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 Hour-en-Famenne, le 3 août 2023

Dans le projet de Schéma de Développement du Territoire wallon (SDT), adopté par le Gouvernement de Wallonie, le 30 mars 2023, douze défis sociétaux ont été identifiés pour mener à bien les transitions écologique, sociale, économique et démocratique. En matière de gouvernance, le dernier de ces défis apparaît fondamental : il s’agit d’agir collectivement et de façon coordonnée. Le texte précise que les citoyens, les milieux associatifs, les auteurs de projets, les entreprises, les intercommunales de développement, les communes, la Région, etc. contribuent, chacun à leur niveau, au développement du territoire. La réussite du SDT, est-il encore noté, demande la mobilisation de toutes les parties prenantes. Avant d’affirmer que, dans le respect du principe de subsidiarité, les communes wallonnes ont, dans leur sphère de compétences, un rôle pivot à jouer notamment en tant qu’autorité de proximité [1].

 

1. La (re)mobilisation du concept de subsidiarité

Certes, concevoir l’aménagement du territoire comme le produit de décisions individuelles et collectives dans un système d’acteurs n’est pas nouveau. Dans les travaux La Wallonie au futur, les groupes de travail animés par Jacqueline Miller et Luc Maréchal cultivaient cette vision de l’aménagement du territoire comme un grand dessein politique porté collectivement où le débat s’activait de la commune à la région et où le savoir commun s’élaborait par l’interaction [2].

La mobilisation du concept de subsidiarité telle qu’elle apparaît dans le projet de SDT 2023 est particulièrement intéressante pour qui veut se pencher sur des instruments de politique nouveaux. Son utilisation de la subsidiarité s’inscrit à la fois en continuité du SDER de 1999, mais aussi dans une certaine rupture avec celui-ci. En effet, si le SDER rappelait utilement dans son glossaire le principe par lequel chaque compétence doit être exercée à l’échelon le plus pertinent en termes d’efficacité et de coût et en cas d’équivalence, à l’échelon le plus proche du citoyen [3], il s’inscrivait plutôt dans une démarche ascendante où les communes agissent dans un cadre imposé par la Région sans qu’un principe d’opportunité guide l’intervention régionale au détriment des communes [4].

Lors de la séance de présentation du projet de SDT 2023 à la Plateforme d’Intelligence territoriale wallonne, le 6 juin 2023, les experts et responsables régionaux rappelaient que la logique de la subsidiarité était inscrite dans l’aménagement du territoire wallon depuis au moins 1991. En effet, les articles 11 et 12 du décret Liénard du 27 avril 1989 ont fondé les articles 21bis et 21ter du Code wallon de l’Aménagement du Territoire et de l’Urbanisme confiant invitant les Conseils communaux à établir un Schéma de Structure communal et en ont déterminé les modalités. De même, à la décentralisation du pouvoir régional vers la commune s’est ajoutée la participation des citoyennes et des citoyens au travers du renforcement du rôle de la désormais bien connue Commission consultative communale de l’Aménagement du territoire [5]. En défendant son projet de décret, le ministre Albert Liénard avait toutefois souligné que, s’il était adopté, celui-ci ferait naître un système hybride de deux régimes, l’un qui accorde une place prépondérante à l’intervention préalable de l’Administration régionale, l’autre, donnant aux pouvoirs locaux la possibilité, à certaines conditions, de prendre en charge l’aménagement du territoire communal [6].

En fait, dans son avis sur le projet de décret, le Conseil d’État, très réservé, avait pointé le laxisme de certains Collèges des bourgmestre et échevins dans l’octroi des permis de bâtir et de lotir ainsi que le fait que, en matière d’aménagement du territoire et d’urbanisme, les autorités communales sont particulièrement exposées à toutes sortes de pressions et ont du mal à y résister. En l’occurrence, pour le Conseil d’État, la proximité du pouvoir constituait dans cette matière un handicap plutôt qu’un avantage [7]. Le ministre et la majorité avaient plutôt pris le contre-pied de cet avis, considérant qu’en démocratie le niveau local est le plus immédiatement concerné par l’action collective [8].

Il ne nous appartient pas de juger ici et maintenant l’attitude des pouvoirs communaux depuis trente ans : ils sont assurément divers. Juste de constater avec la chercheuse en développement territorial Sophie Hanson que le principe de subsidiarité est avant tout un principe politique et que, dès lors, son efficacité est liée à l’usage que les acteurs en font ainsi que du projet commun qu’ils poursuivent ou non. Comme la maître de conférence à l’ULIEGE le constate, en l’absence de projet commun, le principe de subsidiarité ne peut que conduire à un échec [9].

Plus de trente ans après le décret de décentralisation et de participation, la subsidiarité est de nouveau à l’honneur comme principe de gouvernance dans la nouvelle mouture de SDT. Le projet commun est clair et se décline en fait de l’Europe au local. On le nomme dans le SDT optimisation spatiale [10] dans le sens d’une détermination des trajectoires communales de réduction de l’artificialisation des terres et de limitation de l’étalement urbain au travers du renforcement des centralités. Au dire de ses promoteurs, un partenariat [11] entre la Région et les communes constituerait la subsidiarité intelligente organisant l’établissement, selon les règles fixées par la Région, de Schémas de Développement communaux simplifiés.

Ces réformes visent principalement à réaliser le double objectif de l’inscription d’une trajectoire d’artificialisation nette de zéro d’ici 2050 et de la lutte contre l’étalement urbain d’ici 2050, soit concrètement  la création de trois unités de logement sur quatre dans les centralités définies et cartographiées dans le futur SDT. Après l’entrée en vigueur du SDT, les communes disposeraient néanmoins d’un délai de cinq ans afin d’adapter leur trajectoire et leurs centralités, en fonction des spécificités de leur territoire et sur la base de balises fixées par la Région, par le biais de leur Schéma de Développement communal (SDC) ou d’un Schéma de Développement pluricommunal (SDPC). Si elles ne le font pas, ce sont les dispositions du SDT qui s’appliqueront. Afin, annonce-t-elle, de garantir l’effectivité de la subsidiarité, la Région proposera qu’un diagnostic territorial – à savoir l’analyse contextuelle de tous les schémas communaux – à l’échelle de la Région wallonne soit réalisé avec l’aide des agences de développement territorial. Un volet sur la planification commerciale sera également envisagé. En outre, des budgets seront prévus en conséquence.

Photo Dreamstime Ahavelaar

Ces mécanismes pourraient correspondre aux quatre principes d’une subsidiarité active jadis prônés par l’ancien haut fonctionnaire français Pierre Calame.

  1. C’est au niveau le plus “bas”, le plus proche du terrain, que l’on peut inventer des réponses adaptées à la diversité des contextes et mobilisant au mieux les acteurs et leur créativité.
  2. Cette invention doit se faire à l’intérieur d’un certain nombre de “contraintes” exprimées par le niveau d’au-dessus et qui résument les nécessités de cohérence.
  3. Ces contraintes ne doivent pas être définies comme des normes uniformes, par des “obligations de moyens”, mais par des “obligations de résultat”, ce qui permet à chaque niveau (…) d’inventer les moyens les plus appropriés d’atteindre ce résultat.
  4. Enfin, une obligation de résultat suppose une évaluation conjointe, elle-même moteur de l’innovation [12].

Bien entendu, la vocation des principes, c’est d’être mis en œuvre… Tandis que la subsidiarité ne saurait se limiter à la gouvernance des élus et des citoyens, entre la Région et les communes. Elle doit se faire avec toutes les parties prenantes, en particulier des entreprises qui, songeons-y, produisent l’essentiel du logement public et privé en Wallonie.

 

2. La coconstruction de politiques territoriales collectives

Écoutant dernièrement un échevin de l’aménagement du territoire d’une commune liégeoise qui disposait déjà d’un schéma communal et d’une vision claire de sa trajectoire regretter ne pas avoir été consulté en amont du processus d’élaboration du projet de SDT pour y voir inscrire la vision de sa collectivité territoriale, il me fallait bien constater que le type de gouvernance aujourd’hui sur la table est d’une autre nature.

Ainsi, comme dans d’autres domaines, nous sommes passés de la planification centralisée à la décentralisation-participation par consultation, à un nouveau type de processus fondé sur de la délibération et de la coconstruction. Avec cette coconstruction, comme le dit le géographe Jacques Lévy, on ne se contente plus de “consulter” des “usagers” ou même de proposer une “participation” à un projet. On construit ensemble. Démarche prospective en amont et évaluation en aval augmentent, pour le technicien comme pour le citoyen, les séquences de l’analyse et de l’action [13].

Alors que la capacité des acteurs – entreprises, associations environnementales, citoyennes et citoyens connectés et davantage organisés – évolue, certes à des rythmes différents, un autre modèle s’élabore. Ce modèle est fondé sur la coconstruction de politiques collectives s’associant au parlement, au gouvernement et à l’administration. Il s’établit dans le cadre d’ouvertures voulues ou forcées. Ainsi, des travaux méthodologiques se lancent sur ces questions de gouvernance dans différents écosystèmes : recherche et innovation, organisationnel ou territorial, aux niveaux régional ou européen [14]. Selon cette approche, la définition du projet et sa mise en œuvre résultent d’un travail collectif incluant tous les acteurs concernés.

Pour disposer d’une définition précise de ce mode de gouvernance, on dira avec le sociologue  Michel Foudriat que la coconstruction peut se définir comme un processus par lequel un ensemble d’acteurs différents :

– expriment et confrontent les points de vue qu’ils ont sur le fonctionnement organisationnel, sur leur représentation de l’avenir d’un territoire, sur une innovation technique, sur une problématique de connaissance ;

– s’engagent dans un processus d’intercompréhension des points de vue respectifs et de recherche de convergence entre ceux-ci ;

– cherchent à trouver un accord sur des traductions de leurs points de vue qu’ils ne jugeraient pas incompatibles entre elles pour arrêter un accord (un compromis) sur un objet matériel (une innovation technique, un nouveau produit industriel) ou immatériel (un projet). Concrètement, le processus de construction aboutit à un document formel qui devient la traduction acceptable et acceptée par les différents acteurs parties prenantes [15].

Cette méthodologie, si elle est menée de manière ambitieuse et volontaire, est particulièrement adaptée pour construire des interventions associant aux élus des organisations, des entreprises, des collectivités territoriales et visant à transformer la société. Ces interventions vont de la conception à la mise en œuvre et à l’évaluation partenariale. En effet, les enjeux des politiques publiques et collectives deviennent de plus en plus complexes, aucun acteur ne pouvant à lui seul maitriser l’ensemble des dimensions constitutives d’un projet. De plus, ce management permet de répondre à la demande croissante des acteurs, citoyens-usagers à l’élaboration des décisions qui pourraient affecter leur vie ou la trajectoire de leur organisation ou de leur territoire [16].

Lorsque la coconstruction se situe dans un cadre démocratique, elle s’inscrit dans la démocratie délibérative qui vise, avant tout à apprendre les uns des autres, à améliorer nos convictions dans la vertu de confrontations politiques fondées sur la rationalité, à nous rapprocher de la résolution des problèmes qui se posent à nous. Cela présuppose toutefois que le processus politique ait absolument une dimension épistémique… nous rappelle Habermas [17]. Cela signifie que le processus est celui de la discussion – qui relève de la rationalité – et non celui de la négociation.

Le concept de coconstruction se différencie donc de ceux d’information, de consultation et de concertation : tous les acteurs participent aux délibérations et toutes les parties prenantes participent au processus décisionnel final [18]. Ainsi, pour les acteurs, participer à la co-construction démocratique des politiques publiques n’est pas faire du lobbying. Dans le lobbying, la partie prenante concernée cherche légitimement à convaincre les élus de prendre une décision politique à son avantage. Dans la coconstruction démocratique, les parties prenantes délibèrent, ensemble et avec les décideurs, pour construire un compromis et une politique visant l’intérêt général [19].

Au-delà de la mobilisation et de l’implication des parties prenantes concernées, la coconstruction démocratique doit permettre de créer les conditions d’une délibération productive qui débouche sur des décisions de politiques publiques pertinentes. Ce travail [20] suppose une méthodologie robuste. Les méthodes d’écoute, de facilitation, d’animation, d’intelligence collective, de médiation et de production développées, testées et construites au profit de la prospective territoriale peuvent être mobilisées très heureusement dans le cadre de cette coconstruction [21]. De même, et en amont tout comme au long du processus, la mobilisation multiacteurs des ressources et connaissances sera indispensable, selon des dispositifs et expériences déjà bien connus permettant d’unir les forces en vue du changement [22].

Reconnaissons qu’il s’agit d’une révolution mentale, un changement de conception du pouvoir écrit Pierre Calame [23]. Cette méthode exige de fonder l’effort de toutes et de tous sur une intelligence partagée du bien commun, un affaissement des intérêts particuliers des groupes, chapelles, partis, et personnes, ainsi qu’une rationalité sans cesse rappelée.

 

3. Conclusion : le chemin de la contractualisation ?

Les chemins sinueux et ardus qu’ouvre le projet de SDT sont porteurs d’innovation et d’ambitions que l’on croyait oubliées. Voici plus de vingt ans, par le biais des aires de coopération supracommunale le SDER avait ouvert une capacité de renouvellement des outils de la gouvernance wallonne par la valorisation et la fédération de ces dynamiques territoriales contractuelles et endogènes : les communautés de communes, les projets de pays, les communautés urbaines, etc. Il s’agissait de favoriser une bonne application du principe de subsidiarité dans la mise en œuvre de politiques de développement, la subsidiarité n’étant possible, disait-on déjà alors, que s’il existe des dynamiques convergentes tant au niveau régional qu’au niveau local [24].

De manière encore un peu floue, le projet de SDT, avec son objectif d’optimisation spatiale, peut constituer une formidable opportunité de réactivation d’une subsidiarité intelligente, de la coconstruction de politiques concrètes et de fructueuses contractualisations entre les instances régionales, les agences de développement territorial ainsi que les communes. Pour autant que les acteurs territoriaux puissent en relever les défis et surmonter les contradictions. Plus que jamais, c’est ce que nous rappellent Michel Crozier et Ehrard Friedberg, à savoir que le changement réussi ne peut donc être la conséquence du remplacement d’un modèle ancien par un modèle nouveau qui aurait été conçu d’avance par des sages quelconques ; il est le résultat d’un processus collectif à travers lequel sont mobilisées, voire créées, les ressources et capacités des participants nécessaires pour la constitution de nouveaux jeux dont la mise en œuvre libre – non contrainte – permettra au système de s’orienter ou de se réorienter comme un ensemble humain et non comme une machine [25].

Il ne fait aucun doute que l’ampleur du changement que nécessitent la fin de l’artificialisation des terres et la limitation de l’étalement urbain appellera des types de gouvernance et des instruments de politique tout à fait innovants et collectifs. Car, comme en rêvait Michel Lussault, il s’agit de construire une autre manière de concevoir l’aménagement et l’urbanisme. Désormais, l’enjeu consiste à modifier les compromis que les groupes humains posent pour définir les fondements de leurs pratiques d’habitation. Bien sûr, le compromis planète-Terre-Monde, du global à ses déclinaisons locales, mais aussi souligne le professeur à l’ENS Lyon, le compromis que chaque société considère comme légitime en matière de définition des modalités des relations entre les personnes, entre chaque individu et les groupes, et entre les groupes, soit, dit Lussault le pacte social du moment [26].

Car qui peut encore douter que c’est notre manière d’habiter ce monde qui en déterminera l’avenir ?

 

Philippe Destatte

@PhD2050

[1] SDT : une stratégie territoriale pour la Wallonie, Projet, p. 14-16, Namur, Gouvernement de Wallonie, 30 mars 2023, 212 p. – Je profite de cette note pour remercier mon collègue Christian Bastin, chercheur associé à l’Institut Destrée, pour ses remarques et suggestions portant sur une première version de mon texte. Cet hommage n’engage évidemment pas sa responsabilité.

[2] Il faut relire l’ensemble de ces travaux : Jacqueline MILLER et Luc MARECHAL, Les habitants, le logement et l’aménagement du territoire, dans La Wallonie au Futur, le Défi de l’Éducation, p. 315-388, Charleroi, Institut Destrée, 1992. (avec des contributions d’André Verlaine, Nicole Martin, Louis Leduc, Jean Henrottay, Catherine Blin, Camille Dermonne et Philippe Doucet).

[3] Subsidiarité, dans Schéma de Développement de l’Espace régional, adopté par le Gouvernement wallon le 27 mai 1999, p. A23, Namur, Ministère de la Région wallonne, 2000.

[4] Sophie HANSON, Entre Union européenne et Région wallonne : multiplicité des échelons de pouvoir et subsidiarité territoriale, Thèse en Science politique et sociale, p. 278, note 1113, ULIEGE, 2012. Sophie Hanson observe d’ailleurs que dans sa fonction territoriale, la subsidiarité implique que l’échelon communal, le plus proche du citoyen soit privilégié, ce qui ne ressort pas de la définition figurant dans le SDER.

https://orbi.uliege.be/bitstream/2268/104000/1/%28Th%C3%A8se%20Sophie%20Hanson.pdf

Voir aussi : Charles-Hubert BORN, Quelques réflexions sur le système de répartition des compétences en matière d’environnement et d’urbanisme en droit belge, dans Revue juridique de l’Environnement, 2013/5, p. 205-229. https://www.cairn.info/revue-juridique-de-l-environnement-2013-5-page-205.htm

Thomas BOMBOIS, Le principe de subsidiarité territoriale, Vers une nouvelle répartition des compétences entre le central et le local ?, dans Annales de Droit de Louvain, vol. 61, 2001, n°2-3, p. 365-388. https://dial.uclouvain.be/pr/boreal/object/boreal%3A97111/datastream/PDF_01/view

[5] WALLEX, Décret de décentralisation et de participation modifiant le Code wallon de l’Aménagement du Territoire et de l’Urbanisme, 27 avril 1989. https://wallex.wallonie.be/contents/acts/0/108/1.html

http://nautilus.parlement-wallon.be/Archives/1988_1989/PARCHEMIN/83.pdf

[6] Conseil régional wallon, Session 1988-1989, Séance du mercredi 19 avril 1989, Compte rendu, p. 38. http://nautilus.parlement-wallon.be/Archives/1980/1357.pdf

On retrouvait d’ailleurs cette approche dans l’exposé des motifs du projet de décret. http://nautilus.parlement-wallon.be/Archives/1980/1920.pdf

Si l’Exécutif doit approuver le schéma de structure, il est évident qu’il n’y a plus décentralisation et autonomie. C’est nier le principe même de ce que nous voulons accorder aux communes. (p. 39).

[7] Conseil régional wallon, Session 1988-1989, Séance du mercredi 19 avril 1989, Compte rendu, p. 34 (Intervention du député Alfred Léonard).

[8] Ibidem.

[9] Sophie HANSON, Le principe de subsidiarité constitue-t-il un bon outil pour assurer la répartition des missions dans un contexte supra-communal ? dans Actes du colloque “La fabrique des métropoles”, 24-25 novembre 2017, ULiège, 2018.

https://popups.uliege.be/lafabriquedesmetropoles/index.php?id=97&file=1

[10] L’optimisation spatiale vise à préserver au maximum les terres et à assurer une utilisation efficiente et cohérente du sol par l’urbanisation. Elle comprend la lutte contre l’étalement urbain. Projet de SDT, Namur, Gouvernement wallon, Version du 30 mars 2023, p. 7.- Pour le chercheur américain Eric Delmelle, l’optimisation spatiale consiste à maximiser ou à minimiser un objectif lié à un problème de nature géographique, tel que la sélection d’itinéraires, la modélisation de l’attribution de sites, l’échantillonnage spatial et l’affectation des terres, entre autres. Eric M. DELMELLE, Spatial Optimization Methods, in Barney WARF ed, Encyclopedia of Human Geography, p. 2657-2659, Sage, 2006-2010. – Tong DAOQIN & Alan T. MURRAY, Spatial Optimization in Geography in Annals of the Association of American Geographers, vol. 102, no. 6, 2012, p. 1290–309. JSTOR, http://www.jstor.org/stable/41805898. Accessed 27 July 2023.

[11] Voir la typologie de partenariats de Y. Bruxelles, P. Feltz et V. Lapostolle, Derrière le mot “partenariat”, quelle est la relation recherchée ? prestation de service, information mutuelle, consultation, concertation, collaboration, coopération, réciprocité, apprentissage mutuel, fusion ? reproduit dans Guy BAUDELLE, Catherine GUY et Bernadette MERENNE-SCHOUMAKER, Le développement territorial en Europe, Concepts, enjeux et débats,  p. 147, Rennes, Presses universitaires, 2011.

[12] Pierre CALAME, Réforme des pouvoirs, des articulations grippées, dans Oser l’avenir, alliance pour un monde responsable et solidaire, Document de travail n° 100, Fondation Mayer, 1998.

[13] Jacques LEVY, Géographie du politique, p. 261, Paris, Odile Jacob, 2022.

[14] Philippe DESTATTE, Citizens ‘engagement approaches and methods in R&I Foresight, Mutual Learning Exercise: R&I Foresight – Policy and Practice, Discussions Paper, European Commission, Directorate-General for Research and Innovation, Horizon Europe Policy Support Facility, 2023. https://op.europa.eu/en/publication-detail/-/publication/d5916d5f-1562-11ee-806b-01aa75ed71a1/language-en/format-PDF/source-288573394 – On pense également au nouveau Collège de Prospective de Wallonie lancé en juin 2023 avec le soutien du Gouvernement de Wallonie.

[15] Michel FOUDRIAT, La co-construction en actes, Comment l’analyser et la mettre en œuvre, p. 17-18, Paris, ESF, 2021. – M. FOUDRIAT, La Co-construction. Une alternative managériale, Rennes, Presses de l’EHESP, 2016.

[16] Ibidem.

[17] Jürgen HABERMAS, Espace public et démocratie délibérative : un tournant, p. 38-39, Paris, Gallimard, 2023.

[18] M. FOUDRIAT, La co-construction en actes…, p. 18-19.

[19] Yves VAILLANCOURT, De la co-construction des connaissances et des politiques publiques, dans SociologieS, 23 mai 2019, 39sv. http://journals.openedition.org/sociologies/11589 – Y. Vaillancourt, La co-construction des politiques publiques. L’apport des politiques sociales, dans Bouchard M. J. (dir.), L’Économie sociale vecteur d’innovation. L’expérience du Québec, p. 115-143, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2011. – Y. Vaillancourt, La co-construction des politiques publiques : balises théoriques, dans L. Gardin & F. Jany-Catrice dir., L’Économie sociale et solidaire en coopérations, Rennes, p. 109-116,  Presses universitaires de Rennes, 2016.

[21] Voir le précieux Sam KANER, Facilitator’s guide to participatory decision-making, San Francisco, Jossey-Bass – Community At Work, 2014.

[22] Merritt POLK ed, Co-producing Knowledge for Sustainable Cities, Joining forces for change, London & New York, Routledge, 2020.

[23] P. CALAME, Petit traité de gouvernance, p. 140, Paris, Éditions Charles Léopold Mayer, 2023.

[24] Ph. DESTATTE dir., Wallonie 2020, Un réflexion prospective citoyenne sur le devenir de la Wallonie, Actes de l’exercice de prospective mené en Région Wallonie de novembre 2001 à février 2004, p. 466-467, Charleroi, Institut Destrée, 2005.

[25] Michel CROZIER et Erhard FRIEDBERG, L’acteur et le système, p. 391, Paris, Seuil, 1977.

[26] Michel LUSSAULT, L’avènement du monde, Essai sur l’habitation humaine de la Terre, p. 263, Paris, Seuil, 2013.

Audition de Philippe Destatte par l’Assemblée plénière du Conseil économique, social et environnemental régional, relative à la saisine de Madame la Présidente de Région Marie-Guite Dufay du 26 janvier 2016, portant sur des outils concrets et des conditions opérationnelles permettant de restaurer la confiance des citoyens et de renforcer leur participation et celle des acteurs de terrain à l’ensemble des politiques publiques portées par la Région

Besançon, le 11 octobre 2016

Madame la Présidente de Région,

Madame la Préfète,

Monsieur le Président du CESER,

Mesdames et Messieurs,

En préparant ce que j’allais vous dire, voici quelques jours, avec Chloë Vidal ma collègue française du Pôle prospective de l’Institut Destrée, qui nous a rejoints depuis Lyon, nous nous disions que la première vocation de ma présence à vos côtés consistait probablement en un sens à vous rassurer. En effet, permettez-moi d’essayer de vous détourner de l’idée que ce que vous vivez serait une situation “à la française”, ou “franco-française”, pour reprendre des formules qui ont été utilisées aujourd’hui à plusieurs reprises dans ce Conseil économique, social et environnemental de Bourgogne Franche-Comté. Toutes et tous, nous pensons généralement que ce qui nous affecte nous incombe à nous seuls et que nous serions la seule région, le seul pays, le seul continent à connaître des doutes profonds sur le sens de notre action collective, la pertinence de notre gestion, la qualité de notre fonctionnement démocratique, la confiance en nos élues et élus, l’intérêt de nos citoyennes et citoyens pour la chose publique, l’implication des jeunes dans leur avenir. Même si ces derniers viennent de faire entendre leur voix, ils n’ont certainement pas levé nos propres doutes.

En effet, de la maladie de la démocratie, à laquelle Madame la Présidente de Région Marie-Guite Dufay, fait référence dans sa lettre de saisine du 26 janvier 2016, on peut dire la même chose que ce que Jean de la Fontaine écrivait de la Peste : de ce mal qui répand la terreur, nous ne mourrons pas tous, mais nous en sommes tous frappés. Peu de pays européens y échappent, l’ensemble des institutions de l’Union en est affecté et je ne dirai rien des échos qui nous parviennent des élections américaines, de l’évolution des élites politiques et du désabusement des citoyens en Russie, en Afrique, en Asie, ni même en Australie. Aussi, vous ne vous étonnerez pas que la Région dont je viens, la Wallonie, a inscrit au programme de son Conseil régional – que nous appelons Parlement – un colloque que l’Institut Destrée a organisé en novembre dernier, avec l’appui de toutes nos universités, sur un thème de réflexion semblable au vôtre : “renouveler les ressorts de la démocratie” [1]. L’argumentaire était le suivant : comment faire participer, de manière délibérative et impliquante, la société civile – les citoyens organisés ou non –, les administrations et les entreprises à la construction et à l’évaluation de politiques publiques pour augmenter la qualité de la démocratie, assurer un meilleur développement et renforcer l’adhésion de ces acteurs à un projet durable et responsable de vivre ensemble régional, ainsi que de positionnement de la Wallonie au plan international ? Nous avions invité la Professeure Dominique Schnapper (Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales) en séance plénière du Parlement pour nous ouvrir l’horizon à ses idées de nation comme communauté des citoyens et d’esprit démocratique des lois. Parallèlement, le président du Parlement et celui du gouvernement régional s’étaient associés pour co-présider une commission spéciale dite de “renouveau démocratique” qui fonctionne toujours et continue à réfléchir aux mêmes enjeux que vous.

Ainsi, vous l’entendez, vous n’êtes pas seuls ! Et, en le disant, je me rassure aussi pour penser que nous ne sommes pas seuls non plus.

Mon intervention s’articulera en trois temps :

1°. vous dire qu’à la lecture attentive de votre rapport et à l’écoute de votre matinée de travail, nous n’avons pas grand-chose à vous apprendre. Pour moi, l’essentiel réside dans ce que vous avez écrit et dit ;

2°. insister sur certaines idées et modalités de mise en œuvre que votre rapport m’a inspirées ;

3°. partager quelques expériences fructueuses – ou non – que nous avons lancées et/ou pilotées avec l’Institut Destrée et qui se rattachent à vos propositions ;

enfin, conclure rapidement.

1. Nous n’avons pas grand-chose à vous apprendre

Nous n’avons pas grand-chose à vous apprendre, car votre rapport dessine bien la Région innovante qui peut répondre au malaise citoyen : une région à la fois partenaire, apprenante, au profil qui se veut a priori modeste, ce qui la rend plus ambitieuse et plus forte.

Une région partenaire, qui comprend qu’elle peut constituer le catalyseur, l’activateur du changement et de la transformation sociétale et territoriale, en mobilisant les parties prenantes, en les impliquant, en les organisant, en jouant le rôle de maître des horloges et de meneur de jeu, en impulsant des dynamiques positives qui, pour être efficientes, seront collectives et relèveront, comme vous l’indiquez, du faire ensemble. Si on dit que les élus ont moins de capacité d’action, ce n’est vrai que pour ceux qui ne valorisent que leurs propres forces et celles de leur administration, avec des cadres budgétaires de plus en plus contraints. Ce n’est pas vrai pour ceux qui, comme vous le préconisez, activent des partenariats d’acteurs pour mettre l’ensemble de la société en mouvement.

Une région apprenante, qui s’interroge collectivement sur les trajectoires et les enjeux, “les mutations des territoires et l’évolution rapide des besoins”. Cette notion de besoin est fondamentale, car elle nous inscrit- Pierre Calame et Gérard Magnin ne nous démentiront pas – dans le sens d’un développement durable, en recherchant l’harmonie par l’équilibre de tous les éléments du système (et pas seulement les trois ou quatre sous-systèmes, économique, social, environnemental et culturel, cités habituellement), en prenant en compte les besoins des citoyennes et citoyens d’aujourd’hui mais aussi ceux des générations futures, comme le préconise le rapport Brundtland, en favorisant l’équité entre les territoires et la cohésion entre les personnes.

Une région modeste et ambitieuse à la fois, car, ainsi que vous l’avez indiqué, “la décision politique est jalonnée de nombreuses ambiguïtés, ambivalences et contradictions qui limitent actuellement notre capacité collective à comprendre et à agir [2].” La réponse à ces limitations réside d’une part dans les changements structurels, c’est-à-dire ceux qui réinterrogent fondamentalement nos fonctionnements, ceux qui portent les transformations, ceux qui n’évitent pas le conflit. Souvenons-nous, en effet, que tous les modèles sérieux de changement, de Kurt Lewin à Ronald Lippitt et d’Edgar Morin à Richard Slaughter, passent par une phase de tension et de conflit [3]. Toute innovation sérieuse met la norme en question et conteste ceux qui en sont les gardiens. Nous l’avons du reste observé dans les échanges de ce matin, cela montre aussi que vous êtes sur la bonne voie. L’élément essentiel, et vous l’avez cité parmi vos enjeux, c’est de faire évoluer les modalités d’intervention de la région, au travers de l’ensemble des acteurs publics. Et j’ajoute, privés. J’expliquerai bientôt pourquoi. D’autre part, la prise en compte du long terme, souvent soulignée comme une nécessité dans le rapport, permettra d’ouvrir les chantiers ambitieux qui le nécessiteront. Ceux qui ont été rappelés par Madame la Présidente de Région, bien entendu, mais aussi tous ceux qui nécessitent des efforts générationnels, comme les transformations culturelles, sociétales ou éducationnelles. L’horizon lointain constitue aussi une ressource formidable en prospective, car, en se projetant très loin, on se libère des intérêts auxquels nous avons tendance à nous accrocher dans notre propre trajectoire. C’est la même chose pour les élues et élus. Au syndrome NIMBY, rappelé par Madame la Préfète, correspond un syndrome NIMTO (Not in my Term Office), pas dans mon mandat, qui a la même vocation à nous empêcher d’agir. La modestie tient de la prise de conscience collective de la complexité du monde et du fait que l’autorité publique ne peut plus seule adresser de tels problèmes dans un monde si volatil et si complexe. Mais elle devient ambitieuse lorsqu’elle change de posture et se met en capacité de faire de la gouvernance, c’est-à-dire de faire fonctionner la société à partir des acteurs et donc avec eux.

2. Quelques idées et modalités que le rapport du CESER inspire

De plus en plus, davantage peut-être que de simplement la piloter, le but de l’action politique serait de construire directement la société. Au lieu de concevoir le peuple de manière donnée et passive, on le considère dans sa relation à son organisation politique [4]. On voit donc se dessiner l’idée d’une démocratie définie comme la tentative d’instituer un ensemble d’individus en une communauté politique vivante [5]. En rapprochant différents points de vue, il pourrait sembler que la dynamique de développement ou de métamorphose régionale puisse se faire à deux conditions essentielles :

– une adhésion de la population à un projet régional clairement exprimé, projeté dans le long terme et dans lequel les citoyens peuvent inscrire leur(s) propre(s) trajectoire(s) de vie et de profession dans une trajectoire collective identifiée ;

– une forte implication des acteurs, mobilisant leurs propres stratégies et leurs moyens, pour réaliser leurs objectifs dans le cadre d’un projet collectif défini, afin de constituer une collectivité ou une communauté politique.

La participation est donc au centre de ce mouvement, non pas comme la réalisation d’une démocratie mythique, parfaite, rêvée et utopique, mais comme une condition de l’efficacité des politiques collectives visant à ce développement commun et à cette métamorphose régionale.

J’évoquerai trois idées que la lecture du rapport du CESER m’inspire.

2.1. L’affaissement de l’intérêt général et du bien commun ne peuvent être combattus que par la conception de visions communes et partagées de l’avenir qui donnent du sens au présent et permettent de développer une capacité d’agir

Cet affaissement me paraît accéléré par deux phénomènes. D’une part, l’acuité du débat entre la gauche et la droite, qui tourne dans certains de nos pays à l’affrontement. Certes, cette situation n’est pas nouvelle, mais elle laisse aujourd’hui, par sa violence, le champ libre à d’autres forces politiques qui mettent fondamentalement en cause la démocratie. Cela n’est évidemment pas sans rapport avec notre préoccupation. D’autre part, l’ampleur des tensions entre le monde de l’entreprise et la société civile. Les processus de globalisation et de déterritorialisation, de délocalisations, de désindustrialisation ont provoqué un réel distanciement entre des citoyens qui sont précarisés ou menacés de précarisation et des responsables d’entreprises ou des indépendants qui sont confrontés aux enjeux des grandes mutations ainsi qu’aux crises économiques et financières. La relation à l’État y fait difficulté. Les premiers en attendent protection et sécurité, la crise des moyens publics étant porteuse d’inquiétudes supplémentaires. Les seconds attendent un allègement de leurs charges fiscales pour faire face aux transformations dans de meilleures conditions et une réduction du périmètre public afin de la rendre possible. Au croisement de ces attentes différentes, les valeurs et les discours divergent. C’est ici que le rôle de la prospective est fondamental, car celle-ci pose la question de savoir : que voulons-nous faire ensemble ?, entre citoyens et acteurs différents, et comment articuler nos visions et trajectoires avec celles des autres, identifier nos valeurs communes, partager de grands projets et des symboles communs ?.

2.2. Le manque de confiance et de crédit de la part des décideurs envers les citoyens et les acteurs constitue un autre malaise dans le malaise démocratique

Au défaut de pouvoir, s’ajoute un défaut d’écoute. Ce déficit peut être rencontré, comme le rapport le montre, par de nouvelles ingénieries démocratiques : conférences citoyennes, cellule régionale de débat public, forums et plateformes de débat, mise en réseaux, discussions avec les élus, etc. Au-delà, il s’agit de dépasser le simple attachement à la démocratie pour en susciter le désir, c’est-à-dire créer une attente, une attraction nouvelle vers une démocratie améliorée, mieux vécue, plus performante, plus implicante, mieux accomplie [6].

Une autre réponse, de la part du politique peut consister à laisser se développer, encourager, voire susciter des espaces de liberté où peuvent se développer des paroles construites et indépendantes, des intelligences citoyennes et entrepreneuriales. J’en donnerai quelques exemples dans la troisième partie de cet exposé.

2.3. La gouvernance comme modèle trifonctionnel d’organisation de la société et non, comme l’avait indiqué le grand philosophe Laurent Ruquier, comme “usine à gaz dont on aurait perdu la clef”

La vocation de la gouvernance, telle qu’elle a été conçue dans les années 1990 par le Club de Rome et le PNUD, c’est bien entendu d’améliorer la qualité de la décision, mais aussi de porter sa mise en œuvre à terme. En fait, elle ne nait pas du constat que la démocratie représentative ne fonctionnerait pas, car elle n’essaie de s’y substituer d’aucune manière. Elle nait du constat que le politique ne peut plus, seul, résoudre les problèmes de ce monde et qu’elle doit articuler les trois sphères que constituent le monde privé des entreprises, le monde public des élus et des fonctionnaires, ainsi que la société civile des citoyennes et citoyens, organisés ou non. En prenant également en compte l’hybridation des acteurs dont l’Université est un bon exemple, puisqu’elle déploie ses activités dans les trois sphères.

La vraie plus-value du modèle de la gouvernance est donc la reconnaissance des acteurs et, par là, leur respect, permettant leur implication, y compris budgétaire, au travers de la contractualisation. Cette logique permet l’additionnalité des efforts, mais aussi des moyens pour atteindre des objectifs communs. Lorsque j’évoque les moyens, j’inclus bien entendu les moyens financiers et donc aussi, à côté des moyens publics, des moyens privés, entrepreneuriaux ou associatifs.

De même, évoquer la reconnaissance des acteurs implique également, et peut-être avant tout, de reconnaître le rôle central que jouent et doivent jouer les élus au niveau même de la gouvernance et la préservation de leur responsabilité et légitimité dans la démocratie. Elle nécessite aussi la reconnaissance de la gouvernance multiniveaux, en prenant en compte le dialogue d’abord, la coopération ensuite, avec les différents niveaux d’actions : conseils généraux, communautés urbaines, intercommunalités, partenaires transfrontaliers, intérrégionaux, nationaux et européens, au moins.

Les travaux que l’Institut Destrée a menés au profit de la Normandie en 2010-2011, en collaboration avec le Pôle des Futurs de Deauville, me paraissent assez illustratifs de la pertinence de ces démarches. D’une part, nous avons, avec la CCI de Caen, jeté un regard prospectif des entrepreneurs de la Basse-Normandie sur l’horizon 2040 pour identifier des actions stratégiques concrètes. D’autre part, avec le Conseil régional de Basse-Normandie, les services et les acteurs régionaux, nous avons intégré tous les schémas territoriaux dans une livre blanc pour construire une vision de l’ensemble de la Normandie (Haute et Basse) à l’horizon 2020+, contribuant ainsi à anticiper, cinq ans avant, l’actuelle réforme territoriale et la création de la nouvelle région. Bien entendu, les rythmes de travail de ces deux approches sont différents, les horizons temporels et les motivations également, mais les résultats se complètent utilement. La difficulté consiste à faire dialoguer ensemble ces dynamiques différentes, ce que nous avons pu réaliser là partiellement, et en Wallonie beaucoup plus complètement.

3. Quelques expériences qui font échos aux orientations concrètes du CESER

Permettez-moi d’aborder trop rapidement quelques expériences, mises en place par l’Institut Destrée en Région Wallonie, et qui font écho aux propositions concrètes développées par le CESER dans son rapport sur l’innovation démocratique en Bourgogne Franche-Comté.

3.1. La Plateforme d’Intelligence territoriale wallonne

Afin, comme l’indiquent vos deuxième et quatrième orientations, de renforcer les capacités d’agir individuelles et collectives des acteurs, d’encourager leurs prises d’initiative, et de former à l’intelligence territoriale, la Direction générale de l’Aménagement du Territoire de la Région Wallonie et l’Institut Destrée ont mis en place, voici dix ans, la Plateforme d’Intelligence territoriale wallonne. Il s’agit d’un lieu d’échanges privilégié entre le Service public de Wallonie, les experts universitaires de la Conférence permanente du Développement territorial et les acteurs territoriaux porteurs de dynamiques prospectives et stratégiques au niveau local (intercommunalités, métropoles, départements / provinces, pays, etc.) ainsi que quelques acteurs spécialisés notamment dans la cohésion sociale et territoriale. La Plateforme s’est réunie en 40 séminaires d’une journée depuis 2006 et constitue un véritable espace d’interaction horizontal et vertical entre acteurs du développement régional et territorial aux niveaux infra et même supra-régional, lorsqu’elle se préoccupe des politiques fédérales ou européennes [7]. Elle participe à la création d’une cohérence et d’une cohésion, ou en tout cas d’une convergence, entre politiques régionales et territoriales. Le Ministre en charge du Développement territorial a d’ailleurs confié à cette Plateforme le volet prospectif du SRADDET wallon que nous appellons SDT (Schéma de Développement territorial).

3.2. La Wallonie au futur

De 1987 à 2004, la dynamique prospective La Wallonie au futur s’est inscrite dans une logique de dialogue sociétal afin – comme l’indique la première orientation du rapport du CESER -, d’utiliser des méthodes adaptées à la consultation des acteurs afin de co-construire des politiques publiques ou collectives régionales. Tout au long de ces années – plus de 15 ans – une acculturation aux pratiques de dialogue et de prospective s’est constituée chez les acteurs, au nombre d’environ 10.000 pour la région. Au-delà des quatre exercices de prospective différents (Vers un nouveau paradigme, Le défi de l’éducation, Quelles stratégies pour l’Emploi, Sortir du XXème siècle, Wallonie 2020 : une prospective citoyenne), deux fortes innovations ont marqué la période en matière de gouvernance : la conférence-consensus sur le pilotage scolaire et la préparation d’un Contrat d’avenir pour la Wallonie. La première s’inspirait des pratiques danoises et a permis à un panel de la société civile d’être formé par des experts internationaux sur une question pointue et de dialoguer avec des décideurs de l’éducation : le ministre, bien sûr, mais aussi son administration et les organisations syndicales et patronales qui jouent un rôle-clef dans ce domaine. Le processus a débouché sur un cadre normatif dans lequel la société civile avait donc eu son mot à dire, même s’il ne correspondait que partiellement à son attente. Mais il s’agit aussi du respect des dynamiques propres à la démocratie représentative [8]. La deuxième innovation permettait, en s’inspirant des logiques de contractualisation françaises sur lesquelles nous avions travaillé avec la DATAR et les Conseils régionaux du Nord Pas-de-Calais et de Lorraine, de créer une contractualisation des politiques publiques non avec L’État, ce qui n’a pas de sens dans un fédéralisme où les compétences sont généralement exclusives, mais avec les acteurs, au travers d’un projet commun [9]. Là aussi, le résultat fut mitigé, non à cause du gouvernement régional qui avait ouvert assez largement les portes de cette contractualisation, mais dans le chef d’une société civile et d’acteurs trop méfiants, suspectant un marketing territorial plutôt qu’une vraie ouverture. La contractualisation s’est donc faite essentiellement entre les élus et leur administration – ce qui n’est pas rien – et partiellement entre le gouvernement et les interlocuteurs sociaux, y compris le MEDEF wallon, que nous appelons Union wallonne des Entreprises.

Notons que, dans l’exercice Wallonie 2030, une centaine de jeunes étudiants de fin du cycle secondaire, issus de l’enseignement général, technique et professionnel ont été associés à la démarche, formés aux méthodes prospectives et ont permis non seulement la forte implication des jeunes dans l’exercice – ce qui n’est pas inutile lorsqu’on réfléchit à 20 ans – mais aussi de produire des enjeux de long terme que leurs ainés n’avaient pas envisagés. Ces expériences, que les Britanniques et Allemands dénomment Young Foresight, sont également portées aux Etats-Unis par notre partenaire de l’Université de Houston, le professeur Peter Bishop. Elles commencent à exister aussi en France, notamment en Région Hauts de France, Auvergne Rhône-Alpes et PACA. Ma collègue Chloë Vidal, qui suit ce dossier à l’Institut Destrée, pourrait vous en parler plus longtemps que moi, étant en relations suivies avec les porteurs de ces initiatives prises avec les lycéennes et lycéens.

3.3. Le Collège régional de Prospective

Inspiré initialement du Collège régional de Prospective de Poitou-Charentes, le Collège régional de Prospective de Wallonie renvoie à la troisième orientation du rapport du CESER puisqu’il s’agit là aussi de renforcer les capacités d’agir individuelles et collectives des acteurs et d’encourager leurs prises d’initiative. Ce Collège a été créé en 2004, à l’initiative de l’Institut Destrée, sous la présidence d’un de ses administrateurs, l’ancien Commissaire européen à la Recherche, Philippe Busquin. Dans la logique de la gouvernance juste évoquée, il a été composé de trente personnalités provenant pour un tiers de la sphère publique, en évitant toutefois les élus en fonction, pour un tiers de personnalités du monde de l’entreprise – il est actuellement présidé par un des directeurs d’ING Wallonie -, et pour un tiers de membres et représentants de la société civile. L’initiative est donc sociétale, indépendante et autonome dans ses choix de chantiers. Ses préoccupations ont porté sur les valeurs, les freins au développement régional, etc. Il a construit un exercice de prospective à l’horizon 2030, à partir d’une analyse des bifurcations passées et futures, et prône, depuis 2011, la mise en place d’un nouveau contrat sociétal pour la Wallonie et d’une trajectoire budgétaire qui adapte les dépenses de la région à ses moyens réels. Le Collège travaille actuellement sur des trajectoires prospectives à l’horizon 2036.

Ce qui est vécu par cet exemple, et prôné par l’Institut Destrée au travers de cet exercice, c’est une prospective libérée de ses cadres réglementaires, plus souple, plus mobile mais plus opérationnelle, plus professionnelle, qui prenne la mesure de la complexité, lève les ambiguïtés et soit conçue comme un véritable investissement des élus et des acteurs dans l’avenir afin d’y apporter les transformations structurelles nécessaires. Sans éviter les risques et les questions difficiles à aborder, en particulier celles ayant trait au budget [10].

De nombreux autres éléments pourraient être ajoutés sur l’évaluation de ces différentes expériences, qui mériteraient d’être complétées par l’innovation et la créativité dont a pu faire preuve, ces dernières décennies, les services du Conseil régional du Nord Pas-de-Calais, à l’initiative de mon collègue prospectiviste, Pierre-Jean Lorens.

La difficulté majeure réside dans votre cinquième orientation, que nous ne sommes pas parvenus à véritablement mettre en œuvre en Wallonie et qui consiste à intégrer les principes d’une gouvernance renouvelée dans l’organisation politique et administrative. Nous restons malheureusement en deçà des niveaux d’attentes des citoyens, des entrepreneurs, des fonctionnaires régionaux, territoriaux et locaux.

4. Conclusion : prendre acte des bifurcations et s’en saisir

Afin de conclure, je voudrais dire à nouveau que je suis très impressionné par la qualité et le volontarisme de vos propos, ceux du rapport sur l’innovation démocratique, mais aussi la présentation de ce rapport qui en a été faite ce matin devant Madame la Présidente de Région.

A ce stade, je voudrais répéter trois principes qui me sont chers et que j’avais communiqués à Frédéric Gillot lorsqu’il m’avait demandé quelques indications sur mon propos sur le renouveau de la démocratie.

D’abord, que le respect des élues et des élus dans leurs responsabilités et leur légitimité constitue une nécessité absolue. Une démocratie renouvelée, participative ou délibérative ne saurait mettre en cause ou en péril la démocratie représentative, fondement de nos sociétés modernes. Certes, celle-ci peut-être améliorée, consolidée, renforcée mais c’est la pratique, vous le savez, qui donne vie à cette démocratie.

Ensuite, que la gouvernance, c’est-à-dire l’interaction à partir et avec les acteurs, permet de sortir des simples logiques de consultation pour construire, par l’intelligence collective, des partenariats démocratiques. Cette dynamique permet de dépasser les jeux de rôles traditionnels dans les conseils économiques, sociaux et environnementaux, en Bourgogne Franche-Comté comme en Wallonie d’ailleurs. En effet, la consultation et la concertation sont d’une autre nature que la co-construction qui tient – cela a été dit – de la gouvernance. Cette co-construction transforme les politiques publiques en politiques collectives et territoriales.

Enfin, que la mise en capacité des citoyennes et des citoyens permet de co-transformer le système et de prendre en compte des trajectoires nouvelles, créer des alternatives, choisir des politiques et, surtout, mettre en œuvre celles-ci et les évaluer collectivement.

Les jeunes ont indiqué vouloir prendre leur part, la Région a créé des ouvertures, le CESER a répondu présent et peut constituer un pivot de renouveau. Ainsi que vous l’avez indiqué clairement, vous êtes au début d’un processus à mener ensemble. Prêts à passer à l’acte.

En tant que prospectivistes, nous avons beaucoup travaillé à l’Institut Destrée sur les bifurcations, ces moments où une variable ou un système peut évoluer vers plusieurs chemins et réalise une seule de ces possibilités. Ainsi, les bifurcations sont, sur nos trajectoires, des points particuliers où des orientations nouvelles et innovantes peuvent être prises, où le cône des possibles s’ouvre.

Deux bifurcations majeures marquent actuellement nos régions françaises.

La première est la réforme territoriale, cela ne vous aura pas échappé. Quoi qu’on pense du mode de gouvernance qui a présidé à la construction des nouvelles régions, il s’agit d’un moment particulièrement favorable pour lancer des transformations profondes de la gouvernance de ces régions.

La deuxième bifurcation qui s’impose à nous est celle des ruptures sociétales et des attentats terroristes qui ont durement frappé nos pays. Ainsi que les citoyennes et citoyens l’ont exprimé avec beaucoup de dignité, mais aussi une grande conviction, dès le lendemain de ces événements dramatiques, ils sont en demande de sens, de cohésion et de société, davantage que de tout autre chose.

Sachons donc, sachez donc à la fois relever ces enjeux, mais aussi saisir ces moments comme des occasions formidables pour agir collectivement. En utilisant, ainsi que vous l’avez souligné, des approches prospectives renouvelées par les intelligences citoyennes. Personnellement, c’est l’appel que j’ai lu dans votre saisine, Madame la Présidente.

Je vous remercie de votre attention et reste, bien entendu, à votre écoute et à votre disposition, Monsieur le Président, vous qui avez eu l’attention de m’inviter dans votre dynamique assemblée.

[1] Christian de VISSCHER, Philippe DESTATTE, Marie DEWEZ, Les ressorts d’une démocratie wallonne, Rapport préliminaire, Namur, Parlement de Wallonie – Institut Destrée, 19 novembre 2015, 44 p. https://www.parlement-wallonie.be/media/doc/pdf/colloques/17112015/ch-de-visscher_ph-destatte_m-dewez_democratie_wallonne_2015-11-12.pdf

[2] L’innovation démocratique en Bourgogne Franche-Comté ? Assemblée plénière du CESER, 11 octobre 2016, CESER Bourgogne Franche-Comté, 2016, 39 p.

[3] Ph. DESTATTE, Qu’est-ce que la prospective ? Blog PhD2050, Namur, 10 avril 2013, https://phd2050.org/2013/04/10/prospective/ – Ph. DESTATTE dir. Evaluation, prospective et développement régional, Charleroi, Institut Destrée, 2001.

[4] Pierre ROSANVALLON, Le peuple introuvable, Histoire de la représentation démocratique en France, p. 355-356, Paris, Gallimard, 1998.

[5] P. ROSANVALLON, La démocratie inachevée, Histoire de la souveraineté du peuple en France, p. 402 et 409, Paris, Gallimard, 2000.

[6] Marc CREPON, La démocratie en défaut, dans M. CREPON et Bernard STIEGLER, De la démocratie participative, Fondements et limites, p. 25, Paris, Mille et une nuits, 2007. Merci à Chloë Vidal de m’avoir fait découvrir ce texte.

[7] Plateforme d’Intelligence territoriale wallonne : http://www.intelliterwal.net/ – Philippe DESTATTE et Michaël VAN CUTSEM dir., Quelle(s) vision(s) pour le(s) territoire(s) wallon(s) ? Les territoires dialoguent avec leur région, coll. Etudes et documents, Namur, Institut Destrée, 2013.

[8] La Wallonie au futur, Le Défi de l’éducation, Conférence-consensus, Où en est et où va le système éducatif en Wallonie ? Comment le savoir, Charleroi, Institut Destrée, 1995.

[9] Philippe DESTATTE dir., Contrats, territoires et développement régional, Charleroi, Institut Destrée, 1999.

[10] Collège régional de Prospective de Wallonie : http://www.college-prospective-wallonie.org/ – Ph. DESTATTE, Trajectoires prospectives de la Wallonie 2016-2036, Blog PhD2050, Charleroi, 25 février 2016. https://phd2050.org/2016/02/28/trajectoires-prospectives-de-la-wallonie-2016-2036/

Olomouc (République tchèque), 29 octobre 2015

Lorsqu’on s’interroge sur les qualités du “bon prospectiviste” ou d’une bonne équipe de prospective, on mesure la nécessité de disposer autant de créativité que de rigueur et surtout d’allier profondeur d’analyse du système, longueur et largeur de vue, transdisciplinarité, volonté stratégique, donc action, volonté et capacité technique de mise en œuvre. Lorsqu’on agit dans le domaine public, on y ajoute également le détachement des contingences et échéances politiques, nécessaires à assurer l’indépendance de la réflexion prospective. Professeur émérite du Conservatoire national des Arts et métiers à Paris, l’économiste Jacques Lesourne, ancien titulaire de la Chaire de Prospective industrielle estime, quant à lui, que le critère fondamental de qualité en prospective, c’est l’honnêteté intellectuelle. De leur côté, les promoteurs de l’État du Futur, les pilotes du Millennium Project, Elizabeth Florescu et Jerome C. Glenn, notaient également dans leur rapport 2015-2016 que, malgré la crise de 2008, qui a révélé leur importance, les questions éthiques continuent à ne pas être suffisamment prises en compte dans les choix des décideurs  [1]. L’honnêteté, qui génère la confiance, ou l’absence d’honnêteté, qui fait perdre cette confiance, me paraissent aujourd’hui au cœur de la problématique du développement durable. Et de son avenir. Je vais essayer de le montrer au travers de deux exemples, vécus personnellement, pour en tirer quelques principes et pistes concrètes [2].

1. Manipulation technologique et empoisonnement efficient

Personne ne sera surpris que je prenne mon premier exemple dans ce qu’on appelle aujourd’hui l’affaire – ou le scandale – Volkswagen-Audi, qui a revêtu une dimension mondiale depuis que 18 septembre 2015, date à laquelle l’Agence américaine de Protection de l’Environnement (US Environment Protection Agency – EPA) a dénoncé l’attitude du groupe leader mondial de l’automobile en ouvrant une enquête auprès du Département de la Justice des États-Unis. A l’origine de ces investigations, on retrouve une ONG américaine dénommée International Council on Clean Transportation qui avait elle-même confié à la West Virginia University une étude sur le niveau de pollution comparé des moteurs diesel aux États-Unis et en Europe. Or, les tests réalisés par les chercheurs dans des conditions de circulation réelles ont révélé des niveaux de pollution bien plus élevés (entre 35 et 20 fois plus hauts que la limite légale selon les modèles) que ceux annoncés par le constructeur. Dès lors, l’EPA Californie a informé Volkswagen et Audi de leur violation du Clean Air Act en constatant le fait que les modèles vendus aux États-Unis depuis 2009 (soit environ 482.000 véhicules) disposaient d’un logiciel qui détournait les normes d’émissions établies par l’EPA. Contrairement à ce qu’on nous laisse régulièrement entendre, les normes des États-Unis sont bien plus strictes que celles qui sont en vigueur en Europe [3]. Le communiqué de l’EPA a produit une réaction en chaîne puisqu’il s’est avéré bien vite que l’ensemble des moteurs, soit plus de 11 millions de voitures, équipaient ces véhicules, au niveau mondial, du dispositif tricheur. Outre les dégâts financiers sur les différentes bourses mondiales, c’est une catastrophe économique qu’induit la chute de confiance irréversible vis-à-vis du groupe leader allemand.

Si j’ai choisi cet exemple, c’est parce qu’il constitue un événement flagrant illustrant mon propos. C’est aussi parce que j’en comprends bien les effets individuels, étant moi-même personnellement affecté par cette affaire.

En effet, à la date du 24 mai 2013, j’étais, pour la première fois, après 40 ans de fidélité à une marque française, entré, comme l’indiquait la lettre de bienvenue, dans le monde Audi ! Le message était clairement inscrit sur les documents qui m’avaient été remis ce jour-là : Audi San Mazuin Namur me remerciait de la confiance que je leur témoignais. Il fallait que je sache, écrivaient-ils, que ma satisfaction est leur priorité absolue [4]. La livraison du véhicule était présentée comme une expérience spéciale, et probablement l’était-elle, avec un véritable décorum et quelques salamalecs.

Ma motivation de ce changement était clairement le choix d’un véhicule écologique et efficient. Le modèle était une AUDI A4 Berline TDIe (pour Efficiency), 2 litres, 136 ch, avec une émission annoncée sur le bon de commande de 112 g de CO2 au kilomètre (Norme de dépollution suivant la directive 94/12/CE : EU5), en déplacements mixtes, consommation 4,3 l. (1999/100/CE).

Après avoir, durant les années qui précédaient cet achat, réduit la puissance du moteur de mon véhicule pour diminuer ma consommation de carburant et limiter les émissions, je dois bien reconnaître que cette nouvelle AUDI me rendait un plaisir de conduite tout en m’inscrivant dans la logique de durabilité pour laquelle je plaide régulièrement. Habitant en milieu rural, j’effectue de nombreux déplacements en voiture. Même si je suis un utilisateur régulier du train pour me rendre à Bruxelles et à Paris, je réalise plus de 30.000 kms par an en voiture. Divers contacts avec mon concessionnaire AUDI durant une vingtaine de mois me donnèrent quasi totale satisfaction même si j’étais parfois un peu agacé par l’empressement avec lequel le personnel me faisait remplir des enquêtes de satisfaction sur tablettes tactiles et l’insistance qui était la sienne pour me lui faire attribuer les évaluations les plus élevées. En février 2014, je recevais de mon concessionnaire une brochure qui me rappelait que les garanties Audi représentaient la sérénité en toutes circonstances. Et que mon véhicule bénéficiait d’une garantie globale de 2 ans. La confiance s’est néanmoins brisée brutalement bien avant le scandale international des logiciels tricheurs.

Image with Audi and Volkswagen

En effet, le 17 février 2015, après 21 mois et 88.000 kms, mon AUDI A4 tombe en panne un matin sur l’autoroute, après une dizaine de kilomètres parcourus. Le verdict est implacable : disque d’embrayage. Coût plus de 3.200 euros. Le choc vient de l’annonce que la garantie ne serait pas applicable en l’absence de fuite d’huile. L’employé de chez AUDI Mazuin est sans appel par rapport à ma question : la réparation est à votre charge, l’embrayage AUDI ne peut être défectueux. Vous avez dû rouler avec le pied sur la pédale d’embrayage (quand on conduit depuis 40 ans et que son apprentissage a été fait par son père garagiste, cela fait plaisir). Et puis l’estocade : si vous n’êtes pas content, vous n’avez qu’à prendre un avocat et aller en justice. Vous ne serez pas le premier à perdre. Le plus surprenant, probablement, pour un technicien de l’évaluation, c’est la réponse qui m’a été faite, lorsque, après avoir repris mon véhicule réparé, j’ai interrogé le préposé sur le fait que, ce jour-là, on ne me proposait pas de tablette numérique pour recueillir mon avis sur le service : pas besoin, on a bien vu que vous n’étiez pas content.

Faut-il dire qu’il s’agissait de quelque chose de plus profond qu’une insatisfaction ? Il s’agissait d’un véritable sentiment de trahison et, surtout, d’une rupture de confiance. Six mois avant le scandale Volkswagen-AUDI. L’enquête que j’ai menée à ce moment m’a donné des indices et m’a permis de récolter des témoignages, sans toutefois pouvoir le démontrer, de la fragilité des embrayages sur ces modèles, autant que de la morgue sinon de l’arrogance du constructeur à ce sujet. Néanmoins, j’ai préféré croire que le problème résidait davantage chez le concessionnaire que dans la marque.

Le courrier-circulaire – puisque non signé et adressé à Chère Madame, cher Monsieur – que j’ai reçu le 7 octobre 2015 avec le logo d’Audi, signé par le directeur Audi Import Belgique, confirme cette arrogance. Il y est indiqué que c’est le groupe Volkswagen qui a déclaré avoir installé un logiciel permettant de diminuer le niveau d’émissions d’oxydes d’azote lorsque les véhicules sont testés. Que c’est le groupe Volkswagen qui a identifié mon Audi parmi les véhicules trafiqués, que ni le distributeur ni nous (s’agit-il d’Audi ou du directeur Import ?) n’étions au courant de ces irrégularités, qu’ils regrettent. Ainsi, le groupe Volkswagen est-il cité quatre fois, comme un agent extérieur au système dont Audi aurait été la victime [5].

2. Les circuits courts de la malbouffe

Après cette affaire Volkswagen-Audi, la plupart des commentaires lus sur les réseaux sociaux, entendus dans les différents médias, ainsi que les prises de parole du monde politique, toutes tendances confondues, tendent à dénoncer le capitalisme non régulé, s’emportent sur le profit, les groupes économiques et financiers sans scrupules, etc. Ils y opposent souvent un autre modèle, qui est celui du développement durable, de l’environnementalisme, voire de l’écologie politique.

C’est pour cette raison que je veux opposer à ce premier exemple, lié à une expérience personnelle mais à vocation mondiale, une autre situation, très différente, mais qui, en rassemblant ces deux expériences, va nous obliger à tirer des conclusions plus nuancées.

A quelques kilomètres à peine de ce garage Audi, sur la même grand-route, est située une grande surface dont j’aime beaucoup le principe, et dont je ne citerai pas l’enseigne, car ses capacités financières ont peu à voir avec un groupe mondial de l’automobile. Il s’agit d’un magasin d’alimentation qui s’est donné comme objectif l’émergence d’un comportement d’achat en faveur des produits locaux. On y trouve en effet plusieurs centaines sinon pas loin de 1.000 produits qualifiés d’authentiques, fournis par 150 producteurs, dont une bonne partie est fabriquée à une distance de moins de 30 kms du point de vente. L’entreprise, qui a remporté plusieurs labels dans ce domaine, se qualifie d’entreprise durable et innovante et se veut partenaire de clients actifs et responsables. Par un concours de circonstances, j’ai découvert ce magasin à peu près au moment où je changeais de voiture et je m’y suis rendu assez régulièrement pour acheter des produits alimentaires, en particulier des produits laitiers, des fruits et un peu de viande, provenant de boucheries et de fermes locales. J’ai largement recommandé ce magasin autour de moi, dans ma famille, auprès de mes amis. Jusqu’au jour…

Jusqu’au jour de juin 2015 où, revenant de Namur, j’y fais quelques courses rapidement et rentre chez moi. Alors que je préparais les banales saucisses merguez achetées dans ce magasin dit durable, mon attention a été attirée par une étiquette imprimée, figurant au dos de l’emballage. Il s’agissait de l’étiquette des ingrédients que contient le produit en vertu de la réglementation européenne [6] :

Viande de bœuf 79 %. sauce (eau, sambal (piment rouge, acidifiant (E260)), sel, huile de SOJA. amidon modifié (maïs), protéine de LAIT. épices. colorant (E160c), stabilisants (E450, E451), épaississants (E412, E415), conservateur (E202, E211). GLUTEN. OEUF. POISSON. MOUTARDE. CELERI, eau, fibre végétale (bambou). stabilisants (E262. E331). sel. antioxydants (E301, E300)

Je ne garantis évidemment pas à 100 % la qualité de la transcription, compte tenu de la taille de la police de caractère. La lecture de la notice laisse tout de même l’impression d’avoir traversé l’Europe autoroutière de part en part. N’étant pas chimiste [7] (bien qu’ayant fait des humanités latin-sciences), c’est probablement l’idée du poisson dans la merguez qui m’a probablement heurté le plus, ainsi que la mention Bien cuire / Goed doorgaren, ce qui, pour de la viande de bœuf ne se justifiait pas nécessairement a priori. Ma réaction a été simple et lucide. J’ai jeté les 324 grammes du corps du délit à la poubelle et je n’ai plus mis, ni ne mettrai plus, les pieds dans ce magasin. Vous avez dit confiance ?

Conclusion : le développement durable comme éthique de responsabilité

Pour sortir du côté anecdotique de ces deux histoires, il s’agit de renouer avec la question de l’avenir du développement durable, en tirant quelques leçons de ces deux expériences humaines, à la fois générales et intimistes.

Le réflexe scientifique nous renvoie vers un référentiel et vers une question. Le référentiel est une définition du développement durable, acceptable par tous. La question est de savoir en quoi ce type de développement est concerné par ces deux expériences ainsi que ce que cela peut signifier pour l’avenir de nos civilisations.

Je ne perdrai pas votre temps et le mien sur la question de la définition du développement durable. La meilleure reste pour moi celle du rapport Brundtland. Il y est question, vous le savez, de répondre aux besoins du présent sans aliéner la capacité des générations futures à faire face aux leurs [8]. Néanmoins, on oublie souvent les deux priorités qui suivent : l’attention que nous devons aux plus démunis et les limites que les techniques et l’organisation sociale imposent à l’environnement.

Vous me direz – et vous aurez raison – que les plus démunis se moquent comme un poisson d’une pomme des logiciels tricheurs qui aliènent la santé des conducteurs et de leur famille et que, de surcroît, ils ont peu l’occasion de faire la fine bouche sur la qualité du blanc de poulet, du thon ou du haché qu’ils trouvent sur des marchés plus accessibles. Certes. Je vous répondrai donc que le cynisme qui semble prévaloir dans l’ensemble des chaînes de valeurs, à commencer par celles qui sont qualifiées de premium ou de durable, de bio ou de local (le fameux terroir) – constituant aujourd’hui comme une autre forme de luxe –, présage le pire quand on se fournit dans les plus grandes surfaces non labellisées. Parallèlement, on pourra mettre en évidence le fait que la vigilance des citoyens et des ONG, le contrôle des organismes publics ad hoc – comme l’EPA aux États-Unis ou l’AFSCA en Belgique en matière alimentaire –, constituent des garde-fous. On pourra considérer également que chacune des crises majeures – catastrophe de l’Union Carbide à Bhopal, poulets à la dioxine en Belgique, sang contaminé en France, vache folle en Grande Bretagne, catastrophe impliquant Tepco à Fukushima Daiichi, viandes de cheval de course sur le marché alimentaire, logiciel tricheur du groupe Volkswagen-Audi, pour n’en citer que quelques-unes –, constituent des expériences d’apprentissage du développement durable.

Revenant au Rapport Brundtland, on se rappellera que celui-ci préconise la recherche de l’harmonie, c’est-à-dire une combinaison heureuse entre les éléments d’un système qui fait que ceux-ci concourent au même effet d’ensemble lui permettant d’atteindre ses finalités. Ainsi, le développement durable active-t-il une série de sous-systèmes qui permettent la cohérence de l’ensemble et contribuent à la réalisation de ses objectifs : la participation effective des citoyens à la prise de décisions, la capacité de dégager des excédents économiques et de créer des compétences techniques sur une base soutenue et autonome, celle de trouver des solutions aux tensions nées d’un développement déséquilibré, le respect de l’obligation de préserver la base écologique en vue du développement, la recherche de solutions technologiques nouvelles, les réponses aux questions internationales en matière d’échanges et de financement, la souplesse administrative permettant de s’autocorriger, c’est-à-dire surtout les processus d’évaluation [9].

Le Rapport Brundtland a abordé également le rôle des sociétés transnationales, notamment dans le secteur de l’automobile, un des sujets qualifiés de très sensibles pour l’environnement (p. 72). La Première Ministre norvégienne et son équipe des Nations Unies appelaient d’ailleurs à la réduction de la pollution atmosphérique urbaine et industrielle et regrettait la faiblesse de la lutte contre la pollution provenant des automobiles en montrant que celle-ci avait des effets systémiques tant sur l’environnement global que sur la santé humaine (p. 143-144). Sur les questions alimentaires, le rapport développe la sécurité mondiale d’approvisionnement plutôt que la question de la qualité à l’égard de la santé, sauf en cas d’accident nucléaire.

Nous avons bien vu, néanmoins, que les réponses aux questions que nous avons posées, aux expériences que nous avons vécues ou observées n’étaient pas techniques ni normatives, d’autant qu’en l’occurrence, les normes existent. Les réponses que nous recherchons, les garde-fous que nous appelons de nos vœux, sont d’une autre nature : ils sont moraux, éthiques. Dans la dernière partie de son rapport de 1987, Gro Hartlem Brundtland écrivait avoir essayé de montrer de quelle façon la survie de l’humanité et son bien-être peuvent dépendre de la façon dont on saura élever le développement durable au rang d’une éthique mondiale (p. 252). C’est exact que cette exigence d’intégrer les générations futures comme parties prenantes de notre développement a renforcé l’exigence et l’urgence d’une réflexion sur la responsabilité et sur les choix qui la soutendent. A la suite de Max Weber [10], puis d’Hans Jonas [11], les sociologues Yvan Droz et Jean-Claude Lavigne l’affirmaient, eux qui renvoyaient à la question du sens et du “pour quoi ?“, à une intelligence critique, comme on devrait le faire d’ailleurs en prospective, pour justement éviter que ce soit l’être humain qui soit oublié ou sacrifié [12] . Dans la même inspiration, Pierre Calame a lui aussi annoncé que l’éthique du 21ème siècle serait une éthique de la responsabilité, parce que la responsabilité n’est rien d’autre que l’autre face de l’interdépendance (cette fois étendue à l’échelle de la planète) et la face cachée du droit [13].

C’est là, probablement, que réside l’avenir du développement durable : dans sa capacité de se transformer, au delà des objectifs internationaux, des directives et des règlements, en une conscience commune et partagée, en une morale qui prévale sur les petits bénéfices, les tricheries médiocres et les tromperies malsaines. Une vraie éthique de responsabilité qui restaure la confiance des femmes et des hommes dans un être humain, un citoyen plus honnête, parce que davantage conscient qu’en contribuant au progrès de la trajectoire commune, il assume la survie de ses enfants et petits-enfants. Et, accessoirement, la sienne.

Faut-il rappeler le message de Václav Havel, lorsqu’il affirmait haut et fort que la vérité et l’amour devaient l’emporter sur les mensonges et sur la haine ? C’est le Professeur Pavel Novacek, responsable du Nœud d’Europe centrale du Millennium Project et auteur d’un remarquable ouvrage sur le développement durable, qui rappelait ces paroles du président-philosophe : je n’ai pas l’illusion d’être celui qui va changer le monde. Néanmoins, j’agis selon le principe que chacun d’entre nous est tenu d’œuvrer comme s’il était capable d’améliorer le monde entier [14].

Et nous savons que la tâche paraît infinie et que, effectivement, nous ne serons jamais assez nombreux pour y faire face.

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

Sur le même sujet, voir : Transition énergétique et « stratégies subversives »

[1] Jacques LESOURNE, L’articulation prospective, stratégie et management, Futuribles , 27 avril 2000. – Jerome C. GLENN, Elizabeth FLORESCU and The Millennium Project Team, 2015-16, State of the Future, p. 208, Washington, The Millennium Project 2015.

[2] Ce texte est la version française d’une communication présentée à l’Université Palacký à Olomouc (République tchèque), le 29 octobre 2015, dans le cadre de la conférence Searching for Sustainable Living, Different Approaches, Shared Vision, en collaboration avec l’EADI (European Association of Development Research and Training Institutes), le Club de Rome (European Research Centre) et le Millennium Project.

[3] EPA, California Notify Volkswagen of Clean Air Act Violations / Carmaker allegedly used software that circumvents emissions testing for certain air pollutants. Release Date: 09/18/2015 http://yosemite.epa.gov/opa/admpress.nsf/bd4379a92ceceeac8525735900400c27/dfc8e33b5ab162b985257ec40057813b!OpenDocument#_ga=1.10414069.1186781118.1445769985

[4] Enquête de satisfaction, San Mazuin, 24 mai 2015.

[5] Courrier de Didier Willems du 7 octobre 2015. Concerne : votre Audi.

[6] Règlement (UE) no 1169/2011 du Parlement européen et du Conseil du 25 octobre 2011 concernant l’information des consommateurs sur les denrées alimentaires.

[7] On trouvera néanmoins à cette adresse une liste rouge des additifs alimentaires : http://www.naturopathie-holistique.fr/liste-rouge-des-additifs-alimentaires-(danger)-partie-1-15-104.html

[8] Philippe DESTATTE, Foresight: A Major Tool in tackling Sustainable Development, in Technological Forecasting and Social Change, Volume 77, Issue 9, November 2010, p. 1575-1587.

[9] Commission mondiale sur l’environnement et le développement, Notre avenir à tous, Québec, Editions du Fleuve et Publications du Québec, 1988. – Our Common Future, Report of the World Commission on Environment and Development, UNEP, 1987, A/42/427. http://www.un-documents.net/wced-ocf.htm

[10] Max WEBER, Le savant et le politique, Paris, Plon, 1995.

[11] Hans JONAS, Le principe responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Cerf, 1990 (1979).

[12] Yvan DROZ, Jean-Claude LAVIGNE, Ethique et développement durable, p. 24 et 8, Genève, Institut universitaire d’Etudes du Développement, 2006.

[13] Pierre CALAME, Sur l’œconomie : la méthodologie de la réinvention, à la fois sociétale et managériale, de la gouvernance, Actes de la Conférence-débat du Réseau Intelligence de la Complexité, avec le concours de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme – FPH, présidée par Pascal PETIT, p. 13, Paris, 25 novembre 2009.

[14] Pavel NOVACEK, Sustainable development, p. 314, Olomouc Palacky University, 2011. – P. NOVACEK, Sustainable Development or collapse, Regeneration and Transformation ? From Noah’s Zrk to the Titanic and Back again, Olomouc, Palacky University, 2015.

Namur, le 19 octobre 2014

 Il est classique, surtout en période de difficultés ou de tensions économiques d’entendre dire ou de lire que la crise n’est pas conjoncturelle mais qu’elle constitue une transformation de structure de l’économie ou de la société. On évoque alors le changement de paradigme [1].

1. Qu’entend-on par un Nouveau Paradigme industriel ?

Tenter d’identifier aussi clairement que possible le nouveau paradigme industriel dans lequel nous nous dirigerions impose tout d’abord d’expliquer les trois mots qui composent ce concept.

1.1. Un paradigme est avant tout un modèle, un système de référence et de représentation du monde, que nous inventons et construisons mentalement, pour tenter de saisir et décrire ses composantes. Edgar Morin décrit les paradigmes comme les principes des principes, les quelques notions maîtresses, qui contrôlent les esprits, qui commandent les théories, sans qu’on en soit conscient nous-mêmes. Et le sociologue évoque le monde actuel un peu comme le ferait Joseph Schumpeter lorsqu’il parle d’innovation : je crois que nous sommes dans une époque où nous avons un vieux paradigme, un vieux principe qui nous oblige à disjoindre, à simplifier, à réduire, à formaliser sans pouvoir communiquer, sans pouvoir faire communiquer ce qui est disjoint, sans pouvoir concevoir des ensembles et sans pouvoir concevoir la complexité du réel. Nous sommes dans une période “entre deux mondes”; l’un qui est en train de mourir mais qui n’est pas encore mort, et l’autre qui veut naître, mais qui n’est pas encore né [2].

1.2. Ce paradigme, nous le qualifions d’industriel. Cela signifie que nous nous référons au modèle qui s’est mis en place en Angleterre à la fin du XVIIIème siècle et qui a donné naissance à des activités économiques fondées sur l’exploitation et la transformation de matières premières et de sources d’énergie, par l’être humain et par la machine, en vue de fabriquer des produits et de les mettre sur le marché pour qu’ils y soient consommés. Nous n’oublions pas, toutefois, avec Jean Vial, que tant le développement des fonctions administratives, éducatives et sociales de l’État, que l’extension des activités tendant à assurer le confort et les loisirs des personnes, constituent des traits caractéristiques de la civilisation industrielle, au même titre que le crédit, la banque, les assurances, l’expansion des transports ainsi que les instruments de la commercialisation, liée à la consommation [3].

1.3. Enfin, nous annonçons que ce modèle est nouveau. Cela signifie que nous observons un renouvellement. Cette dernière dimension est de loin la plus difficile à appréhender tant les signaux qui nous sont envoyés par les scientifiques et par les acteurs économiques, politiques ou sociaux sont divers, voire contradictoires. Comme le sociologue Manuel Castells l’indique une société peut être dite nouvelle quand il y a eu transformation structurelle dans les relations de production, dans les relations de pouvoir, dans les relations entre personnes. Ces transformations entraînent une modification également notable de la spatialité et de la temporalité sociales, et l’apparition d’une nouvelle culture [4].

Le niveau auquel nous nous situerons pour analyser le Nouveau Paradigme industriel sera celui des mutations, c’est-à-dire des transformations profondes et durables. J’y distinguerai d’emblée les mutations observées et les mutations voulues. Les premières relèvent de la prospective exploratoire, de l’analyse et du constat. Les secondes relèvent de la prospective normative et renvoient à des stratégies élaborées pour atteindre des avenirs souhaités. Les une et les autres peuvent se confondre, se renforcer ou s’opposer. La transition est, elle, tout naturellement, la séquence de passage au coeur d’un changement, d’une transformation ou d’une mutation [5].

Ainsi, trois grandes mutations me paraissent structurer ce début de XXIème siècle.

2. Les trois mutations qui activent les industries du XXIème siècle

2.1. Nous évoluons toujours dans la Société industrielle

La première mutation est l’approfondissement et l’extension du paradigme né de la Révolution industrielle qui a été décrit par Adam Smith en 1776 dans Ses recherches sur la nature et les causes de la Richesse des Nations, en 1776, puis par Karl Marx dans le livre I du Capital (1867), puis bien sûr, par tant d’autres jusqu’à Joseph E. Stiglitz [6] et Thomas Piketty [7] pour ne citer qu’eux. Si je le rappelle, c’est que, contrairement à d’autres, ma conviction est que nous continuons et continuerons à nous inscrire longtemps dans ce modèle. Il ne s’agit pas uniquement du machinisme, pas uniquement du capitalisme, pas uniquement d’un certain modèle social et d’un certain modèle politique. Il s’agit d’un système complexe né d’une mutation globale. Bien sûr, ce système a connu de nombreuses vagues d’innovations, différents régimes politiques et sociaux. Ces changements n’ont toutefois pas affecté l’essence de son modèle. Alain Touraine a, voici longtemps, estimé qu’il ne fallait pas confondre un type de société, qu’il s’agisse de la société industrielle ou de la société d’information, avec ses formes et ses modes de modernisation. Le sociologue français rappelait que nous avions appris à distinguer la société industrielle, type sociétal, du processus d’industrialisation, par exemple capitaliste ou socialiste [8]. De plus, le passage de la machine à vapeur, à la dynamo, au moteur diesel ou à l’énergie atomique n’ont pas provoqué de mutations telles que le modèle aurait changé de nature. Il devrait donc survivre aux futures vagues d’innovations ainsi qu’aux nouvelles valeurs et finalités nées de la troisième mutation. Certes, la part de l’industrie dans le PIB ou dans le volume d’emploi tend à se restreindre, comme s’en attriste la Commission européenne [9]. Mais, outre le fait que l’outsourcing biaise les statistiques, toute notre société reste très largement sous-tendue par la société industrielle et continue de s’y inscrire largement.

2.2. Nous vivons actuellement la Révolution cognitive

La seconde mutation a été progressivement observée depuis la fin des années 1960 et surtout depuis 1980. De Daniel Bell [10] et Jean Fourastié [11] à William Halal [12], de Thierry Gaudin [13] à John Naisbitt [14] et James Rosenau [15], de nombreux prospectivistes ont décrit comment l’ère industrielle cède progressivement sa place à une ère dite cognitive, au travers d’une nouvelle révolution du même nom. Celle-ci affecte l’organisation de tous les domaines de la civilisation, tant la production que la culture, en s’appuyant sur les changements nombreux qu’induisent l’informatique et la génétique, en considérant l’information comme infinie ressource [16]. L’intelligence, la matière grise, est la matière première, et ses produits sont informationnels, donc largement dématérialisés.

L’élément majeur de cette mutation est la convergence entre, d’une part, les technologies de l’information et de la communication et, d’autre part, les sciences de la vie. Sur le long terme, le mouvement est plus large et plus important qu’on ne l’imagine communément. En fait, la tendance lourde générale réside dans le développement phénoménal de la capacité de gestion de l’information. Ainsi, la croissance accélérée des technologies permettant d’étudier la biologie moléculaire est intimement liée à l’évolution des technologies de l’information et de la communication. Le cas de la génétique est flagrant – mais n’est pas le seul – : des outils informatiques ont été créés qui permettent d’analyser et de comprendre les interactions entre les gènes. C’est la convergence entre sciences du vivant et sciences de l’information qui a réellement dopé la biologie moléculaire.

Mais, nous l’avons dit, cette mutation observée s’est aussi révélée stratégie lorsqu’en mars 2000, le Conseil européen de Lisbonne s’était donné pour tâche de définir un nouvel objectif straté­gique pour la décennie 2000-2010 : devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quanti­tative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale  [17]. Toutes les politiques qui ont été menées ensuite dans le domaine de l’innovation ont eu ce même objectif de préparer la transition vers une société et une économie fondées sur la connaissance [18].

2.3. Nous construisons une nouvelle harmonie au travers du Développement durable

La troisième mutation a été voulue. Elle est elle-même née de trois processus distincts mais complémentaires, jadis renforcés par le programme Apollo de la NASA, qui a très largement contribué à notre prise de conscience que la planète bleue est un système relativement clos et fragile. D’abord, de la contestation de la modernité, de la critique de la société industrielle ainsi de l’American Way of Life par un certain nombres intellectuels : on pense à Herbert Marcuse [19], mais aussi à Donella Meadows [20] ou Aurelia Peccei [21]. Ensuite, des programmes des Nations Unies pour l’Environnement, dont les conférences, de Stockholm à Rio II, ont bâti un nouveau cadre de pensée. Enfin, de l’expérience humaine générée au fil du temps par les catastrophes écologiques, dont certaines ont été très spectaculaires : Torrey Canyon (1967), Amoco Cadiz (1978), Three Mile Island (1979), Tchernobyl (1986), Deepwater Horizon (2010), Fukushima (2011), qui ont contribué à la prise de conscience de la fragilité de la biosphère. Depuis le rapport de la Première Ministre Gro Harlem Brundtland (1987), la définition du développement durable s’est imposée à nous comme une finalité majeure en insistant sur les limites que nous impose la nécessité d’harmonie entre les êtres humains et entre l’homme et la nature. Cet objectif vers le développement durable nous a fait repenser l’ensemble de nos politiques économiques, la gestion de toutes nos entreprises, dans tous les domaines de l’activité humaine ainsi qu’en y intégrant le temps long. Nos politiques industrielles sont en train d’être reformatées par la transition vers une société bas-carbone. Les nouvelles approches industrielles, comme l’économie circulaire et toutes ses composantes, répondent à ces nécessités nouvelles. La secrétaire générale de l’Association européenne des Matériaux industriels (IMA), Michelle Wyart-Remy, a raison de souligner que l’efficience en matière de ressources ne consiste pas seulement à utiliser moins de ressources mais à les utiliser mieux. A chaque étape de la chaîne de valeur, l’industrie travaille à accroître son efficacité. Ce processus maximise l’efficience des ressources utilisées [22] et contribue à découpler la croissance économique de l’utilisation des ressources et de leurs impacts environnementaux – ce qui constitue un des objectifs majeurs de la stratégie Europe 2020 [23].

Conclusion : quatre facteurs vitaux et une interrogation

Bertrand Gille a bien montré dans son histoire des techniques que c’est la conjonction entre l’évolution rapide des niveaux de formation des populations et la diffusion des connaissances scientifiques et techniques qui a constitué le moteur du progrès technique permettant la Révolution industrielle machiniste [24]. C’est à partir des travaux de cet historien que Thierry Gaudin et Pierre-Yves Portnoff ont mis en évidence le fait que, dans les grandes déstabilisations de la technique que l’Occident avait connues, les quatre pôles que sont les matériaux, l’énergie, la structure du temps et la relation avec le vivant étaient activés en même temps. Ils décrivaient les transformations contemporaines :

– l’hyperchoix des matériaux et leur percolation horizontale, allant des usages dans les secteurs de pointes aux utilisations les plus usuelles ;

– la tension entre la puissance de l’énergie électrique nucléaire et l’économie des ressources énergétiques, dans un contexte de recyclage ;

– la relation avec le vivant et l’immense domaine des biotechnologies, y compris la génétique;

– la nouvelle structure du temps rythmé en nanosecondes par les microprocesseurs [25].

Nouveau-Paradigme-Industriel_Dia_2014-10-19

Ainsi ce qui surprend le plus, parallèlement au facteur vitesse dans l’accélération du changement [26], c’est la durée de la mutation. Alors que Alvin Toffler pensait, en 1980, que l’irruption de la Troisième vague serait un fait accompli en quelques décennies [27], on consi­dère aujourd’hui que le changement pourrait encore s’étendre sur un à deux siècles. Ces mutations constituent des mouvements longs qui traversent le temps et conquièrent l’espace. Comme nous l’avons indiqué, la Révolution industrielle, entamée vers 1700, continue à s’étendre sur de nouveaux territoires tandis que ses effets tendent à disparaître en d’autres lieux. De même, dans son analyse de la force de travail des États Unis, William H. Halal fait remonter le temps long de la société de la connaissance à la fin du XVIIIème siècle [28]. Le professeur à la Washington University affirme du reste sa conviction selon laquelle les grands changements sont encore à venir  [29].

A l’heure des grandes interrogations sur l’avenir de nos modèles économiques, il ne semble pas y avoir lieu d’annoncer autre chose que ce que nous analysons depuis plusieurs décennies. C’est pourquoi, je veux ici confirmer les trois mouvements observés : d’abord, des sociétés industrielles en transformation continue, ensuite, une Révolution cognitive construisant progressivement une Société de la Connaissance dont nous n’imaginons pas encore l’ampleur de la mutation future, enfin, le Développement durable comme recherche consciente de l’harmonie. Ces trois mouvements poursuivront longtemps encore leurs interactions, et – nous pouvons l’espérer – leur convergence. Ces trois mouvements constituent le Nouveau Paradigme industriel dans lequel nous œuvrons, et dans lequel nous œuvrerons encore pendant quelques décennies.

Le directeur général de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’Homme, Pierre Calame, notait avec raisons, voici quelques années déjà, que des mutations gigantesques nous attendent, comparables en ampleur au passage du Moyen Age au monde moderne. La capacité de nos sociétés à concevoir et à conduire ces mutations sera décisive pour l’avenir. Et il s’interrogeait : y sommes-nous prêts ? [30].

Nous ne le sommes assurément pas suffisamment. Mais nous y travaillons. Et plus nous nous investissons collectivement dans l’avenir, moins nous le craignons.

Philippe Destatte

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[1] Une première version de ce texte a été écrite sous le titre The New Industrial Paradigm, pour un exposé présenté à l’occasion du vingtième anniversaire de l’Association des Matériaux industriels (IMA-Europe) à Bruxelles, The Square, le 24 septembre 2014.

[2] Edgar MORIN, Science et conscience de la complexité, dans Edgar MORIN et Jean-Louis LE MOIGNE, L’intelligence de la complexité, p. 40, Paris-Montréal, L’Harmattan, 1999.

[3] Jean VIAL, L’avènement de la civilisation industrielle, p. 164-165, Paris, Presses universitaires de France, 1973.

[4] Manuel CASTELLS, L’ère de l’information, t. 3, Fin de Millénaire, p. 398 et 403, Paris, Fayard, 1999.

[5] Un changement est une évolution suffisamment nette pour que l’objet ou le sujet considéré soit devenu différent. Je considère que les changements se font au sein des systèmes. Quand ces derniers se modifient profondément par l’activation de l’ensemble de leurs éléments, je qualifierais cette opération de transformation.

[6] Joseph E. STIGLITZ & Bruce C. GREENWALD, Creating a Learning Strategy: A New Approach to Growth, Development and Social Progress, New York, Columbia University Press, 2014. – J. STIGLITZ, Globalization and its Discontents, New York, Norton, 2002. – La Grande Désillusion, Paris, Fayard, 2002.

[7] Thomas PIKETTY, Capital in the Twenty-First Century, Boston, Harvard University Press, 2014.

[8] Alain TOURAINE, Préface, dans Manuel CASTELLS, L’ère de l’information, t. 1, La société en réseaux, p. 9, Paris, Fayard, 2001. – Du reste, écrire que nous vivons dans les sociétés industrielles ne veut pas dire que nous viverions dans des sociétés capitalistes. Fernand BRAUDEL distinguait bien les deux idées : Une rupture plus grave que celle des années 30, Entretien de Fernand Braudel avec Gérard Moatti, dans Deux siècles de Révolution industrielle, p. 368, Paris, L’Expansion, p. 368, 1983.

[9] Pour une renaissance industrielle européenne, Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil économique et social et au Comité des Régions, SWD(2014) 14 final, Bruxelles, Commission européenne, 22 janvier 2014, COM(2014) 14 final.

http://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/ALL/?uri=CELEX:52014DC0014

[10] Daniel BELL, The Coming of Post-Industrial Society, A Venture in Social Forecasting, New York, Basic Books, 1973.

[11] Jean FOURASTIE, La civilisation de 1995, p. 123, Paris, PUF, 1974.

[12] William HALAL, A Forecast of the Information Revolution, in Technological Forecasting and Social Change, Août 1993, p. 69-86. – William E. HALAL and Kenneth B. TAYLOR, Twenty-First Century Economics, Perspectives of Socioeconomics for a Changing World, New York, St Martin’s Press, 1999.

[13] Thierry GAUDIN, Introduction à l’économie cognitive, La Tour d’Aigues, L’Aube, 1997. – Th. GAUDIN, L’Avenir de l’esprit, Prospectives, Entretiens avec François L’Yvonnet, Paris, Albin Michel, 2001. – Th. GAUDIN, Discours de la méthode créatrice, Entretiens avec François L’Yvonnet, Gordes, Le Relié, 2003. – Th. GAUDIN, L’impératif du vivant, Paris, L’Archipel, 2013. – Voir aussi Pierre VELTZ, La grande transition, Paris, Seuil, 2008.

[14] John NAISBITT, Megatrends, New York, Warner Books, 1982. – John NAISBITT & Patricia ABURDENE, Megatrends 2000, New York, William Morrow, 1989.

[15] James N. ROSENAU, Along the Domestic-Foreign Frontier, Exploring Governance in a Turbulent World, Cambridge University Press, 1997. – James N. ROSENAU et J. P. SINGH éd., Information Technologies and Global Politics, The Changing Scope of Power and Governance, New York, State University of New York Press, 2002. –

[16] William E. HALAL éd., The Infinite Resource, San Francisco, Jossey Bass, 1998.

[17] Conseil européen de Lisbonne : conclusions de la présidence, Council documents (en-fr) mentioned in the Annex to be found under Presse Release, p. 2, Lisbon (24/3/2000) Nr: 100/1/00 – http://europas.eu.int/comm/off/index – 20/04/02

[18] Ibidem.

[19] Herbert MARCUSE, One-Dimensional Man, Boston, Beacon Press, 1964.

[20] Donella H. MEADOWS et al. Limits to Growth: A Report for the Club of Rome’s Project on the Predicament of Mankind, New American Library, 1977 (1972).

[21] Aurelio PECCEI, The Chasm Ahead, New York, Macmillan, 1969.

[22] Imagine the Future with Industrial Minerals, 2050 Roadmap, p. 24-25 & 37, Brussels, IMA-Europe, 2014. The industrial minerals sectors estimates that up to 60% of all minerals consumed in Europe are recycled along with the glass, paper, plastics or concrete in which they are used (p. 37). The goal for 2050 is a 20% improvement in recycling of industrial materials (p. 38). – Recycling Industrial Materials, Brussels, IMA-Europe, October 2013. http://www.ima-europe.eu/content/ima-europe.eu/ima-Recycling-Sheets-full

[23] Reindustrialising Europe, Member’ States Competitiveness, A Europe 2020, Initiative, Commission Staff working Document, Report 2014, SWD(2014) 278, September 2014, p. 42. – Europe 2020 Strategy, “A Ressource-efficient Europe”

[24] Bertrand GILLE, Histoire des Techniques, coll. Bibliothèque de la Pléade, Paris, Gallimard, 1978. – B. GILLE, La notion de “système technique” (essai d’épistémologie technique), dans Culture technique, CNRS, 1979, 1-8.

[25] Thierry GAUDIN et André-Yves PORTNOFF, Rapport sur l’état de la technique : la révolution de l’intelligence, Paris, Ministère de la Recherche, 1983 et 1985.

[26] John SMART, Considering the Singularity : A Coming World of Autonomous Intelligence (A.I.), dans Howard F. DIDSBURY Jr. éd., 21st Century Opprtunities an Challenges : An Age of Destruction or an Age of Transformation, p. 256-262, Bethesda, World Future Society, 2003.s

[27] Alvin TOFFLER, La Troisième Vague, p. 22, Paris, Denoël, 1980. – il est intéressant de noter avec Paul Gandar que Toffler n’a pas pu décrire le passage à la société de la connaissance par l’effet du numérique. Paul GANDAR, The New Zealand Foresight project dans Richard A. SLAUGHTER, Gone today, here tomorrow, Millennium Preview, p. 46, St Leonards (Australia), Prospect Media, 2000.

[28] William HALAL, The New Management, Democracy and enterprise are transforming organizations, p. 136, San Francisco, Berrett-Koehler, 1996.

[29] William H. HALAL, The Infinite Resource: Mastering the Boundless Power of Knowledge, dans William H. HALAL et Kenneth B. TAYLOR, Twenty-First Century Economics…, p. 58-59.

[30] Pierre CALAME, Jean FREYSS et Valéry GARANDEAU, La démocratie en miettes, Pour une révolution de la gouvernance, p. 19, Paris, Descartes et Cie, 2003.

Brussels, 24 September 2014

Foresight is a future and strategy-oriented process, which aims at bringing about one or more transformations in the system by mobilising collective intelligence. Foresight is used to identify long-term issues, to design a common and precise vision of the future of the organisation, company or territory, to build strategies to reach it and to implement measures in order to achieve the changes and tackle the challenges [1].

Futurists should therefore not be seen as gurus who would own the truth about the future, but as people who try to understand developments and are able to gather other actors and get them to work and think together.

It is commonplace, especially in times of economic difficulty or tensions, to hear it said or read that the crisis is not cyclical, but represents a structural transformation of the economy or society. What is being referred to is a paradigm shift.

1. What do we mean by a New Industrial Paradigm?

An attempt at the clearest possible identification of the “new industrial paradigm” towards which we are said to be moving first of all requires an explanation of the three words of which the term is composed.

1.1. A paradigm is essentially a model and a system of reference and of representation of the world, which we invent and construct mentally in an attempt to grasp and describe its components. The sociologist Edgar Morin describes paradigms as the principles of principles, the few dominant concepts that control minds and govern theories, without our being aware of them ourselves. He refers to today’s world in terms reminiscent of Schumpeter on innovation: “I think we are living in a time in which we have an old paradigm, an old principle that compels us to disconnect, to simplify, to reduce and to formalise without being able to communicate or ensure the communication of that which is disconnected, without being able to conceptualise entities and without being able to conceptualise the complexity of reality. We are in a period “between two worlds”: one that is dying but not yet dead, and another that wants to be born, but has not yet been born ” [2].

1.2. We describe this paradigm as industrial. In doing so we refer to the model that was introduced in Britain in the late eighteenth century and gave rise to economic activities based on the extraction and processing of raw materials and energy sources, by humans and machinery, in order to manufacture products and put them on the market for consumption.

1.3. Finally, we have said that this model is new. This means that we are seeing a renewal. This final dimension is by far the hardest for both you and me to grasp, so diverse and even contradictory are the signals that are sent to us by scientists and by economic, political or social actors. As the Professor at the University of California (Berkeley) Manuel Castells suggests, a society can be called new when structural transformation has occurred in the relations of production, in the relations of power, in interpersonal relations. These transformations bring about an equally significant change in social spatiality and temporality, and the emergence of a new culture [3].

The level we will consider in order to analyse the New Industrial Paradigm will be that of radical shifts, in other words profound and lasting transformations. I will start by drawing a distinction between observed shifts and desired shifts. For the former, an exploratory approach must be taken consisting of analysing and recording. For the latter, a normative approach is appropriate, and strategies need to be developed to achieve desired futures. The two may merge, reinforce one another or oppose one another. Transition is of course the sequence during which one passes to the heart of a change, transformation or shift.

Thus, I believe that the beginning of the 21st century is patterned by three main shifts.

2. The three shifts driving 21st century industry

2.1. We are still in the Industrial Society

The first shift is the deepening and extension of the paradigm born of the Industrial Revolution and described by Adam Smith in An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations in 1776, then by Karl Marx in the first volume of Das Kapital (1867), and then of course by many others all the way down to Joseph E. Stiglitz [4] and Thomas Piketty [5] to name but a few. The reason that I point this out is because, unlike some others, I believe that we are continuing and will continue in this model for a long time. The model does not just involve mechanisation, capitalism, or a particular social model and a particular political model. It is a complex overall system born of a global shift. Of course, this system has undergone many waves of innovation, and various political and social systems. However, these changes have not affected the essence of the model. The French sociologist Alain Touraine long ago noted that we should not confuse a type of society – whether the industrial society or the information society – with its forms and its modes of modernisation. He pointed out that we had learned to distinguish the industrial society, as a societal type, from the process of industrialisation, which might be capitalist or socialist, for example [6]. In addition, the transition from the steam engine to the dynamo, to the diesel engine or to atomic energy did not cause sufficient shifts to change the nature of the model. It should therefore survive future waves of innovation and the new values and goals arising from the other shifts. It is true that industry’s contribution to GDP or employment is tending to decrease, as the European Commission has lamented. But leaving aside the fact that outsourcing skews the statistics, our entire society remains largely underpinned by industrial society and continues to largely fall within that category.

The reason why I stress this continuity is that some authors such as Jeremy Rifkin regularly announce the end of industry and the end of capitalism in the years ahead. Personally, I observe that we are continuing and will continue in this model for a long time.

2.2. We are now living the Cognitive Revolution

The second shift has been gradually observed since the late 1960s and especially since 1980. From Daniel Bell and Jean Fourastié [7] to William Halal [8], and from Thierry Gaudin [9] to John Naisbitt [10] and James Rosenau [11], many futurists have described how the industrial age is gradually giving way to a ‘cognitive age’, through a new revolution – The Cognitive Revolution. This latter affects the organisation of all aspects of civilisation, both production and culture, and is based on the many changes brought about by computing and genetics, and by the notion of information as an infinite resource [12]. Intelligence – grey matter – is the raw material, and its products are informational, and hence largely intangible.

The key factor in this shift is the convergence between, firstly, information and communication technology and secondly, the life sciences. In the long term, this development is broader and more significant than is commonly imagined. The general trend is for a phenomenal development in information management capacity. Thus, the accelerated growth of technologies for studying molecular biology is closely linked with the development of information and communication technologies. The case of genetics is obvious, but not isolated: computer tools have been created that can be used to analyse and understand the interactions between genes. It is the convergence between life sciences and information sciences that has really given molecular biology a boost.

But, as we have said, this observed shift also turned out to be a strategy when in March 2000 the Lisbon European Council set itself the task of establishing a new strategic goal for the decade 2000-2010: “to become the most competitive and dynamic knowledge-based economy in the world, capable of sustainable economic growth with more and better jobs and greater social cohesion” [13]. Most of the policies that were subsequently conducted in the field of innovation had this same objective of “preparing the transition to a competitive, dynamic and knowledge-based economy” [14].

2.3. We are building a new harmony through Sustainable Development

The third shift was wanted. It is itself the result of three distinct but complementary processes reinforced by NASA’s Apollo Program, which greatly contributed to our collective awareness that the Blue Planet is a rather closed and fragile system. First, there has been the challenging of modernity and the critique of industrial society and the American way of life by intellectuals such as Herbert Marcuse [15], but also Donella Meadows [16] and Aurelio Peccei [17]. Next, there have been the environmental programmes of the United Nations, whose conferences, from Stockholm to Rio II, have constructed a new conceptual framework. Finally, there has been the human experience generated over time by ecological disasters, some of them very spectacular – such as Torrey Canyon (1967), Amoco Cadiz (1978), Three Mile Island (1979), Chernobyl (1986), Deepwater Horizon (2010) or Fukushima (2011) – which have contributed to an awareness of the biosphere’s fragility. Since the report of the Prime Minister Gro Harlem Brundtland (1987), the definition of sustainable development has been accepted as a major goal, stressing as it does the limits imposed by the need for harmony between humans and between mankind and nature. This goal of sustainable development has caused us to rethink our entire economic policies and the management of all our businesses in all areas of human activity, and to adopt a long-term view. Our industrial policies are being reformatted by the transition to a low-carbon society. New industrial approaches such as the circular economy and all its components represent a response to these new needs. The Secretary General of the Industrial Materials Association Europe, Michelle Wyart-Remy, is right in saying that resource efficiency is not just about using less resources but about using resources better. At every stage of the supply chain, industry is working to be increasingly resource-efficient. That path will maximise the efficiency of resources used [18] and will contribute to the decoupling of economic growth from resource use and its environmental impacts – a stated goal of the Europe 2020 Strategy [19].

 3. Four vital factors: materials, energy, structure of time and relationship with life

Bertrand Gille convincingly showed in his history of technology that it was the conjunction of rapidly rising levels of education in the population and the dissemination of scientific and technical knowledge that drove technological progress forward and made the machine-based Industrial Revolution possible [20]. It is on the basis of that historian’s work that Thierry Gaudin and Pierre-Yves Portnoff have highlighted the fact that, in the three main technological destabilisations that the West has undergone, four vital factors – materials, energy, the structure of time and our relationship with life – were activated simultaneously. They described contemporary transformations:

– hyperchoice of materials and their horizontal seepage from applications in cutting-edge sectors to the most everyday forms of use;

– the tension between the power of nuclear energy and the economy of energy resources, in the context of recycling;

– our relationship with life and the immense field of biotechnology, including genetics;

– the new structure of time, divided into nanoseconds by microprocessors[21].

Although I have no wish to announce new structural changes, I do wish to assert that the three shifts – industrial societies in continuous transformation, the Cognitive Revolution building a new Knowledge Society, and Sustainable Development as a conscious search for harmony, will continue their interactions, and, hopefully, their convergence. For me, this is the New Industrial Paradigm in which we are living and working, and in which we will live and work for some decades.

Philippe-Destatte_The-New-Industrial-Paradigm_2014-09-24

Thus what is most surprising, alongside the speed and accelerating pace of change[22], is how long the shift is taking. Whereas Alvin Toffler thought in 1980 that the emergence of the ‘Third Wave’ would be a fait accompli in a few decades [23], we believe today that the change could extend over another century or two. These shifts are long-term movements which straddle time and conquer space. As we have indicated, the Industrial Revolution, which began in around 1700, continues to extend into new territories even as its effects are disappearing in other places. Likewise, in his analysis of the labour force in the United States, Professor William H. Halal of Washington University traces the long term of the knowledge society back to the late eighteenth century [24]. He also affirms his belief that the big changes are yet to come [25].

4. Five long-term challenges to tackle in order to face the New Industrial Paradigm

4.1. How can industry be reinforced with the innovations of the Cognitive Revolution?

Since the 1980s, we have observed the development of smart or intelligent materials able to respond to stimuli, thanks to the knowledge embedded in their structure in order to transform them. The reinforcement of the link between research and innovation is a classic issue. We can also point to the capacity to orient public research, and especially academic research, more effectively and to use industrial innovation in order to bridge the gap between science and industrial technology (market-driven research) through open innovation [26].

4.2. How can we concretely apply the principles of the circular economy to all the activities of the supply chain, in order to achieve a zero-waste business model for the industry of the future?

The circular economy appears to be a major line of development, with a global-to-local structure and underpinning systemic and cross-disciplinary policies pursued at European, national/federal, regional and divisional level. These policies are intended to fit together and link up with each other, becoming more and more concrete as and when they get closer to the actors on the ground, and therefore companies [27]. Although considerable improvements are still necessary to achieve a zero-waste business model, we know that such a strategy can help at a time when accessibility and affordability of raw materials is vital for ensuring the competitiveness of the EU’s industry [28].

4.3. How can we reduce energy consumption in order to improve the competitiveness of industry?

We know that the industrial sector consumes about half of the world’s total delivered energy. According to the US Information Energy Administration, despite the global crisis, energy consumption by the industrial sector worldwide is expected to increase by an average of 1.4% per year, growing by more than 50% by 2040 [29]. We are far from the target of a 40% improvement in energy efficiency by 2030 on the EU agenda [30]. That is why the EU Council in Luxembourg on 13 June 2014emphasised the need to accelerate efforts in particular as regards reviewing the Energy Efficiency Directive in a timely manner [31].

4.4. How can we prepare the different actors, and especially companies, for the Low-Carbon Economy?

The EU Commission has stressed the need to develop new low-carbon production technologies and techniques for energy-intensive material processing industries. Technology Platforms have been established and Lead Market Initiatives have been introduced. The Sustainable Industry Low Carbon (SILC I & II) initiatives aim to help sectors achieve specific GHG emission intensity reductions, in order to maintain their competitiveness. The involvement of companies, including SMEs, in these projects as well as the development of public-private collaboration are needed to ensure the deployment and commercialisation of the innovations in this field, including carbon capture and storage [32].

4.5. How can we build a real partnership between policymakers, civil society and companies in order to create positive / win-win multilevel governance?

With the new public governance, born in the 1990s, the role of companies themselves, but also of their commercial, sectorial, or territorial representatives, from individual cities up to European level and higher, has moved towards the building of common partnership policies. I prefer that term to ‘public policies’ because the incapacity of political leaders, who have failed to activate the stakeholders, is widely recognised nowadays. But we all know that the process of organising democratic and efficient multilevel governance is very difficult, and needs exceptional people to run it, with strong leadership and a real openness to the culture of the other actors. These decision-makers are the ones who will provide their country or their region with strategic thinking and implementation capacities. They are also the ones who will shape the environment for entrepreneurship and create the institutional framework that can enable companies, including SMEs, to reach their full potential [33].

Conclusion: Are we ready?

These long-term challenges are mostly present in the Industrial Materials Association – Europe roadmap as identified issues. What is crucial is for the people involved in working with these issues on a day-to-day basis to identify, with precision, what processes and measures they will have to introduce, year after year, in response to them.

The CEO of the Charles Léopold Mayer Foundation for Human Progress, Pierre Calame, said rightly, some years ago, that Huge shifts await us, comparable in magnitude to the transition from the Middle Ages to the modern world. The ability of our societies to understand and manage these shifts will be decisive for the future. Are we ready? [34]

The power to change lies in your hands: do not be afraid!

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

[1] See: Philippe DESTATTE, What is Foresight?, Blog PhD2050, Brussels, May 30, 2013.

What is foresight?

This text is the reference paper of a conference presented at The Industrial Materials Association (IMA-Europe) 20th Anniversary, IMAGINE event, Brussels, The Square, September 24th, 2014.

About the challenges, see: Jerome C. GLENN, Theodore J. GORDON & Elizabeth FLORESCU dir., 2013-14, State of the Future, , Washington, The Millennium Project, 2014.

[2] Edgar MORIN, Science et conscience de la complexité, dans Edgar MORIN et Jean-Louis LE MOIGNE, L’intelligence de la complexité, p. 40, Paris-Montréal, L’Harmattan, 1999.

[3] Manuel CASTELLS, The Information Age, Economy, Society and Culture, Oxford, Blackwell, 2000. – L’ère de l’information, t. 3, Fin de Millénaire, p. 398 et 403, Paris, Fayard, 1999.

[4] Joseph E. STIGLITZ & Bruce C. GREENWALD, Creating a Learning Strategy: A New Approach to Growth, Development and Social Progress, New York, Columbia University Press, 2014.

[5] Thomas PIKETTY, Capital in the Twenty-First Century, Boston, Harvard University Press, 2014.

[6] Alain TOURAINE, Préface, dans Manuel CASTELLS, L’ère de l’information, t. 1, La société en réseaux, p. 9, Paris, Fayard, 2001.

[7] Jean FOURASTIE, La civilisation de 1995, p. 123, Paris, PUF, 1974.

[8] William HALAL, A Forecast of the Information Revolution, in Technological Forecasting and Social Change, Août 1993, p. 69-86. – William E. HALAL and Kenneth B. TAYLOR, Twenty-First Century Economics, Perspectives of Socioeconomics for a Changing World, New York, St Martin’s Press, 1999.

[9] Thierry GAUDIN, Introduction à l’économie cognitive, La Tour d’Aigues, L’Aube, 1997. – Th. GAUDIN, L’Avenir de l’esprit, Prospectives, Entretiens avec François L’Yvonnet, Paris, Albin Michel, 2001. – Th. GAUDIN, Discours de la méthode créatrice, Entretiens avec François L’Yvonnet, Gordes, Le Relié, 2003. – Th. GAUDIN, L’impératif du vivant, Paris, L’Archipel, 2013. – See also: Pierre VELTZ, La grande transition, Paris, Seuil, 2008.

[10] John NAISBITT, Megatrends, New York, Warner Books, 1982. – John NAISBITT & Patricia ABURDENE, Megatrends 2000, New York, William Morrow, 1989.

[11] James N. ROSENAU, Along the Domestic-Foreign Frontier, Exploring Governance in a Turbulent World, Cambridge University Press, 1997. – James N. ROSENAU et J. P. SINGH éd., Information Technologies and Global Politics, The Changing Scope of Power and Governance, New York, State University of New York Press, 2002. –

[12] William E. HALAL ed., The Infinite Resource, San Francisco, Jossey Bass, 1998.

[13] Conseil européen de Lisbonne : conclusions de la présidence, Council documents mentioned in the Annex to be found under Presse Release, p. 2, Lisbon (24/3/2000) Nr: 100/1/00 – http://europas.eu.int/comm/off/index – 20/04/02

[14] Ibidem.

[15] Herbert MARCUSE, One-Dimensional Man, Boston, Beacon Press, 1964.

[16] Donella H. MEADOWS et al. Limits to Growth: A Report for the Club of Rome’s Project on the Predicament of Mankind, New American Library, 1977 (1972).

[17] Aurelio PECCEI, The Chasm Ahead, New York, Macmillan, 1969.

[18] Imagine the Future with Industrial Minerals, 2050 Roadmap, p. 24-25 & 37, Brussels, IMA-Europe, 2014. The industrial minerals sectors estimates that up to 60% of all minerals consumed in Europe are recycled along with the glass, paper, plastics or concrete in which they are used (p. 37). The goal for 2050 is a 20% improvement in recycling of industrial materials (p. 38). – Recycling Industrial Materials, Brussels, IMA-Europe, October 2013. http://www.ima-europe.eu/content/ima-europe.eu/ima-Recycling-Sheets-full

[19] Reindustrialising Europe, Member’ States Competitiveness, A Europe 2020, Initiative, Commission Staff working Document, Report 2014, SWD(2014) 278, September 2014, p. 42. – Europe 2020 Strategy, “A Ressource-efficient Europe”… #

[20] Bertrand GILLE, Histoire des Techniques, coll. Bibliothèque de la Pléade, Paris, Gallimard, 1978.

[21] Thierry GAUDIN et André-Yves PORTNOFF, Rapport sur l’état de la technique : la révolution de l’intelligence, Paris, Ministère de la Recherche, 1983 et 1985.

[22] John SMART, Considering the Singularity : A Coming World of Autonomous Intelligence (A.I.), dans Howard F. DIDSBURY Jr. éd., 21st Century Opprtunities an Challenges : An Age of Destruction or an Age of Transformation, p. 256-262, Bethesda, World Future Society, 2003.s

[23] Alvin TOFFLER, La Troisième Vague, … p. 22. – il est intéressant de noter avec Paul Gandar que Toffler n’a pas pu décrire le passage à la société de la connaissance par l’effet du numérique. Paul GANDAR, The New Zealand Foresight project dans Richard A. SLAUGHTER, Gone today, here tomorrow, Millennium Preview, p. 46, St Leonards (Australia), Prospect Media, 2000.

[24] William HALAL, The New Management, Democracy and enterprise are transforming organizations, p. 136, San Francisco, Berrett-Koehler, 1996.

[25] William H. HALAL, The Infinite Resource: Mastering the Boundless Power of Knowledge, dans William H. HALAL & Kenneth B. TAYLOR, Twenty-First Century Economics…, p. 58-59.

[26] Imagine Roadmap…, p. 33 & 50.

[27] Ph. DESTATTE, The circular economy: producing more with less, Blog PhD2050, Namur, August 26, 2014.

http://phd2050.org/2014/08/26/ce/

[28] Reindustrialising Europe…, p. 42.

[29] Industrial Sector Energy consumption, US Energy Information Administration, Sep. 9, 2014. http://www.eia.gov/forecasts/ieo/industrial.cfm

[30] EU’s Energy Efficiency review puts high target on agenda, in Euractiv, June 17, 2014.

http://www.euractiv.com/sections/energy/eus-energy-efficiency-review-puts-high-target-agenda-302836

[31] EU Council of The European Union, Council conclusions on “Energy prices and costs, protection of vulnerable consumers and competitiveness, Council Meeting Luxembourg, 13 June 2014.

http://www.consilium.europa.eu/uedocs/cms_data/docs/pressdata/en/trans/143198.pdfImagine Roadmap…, p. 29.

[32] Communication from the Commission to the European Parliament, the Council, the European Economic and Social Committee and the Committee of the Regions, An Integrated Industrial Policy for the Globalisation Era Putting Competitiveness and Sustainability at Centre Stage, Brussels, COM(2010), 614 final, 28.10.2010, p. 30.

http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=COM:2010:0614:FIN:EN:PDFImagine Roadmap…, p. 31.

About SILC: http://ec.europa.eu/enterprise/newsroom/cf/itemdetail.cfm?item_id=6492&lang=en

[33] Countries’ overall direction is shaped by their ability to define their interests and assets (including industrial), have a clear vision of the challenges and risks ahead, set coherent long-term goals, make informed policy choices and manage uncertainty. Leading, enabling and delivering strategic policy- making requires strong leadership and effective strategic-thinking skills in public institutions. It calls for a strong centre of the government that is capable of promoting coherent cross-departmental cooperation and better implementation of government reform programmes. The consultation of expert communities as well as the general public on future trends, opportunities and risks offers the chance to engage more strongly with the public and helps (re)build trust in government.” Reindustrialising Europe…, p. 60 & 55. – Imagine Roadmap…, p. 23 & 49.

[34] Pierre CALAME, Jean FREYSS et Valéry GARANDEAU, La démocratie en miettes, Pour une révolution de la gouvernance, p. 19, Paris, Descartes et Cie, 2003.

Namur, le 4 mai 2014

 La contraction annoncée des finances publiques constitue aujourd’hui un enjeu majeur pour de nombreux territoires et régions. Les mois qui viennent en France et ceux qui suivront le 25 mai 2014 en Wallonie vont probablement imposer un tournant majeur dans les politiques publiques. Le risque est grand de voir les dépenses faire l’objet de logiques de pure rationalisation plutôt que d’optimisation stratégique. Certes, ces deux volontés visent l’efficience, l’efficacité à un coût optimal. Mais la première consiste trop souvent à utiliser des procédures de calcul économique et d’organisation du travail pour limiter linéairement et drastiquement les dépenses publiques et donc, souvent, la qualité des services. La seconde, l’optimisation stratégique, tend à créer les meilleures conditions de fonctionnement des services pour atteindre les finalités de l’action publique ainsi que les objectifs stratégiques et opérationnels qui y sont liés.

 La nuance est plus qu’importante : elle est fondamentale. Notre préférence va, sans aucun doute, à la seconde. En effet, en s’attachant à créer les meilleures conditions de fonctionnement des services, l’optimisation stratégique s’inscrit, comme et avec la prospective, dans une logique d’apprentissage en double boucle, c’est-à-dire en s’interrogeant sur le pourquoi et pas seulement sur le comment du système, donc en retournant aux finalités, aux objectifs ultimes de l’action, ainsi qu’en s’interrogeant sur la place et le rôle respectif des acteurs du système. Ainsi, de manière tout à fait concrète, un effort d’optimisation stratégique d’un service public s’enclencherait par l’ouverture successive de quatre portes :

– celle de la vision globale dans lequel il inscrit son action, des enjeux auxquels il doit répondre, ce qui apportera aux fonctionnaires de ce service public la compréhension de la mission ou des missions à laquelle ou auxquelles ils participent mais aussi de la direction vers laquelle évoluera ce service public ;

– celle de leur positionnement clair au sein du système et dans la chaîne de valeur, ce qui renforcera considérablement leur reconnaissance ;

– celle de l’adéquation des moyens et processus de la mise en œuvre avec les objectifs et les tâches des stratégies qui leur sont confiées, ce qui leur donnera la confiance ;

– celle de l’évaluation des politiques publiques mais aussi de l’action et du fonctionnement de l’administration, ce qui augmentera l’imputabilité, ce que les Anglo-saxons appellent l’accountability, le rendre-compte.

 1. La porte de la compréhension

La question de la compréhension par les fonctionnaires de leur rôle dans la société actuelle est aujourd’hui centrale, me disait l’un d’entre eux, et est identifiée comme l’une des principales causes de la démotivation : “pourquoi et pour qui travaille-t-on” sont des questions auxquels les agents ont souvent du mal à répondre…

L’analyse systémique et sa modélisation, tels que théorisés par Jean-Louis Le Moigne, constituent des outils incomparables pour comprendre le fonctionnement d’une organisation, de son environnement, de son évolution, de sa structure, de son activité et, le plus important, de ses finalités [1]. Cette approche fixe le cadre dans lequel la prospective peut déployer ses méthodes pour faire émerger les enjeux de long terme et définir les finalités qui donneront le ton de la vision de l’organisation. Les enjeux, formulés avec soin comme autant de questions complexes, ouvrent les questionnements nécessaires pour définir des alternatives et identifier les missions, les objectifs, les actions les plus pertinentes ainsi que les plus cohérentes. Finalités et vision sont déterminantes pour donner le sens à l’action entreprise ou à entreprendre. On cherche souvent en vain la vision d’un conseil régional, d’un exécutif ou d’une administration territoriale. Plus souvent encore, poser la question de la vision qui est la leur paraît terriblement incongru aux élus ou aux fonctionnaires que l’on a en face de soi. De même, une meilleure compréhension par les fonctionnaires de leur(s) mission(s) passera obligatoirement par une définition précise de la vision future du territoire pour lequel ils travaillent. On oublie généralement que les moyens s’organisent selon les fins et non le contraire. Mais cela impose, évidemment, que les fins soient exprimées, perçues, rendues explicites. Le sociologue Erhard Friedberg nous a effectivement appris à considérer d’un même regard, confondu dans un même système, le monde des organisations et celui de l’action collective. Il n’y a en réalité pas d’action collective un tant soit peu durable qui ne produise un minimum d’organisation et qui ne génère à terme un noyau organisationnel plus ou moins formalisé, autour duquel “s’organisera” la mobilisation et pourront s’agréger les intérêts [2].

2. La porte de la reconnaissance

Interrogé par des Cabinets ministériels sur des stratégies à mener, combien de fois n’avons-nous pas, en réponse préalable, posé la question de savoir ce qu’en pense l’Administration ? Sans bien entendu recevoir de réponse parce que l’Administration, comme nous le préjugions, n’avait pas été consultée sur la question, n’étant pas jugée digne de l’être. La reconnaissance des acteurs révèle et valorise le travail de chacun, même le travail apparemment modeste mais fondamental au fonctionnement de la chaîne de valeur. Cette reconnaissance passe par l’identification de tous les acteurs de l’environnement. Leurs jeux, leurs trajectoires, le cheminement du système tout entier, sont particulièrement éclairants pour positionner de manière optimale la mission de l’organisation et l’action de ses membres dans l’évolution de ce système.

La reconnaissance précède la connaissance notait justement le prospectiviste Thierry Gaudin qui relevait qu’un système neuronal ne s’occupe pas de tout tout le temps mais qu’il est allumé sélectivement selon les moments et surtout selon ce qu’il a en face de lui comme stimuli et comme travail à faire [3]. L’activation est donc fondamentale. Elle se fait par l’expression de l’enjeu mais aussi par un mécanisme de prise en charge : l’enjeu est confié, ce qui implique la responsabilisation, l’empowerment (l’autonomisation), le commitment (l’engagement). Soyons conscients que, dans un contexte de démobilisation d’une fonction publique trop souvent méprisée – que l’on pense à l’enseignement notamment ! –, il s’agit aussi de lutter contre la “déresponsabilisation”.

La reconnaissance de l’acteur passe également par celle de la compétence. Lors d’un récent travail sur le rôle des provinces, et en particulier de la Province du Hainaut, dans la dynamique des territoires, les rapporteurs de la démarche ont pu parler d’une véritable légitimité de compétences. Celle-ci se fonde sur le respect et la valorisation des techniques, des tours de main, de l’expérience, de la créativité, de la capacité d’initiative, mais aussi de l’indépendance, de l’affranchissement du politique et du souci de l’intérêt général et du bien commun. Ces compétences ne sont évidemment pas figées : elles sont évolutives, tournées vers les nouveaux et futurs métiers, portées vers l’innovation dans le respect d’une certaine continuité de pratiques et de savoir-faire, ouvertes à une polyvalence réelle et fondées sur une nouvelle rationalité. Cette dernière, notait Pierre Calame, associe une finalité, un mode d’allocation et d’organisation des moyens mobilisés pour fonder une logique d’action. Et le directeur général de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’Homme concluait que par les effets qu’elle produit sur le changement de la société, l’efficacité de l’action publique légitime ou dé-légitime le pouvoir aux yeux des citoyens, tout autant que sa légalité [4].

3. La porte de la confiance

La confiance est d’abord née de l’adéquation des moyens et processus de la mise en œuvre avec les objectifs et les tâches des stratégies qui sont confiées à l’acteur concerné. C’est la précarité, l’incertitude, l’instabilité qui génèrent la méfiance.

La confiance se gagne aussi par la (re)formulation d’un mandat clair. Lors d’un séminaire conjoint de l’Institut national d’Etudes territoriales (INET) et du Centre national de la Fonction publique territoriale (CNFPT), tenu en 2012, le professeur à l’Euro Institut Kehl-Strasbourg (Ecole des Sciences administratives) Gernot Joerger mettait en évidence les objectifs du Lean Management (Gestion optimisée [5]) appliqués à la fonction publique, sur base de son expérience en Bade-Wurtemberg. Ces objectifs constituent une véritable conduite du changement, assez éloignée des logiques de cures d’amaigrissement administratif que d’aucuns imaginent : une optimisation permanente des structures et des processus, la réduction des niveaux hiérarchiques, une diminution des césures dans les processus de décision, le développement du travail en équipe sans hiérarchie, une utilisation optimale des potentiels des personnels [6]. Tous ces objectifs contribuent, à nos yeux, à un renforcement des ressources de la fonction publique – en particulier des ressources intellectuelles. Renforcer ces ressources, c’est d’abord adapter les acteurs et agents aux nouveaux métiers. C’est ensuite, augmenter la performance des services. Mais, c’est surtout, enfin changer de centre de gravité dans le système. Contrairement à une tendance en cours qui consiste trop souvent à écarter l’Administration vers la périphérie, il s’agit de la replacer au cœur du système politique et étatique. A la fois en amont, pour la préparation de la décision, et en aval, pour sa mise en œuvre. Par souci d’appropriation, bien sûr, mais pas seulement. Par souci également de la qualité de la décision.

4. La porte de l’imputabilité

Plutôt que d’y voir – comme on le fait trop souvent – un dispositif qui conduit à un jugement, dans une logique de “nouvelle gouvernance” et de “nouvelles” politiques publiques territoriales [7], il faut d’avantage concevoir l’évaluation comme un processus d’apprentissage collectif destiné à construire une analyse. Celle-ci permettra d’améliorer l’information et favorisera l’appropriation de la politique menée. L’évaluation permettra surtout d’améliorer la prise de décision future, en la fondant sur des expériences et des bases nouvelles, et en étant plus attentif à l’affectation des ressources ainsi qu’à la durabilité (efficacité, efficience, cohérence, impacts, etc.) des actions menées.

Les fondements de l’évaluation démocratique sont la participation et l’indépendance. Participation des bénéficiaires des politiques menées bien entendu, mais aussi participation des organismes porteurs des mesures évaluées. Donc de l’administration elle-même qui doit être la partenaire sinon le moteur de cette évaluation, même et surtout si elle est conduite par un évaluateur externe. Indépendance de celui qui pilote l’évaluation partenariale, à l’égard de l’administration mais aussi du politique. A cet égard, il faut toujours regretter que, compte tenu du rôle important que le gouvernement wallon lui assigne en matière d’évaluation des politiques régionales, l’IWEPS n’ait toujours pas été libéré de son statut de pararégional de type A. En effet, le rôle déterminant que joue le ministre-président – et donc son Cabinet – dans la gestion de l’institution continue à jeter une suspicion de principe sur l’indépendance de cet institut malgré les préjugés favorables dont bénéficie son administrateur général ainsi que la déontologie qui, sans aucun doute, anime les chercheuses et les chercheurs qui y travaillent.

Conclusion : la recherche d’une ligne idéale, celle de l’intelligence

 Après avoir fait son entrée dans les administrations nationales et fédérales [8], le Lean Management suscite l’intérêt des élus et de la fonction publique régionale et territoriale, dans un contexte de contraction budgétaire manifeste. Des critiques ont été adressées à ce type de gestion appliqué à la fonction publique [9]. Il faut pouvoir les entendre et les rencontrer, car il n’existe aucune pratique universelle qui n’ait été adaptée et ajustée aux réalités locales. D’ailleurs, on peut lire la démarche de Lean Management de manière différente à l’instar des traductions qui en sont données. Gestion allégée, riche, frugale, sans gaspillage, certes, mais aussi ligne idéale. Cette dernière formulation rend probablement le mieux l’idée d’optimisation. Optimisation par plus de participation. Optimisation vers plus d’intelligence.

Optimisation par la participation, car, en convoquant à nouveau Friedberg, aucune organisation, aussi “utilitaire” soit-elle, ne peut se passer de l’enthousiasme et de l’investissement de ses membres, comme les excès du taylorisme et la redécouverte de la “culture d’entreprise” au cours des dix ou quinze dernières années nous l’ont bien fait comprendre [10].

Mais aussi optimisation vers plus d’intelligence, car implanter de nouvelles méthodes de gouvernance et de gestion – nous en avons fait l’expérience avec l’évaluation, la prospective et la contractualisation des politiques publiques – n’est pas innocent. Ces démarches n’ont de sens que si elles sont relues et reformatées à l’aune des territoires et des organisations qui s’en saisissent. C’est, du reste, ce que les grands bureaux de consultants internationaux ont souvent du mal à comprendre. La Normandie, le Nord-Pas-de-Calais ou la Wallonie ne sont ni la Californie, l’Ontario ou le Yamagata. La fonction publique territoriale française ou le Service public de Wallonie ne sont ni Toyota ni Motorola. Comme l’indiquaient les conclusions du débat tenu au CNPFT sur ce sujet en mars 2012, cette démarche doit se comprendre comme un projet global et sur le long terme visant à placer les personnels au centre du dispositif afin d’imposer le travail intelligent au sein de collectifs à construire de toutes pièces [11].

Travailler avec les acteurs pour progresser ensemble, essayer de faire mieux pour atteindre des objectifs de long terme constituent des principes que l’on peut théoriquement appliquer partout. Mais chaque endroit, chaque territoire, chaque organisation, comme chaque femme et chaque homme est unique. Et ils ont droit, chacune et chacun, à la compréhension, à la reconnaissance, à la confiance, à l’imputabilité.

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

 [1] Jean-Louis LE MOIGNE, La théorie du système général, Théorie de la modélisation, coll. Les Classiques du Réseau Intelligence de la Complexité, 2006. http://www.mcxapc.org.

[2] Erhard FRIEDBERG, Le pouvoir et la règle, Dynamiques de l’action organisée, p. 23-24, Paris, Seuil, 1997.

[3] Thierry GAUDIN, De la reconnaissance à l’intelligence collective, dans Fabienne GOUX-BAUDIMENT, Edith HEURGON et Josée LANDRIEU, Expertise, débat public : vers une intelligence collective, p. 341-342, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2001.

[4] Pierre CALAME, La démocratie en miettes, Pour une révolution de la gouvernance, p. 159, Paris, Descartes & Cie, 2003.

[5] Le Lean Management (ou Gestion optimisée) est un mode de gestion participative, d’accompagnement et de conduite du changement, utilisé dans les entreprises, les organisations ou les administrations, qui implique les acteurs (personnels, cadres, bénéficiaires, etc.) dans des processus d’amélioration de la qualité des services et d’optimisation de leur fonctionnement.

[6] Gernot JOERGER, Lean Management et optimisation des processus dans l’administration communale allemande, Retour d’expériences, INET-CNFPT, 28 mars 2012. G. Joerger y définit le Lean Management comme l’ensemble des principes, méthodes et procédures, destinés à renforcer l’efficience de l’ensemble de la chaïne de valeur dans le cadre de la prestation d’un service ou de la production de biens. – Voir aussi : James P. WOMACK, Daniel T. JONES, Daniel ROOS, The Machine that changed the World, New York, Rawson, 1990. – Ib. Le Système qui va changer le monde, Paris, Dunod, 1992. – J. WOMACK and D. JONES, Lean Thinking, London, Simon & Schuster, 2003. – Michael BALLE & Godefroy BEAUVALLET, Le Management Lean, Montreuil, Pearson, 2013.

[7] Yves CHAPPOZ et Pierre-Charles PUPION, Une nouvelle gouvernance et de nouvelles politiques publiques territoriales, dans Gestion et Management public, 2013/4, vol. 2/n°2, Décembre 2013 – Janvier 2014, p. 1-4.

[8] Manager autrement : le lean management, Dossier documentaire, Centre de Ressources documentaires de l’INET-CNFPT, 28 mars 2012. – Le “Lean”, facteur de réussite, dans Transformation(s), La Lettre de la DGME, n°3, Septembre 2010. – Voir aussi les expériences fédérales belges Lean Academy et Optifed du SPF Mobilité et transport :

http://www.fedweb.belgium.be/fr/formation_et_developpement/lean_academy/#.U0V69MfPvYA

[9] Voir notamment par le Cercle de la Réforme de l’Etat où les critiques portent sur une vision simplificatrice du travail, une perversion du désir de participation et d’autonomie, une manipulation du langage, les méfaits du toyotisme, une instrumentalisation de l’usage, un détournement des valeurs de service public. On pourrait y ajouter la difficulté d’évaluer le coût d’une politique publique, la difficulté de distinguer les coûts directs et indirects, les dépenses et les charges. Patrick GIBERT, Peut-on calculer le coût d’une politique publique ? Université Paris Ouest Nanterre La Défense, CERIMES, 26 octobre 2012, aimablement communiqué par Bernadette Mérenne http://www.canal-u.tv/video/canal_aunege/peut_on_calculer_le_cout_d_une_politique_publique.10414 – Esben RAHBEK, Gjerdrum PEDERSEN & Mahad HUNICHE, Determinants of Lean Success and Failure in the Danish Public Sector: A Negotiated Order Perspective, in International Journal of Public Sector Management, vol. 24, no 5, 2011, p. 403-420. Lean is not beyond reproach and its definition, use, and impacts remain much debated (…) p. 405.

[10] E. FRIEDBERG, Le pouvoir et la règle…, p. 24.

[11] Peut-on manager autrement dans l’Administration avec le Lean Management ?, INET-CNFPT, 28 mars 2012, p. 6.

Paris – Liège, le 9 mai 2013

Un séminaire européen organisé à Paris par la Mission Prospective du Ministère de l’Ecologie, du Développement durable et de l’Energie, avec l’appui de la Fondation Prospective 2100, s’interrogeait ces 25 et 26 avril 2013 sur la “Transition vers une économie écologique“. L’ambition de cette réflexion, pilotée par la responsable de la Mission Prospective Nathalie Etahiri, appuyée notamment par les prospectivistes de renom Thierry Gaudin et Elie Faroult, consistait à approcher ces concepts de manière comparative et transdisciplinaire, de tenter de retenir une définition de travail fondée sur les expérimentations européennes en cours. De même s’agissait-il de s’interroger d’une part sur les articulations entre les innovations technologiques, l’efficacité économique et les contraintes environnementales et, d’autre part, de tenter de mesurer quel impact la transition vers une économie écologique peut avoir sur les territoires.

Question délicate, débat passionnant. La littérature, autant que les informations quotidiennes ne manquent pas pour nous rappeler les enjeux majeurs que constituent le changement climatique, l’épuisement progressif des énergies fossiles ainsi que de bon nombre des éléments de notre bon vieux tableau de Mendeleïev, la croissance et le vieillissement de la population mondiale, les risques liés à la biodiversité ou encore l’ensemble des défis associés qui interpellent les habitants de notre planète bleue. Un page sur trois du fameux rapport Brundtland (Gro Harlem Brundtland, Notre avenir à tous, 1987) nous invite – depuis maintenant 25 ans ! – à changer nos pratiques tandis que, tous les dix ans, l’on commémore, avec chaque fois plus d’éclat le Meadows Report, The Limits to Growth, les limites à la croissance, réalisé sous l’égide du Club de Rome en 1972. Il est en effet courant aujourd’hui de rappeler qu’une transition est en cours au niveau mondial, qu’il s’agit de l’accompagner, d’en prévenir les effets négatifs voire de l’orienter pour atteindre une société plus durable. Sans cultiver le goût théologique de la définition – pour reprendre une formule de Fernand Braudel -, on peut quand même se demander ce qu’est cette Transition ? Et, de surcroît, vers quoi transite-t-on en fait ?

La transition dans un modèle de changement

Définir ce qu’est une transition dans un modèle de changement ne pose pas trop de difficulté. Nous avons évoqué par ailleurs le modèle de Kurt Lewin qui faisait de la transition le cœur du processus de transformation, entre décristallisation et recristallisation, en identifiant dans la transition cette période pendant laquelle les comportements et attitudes deviennent instables et contradictoires, pendant laquelle les acteurs en expérimentent puis en adoptent certains [1]. La définition de cette transition, avec un petit t, pourrait donc être la suivante : dans un modèle de changement systémique, la transition est la période pendant laquelle un système déstructuré et en rupture de sens voit les transformations majeures se réaliser dans l’ensemble de ses sous-systèmes, jusqu’à provoquer la mutation de l’ensemble du système lui-même. Cette phase de transition est suivie d’une étape finale de recherche et de recouvrement d’un nouvel équilibre (que l’on peut appeler harmonie) au cours de laquelle la mutation peut devenir irréversible.

Mais, les mots ont leur histoire, rappelait à Paris Notis Lebessis, cheville ouvrière de l’ancienne cellule de prospective de la Commission européenne. En effet, depuis au moins le milieu du XIXème siècle, le concept de transition porte l’idée de passage d’un état stationnaire, d’un ordre des choses, d’un type de société à un autre. C’est ce que Marx, puis les marxistes ont tenté de théoriser, jusqu’à la fin du XXème siècle [2]. Maurice Godelier, professeur à l’École des Hautes Etudes en Sciences sociales, observe que la notion de transition (en allemand Ubergang), “passage”, désigne chez l’auteur du Capital, les formes et les processus de transformation d’un mode de production en un ou plusieurs autres, et d’une formation économique et sociale en une ou plusieurs autres. Une transition serait donc, en théorie marxiste, une époque de révolution sociale et politique correspondant à des révolutions dans le développement des forces productives et des rapports de production. C’est l’époque de l’arrivée à terme du développement des contradictions d’un système socio-économique, l’achèvement d’un développement contradictoire [3]. Godelier voit dans cette théorie de la transition une série de processus qui peuvent s’enchaîner pour déboucher sur un nouveau modèle historique :

– décomposition générale d’un mode de production et d’une formation économique et sociale;

– dissolution locale et de plus en plus générale des anciens rapports dont les éléments libérés se combinent en un rapport social nouveau;

– développement de ce rapport social nouveau sur une base ancienne;

– création dans la dynamique d’un nouveau rapport social d’une base matérielle nouvelle qui lui correspond et qui, en se développant, entrera elle-même en contradiction avec ce rapport.

Dès lors, trois moments apparaissent dans l’évolution du système : d’abord, naissance et essor du nouveau mode social de production ainsi que déclin de l’ancien; ensuite, maturation, épanouissement et domination du nouveau mode de production; enfin, période de déclin, de dissolution de ce mode de production et d’apparition de nouvelles formes sociales de production [4]. Ce modèle n’est évidemment pas unique et les débats sur la transition au capitalisme débordent largement les cercles marxistes pour se poser en termes épistémologiques en histoire, en sociologie ou en économie [5]. C’est toutefois, rappelait à Paris le prospectiviste hongrois Attila Havas, dans la même logique que, par un retour de l’histoire, on a parlé d’économie de la transition lorsque les anciennes économies planifiées, y compris la Chine, ont entamé plus ou moins rapidement leur chemin vers l’économie libérale, l’économie de marché. Ainsi, se sont-elles rapprochées, voire sont entrées dans la sphère du système capitaliste. C’est cette mutation-là que, en ce qui concerne la Russie, Joseph Stiglitz a décrit en 2002, dans son ouvrage intitulé La Grande Désillusion, comme une des plus importantes transitions de tous les temps [6].

Transition vers le socialisme ou transition vers l’économie de marché portent en elles deux travers qu’il nous faudra garder à l’esprit. Le premier est idéologique : la transition mène-t-elle à un progrès philosophique voire politique ? Le bonheur, le bien, le mieux, le progrès, la prospérité sont-ils au bout de la transition ? Le second nous renvoie à notre capacité d’agir sur la trajectoire historique : la transition est-elle inéluctablement en cours ? Peut-on faire autrement que de la subir, peut-on l’accompagner ? C’est la question du déterminisme évolutionniste que l’on a tant dénoncé dans le marxisme mais aussi lorsqu’on a abordé dans les années soixante les problématiques des sociétés postindustrielles puis de la société de l’information ou celle de la connaissance… Ne sommes-nous pas les jouets des forces qui nous dépassent ? S’adapter ou mourir ? Questions classiques de l’analyse du changement… [7]

La transition vers le développement durable

Le Rapport Meadows, déjà évoqué, abordait d’emblée ce sujet, et dès 1972, en appelant le lecteur à rejoindre les auteurs, chercheurs au MIT, dans la compréhension et la préparation en vue d’une période de grande transition (“great transition”) – la transition de la croissance vers l’équilibre global [8]. Dans leurs conclusions, les auteurs de Limits to Growth revenaient sur cette question pour exprimer leur difficulté à expliciter cette transition : nous pouvons dire très peu de chose à ce stade quant aux étapes pratiques qui, jour après jour, devront être mises en œuvre pour atteindre un état souhaitable, soutenable, d’équilibre global. Jamais le modèle mondial ni nos propres réflexions n’ont été développées suffisamment en détail pour comprendre toutes les implications de la transition qui va de la croissance à l’équilibre. Avant qu’une partie quelconque de la société mondiale ne s’engage délibérément dans une telle transition, il doit y avoir davantage de débats, davantage d’analyses précises, et de nombreuses nouvelles idées produites par beaucoup de gens différents. La société équilibrée aura à négocier les compromis provoqués par un monde limité non seulement en prenant en compte les valeurs humaines actuelles mais aussi en considérant les générations futures. Des objectifs de long terme doivent être spécifiés et des objectifs de court terme mis en concordance avec ceux-là [9]. On voit à quel point l’édifice était fragile à un moment où le concept de développement durable n’était pas encore établi sémantiquement. On n’en était pourtant guère loin si l’on se rappelle que le fondateur du Club de Rome, l’entrepreneur italien Aurelio Peccei, expliquait en 1976 que, d’une part, le concept de croissance soutenable apparaissait tandis que le concept de développement était en train de remplacer rapidement le concept de croissance… [10] La concurrence des mots sera d’ailleurs très vive avec l’idée d’écodéveloppement, chère à Ignacy Sachs et à Maurice Strong, intellectuels actifs aux Nations Unies, qui renverront eux aussi aux stratégies de la transition [11].

Le rapport Interfuturs de l’OCDE, mené quelques années plus tard sous la direction de Jacques Lesourne et conçu pour contrer Les Limites à la croissance, fera également largement appel à la notion de transition, notamment comme passage – pendant un demi-siècle au moins – entre le système énergétique en vigueur en 1978, basé sur le pétrole, et les systèmes énergétiques futurs [12]. Progressivement, bien sûr, la question de la transition énergétique [13] va devenir aussi familière que ne l’étaient les modèles de la transition démographique ou de la transition démocratique.

C’est probablement avec le rapport Brundtland du 20 mars 1987 – dont on peut souvent se demander si ceux qui en parlent l’ont lu – que l’idée d’une transition vers le développement durable va s’affirmer le plus nettement, parallèlement à des mutations plus spécifiques, énergétiques, par exemple, également présentées sous ce vocable [14]. Rappelons que le rapport, demandé à la Première ministre norvégienne par l’Assemblée générale des Nations Unies, se veut un programme global de changement, même s’il est orienté vers des stratégies de long terme en matière d’environnement. Ce texte évoque clairement la transition collective et concertée vers le développement durable.

Les mécanismes précis de la coopération internationale nécessaires pour assurer le développement durable varieront d’un secteur à l’autre et d’une institution à l’autre. Cela dit, il est indispensable que la transition vers ce développement durable soit gérée conjointement par toutes les nations du monde. L’unité des besoins de l’être humain nécessite un système multilatéral qui s’appuie sur le principe démocratique du libre consentement et qui admette que la planète, certes est une, mais que le monde aussi est un [15].

De même, le rapport considérait inconcevable qu’une transition vers un développement durable puisse être menée à bien sans que les politiques et les pratiques soient réorientées vers des objectifs de développement durable (p. 189). Les auteurs observaient que la façon de réaliser un développement durable variera selon le contexte politique et économique de chaque pays mais que malgré la diversité des mises en œuvre, plusieurs caractéristiques devraient néanmoins se retrouver dans la plupart des pays. Ainsi, les réformes institutionnelles et juridiques que la Commission Brundtland préconisait aux niveaux national, régional et international portaient sur six domaines prioritaires : aller aux sources des problèmes, s’occuper des répercussions sur l’environnement et les ressources naturelles, évaluer les risques mondiaux macro-écologiques, choisir en connaissance de cause en informant le public et en s’appuyant sur l’expertise, fournir les moyens légaux notamment en préparant sous les auspices des Nations Unies une Déclaration universelle puis une Convention sur la protection de l’environnement et le développement durable, et investir dans notre avenir en s’appuyant sur la Banque mondiale, les banques régionales de développement et le Fonds monétaire international. Prises ensemble, ces six priorités correspondent aux principales orientations de la réforme institutionnelle et juridique qui doit opérer la transition vers un développement durable. Une action concertée est désormais nécessaire dans chacune de ces directions (p. 257).

Ainsi, tout en s’inscrivant dans l’ordre institutionnel mondial ainsi que dans le cadre économique et social défini – ce qui lui sera parfois reproché [16] -, le rapport préparatif à la conférence de Rio se voulait, sinon un instrument du ruptures, un outil de changement et de réorientation des politiques aux différents niveaux de gouvernance. La définition systémique qu’il donnait du développement durable en constituait le levier essentiel même si le concept fut bien vite caricaturé dans un triptyque stérilisant.

Après Stockholm (1972), Nairobi (1982), Rio (1992), Johannesburg (2002), Rio à nouveau (2012), quarante ans de suivi des Sommets de la Terre, un certain désenchantement s’installe progressivement chez les uns, s’accroît chez les autres. Comme le rappelait Pierre Calame à Paris, en paraphrasant les textes qu’il a écrits, les changements introduits jusqu’à présent ne sont pas à l’échelle des défis qui nous attendent. Pour les concevoir et les conduire, il faut oser mettre en question les concepts, les acteurs et les politiques qui ont été élaborés au cours des deux derniers siècles [17]. Selon le président de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme, il nous faut changer de concept et passer de l’économie à l’œconomie, c’est-à-dire à l’art de gérer les ressources rares au profit de l’humanité. L’œconomie désigne exactement le contenu de la grande transition. A maints égards, la nouvelle économie que nous devons créer pour le XXIème siècle ressemble beaucoup, mais à une échelle globale, à celle qui se déployait dans les siècles passés à une échelle locale, aux situations que nous connaissions avant la révolution industrielle, à l’époque où chaque communauté locale devait veiller à préserver sa viabilité à long terme dans un contexte de ressources naturelles limitées. Ainsi, l’œconomie suppose de parvenir à un véritable équilibre entre les individus, les sociétés et entre l’humanité et la biosphère [18].

Le mérite majeur de la réflexion conceptuelle de Pierre Calame est de montrer que le résultat de la transition bien plus qu’une économie d’une nature nouvelle. Est-ce une économie teintée d’écologie ou unie à celle-ci comme pourrait le suggérer le terme économie écologique ? Elie Faroult en a proposé une définition rédigée par Aurélie Maréchal, économiste et conseillère d’un eurodéputé écologiste belge : l’économie écologique est une approche originale de l’économie qui a la particularité de tenir compte des limites naturelles de la planète et de la réalité sociale dans ses analyses et équations. Par son approche radicalement différente des théories économiques classiques, l’économie écologique – souvent présentée comme une “transdiscipline” – propose un cadre théorique et des outils analytiques pour comprendre, analyser et créer les conditions d’un futur soutenable pour tous [19].

Cette définition est interpellante à deux égards. Le premier est que la fonction affirmée de la chercheuse qui l’a produite nous renvoie dans le champ idéologique des partis politiques. Certes, il existe un écologisme scientifique comme il existe un marxisme scientifique mais convenons que, dans un cas comme dans l’autre, cela ne favorise pas l’adhésion unanime des acteurs au modèle qui serait défendu. C’est une remarque qui fut entendue à Paris, tout en rappelant dans le même temps que Madame Brundtland n’était pas, non plus, apolitique. Le second aspect nous ramène au modèle lui-même d’un futur souhaitable pour tous et à cette question existentielle de savoir si cet avenir existe de fait, en lui-même, voire scientifiquement [20]. A force d’entendre et de lire à tout vent le messianique Jeremy Rifkin, on pourrait s’en convaincre [21]. Ajoutons la question de savoir si l’on se trouve toujours dans le champ de l’économie ou bien si, comme nous y invitait Pierre Calame et Paul-Marie Boulanger [22], nous abordons la question du changement sociétal, la question systémique de la transition sociétale [23].

Une transition sociétale vers un modèle qui reste à imaginer ?

C’est à l’initiative du think tank européen Pour la Solidarité et du ministre wallon de l’Économie, des Technologies nouvelles et de l’Enseignement supérieur que cette réflexion entamée à Paris a pu se poursuivre – au moins dans mon esprit – ce 8 mai 2013 à Liège. En ouverture du colloque consacré à l’économie sociale : l’avant-garde pour une société en transition, le ministre Jean-Claude Marcourt notait judicieusement que tout le monde parle de transition, mais avec des significations différentes. De même, posait-il la question de savoir quel est le prix que nous sommes prêts à payer pour passer d’une économie productiviste à une situation plus respectueuse de l’environnement et où les émissions de carbone sont considérablement réduites.

La réponse de l’économiste Sybille Mertens, titulaire de la Chaire Cera en Social Entrepreneurship à HEC-Université de Liège, était volontariste, pour souligner à la fois que nous sommes responsables de la manière dont le système fonctionne, que nous avons des marges de manœuvre mais que nous devons toutefois reconnaître que le système économique de marché est incapable de répondre aux inégalités, ni de gérer le bien commun ou ses externalités. S’appuyant sur le cadre théorique du Management de la Transition, notamment sur les travaux du réseau hollandais Knowledge Network for system Innovations and Transitions [24], la professeure Mertens doutait que des transformations à la marge, fondées notamment sur l’économie sociale, puissent avoir des effets suffisants pour permettre d’atteindre une société durable et observait que la reconfiguration du système capitaliste est probablement nécessaire. Cette reconfiguration ne peut passer que par la construction d’une vision partagée d’un avenir alternatif souhaitable… Cette tension entre développement durable et l’économie de marché était palpable aussi chez les acteurs invités à témoigner dans une table ronde. Coordinateur de l’asbl Barricade et membre actif du collectif Liège en transition, Christian Jonet rappelait que la notion de transition éveille des imaginaires différents et qu’il paraît vain d’évoquer la résilience, la croissance stationnaire ou la transition juste quand, finalement, le système économique capitaliste ne connaitrait que deux évolutions possibles : la croissance ou l’effondrement… Se basant sur l’analyse de Tim Jackson [25], il estimait que l’on ne sait pas où on va mais que lorsqu’on y sera arrivé, le capitalisme sera probablement tellement transfiguré qu’on ne le reconnaîtra plus. Coordinatrice de la Cellule RISE (Réseau intersyndical de sensibilisation à l’environnement) à la FGTB wallonne, Lydie Gaudier se référait elle aussi au modèle de l’auteur de Prosperity without Growth pour revendiquer des normes sociales et environnementales suffisantes mais en s’en distanciant pour observer que la société est aujourd’hui dans une situation défensive, inconfortable, avec un sentiment d’impuissance face aux enjeux mondiaux : l’utopie attendue tarde à se dessiner, on cherche le projet de société commun et il faut reconnaître qu’on ne sait pas de quoi sera fait le modèle nouveau, même si on peut y mettre quelques balises telles que bien commun ou contrôle public. Lydie Gaudier concluait avec raison que, face à la mondialisation, l’investissement dans des projets locaux rend du pouvoir aux acteurs. Sébastien Perreau, secrétaire général de ConcertES, la plateforme de l’économie sociale en Wallonie et à Bruxelles, s’interrogeait sur les rapports entre le capitalisme et la démocratie, et en particulier sur le type de capital compatible avec le développement durable dans une logique de transition. Notons que savoir si le développement durable renouvelle ou met en cause le capitalisme, est une question essentielle que deux chercheurs, Sandrine Rousseau et Bertrand Zuindeau, posaient déjà en juin 2007 [26]. Organisateur de la journée, l’économiste Denis Stokkink, président de Pour la Solidarité, qui a dirigé le rapport qui était présenté sur l’économie sociale et la transition [27], a conclu par l’absence de vision globalisante anticipant l’aboutissement d’un processus de transition. Comme il l’a bien indiqué, ce travail reste à faire par les acteurs, en pratiquant l’intelligence collective aux différents niveaux et avec l’appui des prospectivistes et des experts, non tant pour explorer mais pour co-construire l’avenir.

Ce questionnement sur la transition et l’économie sociale et ce tour de table étaient saisissants. En quelques formules, les participants du tour de table à Liège ont cerné, complémentairement au panel de prospectivistes réunis à Paris, la difficulté d’échapper à la trajectoire catastrophiste dans laquelle nous enferment les menaces qui pèsent sur la planète. Il a montré aussi l’importance, comme le remarque Jean-Pierre Le Goff, de réinscrire le pays, l’Europe, le monde, dans un récit historique [28]. Le monde durable, soutenable, viable est à construire. Certes, il devra être fait d’équilibre et d’harmonie, prendre en compte les limites des ressources, être parcimonieux et plus équitable. Mais, concrètement, tout reste à déterminer et probablement à redéfinir [29]. Il importe de le faire ensemble, en sortant du chemin qui se trace de lui-même, par le dialogue, et en toute liberté. En trouvant les voies politiques qui dépassent les débats idéologiques [30] , en générant un accord, comme l’indique Pierre Calame, sur des principes éthiques globaux et des textes fondateurs permettant de construire une communauté mondiale. Thierry Gaudin y apporte d’ailleurs sa pierre en contribuant à une nouvelle Déclaration des droits de l’homme et de la nature qui prenne en compte l’impératif du vivant [31]. Ainsi, la question de la transition vers le développement durable est-elle avant tout, une question de gouvernance, idée qui constituait la conclusion du séminaire parisien. Non dans le sens de la dégradation du gouvernement, y notait Françoise Roure, présidente de la section “Technologies et Société” du Conseil général des Technologies de l’Information, mais dans le sens de partage du pouvoir avec les acteurs.

Qu’attendons-nous encore pour avancer à la vitesse supérieure ? Probablement moins d’idéologie et davantage de jeu collectif et d’horizon commun.

Philippe Destatte

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[1] Philippe DESTATTE, Qu’est-ce que la prospective ?, Blog PhD2050, 10 avril 2013, http://phd2050.org/2013/04/10/prospective/

[2] Maurice LACHÂTRE, Dictionnaire français illustré, p. 1453, Paris, Librairie du Progrès, 1890. – Maurice GODELIER, La théorie de la transition chez Marx, dans Sociologie et société, vol. 22, 1, 1990, p. 53-81. – Sur la vigueur du débat, voir par exemple Maurice DOBB, Christopher HILL, Paul SWEEZY e.a., Du féodalisme au capitalisme, Problème de la transition, Paris, Maspero, 2 vol. , 1977.

[3] M. GODELIER, La théorie de la transition chez Marx…, p. 57. Il faut noter que, dans le même article, Maurice Godelier indique en introduction – nous sommes en 1990, c’est-à-dire dans une période pendant laquelle on évoque la transition des anciens pays de l’Est, dits socialistes, vers l’économie de marché – ce qu’on désigne alors par transition : une phase très particulière de l’évolution d’une société, la phase où celle-ci rencontre de plus en plus de difficultés, internes et / ou externes, à reproduire le système économique et social sur lequel elle se fonde et commence à se réorganiser, plus ou moins vite ou plus ou moins violemment, sur la base d’un autre système qui finalement devient à son tour la forme générale des conditions nouvelles d’existence.

[4] M. GODELIER, op. cit., p. 72.

[5] voir par exemple Frédérick-Guillaume DUFOUR, Les débats de la transition au capitalisme : une défense de l’approche qualitative, dans Cahiers de recherche sociologique, Janvier 2008, n°45, p. 73-91.

Cliquer pour accéder à 1002500ar.pdf

[6] Joseph E. STIGLITZ, Globalization and its Discontents, New York, WW Norton & Cie, 2002. – J. STIGLITZ, La Grande désillusion, p. 219sv, Paris, Fayard, 2002.

[7] Philippe BERNOUX, Sociologie du changement dans les entreprises et les organisations, p. 22-23, Paris, Seuil, 2010.

[8] Donella H. MEADOWS, Dennis L. MEADOWS, Jørgen RANDERS, William W. BEHRENS III, The Limits to Growth, A report of the Club of Rome’s Project on the Predicament of Mankind, p. 24, New York, Universe Books, 1972.

[9] Ibidem, p. p. 180.

[10] Aurelio PECCEI, La qualité humaine, p. 258-261, Paris, Stock, 1976.

[11] Ignacy SACHS, La troisième rive, A la recherche de l’écodéveloppement, p. 251sv , Paris, Bourin, 2007. – Ignacy SACHS, Le Développement durable ou l’écodéveloppement : du concept à l’action, Paris, 1994. – I. SACHS, Stratégies de l’écodéveloppement, Paris, Édtions ouvrières, 1980. – L’écodéveloppement, Stratégies de transition vers le XXIème siècle, Paris, Syros, 1993.

[12] INTERFUTURS, Face aux futurs, Pour une maîtrise du vraisemblable et une gestion de l’imprévisible, p. 28, Paris, OCDE, 1979. Voir à ce sujet : Ph. DESTATTE, Foresight: A major tool in tackling sustainable development, TFSC, 77, 2010, p. 1575-1587. http://www.institut-destree.eu/Documents/Chantiers/ID-EP-2010/EP_A09_PhilippeDestatte-Prospective_Outil_Developpement_durable_2010-04-27.pdf

[13] WORLD BANK, The Energy Transition in Developing Countries, Washington, DC,  1983. – N.J.D. LUCAS, The Influence of Existing Institutions on the European Transition from Oil, The European, p. 173-89, 1981.

[14] La Première ministre norvégienne considérait par ailleurs qu’il fallait voir dans les années à venir une période de transition, faisant suite à une période où l’on a fait un usage abusif de l’énergie (p. 137), elle évoquait ceux qui voient dans leur capacité nucléaire actuelle une nécessité pendant une période de transition limitée en attendant une solution de rechange plus sécuritaire (p. 150). Harlem Gro Brundtland avait perçu dans la chute des prix du pétrole un risque de voir réduire les investissements dans les énergies renouvelables, les procédés industriels, les véhicules de transport et les services à haut rendement énergétique. La plupart, écrivait-elle, sont nécessaires pour faciliter la transition vers un avenir plus sûr et plus stable de l’énergie, au-delà de ce siècle. Seule une action constante et de longue durée permettra d’atteindre cet objectif (p. 161). Le rapport Brundtland envisageait également un scénario de basse consommation énergétique permettant de maintenir le niveau de services tout en mobilisant la moitié de l’énergie primaire alors utilisée. Pour atteindre cet objectif, le texte appelait à de profonds remaniements socio-économiques institutionnels. Ces efforts donneraient le temps de mettre sur pied de vastes programmes portant sur les sources d’énergie renouvelables et d’assurer la transition vers une ère énergétique plus sûre, plus durable (p. 162). Harlem Gro BRUNDTLAND, Notre avenir à tous, New York, Nations Unies, 1987.

[15] Harlem Gro BRUNDTLAND, Notre avenir à tous, New York, Nations Unies, 1987.

Cliquer pour accéder à rapport_brundtland.pdf

[16] Catherine FIGUIERE et Michel ROCCA, Un développement véritablement durable : quelle compatibilité avec le capitalisme financier ? Intervention au colloque La problématique du développement durable vingt ans après : nouvelles lectures théoriques, innovations méthodologiques et domaines d’extension, Lille, Novembre 2008.

http://creg.upmf-grenoble.fr/servlet/com.univ.collaboratif.utils.LectureFichiergw?ID_FICHIER=1343379276182

[17] Pierre CALAME, Les leviers de la grande transition économique, Traduction française du texte Leverage points for the great transition in the field of economy, Note de réflexion, Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme, 29 mars 2011, 11 pages (bip 4267), p.3.

[18] Ibidem, p. 6 et 10.

[19] Aurélie MARECHAL, Économie écologique, Principes de bases, dans Revue Etopia, n°8, Autour de Tim Jackson, Inventer la prospérité sans croissance, 27 janvier 2011, p. 137-148.

[20] Cette question est d’autant plus nécessaire qu’Aurélie Maréchal précise que l’économie écologique a comme point de départ une vision du monde qualifiée de pré-analytique par Herman Daly, concevant l’économie comme un sous-système ouvert d’un système fermé, l’écosystème (op. cit., p. 138).

[21] Jeremy RIFKIN, La Troisième Révolution industrielle, Comment le pouvoir latéral va transformer l’énergie, l’économie et le monde, Paris, LLL, 2011.

[22] voir Paul-Marie BOULANGER, Une gouvernance du changement sociétal : le transition management, dans La Revue nouvelle, 2008, n°11, p. 61-73. P-M Boulanger note que dans le Transition Management, la transition est définie comme un processus de transformation au cours duquel un système complexe passe d’un état d’équilibre dynamique (un régime) à un autre régime. De façon générale, cette transition résulte de l’apparition de multiples changements qui se produisent simultanément à différents niveaux  et dans différents secteurs de la société (la technologie, l’économie, les institutions, les comportements, la culture, l’écologie…) et qui se renforcent et s’amplifient mutuellement jusqu’à entraîner – en cas de transition réussie – une configuration globale du système (p. 61-62). – Aurélien BOUTAUD, La transition : l’après-développement durable, dans M3, Grand Lyon-Prospective, n°4, Hiver 2012-2013, p. 16-19. – Vicky DE MEYERE & Peter TOM JONES, Terra Reversa, De Transitie naar Rechtvaardige Duurzaamheid, EPO-Jan Van Arkel, 2009.

[23] Miklos ANTAL, Jeroen C.J.M. van den BERGH, Macroeconomics, financial and the environment: strategies for a sustainability transition, in Environmental Innovation and Societal Transitions, 6 (2013) p. 47-66. – Marina FISCHER-KOWALSKI and Jan ROTMANS, Conceptualizing, observing, and influencing social–ecological transitions in Ecology and Society 14 (2), 2009, 3. http://www.ecologyandsociety.org/vol14/iss2/art3/

[24] Knowledge Network for System Innovations and Transitions, http://www.ksinetwork.nl/home

[25] Tim JACKSON, Prosperity without Growth, Economics for Finite Planet, London, Earthscan, 2009. – Voir aussi Prosperity without Growth ? The transition to a sustainable economy, London, UK Sustainable Commission, 2009.

[26] Sandrine ROUSSEAU et Bertrand ZUINDEAU, Théorie de la régulation et développement durable, dans Revue de la Régulation, Capitalisme, Institutions, Pouvoirs, n°1, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, Juin 2007.

http://regulation.revues.org/1298?&id=1298

[27] Denis STOKKINK dir., La transition : un enjeu économique et social pour la Wallonie, Bruxelles, Pour la Solidarité, Mars 2013.

[28] Jean-Pierre LE GOFF, Réinscrire le pays dans un récit historique, dans Millénaire 3 (M3), Société urbaine et action publique pour penser les mutations, Hors-Série, Grand Lyon – Prospective, Avril 2013, p. 5-13.

[29] Isabelle CASSIERS dir., Redéfinir la prospérité, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2013.

[30] Les sciences sociales sont toujours plus ou moins entachées de prise de position idéologique et c’est particulièrement vrai en ce qui concerne les écrits sur l’environnement, car toute réaction dans ce domaine suscite forcément l’action de larges couches de la population. Ignacy SACHS, Pour une économie politique du développement, p. 289, Paris, Flammarion, 1977.

[31] Thierry GAUDIN, L’impératif du vivant, coll. Géographie du futur, p. 271sv, Paris, L’Archipel, 2013.