, Paris, Gallimard, 1936. Rappelé par Marie-Pierre REY, La Russie face à l’Europe, d’Ivan le Terrible à Vladimir Poutine, p. 12, Paris, Flammarion, 2002.

[8] Alexis de TOCQUEVILLE, De la Démocratie en Amérique, I (1835), dans Œuvres, II, collection La Pléiade, p. 480, Paris, Gallimard, 1992.

[9] M.-P. REY, Europe is our Common Home, A study of Gorbatchev’s Diplomatc Concept, in The Cold War History Journal, volume 4, n°2, Janvier 2004, p.33–65. https://digitalarchive.wilsoncenter.org/document/%20116224%20.pdfGorbachev at the United Nations, President Gorbachev, addressed at the United Nations General Assembly, December 7, 1988. https://www.c-span.org/video/?5292-1/gorbachev-united-nations – Text provided by the Soviet Mission, Associated Press, https://apnews.com/article/1abea48aacda1a9dd520c380a8bc6be6 – Voir Richard SAKWA, Gorbachev and His Reforms, 1985-1990, New Jersey, Prentice Hall, 1990.

[10] Vladimir LUKIN, in Moskovskie Novosti, n° 38, 1988, in Neil MALCOM ed., Russia and Europe: An End to Confrontation?, p.14, London, Pinter, 1994 – M.-P. REY, “Europe is our Common Home”: A study of Gorbachev’s diplomatic concept, in Cold War History, vol. 4, 2, p. 33-65, 2004.

[11] Mikhail GORBACHEV, Perestroika: New Thinking for our Country and the World, New York, Harper & Collins, 1987.

[12] Oui, c’est l’Europe depuis l’Atlantique jusqu’à l’Oural, c’est l’Europe, toutes ces vieilles terres où naquit, où fleurit la civilisation moderne, c’est toute l’Europe qui décidera du destin du monde. C. de GAULLE, Discours de Strasbourg du 23 novembre 1959.

[13] Discours inaugural du Congrès de la paix, prononcé à Paris, le 21 août 1849, in Victor HUGO, Œuvres complètes, Actes et Paroles, t.1., Paris Hetzel, 1882. – Stéphanie TONNERRE-SEYCHELLES, Victor Hugo et les Etats-Unis d’Europe, 8 avril 2019. Blog Gallica, https://gallica.bnf.fr/blog/08042019/victor-hugo-et-les-etats-unis-deurope-i?mode=desktop

[14] Discours de Mikhaïl Gorbatchev devant le Conseil de l’Europe à Strasbourg, 6 juillet 1989.

https://www.cvce.eu/obj/discours_de_mikhail_gorbatchev_devant_le_conseil_de_l_europe_strasbourg_6_juillet_1989-fr-4c021687-98f9-4727-9e8b-836e0bc1f6fb.htmlAddress given by Mikhail Gorbachev to the Council of Europe (Strasbourg, 6 July 1989) https://www.cvce.eu/obj/address_given_by_mikhail_gorbachev_to_the_council_of_europe_6_july_1989-en-4c021687-98f9-4727-9e8b-836e0bc1f6fb.html

[15] Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l’occasion de la présentation de ses vœux, Paris, dimanche 31 décembre 1989, Texte intégral, République française, Vie publique. https://www.vie-publique.fr/discours/139496-allocution-de-m-francois-mitterrand-president-de-la-republique-loc

[16] Hubert Védrine constate : pour les Etats-Unis, il est intolérable que l’on puisse songer à fonder une confédération européenne sans eux. Hubert VEDRINE, Les mondes de François Mitterrand, Paris, A. Fayard, 1996. – reproduit dans Une vision du monde, p. 489-491, Paris, Bouquins, 2022.

[17] Charte de Paris pour une nouvelle Europe, Paris, 21 novembre 1991. https://www.osce.org/files/f/documents/3/2/39517.pdf

[18] Le journal Le Monde avait qualifié cette conférence de Prague du 12 au 14 juin 1991 de politiquement aussi inoffensive qu’un colloque de la Sorbonne, voir : Une initiative controversée de M. Mitterrand, Prague accueille les Assises de la Confédération européenne, dans Le Monde, 13 juin 1991. https://www.lemonde.fr/archives/article/1991/06/13/une-initiative-controversee-de-m-mitterrand-prague-accueille-les-assises-de-la-confederation-europeenne_4160582_1819218.html – La place des Etats-Unis dans cette initiative semble au cœur de la conférence de presse des deux présidents à l’issue de la conférence : Conférence de presse conjointe de M. François Mitterrand, Président de la République, et M. Vaclav Havel, président de la République tchécoslovaque, notamment sur le rôle des Etats-Unis dans la construction de l’Europe, la notion géographique de l’Europe et l’éventuelle intégration de la Tchécoslovaquie à l’OTAN, Prague, le 14 juin 1991, Texte intégral, République française, Vie publique. https://www.vie-publique.fr/discours/133511-conference-de-presse-conjointe-de-m-francois-mitterrand-president-de-l

[19] Jean MUSITELLI, François Mitterrand, architecte de la Grande Europe, Paris, Institut François Mitterrand, 5 février 2012. https://www.mitterrand.org/francois-mitterrand-architecte-de.html – Frédéric BOZO, Mitterrand, la fin de la guerre froide et l’unification allemande, p. 344-361, Paris, Odile Jacob, 2005. – Sylvain KAHN, Histoire de la construction de l’Europe depuis 1945, p. 224, Paris, PuF, 2021.

[20] M.-P. REY, La Russie face à l’Europe…, p. 429.

[21] Jacques LEVESQUE, 1989, la fin d’un empire, L’URSS et la libération de l’Europe de l’Est, Paris, Presses de Science Po, 1995. – The Enigma of 1989: The USSR and the Liberation of Eastern Europe. Berkeley: University of California Press, 1997. – J. LEVESQUE, Soviet Approaches to Eastern Europe at the Beginning of 1989, in CWIHP Bulletin, 12/13, 2001.

[22] Andrei KOZYREV, Russia: A Chance for Survival, in Foreign Affairs, vol. 71, no 2, Spring 1992, p. 1-16. https://www.foreignaffairs.com/articles/russia-fsu/1992-03-01/russia-chance-survival

[23] La Douma ratifiera la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales par la loi fédérale du 30 mars 1998.

[24] S. KAHN, Histoire de la construction de l’Europe…, p. 279.

[25] Le programme communautaire TACIS encourage la démocratisation, le renforcement de l’État de droit et la transition vers l’économie de marché des Nouveaux États indépendants (NEI), nés de l’éclatement de l’Union soviétique. Il s’agit des pays suivants: l’Arménie, l’Azerbaïdjan, le Belarus, la Géorgie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, la Moldova, la Mongolie, l’Ouzbékistan, la Russie, le Tadjikistan, le Turkménistan et l’Ukraine. https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=LEGISSUM:r17003

[26] M.-P. REY, La Russie face à l’Europe…, p. 433.

[27] Ph. DESTATTE, La Russie dans l’OTAN, Penser l’impensable ?, op.cit.

[28] Julie DESCHEPPER, Le moment Kozyrev : retour sur les fondements de la politique étrangère post-soviétique, in La Revue russe, n°45, 2015, Les années Eltsine, p. 79-89. p. 86. https://www.persee.fr/doc/russe_1161-0557_2015_num_45_1_2689#russe_1161-0557_2015_num_45_1_T8_0084_0000

[29] N. S. RIASANOVSKY, Histoire de la Russie…, p. 748. L’historien américain écrit : pour monter une coalition mondiale antiaméricaine sous la bannière de la “multipolarité”, la Russie est prête à tous les sacrifices (…).

[30] ACCORD DE PARTENARIAT ET DE COOPÉRATION établissant un partenariat entre les Communautés européennes et leurs États membres, d’une part, et la Fédération de Russie, d’autre part, 28 novembre 1997. https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX%3A21997A1128%2801%29#d1e214-3-1

[31] Mary Elise SAROTTE, Not one inch, America, Russia, and the Making of Post-Cold War Stalemate, p. 308, New Haven and London, Yale University Press, 2021. – Bill CLINTON, My Life, Ma vie, Random House – Odile Jacob, 2004, p. 902-903.

[32] Ph. DESTATTE, La Russie dans l’OTAN, Penser l’impensable ? dans Blog PhD2050, 9 avril – 7 mai 2022, https://phd2050.org/2022/04/09/impensable/Russia in Nato, Thinking the Unthinkable? in Cadmus Journal, Report to the World Academy of Art and Science on War in Ukraine, Global Perspectives on Causes and Consequences, p. 38-76, July 2022.

http://www.cadmusjournal.org/files/pdfreprints/vol4issue6/Russia-in-NATO-Thinking-the-Unthinkable-PDestatte-The-War-in-Ukraine-July-2022.pdf

[33] M. E. SAROTTE, Not one inch…, p. 19-20.

[34] Mary Elise SAROTTE, A Broken Promise? What the West Really Told Moscow about NATO expansion, in Foreign Affairs, Sept-Oct 2014, p. 90-97.

[35] Vladimir PUTIN, Speech in the Bundestag of the Federal Republic of Germany, September 25, 2001. http://en.kremlin.ru/events/president/transcripts/21340

Vidéo : https://www.c-span.org/video/?166424-1/terrorist-attacks-us

[36] I am convinced that today we are turning over a new page in our bilateral relations, thereby making our joint contribution to building a common European home. Vladimir PUTIN, Speech in the Bundestag… September 25, 2001. http://en.kremlin.ru/events/president/transcripts/21340

[37] Hiski HAUKKALA, From Cooperative to Contested Europe? The Conflict in Ukraine as a Culmination of a Long-Term Crisis in EU–Russia Relations, in Journal of Contemporary European Studies, 2015, 23:1, p. 25-40, p. 30.

[38] M.-P. REY, La Russie face à l’Europe…, p. 437.

[39] Richard SAKWA, Russia against the Rest, The Post-Cold War Crisis of World Order, p. 256, Cambridge University Press, 2017.

[40] Richard SAKWA, Frontline Ukraine, Crisis in Borderlands, p. 30-31, London, Bloomsbury Academic, 2021.

[41] Vladimir PUTIN, Speech and the Following Discussion at the Munich Conference on Security Policy, February 10, 2007.http://en.kremlin.ru/events/president/transcripts/24034

Video : https://www.youtube.com/watch?v=JLjG1THpeNQ

[42] The Foreign Policy Concept of the Russian Federation, 12 January 2008. Approved by the President 15 July 2008. http://en.kremlin.ru/supplement/4116

[43] The Foreign Policy Concept of the Russian Federation, 12 January 2008. Approved by the President 15 July 2008. http://en.kremlin.ru/supplement/4116

[44] Charles A. KUPCHAN, NATO’s Final Frontier, Why Russia Should join the Atlantic Alliance, in Foreign Affairs, Vol. 89, Nr 3, May-June 2010, p. 100-112, p. 103. https://www.foreignaffairs.com/articles/russian-federation/2010-05-01/natos-final-frontier

[45] Conclusions du Sommet UE-Russie du 17 juin 2010, Résolution du Parlement européen sur les conclusions du Sommet UE-Russie (31 mai – 1er juin 2010). 2011/C 236 E/15. https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX:52010IP0234

[46] Walter LAQUEUR, Moscow’s Modernization Dilemna, Is Russia charting a New Foreign Policy ? , in Foreign Affairs, Vol. 89, Nr 6, Nov. – Dec. 2010, p. 153-160. https://www.foreignaffairs.com/articles/russia-fsu/2010-11-01/moscows-modernization-dilemma

[47] H. HAUKKALA, From Cooperative to Contested Europe…?, p. 30sv. – Boris TOUMANOV, Un peu de détente politique à Rostov, dans La Libre Belgique, 31 mai 2010. https://www.lalibre.be/international/2010/05/31/un-peu-de-detente-politique-a-rostov-JPZY2E3B3VHKFD24QRZUW2532Q/

[48] En janvier 2009, la Russie a feint d’interrompre ses livraisons de gaz vers l’Europe. S. KAHN, op. cit., p. 271.

[49] Sergey LAVROV, State of the Union Russia-EU: Prospects for Partnership in the Changing World, in Journal of Common Market Studies, Vol. 51, p. 6-12, July 9, 2013.

[50] Herman VAN ROMPUY, Russia and Europe, Today, Lecture at the European University at Saint-Petersbourg, 5 september 2013. https://www.consilium.europa.eu/uedocs/cms_data/docs/pressdata/en/ec/138657.pdf

[51] Ibidem.

[52] Richard SAKWA, Russia against the Rest. The Post-Cold War Crisis of World Order, p. 259-260 and 261, Cambridge, Cambridge University Press, 2017. – Exclusive: “We will survive sanctions” says Russian foreign minister Sergei Lavrov to FRANCE24, 17 déc. 2014. On 17 December 2014.

[53] stalemate may be the most appropriate definition of the present quality of EU – Sergei MEDVEDEV, The Stalemate in EU-Russia Relations, Between ‘Sovereignty’ and ‘Europeanisation, in Ted HOPF ed, Russia’s European Choice, p. 215–232, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2008. – H. HAUKKALA, From Cooperative to Contested Europe…?, p. 30. – Fabienne BOSSUYT & Peter VAN ELSUWEGE ed, Principled Pragmatism in Practice, The EU’s Policy Towards Russia after Crimea, Leiden, Brill, 2021. – Derek AVERRE & Kataryna WOLCZUK eds, The Ukraine Conflict: Security, Identity and Politics in the Wider Europe, Abingdon, Routledge, 2018. – Marco SIDDI, The partnership that failed: EU-Russia relations and the war in Ukraine. https://www.researchgate.net/publication/362542921_The_partnership_that_failed_EU-Russia_relations_and_the_war_in_Ukraine.

[54] S. KAHN, op. cit., p. 279.

[55] Foreign Affairs Council, 14 March 2016, European Council, Council of the European Union, https://www.consilium.europa.eu/en/meetings/fac/2016/03/14/ Voir également : Facts and figures about EU-Russia Relations. Nov. 4, 2022. https://www.eeas.europa.eu/sites/default/files/eeas-eu-russia_relation-en_2021-07.pdf

[56] Tatiana KASTOUEVA-JEAN, La Russie après la réforme constitutionnelle, dans Thierry de MONTBRIAL et Dominique DAVID, RAMSES 2022, p. 147, Paris, IFRI-Dunod, 2021.

[57] Josep BORRELL, Ma visite à Moscou et l’avenir des relations entre l’UE et la Russie, Bruxelles, European Union External Action (EEAS), 7 février 2021. https://www.eeas.europa.eu/eeas/ma-visite-%C3%A0-moscou-et-lavenir-des-relations-entre-lue-et-la-russie_fr

[58] Foreign Affairs Council, 17 October 2022.

https://www.consilium.europa.eu/en/meetings/fac/2022/10/17/

[59] Guerre en Ukraine : la Russie accuse l’Union européenne d’être partie prenante dans le conflit, Paris, AFP, 20 octobre 2022.

[60] Sylvain KAHN, Histoire de la construction de l’Europe…, p. 323.

[61] Jorge LIBOREIRO, Ukraine war: Russian army will be “annihilated” if it launches a nuclear attack, warns Josep Borrell, in Euronews, October 14, 2022. https://www.euronews.com/my-europe/2022/10/13/the-russian-army-will-be-annihilated-if-it-launches-a-nuclear-attack-warns-josep-borrellTop EU diplomat says Russian army will be ‘annihilated’ if Putin nukes Ukraine Josep Borrell said that the West’s answer to a nuclear attack would be ‘powerful’ but not nuclear. Le Monde with AFP, October 13, 2022. https://www.lemonde.fr/en/european-union/article/2022/10/13/top-eu-diplomat-says-russian-army-be-annihilated-if-putin-nukes-ukraine_6000230_156.html

[62] Kathleen R. MCNAMARA, The EU is turning geopolitical. Is Venus becoming Mars?, EU Diplomat Josep Borrell warned the Russian Army will be “annihilated” if it launches a nuclear attack. These words suggest a more assertive European Union, in The Washington Post, October 17, 2022. https://www.washingtonpost.com/politics/2022/10/17/eu-annihilate-russia-putin-borrell/

[63] K. MCNAMARA, Politics of Everyday Europe: Constructing Authority in the European Union, Oxford University Press, 2017.

[64] Emmanuel KANT, Vers la paix perpétuelle, Essai philosophique, Paris, PuF, 1958. – E. KANT, Œuvres philosophiques, III, Les derniers écrits, coll. Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard – NRF, 1986.

[65] Robert KAGAN, Power and Weakness, Policy Review, June & July 2002, p. 1-2 & 8. http://users.clas.ufl.edu/zselden/course%20readings/rkagan.pdf – K. MCNAMARA, Politics of Everyday Europe…

[66] R. KAGAN, Of Paradise and Power, America and Europe in the New World Order, p. 5-6, New York, Knopf Publishing Group, 2003.

[67] Thomas HOBBES, Léviathan, Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la républiques ecclésiastique et civile, 1re partie, chap. XI, trad. François Tricaud, p. 98, Paris, Sirey, 1971. – Trad. Gérard Mairet, Paris, Gallimard, 2000. – Brigitte GEONGET, Le concept kantien d’insociable sociabilité, Éléments pour une étude généalogique : Kant entre Hobbes et Rousseau, dans Revue germanique internationale, 6, 1996. http://journals.openedition.org/rgi/577

[68] Thomas HOBBES, Léviathan…, trad. François Tricaud, p. 126. – Jean TERREL, Thomas Hobbes : philosopher par temps de crises, Paris, PuF, 2012.

[69] Le concept renvoie évidemment à l’idée de Société des Nations et de droit cosmopoltique entre les citoyens d’un État universel, chère à KANT dans son texte Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1784) dans E. KANT, Œuvres philosophiques, II, Des prolégomènes aux écrits de 1791, coll. Bibliothèque de la Pléiade, p. 187-205 (traduction de Luc Ferry),Paris, Gallimard – NRF, 1985.

[70] Jean-Marc FERRY, A propos de La puissance et la faiblesse de Robert Kagan, Les Etats-Unis et l’Europe, ou le choc de deux universalismes, in Septentrion, p. 263-278, Jean-Marc Ferry, entretien avec Muriel Ruol, « La puissance et la faiblesse. Les États-Unis et l’Europe », Bruxelles, La Revue nouvelle, janv.-fév. 2004/n° 1-2. https://books.openedition.org/septentrion/16389?lang=fr BEN Mokhtar BARKA, Jean-Marie RUIZ, dir., États-Unis / Europe : Des modèles en miroir, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2006.

[71] EU Ambassadors Annual Conference 2022: Open Speech by High Representative Josep Borrell, Brussels, October 10, 2022.

https://www.eeas.europa.eu/eeas/eu-ambassadors-annual-conference-2022-opening-speech-high-representative-josep-borrell_en

[72] K. MCNAMARA, Politics of Everyday Europe…

[73] Dmitry Medvedev also called Borrell “a great strategist and a great military leader in a non-existent European army.” Medvedev: Borrell’s remarks about Russian nuclear strike, in Pravda, 14 October 2022. https://english.pravda.ru/news/world/154434-medvedev_borrell/

[74] Nicole GNESOTTO, La puissance n’est pas l’émotion, Conversation avec Laurent Greilsamer, dans E. FOTTORINO dir., Ukraine, Première guerre mondialisée, p. 37, Paris, Éditions Le 1, 2022. Texte du 9 mars 2022.

[75] Rappelé par Vincent DUJARDIN, Pierre Harmel, Biographie, p. 620, Bruxelles, Le Cri, 2004. – Annales parlementaires, Chambre, 26 avril 1966, p. 26.

[76] V. DUJARDIN, Pierre Harmel…, p. 649.

[77] N. GNESOTTO, L’Europe: changer ou périr, p. 217, Paris, Tallandier, 2022.

[78] Emma ASHFORD, The Ukraine War will end with negociations, Now is not the time for talks, but America must lay the groundwork, in Foreign Affairs, October 31, 2022. https://www.foreignaffairs.com/ukraine/ukraine-war-will-end-negotiations

[79] Dominique de VILLEPIN, Pour stopper la guerre, le “principe actif” de la diplomatie, dans E. FOTTORINO dir., Ukraine, Première guerre mondialisée…, p. 46.

[80] Edgar MORIN, Pour le compromis et la paix, dans Éric FOTTORINO dir., Ukraine, Première guerre mondialisée…, p. 33. – Voir également la proposition de Jacques Chirac en 2006 d’une protection croisée Otan-Russie de l’Ukraine, garantissant l’indépendance de Kiev et le fait qu’il n’y aurait jamais de bases de l’OTAN dans ce pays. Maurice GOURDAULT-MONTAGNE, Les autres ne pensent pas comme nous, p. 109-110, Paris, Bouquins, 2022.

[81] E. KANT, Projet de paix perpétuelle, coll. La Pléiade…, p. 347.

[82] Richard SAKWA, Russia against the Rest, The Post-Cold War Crisis of World Order, p. 255, Cambridge University Press, 2017.

[83] Jolyon HOWORTH, Les Etats-Unis face à leurs engagements extérieurs, Deep engagement contre restreint, dans Thierry de MONTBRIAL et Dominique DAVID, RAMSES 2023, p. 232-235, Paris, Ifri-Dunod, 2024. – Andrew J. BACEVICH, The Age of illusions: How America Squandered its Cold War Victory, New York, Metropolitan Books, 2020.

Namur, Assemblée générale de l’Institut Destrée,  le 28 juin 2022

Depuis plus de trente ans, lorsqu’on m’interroge sur ma profession, je réponds généralement que je suis chercheur. Chercheur à l’Institut Destrée, un centre de recherche indépendant en développement régional. Chercheur, historien, prospectiviste, enseignant…

 

Comment devient-on chercheur ?

Comment devient-on chercheur ? Certainement par des errances et des fulgurances. Des écoutes et des lectures. Même si, personnellement, j’ai toujours été plus prompt à lire qu’à écouter. Ceux qui m’ont marqué en face à face et assurément façonné s’appellent Jules Boulard, Maurice Devaux et Albert Teygeman à l’Athénée de Châtelet, Robert Demoulin, Étienne Hélin, Charles Hyart, Pierre Lebrun, et aussi Georges Duby lors de son séjour à l’Université de Liège. Ils m’ont transmis à la fois la curiosité, l’exigence et la passion, car ils étaient curieux, exigeants et passionnés. Je n’oublie pas non plus René Van Santbergen, Francine Faite et Minna Azjenberg qui, parallèlement à la recherche, m’ont si bien coaché sur les voies d’un certain type d’enseignement dont le virus ne m’en a jamais quitté.

Mais mon chemin heuristique et méthodologique doit surtout aux grands classiques de la critique historique de Léon-E Halkin [1], de la philosophie critique de l’histoire de Raymond Aron [2], des méthodes des sciences sociales de Madeleine Grawitz [3], dont j’ai acquis en 1975 les trois maîtres ouvrages, et aussi, près de dix ans plus tard, de la théorie générale du système social d’Henri Janne [4] et de la synthèse écologique de Paul Duvigneaud [5]. Tous les cinq sont toujours restés à portée de main.

Les fulgurances ont été nombreuses, mais trois m’ont marquées davantage : Hervé Hasquin en 1981, Dominique Schnapper au début des années 1990 et Jacques Lesourne dix ans plus tard.

1. Je l’ai souvent rappelé : je dois à Hervé Hasquin ma découverte de l’Institut Destrée. Lors d’une conférence à l’Association des Historiens de l’Université de Liège, à laquelle j’assistais le 27 novembre 1980, il mit en application, de manière brillante, l’appareil critique des historiens, en démontant le modèle d’une histoire finaliste de la Belgique. Celle-ci n’était autre que celle qui m’avait été encore enseignée à l’Université, à côté bien sûr, de l’histoire de la Principauté de Liège. En faisant immédiatement l’acquisition des volumes La Wallonie le Pays et les Hommes, j’ai découvert, d’une part, l’histoire de la Wallonie et son caractère underground, et d’autre part, que certains de mes professeurs, comme Léon-E Halkin, Robert Demoulin, Jacques Stiennon ou Étienne Hélin en étaient également des pionniers.Lors de sa conférence, puis dans l’échange que j’ai ensuite eu avec le professeur de l’ULB, Hervé Hasquin avait largement évoqué l’Institut Destrée, dont je n’avais alors jamais entendu parler. Ainsi, je découvre l’institution à l’origine du premier cours d’histoire de la Wallonie que donne précisément Hervé Hasquin à Bruxelles. Quelques mois plus tard, je reçois l’ouvrage Historiographie et Politique, dont le futur recteur avait déjà largement évoqué le contenu lors de son exposé.  Mieux, au sortir de cette conférence, j’adhère à l’Institut Destrée puis en parle à ma collègue historienne à l’École normale de l’État à Liège (aujourd’hui, Haute École Charlemagne) où j’enseigne. Surprise : France Truffaut, fille de l’auteur de l’État fédéral en Belgique (1938), était également membre de l’Institut Destrée et fort proche du président Jacques Hoyaux. France me fait rejoindre la section de Liège de l’Institut Destrée dont je deviens vite – prérogative du jeune intellectuel fraîchement arrivé, secrétaire d’un président haut en couleur, Dieudonné Boverie [6]. Dès le 15 mars 1981, je participe à l’Assemblée générale de l’Institut Destrée à Hôtel de Ville de Charleroi. De même, le 21 mars 1982, selon mes agendas de l’époque. Mes interventions ne sont pas toujours bien comprises dans une association où je viens chercher “du Hasquin” et où je trouve souvent “du Charles-François Becquet” [7], c’est-à-dire de la littérature historique plus militante que professionnelle. J’ai évoqué dans mon introduction à l’Encyclopédie du Mouvement wallon, comment, avec l’appui de France Truffaut, puis plus tard celui de Michèle Libon, à partir l’AG du 13 mars 1983, nous avons ouvert un chemin vers ce qui deviendra, au sein de l’Institut Destrée, le Centre interuniversitaire d’Histoire de la Wallonie et du Mouvement wallon dont Paul Delforge fut le premier chercheur recruté [8]. Comme administrateur de l’Institut Destrée, puis directeur des travaux, donc des éditions, j’ai dû mener pendant de longs mois un combat difficile pour refuser la publication du troisième tome de Le Différend wallo-flamand de Becquet, en trouvant d’ailleurs en Christiane Hoyaux, historienne, un soutien dont je ne disposais pas chez Jacques Hoyaux, ni d’ailleurs chez mon prédécesseur, Guy Galand.

Faut-il dire que Hervé Hasquin est resté pour moi une référence professionnelle comme historien, et un soutien plus qu’intellectuel ? Nous avons toujours gardé d’ailleurs, ce que j’appellerais une “connivence distante”, avec quelques complicités… et beaucoup de respect de ma part.

2. J’ai entendu la voix claire de Dominique Schnapper, sur France Culture, au tournant des années 1990, peut-être à l’époque de la sortie de son livre sur La France de l’intégration dans lequel la sociologue française revenait et développait, en les nuançant très fortement, sur les deux types-idéaux, les deux conceptions traditionnelles de la Nation, française et allemande afin, ensuite d’ajouter aux définitions historiques et philosophique, une définition sociologique. Ces questions étaient d’ailleurs bien présentes, non seulement dans le débat wallon, mais aussi dans celui de la conférence des communautés de langue française dans lesquelles je m’étais d’emblée investi dès mon arrivée comme directeur de l’Institut Destrée en 1988. Par sa clarté, la directrice d’études à l’École nationale des Hautes Études en Sciences sociales à Paris élargissait un champ de réflexion dans une problématique trop longtemps fermée, même si des conceptions très riches, à la fois fortes et nuancées, avaient également été apportées par un autre sociologue, le professeur Michel Molitor de l’UCL, dans le cadre des travaux La Wallonie au Futur. Les enseignements de Dominique Schnapper sur les questions d’identité et de citoyenneté ont été déterminants dans ma manière d’appréhender ces questions aussi difficiles que brûlantes. Peu d’amis savent d’ailleurs l’ampleur du débat qui me fit plier pour nommer mon livre de 1997 L’Identité wallonne, Essai sur l’affirmation politique de la Wallonie aux XIXe et XXe siècles plutôt que La Citoyenneté wallonne, avec le même sous-titre.

La fulgurance en fait, est venue du livre de Dominique Schnapper consacré à La Communauté des citoyens, Sur l’idée moderne de nation [9], dans lequel la sociologue montre avec force comment les approches ethniques peuvent être transcendées par la citoyenneté tout en montrant le risque pour nos démocraties de redevenir des groupes humains unis par un sentiment de communauté historique et d’identité collective et non plus par la volonté proprement civique de participer à une vie politique commune, en dépassant les enracinements particuliers. J’ai abondamment puisé mon inspiration dans ce travail [10] ainsi que dans les suivants : Qu’est-ce que la citoyenneté ? [11] et L’esprit démocratique des lois [12]. Ces travaux ont aussi constitué autant de passerelles vers ceux de son collègue historien, plus médiatisé, Pierre Rosanvallon…. Il m’a été donné d’échanger avec Madame Schnapper, après son départ du Conseil constitutionnel, de la rencontrer dans son bureau de l’EHSS à Paris, de l’inviter et l’accueillir à Namur le 17 novembre 2015, jour où la fille de Raymond Aron a fait une mémorable conférence à la tribune du Parlement de Wallonie, à l’initiative de l’Institut Destrée.

3. C’est à l’Université Paris-Dauphine, Salle Raymond Aron précisément, que j’ai entendu puis rencontré Jacques Lesourne. S’y tenaient, les 8 et 9 décembre 1999 les Assises de la Prospective, à l’initiative de Futuribles International et du laboratoire LESOD de cette université. Jacques Lesourne, polytechnicien et économiste, est alors professeur au Conservatoire national des Arts et Métiers et président de Futuribles International. Son discours sur la prospective est robuste, exigeant, structuré. Lorsque je me présente à lui pour la première fois, la réponse de ce disciple de Maurice Allais est immédiate : la prospective a besoin d’historiens : leur rigueur dans la recherche et l’analyse des sources, leur déontologie, leur perception des temporalités les y appellent et il me cite Braudel, Chaunu, Furet.

Je vais, ces années-là, m’inscrire systématiquement à la plupart des formations et conférences qu’il donne et puis le rencontrer plus régulièrement de 2004 à 2012, souvent au côté d’Hugues de Jouvenel, lorsque je rejoins le Conseil d’administration de Futuribles. D’emblée, il me raconte ses expériences de consultant pour la Société d’Économie et de Mathématiques appliquées (SEMA), ses visites dans le Borinage lors des fermetures des charbonnages, ses relations avec la Société générale de Belgique et ses jugements à l’égard de la matrone belge, que j’insérerai d’ailleurs dans La Nouvelle Histoire de Belgique [13]. Ses encouragements dans mon appréhension de la prospective sont constants. Le 27 avril 2000, il me dédicace son ouvrage Un homme de notre siècle [14], en m’adressant tous ses vœux pour la réussite de mes efforts de développement de la prospective wallonne. J’en déduis ainsi qu’une telle dynamique est vue positivement par un maître à penser de la prospective. Son influence sur ma réflexion méthodologique est considérable : il me fait appréhender sérieusement la systémique au travers de son ouvrage Les Systèmes du Destin [15], que j’acquière en 2003 et qui m’ouvrira les portes des systèmes complexes, avec Edgar Morin, Jean-Louis Le Moigne [16]  et, paradoxe, une redécouverte de Jean Ladrière [17], dont Michel Quévit, Gérard Fourez et Riccardo Petrella nous avait tant parlé. Lesourne, c’est aussi l’homme d’Interfuturs, cette opération Overlord de la prospective, qu’il réalisa pour l’OCDE, en complément du Rapport Meadows [18]. Jacques Lesourne, c’est aussi l’auteur de Ces avenirs qui n’ont pas eu lieu [19], qui m’inspirera l’idée de la méthode des bifurcations, un des atouts de terrain de l’Institut Destrée. Le message de Jacques Lesourne reste constamment présent dans ma mémoire. Lorsque j’ai eu l’occasion de l’accueillir à la Société wallonne de l’Évaluation et de la Prospective pour une conférence à Gembloux, nous avions non seulement longuement échangé, mais j’avais eu l’occasion de lui poser, à la fin de sa conférence, la question de savoir quelle devait être la plus grande qualité du prospectiviste. Il nous avait répondu comme le fait un chercheur : cette qualité doit être la modestie devant la fragilité des réponses que l’on peut apporter et face à l’ampleur des enjeux qui sont posés.

 

Les trois forces et qualités du chercheur de l’Institut Destrée

Hasquin, Schnapper, Lesourne. On me dira que ces choix sont bien francophones pour le chercheur d’une institution qui se veut européenne et internationale. C’est vrai que d’autres références et affinités auraient pu être évoquées, de Eleonora Barbieri Masini à Rome, Emilio Fontela à Madrid, Paraskevas Carakostas à Athènes, de Peter Bishop à Houston, à Ted Gordon ou Jerome Glenn ou Bill Halal à Washington, Verna Alle à San Francisco, Günter Clar à Stuttgart, Karlheinz Steinmüller à Berlin, etc.  Les trois cités en exergue sont ceux qui ont le plus marqué le chercheur dans ses pratiques comme dans ses contenus. Ils sont aussi, chacune et chacun porteur d’un axe parmi les préoccupations majeures de l’Institut Destrée : l’histoire, l’heuristique [20] et en particulier la critique des sources pour Hervé Hasquin, la citoyenneté, l’identité et la démocratie pour Dominique Schnapper, la prospective, l’analyse des systèmes complexes, la décision et l’auto-organisation pour Jacques Lesourne.  Les trois forces et qualités du chercheur de l’Institut Destrée.

Je pense être resté trop éloigné de ces qualités. Elles restent pour l’avenir, et pour les jeunes chercheuses et chercheurs des qualités à acquérir, des exigences à cultiver, des vigilances à activer entre les membres de l’équipe.

Ainsi, mes collègues ne s’en étonneront pas. Il nous faut sans cesse revenir à la tri-fonctionnalité de la pensée créatrice chère à Thierry Gaudin [21] pour organiser le processus de travail : une recherche des données pertinentes, l’évaluation de leur robustesse, leur traitement, leur critique rigoureuse ; ensuite leur mise en débat en confrontation entre collègues, experts, praticiens, enfin, un effort de conceptualisation qui constitue, par l’imagination bien balisée [22], la véritable plus-value du chercheur, celle qui ouvre les portes de l’innovation. Au cœur de ce système réside évidemment la vérification au sens que lui a donné Gilles-Gaston Granger : l’établissement de la solidité d’un énoncé provisoire concernant le réel, sans toutefois fixer de manière immuable l’essence connaissable des choses et des faits [23]. C’est le professeur Maurits Van Overbeke qui, dans une belle leçon de critique rappelait que, si l’avenir reste ouvert, – ce dont aucun prospectiviste ne doute -, pour l’historiographie aussi “le passé reste ouvert”, tant il est vrai qu’elle répugne au prononcé de verdicts irrévocables [24].

Mais la chercheuse ou le chercheur à l’Institut Destrée n’est pas un chercheur de cantonnement ou de garnison. C’est un corsaire qui doit longtemps chercher ses sujets comme des proies et les conquérir de haute lutte : sur le plan budgétaire d’abord, sur le plan académique ensuite. Lorsqu’il tient son butin, il est rare qu’on ne tente de le lui arracher en lui contestant sa légitimité. Si, si, les exemples sont nombreux, tant en histoire qu’en prospective…

Aussi, le chercheur de l’Institut Destrée est-il un entrepreneur, celui qui prend tous les risques, qui les prend pour lui-même, ou avec son équipe.

 

Avons-nous été à la hauteur de nos chercheuses et de nos chercheurs ?

Dans une Wallonie que nous avons souvent décrite comme économiquement, socialement et surtout culturellement meurtrie, l’Institut Destrée a souvent cherché à construire une voie nouvelle. Pour les autres. Avec des succès relatifs d’ailleurs. Il l’a fait sur le plan local, parfois, territorial et régional souvent, en Wallonie, en France, en Europe. Son action a souvent été plus reconnue à l’international, notamment grâce à l’initiative Millennia2025, portée par Marie-Anne Delahaut, et qui a ouvert nos reconnaissances comme statut consultatif à l’UNESCO et au Conseil économique et social des Nations Unies.

Néanmoins, quand je vois le grand nombre de chercheuses et de chercheurs qui se sont investis si formidablement depuis 1986 : les Pascale Van Doren, les Marie-Anne Delahaut, les Paul Delforge, les Jean-François Potelle, les Michaël Van Cutsem, les Didier Paquot, les Sophie Jaminon, les Marie Dewez, les Coumba Sylla, et tant d’autres, je ne suis pas sûr que l’Institut Destrée, les administrateurs et moi-même, ayons toujours été à la hauteur de ce qu’ils ont donné et donnent encore à ce qui est plus que leur métier. Et quand je dis que je ne suis pas sûr, chacun peut comprendre qu’il s’agit d’un artifice et que je suis sûr que nous n’avons pas été à la hauteur.

Cet esprit timoré, défaitiste, confortable même, que Marc Bloch n’a que trop bien décrit dans L’étrange défaite [25], en parlant d’un autre pays et d’une autre époque, frappait et frappe encore la Wallonie. N’en doutons pas, il a aussi parfois atteint notre institution. Ainsi que je l’ai rappelé récemment, lorsqu’en octobre 1980, le ministre de la Région wallonne Jean-Maurice Dehousse propose de confier à l’Institut Destrée des études et des recherches, le Conseil d’administration ne veut pas répondre positivement, compte tenu de l’emprunt de 5.000.000 de FB alors nécessaire pour payer les chercheurs [26]

Je ne peux non plus m’empêcher de me rappeler les conditions de mon propre engagement à l’Institut Destrée. Quand je dis engagement, je ne veux pas le dire dans le sens de recrutement. Voyant l’institution dans une impasse tant par rapport au nouveau centre de recherche historique, qui allait perdre la plupart de ses chercheuses et chercheurs, que de l’éducation permanente dont l’animatrice était en voie d’exfiltration, que du congrès La Wallonie au futur, programmé pour octobre 1988, officiellement annoncé, sans qu’une équipe puisse en assumer l’organisation, j’ai été amené à proposer de quitter l’enseignement pour assumer cette charge à partir du 1er juin 1988, sur base de mon salaire de professeur du Secondaire. Il faut reconnaître que cela s’est fait dans une forme d’indifférence, les administrateurs qui m’avaient encouragé étant absents lors de ma désignation, aucun contrat ne m’étant proposé – je n’en ai finalement jamais eu -, aucune assurance, aucune stabilité. Mes parents m’ont cru devenu fou, et encore, ils étaient largement dans l’ignorance de la situation. Tout le risque fut pour moi. Peut-on appeler cela l’esprit d’entreprendre dont on souligne tant le déficit ? Jacques Lanotte s’en souviendra à qui je m’étais confié à l’époque, lui-même étant alors très en retrait d’une institution en perdition.

Mon propos n’est pas celui d’un reproche adressé à quiconque. C’est un appel au Conseil d’administration que je viens rejoindre pour que nous prenions, ensemble, les initiatives nécessaires afin que la nouvelle directrice générale et l’équipe puissent, dans les mois et les années qui viennent trouver, un paysage de travail plus serein. Celui-là, j’en suis sûr, ne nuira pas à l’esprit combattif et pionnier de nos chercheuses et chercheurs.

 

Remerciements sincères

 

Philippe Destatte et Philippe Suinen, 28 juin 2022

Au moment où je quitte mes fonctions de directeur général, je veux bien sûr remercier cette équipe de choc, leur dire que je reste à leur écoute et même davantage. Dire aussi au Conseil d’administration, ainsi qu’aux présidents Jean-Pol Demacq, Jacques Brassinne, Philippe Suinen, mais aussi à Micheline Libon et à Bernadette Mérenne, que je les remercie pour la confiance qu’ils ont mise en moi. C’est la même confiance que je placerai en Pascale Van Doren et en son équipe rapprochée, avec Paul Delforge et Didier Paquot, bien sûr.

Jacques Lanotte et Marie-Anne Delahaut ont été mes coaches et confidents pendant toutes ces années. Marie-Anne l’a été à tout instant – parfois tard dans la nuit -, toujours disponible pour suggérer, relire, conseiller, impulser. J’ai souvent retrouvé en elle l’esprit de la Wallonne farouche et déterminée, rebelle aussi souvent, mais tellement profond, qui m’avait fasciné chez Aimée Lemaire lors de nos longues conversations de Nalinnes.

C’est à l’esprit d’indépendance, de résistance, de combattivité et d’intelligence subtile d’Aimée que je voulais confier mes derniers mots de ce jour. En espérant que cette grande Dame vous inspire pour le nouvel avenir que vous avez à construire.

Je vous remercie toutes et tous !

 

Philippe Destatte

@PhD2050

 

[1] Léon-E HALKIN, Initiation à la critique historique, coll. Cahiers des Annales, 6, Paris, Armand Colin, 1973.

[2] Raymond ARON, La philosophie critique de l’histoire, Essais sur une théorie allemande de l’histoire, Paris, J. Vrin, 1964. – Dimensions de la conscience historique, Paris, Plon, 2e éd., 1964.

[3] Madeleine GRAWITZ, Méthodes des Sciences sociales, Paris, Dalloz, 2e éd., 1974. – Ibidem, 9e éd., 1993.

[4] Henri JANNE, Le système social, Essai de théorie générale, Bruxelles, Edition de l’Université libre de Bruxelles, 1972. – Voir aussi le travail pionnier : Henri JANNE dir., Europe 2000, General Prospective Studies, The Future is Tomorrow, 17 Prospective Studies, The Hague, Martinus Nijhoff, 1972.

[5] Paul DUVIGNEAUD, La synthèse écologique, Populations, communautés, écosystèmes, biosphère, noosphère, Paris, Doin, 2e éd., 1980.

[6] Paul DELFORGE, Dieudonné Boverie, Site Connaître la Wallonie, Institut Destrée, Mai, 2016. http://connaitrelawallonie.wallonie.be/fr/wallons-marquants/dictionnaire/boverie-dieudonne#.YrglvZBBzao

[7] P. DELFORGE, Charles-François Becquet, dans P. DELFORGE, Ph. DESTATTE, M. LIBON, Encyclopédie du Mouvement wallon, t. 1, p. 135-137, Charleroi, Institut Destrée, 2000.

[8] Philippe DESTATTE, L’Encyclopédie du Mouvement wallon (1983-2000), une obstination scientifique, budgétaire, citoyenne, dans P. DELFORGE, Ph. DESTATTE, M. LIBON, Encyclopédie du Mouvement wallon, t. 1, p. 7-9, Charleroi, Institut Destrée, 2000.

[9] Dominique SCHNAPPER, La communauté des citoyens, Sur l’idée moderne de nation, Paris, Gallimard 1994.- Voir aussi Nation et démocratie, Entretien avec Dominique Schnapper, dans La Nation, La pensée politique, p. 151-165, Paris, Hautes Etudes, Gallimard, Le Seuil, 1995.

[10] Ph. DESTATTE, L’identité wallonne, Essai sur l’affirmation de la Wallonie, XIXe-XXe siècle, p. 28, Charleroi, Institut Destrée, 1997. –  Ph. DESTATTE, Des nations à la nouvelle gouvernance territoriale, dans Marc GERMAIN et Jean-François POTELLE dir., La Wallonie à l’aube du XXIème siècle, Portrait d’un pays et de ses habitants, p. 487-500,Charleroi, Institut Destrée, 2004.

[11] D. SCHNAPPER, avec la collaboration de Christian Bachelier, Qu’est-ce que la citoyenneté ?, Paris, Gallimard, 2000.

[12] D. SCHNAPPER, L’esprit démocratique des lois, Paris, Gallimard, 2014.

[13] Marnix BEYEN et Ph. DESTATTE, Nouvelle Histoire de Belgique, 1970-2000, p. 23 , Bruxelles, Le Cri, 2009.

[14] Jacques LESOURNE, Un homme de notre siècle, De polytechnique à la prospective et au journal Le Monde, Paris, Odile Jacob, 2000.

[15] Jacques LESOURNE, Les systèmes du destin, Paris, Dalloz, 1976.

[16] Jean-Louis LE MOIGNE, La théorie du système général, Théorie de la modélisation, Paris, Presses universitaire de France, 1984.

[17] Jean LADRIERE, Les enjeux de la rationalité, Le défi de la science et de la technologie aux cultures, Paris, Aubier – Montaigne / Unesco, 1977. Et surtout Système (Epistémologie), dans Encyclopaedia Universalis, vol. 15, p. 686 sv, Paris, 1978.

[18] INTERFUTURS, Face aux futurs, Pour une maîtrise du vraisemblable et une gestion de l’imprévisible, Paris, OCDE, 1979.

[19] Jacques LESOURNE, Ces avenirs qui n’ont pas eu lieu, Paris, Odile Jacob, 2001.

[20] Ph. DESTATTE, Les opinions partiales altèrent la rectitude du jugement, Heuristique et critique des sources dans les sciences, Conférence présentée à la Salle académique de l’Université de Mons, dans le cadre du Réseau EUNICE, le 21 octobre 2021, Blog PhD2050, 1er novembre 2021. https://phd2050.org/2021/11/01/heuristique/

[21] Thierry GAUDIN, Discours de la méthode créatrice, Entretiens avec François L’Yvonnet, Gordes, Ose savoir – Le Relié, Avril 2003.

[22] Philippe DESTATTE, Questionnement de l’histoire et imaginaire politique, l’indispensable prospection, dans La Wallonie au futur, Vers un nouveau paradigme, p. 308-310, Charleroi, Institut Destrée, 1989. Cette communication, présentée au premier congrès La Wallonie au Futur a aussi été publiée dans Les Cahiers marxistes, février-mars 1988, n°157-158, p. 49-53.

[23] Gilles-Gaston GRANGER, La vérification, p. 299, Paris, Odile Jacob, 1992. – Dans ce domaine, ce sont évidemment les historiens qui excellent, voir la bible : Guy THUILLIER, La pratique de l’histoire, Introduction au métier d’historien, Paris, Economica, 2013, 865 p.

[24] Maurits VAN OVERBEKE, Berchtesgaden : un dîner avec le diable, p. 128, Louvain-la-Neuve, Academia-L’Harmattan, 2021.

[25] Marc BLOCH, L’étrange défaite, Témoignage écrit en 1940, Paris, Gallimard, 1990.

[26] ARCHIVES DE L’INSTITUT DESTREE, Conseils d’administration, Conseil d’administration du 26 octobre 1980 , p. 3.

Hour-en-Famenne, 7 mai 2022

Dans une première partie de cette étude et sur base d’une interrogation du dessinateur Nicolas Vadot, nous avons analysé la relation ambivalente que la Russie et l’OTAN ont entretenue de 1954 à 1998, période pendant laquelle le Kremlin, de Khrouchtchev à Eltsine a, à plusieurs reprises demandé formellement son adhésion à l’Alliance atlantique. Après la chute du Rideau de fer, l’OTAN a tendu la main à la Russie, mais aussi aux anciens pays du Pacte de Varsovie, tout en gardant soigneusement fermée la porte à Moscou. On ne se souvient guère de la coopération entre l’OTAN et le Kremlin pour l’intervenir en Bosnie et la présence de militaires russes au SHAPE à Mons au milieu des années 1990.

Dans une deuxième partie, nous avons observé que, après une vague d’ouverture internationale, de libéralisme économique, de démocratisation relative à Moscou, les efforts de coopération entre l’OTAN et la Russie se heurtent à deux obstacles : d’une part,  l’élargissement en 1999 à trois premiers pays de l’Est, sans perspective réelle pour la Russie de rejoindre l’Alliance et, d’autre part, à l’intervention militaire unilatérale de l’OTAN au Kosovo qui bouscule et la diplomatie russe et les règles du droit international.

Dans une troisième partie, nous avons vu que, aux yeux des observateurs de l’époque, l’arrivée au pouvoir de Vladimir Vladimirovitch Poutine apparaît à bien des égards, comme une bifurcation. Premier ministre de Boris Eltsine le 9 août 1999, sa carrière est fulgurante puisqu’il est élu président de la Fédération de Russie au premier tour le 26 mars 2000. Il est alors, à 47 ans, le plus jeune dirigeant de la Russie depuis la Révolution de 1917. Le nouveau président, soutenu par Mikhaïl Gorbatchev, apparaît comme un réformateur modéré souhaitant combiner ouverture économique et reconstruction de l’État. Ainsi, comme l’a écrit Jacques Sapir, Vladimir Poutine a suscité en Russie un mouvement d’espoir et a bénéficié d’un soutien comme peu de dirigeants en ont connu. Le chef du Kremlin apparaît alors comme un interlocuteur de qualité pour l’Alliance atlantique. Avant que la situation ne dégénère.

Lire ou relire :

1. La Russie dans l’OTAN. Penser l’impensable ? Une relation ambivalente ? (1954-1998)

2. La Russie dans l’OTAN. Penser l’impensable ? Quand l’horizon s’obscurcit. (1999)

3. La Russie dans l’OTAN, Penser l’impensable ? La résurgence de la Russie (2000-2022)

Conclusion : Au diable tout cela ! Nous l’avons emporté et pas eux !

Une trajectoire, des bifurcations

Quand on doit qualifier la trajectoire de l’évolution des relations entre l’OTAN et la Russie, de la chute du Mur de Berlin (1989) au déclenchement, en 2014, des opérations en Crimée, puis au Donbass et ses prolongements jusqu’en 2022, on hésite entre les mots d’incompréhension mutuelle, de divergence d’intérêts et de stratégies, et bien sûr d’arrogance, de chaque côté de cette ligne rouge en déplacement constant vers l’Est. Les limites explicatives de cette trajectoire apparaissent immédiatement : nous sommes en présence d’un système complexe d’abord fondé sur des acteurs humains dont l’empathie, par exemple, comme faculté à s’identifier au partenaire, n’est pas une vertu constante. Nous évoluons également dans une dynamique où les acteurs cultivent leur propre trajectoire : tout seuls – les États-Unis, la France, la Russie, l’Allemagne – ou en logique de murmure collectif : l’Union européenne, la Communauté des États indépendants dans ses différentes configurations, la Vieille Europe, la Nouvelle Europe – pour reprendre la typologie attribuée à Donald Rumsfeld -, notamment. à notre trajectoire des relations entre l’Alliance et la Moscou, nous pourrions en ajouter deux autres, parallèles, et montrer qu’elles sont souvent en résonance : les relations chaotiques entre la Russie et les États-Unis, d’une part, l’élargissement et l’intégration européenne de l’autre, incluant les vains efforts de l’Union pour constituer une défense commune ou même cette fameuse identité européenne dans l’OTAN. D’autres facteurs clefs pèsent lourd et sont particulièrement moteurs à certains moments, même si nous ne les avons que très peu évoqués, voire pas du tout : la géopolitique mondiale, les budgets de la Défense [1], les processus de désarmement, le terrorisme, et surtout l’évolution économique et sociale, ainsi que les questions énergétiques. Autant de boîtes noires qu’il faudrait ouvrir et intégrer dans le modèle.

Quelques bifurcations s’imposent à notre trajectoire. Une première se situe au moment des négociations pour la réunification allemande, la Deutsche Einheit du 3 octobre 1990, jusqu’à la dissolution de l’URSS du 26 décembre 1991. C’est une période d’intense activité diplomatique pendant laquelle on s’interroge sur le maintien de l’Alliance tout en considérant, avec plus ou moins de modestie, que les Occidentaux ont gagné la partie.

Nous avons situé en 1999 une deuxième bifurcation importante. De son avant-dernière année, le XXème siècle nous laisse deux créances en héritage, qu’il nous faudra honorer cher et vilain au XXIème siècle : le Sommet de Washington des 24 et 25 avril 1999 marque à la fois les cinquante ans de l’Alliance, son renouveau, l’élargissement de ses missions, ainsi que sa capacité à transgresser l’ordre international comme l’organisation le fait en bombardant le Kosovo malgré la réticence de certains de ses membres et l’absence de mandat des Nations Unies. Ces événements ont pollué le dialogue, qui avait pourtant été constructif, entre les différents protagonistes. À ce moment précis, comme l’écrivait l’historien et journaliste André Fontaine, l’OTAN a incontestablement échoué à créer des relations confiantes, permanentes et efficaces avec la Russie [2]. Au contraire, l’Alliance montre à la Russie un leadership de puissance, l’humilie sur la scène internationale et s’ouvre à trois premiers anciens membres du Pacte de Varsovie, malgré les demandes successives de la Russie de la rejoindre en même temps sinon avant. La cérémonie tenue à Indépendance, Missouri, montre bien que la dynamique est avant tout américaine.

La guerre préventive déclenchée par les Américains le 20 mars 2003 en Irak met à mal la relation des Européens avec les États-Unis, mais surtout des Européens entre eux. La contestation de la prééminence américaine par ces vieux alliés des États-Unis que sont la France et l’Allemagne irrite profondément Washington d’autant qu’un axe se crée avec Moscou qui pourtant, et malgré les affronts, était jusque-là restée assez “docile”. En fait, depuis la chute du Mur, tout rapprochement entre Moscou et Berlin constitue un point sensible pour la diplomatie américaine. La revendication de la multipolarité chère à Evgueni Primakov, mais aussi à Vladimir Poutine s’inscrit également dans ce cadre. 2003 n’est pas loin du discours de Munich du président de la Fédération de Russie en 2007, ainsi que du Sommet de Bucarest en 2008. Les clivages européens se retrouvent autour de la question de l’entrée de l’Ukraine et de la Géorgie dans l’OTAN. Ce sont les “Vieux Européens” qui empêchent sa concrétisation, probablement davantage que l’attention à la colère de Vladimir Poutine. Géorgie en 2006, Donbass et Crimée en 2014, guerre russo-ukrainienne du 24 février 2022, constituent une même escalade et, simultanément, la pire réponse de la Russie à la relégation dont elle a fait l’objet et qui, dès lors, au moins pour un temps, ne peut que s’accentuer. Comme le soulignait Hubert Védrine le 20 avril 2022, l’attaque de la Russie sur l’Ukraine pulvérise la vision que les Européens avaient sur la marche du monde. Plus loin, l’ancien chef du Quai d’Orsay se demande si, à un moment donné, les Occidentaux auraient pu être plus intelligents ? [3]

 

To hell with that! We prevailed and they didn’t ! [4]

Quinze ans auparavant, le même Hubert Védrine avait constaté que, parce que les Occidentaux ont cru, avec la fin de l’URSS, avoir gagné la bataille de l’histoire et pouvoir régner en maîtres, ils sont déboussolés par un monde si peu conforme à leurs espérances. Les États-Unis, écrivait-il, étaient triomphalistes. Ils jugeaient leur leadership et leur bienveillante hégémonie nécessaires à la stabilité et à la sécurité du monde [5].

Ce qui est aujourd’hui de plus en plus clair aux yeux des chercheurs – et je pense que nous avons commencé à le découvrir dans ce parcours -, c’est que, depuis 1990, les décideurs américains voulaient que les résultats de la réunification allemande donnent carte blanche aux États-Unis en consolidant une Allemagne réunifiée au sein de l’OTAN et en permettant toutes les options de la diplomatie américaine dans le nouveau paysage stratégique de l’Europe [6]. L’expression de George H. Bush, lors de sa rencontre avec les dirigeants ouest-allemands à Camp David, les 24 et 25 février 1990 est caractéristique. Le président américain estime que les Soviétiques ne sont pas en mesure de dicter la relation de l’Allemagne avec l’OTAN. Ce qui m’inquiète, dit-il, ce sont les propos selon lesquels l’Allemagne ne doit pas rester dans l’OTAN. Au diable tout cela ! Nous l’avons emporté et pas eux. Nous ne pouvons pas laisser les soviétiques arracher la victoire des mâchoires de la défaite [7].

Cette époque, qui nous paraît aujourd’hui lointaine, fait toujours référence quand on est à Moscou, en particulier le discours du secrétaire général de l’OTAN du 17 mai 1990, dont l’interprétation est l’objet de polémiques virulentes et, de plus, partage en deux écoles (schools) tant les analystes des relations internationales que les historiens. Ces deux approches sont fondatrices aussi de deux récits qui agissent profondément sur la lecture que l’on peut avoir des événements présents [8]. Dans son discours justificatif de son intervention militaire en Ukraine, le 24 février 2022, il n’a pas fallu vingt secondes pour que Vladimir Poutine fasse allusion à trente ans d’efforts du Kremlin pour se mettre d’accord avec l’OTAN sur les principes d’une sécurité européenne. Et d’affirmer : en réponse à nos propositions, nous avons constamment été confrontés soit à des tromperies et des mensonges cyniques, soit à des tentatives de pression et de chantage, et l’Alliance de l’Atlantique Nord, pendant ce temps, malgré toutes nos protestations, ne cesse de s’étendre. La machine militaire se déplace, et, je le répète, s’approche près de nos frontières. Et plus loin, le président de la Fédération de Russie précise que, parmi les marques de mépris du droit international qu’il prête à l’Occident : cela inclut aussi les promesses faites à notre pays de ne pas étendre l’OTAN d’un pouce vers l’Est. […] [9]

Visitant un certain nombre d’archives, dont certaines que nous avons nous-même présentées ici – notamment celles déclassifiées par la NSA -, le chercheur américain Joshua Itzkowitz Shifrinson observe en 2016 que les responsables de son pays ont offert des garanties informelles à plusieurs reprises aux Soviétiques contre l’expansion de l’OTAN au cours des pourparlers sur la réunification de l’Allemagne, au printemps, à l’été et à l’automne 1990. Le professeur de Relations internationales à l’Université A&M du Texas puis à l’Université de Boston, montre qu’il s’agit d’une pratique diplomatique courante. En l’occurrence, ces garanties s’inscrivaient dans les positions de négociation de l’Administration de George H. Bush et indiquaient que l’ordre européen de l’après Guerre froide serait acceptable à la fois pour Washington et pour Moscou. Ainsi, l’OTAN resterait en place tandis que l’architecture de sécurité de l’Europe inclurait l’Union soviétique. Collectivement, pour Itzkowitz Shifrinson, ces preuves suggèrent que les dirigeants russes ont essentiellement raison de prétendre que les efforts déployés par les États-Unis pour étendre l’OTAN depuis les années 1990 violent “l’esprit” des négociations de 1990 : l’expansion de l’OTAN a annulé les assurances données à l’Union soviétique en 1990 [10].

Mais le chercheur américain va plus loin dans le développement de son papier, labellisé d’Harvard et du MIT, en indiquant qu’il existe de plus en plus de preuves que les États-Unis n’ont pas été sincères lorsqu’ils ont offert à l’Union soviétique des garanties informelles contre l’expansion de l’OTAN. Faisant référence aux travaux de l’historienne Mary Elise Sarotte du Centre d’Études européennes à Harvard [11], il observe que les documents déclassifiés provenant des archives américaines suggèrent que les responsables politiques américains ont utilisé la diplomatie de la réunification allemande pour renforcer la position des États-Unis en Europe après la Guerre froide [12]. Et le professeur ajoute que, contrairement à ce que prétendent de nombreux décideurs et analystes, il existe de nombreuses preuves que les affirmations russes de “promesse non tenue” concernant l’expansion de l’OTAN sont fondées. En s’appuyant sur la théorie des relations internationales et en l’appliquant à des éléments nouveaux et préexistants sur les négociations de 1990, il estime que les dirigeants russes ont essentiellement raison : l’expansion de l’OTAN a violé le quid pro quo au cœur de la diplomatie qui a abouti à la réunification de l’Allemagne au sein de l’OTAN. Il n’existait pas d’accord écrit excluant l’expansion de l’OTAN, mais des garanties de non-expansion ont tout de même été avancées en 1990, pour être ensuite annulées [13].

Comme le constate en 2021 l’ancien secrétaire général adjoint des Nations Unies et professeur à l’Université de Columbia, Jean-Marie Guehenno, l’hypocrisie de la relation stratégique avec la Russie était peut-être inévitable, mais ces mensonges ont eu un prix. Pour les dissiper, il aurait fallu suspendre nos doutes sur l’avenir de la Russie, et réfléchir à la signification d’une OTAN dont la Russie deviendrait membre. Mais soulever cette question aurait obligé à raisonner non en termes de vainqueurs et de vaincus, mais en coresponsables d’un monde nouveau à construire [14].

Cette analyse des relations internationales, certes bousculante pour notre vision traditionnelle – et, faut-il l’écrire -, généralement manichéenne, nous invite à un retour sur la trajectoire que nous avons décrite au début de notre conclusion. L’évolution des rapports entre l’OTAN et la Russie doit manifestement se fonder davantage sur le rapport de force entre les acteurs, ainsi que Joshua Itzkowitz Shifrinson nous y invite. Dans son ouvrage que l’on pourrait traduire par “Titans en ascension, géants en chute, Comment les grandes puissances exploitent les changements de pouvoir” [15], le professeur à l’Université de Boston analyse, à partir de l’histoire, le processus de déclin de grandes puissances qui perdent leurs capacités économiques, militaires, stratégiques et voient d’autres puissances émerger en même temps. Leur déclin prend surtout son sens par rapport au renforcement de la puissance de leurs voisins. Itzkowitz Shifrinson conceptualise une théorie de la prédation (Predation Theory) et l’applique à plusieurs cas parmi lesquels il rend compte de la stratégie des États-Unis et du déclin de l’Union soviétique. Ainsi, à partir de sources du Département d’État et du Conseil national de Sécurité américain (NSC), il montre que les conditions de la réunification allemande ont été conçues dans les années 1980 et 1990 pour maximiser la domination des États-Unis dans les affaires de sécurité européennes tout en minimisant l’influence soviétique [16]. L’approche de la théorie de la prédation est éclairante lorsque le chercheur met en évidence une archive du NSC de 1985-86 dans laquelle, alors que Gorbatchev se rapproche des États-Unis avec la volonté de faire de l’URSS un État décentralisé, moderne et efficient, le conseiller à la Sécurité nationale de Ronald Reagan et futur Ambassadeur US à Moscou de 1987 à 1991, Jack F. Matlock, pose la question de savoir si cette Union soviétique-là serait bonne pour les États-Unis ? Concluant sans ambages “absolument pas”. (Would this USSR be good for the US? Absolutely Not.) [17]

Cette stratégie d’affaiblissement systématique de la Russie, sous Ronald Reagan, George H. Bush [18] – et probablement leurs successeurs – constitue la clef d’une trajectoire plus volontariste et centrale des relations entre l’OTAN et la Russie qui intègre à la fois la volonté de leadership américain, la relégation de la Russie et la perpétuation de la prééminence des États-Unis en l’Europe dans une vassalisation relative pour laquelle Washington s’appuie sur l’inclusion de nouveaux acteurs à l’Est. L’OTAN est alors l’instrument de cette politique, à la fois structure d’intégration, drapeau des valeurs occidentales officielles et instrument de puissance.

L’ensemble de ces éléments nous permet de mieux comprendre l’histoire des relations internationales depuis 1989. Si les objectifs des États-Unis étaient avant tout, non pas d’installer l’harmonie, mais d’assurer leur prédominance sur le continent européen en s’appuyant sur les anciens satellites de Moscou, tout en établissant une distance entre l’Allemagne et la Russie, on voit mal pourquoi ils auraient permis à Moscou d’adhérer à l’Alliance atlantique, à quelque moment que ce soit.

Jack F. Matlock (à l’avant plan à gauche), à Genève le 19 novembre 1985 lors des discussions entre Ronald Reagan et  Mikhail Gorbachev en présence notamment de George Shultz et Eduard Chevardnadze (Troy University – https://today.troy.edu/news/troy-university-ambassador-residence-jack-matlock-speak-alabama-world-affairs-council/)

Et demain ?

Les bases de la réflexion prospective sont partiellement en place. Tout reste à faire bien sûr pour scénariser les vingt prochaines années, identifier les enjeux de long terme et y répondre. Plusieurs chantiers ont été lancés ces derniers mois tant aux niveaux international que régional. à l’horizon 2050, de nombreuses métamorphoses sont possibles, les meilleures comme les pires. Peut-on encore penser l’entrée de la Russie dans l’OTAN, comme elle était imaginable à certains voici trente ans ? A priori, la question est difficile. Elle hérisse les analystes, surtout depuis le 24 février 2022 et l’offensive russe sur Kiev, Kharkiv, Kramatorsk, Marioupol, Kherson. Comment pouvons-nous même l’envisager ?

Le lancement de trajectoires vers des futurs possibles à l’horizon 2030, 2035, 2040, 2045, 2050, ouvre le champ de la réflexion, mais aussi de l’évolution des acteurs. Quelles hypothèses peut-on formuler sur la présidence de la Russie ou des États-Unis, sur l’évolution de l’OTAN et de ses missions par rapport aux Nations Unies, sur l’intégration et l’élargissement de l’Europe, sur sa volonté ou son absence de réelle volonté de concevoir la paix, de construire une défense et une industrie de l’armement communes, sur l’évolution des puissances émergentes telles que  la Chine ou l’Inde, sur les logiques de déclins et d’équilibres économiques évoqués plus haut, sur la capacité des États à entamer des coopérations communes pour répondre aux transitions, aux changements climatiques, aux ambitions spatiales, etc. Nous le voyons aujourd’hui, le double système Russie – OTAN est loin d’être restreint au cadre continental. Que pensent et comment se situent les vingt pays qui ont refusé de condamner l’agression russe aux Nations Unies, parmi lesquels la Chine et l’Inde, représentant ainsi une majorité de la population du monde ? [19]

Réfléchir à l’avenir, ce n’est pas qu’explorer des futurs possibles, c’est aussi mobiliser des futurs souhaitables qui répondent aux enjeux de l’avenir et se déclinent en finalités dans une vision partagée et en stratégies d’actions concrètes, opérationnelles.

Évoquer l’avenir de la Russie et de l’OTAN, c’est d’abord penser à la paix, en particulier la paix entre l’Ukraine et la Russie puisque, jusqu’à ce jour, l’Alliance atlantique rappelle régulièrement qu’elle n’est pas en guerre. La paix et l’amitié sont difficiles à concevoir quand les télévisions et les réseaux sociaux nous montrent les atrocités, particulièrement celles du camp auquel on nous assigne.

Lors de la négociation de Rambouillet de 1999 avec les insurgés kosovars et les Serbes, la secrétaire d’État américaine Madeleine Albright avait tenté une ouverture auprès des belligérants en leur donnant l’exemple du parcours du Nord-Irlandais Gerry Adams et la capacité de nos sociétés de passer de la violence à des relations politiques et sociales pacifiques [20]. Le rôle de l’IRA pendant la Seconde Guerre mondiale n’a pas empêché Londres et l’organisation qui avait pratiqué un terrorisme sanglant à l’un des pires moments de l’histoire britannique de négocier une paix. J’avais moi-même repris cet exemple pour tenter de l’appliquer au terrorisme islamique dans un séminaire prospectif de l’OTAN organisé par le Millennium Project à Falls Church, en Virginie, en 2016 [21]. De même, les exemples sont nombreux, depuis Pearl Harbor, le bombardement de Tokyo, celui de Dresde ou les massacres d’Oradour-sur-Glane ou de la bataille d’Ardenne que tout peut être, non oublié, mais pardonné.

Les travaux de recherches que nous avons effectués nous ont également renvoyé de nombreuses hypothèses d’évolution dont nous pouvons nous inspirer. Pour ne prendre qu’un exemple – mais il me paraît central -, Joshua Itzkowitz Shifrinson évoquait une approche nouvelle : accorder un rôle décisionnel plus important aux membres de l’OTAN moins enthousiastes que les États-Unis à l’idée de renforcer ou d’étendre la présence de l’OTAN en Europe de l’Est et de renoncer à des déploiements militaires, tels qu’ils avaient été annoncés début 2016 [22]. Le Sénat français regrettait d’ailleurs en 2007 que les relations américano-russes se répercutent directement sur l’atmosphère du dialogue de la Russie avec l’OTAN [23]. La question qui est ainsi à nouveau posée est celle de l’européanisation de l’OTAN, déjà suggérée par le président John Fitzgerald Kennedy dès le début des années 1960, avec deux piliers équivalents de l’Alliance, l’américain et l’européen. Mais, à nouveau, on se heurterait là non seulement au leadership américain, mais aussi aux égoïsmes nationaux de ses partenaires, surtout européens [24].

Dans ce stock de données et d’alternatives, il ne faudra pas oublier les perspectives immédiates permettant de sortir plus ou moins vite de la crise actuelle. Ainsi, Zbigniew Brzezinski (1928-2017) nous livrait déjà des recommandations sous forme d’hypothèses en 2014. Que n’a-t-il pas été entendu par le président Poutine, mais aussi par l’OTAN ! La première consistait à rechercher un compromis avec l’Ukraine en mettant fin à l’assaut contre sa souveraineté et son bien-être économique. Cela exigerait, disait-il, sagesse et persévérance de la part de la Russie, de l’Ukraine et de l’Occident. Un tel compromis devrait impliquer la fin des efforts russes pour déstabiliser l’Ukraine de l’intérieur, la fin de toute menace d’une invasion plus importante et une sorte d’accord Est-Ouest impliquant l’acceptation tacite par la Russie d’un cheminement prolongé de l’Ukraine vers une éventuelle adhésion à l’Union européenne. Parallèlement, l’Ukraine ne chercherait plus à adhérer à l’OTAN.

Dans la seconde hypothèse émise par l’ancien conseiller à la Sécurité nationale du président Jimmy Carter en 2014, Vladimir Poutine pourrait continuer à infliger une intervention militaire dans certaines parties de l’Ukraine. La réaction occidentale devrait alors être une application prolongée et réellement punitive de sanctions destinées à faire comprendre à la Russie les conséquences douloureuses de sa violation de la souveraineté de l’Ukraine. Ce scénario détruirait l’économie des deux pays.

La troisième hypothèse de Brzezinski voyait Poutine envahir l’Ukraine, entraînant non seulement des représailles de la part de l’Occident, mais provoquant aussi, écrivait-il, une résistance ukrainienne. Si cette résistance était soutenue et intense, une pression croissante s’exercerait sur les membres de l’OTAN pour qu’ils soutiennent les Ukrainiens sous diverses formes, rendant le conflit beaucoup plus coûteux pour l’agresseur.

Pour le Kremlin, la conséquence de cette troisième option serait non seulement une population ukrainienne de plus de 40 millions d’habitants hostiles en permanence, mais aussi une Russie isolée économiquement et politiquement, confrontée à la possibilité croissante de troubles internes [25].

Celui qui était également un grand politologue d’origine polonaise soutenait le fait de trouver une formule d’accommodement, suscitant l’abandon de l’usage de la force contre l’Ukraine par la Russie. Il estimait toutefois que la question de la Crimée ne pourrait être résolue, dénonçait le nationalisme et soulignait l’ampleur des risques de cette hypothèse pour la Russie elle-même.

Brzezinski, on le voit, n’avait pas évoqué ce qui reste une hypothèse possible : l’inclusion tant de la Russie que de l’Ukraine et de la Géorgie dans l’Alliance [26]. Au début de notre trajectoire pour la présente étude, en 1998, celui qui avait été un faucon dans sa politique contre l’URSS, avait pourtant affirmé que les États-Unis, en tant que puissance dirigeante de l’OTAN, devraient déclarer explicitement que, à un moment donné de l’avenir, même l’adhésion de la Russie à l’OTAN pourrait avoir un sens [27].

A de nombreuses reprises, c’est la position que j’ai moi-même défendue depuis vingt ans concernant l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne : que Moscou et Kiev y entrent ensemble. Ou qu’elles n’y entrent pas. Parce que, si l’Ukraine c’est l’Europe, la Russie, c’est aussi l’Europe [28]. Considérons de même cette hypothèse pour ce qui concerne l’OTAN. à l’horizon 2050. Si l’Alliance a toujours une mission dans ce monde-là.

En effet, comment les Occidentaux ne parviendraient-ils pas, tôt ou tard, à trouver un modus vivendi stratégique avec Moscou. L’alternative devant laquelle nous nous trouvions voici peu avait été bien définie par la chercheuse Sumantra Maitra à la Royal Historical Society du Royaume-Uni à l’été 2021 : convient-il de négocier un compromis avec Moscou et de laisser à la Russie sa propre petite sphère d’influence dans des parties de l’Europe où elle a déjà des bases et des intérêts établis, ou vaut-il mieux écarter la Russie de l’équation et risquer le déclenchement d’une guerre d’attrition localisée par factions interposées ? [29].

Il est à craindre que, suite à l’élan généré par l’offensive russe de février 2022, nous soyons déjà fermement établis sur l’une des routes possibles, au prix d’un nombre croissant de vies humaines. Nous devons donc également adopter une vision à long terme.

Et pourtant, comme l’écrivait le 15 février dernier l’ancien ambassadeur US à Moscou, Jack F. Matlock, nous sommes aujourd’hui confrontés à une crise évitable entre les États-Unis et la Russie qui était prévisible, a été volontairement précipitée, mais qui pouvait être facilement résolue par l’application du bon sens. Celui qui a vécu tout le processus que nous avons parcouru, depuis le milieu des années 1980 jusqu’aujourd’hui et qui est un des meilleurs connaisseurs de la Russie et de ses voisins regrette, non seulement la politique menée par Washington à l’égard de Moscou depuis George W. Bush, mais aussi la profonde intrusion des États-Unis dans la politique intérieure de l’Ukraine, son soutien actif à la révolution de 2014 ainsi que le renversement du gouvernement ukrainien élu en 2014 [30]. Matlock s’étonne aussi que le Président Biden ait refusé de donner l’assurance à son collègue Poutine que l’OTAN ne s’étendrait pas à l’Ukraine et à la Géorgie. L’ancien conseiller à la Sécurité nationale observe également que le gouvernement ukrainien a clairement indiqué qu’il n’a pas l’intention de mettre en œuvre l’accord conclu en 2015 avec la Russie, la France et l’Allemagne pour la réunification des provinces du Donbass au sein de l’Ukraine avec un large degré d’autonomie locale, accord que les États-Unis ont approuvé [31]. Et Jack  Matlock ose cette formule :

essayer de détacher l’Ukraine de l’influence russe – le but avoué de ceux qui ont agité les “révolutions de couleur” – était une erreur, et une erreur dangereuse. Avons-nous si vite oublié la leçon de la crise des missiles de Cuba ? [32]

Dans le processus qui a conduit à cette situation dramatique, l’Union européenne a été largement absente, hormis quelques initiatives de certains de ses membres, en particulier du Président Emmanuel Macron. Pourtant, c’est de l’Europe que nous aurions pu attendre et la sagesse diplomatique, et l’initiative de conciliation.

Cette Europe là n’existe probablement pas encore…

 

Philippe Destatte

@PhD2050

 

[1] Voir par exemple : Éric SOURISSEAU, Les conséquences militaires et stratégiques de l’élargissement de l’Europe, Annuaire stratégique et militaire, Paris, FRS, Odile Jacob, 2003.

[2] André FONTAINE, Pierre MELANDRI, Guillaume PARMENTIER, OTAN, Organisation du Traité de l’Atlantique nord, dans Encyclopædia Universalis

[3] Hubert Védrine et Pascal Boniface, Comprendre le monde, Après la guerre en Ukraine, une vision du monde, 20 avril 2022. https://www.youtube.com/watch?v=oYMm2XKh6uA

[4] Au diable tout cela ! Nous l’avons emporté et pas eux.

[5] H. VEDRINE avec la collaboration d’Adrien ABECASSIS et Mohamed BOUABDALLAH, Continuer l’histoire, p. 7-9, Paris, Fayard, 2007.

[6] J. R. ITZKOWITZ SHIFRINSON, Deal or No Deal… ?, p. 5

[7] [T]he Soviets are not in a position to dictate Germany’s relationship with NATO. What worries me is talk that Germany must not stay in NATO. To hell with that! We prevailed and they didn’t. We can’t let the Soviets clutch victory from the jaws of defeat. Quoted in Bush and Scowcroft, A World Transformed, p. 253. J. R. ITZKOWITZ SHIFRINSON, Deal or No Deal… ?, p. 35.

[8] Joshua R. ITZKOWITZ SHIFRINSON, Deal or No Deal ? The End of the Cold War and the US Offer to Limit NATO Expansion, in International Security, Vol. 40, No. 4 (Spring 2016), pp. 7–44. (Harvard College and MIT). Voir par exemple : Hannes ADOMEIT, NATO’s Eastward Enlargement: What the Western Leaders Said, in Security Policy Working Paper, nr. 3, 2018. – Bruno TERTRAIS, L’élargissement de l’OTAN : ni développement naturel ni erreur historique, dans A quoi sert l’OTAN ? Questions internationales, n°111, Janvier-février 2022, p. 22-23.

[9] Vladimir POUTINE, Discours du 24 février 2022, reproduit dans Vladimir FEDOROVSKI, Poutine, l’Ukraine, Les faces cachées,  p. 175-180, Paris, Balland, 2022. – Address by the President of Russian Federation, Moscow, The Kremlin, February 24, 2022. http://en.kremlin.ru/events/president/news/67843#

[10] Collectively, this evidence suggests that Russian leaders are essentially correct in claiming that U.S. efforts to expand NATO since the 1990s violate the “spirit” of the 1990 negotiations: NATO expansion nullified the assurances given to the Soviet Union in 1990. J. R. ITZKOWITZ SHIFRINSON, Deal or No Deal… ?, p. 5.

[11] Mary Elise SAROTTE, Perpetuating U.S. Preeminence, The 1990 Deals to “Bribe the Soviets out” and Move NATO in, in International Security, vol. 35, N°1, Summer 2010, p. 110-137, p. 118, 135. https://www.jstor.org/stable/40784649 – Aussi : M. E. SAROTTE, How to Enlarge NATO, The Debate inside the Clinton Administration, 1993-1995, in International Security, Vol. 44, N°1, p. 7-41, Summer 2019. https://doi.org/10.1162/ISEC_a_00353

[12] There is growing evidence that the United States was insincere when offering the Soviet Union informal assurances against NATO expansion. As Sarotte first observed, declassifed materials from U.S. archives suggest that U.S. policymakers used the diplomacy of German reunification to strengthenthe United States’ position in Europe after the Cold War. J. R. ITZKOWITZ SHIFRINSON, Deal or No Deal…?, p. 34.

[13] Contrary to the claims of many policymakers and analysts, there is significant evidence that Russian assertions of a “broken promise” regarding NATO expansion have merit. Applying insights from international relations theory to both new and preexisting evidence on the 1990 negotiations suggests that Russian leaders are essentially correct: NATO expansion violated the quid pro quo at the heart of the diplomacy that culminated in German reunification within NATO. There was no written agreement precluding NATO expansion, but non-expansion guarantees were still advanced in 1990, only to be overturned. J. R. ITZKOWITZ SHIFRINSON, Deal or No Deal… ?, p. 40. – Les mémoires du Président Michaël GORBATCHEV ne disent pas autre chose. Mémoires, Une vie et des réformes…,  p. 858.

[14] Jean-Marie GUEHENNO, Le Premier XXIe siècle, De la globalisation à l’émiettement du monde, p. 35, Paris Flammarion, 2021.

[15] Joshua R. ITZKOWITZ SHIFRINSON, Rising Titans, Falling Giants: How Great Powers Exploit Power Shifts, Ithaca & London, Cornell University Press, 2018. Dans la même logique le Professeur Itzkowitz Shifrinson note qu’alors même que les États-Unis aident à réunifier l’Allemagne et se préparent à une éventuelle expansion de l’OTAN, les dirigeants américains s’inquiètent de la survie politique de Gorbatchev. S’ils avaient dû choisir entre aider Gorbatchev à rester au pouvoir et renforcer la prééminence des États-Unis, on peut se demander quelle option les États-Unis auraient retenue. Pour une appréciation du dilemme, voir Brent Scowcroft au Président, Turmoil in the Soviet Union and U.S. Policy 18 août 1990, dossier USSR Collapse : U.S.-Soviet Relations thru 1991 (August 1990) “, Boîte 91118, Scowcroft Files, GBPL. p. 40. – Even as the United States helped reunify Germany and prepared for possible NATO expansion, U.S. leaders were concerned with Gorbachev’s political survival. If forced to choose between helping Gorbachev stay in office or reinforcing U.S. preeminence, it is debatable which option the United States would have pursued. For an appreciation of the dilemma, see Brent Scowcroft tothe President, Turmoil in the Soviet Union and U.S. Policy August 18, 1990, folder USSR Collapse: U.S.-Soviet Relations thru 1991 (August 1990),” box 91118, Scowcroft Files, GBPL. 40.

[16] J. R. ITZKOWITZ SHIFRINSON, Rising…, Ke. 2964.

[17] Ibidem, Ke. 3135. Sur l’Ambassadeur Matlock, voir The Collapse of the Soviet Union and the End of the Cold War: A Diplomat Looks Back, with Jack F. Matlock, Jr. (Conversations with History), University of California Television, 13 février 1997. https://www.uctv.tv/shows/The-Collapse-of-the-Soviet-Union-and-the-End-of-the-Cold-War-A-Diplomat-Looks-Back-with-Jack-F-Matlock-Jr-Conversations-with-History-7980

Voir aussi la prise de position de Jack Matlock sur le conflit russo-ukrainien : Jack F. MATLOCK Jr., NATO and the Origins of the Ukraine Crisis, Commons Dreams, February 15, 2022. https://www.commondreams.org/views/2022/02/15/nato-and-origins-ukraine-crisis

[18] Contrairement à ce que les responsables américains ont dit à leurs interlocuteurs soviétiques, l’administration Bush a cherché en privé à profiter de l’effondrement du pouvoir soviétique en Europe centrale et orientale pour renforcer la prééminence des États-Unis sur le continent. – Contrary to what U.S. officials told their Soviet interlocutors, the Bush administration privately looked to use the collapse of Soviet power in Central-Eastern Europe to enhance U.S. preeminence on the continent. J. R. ITZKOWITZ SHIFRINSON, Deal or No Deal… ?, p. 34.

[19] Hubert Védrine et Pascal Boniface, Comprendre le monde, Après la guerre en Ukraine, une vision du monde, 20 avril 2022.

[20] Jonathan FREEDLAND, They’ve made one Good Friday, Let’s hope they can make another, in The Guardian, March 31, 1999.

[21] Philippe DESTATTE, Counter-Terrorism in Europe 2030; Managing Efficiency and Civil Rights, in Theodore J. GORDON e.a., Identification of Potential Terrorists and Adversary Planning, p. 87-105, NATO Science for Peace and Security Series – E: Human and Societal Dynamics, IOS Press, 2017.

[22]  J. R. ITZKOWITZ SHIFRINSON, Deal or No Deal… ?, p. 44.

[23] Jean FRANÇOIS-PONCET, Jean-Guy BRANGER et André ROUVIÈRE, Rapport d’information fait au nom de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées sur l’évolution de l’OTAN, sénat français, Séance du 19 juillet 2007 https://www.senat.fr/rap/r06-405/r06-405_mono.html#toc32

[24] Estelle HOORICKX, La Belgique, l’OTAN et la Guerre froide, Le témoignage d’André de Staercke, p. 303, Bruxelles, Racine, 2022.

[25] Zbigniew BRZEZINSKI, Putin’s three Choices on Ukraine, in The Washington Post, July 8, 2014. https://www.washingtonpost.com/opinions/zbigniew-brzezinski-putins-three-choices-on-ukraine/2014/07/08/ba1e62ae-0620-11e4-a0dd-f2b22a257353_story.html

[26] Charles A. KUPCHAN, NATO’s Final Frontier: Why Russia Should Join the Atlantic Alliance, in  Foreign Affairs, vol. 89, no. 3, Council on Foreign Relations, 2010, pp. 100–12, http://www.jstor.org/stable/25680919. Charles A. Kupchan est professeur de Relations internationales à la Georgetown University.

[27] Z. BRZEZINSKI, On to Russia, in The Washington Post, May 3, 1998.

[28] Gérard CHALIAND, Un homme de terrain décode le nouveau désordre mondial. “La Russie c’est l’Europe” explique le géostratège Gérard Chaliand, France 24, 15 mars 2022. https://www.youtube.com/watch?v=H7FsR94QN3M

[29] Sumantra MAITRA, L’élargissement de l’OTAN, la Russie et l’équilibre de la menace, dans Revue militaire canadienne, Vol. 21, No 3, été 2021. http://www.journal.forces.gc.ca/cmj-article-fr-page35.html

[30] And so far as Ukraine is concerned, U.S. intrusion into its domestic politics was deep, actively supporting the 2014 revolution and overthrow of the elected Ukrainian government in 2014. Jack F. MATLOCK Jr., NATO and the Origins of the Ukraine Crisis, Commons Dreams, February 15, 2022. https://www.commondreams.org/views/2022/02/15/nato-and-origins-ukraine-crisis

Voir aussi : Jack F. MATLOCK, Superpower Illusions, How Myths and False Ideologies les America Astray – and how to return to reality, New Haven & London, Yale University Press? 2010. Matlock y écrivait p. 369 : Quant à la sécurité du continent, les États-Unis doivent encourager les solutions européennes aux problèmes européens et soutenir la coopération économique entre l’Union européenne, l’Ukraine et la Russie. Si les discussions sérieuses visant à faire entrer la Géorgie et l’Ukraine dans l’OTAN prennent fin, il devrait être plus facile de nouer des liens économiques qui devraient être bénéfiques pour tous. (As for the continent’s security, the United States needs to encourage European solutions to European problems, and to support economic cooperation among the European Union, Ukraine and Russia. If serious talk of bringing Georgia and Ukraine into NATO ends, it should be easier to forge the economic ties that should be beneficial to all.)

[31] President Biden has refused to give such assurance but made clear his willingness to continue discussing questions of strategic stability in Europe. Meanwhile, the Ukrainian government has made clear it has no intention of implementing the agreement reached in 2015 for reuniting the Donbas provinces into Ukraine with a large degree of local autonomy—an agreement with Russia, France, and Germany that the United States endorsed. Ibidem.

[32] To try to detach Ukraine from Russian influence—the avowed aim of those who agitated for the “color revolutions”—was a fool’s errand, and a dangerous one. Have we so soon forgotten the lesson of the Cuban Missile Crisis? Ibidem.

Hour-en-Famenne, 5 mai 2022

Dans une première partie de cette étude et sur base d’une interrogation du dessinateur Nicolas Vadot, nous avons analysé la relation ambivalente que la Russie et l’OTAN ont entretenue de 1954 à 1998, période pendant laquelle le Kremlin, de Khrouchtchev à Eltsine a, à plusieurs reprises demandé formellement son adhésion à l’Alliance atlantique. Après la chute du Rideau de fer, l’OTAN a tendu la main à la Russie, mais aussi aux anciens pays du Pacte de Varsovie, tout en gardant soigneusement fermée la porte à Moscou. On ne se souvient guère de la coopération entre l’OTAN et le Kremlin pour l’intervenir en Bosnie et la présence de militaires russes au SHAPE à Mons au milieu des années 1990.

Dans une deuxième partie, nous avons observé que, après une vague d’ouverture internationale, de libéralisme économique, de démocratisation relative à Moscou, les efforts de coopération entre l’OTAN et la Russie se heurtent à deux obstacles : d’une part,  l’élargissement en 1999 à trois premiers pays de l’Est, sans perspective réelle pour la Russie de rejoindre l’Alliance et, d’autre part, à l’intervention militaire unilatérale de l’OTAN au Kosovo qui bouscule et la diplomatie russe et les règles du droit international.

Lire ou relire :

1. La Russie dans l’OTAN. Penser l’impensable ? Une relation ambivalente ?

2. La Russie dans l’OTAN. Penser l’impensable ? Quand l’horizon s’obscurcit.

 

3. La Résurgence de la Russie (2000-2022)

3.1. La doctrine du refoulement

Au tournant du siècle, la doctrine du roll back, du refoulement à l’égard du communisme sinon de la Russie, doctrine chère à l’ancien secrétaire d’État du Président Eisenhower, John Foster Dulles (1888-1959), semble avoir pris le pas sur celle de l’endiguement (commitment) dont George Kennan avait été le promoteur. Tout se passe comme si la Russie affaiblie était plus une proie qu’une puissance non antagonique : extension de l’OTAN, encouragements aux nationalismes ukrainien, azéri, ouzbek et, grâce aux pétroliers, projet de désenclaver l’Asie centrale, écrivent le célèbre géopolitologue Gérard Chaliand et l’historien Jean-Pierre Rageau dans l’Atlas du millénaire en 1998 [1]. Assez paradoxalement, nous l’avons constaté, l’affaiblissement économique, militaire, géopolitique de la Russie pendant cette décennie, a permis aux Alliés de faire refluer sa zone d’influence, tout en dénonçant la prétention russe à en revendiquer une et en rapprochant considérablement de ses frontières les forces affiliées à l’OTAN. De surcroît, la doctrine d’intervention humanitaire pratiquée par l’Alliance, sans l’accord des Nations Unies, telle que testée au Kosovo, constitue un facteur d’incertitude majeure pour le Kremlin où siège encore Boris Eltsine jusqu’au 31 décembre 1999. Ainsi, dans cette Russie dont Eltsine avait semblé être le phare de l’occidentalisation et le rempart de sa démocratie balbutiante, le bilan de fin de siècle s’avère désastreux : l’image des États-Unis et de l’Europe s’y dégrade, l’OTAN est à nouveau désignée comme l’ennemi principal. Chez les élites comme dans la population, le nationalisme renaît autour d’une nouvelle spécificité russe, fondée sur l’opposition aux valeurs de l’Occident [2].

A la Maison Blanche, à Ottawa et dans les capitales européennes, on nuance cette vision. Pour les leaders de l’OTAN, l’Alliance tente de ménager la Russie, et accessoirement l’Ukraine. En 1999, au Sommet de Washington, les Alliés estiment encore que la sécurité en Europe ne peut être construite sans la Russie, et qu’ils doivent chercher à établir avec ce pays la confiance et la coopération pour surmonter les divisions du passé et traiter ensemble les problèmes de sécurité du futur. Ils rappellent que cet objectif est au cœur de l’Acte fondateur pour l’Entraide, la Coopération et la Sécurité, signé par les Chefs d’État et de gouvernement des États membres de l’OTAN et de la Russie à Paris deux ans auparavant. Ils espèrent encore un engagement des deux parties à contribuer à construire ensemble un continent stable, pacifique et sans division sur la base d’un partenariat et d’un intérêt mutuel [3]. La Déclaration de Washington des 23 et 24 avril 1999 proclame en son point 8 que notre Alliance reste ouverte à toutes les démocraties européennes, quelle que soit leur géographie, désireuses et capables d’assumer les responsabilités liées à l’adhésion, et dont l’inclusion renforcerait la sécurité et la stabilité globales en Europe. La Déclaration  rappelle en outre que l’OTAN est un pilier essentiel d’une communauté élargie de valeurs partagées et de responsabilité partagée. En travaillant ensemble, note le Conseil atlantique, Alliés et Partenaires, dont la Russie et l’Ukraine, développent leur coopération et effacent les divisions imposées par la Guerre froide pour aider à construire une Europe entière et libre, où la sécurité et la prospérité sont partagées et indivisibles [4]. à ce moment, le Secrétaire général de l’OTAN, l’Espagnol Javier Solana peut encore affirmer que l’histoire verra l’adhésion de la République tchèque, de la Hongrie et de la Pologne comme une étape clé vers une Europe de la coopération et de l’intégration, vers une Europe sans lignes de partages [5].

 

3.2. Vladimir Poutine restaure le partenariat stratégique

Aux yeux des observateurs de l’époque, l’arrivée au pouvoir de Vladimir Vladimirovitch Poutine apparaît à bien des égards, comme une bifurcation. Patron du service de sécurité FSB [6] depuis 1998, après une solide formation notamment à l’Université de Leningrad et une carrière au KGB, puis une expérience politique et administrative auprès du maire libéral de Saint-Pétersbourg, il succède à Sergueï Stepachine comme Premier ministre de Boris Eltsine le 9 août 1999. Bénéficiant du retrait précipité d’Eltsine dont il assume l’intérim, sa carrière est fulgurante puisqu’il est élu président de la Fédération de Russie au premier tour le 26 mars 2000. Il est alors, à 47 ans, le plus jeune dirigeant de la Russie depuis la Révolution de 1917 au moins. Le portrait qu’en dresse alors Jacques Sapir fait apparaître une rupture par rapport à la trajectoire de ses prédécesseurs au Kremlin : le directeur d’études à l’EHESS de Paris voit en Poutine un homme d’ordre et un patriote russe convaincu. Il observe que le nouveau président, soutenu par Mikhaïl Gorbatchev, apparaît comme un réformateur modéré souhaitant combiner ouverture économique et reconstruction de l’État. Et Sapir de noter que Vladimir Poutine a suscité en Russie un mouvement d’espoir et a bénéficié d’un soutien comme peu de dirigeants en ont connu [7].

Durant la campagne électorale présidentielle, Vladimir Poutine adresse des signes de rapprochement avec l’Ouest, tant sur la question de l’élargissement des anciens pays du Pacte de Varsovie que sur les relations avec l’OTAN, pourtant alors diabolisées dans son pays. C’est la fameuse formule du Why not? répondue à un journaliste de la BBC qui l’interrogeait sur la possibilité d’une adhésion de la Russie à l’Alliance, Poutine précisant que, si c’était le cas, Moscou devrait avoir le même statut que les autres membres. Le président par intérim devait encore souligner que la Russie constitue une partie de la culture européenne et qu’il ne pouvait pas imaginer que son pays existe en dehors de l’Europe et du monde civilisé [8].

Dès sa prise de fonction, le nouveau président prend des initiatives pour tourner la page diplomatique douloureuse de l’intervention de l’Alliance au Kosovo et sortir la Russie de son relatif isolement. Le 11 septembre 2001 lui donne l’occasion de changer la donne de ses relations avec Washington. Le jour même des attentats, Vladimir Poutine est l’un des premiers dirigeants à proposer aux États-Unis l’assistance de son pays pour répondre au terrorisme qui vient de les frapper [9]. Ainsi, Moscou donne son accord pour l’utilisation de son espace aérien, ainsi que de ses bases en Asie centrale, afin de permettre aux Américains et à l’OTAN d’intervenir contre les Talibans et Al-Qaïda en Afghanistan [10]. De même, le changement de dynamique stratégique aux États-Unis et en Europe le poussent à ce moment-là à envisager à nouveau une participation de la Russie dans une Alliance atlantique se transformant en organisation politique et modérant l’élargissement à l’Est [11]. Enfin, le caractère brutal de la guerre menée en Tchétchénie et héritée de l’époque d’Eltsine perd son motif de tension avec les Occidentaux puisqu’elle passe en pertes et profits de la grande lutte contre le terrorisme islamique.

Malgré la décision unilatérale de George W. Bush de retirer son pays du traité ABM (Anti-Ballistic Missile Treaty) fin 2001, un véritable partenariat stratégique s’établit entre la Russie et les États-Unis. Le 24 mai 2002, les deux pays signent à Moscou un traité sur la réduction mutuelle des arsenaux nucléaires, puis le 28 mai, ils se retrouvent à Rome pour y créer le Conseil OTAN-Russie (COR) dans lequel les Russes partagent des intérêts communs sur pied d’égalité avec les 26 pays de l’Alliance. Ce COR remplace le Conseil conjoint permanent (CCP). La Déclaration de Rome s’appuie sur les objectifs et les principes de l’Acte fondateur de 1997, qui est ainsi renouvelé comme l’instrument formel de base pour les relations entre l’Alliance et la Russie [12]. Dans ce contexte apaisé, la Russie participe à nouveau aux opérations de maintien de la paix dans les Balkans – y compris au Kosovo, dans la KFOR – et s’implique dans des initiatives militaires de l’OTAN lancées après le 11 Septembre comme la lutte antiterroriste dans la Méditerranée, Active Endeavour [13], à laquelle participe la flotte russe de la Mer Noire.

 

3.3. La Russie, entre Nouvelle et Vieille Europe

Le Couac sur l’Irak va faire tanguer l’attelage de l’OTAN en 2003 [14]. Ainsi, alors que, depuis des mois, l’Administration de George W. Bush s’efforce de mettre la pression sur le président irakien Saddam Hussein (1937-2006) suspecté de soutenir le terrorisme et de détenir des armes de destruction massive (ADM), la France et l’Allemagne rappellent le 22 janvier 2003 que seul le Conseil de Sécurité des Nations Unies est habilité à engager une action militaire contre un pays tiers. Le lendemain, le secrétaire américain à la Défense, Donald Rumsfeld (1932-2021), popularise, lors d’une conférence de presse, le clivage entre ce qu’il désigne comme, d’une part, la Nouvelle Europe et, d’autre part, la Vieille Europe. Ainsi que l’observe Reginald Dale, chercheur à l’Université de Stanford, la première est celle des pays volontaires pour constituer une nouvelle coalition militaire contre Saddam Hussein, rejoints par les nouveaux adhérents à l’OTAN. La plupart de ceux-ci postulent pour entrer dans l’Union européenne, en particulier les Polonais, considérés comme les plus fidèles alliés de l’Amérique par le président Bush [15] et aussi les autres nouveaux membres d’Europe centrale et orientale. Par Vieille Europe, Rumsfeld entend la France, l’Allemagne et quelques pays qui s’opposent à la guerre en Irak et veulent une Union européenne plus intégrée comme contrepoids aux États-Unis [16].

Alors que, le 27 janvier 2003, les ministres des Affaires étrangères de l’Alliance signent un appel au désarmement de l’Irak, le chancelier allemand Gerhard Schröder et le président français Jacques Chirac, exigent que l’application de la Résolution 1441 des Nations Unies se fasse par des moyens pacifiques : ils refusent de légitimer la guerre contre Saddam Hussein et son gouvernement. Ils se heurtent directement au Premier ministre britannique Tony Blair et à celui de l’Espagne, Jose Maria Aznar, très proche du président US. Madrid est alors, tout comme Berlin, membre tournant du Conseil de Sécurité des Nations Unies. Londres et Paris, le sont à titre permanent. Les conservateurs américains ne sont pas loin de considérer le couple franco-allemand, ainsi que la Belgique et la Suède qui partagent leur point de vue, comme des traîtres à l’Alliance et mobilisent les autres alliés européens autour de leur diplomatie d’intervention militaire. Ils sont rejoints par l’Italie du Premier ministre Silvio Berlusconi. Fin janvier, à l’initiative d’Aznar, l’Espagne, le Portugal, l’Italie, le Royaume uni, le Danemark ainsi que les trois nouveaux membres de l’OTAN – Pologne, Tchéquie et Hongrie – écrivent une lettre de soutien à la position américaine dénonçant le régime irakien et ses armes de destruction massive qui représentent, écrivent-ils, une menace pour la sécurité mondiale. Le 5 février 2003, jour où  le Secrétaire d’État Collin Powell (1937-2021) amène devant le Conseil de Sécurité des Nations Unies les preuves fabriquées de la présence d’ADM en Irak, d’autres pays d’Europe, dits du Groupe de Vilnius, qui n’avaient pas été sollicités pour la première lettre, apportent leur soutien à l’intervention militaire : Albanie, Croatie, Macédoine, Bulgarie, Estonie, Lettonie, Lituanie, Roumanie, Slovaquie, Slovénie. Il faut noter que les sept derniers ont obtenu au Sommet de l’Alliance tenu à Prague en 2002, leur ticket d’entrée prochaine dans l’OTAN, adhésion fixée au mois de mars 2004. Ils renforcent ainsi, aux yeux des Américains, le clan de la Nouvelle Europe tandis que Jacques Chirac lâche, le 17 février, à la sortie d’un Conseil européen, sa fameuse phrase choc selon laquelle, ces pays ont raté l’occasion de se taire en affichant leur solidarité avec Washington[17].

Le 10 février 2003, en provenance de Berlin et en visite à l’Élysée à Paris, Vladimir Poutine prend ses distances avec le lien spécial qu’il a établi avec George Bush depuis le début de son mandat [18], il s’associe à la vision de la France et de l’Allemagne sur l’Irak tandis que le président français Jacques Chirac (1932-2019) souligne les efforts menés par le Kremlin qui a lancé un référendum sur la Tchétchénie. à cette occasion, la France, l’Allemagne et la Russie signent une déclaration commune dans laquelle ils demandent la poursuite des inspections en Irak pour tenter d’éviter l’intervention. Tout en indiquant ne pas être en désaccord avec les États-Unis sur la nécessité du désarmement de l’Irak, ils exigent un mandat des Nations Unies avant toute intervention [19]. Le ministre russe des Affaires étrangères Igor Sergueïevitch Ivanov précise qu’il ne s’agit pas d’un défi à l’Amérique mais, au contraire, qu’il faut tout faire pour maintenir la coalition anti-terroriste sans provoquer une guerre qui radicaliserait en vain le monde musulman [20]. à l’initiative du président de la Commission européenne, Romano Prodi, le 17 février, le Conseil européen appelle lui aussi l’Irak à se mettre en conformité tout en soulignant que la guerre n’est pas inévitable et que la force ne doit être utilisée qu’en dernier recours [21]. France, Allemagne et Russie se réunissent à Saint-Pétersbourg le 5 mars pour appeler à suivre la voie diplomatique. Ainsi, Berlin, Paris et Moscou marchent la main dans la main, ce qui inquiète profondément Washington.

Comme l’écrit Jacques Sapir en 2009, c’est peu dire de constater que l’engagement du Kremlin du côté des États-Unis dans la guerre contre le terrorisme ne fut pas payé de retour. La politique américaine s’est ainsi caractérisée, de 2002 à 2008, par une succession de gestes agressifs et provocateurs envers la Russie, dont l’installation de systèmes antimissiles à ses frontières ou la proposition d’ouvrir l’OTAN aux pays de la Communauté des États indépendants (CEI), actes en violation ouverte des accords signés entre Moscou et Washington en 1991 et 1992, ne sont que quelques exemples [22].

En effet, la diplomatie conquérante de l’Alliance connaît d’autant moins de limite que son attractivité est considérable dans ce qui ne constitue plus les confins, mais plutôt le corps de l’ancien Empire soviétique. L’ancienne ligne rouge s’effiloche. Après l’élargissement de mars 2004 aux sept pays déjà mentionnés, la dynamique conçue à Prague du Plan d’Action pour l’Adhésion (MAP) se met en route. Comme le rappelle Philippe Boulanger, professeur à la Sorbonne, en octobre 2004, c’est la Géorgie qui établit un partenariat avec l’OTAN, puis l’Azerbaïdjan en mai 2005, l’Arménie en décembre 2005, la Moldavie en mai 2006. L’Alliance intensifie son dialogue avec l’Ukraine en avril 2005, puis avec la Géorgie en septembre 2006 [23]. En réponse, Vladimir Poutine accroît son approche multilatérale des relations internationales suivant la doctrine Primakov. Avec un certain succès lorsqu’il prend des initiatives pour renforcer ses liens avec la Chine, le Kazakhstan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan, mais aussi l’Inde et l’Iran dans l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS), développement du Groupe de Shanghai. Poutine renoue aussi avec les anciennes alliances russes au Moyen-Orient, en particulier avec la Syrie et l’Autorité palestinienne [24].

 

3.4. Les avertissements de Munich et Bucarest

Le 7 juin 2006, la Douma adopte une résolution avertissant que l’adhésion de l’Ukraine au bloc militaire de l’OTAN entraînera des conséquences très négatives pour les relations entre les peuples frères d’Ukraine et de Russie. De son côté, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergei Lavrov, s’inquiète des plans d’élargissement de l’Alliance, de la reconfiguration de la présence militaire américaine en Europe, du déploiement d’éléments du système américain de défense antimissile ainsi que du refus de l’OTAN de ratifier le Traité sur les forces conventionnelles en Europe. Le ministre Lavrov fait une mise en garde : tout mouvement de l’Ukraine ou de la Géorgie vers l’OTAN constituerait un glissement géopolitique colossal aux yeux de la Russie [25].

Des observateurs ont écrit que le discours prononcé le 10 février 2007 par Vladimir Poutine à la conférence de Munich sur la Sécurité en Europe, a été interprété, du moins par certains en Russie, comme un moment décisif semblable au discours de Winston Churchill, prononcé à Fulton dans le Missouri le 5 mars 1946, lorsque l’ancien Premier Ministre a donné au monde l’expression de Rideau de fer (Iron Curtain) [26]. Pour The New York Times, cette intervention du Président Poutine reflète l’arrogance retrouvée de la Russie sur la scène mondiale et pourrait certainement devenir un marqueur historique [27].

En effet, dans son discours, Vladimir Poutine fait état de son irritation devant l’évolution des relations internationales. Ainsi, devant la chancelière Angela Merkel, le secrétaire à la Défense américain du Président Bush, Robert M. Gates, et quelques dizaines de diplomates, le président de la Fédération de Russie observe que l’emploi hypertrophié et sans entrave de la force militaire dans les affaires internationales, plonge le monde dans une succession de conflits dont les règlements politiques deviennent impossibles. Vladimir Poutine cible nommément les États-Unis qui, dit-il, méprisent les grands principes du droit international et s’imposent hors de leurs frontières nationales dans tous les domaines. Pour le chef du Kremlin, cette situation est très dangereuse, car personne ne peut plus trouver refuge derrière le droit international, tandis que cette situation relance la course aux armements et génère le terrorisme. Il faut donc, dit-il, repenser sérieusement l’architecture globale de la sécurité.

L’usage de la force n’est légitime que sur la base d’un mandat des Nations Unies. Il ne faut pas substituer l’OTAN et l’Union européenne à l’Organisation des Nations Unies. Lorsque l’ONU réunira réellement les forces de la communauté internationale qui pourront réagir efficacement aux événements dans certains pays, lorsque nous nous débarrasserons du mépris du droit international, la situation pourra changer. Sinon, elle restera dans l’impasse et les lourdes erreurs se multiplieront. Il faut œuvrer pour que le droit international soit universel aussi bien dans sa compréhension que dans l’application de ses normes.

Vladimir Poutine poursuit en dénonçant l’implantation de bases américaines en Bulgarie et en Roumanie et le fait que l’OTAN rapproche ses forces avancées des frontières de la Russie. Il observe que l’élargissement de l’OTAN n’a rien à voir avec la modernisation de l’Alliance ni avec la sécurité de l’Europe, mais constitue plutôt une provocation sérieuse et abaissant le niveau de la confiance mutuelle. Le Président estime que la Russie est en droit de s’interroger contre qui cet élargissement est opéré et que sont devenues les assurances données par nos partenaires occidentaux après la dissolution du Pacte de Varsovie. Et de rappeler les déclarations du discours du Secrétaire général de l’OTAN, Manfred Wörner du 17 mai 1990 : “Que nous soyons prêts à ne pas déployer les troupes de l’OTAN à l’extérieur du territoire de la République fédérale allemande, cela donne à l’Union soviétique des garanties sûres de sécurité”. Où sont aujourd’hui ces garanties ? demande Poutine [28].

Même si Robert Gates a tenté d’en amortir l’effet, ce discours a frappé les esprits occidentaux et préfigure déjà la violente colère, que le président russe va exprimer au Sommet de l’Alliance à Bucarest, exaspéré qu’il est par la proposition américaine de faire entrer l’Ukraine et la Géorgie dans l’OTAN [29].

Lors du Sommet de l’OTAN qui se tient au Palatul Cotroceni à Bucarest du 2 au 4 avril 2008, pour la première fois de l’histoire de l’Alliance, un chef d’État russe doit participer au Conseil OTAN-Russie qui clôture la rencontre. Alors que Vladimir Poutine est attendu à Bucarest, des problèmes se posent non seulement sur la question de l’adhésion d’anciennes parties de la Yougoslavie comme la Croatie ou la Macédoine, mais surtout sur l’adhésion de la Géorgie et de l’Ukraine. La Géorgie comprend des minorités russes sous tension en Ossétie du Sud ainsi qu’en Abkhazie. Quant à l’Ukraine, le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov s’est à nouveau insurgé quelques jours avant le Sommet contre l’idée de son adhésion au Partenariat pour la Paix dans la logique d’un nouvel élargissement à ce pays qui ne ferait selon lui qu’accentuer la division de l’Europe [30]. Le clivage entre la Nouvelle Europe et la Vieille Europe va de nouveau s’activer : la Pologne, les pays baltes et neuf pays de l’Europe de l’Est soutiennent la position du Président Bush et des diplomaties américaine et canadienne favorables à l’élargissement tandis que les six pays fondateurs de l’Europe s’y opposent au nom de la nécessité de prendre en compte le rôle et la sensibilité de la Russie [31]. Le Devoir de Montréal voit plutôt dans leurs réticences le souci de ne pas irriter l’imposant voisin qui alimente en gaz tout le continent [32].

Dans l’analyse qu’il fait du Sommet de Bucarest, Philippe Boulanger considère l’élargissement potentiel de l’Alliance à la Géorgie et à l’Ukraine comme un risque de collision avec la Russie. Il note que le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Alexandre Grouchko a estimé que l’intégration des deux anciennes républiques soviétiques constituerait une grande erreur stratégique porteuse de conséquences sérieuses pour la sécurité de l’Europe. Ainsi, pour la Russie, l’élargissement de l’OTAN avance trop vite et trop loin sur un territoire placé sous l’influence de la Russie [33].

Il faut reconnaître que la Déclaration de Bucarest est loin de prendre en compte les préoccupations exprimées par le Kremlin. L’OTAN s’y félicite des aspirations euro-atlantiques de l’Ukraine et de la Géorgie, qui, précise le communiqué, souhaitent adhérer à l’Alliance. Avant d’annoncer que : aujourd’hui, nous avons décidé que ces pays deviendraient membres de l’OTAN. Ils ont l’un et l’autre apporté de précieuses contributions aux opérations de l’Alliance. Nous nous félicitons des réformes démocratiques menées en Ukraine et en Géorgie, et nous attendons avec intérêt la tenue, en mai, d’élections législatives libres et régulières en Géorgie. Le MAP représente, pour ces deux pays, la prochaine étape sur la voie qui les mènera directement à l’adhésion. (…) [ 34].

Après avoir marqué certaines inquiétudes sur les relations avec la Russie, le paragraphe suivant de la déclaration du Sommet indique que les membres de l’Alliance estiment que le potentiel que renferme le Conseil OTAN-Russie n’est pas pleinement exploité, et qu’ils se tiennent prêts à définir et à mettre à profit les possibilités d’actions conjointes, à 27, tout en rappelant le principe selon lequel l’OTAN et la Russie prennent leurs décisions et agissent de manière indépendante. Le Sommet réaffirme l’idée de porte ouverte à la Russie, mais fait porter celle-ci sur des possibilités d’approfondir la coopération et d’accroître la stabilité, n’évoquant jamais une possibilité d’adhésion [35].

Lors de sa présence à la clôture du Sommet, Vladimir Poutine va manifester son désir de maintenir un dialogue constructif avec l’OTAN, mais il insiste surtout sur les profondes divergences de la Russie avec l’approche d’une organisation dont il rappelle qu’elle a été fondée pour combattre un bloc soviétique qui n’existe plus et dont certains membres continuent à diaboliser la Russie. Tout en se disant satisfait du report de l’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie à l’OTAN, le président russe ne peut que s’irriter de la garantie qui est donnée à l’Ukraine et à la Géorgie d’adhérer un jour à l’OTAN. Et Poutine de rappeler : l’apparition d’un puissant bloc militaire à nos frontières […] sera toujours considérée comme une menace directe contre la Russie. Pour le président de la Fédération de Russie, l’OTAN ne peut pas garantir sa sécurité aux dépens de la sécurité des autres [36].

Il n’empêche, les 21 et 22 juillet 2009, le vice-président américain Joe Biden se rend en Ukraine et assure le président Viktor Iouchtchenko, en fonction depuis la Révolution orange de 2004, que les États-Unis soutiennent toujours la demande d’adhésion de Kiev dans l’OTAN, malgré le retard du processus d’intégration [37].

Le vice-président Jo Biden à Kiev, en juillet 2009 (Une visite bien médiatique, Courrier international, 22 juillet 2009)

Pourtant, le torchon brûle avec Moscou. Le président Dimitri Medvedev écrit une lettre ouverte à son homologue ukrainien en le qualifiant d’anti-Russe pour avoir perturbé les livraisons de gaz russe à l’Europe. Les reproches du Kremlin portent aussi sur les efforts de Iouchtchenko de faire reconnaître la famine qui a frappé l’Ukraine en 1932-1933 comme un génocide imputable au Kremlin, ainsi que pour la réhabilitation des nationalistes ukrainiens qui ont combattu les soviétiques aux côtés des nazis pendant la Seconde Guerre mondiale [38].

 

3.5. Un bâton à deux extrémités

Le climat de délitement qui a marqué la Russie dans le tournant du siècle, la prise de conscience de l’affaiblissement sinon de l’incapacité de l’État à se défendre sur la scène internationale, mais aussi intérieure ont fortement marqué ses élites et certainement son leader. Les réactions à ce que Thomas Gomart a appelé “le 11 septembre russe” – la prise d’otage à l’école de Beslan en Ossétie du Nord qui a causé 331 morts dont 172 enfants et plus de 540 blessés le jour de la rentrée des classes de 2004 – ont fait dire à Poutine que la Russie a fait preuve de faiblesse et que les faibles se font rosser. Certains veulent nous arracher un morceau juteux, d’autres les aident à le faire, car ils considèrent que la Russie est encore une menace parce que c’est une des plus grandes puissances nucléaires du monde – une menace qu’il faut écarter [39]. Comme le constate en 2005 le responsable du programme Russie / CEI à l’Institut français des Relations internationales, en mêlant sans discernement le terrorisme international, le jeu des puissances et les tentatives de déstabilisation venant de l’étranger, Vladimir Poutine entretient une confusion mentale et une vision conspiratrice qui va contribuer à expliquer son attitude à l’égard de l’Ukraine [40], mais aussi probablement du Caucase.

Pour David Teutrie, le conflit russo-géorgien de l’été 2008 constitue un changement de paradigme dans les relations russo-occidentales [41]. Alors que l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie avaient proclamé respectivement leur indépendance en 1991 et 1992, leurs aspirations sécessionnistes n’avaient pas été prises en compte ni par la communauté internationale ni même par la Russie. Pourtant, dès 2006, Vladimir Poutine avait posé la question : si quelqu’un pense que le Kosovo peut bénéficier d’une indépendance totale en tant qu’État, alors pourquoi les peuples abkhaze ou sud-ossète n’auraient-ils pas eux aussi le droit de devenir des États ? [42] Ainsi, comme l’indique Jaume Castan Pinos, le président russe considérait que l’indépendance du Kosovo constituerait un précédent qui pourrait potentiellement amener la Russie à reconnaître l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie [43].

L’indépendance du Kosovo à l’égard de la Serbie est proclamée le 17 février 2008 et reconnue dès le lendemain par les États-Unis dont la Secrétaire d’État Condoleezza Rice affirme que alors que le Kosovo entame aujourd’hui sa vie en tant qu’État indépendant, les États-Unis s’engagent à continuer d’être son ami et partenaire proche [44]. Quelques jours plus tard, Vladimir Poutine observe que cet événement constitue un terrible précédent qui entraînera toute une chaîne de conséquences imprévisibles. Et le chef du Kremlin ajoute : en fin de compte, il s’agit d’un bâton à deux extrémités, et un jour, l’autre extrémité de ce bâton leur tombera sur la tête [45].

Dans le Caucase, les relations entre Tbilissi et les séparatistes s’emballent lorsque, après divers incidents, la Géorgie bombarde et envahit l’Ossétie du Sud, s’en prenant également aux forces russes de maintien de la paix déployées dans cette région depuis 1992. La Russie entre en guerre contre la Géorgie et repousse ses armées des deux provinces. Le 26 août 2008, Moscou reconnaît les deux républiques et justifie son action par un argumentaire diplomatique proche de celui de l’intervention de l’OTAN au Kosovo. C’est ici Dimitri Medvedev – qui remplace Poutine à la présidence de la Fédération, de mai 2008 à mai 2012 – qui réagit [46].

La crise ukrainienne de 2014 et ses développements peuvent apparaître comme un point de non-retour dans les relations entre la Russie et les Occidentaux [47]. Cette crise provient notamment, d’une part, de la division des Ukrainiens sur le choix qu’ils devaient effectuer entre l’accord d’association à l’Union européenne et l’Union douanière que Moscou leur proposait et, d’autre part, de la suspicion de la part des Russes que l’Occident ne tente, une nouvelle fois, de détacher l’Ukraine de la Russie [48]. En effet, en 2003, Poutine avait proposé la création d’un espace économique unique de 215 millions d’habitants comportant la Russie, la Biélorussie, le Kazakhstan et l’Ukraine. La Révolution Orange avait mis fin à la participation de l’Ukraine à ce projet qui devient, en 2010, l’Union douanière Russie-Biélorussie-Kazakhstan. L’élection de Victor Ianoukovitch laisse entrevoir le ralliement de l’Ukraine à cette formule plutôt qu’à celle d’entrée dans l’Union européenne [49]. Lorsque Ianoukovitch refuse de signer l’accord d’association avec l’UE en 2013, il est renversé par l’opposition nationaliste et pro-occidentale soutenue par Bruxelles et Washington [50]. Pour le Kremlin, le renversement du président Viktor Ianoukovitch, élu en 2010 et signataire avec Medvedev des Accords de Kharkov sur l’utilisation pour 25 ans supplémentaires par les Russes de la base navale de Sébastopol, est une gifle pour Moscou. Le Kremlin voit en effet dans le mouvement Euromaïdan un coup de force occidental. Il est évident que le nationalisme en sort renforcé surtout lorsque le Parlement accorde la préséance à la langue ukrainienne et que des discussions se multiplient à Kiev sur la possibilité d’accroître la coopération militaire entre l’Ukraine et l’OTAN [51].

La réponse russe prend la forme d’une campagne médiatique où le pouvoir à Kiev est qualifié d’avoir des sympathies nazies [52]. La réaction vient aussi de Crimée où le Parlement refuse de se soumettre aux nouvelles autorités. Les forces armées russes ou assimilées occupent la péninsule le 27 février. Le Parlement de Crimée vote l’organisation d’un référendum portant sur le rattachement à la Russie. Si celui-ci est largement remporté par le oui, les Nations Unies par leur Résolution 68/262 du 27 mars 2014 en dénient toute validité [53]. Pour les Russes qui ont plébiscité le rattachement, il s’agit de la réparation d’une injustice historique [54]. Vladimir Poutine signe en grande pompe l’accord de rattachement avec les représentants de la République de Crimée. Pour les Occidentaux, comme pour la majorité des membres de l’ONU, il s’agit d’une action destinée à rompre l’unité nationale et l’intégrité territoriale de l’Ukraine [55]. L’Union européenne et les États-Unis vont donc lancer des trains de sanctions et les renforcer au gré de l’intensité des combats dans le Donbass.

Un protocole est signé entre représentants de la Russie, de l’Ukraine et des séparatistes du Donbass, à Minsk, capitale de la Biélorussie, le 5 septembre 2014, sous les auspices de l’OSCE, pour mettre fin au conflit en Ukraine orientale. Consécutivement à la poursuite des affrontements, le Sommet de Minsk du 11 février 2015 réunit, à l’initiative du Président français François Hollande et de la Chancelière Angela Merkel, les représentants de la Russie, de l’Ukraine, de la France et de l’Allemagne pour tenter de mettre fin au conflit dans le Donbass.

A l’été 2021, Tatiana Kastoueva-Jean note que ce processus, qui constitue un dossier central dans les relations de la Russie avec l’Occident, est dans l’impasse et que le président ukrainien Volodymyr Zelensky, en fonction depuis le 20 mai 2019, a évolué vers des positions plus dures que celles de son prédécesseur Petro Porochenko, qui occupait cette fonction depuis 2014. La directrice du Centre Russie / NEI de l’Institut français des Relations internationales observe que ces initiatives, comme la fermeture de trois médias prorusses, les sanctions contre Victor Medvedtchouk, proche de Vladimir Poutine, ainsi que la création de la plateforme internationale criméenne incitent le Kremlin à une escalade de tensions à la frontière ukrainienne [56].

Depuis avril 2014, faisant suite à l’intervention militaire illégale de la Russie en Ukraine, l’Alliance atlantique a suspendu toute coopération pratique avec la Russie, y compris dans le cadre du Conseil OTAN-Russie (COR). Elle a cependant décidé de ne pas fermer les canaux de communication au sein du COR et du Conseil de partenariat euro-atlantique pour maintenir des échanges de vues, au sujet de la crise en Ukraine. Les membres du COR se sont réunis à trois reprises en 2016, à trois reprises en 2017, à deux reprises en 2018 et à deux reprises en 2019. La dernière réunion à la rédaction du présent document s’est tenue le 12 janvier 2022 [57].

 

Philippe Destatte

@PhD2050

 

Suite : Conclusion : au diable tout cela ! Nous l’avons emporté et pas eux !

 

[1] Gérard CHALIAND et Jean-Pierre RAZGEAU, Atlas du millénaire, p. 182, Paris, Hachette, 1998. – David TEURTRIE, Russie, Le retour de la puissance, p. 128, Paris, A. Collin, 2021. – Le constat de roll back était le même fait par Dominique David de l’IRI en 2008 : D. DAVID, Russie : l’après Poutine est-il possible ? dans Th. de MONTBRIAL et Ph. MOREAU DEFARGES dir., Rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies (RAMSES 2009), p. 278, Paris, Dunod-IFRI, 2008.

[2] Jacques SAPIR, Bilan et héritage de Boris Eltsine, dans Universalia 2001, p. 89, Paris, Encyclopaedia Universalis, 2001.

[3] The Reader’s Guide to the Nato Summit in Washington, p. 95-96, NATO, 1999.

[4] The Washington Declaration, Signed and issued by the Heads of State and Government participating in the meeting of the North Atlantic Council in Washington D.C.on 23rd and 24th April 1999.

https://www.nato.int/docu/pr/1999/p99-063e.htm

[5] History will see the accession of the Czech Republic, Hungar y and Poland as a key step towards a Europe of co-operation and integration, towards a Europe without dividing lines. The Reader’s Guide to the Nato Summit in Washington, p.82, NATO, 1999. https://www.nato.int/docu/rdr-gde/rdrgde-e.pdf. Consulté le 21 mars 2022

[6] Le Service fédéral de Sécurité de la Fédération de Russie Федеральная служба безопасности Российской Федерации (ФСБ).

[7] Jacques SAPIR, Vladimir Poutine, Vies et portrait, dans Universalia 2001, p. 404, Paris, Encyclopaedia Universalis, 2001.

[8] Yuriy DAVIDOV, Should Russia join NATO ? Final Report, NATO Research Fellow, p. 23, Moscow, NATO Office of Information and Press, Academic Affair Unit, 2000.

[9] Charles ZORGBIBE, Histoire de l’OTAN, p. 253, Bruxelles, Complexe, 2002.

[10] Jacques SAPIR, Les années Poutine, dans Universalia 2009, p. 115, Paris, Encyclopaedia Universalis, 2009. – Vladimir Putin, President of Russia in Encyclopaedia Britannica, Updated March 9, 2022. April 24, 2022. https://www.britannica.com/biography/Vladimir-Putin

[11] William DROZDIAK, Putin eases stance on NATO expansion, dans Washington Post, 4 octobre 2001, p. A1.

[12] Conseil OTAN-Russie, Dossiers de l’OTAN, 18 janvier 2022. https://www.nato.int/cps/fr/natohq/topics_50091.htm

[13] Opération Active Endeavour, Archives de l’OTAN, 4 novembre 2016. Consulté le 24 avril 2022. La Russie y participe à partir de 2004. https://www.nato.int/cps/fr/natohq/topics_7932.htm

[14] Jean-Michel DEMETZ, Couak sur l’Irak, dans L’Express, 13 février 2003.

https://www.lexpress.fr/actualite/monde/europe/couac-sur-l-irak_496844.html

[15] Leah PISAR, Orage sur l’Atlantique, La France, les États-Unis et la deuxième guerre en Irak, Kindle e. 1788/4577, Paris, Fayard, 2010. Leah Kahn est docteure en Sciences politiques (IEP Paris) et diplômée de Harvard. Elle a fait partie de l’Administration Clinton.

[16] Barry JAMES,(International Herald Tribune), Rumsfeld visits Europe with more frank words, in The New York Times, Fef. 8, 2003. https://www.nytimes.com/2003/02/08/news/rumsfeld-visits-europe-with-more-frank-words.html?searchResultPosition=3

– Reginald DALE, Old and new Europe: European divisions don’t help America, in The New York Times, June 23, 2004. https://www.nytimes.com/2004/06/23/opinion/IHT-old-and-new-europe-european-divisions-dont-help-america.html?searchResultPosition=5

[17] Natalie NOUGAYREDE, Jacques Chirac et la Nouvelle Europe, dans Le Monde, 11 décembre 2006. https://www.lemonde.fr/idees/article/2006/12/11/jacques-chirac-et-la-nouvelle-europe-par-natalie-nougayrede_844204_3232.html

[18] Ibidem, e. 1841.

[19] Vladimir Putin, President of Russia in Encyclopaedia Britannica, Updated March 9, 2022. April 24, 2022. – L. PISAR, Orage sur l’Atlantique…, e. 1814-1815.

[20] Interview d’Igor Ivanov dans Le Figaro, 12 février 2003, cité par L. PISAR, e. 1841-1842.

[21] Leah PISAR, Orage sur l’Atlantique…, Kindle e. 1788/4577.

[22] Jacques SAPIR, Les années Poutine, dans Universalia 1999, p. 115-116, Paris, Encyclopaedia Universalis, 1999. – Cette idée d’engagement des Occidentaux envers la Russie est très contestée en 2022. Pourtant, en 1995, Mikhaïl Gorbatchev écrivait ce qui suit dans ses mémoires. La tendance qui se dessinait à l’accentuation de l’opposition entre la Russie et l’Occident, en raison des plans d’extension de l’OTAN vers l’Est, m’incita à rappeler aux hommes politiques occidentaux les assurances qu’ils avaient données au cours des pourparlers sur la réunification de l’Allemagne, à savoir que l’Alliance atlantique n’étendrait en aucun cas sa juridiction vers l’est. Nous devons dire à nos amis américains, écrivais-je, que “la politique d’extension de l’OTAN sera perçue en Russie comme une tentative pour l’isoler. Or il est impossible d’isoler la Russie. Cela reviendrait à ignorer les leçons de l’histoire, comme les réalités.” M. GORBATCHEV, Mémoires, Une vie et les réformes, p. 858, Paris, Éditions du Rocher, 1997.

[23] Philippe BOULANGER, L’élargissement de l’OTAN, Les enjeux et les risques du Sommet de Bucarest (2 au 4 avril 2008), dans Echogéo, 2008. https://doi.org/10.4000/echogeo.5083

[24] Ibidem, p. 116-117. – Voir aussi : Jacques SAPIR, Le vrai bilan de Vladimir Poutine, dans Politique internationale, n°115, 2007.

[25] Nick Paton WALSH, Russia tells Ukraine to stay out of NATO, in The Guardian, June 7, 2006.

https://www.theguardian.com/world/2006/jun/08/russia.nickpatonwalsh

[26] Winston Churchill, Fulton’Speech, Westminster College, Missouri, March 5, 1946. (BBC Archives) www.winstonchurchill.org

[27] Stephen Lee MYERS, No Cold War, perhaps, but surely a lukewarm peace, in The New York Times, Feb 18, 2007.

https://www.nytimes.com/2007/02/18/weekinreview/18myers.html

[28] Nous avons évoqué ce discours de M. Wörner dans la première partie de notre papier. Vladimir Poutine cite correctement le texte, sauf qu’il le situe à Bruxelles, alors qu’il a été prononcé au Bremer Tabaks Collegium. I think it is obvious that NATO expansion does not have any relation with the modernisation of the Alliance itself or with ensuring security in Europe. On the contrary, it represents a serious provocation that reduces the level of mutual trust. And we have the right to ask: against whom is this expansion intended? And what happened to the assurances our western partners made after the dissolution of the Warsaw Pact? Where are those declarations today? No one even remembers them. But I will allow myself to remind this audience what was said. I would like to quote the speech of NATO General Secretary Mr Woerner in Brussels on 17 May 1990. He said at the time that: “the fact that we are ready not to place a NATO army outside of German territory gives the Soviet Union a firm security guarantee”. Where are these guarantees? Putin’s Prepared Remarks at the 43rd Munich Security Conference, Munich, Feb. 10, 2007, Transcript.

http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/2007/02/12/AR2007021200555.html.

Discours du Président russe sur la sécurité, Munich, 10 février 2007. Université de Sherbrooke, Canada.

https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMDictionnaire?iddictionnaire=1886 – Manfred WÖRNER, L’Alliance Atlantique et la Sécurité européenne dans les années 1990, Discours du Secrétaire général, de l’OTAN prononcé devant le Bremer Tabaks Collegium, 17 May. 1990, OTAN, 1990. https://www.nato.int/cps/fr/natohq/opinions_23732.htm?selectedLocale=frThe Atlantic Alliance and European Security in the 1990s, 17 May 1990 : The very fact that we are ready not to deploy NATO troops beyond the territory of the Federal Republic gives the Soviet Union firm security guarantees.

https://www.nato.int/cps/fr/natohq/opinions_23732.htm?selectedLocale=en – Laurent ZECCHINI, Vladimir Poutine dénonce l’unilatéralisme américain, dans Le Monde, 12 février 2007.

https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2007/02/12/m-poutine-denonce-l-unilateralisme-americain_866329_3222.html

[29] R. SERVICE, op. cit., p. 566.

[30] Ph. BOULANGER, L’élargissement…, p. 13.

[31] André DUMOULIN, L’OTAN aujourd’hui et demain, in Universalia 2010, p. 99, Paris, Encyclopaedia Universalis, 2010.

[32] Christian RIOUX, Sommet de l’OTAN, Poutine souffle le chaud et le froid, dans Le Devoir, 5 avril 2008. https://www.ledevoir.com/monde/183741/sommet-de-l-otan-poutine-souffle-le-chaud-et-le-froid

[33] Marie JEGO, Pourquoi la Russie a peur de l’OTAN ?, dans Le Monde, 16 avril 2008. https://www.lemonde.fr/idees/article/2008/04/16/pourquoi-la-russie-a-peur-de-l-otan-par-marie-jego_1034941_3232.html

– Ph. BOULANGER, L’élargissement…, p. 20.

[34] Déclaration du Sommet de Bucarest, publiée par les chefs d’État et de gouvernement participants à la réunion du Conseil de l’Atlantique Nord tenue à Bucarest le 3 avril 2008, paragraphe 27, OTAN, Digithèque, Documents officiels, 3 Avril 2008.

https://www.nato.int/cps/fr/natolive/official_texts_8443.htm

[35] Déclaration du Sommet de Bucarest…, paragraphe 28.

[36] R. SERVICE, The Penguin History of Modern Russia…, p. 566. – Christian RIOUX, Sommet de l’OTAN, Poutine souffle le chaud et le froid, dans Le Devoir, 5 avril 2008. – OTAN : retrouvailles délicates avec Vladimir Poutine au sommet de Bucarest, 2008.

https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/3598293001021/otan-retrouvailles-delicates-avec-vladimir-poutine-au-sommet-de-bucarest

[37] David R. MARPLES, Ukraine, dans Universalia 2010, p. 514, Paris, Encyclopaedia Universalis, 2010.

[38] Ibidem.

[39] Thomas GOMART, Russie : trop-plein d’énergie ou d’inerties, dans Th. de MONTBRIAL et Ph. MOREAU DEFARGES dir., Rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies (RAMSES), p. 84, Paris, Dunod-IFRI, 2005.

[40] Th. GOMART, Russie : trop plein d’énergies…, p. 86.

[41] D. TEURTRIE, Russie, Le retour de la puissance…, p. 131.

[42] If someone thinks that Kosovo can be granted full independence as a state, then why should the Abkhaz or the South-Ossetian peoples not also have the right to statehood? (Kremlin, 2006), in J. CASTAN PINOS, Kosovo and the collateral effects….p. 163.

[43] J. CASTAN PINOS, op. cit., p. 163.

[44]. Condoleezza RICE, US Recognizes Kosovo as Independent State, Washington, US Department of State, February 18, 2008. Archive. https://2001-2009.state.gov/secretary/rm/2008/02/100973.htm Consulté le 26 avril 2022.

[45]. J. CASTAN PINOS, op. cit., p. 164.

[46] Medvedev’s Statement on South Ossetia and Abkhazia, in The New York Times, August 26, 2008. – Statement by President of Russia Dmitry Medvedev, Moscow, Kremlin, August 26, 2008. http://en.kremlin.ru/events/president/transcripts/1222

  1. J. CASTAN PINOS, op. cit., p. 165. – Silvia SERRANO, Caucase, La résurgence des conflits, dans Universalia 2009, p. 165-169, Paris, Encyclopaedia Universalis, 2009.

[47] David TEURTRIE, Russie, Le retour de la puissance…, p. 132-133.

[48] Ibidem.

[49] Sylvain KAHN, Histoire de la construction de l’Europe depuis 1945, p. 320-321, Paris, PUF, 2021.

[50] D. TEURTRIE, Où en est l’Union économique eurasiatique ? Entre instabilité sociopolitique et ambitions géoéconomiques, dans Thierry de MONTBRIAL & Dominique DAVID, Ramses 2022, p. 161, Paris, IFRI-Dunod, 2021.

[51] R. SERVICE, The Penguin History of Modern Russia…, p. 580.

[52] Ibidem.

[53] Nations Unies, Assemblée générale, Résolution adoptée par l’Assemblée générale le 27 mars 2014, 68/262. Intégrité territoriale de l’Ukraine.

https://www.un.org/en/ga/search/view_doc.asp?symbol=A/RES/68/262&referer=http://www.un.org/en/ga/68/resolutions.shtml&Lang=F

[54] David TEURTRIE, Russie, Le retour de la puissance…, p. 133.

[55] Résolution…, p. 2.

[56] Tatiana KASTOUEVA-JEAN, La Russie après la réforme constitutionnelle, La dérive autoritaire se poursuit, dans Thierry de MONTBRIAL & Dominique DAVID, Ramses 2022, p. 146, Paris, IFRI-Dunod, 2021.

[57] Conseil OTAN-Russie, Dossiers de l’OTAN, 18 janvier 2022. https://www.nato.int/cps/fr/natohq/topics_50091.htm

Hour-en-Famenne, 24 avril 2022

Dans une première partie de cette étude et sur base d’une interrogation du dessinateur Nicolas Vadot, nous avons analysé la relation ambivalente que la Russie et l’OTAN ont entretenue de 1954 à 1998, période pendant laquelle le Kremlin, de Khrouchtchev à Eltsine a, à plusieurs reprises demandé formellement son adhésion à l’Alliance atlantique. Après la chute du Rideau de fer, l’OTAN a tendu la main à la Russie, mais aussi aux anciens pays du Pacte de Varsovie, tout en gardant soigneusement fermée la porte à Moscou. On ne se souvient guère de la coopération entre l’OTAN et le Kremlin pour l’intervenir en Bosnie et la présence de militaires russes au SHAPE à Mons au milieu des années 1990.

Lire ou relire : La Russie dans l’OTAN. Penser l’impensable ? 1. Une relation ambivalente ?

 

 2. 1999 : quand l’horizon s’obscurcit…

 2.1. Un bémol russe dans le partenariat

Si le Général Leonty P. Chevstov, adjoint au commandant suprême de la SFOR – la force de stabilisation dirigée par l’OTAN en Bosnie -, voyait dans la coopération née de la mise en œuvre des accords de paix sur cette région des Balkans, une base de partenariat solide au prochain millénaire, celui qui était aussi le premier adjoint du chef de la direction des opérations à l’état-major russe mettait pourtant un bémol à ces perspectives :

Comme il a déjà été indiqué à plusieurs reprises au plus haut niveau, l’élargissement de l’OTAN demeure l’obstacle majeur à une coopération élargie, car il va à l’encontre des intérêts nationaux de la Russie. Il ne va pas non plus dans le sens de l’objectif suprême du renforcement de la sécurité et de la stabilité en Europe. L’élargissement de l’OTAN, s’il a lieu, créera une situation géopolitique fondamentalement nouvelle qui risque d’entraîner une révision totale des politiques de sécurité. Si la Russie reste en dehors du système de sécurité qui émergera sur le continent, la menace d’une nouvelle division de l’Europe deviendra réalité [1].

L’arrivée d’Evgueni Primakov (1929-2015) au ministère russe des Affaires étrangères (1996-1998) puis à la présidence du gouvernement à Moscou (1998-1999) constitue un changement d’approche qui sera théorisé dans ce qu’on appelle la doctrine Primakov. Celle-ci se substitue à la doctrine Kozyrev, marquée par l’atlantisme – sinon l’américano-centrisme – conçu comme un partenariat avec les USA dans lequel la Russie serait le numéro deux [2], et par une alternative multipolaire. Cette doctrine Primakov est fondée sur trois postulats : d’abord, donner la priorité à l’intérêt national en évitant les tensions avec l’Occident, ensuite, mener une politique multiaxiale avec notamment d’autres centres mondiaux que les USA comme l’Europe, la Chine, les pays arabes, et, enfin, poursuivre l’intégration de la Russie et de son économie dans un monde globalisé [3]. Ainsi, observant fin des années 1990 les manœuvres diplomatiques des anciens alliés du Traité de Varsovie pour rejoindre l’Alliance atlantique, Primakov estime que la ligne rouge à ne pas franchir pour l’OTAN est celle de l’ancienne frontière d’État de l’Union soviétique et exclut toute possibilité d’admission des anciennes républiques soviétiques à l’Alliance [4]. De ce fait, il ferme aussi lui-même la porte de l’entrée de Moscou dans l’OTAN [5].

 

2.2. L’Acte fondateur OTAN – Fédération de Russie

Américains, Européens et Russes avancent pourtant concrètement sur leur trajectoire de collaboration. Le 17 mai 1997 est signé à Paris un accord de coopération et de partenariat : l’Acte fondateur sur les relations, la coopération et la sécurité mutuelle entre OTAN et la Fédération de Russie. Cet acte est entériné au Sommet de Madrid de l’Alliance, au mois de juillet 1998. Dans ce texte, les parties, qui affirment ne plus se considérer comme des adversaires, marquent leur volonté d’éliminer les vestiges de l’époque de la confrontation et de la rivalité, afin d’accroître la confiance mutuelle et la coopération. L’Acte réaffirme l’engagement de l’Alliance et de la Russie de construire une Europe stable, pacifique et sans division, une Europe entière et libre, au profit de tous ses peuples au travers d’un partenariat fort, stable et durable [6]. L’OTAN y rappelle sa propre transformation, ses nouvelles missions de maintien de la paix et de gestion des crises à l’appui des Nations Unies et de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE), comme en Bosnie-Herzégovine. L’Alliance rappelle aussi l’élaboration de l’Identité européenne de Sécurité et de Défense (IESD) qu’elle développe en son sein [7]. Quant à la Russie, l’Acte indique qu’elle poursuit l’édification d’une société démocratique et la réalisation de sa transformation politique et économique. Les signataires observent également que Moscou a opéré un retrait de ses forces des pays d’Europe centrale et orientale ainsi que de la région de la Baltique, et a ramené toutes ses armes nucléaires sur son territoire national. L’Alliance atlantique et la Fédération s’engagent à travailler ensemble pour contribuer à l’instauration en Europe d’une sécurité commune et globale, fondée sur l’adhésion à des valeurs, engagements et normes de comportement communs dans l’intérêt de tous les États. Elles annoncent aussi leur volonté de renforcer l’OSCE et de coopérer pour prévenir toute possibilité de retour à une Europe de division et de confrontation, ou l’isolement d’un État quel qu’il soit [8]. Tenant compte des travaux de l’OSCE sur un modèle de sécurité commun et global pour l’Europe du XXIe siècle, l’OTAN et la Russie annoncent vouloir rechercher la coopération la plus large possible entre les États participants de l’OSCE. Leur objectif est de créer en Europe un espace de sécurité et de stabilité commun, sans lignes de division ni sphères d’influence limitant la souveraineté d’un État, quel qu’il soit [9].

L’OTAN et la Russie consignent encore dans cet Acte qu’ils observeront de bonne foi les obligations qui sont les leurs en vertu du droit international et des instruments internationaux, y compris les obligations qui découlent de la Charte des Nations Unies (1945) et des dispositions de la Déclaration universelle des Droits humains (1948), ainsi que les engagements pris par l’Acte final d’Helsinki (1975) et des documents ultérieurs de l’OSCE. Ces objectifs sont ensuite traduits en principes [10]. Sur le plan concret, l’Acte annonce la création d’un Conseil conjoint permanent OTAN-Russie. Il s’agit d’un organe de consultation, de coordination et là où il y aura lieu, de décision conjointe et d’action conjointe sur les questions de sécurité d’intérêt commun. Il est néanmoins stipulé que ces consultations ne s’étendront pas aux affaires internes de l’OTAN, des États membres de l’OTAN, ou de la Russie [11]. Dans le but d’intensifier leur partenariat, OTAN et Russie terminent leur Acte en insistant sur la nécessité de se fonder sur des activités pratiques et sur une coopération directe, notamment par le développement d’un concept d’opérations de maintien de la paix conjointes menées par l’OTAN et la Russie, s’inspirant de la coopération en Bosnie-Herzégovine que les parties jugent à nouveau positivement.

Chacun mesure alors l’importance de cet engagement réciproque. Comme le disait le Général Chestov lors d’une conférence à Prague sur la sécurité globale, en juin 1997,  avec la signature de l’Acte à Paris, c’est une base politique pour le développement ultérieur de la coopération militaire entre la Russie, l’OTAN et les États-Unis qui a été établie [12].

2.3. Sortir la Russie de son isolement

C’est pourtant à cette même rencontre de Prague que l’Ambassadeur russe auprès du Conseil de Coopération nord-atlantique (CCNA [13]) et représentant permanent à l’OTAN à Bruxelles entre 1994 et 1998, Vitali Tchourkine (1952-2017), fait part de sa forte préoccupation au sujet de l’élargissement de l’OTAN. Le futur représentant permanent de la Russie au Conseil de Sécurité de l’ONU (2006-2017) [14], estime alors que, dans le processus, l’OTAN avait fait trop de promesses à trop de personnes et à trop de pays, des promesses qui ne peuvent pas être tenues parce que certains problèmes résident dans des domaines avec lesquels l’OTAN n’a que très peu à voir. L’ambassadeur fait remarquer que les pays qui fondent beaucoup d’espoir sur leur sécurité renforcée par l’OTAN pourraient rapidement et radicalement améliorer leur situation en matière de sécurité simplement en se conformant à certaines des recommandations de l’OSCE et du Conseil de l’Europe portant sur les Droits humains et les minorités [15]. Dans la foulée, l’Ambassadeur des États-Unis auprès de l’OTAN et au CCNA, Robert E. Hunter, confirme, malgré ces remarques russes, l’intention de son pays de soutenir l’entrée directe de la Pologne, de la Hongrie et de la République tchèque dans l’Alliance, tout en maintenant la porte ouverte à d’autres élargissements, tant qu’il y aura des pays européens prêts et disposés à assumer les responsabilités de cette adhésion. Évoquant le Partenariat pour la Paix qu’il qualifie d’entreprise phare de l’OTAN la plus réussie, Hunter annonce la volonté américaine de mettre en œuvre l’Acte fondateur OTAN-Russie, reconnaissant que la sécurité de la Russie est aussi importante que tout ce que nous faisons d’autre, et soulignant l’effort visant à sortir la Russie de son isolement pour jouer pleinement un rôle légitime dans la sécurité européenne [16].

Un mois plus tard, en juillet 1997, Moscou entre au Conseil de Partenariat euro-atlantique (CPEA) qui, à partir de cette année-là, remplace le CCNA. Il s’agit pour les Alliés d’établir un forum de sécurité mieux adapté aux relations de plus en plus complexes nouées avec les partenaires, dont bon nombre approfondissaient leur coopération avec l’OTAN, pour reprendre les termes très diplomatiques de l’Alliance [17].

En fait, davantage que les doctrines politiques ou l’évolution du régime, il semble que ce soit précisément l’expérience de la coopération qui ait modifié la convergence des trajectoires entre l’OTAN et la Russie, alors que la période qui a suivi la Guerre froide semblait prendre le chemin de la coopération… C’est peu dire que l’Acte fondateur de 1997, qui ouvrait une perspective de relations organiques suivies entre la Russie et l’OTAN, ne s’est pas traduit dans les faits. Certes, comme les Alliés le souhaitaient, les relations bilatérales sont devenues plus formelles notamment grâce à la création du Conseil conjoint permanent OTAN-Russie (CCP) [18].

De son côté, au début 1998, le Parlement russe a qualifié l’élargissement de l’OTAN de menace militaire la plus grave pour la Russie depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale [19]. La mention de cette nouvelle ligne rouge a été répétée jusqu’à la fin de la présidence de Boris Eltsine. À la conférence sur la Politique de Sécurité tenue à Munich le 7 février 1999, le sous-ministre des Affaires étrangères, Ievgueni Gousarov (Yevgeny Gusarov), réitère à l’OTAN le conseil de ne pas franchir la ligne rouge des pays qui formaient anciennement l’Union soviétique [20]. Quelques jours plus tard, le ministre russe des Affaires étrangères Igor Ivanov se fait plus menaçant en déclarant que, si l’OTAN continue de s’étendre à l’Est et surtout si ce processus inclut les pays baltes ou les États de la Communauté des États indépendants (CEI), la Russie prendrait toutes les mesures qu’elle jugera nécessaires pour garantir sa sécurité nationale [21].

 

 2.4. Kosovo, 24 mars 1999

Le constat réalisé par des observateurs de l’OSCE du massacre de 45 personnes, presque tous des hommes, dans le village kosovar de Račak, à une trentaine de kilomètres de Pristina, le 16 janvier 1999, constitue un moment majeur dans le conflit qui oppose, d’une part, le gouvernement serbe et, d’autre part, les insurgés de l’Armée de Libération du Kosovo (UCK) et de la Ligue démocratique (LDK). Même si ce qu’il s’est passé réellement la veille de cette découverte dans le village kosovar reste controversé [22], il fait peu de doute que cet événement est à l’origine de la conférence internationale sur le Kosovo tenue à Rambouillet en Île-de-France à partir du 6 février 1999. Y sont réunis, dans le but de tenter de stopper la spirale de la violence, les représentants des gouvernements du groupe dit de contact des ministres des Affaires étrangères : États-Unis, Royaume-Uni, France, Italie et Russie, sous la coprésidence du ministre français des Affaires étrangères Hubert Védrine et de son homologue britannique Robin Cook (1946-2005). Les délégations des belligérants serbes et kosovars, présentes à Rambouillet, restent à l’écart l’une de l’autre, refusant de dialoguer directement, ce qui constitue plus qu’un indice de la difficulté de la négociation. On se souvient que ce conflit dure alors depuis près de dix ans puisqu’il trouve notamment son origine dans la suppression, en 1989, du statut d’autonomie dont jouissaient les Kosovars au sein de la Yougoslavie. Celle-ci connaît d’ailleurs des relations difficiles avec son voisin albanais depuis 1948 [23].

Malgré leurs efforts, les diplomates ne peuvent rallier les Kosovars aux neuf propositions sur lesquelles les membres du groupe de contact se sont mis d’accord [24]. Ces propositions maintiennent l’intégrité territoriale de la Yougoslavie, ce qui parait inacceptable pour l’UCK et la LDK. De leur côté, les Serbes refusent le retrait de leurs troupes de la province, ainsi que tout déploiement de forces sous le commandement de l’OTAN – qu’ils ne considèrent pas comme une force neutre [25] -, en appui aux observateurs de l’OSCE. L’UCK, de son côté, refuse tout désarmement. Secrétaire d’État de l’Administration Clinton, Madeleine Albright (1937-2022) monte elle aussi au créneau, avec la carotte de la réintégration de Belgrade dans la communauté internationale, mais aussi avec le bâton d’une intervention militaire, ce qui lui vaut le surnom peu flatteur de “Madame Bomber” parmi les diplomates européens [26]. Sans toutefois parvenir à faire davantage céder la partie yougoslave que son collègue Richard Holbrooke (1941-2010), ancien représentant spécial de Bill Clinton pour le Kosovo. Dans un contexte où plane l’ombre de la guerre en Tchétchénie, la délégation russe, quant à elle, voit ses objections à l’hypothèse d’une intervention militaire rejetées par les États-Unis et leurs alliés [27].

Avec l’échec de la conférence de Rambouillet, prolongée à Paris, les États-Unis et la plupart de leurs partenaires européens prônent l’intervention militaire, mais se heurtent aux vétos de la Chine et de la Russie aux Nations Unies. Le 17 mars 1999, lors du Conseil permanent OTAN-Russie, les ambassadeurs poursuivent leurs consultations sur la crise du Kosovo et soulignent l’urgence et l’importance des négociations organisées à Paris [28]. De son côté, la Douma russe vote une résolution qualifiant d’agression illégale toute action militaire future de l’OTAN au Kosovo, tandis que l’Ukraine et la Biélorussie font part de leur solidarité inconditionnelle avec leurs frères slaves de Serbie [29].

Le 24 mars 1999, malgré l’absence d’aval des Nations Unies, et alors que les forces serbes ont repris l’offensive, l’OTAN passe à l’action contre la Yougoslavie du président Slobodan Milošević (1941-2006) [30]. Ainsi, l’Alliance décide unilatéralement d’ignorer la position de Moscou et de passer outre des réticences du Kremlin. Celui-ci va considérer l’initiative de l’OTAN comme un coup porté non seulement à la Yougoslavie, mais aussi au prestige de la Russie [31].

Pendant près de trois mois, jusqu’au 9 juin 1999, en près de 39.000 sorties [32], l’aviation et la flotte de l’OTAN font pleuvoir des missiles et des bombes sur la Serbie, le Monténégro, la Voïvodine et le Kosovo, infligeant de sérieux dommages au pays et à ses populations, sans toutefois empêcher les exactions au sol et l’expulsion de la population albanaise du Kosovo. En effet, même si les bombardements ont été déclenchés sous la pression américaine, comme le rappelait Henry Kissinger en 2001 [33], le président Bill Clinton avait eu l’imprudence de déclarer publiquement que l’OTAN n’engagerait pas de forces terrestres [34]. L’ancien secrétaire d’État des présidents Richard Nixon (1913-1994) et Gérald Ford (1913-2006) note que l’OTAN redoutait si bien d’essuyer des pertes que les bombes ont été lâchées hors de portée des batteries antiaériennes de la Serbie – à cinq mille mètres d’altitude, voire plus haut encore -, ce qui pouvait donner à penser qu’au Kosovo en tout cas, les démocraties occidentales limitaient leur prise de risques au nom de la moralité à des altitudes soigneusement définies  [35]. Les Européens, quant à eux, s’agaceront de la manière dont les États-Unis conçoivent la coopération militaire sur le terrain [36].

Comme l’a justement observé l’historien et journaliste français André Fontaine (1921-2013), le fait que l’OTAN intervienne, sous la pression américaine, hors mandat du Conseil de sécurité des Nations Unies, sur le territoire d’un État slave et orthodoxe, a permis aux forces politiques russes hostiles à l’ouverture à l’Occident d’accroître leur influence dans l’opinion publique et sur la politique étrangère de leur pays [37]. Du côté occidental également, cette intervention crée un malaise, d’autant que les procédés de Madeleine Albright agacent les Alliés. Ainsi, selon le professeur anglais de Droit international Michael J. Glennon, lorsque Robin Cook (1946-2005), le ministre britannique des Affaires étrangères de Tony Blair, a dit à la secrétaire d’État Madeleine Albright qu’il avait des problèmes avec ses avocats concernant le recours à la force contre la Yougoslavie sans l’approbation du Conseil de sécurité, la secrétaire d’État Albright aurait répondu : Trouvez de nouveaux avocats. [38] Dès mai 1999, dans Le Monde diplomatique, le linguiste américain Noam Chomsky s’interroge lui aussi sur la légitimité des bombardements réalisés par l’OTAN en Yougoslavie, au nom d’un droit d’ingérence humanitaire. Dans le même temps, le professeur au MIT observe que ce précédent autorise désormais la Chine, l’Inde, la Russie ou d’autres à conduire dans leurs zones d’influence, des interventions semblables à celle de l’Alliance [39]. Lors du colloque organisé le 20 mai 1999 à l’Université libre de Bruxelles dans le cadre du Pôle européen Jean Monnet et avec l’appui du Fonds national de la Recherche scientifique (FNRS), le géopolitologue d’origine hongroise Nicolas Bárdos-Féltoronyi, professeur à l’Université catholique de Louvain, s’interroge :

Que dirions-nous en Europe si un jour la Russie ou la Turquie évoquait, à tort ou à raison, l’oppression des minorités russes ou turques en Ukraine afin de pouvoir bombarder ce pays ou de l’envahir ? C’est manifestement la question que les autorités ukrainiennes se sont posée pour marquer, entre autres, leur opposition radicale aux bombardements en Yougoslavie [40].

Pendant cette période, même si l’OTAN et la Russie ont mené des négociations approfondies et se sont réunies plusieurs fois en session extraordinaire, elles n’ont pas pu s’entendre sur la manière d’apporter une solution politique au conflit, bien qu’elles aient convenu que cette solution devrait être basée sur l’autonomie du Kosovo et non sur son indépendance. Si les Alliés ont estimé, après l’échec des négociations de Rambouillet, que Belgrade avait négocié de mauvaise foi et que le gouvernement du président Slobodan Milošević (1941-2006) n’avait aucune intention de se conformer aux résolutions du Conseil de sécurité et ont utilisé la force [41], Moscou a accusé l’OTAN de détruire le système normatif des relations internationales et de saper les bases du droit international.

Comme l’action militaire de l’OTAN en Yougoslavie est alors utilisée en Russie par les nationalistes pour mener une campagne anti-occidentale sans précédent depuis la fin de la Guerre froide, le gouvernement de Boris Eltsine est amené à suspendre le processus de coopération qui était mené avec l’OTAN sous les auspices du Conseil conjoint permanent (PJC) à un moment de crise où pourtant les relations étroites et les échanges deviennent d’autant plus importants [42]. Pour les Russes, cette coopération perdait tout son sens. Moscou suspend sa participation à l’Acte fondateur. Des représentants militaires russes sont rappelés du siège de l’Alliance à Evere, des représentants officiels de l’OTAN deviennent persona non grata à Moscou, l’implantation du Centre de documentation de l’OTAN à Moscou est suspendue [43]. Les députés de la Douma d’État russe demandent que le secrétaire général de l’OTAN, Javier Solana, en fonction depuis décembre 1995, soit jugé pour crimes contre l’humanité [44].

Les Russes vont rentrer dans le jeu diplomatique lorsque le président Eltsine désigne Viktor Tchernomyrdine (1938-2010), son ancien Premier ministre de 1992 à 1998, comme son envoyé spécial personnel au Kosovo pour trouver une solution diplomatique. Tchernomyrdine pourrait apparaître d’emblée plus souple que Ievgueni Primakov aux yeux des Occidentaux. Il n’en sera rien, même s’il a gardé quelques amitiés aux États-Unis, en particulier avec le vice-président de Clinton, Al Gore. Malgré un vaste ballet diplomatique, de Moscou à Belgrade, New York et Washington ainsi qu’une tentative d’impliquer les Nations Unies [45], Tchernomyrdine ne semblait pas vouloir faire de concession sur les positions de la Russie avant que, début juin, à l’initiative d’Eltsine à nouveau, le Premier ministre russe Sergueï Stepachine, qui présida le gouvernement de mai à début août 1999, informe Clinton de la volonté de la Russie de trouver un moyen de régler tous ses différends avec l’OTAN [46].

Par les accords signés sur la base de Kumanovo, près de Skopje (Macédoine du Nord), le 9 juin 1999, entre les forces militaires et policières de Belgrade et la Force internationale de Sécurité au Kosovo (KFOR), les soldats de la KFOR sont déployés dans la province, sous l’autorité de l’OTAN. La Résolution 1244 des Nations Unies du 10 juin 1999, tout en réaffirmant l’attachement des États membres à la souveraineté et à l’intégrité territoriale de la République fédérale de Yougoslavie [47], instaure un protectorat des Nations Unies sur le Kosovo, ce qui ne met pas fin aux exactions [48].

Pour la Russie, il s’agissait d’un revirement par rapport aux critiques virulentes des positions de l’OTAN, qui, selon Tchernomyrdine, avaient fait reculer les relations américano-russes de plusieurs décennies [49].

Alors que ses avions bombardent la Yougoslavie, l’OTAN fait aboutir, en cette année de son cinquantième anniversaire, un processus de redéfinition de sa doctrine de défense. Ce processus a été entamé au Conseil de l’Atlantique Nord à Rome les 7 et 8 novembre 1991 dans le contexte déjà évoqué de la dissolution de l’Union soviétique. C’est donc en marge de la célébration de son jubilé que se tient le Sommet de Washington des 24 et 25 avril 1999, presque jour pour jour après sa création dans la capitale américaine le 4 avril 1949. Parmi les soixante-cinq paragraphes qui décrivent le nouveau Concept stratégique – dont nous n’avons pas à traiter ici -, il faut observer que l’OTAN non seulement élargit ses compétences pour étendre son champ d’activité hors de la zone du territoire de ses membres, comme elle l’avait amorcé en 1991, mais ouvre un vaste espace d’action en annonçant sa volonté de promouvoir la sécurité, la prospérité et la démocratie dans l’ensemble de la zone euro-atlantique [50]. Ces dispositions permettent bien sûr à l’OTAN de couvrir ses activités envers les États des Balkans et d’autres régions en Europe, non-membre de l’OTAN [51]. Cependant, comme l’indique André Dumoulin, le nouveau concept stratégique de l’OTAN, dévoilé à Washington, sans nommer la Charte des Nations unies, n’affirme pas explicitement que l’OTAN ne pourra agir que si elle dispose d’un mandat du Conseil de Sécurité. Dans ce contexte, écrit dès 2000 le chercheur du Centre d’Analyse politique des Relations internationales (CAPRI) de l’Université de Liège, l’intervention aérienne de l’OTAN au Kosovo et en Serbie […] constitue l’ambiguïté suprême ; elle est considérée par l’OTAN comme une exception à la règle générale d’une décision nécessaire du Conseil de Sécurité [52].

De même, la Déclaration de Washington indique-t-elle que les États membres restent déterminés à rester fermes contre ceux qui violent les Droits humains, font la guerre et conquièrent des territoires [53].

Ainsi, aux yeux des Russes, l’utilisation de la puissance militaire contre un État souverain comme la Yougoslavie, hors de la zone de responsabilité de l’OTAN, sans la sanction du Conseil de Sécurité de l’OTAN et sans avoir consulté le partenaire russe comme le prévoyait l’Acte fondateur, illustre le nouveau concept d’intervention de l’OTAN tel qu’il a été appliqué dans l’affaire du Kosovo. D’ailleurs, la lecture qu’allait en faire le général américain Wesley Clark, ancien commandant des forces alliées en Europe, peut résonner aujourd’hui encore : ce n’était pas une guerre d’ailleurs, c’était une campagne de diplomatie de coercition [54].

 

2.5. Independance, Missouri, 12 mars 1999

 C’est en présence de la secrétaire d’État américaine Madeleine Albright que les ministres des Affaires étrangères hongrois, János Martonyi, son homologue tchèque Jan Kavan et le ministre polonais Bronislaw Geremek (1932-2008) ratifient officiellement l’intégration de leur pays à l’OTAN, au cours d’une cérémonie dans la Bibliothèque President Truman à Independence (Missouri), le 12 mars 1999.

Photo Jakub Ostalowski, Polityka

En effet, au Sommet de Madrid, le 8 juillet 1997, les dirigeants de l’Alliance ont invité la République tchèque, la Hongrie et la Pologne à entamer des pourparlers d’adhésion avec l’OTAN. Dans le même temps, le Sommet a réaffirmé que l’OTAN resterait ouverte aux nouveaux membres potentiels [55]. Les Alliés avaient également marqué leur intention de renforcer la consultation politique et la coopération pratique dans le cadre du Conseil de partenariat euro-atlantique, de développer une coopération plus individualisée au travers du Partenariat renforcé pour la Paix, ainsi que de donner corps aux arrangements spécifiques convenus auparavant avec la Russie et l’Ukraine [56]. En décembre 1997, les ministres des Affaires étrangères de l’OTAN ont signé les protocoles permettant l’adhésion des trois pays. Ces protocoles ont été ratifiés par les Alliés et les candidats dans leurs procédures nationales courant 1998, pour aboutir au dépôt des instruments d’accession lors de la cérémonie tenue dans le Missouri.

Le 5 février 1997, le célèbre diplomate et historien américain George F. Kennan (1904-2005), un des concepteurs et architectes de la politique américaine d’endiguement (policy of containment) contre l’Union soviétique pendant la Guerre froide, signe dans Le New York Times un papier intitulé A fateful Error, une fatale erreur. Le point de vue, exprimé sans ambages, écrit l’ancien collaborateur du Département d’État et l’ancien ambassadeur US à Moscou, est que l’élargissement de l’OTAN serait l’erreur la plus fatale de la politique américaine de toute la période de l’après-Guerre froide [57].

La crainte de Kennan, c’est que cette décision enflamme le nationalisme, ainsi que les tendances anti-occidentales et militaristes de l’opinion publique russe, que cela nuise à la démocratie naissante de la Fédération de Russie, rétablisse l’atmosphère de Guerre froide au moment où l’incertitude pèse sur les relations Est-Ouest et où les accords START II (Strategic Arms Reduction Talks) de réduction des capacités nucléaires doivent être ratifiés par la Douma. En effet, à la suite du Traité de Washington du 8 décembre 1987, les États-Unis et la Russie ont conclu les accords de réduction des armes stratégiques START I en 1990 et START II en 1993, ce dernier étant signé entre Georges H. W. Bush et Boris Eltsine le 3 janvier 1993. Il devait en résulter une réduction très importante des arsenaux stratégiques des deux Grands [58].

Kennan observe que les Russes sont peu impressionnés par les assurances américaines et les efforts qui sont faits pour les persuader que l’intention de l’OTAN n’est pas hostile. L’auteur d’American Diplomacy [59] estime que les Russes verront dans l’élargissement de l’Alliance une atteinte à leur prestige – ce qui est très important à leurs yeux -, ainsi qu’une menace sur leur sécurité. Kennan appelait alors les Seize à profiter du temps restant jusqu’à la ratification définitive pour modifier le format de l’élargissement annoncé afin d’en atténuer les effets sur l’opinion et la politique russes.

Le 26 juin 1997, cinquante éminents experts américains en politique étrangère, parmi lesquels l’ancien secrétaire d’État à la Défense de JFK, Robert McNamara (1916-2009), signent une lettre ouverte au président Bill Clinton. Eux aussi considèrent que les efforts des États-Unis pour élargir l’OTAN constituent une erreur politique aux proportions historiques qui perturberait la stabilité européenne. Ils y rappellent que le président de la Commission de la Défense à la Douma, le général Lev Rokhlin (1947-1998) [60], s’est interrogé sur la bonne foi des USA et a affirmé que l’élargissement de l’OTAN constituait un reniement des assurances données à Mikhaïl Gorbatchev et Edouard Chevardnadze au moment où le consentement russe a été obtenu à la réunification allemande et à l’adhésion d’une Allemagne réunifiée à l’OTAN. Les signataires demandent instamment que le processus d’élargissement soit suspendu et que des actions alternatives soient poursuivies, notamment l’ouverture de l’Union européenne aux pays d’Europe centrale et orientale, l’élaboration d’un programme amélioré de Partenariat pour la Paix, le soutien à la coopération OTAN-Russie ainsi que la poursuite du processus de réduction des armements. Ils concluent leur lettre par cette phrase:

La Russie ne représente plus une menace pour ses voisins occidentaux et les nations d’Europe centrale et orientale ne sont pas en danger. Pour cette raison, et pour les autres citées ci-dessus, nous pensons que l’élargissement de l’OTAN n’est ni nécessaire ni souhaitable et que cette politique mal conçue peut et doit être suspendue [61].

Le 30 avril 1998, le Sénat US vote l’expansion par 80 votes contre 19, bien davantage que la majorité des deux tiers nécessaire pour approuver la Résolution. Comme l’indique le New York Times, ce vote historique a traversé les partis et les lignes idéologiques, 35 démocrates ayant rejoint 45 républicains en faveur de l’adhésion de la Pologne, de la Tchéquie et de la Hongrie à l’Alliance. Dix démocrates et neuf républicains se sont opposés à la résolution [62].

Après l’approbation de l’élargissement par le Sénat américain au printemps 1998, Kennan considère que cette décision met en évidence une faible compréhension de l’histoire de Russie et de l’Union soviétique par les États-Unis et qu’il s’agit d’une erreur tragique, ouvrant la porte à une nouvelle Guerre froide [63].

 

2.6. La Russie attend toujours devant la porte…

Alors que l’Europe et le monde se pensaient en 1989, sur les chemins de la détente [64], une nouvelle vague d’incertitudes a atteint le vieux continent. On le constate en 1991 : l’écroulement de l’Empire soviétique pose non seulement la question de la décolonisation dans les républiques asiatiques et du Caucase, celui de l’avenir des pays baltes et de la Moldavie, mais atteint aussi le cœur de la Russie, à savoir l’Ukraine et la Biélorussie. Le dégel de la situation en Europe du Centre-Est, mais plus encore dans les Balkans, fait resurgir des antagonismes séculaires qui remettent en cause les frontières [65].

Comme l’écrit l’historien britannique Robert Service, dans la décennie qui suit l’implosion de l’URSS et la dissolution du Pacte de Varsovie, la Russie a perdu ses positions comme puissance globale. Même dans l’Europe de l’Est, elle a cessé de peser [66]. Fascinés par les États-Unis et le modèle américain, les anciens pays satellites n’ont alors de cesse que de s’éloigner de Moscou tandis que Washington, se pensant triomphant de la Guerre froide est tout prêt à les accueillir, non seulement comme alliés privilégiés, mais aussi comme membres d’une Alliance atlantique renaissante de ses cendres. La question de la survie de l’OTAN, qui avait été clairement posée [67] et qui était devenue l’obsession du président républicain George H. Bush – l’expression est d’Hubert Védrine [68] -, va se trouver résolue sous le mandat du démocrate Bill Clinton. Dans un entretien avec les historiens français Pierre Nora et Marcel Gauchet en mai 1997, le presque ministre des Affaires étrangères de Jacques Chirac (1932-2019) et de Lionel Jospin, rappelait la volonté des anciens pays communistes de se sentir pleinement occidentaux, mais aussi celle des États-Unis d’affirmer leur leadership sur l’Europe.

Pour Védrine, dans cette affaire, les États-Unis ont décidé de l’opportunité, des modalités, du moment. L’Europe a été traitée en objet et non en sujet, comme aux beaux jours du condominium. Est-ce une conséquence fâcheuse, ou était-ce l’objectif ? En tout cas, maintenant, nous sommes obligés d’assumer, tout en cherchant à contrebalancer l’élargissement par un lien d’une nature à trouver, par l’OTAN ou par l’Europe, avec la Russie, poursuivait l’ancien secrétaire général de la présidence de la République de François Mitterrand [69].

Les effets cumulés du refus de reconnaître la Russie comme un partenaire digne de convoler avec l’Occident, l’indifférence sinon le mépris qui est porté à ses positions dans le drame du Kosovo, l’entrée dans l’OTAN de Prague, de Varsovie et de Budapest – pour commencer -, constituent autant de motivations pour un retour à la méfiance historique que la Russie entretient à l’égard de l’OTAN et des États-Unis, au détriment de l’Europe, alors que cette méfiance s’était atténuée dans la dernière décennie du XXème siècle.

Dans L’affolement du monde, l’historien Thomas Gomart, rappelait en 2019 que les élites russes ont vécu la déshérence des années 1990 comme une véritable humiliation. Les tensions qui en ont découlé ont remis l’OTAN et la Russie face à face, chacun renforçant son propre dispositif de sécurité. Mais, comme l’indique le directeur de l’Institut français des Relations internationales (IFRI), cet antagonisme s’avère nécessaire de part et d’autre. C’est ce qui explique que, en dépit des tentatives que nous avons passées en revue, l’Alliance atlantique et la Russie ne sont pas parvenues à transformer l’architecture de sécurité européenne, née de la Guerre froide [70].

Avec le départ de Boris Eltsine le 31 décembre 1999, l’arrivée d’un nouveau locataire au Kremlin ainsi que le choc du 11 septembre 2001 vont à nouveau profondément affecter les relations entre Moscou et les Alliés.

 

Philippe Destatte

@PhD2050

Suite :

 3. La résurgence de la Russie et ses effets à long terme

 

[1] Leonty P. CHESTOV, La coopération militaire entre la Russie et l’OTAN en Bosnie, une base pour l’avenir ? dans Revue de l’OTAN, Vol. 45, n°2, Mars 1997, p. 17-21. https://www.nato.int/docu/revue/1997/9702-5.htm – Leontii SHEVTSOV, Russia-NATO Military Cooperation in Bosnia: A Basis for the Future?, in NATO Review, vol. 45, no. 2, March 1997, p. 17-21. – S. NEIL MacFARLANE, Nato in Russia’s Relations with the West, in Security Dialogue, vol. 32, 3, p. 281-296, Sept. 1, 2001.

[2] Vyacheslav NIKONOV, La Russie et l’Occident : des illusions au désenchantement, in Critique internationale, vol. no 12, no. 3, 2001, pp. 175-191, z. 15. – Evgueni PRIMAKOV, Gody v bolchoï politike, p. 231-233, Moscou, Soverchenno sekretno, 1990.

[3] Evgueni PRIMAKOV, Le monde sans la Russie ? A quoi conduit la myopie politique, p.10sv, Paris, Economica, 2009. – V. NIKONOV, La Russie et l’Occident,  z 24-25.

[4] E. PRIMAKOV, Le monde sans la Russie ?…, p. 149. Primakov écrivait en 2009 : en se lançant dans un élargissement effréné de l’OTAN, les États-Unis n’ont pas tenu compte de la position extrêmement négative de la Russie quant à l’admission d’ex-républiques d’Union soviétique dans l’Alliance de l’Atlantique Nord. Nous n’avons pas eu d’accord écrit avec les États-Unis à ce sujet. Mais, lorsque j’étais ministre des Affaires étrangères de Russie, j’ai à de nombreuses reprises dit et à Madeleine Albright et à Straub Talbot, et à d’autres collègues américains que l’admission dans l’OTAN d’ex-républiques soviétiques signifierait pour nous que “la ligne rouge” a été franchie. On me répondait qu’il n’y avait pas de raison de supposer que cela se ferait dans un avenir proche. Mais cela s’est fait.

[5] Y. DAVYDOV, Should Russia Join Nato?…,, p. 23.

[6] Acte Fondateur sur les Relations, la Coopération et la Sécurité Mutuelles entre l’OTAN et la Fédération de Russie signé à Paris, France, 17 Mai 1997 https://www.nato.int/cps/fr/natohq/official_texts_25468.htmFounding Act on Mutual Relations, Cooperation and Security between the North Atlantic Treaty Organization and the Russian Federation? Brussels, NATO Office of Information and Press, 1997. – The NATO Handbook, 50th Anniversary Edition. NATO, Office of Information and Press, Brussels, 1998. – André DUMOULIN, L’élargissement de l’OTAN, dans Universalia 1998, p. 172-175, Paris, Encyclopaedia Universalis, 1998.

[7] L’identité européenne en matière de sécurité et de défense (IESD) a été élaborée dans le cadre de l’alliance de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) afin de renforcer la participation européenne en matière de défense tout en consolidant la coopération transatlantique. L’IESD a été développée parallèlement à des initiatives complémentaires prises par d’autres organisations qui se renforçaient mutuellement, notamment l’Union de l’Europe occidentale (UEO), qui a été remplacée ultérieurement par la politique de sécurité et de défense commune (PSDC). L’élaboration de cette IESD reposait principalement sur la préparation d’opérations de l’UEO en collaboration avec l’OTAN, sur la base de l’identification de capacités, de ressources et d’aides séparables mais non séparées au sein de l’alliance, ainsi que de l’établissement d’un commandement européen multinational approprié au sein de l’OTAN afin de préparer, de soutenir, de commander et de mener à bien des opérations dirigées par l’UEO. https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=LEGISSUM:european_security_defence_identity

[8] Acte Fondateur sur les Relations, la Coopération et la Sécurité Mutuelles entre l’OTAN et la Fédération de Russie, op. cit.

[9] Acte Fondateur…

[10] – développement, sur la base de la transparence, d’un partenariat fort, stable, durable et égal ainsi que de la coopération pour renforcer la sécurité et la stabilité dans la région euro-atlantique;

– reconnaissance du rôle essentiel que jouent la démocratie, le pluralisme politique, la primauté du droit, le respect des droits de l’homme et des libertés civiles et le développement d’économies de marché dans le développement de la prospérité commune et de la sécurité globale;

– abstention du recours à la menace ou à l’emploi de la force l’une contre l’autre ainsi que contre tout autre État, sa souveraineté, son intégrité territoriale ou son indépendance politique, de toute manière qui soit incompatible avec la Charte des Nations Unies et avec la Déclaration sur les principes régissant les relations mutuelles des États participants consignée dans l’Acte final d’Helsinki;

– respect de la souveraineté, de l’indépendance et de l’intégrité territoriale de tous les États et de leur droit inhérent de choisir les moyens d’assurer leur sécurité, de l’inviolabilité des frontières et du droit des peuples à l’autodétermination tels qu’ils sont consacrés dans l’Acte final d’Helsinki et dans d’autres documents de l’OSCE;

– transparence mutuelle dans la formulation et la mise en œuvre de la politique de défense et des doctrines militaires;

– prévention des conflits et règlement des différends par des moyens pacifiques conformément aux principes des Nations Unies et de l’OSCE;

– soutien, au cas par cas, d’opérations de maintien de la paix menées sous l’autorité du Conseil de sécurité des Nations Unies ou la responsabilité de l’OSCE. Acte Fondateur…

[11] Acte Fondateur sur les Relations, la Coopération et la Sécurité Mutuelles entre l’OTAN et la Fédération de Russieop. cit.

[12] General Leontiy Pavlovich SHEVTSOV, Russian Participation in Bosnia-Herzegovina, 14th International Workshop on Global Security – Prague, 21-25 June 1997, Under the patronage of President of the Czech Republic Václav Havel, the XIVth International NATO Workshop on Political-Military Decision Making was held in the Rudolph and Spanish Halls of Prague Castle on 21-25 June 1997. The Workshop’s theme was “The New NATO: The Way Ahead.”

http://www.csdr.org/97Book/SHEVTS.HTM

[13] Le Conseil de coopération nord-atlantique (CCNA) a été créé par les Alliés le 20 décembre 1991 en tant que forum de dialogue et de coopération avec les anciens adversaires du Pacte de Varsovie de l’OTAN.

[14] Marie BOURREAU, L’ambassadeur russe à l’ONU, Vitali Tchourkine, est mort, dans Le Monde, 20 février 2017. https://www.lemonde.fr/international/article/2017/02/20/l-ambassadeur-russe-a-l-onu-vitali-tchourkine-est-mort_5082637_3210.html

[15] Vitaly CHURKIN, European Security Opportunities: The Need for Cooperation, 14th International Workshop on Global Security – Prague, 21-25 June 1997. http://www.csdr.org/97Book/churkin-C.htm

[16] Robert E. HUNTER, European Security: Problems, Risks, and Challenges, http://www.csdr.org/97Book/hunter-C.htm

We have also concluded, and will make effective over time, the NATO-Russia Founding Act, recognizing that Russia’s security is as important as everything else that we are doing, and underscoring the effort to draw Russia out of its isolation to play a full and legitimate part in European security.

[17] Conseil de Coopération nord-atlantique (CCNA) Archives, OTAN, 24 octobre 2011. https://www.nato.int/cps/fr/natolive/topics_69344.htm

[18] Les relations OTAN-Russie, Fiche d’information, OTAN, Février 2022.

https://www.nato.int/nato_static_fl2014/assets/pdf/2022/2/pdf/220214-factsheet_NATO-Russia_Relations_f.pdf

[19] RFE/RL Newsline, Vol. 2, No 16, Part II, 26 January 1998. Cité par Igor ZEVELEV, NATO’s Enlargement and Russian Perceptions of Eurasian Political Frontiers, Final Report, NATO, 1998. (I. Zelevev est professeur de Russian Studies au George Marshall European Center for Security Studies, Garmisch-Partenkirchen, Germany). https://www.nato.int/acad/fellow/98-00/zevelev.pdf

[20] Robert BURNS, Russia opposes more NATO expansion, Associated Press, 7 février 1999. – I. ZEVELEV, op. cit.  p. 5.

[21] RFE/RL Newsline, February 18, 1999. – I. ZEVELEV, op. cit.  p. 12. – La CEI avait été fondée à Minsk le 8 décembre 1991 pour associer les anciens pays de l’Union soviétique.

[22] L’évènement se serait passé durant une campagne délibérée de provocations organisées par le Mouvement de Libération du Kosovo (UCK-KLA). Jaume CASTAN PINOS, Kosovo and the Collateral Effects of Humanitarian Intervention, p. 38-45 London – New York, Routledge, 2019. J. CASTAN PINOS est Professeur associé au département de Sciences politiques et de Gestion publique à l’Université de Southern Denmark. – Christophe CHATELOT, Les morts de Racak ont-ils vraiment été massacrés froidement ?, dans Le Monde, 21 janvier 1999. https://www.lemonde.fr/archives/article/1999/01/21/les-morts-de-racak-ont-ils-vraiment-ete-massacres-froidement_3533047_1819218.html – Jean-Arnault DERENS et Catherine SAMARY, Les 100 Portes des conflits yougoslaves, p. 294-296, L’Atelier, 2000. – L’historien britannique Tony Judt, de l’Université de New York, est moins dubitatif sur ce massacre que l’historien français et l’attribue sans aucun doute aux forces serbes. Tony JUDT, Après-Guerre, Une histoire de l’Europe depuis 1945, p. 794, Paris, Hachette, 2007. – Christophe CHATELOT, Les morts de Racak ont-ils réellement été massacrés de sang-froid ?, dans Le Monde, 21 janvier 1999. – En 2000, l’historien Christophe Chiclet écrit que : Les 130° observateurs de l’OSCE commencent à se déployer sur le terrain en novembre. Mais la multiplication des provocations de l’UCQ ramène les forces serbes dans la région. Durant l’hiver de 1998-1999, Washington change de politique et décide d’en découdre avec Belgrade en instrumentalisant l’UCK. C. CHICLET, Balkans, Les conséquences régionales d’une guerre, dans Universalia 2000, p. 141, Paris, Encyclopaedia Universalis, 2000.

[23] Jean-Michel DE WAELE et Kolë GJELOSHAJ, De la question albanaise au Kosovo, Bruxelles, Complexe, 1999. – Hans STARK, Kosovo, Du problème serbe à la question albanaise, dans Rapport annuel mondial sur le Système économique et les Stratégies (RAMSES 2000), p. 346-347, Paris, Dunod-IFRI, 1999.

[24] Le neuf propositions sont les suivantes :

– nécessité de mettre un terme rapide à la violence et de respecter un cessez-le-feu ;

– recherche d’une solution pacifique à la crise par le dialogue ;

– interdiction de tout changement unilatéral du statut provisoire de la province ;

– intégrité territoriale de la Yougoslavie et par conséquent des États voisins ;

– respect du droit des communautés (langues, institutions religieuses, enseignement) ;

– élections libres, sous le contrôle de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) ;

– pas de poursuite judiciaire pour des actions commises durant le conflit du Kosovo, sauf pour crimes de guerre ou contre l’humanité ;

– amnistie et libération des prisonniers politiques ;

– participation internationale et coopération des deux parties en présence au règlement de la crise.

J.-A. DERENS et C. SAMARY, Les 100 Portes…, p. 297.

[25] Barbara DELCOURT, La position des autorités serbes et yougoslaves au sujet du Kosovo : entre raison d’État et logique nationale, dans Jean-Michel DE WAELE et Kolë GJELOSHAJ, De la question albanaise au Kosovo, p. 105.

[26] Joseph FITCHETT (International Herald Tribune), Albright Takes Some Heat For Rambouillet “Success”, in The New York Times, March 5, 1999. https://www.nytimes.com/1999/03/05/news/albright-takes-some-heat-for-rambouillet-success.html?searchResultPosition=3

[27] Marc WELLER, The Rambouillet Conference on Kosovo, in International Affairs, 75 (2), p. 211-251.

[28] NATO-Russia Permanent Joint Council Meeting at Ambassadorial Level, Press Statement, 17 March, 1999. https://www.nato.int/docu/pr/1999/p990317e.htm

[29] T. JUDT, Après-Guerre…, p. 794.

[30] I have been informed by SACEUR, General Clark, that at this moment NATO Air Operations against targets in the Federal Republic of Yugoslavia have commenced. Press Statement by Dr. Javier Solana, NATO Secretary General following the Commencement of Air Operations, Press Release, (1999)041, 24 March 1999. https://www.nato.int/docu/pr/1999/p99-041e.htm

[31] Voir l’intervention au Conseil de Sécurité de Sergueï V. Lavrov, qui était alors le représentant permanent de la Fédération de la Russie auprès de l’ONU  : Communiqué de presse CS/1035, La Fédération de Russie exige la cessation immédiate des actions militaires de l’OTAN au Kosovo, 24 mars 1999. – Conflict in the Balkans; Russia takes protest to the UN Council, in The New York Times, March 26, 1999.

https://www.un.org/press/fr/1999/19990324.cs1035.html

[32] 38.116 sorties. Rebecca GRANT, Wesley Clark’s War in AirForce Magazine, Sept 1, 2001. Consulté le 27 mars 2022. https://www.airforcemag.com/article/0901clark/

[33] Henry KISSINGER, La Nouvelle puissance américaine, p. 283, Paris, Fayard, 2003.

[34] T. JUDT, op. cit., p. 795.

[35] H. KISSINGER, op. cit., p. 288.

[36] La conduite de la campagne relevait essentiellement d’un directoire informel constitué des principaux alliés, laissant peu de prise aux instances où siégeaient l’ensemble des pays membres. Par ailleurs, les États-Unis disposaient de leur propre chaîne de commandement, distincte du commandement OTAN, et ont maintenu un certain nombre de forces et de missions sous contrôle strictement américain. Jean-François PONCET, Jean-Guy BRANGER et André ROUVIÈRE, Rapport d’information fait au nom de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées sur l’évolution de l’OTAN, Sénat français, Séance du 19 juillet 2007 https://www.senat.fr/rap/r06-405/r06-405_mono.html#toc32

[37] André FONTAINE, Pierre MELANDRI, Guillaume PARMENTIER, OTAN, Organisation du Traité de l’Atlantique nord, dans Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 13 mars 2022. URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/otan-organisation-du-traite-de-l-atlantique-nord/ Ces auteurs notent également que : Cependant, la conduite de la campagne a créé des tensions entre Américains et Européens. Le quartier général de l’Alliance en Europe, le Shape, a été écarté de la planification militaire, en fait conçue par le commandement américain en Europe. De ce fait, les Européens n’ont pu contrôler les opérations, et c’est donc par le canal du Conseil atlantique, organisme diplomatique, qu’ils ont été amenés à s’opposer au choix de certaines cibles à bombarder. Les militaires américains ont estimé que cette interférence politique dans les affaires militaires était nuisible à la bonne conduite des opérations.

[38] When Robin Cook, the British foreign secretary, told Secretary of State Madeleine Albright that he had ”problems with our lawyers” over using force against Yugoslavia without Security Council approval, Secretary Albright responded: ”Get new lawyers.”

Michael J. GLENNON, How War Left the Law Behind, in New York Time, Nov. 21, 2002.

https://www.nytimes.com/2002/11/21/opinion/how-war-left-the-law-behind.html Consulté le 17 avril 2022.

CASTAN PINOS, Kosovo and the Collateral Effects…, p. 66, note 12.

[39] Noam CHOMSKY, Guerre dans les Balkans, L’OTAN, maître du monde, dans Le Monde diplomatique, Mai 1999, p. 1, 4 et 5.

https://www.monde-diplomatique.fr/1999/05/CHOMSKY/2976

Voir aussi : N. CHOMSKY, Humanitarian Imperialism, Lessons from Kosovo, London, Pluto Press, 1999.

[40] Nicolas BARDOS-FELTORONYI, La question albanaise est-elle à nouveau balkanisée ? dans Jean-Michel DE WAELE et Kolë GJELOSHAJ, De la question albanaise au Kosovo…, p. 47. – En 2002, j’écrivais ce qui suit : enfin, un nouvelle notion de droit international, le droit d’ingérence, a fait son apparition au début des années quatre-vingt-dix, qui constitue un processus de correction du principe de souveraineté. Ce droit s’est exprimé à plusieurs reprises (notamment par) (…) l’intervention de l’Otan au Kosovo, décision unilatérale des démocraties occidentales remettant en cause la souveraineté de la Serbie sur une partie de son territoire, après quatre ans de tergiversations et de sacralisation du principe de souveraineté dans l’éclatement de l’ex-Yougoslavie. Ces interventions, malgré toutes les ambiguïtés qu’elles génèrent, portent atteintes à la souveraineté des États concernés et se basent sur un principe, encore controversé, mais rappelé par Kofi Annam lui-même : dans aucun pays, le gouvernement n’a le droit de se dissimuler derrière la souveraineté nationale pour violer les droits de l’Homme ou les libertés fondamentales des habitants de ce pays . Cette idée – appelée désor­mais la doctrine Annan ne figure toutefois pas dans la Charte des Nations Unies. Celles-ci n’ont d’ailleurs couvert l’intervention occidentale au Kosovo que rétrospecti­vement, par la résolution 1244 du 10 juin 1999. Ph. DESTATTE, La construction d’un système post-westphalien, dans Ph. DESTATTE dir., Mission Prospective Wallonie 21, La Wallonie à l’écoute de la prospective, Premier Rapport au Ministre-Président du Gouvernement wallon, 2002. http://www.wallonie-en-ligne.net/Wallonie_Prospective/Mission-Prosp_W21/Rapport-2002/2-2_Systeme-post-westphalien.htm

[41] The Reader’s Guide to the Nato Summit in Washington, p.95-96, NATO, 1999. https://www.nato.int/docu/rdr-gde/rdrgde-e.pdf

[42] E. PRIMAKOV, Le monde sans la Russie ?…, p. 156.

[43] Y. DAVYDOV, Should Russia Join Nato?…,, p. 18.

[44] Y. DAVYDOV, op. cit., p. 19.

[45] Chernomyrdin calls for greater UN role in Kosovo diplomacy, CNN, May 4, 1999. http://edition.cnn.com/WORLD/europe/9905/04/kosovo.diplomacy.02/index.html

[46] To find a way to settle all differences with NATO. William DROZDIAK, Russia’s Concession Led to Breakthrough, in The Washington Post, June 9, 1999. https://www.washingtonpost.com/wp-srv/inatl/longterm/balkans/stories/diplomacy060699.htm

[47] Réaffirmant l’attachement de tous les États Membres à la souveraineté et à l’intégrité territoriale de la République fédérale de Yougoslavie et de tous les  autres États de la région, au sens de l’Acte final d’Helsinki et de l’annexe 2 à la présente résolution. NATIONS UNIES, Conseil de Sécurité, S/RES/1244 (1999)10 juin 1999. – RÉSOLUTION 1244 (1999)adoptée par le Conseil de sécurité à sa 4011e séance, le 10 juin 1999

https://documents-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/N99/172/90/PDF/N9917290.pdf?OpenElement

[48] Christophe CHICLET, Balkans, les conséquences régionales de la guerre au Kosovo, dans Universalia 2000, p. 141sv, Paris, Encyclopaedia Universalis, 2000.

[49] William DROZDIAK, Russia’s Concession Led to Breathrough, in The Washington Post, June 6, 1999. https://www.washingtonpost.com/wp-srv/inatl/longterm/balkans/stories/diplomacy060699.htm

[50] Through outreach and openness, the Alliance seeks to preserve peace, support and promote democracy, contribute to prosperity and progress, and foster genuine partnership with and among all democratic Euro-Atlantic countries. Concept Stratégique de l’Alliance”, approuvé par les chef d’État et de Gouvernement participant à la réunions du Conseil de l’Atlantique Nord tenue à Washington les 23 et 24 avril 1999, Communiqué de Presse NAC-S (99) 65, 24 avril 1999. http://www.nato.int/docu/pr/1999/. https://www.nato.int/cps/en/natolive/official_texts_27433.htm?selectedLocale=en

[51] Wael BADAWI, Les opérations de maintien de la paix en Europe, Essai d’évaluation et de prospective à la lumière du cas de la Bosnie-Herzégovine, p. 246, Thèse présentée en vue de l’obtention du grade de docteur en science politique, Orientation relations internationales, Faculté des Sciences économiques, sociales et politiques, Presses Universitaires de Louvain, 2003

[52] André DUMOULIN, Défense, L’OTAN au seuil du XXIe siècle, dans Universalia 2000, p. 152-155, Paris, Encyclopaedia Universalis, 2000.

[53] We remain determined to stand firm against those who violate human rights, wage war and conquer territory. The Washington Declaration, signed and issued by the Heads of State and Government participating in the meeting of the North Atlantic Council in Washington D.C. 23 April 1999. https://www.nato.int/docu/pr/1999/p99-063e.htm

[54] Sylvie KAUFFMANN, Le général Wesley Clark fait ses adieux au Pentagone et tire les leçons du Kosovo, dans Le Monde, 28 juin 2000.

[55] The Reader’s Guide to the NATO Sumnit in Washington, 23-25 April 1999, p. 81, https://www.nato.int/docu/rdr-gde/rdrgde-e.pdf

[56] NATO’s Enlargement, Press Info, 4 July 1997. https://www.nato.int/docu/comm/1997/970708/infopres/e-enl.htm

[57] The view, bluntly stated, is that expanding NATO would be the most fateful error of American policy in the entire post-cold-war era. George F. KENNAN, A Fateful Error, in New York Times, February 5, 1997.

[58] Le traité START II, ratifié par Washington le 26 janvier 1996 et par Moscou le 14 avril 2000. Néanmoins, les Russes s’en retirèrent en juin 2002 en réponse au retrait le même mois des États-Unis du Traité portant sur les Missiles antibalistiques (ABM). Jean-François GUILHAUDIS et Serge SUR, Désarmement, dans Encyclopædia Universalis, consulté le 8 avril 2022. https://www.universalis.fr/encyclopedie/desarmement/

[59] G. F. KENNAN, American Diplomacy, Chicago and London, The University of Chicago Press, 1951. – American Diplomacy, Sixtieth-Anniversary expanded Edition, 2012.

[60] Ancien commandant des forces russes en Tchétchénie et adversaire de Boris Eltsine, le général Lev Rokhlin a été assassiné en 1998. Erik REUMANN, Le meurtre d’un général russe relance les rumeurs de complot à la Douma, dans Le Temps, 4 juillet 1998.

[61] Russia does not now pose a threat to its western neighbors and the nations of Central and Eastern Europe are not in danger. For this reason, and the others cited above, we believe that NATO expansion is neither necessary nor desirable and that this ill-conceived policy can and should be put on hold. Opposition to NATO Expansion, Letter to the President of the United States, Mr. Bill Clinton, June 27, 1997.https://www.armscontrol.org/act/1997-06/arms-control-today/opposition-nato-expansion

[62] Eric SCHMITT, Senate approves expansion of NATO by vote of 80 to 19; Clinton pleased by decision, in New York Times, May 1, 1998. https://www.nytimes.com/1998/05/01/world/senate-approves-expansion-nato-vote-80-19-clinton-pleased-decision.html

[63] Thomas L. FRIEDMAN, Foreign Affairs, Now a Word from X, in The New York Times, 2 May 1998. https://www.nytimes.com/1998/05/02/opinion/foreign-affairs-now-a-word-from-x.html

– Michael PEMBROKE, The Decline of US Leadership from WW2 to Covid-19, p. 115, London, Oneworld, 2021.

[64] Thierry de MONTBRIAL et Jacques EDIN dir., Relations Est-Ouest : les chemins de la détente, dans Rapport annuel mondial sur le Système économique et les Stratégies (RAMSES 1990), p. 70-81, Paris, Dunod – IFRI, 1989.

[65] Thierry de MONTBRIAL, Introduction au Rapport annuel mondial sur le Système économique et les Stratégies (RAMSES 1992), p. 12, Paris, Dunod – IFRI, 1991.

[66] Robert SERVICE, The Penguin History of Modern Russia…, p. 539.

[67] Thierry de MONTBRIAL, Introduction au RAMSES 1991…, p. 16.

[68] Hubert VEDRINE, Les Mondes de François Mitterrand, Paris, A. Fayard, 1996. Reproduit dans H. VEDRINE, Une vision du monde, p. 468, Paris, Bouquins, 1922.

[69] France : le piano ou le tabouret, Entretien avec Pierre Nora et Marcel Gauchet, dans Le Débat, n°95, Paris, Gallimard, mai -août 1997, p. 165-182. Reproduit dans ans H. VEDRINE, Une vision du monde, p. 292.

[70] Thomas GOMART, L’affolement du monde, Dix enjeux géopolitiques, p. 144-154, Paris, Tallandier, 2020.

Hour-en-Famenne, 9 avril 2022

Who is the strongest ? Who is the best ? Who holds the aces ?
The East ?
Or the West ?

This is the crap our children are learning…

Roger Waters, The Tide is Turning, 1987 https://www.youtube.com/watch?v=td6CD3J9kiY

 

Penser hors du cadre convenu. Tel est le message que nous adresse le dessin de presse de Nicolas Vadot paru dans L’Écho du samedi 12 mars 2022, 17ème jour de l’agression de l’armée russe contre l’Ukraine. Sur le premier tiers de cette planche, un groupe d’officiers supérieurs de l’OTAN donne le ton. Celui qui est au centre propose une solution à laquelle, dit-on, personne n’a pensé et qui règlerait tout : et si on intégrait les Russes ? On formerait une grande famille otanesque unifiée, de Washington à Moscou, de Paris à Ankara, d’Ottawa à Kiev ! [1]

A la manière des Habits neufs de l’empereur, ce conte du Danois Hans Christian Andersen (1805-1875) où seul un petit garçon ose dire la vérité – “Mais il n’a pas d’habits” -, Vadot, avec la finesse qui caractérise ses dessins et ses analyses, met le doigt sur une dimension essentielle de l’évolution des rapports que nous, l’Alliance atlantique, et donc aussi une part de l’Union européenne, entretenons avec la Russie. Il n’existe pas de bon moment pour penser hors du cadre, même quand l’orientation médiatique globale porte sur le martyre de l’Ukraine, ou lorsqu’on se focalise sur la personnalité désormais honnie en Occident de Vladimir Poutine.

Pour l’historien comme pour le prospectiviste, l’impensable n’est pas toujours très loin… [2], conscient que l’exercice n’est pas sans danger tant la guerre – comme toute guerre – charrie son lot de sang, de mort, de larmes et de violences, y compris – nous le voyons chaque jour – dans l’information ou la désinformation [3]. Partout dans le monde, mais aussi parfois en Europe. C’est certainement le moment de se souvenir de nos leçons de critique des sources et d’heuristique [4]. Tenter de voir clair sur un sujet aussi brûlant que la candidature de la Russie à l’élargissement de l’OTAN, n’en est pas moins périlleux, d’autant que cet enjeu s’inscrit dans un système beaucoup plus large que nous ne pourrons assurément pas explorer : la défense européenne, le désarmement mondial, la conquête des marchés, etc.

Une mise en garde encore, celle que nous faisait Edgar Morin ce 20 mars 2022, en rappelant que c‘est une faiblesse intellectuelle extrêmement répandue de considérer que l’explication est une justification [5]. Je ne sais pas à quel contexte précis le sociologue faisait allusion, mais son constat vaut assurément pour le sujet traité ici.

1. Une relation ambivalente (1954-1998)

 

1.1. Une demande de Nikita Khrouchtchev en 1955

Moscou, 31 mars 1954. Joseph Staline est décédé voici juste un an. Le terrible Lavrenti Beria (1899-1953), ancien chef du NKVD [6] et alors vice-président du Conseil des ministres de l’URSS, est emprisonné et va bientôt être exécuté. Dans la lutte de succession de Staline, le Premier secrétaire du Comité central du Parti communiste d’Union soviétique, Nikita Khrouchtchev (1894-1971) vient également d’évincer Gueorgui Malenkov (1901-1988) sur sa route vers le pouvoir. Nicolas Boulganine (1895-1975) est ministre de la Défense. C’est de nouveau le célèbre Viatcheslav Molotov (1890-1986) – l’homme des cocktails – qui est en charge des relations internationales.

Lors de la Conférence des Quatre, réunissant les ministres des Affaires étrangères des vainqueurs du nazisme (URSS, États-Unis, Grande-Bretagne et France), tenue à Berlin du 25 janvier au 18 février 1954, Molotov a proposé une alternative soviétique aux plans occidentaux de création d’une Communauté européenne de Défense (CED), impliquant la participation de l’Allemagne de l’Ouest réarmée [7]. Le Plan Molotov du 10 février 1954 constituait un projet de sécurité collective en Europe inspiré du pacte interaméricain conclu à Rio en 1947 [8]. Ce projet ayant été rejeté par les Alliés, après la clôture de la conférence, le Kremlin prend une nouvelle initiative. Ainsi, la proposition soviétique du 31 mars 1954 vise tout simplement à faire entrer, sous certaines conditions, l’URSS dans l’OTAN, fondée cinq ans auparavant [9]. En mai 1954, les puissances occidentales rejettent la proposition soviétique d’adhésion à l’Alliance au motif que l’entrée de l’URSS dans l’organisation est incompatible avec les objectifs démocratiques et défensifs de l’Alliance. Torpillée à la fois par les communistes, par les gaullistes et par quelques autres députés français, la Communauté européenne de Défense (CED) sombre après l’échec de sa ratification à l’Assemblée nationale fin août 1954. Le 9 mai 1955, la République fédérale allemande (RFA) devient membre de l’OTAN. Moscou, qui en a été préalablement informée, craint qu’un esprit revanchard allemand fasse passer l’Alliance de système défensif à coalition agressive. Le 14 mai, en guise de réponse, l’URSS rassemble les pays de l’Est du rideau de fer sous l’appellation d’Organisation du Traité de Varsovie. Les blocs sont désormais bien face à face [10].

 

1.2. Après la chute du Rideau de fer

Il faudra, bien entendu, attendre la chute du Rideau de fer et l’effondrement accéléré du communisme à l’Est, 45 ans plus tard, pour qu’une idée aussi disruptive que l’entrée de la Russie dans l’OTAN refasse surface. On s’étonnera peu que ce soit ce grand réformateur, le président Mikhaïl Gorbatchev, qui en ait évoqué la possibilité. Selon le secrétaire d’État américain sous la présidence de George H. Bush (1924-2018), James A. Baker, Gorbatchev l’aurait même fait au moins à trois reprises en 1990. Le leader russe aurait modéré son propos par le fait qu’il jugeait lui-même l’idée à la fois prématurée et ambitieuse [11]. L’ancien président n’était pourtant pas le seul à y penser.

Y avait-il de la place pour la Russie dans la pensée des Alliés ? Le 12 décembre 1989, dans un célèbre discours qu’il prononce au Club de la Presse de Berlin-Ouest, le même James Baker avait ébauché le schéma d’un nouvel ordre atlantique dans lequel le rôle de l’Alliance serait plus politique que militaire. Il avait plaidé en faveur du renforcement de la Communauté européenne, prôné le développement de liens institutionnels et économiques plus étroits entre cette institution et les États-Unis [12]. Pour apaiser les inquiétudes soviétiques au moment où se négociait la réunification allemande, James Baker devait bientôt s’appuyer sur les idées développées plus tôt par le ministre des Affaires étrangères de la République fédérale allemande, Hans Dietrich Genscher (1927-2016) [13]. En effet, dans l’exposé fait à l’Evangelische Akademie Tutzing, en Bavière, le 31 janvier 1990, Genscher a déclaré que, quel que soit l’avenir du Pacte de Varsovie, l’OTAN ne cherchera pas à accroître son territoire à l’Est, c’est-à-dire plus près des frontières de l’Union soviétique [14]. Lors de sa rencontre avec Michaël Gorbatchev, le 9 février 1990, soit à peine une semaine plus tard, James Baker s’est aligné sur cette position, disant à son interlocuteur que : nous comprenons que, non seulement pour l’Union soviétique, mais aussi pour les autres pays européens, il est important d’avoir la garantie que si les États-Unis maintiennent leur présence en Allemagne dans le cadre de l’OTAN, pas un pouce de la juridiction militaire actuelle de l’OTAN ne s’étendra dans la direction de l’Est [15]. Baker a interrogé le dirigeant russe sur les liens possibles de l’Allemagne réunifiée avec l’Alliance atlantique. Répondant qu’il allait discuter de cette question avec ses collègues du Kremlin, Gorbatchev a précisé que l’élargissement de la zone OTAN était inacceptable, ce que le secrétaire d’État US a confirmé par la formule : nous sommes d’accord avec cela [16]. Le lendemain, 10 février 1990, le Chancelier Helmut Kohl est également venu à Moscou dire que l’OTAN ne devait pas s’élargir au-delà de l’Allemagne de l’Est et qu’il comprenait bien les intérêts de la Russie en matière de sécurité [17].

Le Secrétaire général de l’OTAN, l’Allemand Manfred Wörner (1934-1994) se veut, lui aussi rassurant, en rappelant quelques mois plus tard que la stratégie de l’Alliance est purement défensive, que l’OTAN ne menacera jamais personne et qu’elle est favorable à un désarmement d’envergure. Cette affirmation, ajoute le porte-parole de l’Alliance en mai 1990, et l’assurance que les troupes de l’OTAN ne dépasseront pas le territoire de la République fédérale d’Allemagne, offrent à l’Union soviétique de solides garanties de sécurité [18].

Dans son exposé introductif lors du Sommet de l’OTAN tenu au Lancaster House de Londres le 5 juillet 1990, George H. W. Bush (1924-2018) confirme devant le Conseil atlantique la demande de Mikhaïl Gorbatchev d’adhésion de l’Union soviétique à l’OTAN. Pour le président des États-Unis, cette idée est out of question. Néanmoins, il se dit favorable à la proposition de créer une mission de liaison qui pourrait aider à repousser chez les Russes l’image de l’OTAN en tant qu’ennemi, une image si profondément ancrée dans l’esprit du public soviétique [19]. Lors du même sommet, le président français François Mitterrand (1916-1996) affirme que l’OTAN doit prendre en compte les intérêts de tous les pays d’Europe, y compris ceux qui sont encore aujourd’hui membres du Pacte de Varsovie, bien qu’on ne sache pas exactement lesquels, et notamment, je n’hésite pas à le dire, de l’Union soviétique [20]. Wilfried Martens (1936-2013) affirme que l’Union soviétique a sa place dans le concert européen. Observant que ce pays resterait la principale puissance militaire du continent, le Premier ministre belge n’estime ni souhaitable, ni raisonnable, ni même pensable de la maintenir dans une position marginale. Cela ne voulait pas dire, ajoute-t-il, que l’Union soviétique, facteur important de sécurité en Europe doive aussi s’inscrire dans le processus d’intégration en Europe, car, pense-t-il, elle ne pourrait y participer sans le dénaturer [21].

 

1.3. La main tendue et la porte fermée de l’OTAN

Au lendemain de ce Sommet, Manfred Wörner se rend à Moscou à l’invitation du ministre soviétique des Affaires étrangères Édouard Chevardnadze (1928-2014). C’était la première fois qu’un secrétaire général de l’OTAN était reçu à Moscou. Wörner prononce devant le Soviet suprême un discours resté célèbre :

Je suis venu à Moscou avec un message très simple : nous vous offrons notre amitié. J’ai aussi une proposition très directe à vous faire : coopérer. L’époque de la confrontation est révolue. Oublions l’hostilité et la méfiance du passé. Nous voyons dans votre pays, et dans tous les autres États membres de l’Organisation du Traité de Varsovie, non plus des adversaires, mais bien des partenaires, engagés avec nous dans une entreprise commune : la construction de ce que vous appelez la maison commune européenne, bâtie sur les principes de la démocratie, des libertés fondamentales et de la coopération.

Nous pouvons laisser derrière nous la confrontation et avancer sur la voie d’une Europe entière et libre; il s’agit pour cela :

– de construire de nouvelles structures, une nouvelle architecture qui englobe chacun d’entre nous ;

– de négocier sur la maîtrise des armements, pour réduire au maximum nos arsenaux et pour renforcer la stabilité et la confiance mutuelle ;

– de coopérer dans tous les domaines : politique, économie, sciences, culture [22].

C’est pour rester dans cette perspective de main tendue, mais sans toutefois intégrer la Russie que, faisant suite aux décisions prises au Sommet de Rome de novembre 1991, l’OTAN fonde le Conseil de Coopération nord-atlantique (CCNA ou COCONA). Lors de la séance inaugurale, un mois plus tard, l’ambassadeur d’Union soviétique annonce qu’il ne représente désormais plus l’URSS, mais la Fédération de Russie. Les Républiques de Géorgie et d’Azerbaïdjan rejoindront le CCNA dès l’année suivante. Ce Conseil va jouer un rôle positif dans des questions comme le retrait des troupes russes des États baltes ou les conflits régionaux en ex-URSS et en Yougoslavie [23].

Au mois de décembre 1991, le président de la Fédération de Russie Boris Eltsine (1931-2007) écrit au Conseil de Coopération pour demander l’adhésion pure et simple de son pays à l’OTAN [24]. Cette demande aurait été fraîchement accueillie par les Alliés [25]. Le secrétaire d’Etat et premier vice-premier ministre de Russie Gennady Burbulis s’est rendu au siège de l’OTAN en ce même mois de décembre 1991 où il été reçu par le secrétaire général de l’Alliance Manfred Wörner. Burbulis a, sans succès, abordé la question de l’entrée de la Russie dans l’OTAN [26]. Cette idée aurait également été soutenue par le vice-président Alexander Rutskoy et l’économiste Iegor Gaidar (1956-2009), Premier ministre russe en 1992 [27]. En février 1992, Wörner, en visite à Moscou, rencontre non seulement Boris Eltsine, mais aussi le ministre russe des Affaires étrangères Andrei Kozyrev qui occupa cette fonction de 1990 à 1996. Ce dernier aurait insisté davantage sur des mécanismes réels de coopération plutôt que sur des idées grandioses comme celle d’une adhésion rapide à l’OTAN [28].

Au moment où les Russes manifestent leur intérêt pour l’OTAN, ils se montrent également très sensibles aux demandes d’adhésion de certains de leurs anciens alliés d’Europe centrale au système de défense atlantique. À la mi-septembre 1993, Boris Eltsine adresse une lettre secrète aux leaders de la Grande-Bretagne, de la France, de l’Allemagne et des États-Unis en rappelant l’esprit du Traité portant unification de l’Allemagne qui stipulait le renoncement à toute expansion de l’OTAN à l’Est de cette frontière. Le président de la Fédération de Russie estime que la relation de son pays avec l’Alliance doit être several degrees warmer que les relations entre l’OTAN et les pays de l’Est de l’Europe. Eltsine déclare aussi dans ce courrier que, même si une telle relation semble actuellement purement théorique, la Russie pourrait rejoindre l’OTAN dans une perspective de long terme [29]. En octobre 1993, lors d’une réunion de l’OTAN à Travemünde, dans la baie baltique de Lübeck (DE), le secrétaire américain à la Défense de l’Administration Clinton, Les[lie] Aspin (1938-1995), dit également s’opposer à cet élargissement. Au même moment, le ministre fédéral allemand de la Défense, Volker Rühe, indique qu’on ne pourrait parvenir à la stabilité en Europe qu’avec, et non contre, la Russie. De son côté, le ministre belge des Affaires étrangères, Willy Claes – qui succèdera à Manfred Wörner un an plus tard – estime qu’un nouveau membre de l’OTAN doit au moins être candidat à l’adhésion à l’Union européenne, ce qui constitue une manière d’expliquer à Moscou pourquoi d’autres pays pourraient rejoindre l’Alliance avant la Russie [30]. La formule choisie par l’Alliance pour les anciens membres du Pacte de Varsovie semble alors plutôt porter sur des contrats de collaboration, sans accorder de garantie d’assistance à l’Est [31].

 

1.4. La feuille de route de James Baker

Du côté américain, c’est James Baker qui, cette année-là, prend une initiative pour étendre l’OTAN, non seulement aux pays d’Europe centrale et orientale, mais aussi à une Russie démocratique [32]. En effet, en perspective du Sommet de Bruxelles de janvier 1994, le secrétaire d’État américain écrit une carte blanche dans le Los Angeles Times [33] :

À Bruxelles, les dirigeants de l’OTAN devraient établir une feuille de route claire pour élargir l’alliance vers l’est afin d’inclure les États d’Europe centrale et orientale et l’ex-Union soviétique, en particulier une Russie démocratique. Sinon, l’alliance la plus réussie de l’histoire est destinée à suivre la menace qui l’a créée dans la poubelle de l’histoire [34].

 Baker note que les peuples de la Russie, de la Pologne, de la Hongrie, de la Tchéquie et les autres démocraties émergentes ont les yeux tournés vers le Sommet de l’Alliance et qu’ils espèrent que l’OTAN leur donnera la chance de la rejoindre. Il observe que deux camps émettent des objections à l’égard de l’élargissement : le premier, composé des puristes de l’Alliance, craint l’inefficacité, l’impuissance et l’implosion si on étend l’OTAN au-delà de ses seize membres historiques. Le second camp s’inquiète du fait que l’élargissement pourrait constituer une provocation à l’égard de la Russie et générer une réaction de colère de la part de Moscou en proie à un nouvel affrontement entre slavophiles et occidentalistes. Pour le secrétaire d’État US, ces préoccupations auraient du crédit si l’expansion de l’OTAN devait inclure les États d’Europe centrale et orientale, tout en excluant les États de l’ex-Union soviétique. Une approche aussi peu judicieuse constate-t-il, ne sèmerait pas seulement les graines du revanchisme et d’un empire russe ravivé, elle saperait également l’indépendance des onze États indépendants non russes de l’ex-Union soviétique [35].

Et James Baker de poursuivre :

C’est pourquoi l’éligibilité de la Russie à l’adhésion est essentielle à toute vision à long terme de l’OTAN et devrait être annoncée comme un objectif lors du sommet. Une Russie démocratique peut jouer un rôle constructif dans la sécurité européenne et le jouer au mieux dans le cadre institutionnel de l’OTAN.

De toute évidence, l’adhésion complète de la Russie à l’OTAN ne se fera pas du jour au lendemain. La démocratie russe, quel que soit le résultat des élections de cette semaine, reste précaire et l’avenir de la réforme économique incertain. Mais offrir la possibilité d’adhérer à l’OTAN signalera un soutien à la réforme et soutiendra les réformateurs.

 Tout comme le peuple russe peut choisir la démocratie cette semaine, les dirigeants russes dans les mois à venir devraient avoir le choix de s’aligner sur l’Occident. Expulser la Russie de l’OTAN ne ferait que saper les espoirs des occidentalistes russes tout en alimentant les néo-fascistes alarmistes [36].

Après avoir souligné qu’on ne pouvait accorder un droit de veto contre l’entrée des pays démocratiques à ceux qui ne voudraient pas réformer la Russie, James Baker concluait son papier en affirmant que si la démocratie prévaut, l’adhésion de la Russie à l’OTAN marquera une étape importante sur la voie de la pleine intégration avec l’Occident. Si la réforme échoue, une OTAN élargie protégera la démocratie là où elle s’est solidement enracinée – à Varsovie, Prague et Budapest [37].

C’est dans cette logique que, à l’initiative des États-Unis de Bill Clinton, le Sommet de l’OTAN tenu à Bruxelles en janvier 1994 établit le Partenariat pour la Paix (PpP/PfP) comme nouveau programme de coopération, surtout militaire. Cette plateforme de coopération vise à rassembler les membres du Conseil de Coopération nord-atlantique (CCNA) – 47 pays parmi lesquels la Russie et l’Ukraine – et d’autres pays, dont ceux de l’OSCE [38]. La Fédération de Russie adhère au partenariat dès juin 1994. L’objectif est de promouvoir une culture commune de sécurité autour de l’Alliance et de permettre à chaque membre de renforcer ses propres liens avec l’OTAN. Certains pays membres du PfP le voyaient comme une salle d’attente avant leur admission dans l’Alliance, ce qui n’est d’ailleurs pas surprenant, compte tenu du fait que certains officiels américains présentaient le mécanisme de la sorte [39].

En août 1994, Boris Eltsine aurait à nouveau déclaré que la Russie pourrait rejoindre l’OTAN en temps voulu [40].

 

1.5. Les Russes au SHAPE à Mons

Le ministre russe de la Défense Pavel Gratchev, le Général Chevtsov et le Commandant suprême des Forces armées alliées de l’OTAN, le General George A. Joulwan, au SHAPE à Mons (Wallonie – Belgique), Novembre 1995 [41]

Qui se souvient aujourd’hui de la présence de Russes au SHAPE à Mons (Wallonie), venus pour préparer l’opération menée en Bosnie sous le commandement de l’OTAN ? [42]

En effet, le 15 octobre 1995, un groupe d’officiers d’état-major de l’Armée russe est arrivé au quartier général des forces alliées en Europe sous la direction du Général Leonty Chevtsov (Leontiy Pavlovich Shevtsov) [43]. Celui-ci allait devenir l’adjoint au commandant suprême de la Force de stabilisation en Bosnie-Herzégovine (SFOR). Leur mission émanait directement du président de la Russie Boris Eltsine et de son ministre de la Défense, le général Pavel Gratchev (1948-2012). Il s’agissait de négocier avec le Supreme Allied Commander Europe (SACEUR) [44], le Général américain George A. Joulwan, afin de définir les principes et critères de participation d’un contingent militaire russe à l’Implementation Force (IFOR). Cette force opérationnelle de l’OTAN était destinée à succéder à la Force de Protection des Nations Unies (FORPRONU) en Bosnie laquelle se transformera plus tard en SFOR. Le mécanisme de commandement et de conduite qui encadrait ces opérations de troupes russes dans l’IFOR a fait l’objet d’un protocole signé le 8 novembre 1995 par les ministres de la Défense des États-Unis et de la Russie. Ce protocole a permis l’implantation au SHAPE d’un groupe opérationnel de liaison et de décision sous le commandement du général Chevtsov [45], ainsi qu’une coordination sur le terrain à Tuzla, en Bosnie-Herzégovine, afin d’assurer la liaison avec la brigade russe en déploiement. Un autre groupe de liaison russe a également été actif sur la base aérienne de Vicence en Italie, état-major de la 5ème ATAF (Allied Tactical Air Force). La brigade russe était déployée et opérationnelle sur le terrain bosniaque le 2 février 1996 et a poursuivi sa mission dans le cadre de la force de stabilisation (SFOR) à partir de décembre 1996, en vue de l’application des accords paraphés à Dayton (Ohio) le 21 novembre 1995 et ratifiés à Paris le 14 décembre 1995 [46].

Comme l’écrira plus tard le Général Chevtsov dans la Revue de l’OTAN :

Notre participation à l’IFOR a donné une nouvelle impulsion à la coopération militaire entre les forces de la Russie et celles de l’OTAN.

 Alors que nous avons été divisés pendant cinquante ans, maintenant, pour la première fois dans l’histoire, des officiers du ministère de la Défense de Russie ont travaillé pendant plus d’une année au SHAPE. Bien entendu, les choses n’ont pas toujours été faciles, mais peu à peu, en travaillant côte à côte au SHAPE, nous apprenons à œuvrer ensemble. Le groupe opérationnel du ministère de la Défense de Russie au SHAPE guide le contingent russe en Bosnie-Herzégovine, mais constitue également un canal de transmission opérationnel entre le siège de l’OTAN et l’état-major des forces armées russes [47].

À ce moment, Chevtsov se réjouit des échanges de missions permanentes entre les forces armées russes au SHAPE et celles de l’OTAN au quartier général des forces armées de Russie. Le général russe observe que chacune des parties commence à comprendre que l’interaction devrait continuer et s’étendre tant aux hauts fonctionnaires du gouvernement qu’aux experts et aux institutions diplomatiques et politiques. Il estime évident que si la coopération entre la Russie et l’OTAN doit se renforcer, il faudra mettre en place des structures habilitées permanentes capables d’affronter un large éventail de problèmes de coopération [48]. De même, pour le général, il devient envisageable d’envoyer, à titre permanent, des officiers de l’OTAN au QG des forces armées russes afin de renforcer la confiance entre l’Alliance et la Fédération de Russie.

 L’OTAN pense également que la coopération avec la Russie au sein de l’IFOR a été particulièrement remarquable et sa direction souhaite aller plus loin et approfondir les relations avec Moscou, tant au niveau politique que militaire. En juin 1996, le Conseil de l’Atlantique Nord estime que cette collaboration pourrait servir de catalyseur pour le développement des relations entre l’OTAN et la Russie. Ces relations, l’Alliance les veut fondées sur le respect mutuel, la confiance réciproque et l’amitié. Dans le même temps, le Conseil dit attacher beaucoup de prix aux relations avec l’Ukraine, étant persuadé qu’une Ukraine indépendante, démocratique et stable a un rôle important à jouer dans le renforcement de l’équilibre de l’Europe [49].

Néanmoins, lors de la Wehrkunde Tagung, la conférence annuelle de haut niveau sur la politique de sécurité, qui s’était tenue en février 1996 à Munich, le chancelier allemand Helmut Kohl (1930-2017) avait lancé une mise en garde contre une extension trop rapide de l’Alliance aux anciens membres du Pacte de Varsovie, ajoutant que l’Occident doit prendre en considération la position de la Russie. Ceux qui traiteront cette question à la légère se retrouveront dans une impasse, soulignait le chancelier [50].

 

Keep the Russians out, the Americans in, and the Germans down

La Russie avait connu, avec l’arrivée au pouvoir de Boris Eltsine en décembre 1991, le gouvernement sans doute le plus pro-occidental de son histoire [51]. La politique intérieure libérale et extérieure assez idéaliste, voire amicale envers l’Ouest, était néanmoins constamment balisée, même si le Kremlin devait prendre en compte, avec réalisme, son affaiblissement structurel depuis la fin de l’Union soviétique.

Du côté occidental, plus que jamais, les buts de l’OTAN, définis par Lord Hastings Lionel Ismay (1887-1965), plus proche conseiller militaire de Winston Churchill pendant la Seconde Guerre mondiale et premier Secrétaire général de l’Alliance, de 1952 à 1957, ont été maintenus : keep the Russians out, the Americans in, and the Germans down [52]. Alors que l’OTAN aurait pu disparaître à la suite de l’effondrement de l’URSS et de la dissolution du Pacte de Varsovie, et avec elle la présence permanente des troupes américaines, Washington et Evere ont trouvé une nouvelle dynamique. Londres était d’ailleurs très favorable au maintien de cette présence tandis qu’elle rassurait plusieurs capitales européennes face à la réunification allemande. Pour les Américains, le maintien de l’OTAN, au détriment de toute autre configuration strictement européenne, avait l’avantage de maintenir l’influence américaine en Europe. Dans le même temps, comme l’avait souhaité James Baker lors de son discours de Berlin du 12 décembre 1989, Washington s’activait pour donner à l’OTAN une portée géographique plus large et lui assignait une fonction générale de sécurité européenne au-delà de la défense territoriale [53].

Le tournant vers le XXIème siècle va engendrer un basculement majeur, dans un paysage refaçonné.

 

Philippe Destatte

@PhD2050

Suite :

2. 1999 : quand l’horizon s’obscurcit…

 

[1] Vadot au carré 2022. Consulté le 24 mars 2022. https://www.nicolasvadot.com/fr/dessins-de-presse/dessins-de-presse-2022/vadot-au-carre-2022/

[2] Richard J. KRICKUS, Russia in NATO: Thinking about the Unthinkable, Copenhagen, Danish Institute of International Affairs, 2002.

[3] A noter qu’à la RTBF, Nicolas Vadot avait la prudence de rappeler la nécessité de mettre les faits à distance dans Le Parti pris. Comment et pourquoi dessiner Boutcha ?, avec Pascal Claude et Kroll, RTBF, La Première, le 5 avril 2022.

[4] Philippe DESTATTE, Les opinions partiales altèrent la rectitude du jugement, Heuristique et critique des sources dans les sciences, Conférence présentée à la Salle académique de l’Université de Mons, dans le cadre du Réseau EUNICE, le 21 octobre 2021, Blog PhD2050, 1er novembre 2021. https://phd2050.org/2021/11/01/heuristique/

[5] Tweet d’Edgar Morin, 20 mars 2021.

[6] Le NKVD (Народный комиссариат внутренних дел – НКВД), Narodnieï Komissariat Vnoutrennikh Diel, créé en 1917, était l’organe soviétique chargé de la défense de l’ordre révolutionnaire.

[7] Ph. DESTATTE, L’ambition précoce d’une Communauté politique européenne, Blog PhD2050, Namur, 25 mars 2017, https://phd2050.wordpress.com/2017/03/31/rome1/

[8] André FONTAINE, Histoire de la Guerre froide, 2. De la Guerre de Corée à la crise des alliances, 1950-1963, p. 91-92, Paris, Fayard-Seuil, 1983. – Projet de Traité général de Sécurité collective en Europe, Projet Molotov, Berlin, 10 février 1954.  https://www.cvce.eu/content/publication/2013/10/28/f0b7a4a0-3f40-46ed-90df-5155d2e4df79/publishable_fr.pdf

[9] Molotov’s Proposal that the USSR Join NATO, March 1954,” March 26, 1954, History and Public Policy Program Digital Archive, Foreign Policy Archives of the Russian Federation (Arkhiv Vneshnei Politiki Rossiiskoi Federatsii, or AVP RF), F. 6, Op. 13, Pap. 2, D. 9, L1. 56-59. Translated for CWIHP by Geoffrey Roberts and included in CWIHP e-Dossier No. 27. https://digitalarchive.wilsoncenter.org/document/113924 – Geoffrey ROBERTS, A Chance for Peace? The Soviet Campaign to End the Cold War, 1953-1955, Working Paper No. 57, Cold War International History Project, December 2008. https://www.wilsoncenter.org/sites/default/files/media/documents/publication/WP57_WebFinal.pdf

[10] Robert SERVICE, The Penguin History of Modern Russia, From Tsarism to Twenty-First Century, p. 337, Penguin Random House, UK, 4th ed., 2020.

[11] James A. BAKER III, Russia in NATO, in The Washington Quarterly, Vol. 25, Nr. 1, Winter 2002, p. 102 et 103. https://muse.jhu.edu/article/36660/pdf

[12] James BAKER, A New Europe, a New Atlanticism: Architecture for a New Era, 12 dec. 1989, in US Department of State Current Policy, nr. 1233. http://aei.pitt.edu/101501/1/1.pdf12-16 décembre 1989États-Unis. Le “nouvel atlantisme” de George Bush, dans Encyclopædia Universalis, consulté le 25 mars 2022. http://www.universalis.fr/evenement/12-16-decembre-1989-le-nouvel-atlantisme-de-george-bush/ – Voir aussi l’interview de James Baker : James Baker : La guerre froide aurait pu se terminer en big bang, dans Le Figaro, 31 octobre 2009.

https://www.lefigaro.fr/international/2009/10/31/01003-20091031ARTFIG00257–la-guerre-froide-aurait-pu-se-terminer-en-big-bang-.php

[13] Melvyn P. LEFFLER & Odd Arne WESTAD dir., The Cambridge History of the Cold War, Vol. 3, Endings, p. 344, Cambridge University Press, 2012. – Helmut KOHL, Erinnerungen 1982-1990, p. 584–85, Munich, Droemer Knaur, 2005.

[14] Helmut KOHL, Erinnerungen 1982-1990, p. 584–85, Munich, Droemer Knaur, 2005. – Stephen F. SZABO, The diplomacy of German unification, p. 58, New York, St Martin’s, 1992.

[15] We understand that not only for the Soviet Union but for other European countries as well it is important to have guarantees that if the United States keeps its presence in Germany within the framework of NATO, not an inch of NATO’s present military jurisdiction will spread in an eastern direction. Record of Conversation between Mikhail Gorbachev and James Baker February 9, 1990, Dossiers déclassifiés publiés par le National Security Archive, Svetlana Savranskaya & Tom Blanton, 12-12-2017. https://nsarchive.gwu.edu/document/16117-document-06-record-conversation-between – Gorbachev Foundation Archive, Fond 1, Opis 1 – NATO Expansion: What Gorbatchev Heard? Declassified documents show security assurances against NATO expansion to Soviet leaders from Baker, Bush, Genscher, Kohl, Gates, Mitterrand, Thatcher, Hurd, Major, and Woerner. Slavic Studies Panel Addresses Who Promised What to Whom on NATO Expansion?, National Security Archiv, Washington, The Georg Washington University, Dec 12, 2017. https://nsarchive.gwu.edu/briefing-book/russia-programs/2017-12-12/nato-expansion-what-gorbachev-heard-western-leaders-early

not one inch eastward” formula with Gorbachev in the February 9, 1990, meeting. https://nsarchive.gwu.edu/briefing-book/russia-programs/2017-12-12/nato-expansion-what-gorbachev-heard-western-leaders-early

[16] Ibidem.

[17] Philippe DESCAMPS, Quand la Russie rêvait d’Europe, “L’OTAN ne s’étendra pas d’un pouce vers l’Est” , dans Le Monde diplomatique,  Septembre 2018, p. 10 et 11. https://www.monde-diplomatique.fr/2018/09/DESCAMPS/59053

[18] Manfred WÖRNER, L’Alliance Atlantique et la Sécurité européenne dans les années 1990, Discours du Secrétaire général, de l’OTAN prononcé devant le Bremer Tabaks Collegium, 17 May. 1990, OTAN, 1990. https://www.nato.int/cps/fr/natohq/opinions_23732.htm?selectedLocale=fr – Manfred WÖRNER, La sécurité européenne et l’avenir de l’Alliance, dans Politique étrangère, 1990, 55-3, p. 609-615. https://www.persee.fr/doc/polit_0032-342x_1990_num_55_3_3972

[19] Gorbachev has even p u b l i c l y suggested Soviet membership in NATO. Now that is in our view out of the question but the Liaison Mission proposal could help him work to push aside the image of NATO as an enemy, an image so deeply ingrained in the mind of the Soviet public. CONSEIL DE L’ATLANTIQUE NORD – NORTH ATLANTIC COUNCIL, Verbatim Record of the North Atlantic Council Meeting with the participation of Heads of State and Government held on Thursday, 5th July 1990 at Lancaster House, London,  Nato Confidential, Verbatim Record C-VR(90) 36, PART I, 5th July 1990. Document déclassifié des Archives de l’OTAN p. 8. https://www.nato.int/nato_static_fl2014/assets/pdf/pdf_archives/20141218_C-VR-90-36-PART1.PDF

[20] Ibidem, p. 5.

[21] Ibidem, p. 45.

[22] Une Europe commune, Partenaires dans la stabilité, Discours du Secrétaire général de l’OTAN, Manfred Wörner prononcé devant les membres du Soviet suprême de l’URSS, 16 juillet 1990. OTAN, 4 novembre 2008. Consulté le 26 mars 2022. https://www.nato.int/cps/fr/natolive/opinions_23719.htm

[23] Conseil de Coopération nord-atlantique (CCNA) Archives, OTAN, 24 octobre 2011. https://www.nato.int/cps/fr/natolive/topics_69344.htm

[24] Gerald B. SOLOMON, The NATO enlargement debate, 1990–1997: Blessings of Liberty, K190/2221, Westport (CT) – London, Praeger, 1998.

[25] OTAN, La visite de M. Manfred Woerner à Moscou, Assaut de bonnes intentions, dans Le Monde, 27 février 1992. https://www.lemonde.fr/archives/article/1992/02/27/otan-la-visite-de-m-manfred-woerner-a-moscou-assaut-de-bonnes-intentions_3880346_1819218.html

[26] Yuriy DAVYDOV (Nato Research Fellow), Should Russia Join Nato?, Final Report, p. 21, Moscow, Nato Office of Information and Press, Academic Affairs Unit, 2000. https://www.nato.int/acad/fellow/98-00/davydov.pdf

[27] Yuriy DAVYDOV, op. cit., p. 21.

[28] Ibidem.

[29] Gerald B. SOLOMON, The NATO enlargement debate, 1990–1997: Blessings of Liberty, K 312/2221, Westport (CT) – London, Praeger, 1998. (USIS WF, October 4, 1991)

[30] G. B. SOLOMON, The NATO enlargement debate…, p. 21.

[31] Lors d’une réunion en Allemagne, l’OTAN rejette les demandes de garanties militaires des pays d’Europe occidentale, dans Le Monde 22 octobre 1993 (avec AFP et Reuter). https://www.lemonde.fr/archives/article/1993/10/22/lors-d-une-reunion-en-allemagne-l-otan-rejette-les-demandes-de-garanties-militaires-des-pays-d-europe-centrale_3941046_1819218.html

[32] In 1993 I proposed that NATO draw up a clear road map for expanding the alliance eastward to include not only the states of Central and Eastern Europe but also a democratic Russia. “Otherwise, the most successful alliance in history is destined to follow the threat that created it into the dustbin of history.” James A. BAKER III, Expanding to the East, A New NATO, Alliance, Full membership may be the most sought-after ‘good’ now enticing Eastern and Central European states–particularly, Russia, in Los Angeles Times, Dec 5, 1993. https://www.latimes.com/archives/la-xpm-1993-12-05-op-64339-story.html

[33] Le correspondant en chef du New York Time à la Maison Blanche, Peter Baker, ne partage pas cette analyse des déclarations de James Baker, notamment parce que le secrétaire d’État n’a pas inscrit dans un traité cette question de l’expansion de l’OTAN à l’Est. Peter BAKER, In Ukraine Conflict, Putin relies on a promise that ultimately wasn’t, in New York Times, Jan 9, 2022. https://www.nytimes.com/2022/01/09/us/politics/russia-ukraine-james-baker.html

[34] In Brussels, the NATO leaders should draw up a clear road map for expanding the alliance eastward to include the states of Central and Eastern Europe and the former Soviet Union, especially a democratic Russia. Otherwise, the most successful alliance in history is destined to follow the threat that created it into the dustbin of history.

[35] Such an ill-advised approach would not only sow the seeds for revanchism and a revived Russian empire, it would also undermine the independence of the 11 non-Russian independent states of the former Soviet Union.

[36] This is why Russian eligibility for membership is key to any long-term vision for NATO and should be announced as a goal at the summit. A democratic Russia can play a constructive role in European security and play it best through NATO’s institutional framework.

Clearly, full Russian membership in NATO will not occur overnight. Russian democracy, whatever the outcome of this week’s election, remains precarious and the future of economic reform in doubt. But offering the possibility of NATO membership will signal support for reform and bolster reformers.

Much as the Russian people can choose democracy this week, the Russian leadership in the months ahead should be given the choice of aligning with the West. Ruling Russia out of NATO would only undercut the hopes of Russia’s Westernizers while fueling the fear-mongering neo-fascists.

[37] If democracy prevails, NATO membership for Russia will mark a milestone on the road to full integration with the West. If reform fails, an expanded NATO will protect democracy where it has taken firm root–in Warsaw, Prague, and Budapest.

[38] L’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe est une organisation régionale de sécurité qui a succédé en 1995 à la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe (CSCE) fondée par l’Acte final d’Helsinski en 1975 et qui avait constitué pendant la Guerre froide un lieu de dialogue entre l’Est et l’Ouest.

https://www.osce.org/files/f/documents/3/7/35779_0.pdf

[39] Les ASPIN, A Nouvelle Europe, nouvelle OTAN, dans Revue de l’OTAN, Vol. 42, N°1, Février 1994, p. 12-14. https://www.nato.int/docu/revue/1994/9401-03.htm

[40] Yuriy DAVYDOV, op. cit., p. 22.

[41] Le ministre russe de la Défense Pavel Grachev, Le Général Leonty Chevtsov et le commandant suprême des Forces armées alliées de l’OTAN, le General George A. Joulwan, au SHAPE à Mons (Wallonie – Belgique), Novembre 1995. Archives russes.

https://m-eng.ru/en/plumbing/shevcov-ivan-andreevich-kto-est-kto-v-rvsn-shevcov-ivan-andreevich.html

[42] Did you know that SACEUR had a Russian General as his deputy au SHAPE in the 1990s? Consulté le 12 mars 2022. https://shape.nato.int/page2148203020

[43] Шевцов Леонтий Павлович – биография Shevtsov Leontiy Pavlovich, 14 марта 1946 года – http://viperson.ru/people/shevtsov-leontiy-pavlovich

[44] Le commandant suprême des forces alliées en Europe (SACEUR), qui est l’un des deux commandants stratégiques de l’OTAN, dirige le Commandement allié Opérations (ACO). Il est responsable devant le Comité militaire, l’instance militaire suprême de l’OTAN, de la conduite de l’ensemble des opérations militaires de l’Alliance. Le commandant est basé au SHAPE à Casteau, en Belgique. Commandant suprême des forces alliées en Europe (SACEUR), OTAN, 6 mai 2019. https://www.nato.int/cps/fr/natohq/topics_50110.htm

[45] Ce centre était situé à l’intérieur du bâtiment Live Oak, qui jusqu’en 1991 avait accueilli le personnel de planification allié chargé de préserver l’accès à Berlin en cas de blocus soviétique.

[46] Le rôle de l’OTAN en Bosnie-Herzégovine, Otan, 1999. https://www.nato.int/docu/comm/1999/9904-wsh/pres-fra/06bosni.pdf

[47] Leonty P. CHESTOV, La coopération militaire entre la Russie et l’OTAN en Bosnie, une base pour l’avenir ? dans Revue de l’OTAN, Vol. 45, n°2, Mars 1997, p. 17-21. https://www.nato.int/docu/revue/1997/9702-5.htm

[48] L. P. CHESTOV, La coopération…

[49] Communiqué final du Conseil de l’Atlantique Nord réuni en session des ministres de la Défense, juin 1996 https://www.nato.int/cps/en/natohq/official_texts_25065.htm?selectedLocale=fr

[50] Frits BOLKESTEIN, Approfondir et élargir l’OTAN ? dans Revue de l’OTAN, n°4, Juillet 1996, p. 20-24. F. Bolkestein était alors membre VVD du Parlement néerlandais. https://www.nato.int/docu/revue/1996/9604-5.htm – L’OTAN en était consciente, en tout cas avertie. Dans l’étude préparatoire à tout élargissement qu’elle avait commandé, il était bien acquis que : la Russie a fait part de préoccupations à l’égard de l’élargissement de l’Alliance. L’Alliance prend en compte ces préoccupations en développant des relations renforcées avec la Russie et elle a bien indiqué que le processus d’élargissement, y compris les arrangements militaires de l’Alliance qui y sont associés, ne menacerait personne et apporterait une contribution à une vaste architecture de sécurité européenne en pleine évolution, fondée sur une coopération véritable à travers toute l’Europe, en accroissant la sécurité et la stabilité pour tous. Étude sur l’élargissement de l’OTAN, Bruxelles, OTAN, 3 septembre 1995.

https://www.nato.int/cps/en/natohq/official_texts_24733.htm?selectedLocale=fr

[51] David TEURTRIE, Russie, Le retour de la puissance, p. 126, Paris, Armand Colin, 2021.

[52] Peter HENNESSY, Whitehall, p. 412, London, Free Press, 1989. – NATO Leaders : Lord Ismay, https://www.nato.int/cps/en/natohq/declassified_137930.htm A noter que dans ce texte de l’OTAN, la formule est : keep the Soviets out

[53] Roland Lomme, alors chargé de recherche à l’Observatoire sociologique de l’Europe de l’Est (CNRS), écrivait en 1991, après l’annonce du retrait unilatéral des forces soviétiques d’Europe de l’Est, qu’il est à parier enfin que l’OTAN ne survivra pas longtemps au Pacte de Varsovie, dont on annonce la dissolution officielle pour 1991. R. LOMME, L’URSS et le désarmement, dans Universalia 1991, p. 142, Paris, Encyclopaedia Universalis, 1991.André FONTAINE, Pierre MELANDRI, Guillaume PARMENTIER, OTAN (Organisation du traité de l’Atlantique nord), Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 9 avril 2022. https://www.universalis.fr/encyclopedie/otan-organisation-du-traite-de-l-atlantique-nord/ – Notamment en référence au Sommet de l’OTAN tenu à Rome en 1991, Georges Labaki alors directeur des relations internationales à l’Université Notre-Dame de Louaizé (Liban) écrivait : même s’ils reconnaissent à la Communauté européenne un rôle croissant dans sa défense, il existe un consensus chez les responsables américains sur la nécessité de conserver une présence américaine permanente en Europe, même réduite. (…) En effet, les États-Unis considèrent que cette présence est essentielle pour la stabilité de l’Europe, qui a été le théâtre de deux guerres mondiales en moins d’un siècle. En outre, cette présence assure la pérennité de leur influence en Europe. Cependant, les véritables enjeux en ce qui concernent les intérêts américains en Europe, se situent davantage sur le plan économique que sur le plan militaire ou économique.  Georges T. LABAKI, Les États Unis et l’intégration européenne, dans Universalia 1993, p. 133, Paris, Encyclopaedia Universalis, 1993. Georges Labaki est directeur des relations internationales à l’Université Notre-Dame, Liban.