Quatre portes à ouvrir pour optimiser l’action publique
Namur, le 4 mai 2014
La contraction annoncée des finances publiques constitue aujourd’hui un enjeu majeur pour de nombreux territoires et régions. Les mois qui viennent en France et ceux qui suivront le 25 mai 2014 en Wallonie vont probablement imposer un tournant majeur dans les politiques publiques. Le risque est grand de voir les dépenses faire l’objet de logiques de pure rationalisation plutôt que d’optimisation stratégique. Certes, ces deux volontés visent l’efficience, l’efficacité à un coût optimal. Mais la première consiste trop souvent à utiliser des procédures de calcul économique et d’organisation du travail pour limiter linéairement et drastiquement les dépenses publiques et donc, souvent, la qualité des services. La seconde, l’optimisation stratégique, tend à créer les meilleures conditions de fonctionnement des services pour atteindre les finalités de l’action publique ainsi que les objectifs stratégiques et opérationnels qui y sont liés.
La nuance est plus qu’importante : elle est fondamentale. Notre préférence va, sans aucun doute, à la seconde. En effet, en s’attachant à créer les meilleures conditions de fonctionnement des services, l’optimisation stratégique s’inscrit, comme et avec la prospective, dans une logique d’apprentissage en double boucle, c’est-à-dire en s’interrogeant sur le pourquoi et pas seulement sur le comment du système, donc en retournant aux finalités, aux objectifs ultimes de l’action, ainsi qu’en s’interrogeant sur la place et le rôle respectif des acteurs du système. Ainsi, de manière tout à fait concrète, un effort d’optimisation stratégique d’un service public s’enclencherait par l’ouverture successive de quatre portes :
– celle de la vision globale dans lequel il inscrit son action, des enjeux auxquels il doit répondre, ce qui apportera aux fonctionnaires de ce service public la compréhension de la mission ou des missions à laquelle ou auxquelles ils participent mais aussi de la direction vers laquelle évoluera ce service public ;
– celle de leur positionnement clair au sein du système et dans la chaîne de valeur, ce qui renforcera considérablement leur reconnaissance ;
– celle de l’adéquation des moyens et processus de la mise en œuvre avec les objectifs et les tâches des stratégies qui leur sont confiées, ce qui leur donnera la confiance ;
– celle de l’évaluation des politiques publiques mais aussi de l’action et du fonctionnement de l’administration, ce qui augmentera l’imputabilité, ce que les Anglo-saxons appellent l’accountability, le rendre-compte.
1. La porte de la compréhension
La question de la compréhension par les fonctionnaires de leur rôle dans la société actuelle est aujourd’hui centrale, me disait l’un d’entre eux, et est identifiée comme l’une des principales causes de la démotivation : “pourquoi et pour qui travaille-t-on” sont des questions auxquels les agents ont souvent du mal à répondre…
L’analyse systémique et sa modélisation, tels que théorisés par Jean-Louis Le Moigne, constituent des outils incomparables pour comprendre le fonctionnement d’une organisation, de son environnement, de son évolution, de sa structure, de son activité et, le plus important, de ses finalités [1]. Cette approche fixe le cadre dans lequel la prospective peut déployer ses méthodes pour faire émerger les enjeux de long terme et définir les finalités qui donneront le ton de la vision de l’organisation. Les enjeux, formulés avec soin comme autant de questions complexes, ouvrent les questionnements nécessaires pour définir des alternatives et identifier les missions, les objectifs, les actions les plus pertinentes ainsi que les plus cohérentes. Finalités et vision sont déterminantes pour donner le sens à l’action entreprise ou à entreprendre. On cherche souvent en vain la vision d’un conseil régional, d’un exécutif ou d’une administration territoriale. Plus souvent encore, poser la question de la vision qui est la leur paraît terriblement incongru aux élus ou aux fonctionnaires que l’on a en face de soi. De même, une meilleure compréhension par les fonctionnaires de leur(s) mission(s) passera obligatoirement par une définition précise de la vision future du territoire pour lequel ils travaillent. On oublie généralement que les moyens s’organisent selon les fins et non le contraire. Mais cela impose, évidemment, que les fins soient exprimées, perçues, rendues explicites. Le sociologue Erhard Friedberg nous a effectivement appris à considérer d’un même regard, confondu dans un même système, le monde des organisations et celui de l’action collective. Il n’y a en réalité pas d’action collective un tant soit peu durable qui ne produise un minimum d’organisation et qui ne génère à terme un noyau organisationnel plus ou moins formalisé, autour duquel “s’organisera” la mobilisation et pourront s’agréger les intérêts [2].
2. La porte de la reconnaissance
Interrogé par des Cabinets ministériels sur des stratégies à mener, combien de fois n’avons-nous pas, en réponse préalable, posé la question de savoir ce qu’en pense l’Administration ? Sans bien entendu recevoir de réponse parce que l’Administration, comme nous le préjugions, n’avait pas été consultée sur la question, n’étant pas jugée digne de l’être. La reconnaissance des acteurs révèle et valorise le travail de chacun, même le travail apparemment modeste mais fondamental au fonctionnement de la chaîne de valeur. Cette reconnaissance passe par l’identification de tous les acteurs de l’environnement. Leurs jeux, leurs trajectoires, le cheminement du système tout entier, sont particulièrement éclairants pour positionner de manière optimale la mission de l’organisation et l’action de ses membres dans l’évolution de ce système.
La reconnaissance précède la connaissance notait justement le prospectiviste Thierry Gaudin qui relevait qu’un système neuronal ne s’occupe pas de tout tout le temps mais qu’il est allumé sélectivement selon les moments et surtout selon ce qu’il a en face de lui comme stimuli et comme travail à faire [3]. L’activation est donc fondamentale. Elle se fait par l’expression de l’enjeu mais aussi par un mécanisme de prise en charge : l’enjeu est confié, ce qui implique la responsabilisation, l’empowerment (l’autonomisation), le commitment (l’engagement). Soyons conscients que, dans un contexte de démobilisation d’une fonction publique trop souvent méprisée – que l’on pense à l’enseignement notamment ! –, il s’agit aussi de lutter contre la “déresponsabilisation”.
La reconnaissance de l’acteur passe également par celle de la compétence. Lors d’un récent travail sur le rôle des provinces, et en particulier de la Province du Hainaut, dans la dynamique des territoires, les rapporteurs de la démarche ont pu parler d’une véritable légitimité de compétences. Celle-ci se fonde sur le respect et la valorisation des techniques, des tours de main, de l’expérience, de la créativité, de la capacité d’initiative, mais aussi de l’indépendance, de l’affranchissement du politique et du souci de l’intérêt général et du bien commun. Ces compétences ne sont évidemment pas figées : elles sont évolutives, tournées vers les nouveaux et futurs métiers, portées vers l’innovation dans le respect d’une certaine continuité de pratiques et de savoir-faire, ouvertes à une polyvalence réelle et fondées sur une nouvelle rationalité. Cette dernière, notait Pierre Calame, associe une finalité, un mode d’allocation et d’organisation des moyens mobilisés pour fonder une logique d’action. Et le directeur général de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’Homme concluait que par les effets qu’elle produit sur le changement de la société, l’efficacité de l’action publique légitime ou dé-légitime le pouvoir aux yeux des citoyens, tout autant que sa légalité [4].
3. La porte de la confiance
La confiance est d’abord née de l’adéquation des moyens et processus de la mise en œuvre avec les objectifs et les tâches des stratégies qui sont confiées à l’acteur concerné. C’est la précarité, l’incertitude, l’instabilité qui génèrent la méfiance.
La confiance se gagne aussi par la (re)formulation d’un mandat clair. Lors d’un séminaire conjoint de l’Institut national d’Etudes territoriales (INET) et du Centre national de la Fonction publique territoriale (CNFPT), tenu en 2012, le professeur à l’Euro Institut Kehl-Strasbourg (Ecole des Sciences administratives) Gernot Joerger mettait en évidence les objectifs du Lean Management (Gestion optimisée [5]) appliqués à la fonction publique, sur base de son expérience en Bade-Wurtemberg. Ces objectifs constituent une véritable conduite du changement, assez éloignée des logiques de cures d’amaigrissement administratif que d’aucuns imaginent : une optimisation permanente des structures et des processus, la réduction des niveaux hiérarchiques, une diminution des césures dans les processus de décision, le développement du travail en équipe sans hiérarchie, une utilisation optimale des potentiels des personnels [6]. Tous ces objectifs contribuent, à nos yeux, à un renforcement des ressources de la fonction publique – en particulier des ressources intellectuelles. Renforcer ces ressources, c’est d’abord adapter les acteurs et agents aux nouveaux métiers. C’est ensuite, augmenter la performance des services. Mais, c’est surtout, enfin changer de centre de gravité dans le système. Contrairement à une tendance en cours qui consiste trop souvent à écarter l’Administration vers la périphérie, il s’agit de la replacer au cœur du système politique et étatique. A la fois en amont, pour la préparation de la décision, et en aval, pour sa mise en œuvre. Par souci d’appropriation, bien sûr, mais pas seulement. Par souci également de la qualité de la décision.
4. La porte de l’imputabilité
Plutôt que d’y voir – comme on le fait trop souvent – un dispositif qui conduit à un jugement, dans une logique de “nouvelle gouvernance” et de “nouvelles” politiques publiques territoriales [7], il faut d’avantage concevoir l’évaluation comme un processus d’apprentissage collectif destiné à construire une analyse. Celle-ci permettra d’améliorer l’information et favorisera l’appropriation de la politique menée. L’évaluation permettra surtout d’améliorer la prise de décision future, en la fondant sur des expériences et des bases nouvelles, et en étant plus attentif à l’affectation des ressources ainsi qu’à la durabilité (efficacité, efficience, cohérence, impacts, etc.) des actions menées.
Les fondements de l’évaluation démocratique sont la participation et l’indépendance. Participation des bénéficiaires des politiques menées bien entendu, mais aussi participation des organismes porteurs des mesures évaluées. Donc de l’administration elle-même qui doit être la partenaire sinon le moteur de cette évaluation, même et surtout si elle est conduite par un évaluateur externe. Indépendance de celui qui pilote l’évaluation partenariale, à l’égard de l’administration mais aussi du politique. A cet égard, il faut toujours regretter que, compte tenu du rôle important que le gouvernement wallon lui assigne en matière d’évaluation des politiques régionales, l’IWEPS n’ait toujours pas été libéré de son statut de pararégional de type A. En effet, le rôle déterminant que joue le ministre-président – et donc son Cabinet – dans la gestion de l’institution continue à jeter une suspicion de principe sur l’indépendance de cet institut malgré les préjugés favorables dont bénéficie son administrateur général ainsi que la déontologie qui, sans aucun doute, anime les chercheuses et les chercheurs qui y travaillent.
Conclusion : la recherche d’une ligne idéale, celle de l’intelligence
Après avoir fait son entrée dans les administrations nationales et fédérales [8], le Lean Management suscite l’intérêt des élus et de la fonction publique régionale et territoriale, dans un contexte de contraction budgétaire manifeste. Des critiques ont été adressées à ce type de gestion appliqué à la fonction publique [9]. Il faut pouvoir les entendre et les rencontrer, car il n’existe aucune pratique universelle qui n’ait été adaptée et ajustée aux réalités locales. D’ailleurs, on peut lire la démarche de Lean Management de manière différente à l’instar des traductions qui en sont données. Gestion allégée, riche, frugale, sans gaspillage, certes, mais aussi ligne idéale. Cette dernière formulation rend probablement le mieux l’idée d’optimisation. Optimisation par plus de participation. Optimisation vers plus d’intelligence.
Optimisation par la participation, car, en convoquant à nouveau Friedberg, aucune organisation, aussi “utilitaire” soit-elle, ne peut se passer de l’enthousiasme et de l’investissement de ses membres, comme les excès du taylorisme et la redécouverte de la “culture d’entreprise” au cours des dix ou quinze dernières années nous l’ont bien fait comprendre [10].
Mais aussi optimisation vers plus d’intelligence, car implanter de nouvelles méthodes de gouvernance et de gestion – nous en avons fait l’expérience avec l’évaluation, la prospective et la contractualisation des politiques publiques – n’est pas innocent. Ces démarches n’ont de sens que si elles sont relues et reformatées à l’aune des territoires et des organisations qui s’en saisissent. C’est, du reste, ce que les grands bureaux de consultants internationaux ont souvent du mal à comprendre. La Normandie, le Nord-Pas-de-Calais ou la Wallonie ne sont ni la Californie, l’Ontario ou le Yamagata. La fonction publique territoriale française ou le Service public de Wallonie ne sont ni Toyota ni Motorola. Comme l’indiquaient les conclusions du débat tenu au CNPFT sur ce sujet en mars 2012, cette démarche doit se comprendre comme un projet global et sur le long terme visant à placer les personnels au centre du dispositif afin d’imposer le travail “intelligent“ au sein de collectifs à construire de toutes pièces [11].
Travailler avec les acteurs pour progresser ensemble, essayer de faire mieux pour atteindre des objectifs de long terme constituent des principes que l’on peut théoriquement appliquer partout. Mais chaque endroit, chaque territoire, chaque organisation, comme chaque femme et chaque homme est unique. Et ils ont droit, chacune et chacun, à la compréhension, à la reconnaissance, à la confiance, à l’imputabilité.
Philippe Destatte
[1] Jean-Louis LE MOIGNE, La théorie du système général, Théorie de la modélisation, coll. Les Classiques du Réseau Intelligence de la Complexité, 2006. http://www.mcxapc.org.
[2] Erhard FRIEDBERG, Le pouvoir et la règle, Dynamiques de l’action organisée, p. 23-24, Paris, Seuil, 1997.
[3] Thierry GAUDIN, De la reconnaissance à l’intelligence collective, dans Fabienne GOUX-BAUDIMENT, Edith HEURGON et Josée LANDRIEU, Expertise, débat public : vers une intelligence collective, p. 341-342, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2001.
[4] Pierre CALAME, La démocratie en miettes, Pour une révolution de la gouvernance, p. 159, Paris, Descartes & Cie, 2003.
[5] Le Lean Management (ou Gestion optimisée) est un mode de gestion participative, d’accompagnement et de conduite du changement, utilisé dans les entreprises, les organisations ou les administrations, qui implique les acteurs (personnels, cadres, bénéficiaires, etc.) dans des processus d’amélioration de la qualité des services et d’optimisation de leur fonctionnement.
[6] Gernot JOERGER, Lean Management et optimisation des processus dans l’administration communale allemande, Retour d’expériences, INET-CNFPT, 28 mars 2012. G. Joerger y définit le Lean Management comme l’ensemble des principes, méthodes et procédures, destinés à renforcer l’efficience de l’ensemble de la chaïne de valeur dans le cadre de la prestation d’un service ou de la production de biens. – Voir aussi : James P. WOMACK, Daniel T. JONES, Daniel ROOS, The Machine that changed the World, New York, Rawson, 1990. – Ib. Le Système qui va changer le monde, Paris, Dunod, 1992. – J. WOMACK and D. JONES, Lean Thinking, London, Simon & Schuster, 2003. – Michael BALLE & Godefroy BEAUVALLET, Le Management Lean, Montreuil, Pearson, 2013.
[7] Yves CHAPPOZ et Pierre-Charles PUPION, Une nouvelle gouvernance et de nouvelles politiques publiques territoriales, dans Gestion et Management public, 2013/4, vol. 2/n°2, Décembre 2013 – Janvier 2014, p. 1-4.
[8] Manager autrement : le lean management, Dossier documentaire, Centre de Ressources documentaires de l’INET-CNFPT, 28 mars 2012. – Le “Lean”, facteur de réussite, dans Transformation(s), La Lettre de la DGME, n°3, Septembre 2010. – Voir aussi les expériences fédérales belges Lean Academy et Optifed du SPF Mobilité et transport :
http://www.fedweb.belgium.be/fr/formation_et_developpement/lean_academy/#.U0V69MfPvYA
[9] Voir notamment par le Cercle de la Réforme de l’Etat où les critiques portent sur une vision simplificatrice du travail, une perversion du désir de participation et d’autonomie, une manipulation du langage, les méfaits du toyotisme, une instrumentalisation de l’usage, un détournement des valeurs de service public. On pourrait y ajouter la difficulté d’évaluer le coût d’une politique publique, la difficulté de distinguer les coûts directs et indirects, les dépenses et les charges. Patrick GIBERT, Peut-on calculer le coût d’une politique publique ? Université Paris Ouest Nanterre La Défense, CERIMES, 26 octobre 2012, aimablement communiqué par Bernadette Mérenne http://www.canal-u.tv/video/canal_aunege/peut_on_calculer_le_cout_d_une_politique_publique.10414 – Esben RAHBEK, Gjerdrum PEDERSEN & Mahad HUNICHE, Determinants of Lean Success and Failure in the Danish Public Sector: A Negotiated Order Perspective, in International Journal of Public Sector Management, vol. 24, no 5, 2011, p. 403-420. Lean is not beyond reproach and its definition, use, and impacts remain much debated (…) p. 405.
[10] E. FRIEDBERG, Le pouvoir et la règle…, p. 24.
[11] Peut-on manager autrement dans l’Administration avec le Lean Management ?, INET-CNFPT, 28 mars 2012, p. 6.