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Histoire

Mons, le 10 septembre 2025

 

Envole-toi bien loin de ces mIAsmes morbides ;

Va te purifier dans l’air supérieur,

Et bois, comme une pure et divine liqueur,

Le feu clair qui remplit les espaces limpides [1].

 

L’intelligence artificielle (IA) ment effrontément. C’est un constat que, après d’autres [2], je dois bien poser ici à la suite d’une expérience menée après deux ans d’utilisation raisonnable, marquée par un enthousiasme prudent. J’utilise actuellement AI Chat Online payant de OpenAI sous macOS. Ce système est basé sur GPT-4 (Generative Pre-trained Transformer 4). Il se définit lui-même comme un modèle avancé d’intelligence artificielle capable de comprendre et de générer du texte en langage naturel.

Pour des raisons pédagogiques, en période de rentrée scolaire et académique ou dans des séminaires en entreprise ou institutions, j’introduis depuis toujours mes cours et exposés, tant en histoire qu’en prospective, par une leçon d’heuristique et donc de critique des sources. Cependant, comme le soulignait Caroline Muller, maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Rennes, la chercheuse et le chercheur ne doivent plus seulement s’attacher à la critique de la source découverte, mais aussi élucider les logiques de découvertes de la source [3] .

Nul doute que cette expérience sera partagée avec mes étudiantes et étudiants, autant qu’avec mes collègues [4].

 

1. Des extraits précis d’un ouvrage de référence

L’expérience est la suivante. Je demande à OpenAI comment deux auteurs définissent un concept auquel je m’intéresse pour un travail portant sur la gouvernance, en référence à des travaux scientifiques et en précisant l’ouvrage de référence de ces auteurs.

Comme toujours, l’IA me répond immédiatement et de manière circonstanciée, en ouvrant le concept sur plusieurs dimensions et en commentant ces différentes configurations par quelques lignes, avant de faire un résumé de trois points renvoyant à l’ouvrage de référence cité initialement. À ma surprise, l’IA ajoute : si vous le souhaitez, je peux aussi vous fournir des extraits précis ou resituer cette définition dans le cadre plus large de leur analyse sur les réformes de la fonction publique.

Ma surprise vient du fait que l’ouvrage, publié aux presses d’une université très connue internationalement, n’est pas en accès public et a été édité voici moins de dix ans.

Curieux, je réponds donc positivement à la proposition de me fournir les extraits en demandant de me transmettre le référencement des pages.

L’IA me répond immédiatement en me communiquant trois extraits précis de l’ouvrage de référence, entre guillemets, avec renvois à la page du livre pour chacun d’entre eux. Dans le même temps, OpenAI propose de me fournir d’autres extraits ou un résumé plus détaillé.

Comme les extraits sont en français et que l’ouvrage a été publié dans la langue de Shakespeare, je demande alors à l’IA de me les communiquer dans la version originale en anglais. Ce qu’elle fait immédiatement :

Excerpt 1 – titre, page.

 » (…) « ;

Excerpt 2 – titre, page.

 » (…) « ;

Excerpt 3 – titre, page.

 » (…) « .

tout en ajoutant :

N’hésitez pas si vous souhaitez d’autres citations ou une contextualisation plus précise.

Je devrais être ravi. En réalité, je suis sceptique. Je commande l’ouvrage de référence en question que je reçois quelques jours plus tard.

 

Photo Dreamstime – Aleksandar Ilic

2. Une idée, un peu diabolique…

En ouvrant le livre de référence aux pages référencées des trois extraits communiqués par l’IA, je ne trouve pas les extraits. L’ouvrage disposant d’un index précis, je fais des recherches sur le concept qui se décline sous différentes formes. Bien entendu, je cherche s’il existe d’autres éditions de l’ouvrage, ce qui n’est manifestement pas le cas. Le livre existe dans Google Books. S’il n’est pas en accès ouvert, il est tout de même possible d’y faire des recherches sur certains mots non courants extraits des citations. Ceux-ci ne semblent pas apparaître dans le livre.

L’IA m’aurait-elle trompé ?

Il me vient une idée, un peu diabolique…

J’ouvre une nouvelle session d’OpenAI et lui demande tout de go : From which book is that quote taken?, en glissant entre guillemets le premier extrait qu’elle m’a communiqué quelques jours auparavant.

La réponse immédiate me laisse KO tant celle-ci est affirmative et sans appel : pour OpenAI, l’extrait vient d’un livre qui est un autre ouvrage de référence, écrit par d’autres auteurs, publié chez d’autres éditeurs, avec plusieurs éditions, de 2004 à 2019.

Je réponds immédiatement que, quelques jours auparavant, l’IA avait attribué l’extrait à deux autres auteurs que je nommais.

La réponse me laisse à nouveau pantois :

Thank you for pointing that out. You are correct.

 The quote: (extrait)

 is attributed to ** (l’auteur que j’avais fourni initialement) ** in their work:

 ** » (…) « ** (2015).

I apologize for the initial incorrect attribution. The correct source is (auteurs de 2015).

Comme j’indique que le livre est devant moi, sur ma table, et que j’en ai fait l’acquisition, OpenAI me remercie de l’avoir informée, me dit qu’elle comprend à quel point il doit être frustrant de ne pas trouver la citation mentionnée dans le livre. Pour, écrit-elle, tenter de clarifier, elle m’indique que la citation exacte que je lui avais fournie (en réalité, c’est elle qui me l’a fournie) n’est pas un extrait mot pour mot de ce livre. Et l’IA de me préciser :

La citation dont vous disposez pourrait être une **paraphrase, un résumé ou une interprétation** des idées des auteurs, provenant peut-être d’un article de synthèse, d’une source secondaire ou de notes de cours faisant référence à ces auteurs plutôt que d’un extrait direct.

 

 3. Ma confiance en votre capacité à donner des réponses pertinentes est en jeu

OpenAI m’invite alors à regarder dans l’index de l’ouvrage après une occurrence du concept, ensuite à chercher en ligne si je ne trouve pas la citation, puis à rechercher des ouvrages similaires de ces auteurs ou d’autres chercheurs du domaine pour trouver des variantes, et, enfin, à rechercher dans la préface ou la conclusion du livre dont je dispose. Si vous le souhaitez, je peux vous aider à approfondir vos recherches afin de retrouver la source exacte ou vous suggérer des textes fondamentaux sur les concepts…Voulez-vous que je le fasse ?

Je lui réponds positivement, avec un certain agacement :

Oui, puisque vous m’avez donné cette citation en indiquant la page exacte, la page #, il est dommage de ne pas la trouver à cet endroit. Comme vous me l’avez donnée sous forme de citation, je serais heureux de savoir d’où elle provient… Ma confiance en votre capacité à donner des réponses pertinentes est en jeu…

OpenAI fait alors profil bas :

Je comprends tout à fait vos préoccupations et je vous présente mes sincères excuses pour la confusion et la frustration que cela a pu causer. Il est très important de fournir des informations précises et vérifiables, et je regrette de ne pas avoir été en mesure de le faire dans ce cas précis.

 Pour clarifier les choses et être totalement transparent, l’IA précise ne pas avoir accès direct au contenu spécifique des pages de livres protégés par le droit d’auteur, tels que celui que j’ai mentionné, que la citation que j’ai partagée (en réalité, qu’elle a fournie) est souvent paraphrasée ou résumée dans les discussions, mais qu’il ne s’agit pas nécessairement d’une citation directe avec une référence exacte à la page de leur livre. Enfin que, lorsqu’OpenAI a précédemment mentionné la citation attribuée à la page #, il s’agissait d’une erreur causée par une généralisation excessive à partir de résumés et d’interprétations courantes de la littérature sur le concept étudié.

OpenAI m’invite alors à :

– 1. Vérifier et à aller de l’avant en recherchant dans le livre des formulations similaires ou des explications conceptuelles, même si elles ne sont pas mot pour mot.

– 2. Rechercher des sources secondaires faisant autorité (articles de revues, critiques ou manuels d’administration publique) qui citent les auteurs et utilisent la citation ou une formulation très similaire, ce qui pourrait être l’endroit où la phrase exacte est apparue.

– 3. L’IA propose de m’aider en recherchant dans des bases de données universitaires ou des référentiels fiables (tels que Google Scholar, JSTOR ou ResearchGate) la citation exacte ou des variantes proches, en me fournissant des articles ou des chapitres clés où la discussion sur le concept est bien établie, avec des citations vérifiables.

Je m’engage à vous fournir des informations précises et vérifiées à la source. Pour rétablir la confiance, je propose ceci :

– Permettez-moi d’effectuer une **recherche de vérification des sources** spécifiquement pour cette citation ou sa forme la plus proche, à partir de publications universitaires ou gouvernementales crédibles.

– Vous fournir des références à des documents où l’on trouve une citation directe et exacte, ou identifier qu’il s’agit d’un **résumé conceptuel dérivé de plusieurs auteurs** plutôt que d’une citation mot pour mot.

 Souhaitez-vous que je procède à cette recherche et que je vous fournisse une liste annotée de sources vérifiées ? De cette façon, vous recevrez les informations et les citations les plus fiables possibles.

J’accepte à nouveau, remets dans son fil la citation que l’IA m’avait fournie initialement.

Dans la nouvelle recherche, OpenAI :

– confirme le titre et l’édition de l’ouvrage initial.

– lance un processus de vérification qui montre que la première page de référence se trouve au début, la deuxième au milieu du livre, la troisième à la fin…

– confirme que la correspondance exacte de la citation ne se trouve ni dans Google Books, ni sur le site de l’Université, ni dans des sites tiers.

– note que les autres sources confirment le sens, mais pas la citation.

OpenAI me confie alors sa **Conclusion :**

La citation semble être soit une **paraphrase, soit une synthèse combinant les idées des auteurs sur le concept **, plutôt qu’un extrait direct des pages citées.

Elle propose alors trois recommandations : d’abord, il vaut mieux formuler la citation comme un résumé ou une synthèse et non comme une citation directe, en me donnant un exemple. Ensuite, il vaut mieux se référer aux livres réels, physiques ou numériques plutôt qu’aux aperçus en ligne. Enfin, pour plus de sécurité, elle me rappelle la référence complète du livre et me transmet une nouvelle bibliographie sur le concept.

Dès lors, OpenAI me confirme une nouvelle fois que la citation, qu’elle m’avait pourtant fournie avec référence, guillemets et numéro de page, n’existe pas telle qu’elle.

 

4. Conclusion : ses lacunes et les nôtres

Il est certain que face à une telle expérience, après d’autres – néanmoins plus positives –, la chercheuse ou le chercheur s’interroge d’abord sur la qualité de son propre questionnement et sur les limites de ce que l’on peut espérer de l’intelligence artificielle.

Ensuite, observons que, à sa propre initiative, OpenAI est sortie des simples réponses aux questions posées pour s’aventurer sur un terrain qui n’est pas le sien, ni en termes de capacité ni sur le plan juridique. En fait, on l’a vu, sa proposition même de fournir des extraits référencés est troublante. On pourrait y voir une initiative intempestive de l’IA, une forme de dérapage…

Enfin, cette aventure nous renvoie à notre propre observation quotidienne du référencement et à l’exigence que porte l’historienne ou l’historien à ce devoir. À l’heure de l’affaissement de la norme heuristique, observée parmi de nombreux collègues des sciences sociales, y compris celles et ceux des sciences économiques et de la géographie, cette expérience rappelle l’importance du référencement précis et correct. La pratique actuelle vise à renvoyer à un auteur et à une année, sans donner la capacité véritable de contrôler la source, c’est-à-dire la ou les pages où l’on peut trouver l’information, sinon la preuve, sur laquelle s’assoit la pensée. Malgré les bibliographies annexées, bon courage à celles et ceux qui doivent se débrouiller avec (Hobbes, 1983) [5] pour le Léviathan (780 pages), (Jacob & Schiffino, 2021) pour Politiques publiques, Fondements et prospective pour l’analyse de l’action publique (956 pages) [6] ou (Hautcœur & Virlouvet, 2025) pour Une histoire économique et sociale de la France de la Préhistoire à nos jours (1.062 pages) [7]. Nous pourrions conclure qu’il n’est que justice que l’IA développe sa légèreté critique à notre image.

Mais, en fait, il y a plus.

Cette expérience montre que l’IA ment. L’IA ment effrontément.

Certes, écrivant cela, nous comprenons toutes et tous que j’anthropomorphise la machine alors que chacune et chacun sait que l’IA n’est qu’un algorithme dont j’interprète les réponses : je réagis comme si elles étaient formulées par une personne sensible, dotée d’intelligence et de volonté. Dès lors, je devrais plutôt écrire : si l’IA était un humain, il serait pris en flagrant délit de mensonge. C’est ce que me rappelait très justement mon collègue Thierry Dutoit, professeur à la Faculté polytechnique de l’UMons, avec cette belle formule : L’habit ne fait pas le moine ; l’IA ne fait pas l’Homme [8].

Il nous faut prendre de la hauteur par rapport à cette brume épistémique que constitue l’intelligence artificielle et nous débarrasser des croyances actuelles en une IA qui connaîtrait tout, autant que des faux-semblants que ces ressources génèrent.

Brume épistémique ? Qu’en pense OpenAI ?

Dire que **l’IA constitue une brume épistémique** est une manière métaphorique de souligner que l’IA peut introduire ou révéler des zones obscures dans notre manière d’acquérir et de valider le savoir. C’est une expression pertinente dans une réflexion philosophique, épistémologique ou critique sur les impacts de l’intelligence artificielle sur la connaissance [9].

Une réponse de la bergère au berger ?

Nous sommes, chercheuses, chercheurs, les seuls à pouvoir éclairer ces zones obscures…

 

 

Philippe Destatte

@PhD2050

 

 

[1] Charles BAUDELAIRE, Élévation, dans Les Fleurs du mal, p. 18, Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1857. https://fr.wikisource.org/wiki/Livre:Baudelaire_-_Les_Fleurs_du_mal_1857.djvu

Merci à mon collègue Paul Delforge de m’avoir confié ces quelques vers.

[2] Alice RIGOR, Stéphanie BILLOT-BONEF, Intégrité scientifique à l’heure de l’intelligence artificielle générative : ChaptGPT et consorts, poison et antidote ? dans Environnement, risques et santé, 2024/5, vol. 23, p. 235-238. DOI10.1684/ers.2024.1818

https://stm.cairn.info/revue-environnement-risques-et-sante-2024-5-page-235?lang=fr&tab=texte-integral

[3] Caroline MULLER, avec Frédéric CLAVERT, Écrire l’histoire, Gestes et expériences à l’ère numérique, p. 61, Paris, A. Colin, 2025.

[4] Ph. DESTATTE, Les opinions partiales altèrent la rectitude du jugement, Heuristique et critique des sources dans les sciences, Conférence présentée à la Salle académique de l’Université de Mons, dans le cadre du Réseau EUNICE, le 21 octobre 2021, Blog PhD2050, 1er novembre 2021. https://phd2050.org/2021/11/01/heuristique/ – Ph. DESTATTE, La prospective territoriale, « indiscipline intellectuelle » à l’heuristique exigeante, Intervention au Congrès des Sciences 2023, Université de Namur, 24 août 2023. https://phd2050.org/2023/10/07/prospective-heuristique/

[5] Thomas HOBBES, Léviathan, Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile, Paris, Sirey, 1983.

[6] Steve JACOB & Nathalie SCHIFFINO dir., Politiques publiques, Fondements et prospective pour l’analyse de l’action publique, Bruxelles, Bruylant, 2021.

[7] Pierre-Cyrille HAUTCŒUR et Catherine VIRLOUVET dir., Une histoire économique et sociale, La France de la Préhistoire à nos jours, Paris, Passés/Composés, 2025.

[8] Message de Thierry Dutoit, 8 septembre 2025.

[9] Résumé de la réponse d’OpenAI à la question : peut-on écrire que l’IA constitue une brume épistémique ?, 10 septembre 2025.

Hour-en-Famenne, 25 juillet 2025 [1]

 

 1. Le gouvernement réalise ce qu’il a annoncé, mais la communication sera cruciale

Tex Van Berlaer et Han Renard : le Premier ministre a indiqué que l’accord d’été était la réforme la plus importante du siècle, donc depuis le Plan global de Jean-Luc Dehaene. Êtes-vous d’accord avec Monsieur De Wever ? Pour les syndicats, c’est la plus grande casse sociale depuis un siècle…

Disons d’abord que c’est assez compliqué de parler de la réforme sans disposer des textes et des tableaux. Nous entendons et lisons simplement des échos de l’accord du gouvernement. Il faudra donc attendre la deuxième lecture pour se faire une opinion plus solide et élaborer une analyse plus profonde. J’ai en effet entendu le Premier ministre Bart De Wever qualifier son accord estival de « sans précédent au cours de ce siècle » [2]. Le siècle ne fait que commencer, puisqu’il n’a que vingt-cinq ans et le Plan global remonte au siècle dernier. Ceci dit, la réforme de l’État de 2011-2014 a également eu des conséquences budgétaires considérables sur la sécurité sociale et les transferts du gouvernement fédéral vers les communautés et les régions. Tout le monde fait bien sûr la comparaison avec le Plan global de Jean-Luc Dehaene, l’énorme opération budgétaire des années 1990 pour entrer dans l’euro. L’ampleur réelle des réformes de l’accord d’été reste encore à déterminer. Nous le verrons lorsqu’elles entreront en vigueur.

 À ce stade, et pour reprendre une formule classique, l’accord estival ne mérite ni indignation excessive ni enthousiasme exagéré. Certains observateurs parlent d’une rupture fondamentale avec le passé, mais nous ne connaissons pas encore l’impact réel des mesures. Prenons par exemple la limitation des allocations de chômage à deux ans : la décision peut envoyer quelqu’un au Revenu d’Intégration sociale, mais cela peut aussi le remettre au travail. Dès lors, l’impact est actuellement très difficile à mesurer. Néanmoins, je ferai trois remarques.

D’abord, le fait que l’ensemble de ces mesures aient été prises n’est pas surprenant. Elles étaient annoncées. Que l’on soit d’accord ou pas avec celles-ci, il faut d’abord se réjouir que, dès lors qu’une majorité existe, un gouvernement réalise ce qu’il a inscrit dans l’accord de coalition fédérale de janvier 2025 [3]. Nous nous situons dans une logique démocratique et l’électeur dira, lors du prochain scrutin fédéral, s’il partage toujours les idées en faveur desquelles il s’est prononcé en 2024 et s’il se déclare satisfait du changement qui se sera réalisé ou pas.

Ensuite, on ressent une difficulté dans la temporalité. De nombreuses mesures sont annoncées, mais leur impact est lointain. Je pense à la réforme fiscale de 2028-2029. Comment mesurer l’effet qu’elle aura sur les indicateurs économiques à cet horizon ? C’est très difficile à identifier, toutes autres choses n’étant pas égales par ailleurs. D’une part, la vie de l’électeur n’est pas toujours en phase avec l’amélioration des indicateurs. De l’autre, la convergence avec les moyennes ou les objectifs européens implique d’autres acteurs et facteurs, si on évoque, par exemple, le taux d’emploi.

Enfin, la pertinence des mesures peut être lue en termes d’impact sur la compétitivité ou bien de gouvernance. On peut se demander quelles évaluations ex ante ont été faites ? Je rappelle les questions de performance portant sur les outils de transformations que l’on vient de poser pour la Wallonie [4]. Nous pouvons également les poser à l’accord fédéral. Dans sa déclaration de défense de l’accord estival à la Chambre, le Premier ministre disait qu’il allait faire des analyses d’impact portant sur un certain nombre de publics cibles, notamment les femmes [5]. C’est une bonne démarche, même mais ces évaluations ne sont pas encore faites.

Zomerakkoord (Photo Wanida Prapan – Dreamstime)

2. 77.000 personnes supplémentaires au travail en Wallonie en 2030 ?

Tex Van Berlaer et Han Renard : parlons emploi. A-t-on besoin de jobs flexibles dans la distribution et dans l’e-commerce ?

Si nous venons sur l’objectif de l’amélioration du taux d’emploi, le programme de réformes du gouvernement De Wever donne bel et bien des raisons d’être optimiste en ce qui concerne la Wallonie en tout cas. Ainsi, le Bureau fédéral du Plan, l’IWEPS, l’IBSA et Statistiek Vlaanderen ont analysé les impacts potentiels de la réforme [6]. À noter que c’est un travail qui a abouti le 17 juillet, donc avant l’annonce de l’accord du gouvernement. Cette analyse indique que l’impact d’une réforme de ce type sur le taux d’emploi wallon serait réel. Ainsi, selon ces instituts de prévision, le taux d’emploi en Wallonie augmenterait considérablement pour atteindre près de 70 % en 2030, 69,9 % pour être exact, pour la population âgée de 20 à 64 ans. Cela représente une augmentation de trois points de pourcentage, soit 77.000 personnes supplémentaires au travail [7] grâce à quatre facteurs : la limitation dans le temps des allocations de chômage, la réforme des pensions, l’activation des bénéficiaires du Revenu d’Intégration sociale et le retour au travail des malades de longue durée [8]. Ce taux d’emploi potentiel de 69,9% de la Wallonie rejoint un autre qui lui est comparable à ce moment-ci : le taux d’emploi de l’ensemble de la France en 2025 : 69%. Cette comparaison est intéressante : si on regarde les données actuelles en parallèle avec la région frontalière des Hauts-de-France, le taux de chômage y est de 8,9 %, contre 7,5 % en Wallonie [9]. Or, en France, les allocations de chômage sont déjà limitées dans le temps [10]. Donc, l’effet n’est pas linéaire, mais il est probable – et c’est le calcul qui a été fait par les quatre institutions que j’ai citées – que ce soit l’ensemble des mesures qui pourront avoir un impact, pour autant effectivement qu’elles puissent aboutir.

En fait, la performance d’une politique se mesure au travers de deux dimensions, au moins, si je reprends les critères européens : d’une part, le coût des mesures qui sont prises – ce qui pose effectivement la question de l’impact sur la trajectoire budgétaire de la Belgique, de la Wallonie, de la Flandre, de Bruxelles, sans oublier l’OstBelgien – et, d’autre part, la satisfaction des bénéficiaires [11].

La satisfaction des bénéficiaires est un enjeu fondamental. On revient à la question des élections et à la manière dont la population perçoit les mesures.

 

Tex Van Berlaer et Han Renard : le Premier ministre a dit : « j’ai de la compassion pour ceux qui doivent faire des efforts. Nous-mêmes, les élus, on a fait un certain nombre d’efforts. »

Il n’est pas certain que dire simplement les choses ainsi, soit suffisamment motivant pour produire de la satisfaction dans la population. Donc, un autre volet manque au niveau fédéral – et qui fait également défaut en Wallonie sur les politiques qui y sont menées –, c’est la pédagogie. C’est véritablement l’explication des mesures. Les citoyennes et les citoyens peuvent comprendre qu’on prenne des mesures radicales si on leur explique convenablement pourquoi on le fait, pourquoi elles sont nécessaires et surtout en quoi elles sont justes et équilibrées. Mais si on leur dit simplement : « on va restreindre, on va refermer l’horizon », alors le risque est grand de voir naître une forte opposition et de générer un climat social délétère jusqu’à la fin de la législature.

Le besoin de jobs flexibles existe également en Wallonie, je pense à tout ce qui est logistique. Il y existe des développements logistiques très importants, notamment autour de Liège et de Charleroi. Évidemment, face à de telles mesures, les organisations syndicales ne sont pas contentes même si, à mon sens, toute cette flexibilisation modernise l’ensemble de l’État belge et permet d’avoir des effets positifs en termes de compétitivité. Néanmoins, il existe un point sur lequel je reste très réservé, c’est l’extension du temps de travail des étudiants à 650 heures. Aujourd’hui, à l’Université, certaines étudiantes et certains étudiants nous disent qu’ils ne peuvent pas venir passer leurs examens parce qu’ils doivent travailler ce jour-là. C’est préoccupant. Le métier d’un étudiant, c’est d’étudier. On s’interroge aussi sur la concurrence que cela induit par rapport justement aux personnes qui pourraient trouver des emplois dans l’Horeca ou dans la distribution, ou même dans la logistique. En particulier une concurrence pour les femmes, même si je ne les réduis pas à ces seuls secteurs. Donc là, on a l’impression que cette flexibilité crée une concurrence qui n’est pas saine. Mais si vous interrogez certaines étudiantes et certains étudiants, elles et ils seront très contentes et contents, et la Fédération des Étudiantes et Étudiants francophones se félicitera de la mesure.

3. Une politique des Pokémon, comme dans la Vivaldi

Tex Van Berlaer et Han Renard : est-ce que cette réforme aurait été possible avec le PS au gouvernement ?

Je crois que c’est très difficile à dire. Dans ce gouvernement, nous observons déjà actuellement ce qu’un de vos collègues avait appelé, au moment de la Vivaldi, « la politique des Pokémon » [12]. Cela signifie que, dans la négociation, chaque formation politique essaye d’obtenir son trophée et on voit déjà qu’au sein du gouvernement fédéral on assiste à de vraies tractations.

Dans un exercice de prospective sur la cohésion sociale que j’ai réalisé pour la Région wallonne [13], j’ai été marqué par le fait que les participantes et les participants étaient d’avis qu’on ne peut pas aider tout le monde en raison des contraintes budgétaires. « Si tout le monde se met sur le bord de la route, il n’y aura plus personne pour tirer la charrette », ai-je entendu dire lors d’une pause, et cela m’a surpris. Donc oui, dans l’opinion publique, et même dans les milieux de gauche, on prend de plus en plus conscience qu’il existe des dérives et des dysfonctionnements dans le système de solidarité et qu’il faut y mettre un terme.

Si vous m’interrogez sur l’attitude du Parti socialiste, nous savons que Churchill aurait dit que the duty of an opposition is to oppose. C’est ce qu’ils font. Ma conviction reste qu’ils ont des élus tout à fait sensés, qui seraient compatibles avec ces mesures, comme un Pierre-Yves Dermagne ou un Thomas Dermine, des personnalités qui sont plutôt des sociaux-démocrates. Mais évidemment, ils assument la ligne de leur parti. Ce dernier est aujourd’hui challengé par l’extrême gauche. Il faut en effet rappeler que le PTB joue un rôle extrêmement important en Wallonie parce qu’il cornaque véritablement le Parti socialiste et le pousse davantage vers la gauche. Et quand on voit la progression de l’extrême gauche dans les parlements, on comprend que ce mouvement cherche aussi ses trophées.

Si on recherche l’intérêt général, l’intérêt régional, pour moi, il réside dans l’application d’un certain nombre de ces mesures gouvernementales. Le tout, ce sera de voir si elles auront un impact suffisant… parce que si elles ne l’ont pas, alors on se réinterrogera sur la légitimité des mesures elles-mêmes.

 

4. Assumer les devoirs de la Wallonie tant à l’égard de l’Europe que de la Belgique

Tex Van Berlaer et Han Renard : les réformes prévues peuvent-elles aussi engendrer un changement de mentalité culturelle, à côté des changements financiers ? Parce qu’on dit parfois que les difficultés de la Wallonie sont également liées à un problème de mentalité, de manque d’esprit d’entreprise, etc.

Depuis des années, un important travail est réalisé en Wallonie par toute une série d’acteurs et qui portent sur le développement de l’esprit d’entreprendre, dans des fondations, dans des universités, sur le terrain, etc. Et cet esprit évolue sans aucun doute. Mais il ne progresse pas suffisamment vite par rapport aux transformations de la société. Lorsque l’on regarde les indicateurs, il existe encore un gap : un écart reste très important entre, non seulement la Flandre et la Wallonie, mais surtout entre la Wallonie et l’ensemble des régions européennes [14].

De nombreuses mesures ont été prises au travers des fonds structurels, des différents plans Marshall et de relance du gouvernement wallon, etc., qui n’ont malheureusement pas permis de réduire le différentiel à cet égard, alors qu’il faudrait créer ces emplois productifs dont la Wallonie a besoin depuis au moins le début des années 1990. C’est un constat que nous avons fait voici bien longtemps : il y manque près de 100 000 emplois productifs [15]. Et si vous amenez le taux d’emploi de la Wallonie au niveau du taux d’emploi de la Flandre, vous rééquilibrez le système belge, c’est-à-dire que les transferts nord-sud n’ont plus lieu d’être [16]. La limitation de la durée du chômage à deux ans est-elle la réponse à cette situation ? Le gouvernement fédéral semble le croire.

On a beaucoup parlé de la dignité ces temps-ci parce que certains ont fait appel à l’article 23 de la Constitution, en disant que les mesures étaient contre cette protection [17]. On a même interrogé le Conseil d’État en se demandant si les mesures du gouvernement en matière de limitation dans le temps des allocations de chômage ne sont pas contraires à cet article 23 de la Constitution, au principe dit du standstill selon lequel chacun a le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine.

La dignité, à un certain moment, c’est d’assumer soi-même les devoirs qu’on doit avoir tant en Europe qu’en Belgique. Or, en Wallonie, nous n’avons pas été capables de le faire jusqu’à présent.

 

 5. Un nouveau Plan global à la Dehaene derrière l’accord estival ?

Tex Van Berlaer et Han Renard : grâce à la réforme fiscale, nous gagnerons tous environ 100 euros nets par mois d’ici 2029. Vous vous en réjouissez ?

Ma grande préoccupation concerne l’impact sur le budget fédéral. Mon inquiétude est réelle quand je vois le coût de ces mesures et leur impact sur la trajectoire budgétaire. C’est une attention qui porte aussi sur les entités fédérées : j’ai écrit plusieurs papiers, portant sur la Wallonie, sur la nécessité de respecter la trajectoire que j’ai appelée Hilgers, permettant de rentrer dans une dynamique budgétaire vertueuse [18].

Au fédéral, la réforme fiscale coûtera environ 4 milliards d’euros d’ici la fin de la législature, nous annonce-t-on. À cela s’ajoutent les dépenses supplémentaires de 3,7 milliards d’euros par an pour la Défense. D’ici 2030, nous parlerons d’un déficit de 38,7 milliards d’euros, bien supérieur à la norme européenne, si celle-ci n’a pas été modifiée. Comment allons-nous combler ce déficit ? La taxe sur la plus-value ne va pas suffire…

Est-ce que l’augmentation du pouvoir d’achat liée à la réforme fiscale va compenser ? Il existe de sérieux doutes et on ne dispose pas d’études ni de données à ce stade-ci. Elles vont venir probablement à la rentrée quand les chercheuses et les chercheurs vont se remettre au travail. Pour la deuxième lecture du texte, ce sera peut-être possible. Mais à ce stade-ci, ce les interrogations sont majeures : si on part d’une trajectoire comme celle-là, le budget 2026 pourrait prendre la forme d’un nouveau Plan global à la Dehaene. À l’horizon 2030, les prévisions donnent 6,5 % du PIB de déficit [19], alors qu’il faudrait revenir à 3 %. Qu’est-ce que cela implique sur les mesures à prendre ? Un train peut en cacher un autre. En l’occurrence, un deuxième train de mesures se profile, qui concerneront le budget. Quelles sont les politiques qui seront touchées ? On observe une situation similaire en Wallonie : d’un côté, le gouvernement annonce des économies fondamentales, de l’autre, il réalise une réforme fiscale dans l’immobilier qui pourrait avoir un impact considérable, mais dont on ne connaît pas, à ce stade, les effets réels sur l’économie.

Tex Van Berlaer et Han Renard : où le gouvernement peut-il encore trouver de l’argent pour mettre nos finances publiques en ordre ? Monsieur Destatte, une réforme de l’État, dit Kevin Spiritus, est presque indispensable puisqu’au niveau fédéral, il existe un peu, mais pas énormément de marge pour générer encore des revenus ou pour diminuer les difficultés budgétaires. Cela signifie changer les flux financiers du pays au détriment des régions et communautés qui, côté francophone, sont déjà en difficulté, non ?

Les analyses du Bureau fédéral du Plan et de ses trois partenaires régionaux indiquent en effet qu’en 2030, aucune entité n’arrivera à l’équilibre budgétaire. Au fédéral, cela paraît difficile en effet de trouver encore des moyens, contrairement aux entités fédérées. Comme la Flandre, la Wallonie dispose encore d’une marge de manœuvre. Bien que le président de l’Union wallonne des Entreprises – maintenant AKT for Wallonia – ait pu dire en 2022 que la vocation d’une entreprise n’est pas d’être aidée par les pouvoirs publics, la Région wallonne continue à distribuer chaque année 2 milliards d’euros en subventions aux entreprises, aides qui ne sont souvent pas nécessaires, avec d’importants effets d’aubaine. Bien entendu, il faut réserver quelques moyens d’impulsion à la numérisation, à la cybersécurité ou à l’économie circulaire. Pas davantage. De surcroît, 1,5 milliard d’euros supplémentaires sont consacrés à des emplois subventionnés : les fameux APE. Ces aides à l’emploi font l’actualité en Wallonie, car le Ministre Pierre-Yves Jeholet les a remises sur la table, en application de la DPR [20]. Cela fait des années que l’on cale sur la réforme de ces aides qui n’existent plus en Flandre depuis longtemps. Dès lors, vous disposez d’une masse budgétaire qu’on peut estimer à trois milliards et qui, pour moi, n’entre pas dans le périmètre normal de l’État, en tout cas de la Région wallonne. Cette masse devrait être davantage consacrée à des refinancements ou à des mesures d’incitation dans les importants domaines de la recherche et de l’innovation, nécessaires à la reconversion. Il faut se fixer des objectifs à moyen et long termes avec minutie, car ils engagent l’avenir des Wallonnes et des Wallons. Autre exemple frappant : le budget de la chaîne publique RTBF s’élève à plus de 400 millions d’euros par an [21], alors que le budget wallon pour la recherche et l’innovation n’est que de 350 millions d’euros. Cela en dit long sur les choix de développement qui ont été faits jadis. Enfin, compte tenu du contexte international, il est évident qu’il faut pouvoir maîtriser nos finances publiques et se réserver des marges pour faire face aux imprévus comme aux défis déjà identifiés, qui sont nombreux.

On sait ce que je pense depuis longtemps sur la réforme de l’État. Pour moi, elle passe d’abord par une transformation infrafrancophone qui doit pouvoir résoudre le problème de la Communauté française et de son absence de capacité fiscale, ainsi que transférer toutes ses compétences au niveau régional, tant en Wallonie qu’à Bruxelles.

Dans mon esprit, il existe une autre conviction que je crains de vous livrer. évoquant des enjeux de la sécurité sociale, si je regarde ce qui a été transféré en 2014 aux régions, j’observe que, en Wallonie, on n’a pas véritablement réformé ce qui a été transféré. Grosso modo, on s’est contenté de poursuivre les politiques telles qu’elles existaient anciennement, dans le cadre fédéral. Je prends souvent l’exemple des allocations familiales : alors que l’enveloppe budgétaire telle qu’elle existait au Fédéral n’a été transférée qu’en partie, le gouvernement a voulu mener la même politique au niveau régional que celle qui prévalait. Mais comme les moyens transférés étaient inférieurs aux besoins budgétaires de cette politique, le gouvernement est allé chercher dans d’autres politiques des moyens pour permettre cette continuité au lieu de réformer les allocations familiales en Wallonie et d’y mener une vraie politique adaptée à la réalité régionale.

A la lueur de ce qui se passe maintenant, il existe peut-être une capacité d’action et de réforme dans le gouvernement fédéral actuel qui n’existait pas en Wallonie au moment où les compétences étaient transférées ou qui n’existerait pas si les compétences étaient aujourd’hui transférées.

 

Tex Van Berlaer et Han Renard : et vous avez plus confiance au niveau fédéral pour faire des réformes nécessaires que dans le niveau régional ?

Actuellement, oui, parce que, probablement, la résistance au changement y est moins forte. La capacité politique de faire du consensus est plus importante qu’au niveau régional, compte tenu des rapports de force politiques qui continuent à exister et des alternances politiques qui peuvent se faire.

Les observateurs – et j’en suis – ont parlé de la nécessité de disposer de 10 ans pour transformer la Région wallonne à partir de 2024 [22]. Mais à nouveau, la question se pose : le gouvernement wallon – qui a sans nul doute une volonté de réformer – a-t-il la capacité de mener ses réformes, étant donné qu’elles prendront 10 ans et qu’après cinq ans, un rendez-vous électoral est programmé ? Il risque de perdre sa majorité à ce moment-là, compte tenu des réformes qu’il aura pu mener et des rapports de forces.

Tex Van Berlaer et Han Renard : enfin, la presse francophone a de nouveau évoqué la semaine dernière la « flamandisation » de la Belgique. Le niveau fédéral est-il en train de se flamandiser sous l’impulsion de De Wever, au détriment de nos compatriotes francophones, Monsieur Destatte ?

 C’est absurde. En Communauté française, toute expression de nationalisme flamand est toujours ridiculisée ou considérée comme suspecte, et il n’est pas rare que la N-VA et le Vlaams Belang soient mis dans le même sac. Ce discours, qui venait à l’époque du FDF à Bruxelles, est aujourd’hui repris par l’opposition wallonne de gauche, notamment par le PS. Et que dire des journalistes francophones qui, le 21 juillet, ont tenté de piéger les ministres de la N-VA en leur demandant de dire « Vive la Belgique ! » devant la caméra ? Dans le contexte politique actuel, c’est davantage que du pur folklore. Cela exprime quand même une forme de mépris envers la Flandre qui est inacceptable dans le jeu politique actuel. Je pense qu’il faut plutôt reconnaître le fédéralisme comme une volonté de faire en sorte que les régions arrivent à une convergence économique et parviennent à une responsabilisation sur leurs compétences. C’était tout le leitmotiv de Jean-Luc Dehaene et c’est, pour moi, un discours sérieux. Il faut que chacun ait sa propre dignité et que chacun balaie devant sa porte. Or, la Wallonie ne l’a pas fait suffisamment ces dernières années.

 

6. Vers la refondation du contrat social ?

Tex Van Berlaer et Han Renard : ne vous attendez-vous donc pas à une mobilisation massive au départ de la Wallonie, le 14 octobre 2025, jour où les syndicats et l’opposition appellent à descendre dans la rue ?

C’est tout à fait possible. Il peut y avoir une très grande mobilisation ce jour-là. La question est de savoir quel sera l’impact du mouvement social sur le processus de mise en œuvre ? Dans le passé, de formidables mobilisations n’ont pas modifié les contenus des politiques contestées. Lors des grèves contre la Loi unique en 1960, le pays, et surtout la Wallonie, a été paralysé pendant cinq semaines, mais la Loi unique du gouvernement de Gaston Eyskens n’a pas été modifiée de manière substantielle. La réforme des pensions et du chômage prévoit bien des règles transitoires pour les personnes en fin de carrière. C’est pourquoi je répète que la communication du gouvernement De Wever sera cruciale : il doit clairement expliquer les objectifs qu’il veut atteindre. Même si les gens sont mécontents, ils comprennent qu’une retraite anticipée à 55 ans n’est pas viable au XXIe siècle, surtout dans un climat international très tendu et face aux enjeux que nous connaissons aujourd’hui. Dans la réforme des allocations de chômage comme dans la réforme des pensions, des adaptations sont faites pour que les règles du jeu de ceux qui arrivent en fin de carrière soient respectées. Ils comprennent cependant beaucoup moins l’écart qui peut exister entre les petites pensions et les pensions ordinaires, d’une part, et les « très grosses pensions », d’autre part, dans un vrai système de solidarité.

Que ce soit pour les militaires ou pour d’autres catégories de travailleurs, l’idée d’un contrat social, devrait être appliquée à l’ensemble de la population en essayant de le refonder à l’aune de la société du XXIe siècle. C’est pour cette raison que j’insiste sur l’importance de la communication et sur la nécessité d’expliquer ce qu’on veut faire avec ces transformations-là. Ceci dit, le fait de faire une deuxième lecture à la rentrée constitue quand même un risque pour la majorité. C’est une nouvelle négociation. Pourquoi le gouvernement n’a-t-il pas continué à faire cette deuxième lecture durant l’été et continué à travailler pendant quinze jours sur sa lancée, comme cela a été fait à de nombreuses reprises, en faisant passer la loi-programme début août ? L’accord n’est-il pas stabilisé ? C’est ce qu’on a vu finalement pour tout le volet santé. C’est-à-dire qu’ils ne sont pas parvenus à finaliser des accords satisfaisants, suffisants avec les médecins et avec d’autres acteurs. Donc là, ils ont calé directement.

En tout cas, si M. Bart De Wever n’est pas en mesure d’expliquer sa réforme de manière satisfaisante, le climat social, attisé par l’opposition, restera difficile jusqu’à la fin de la législature.

 

Philippe Destatte

@PhD2050

 

 

[1] Ce texte constitue la mise au net de mon entretien avec les journalistes du périodique flamand Knack Tex Van Berlaer et Han Renard, en dialogue avec l’économiste Kevin Spiritus (Erasmus School of Economics, Rotterdam). Il reprend l’ensemble de mes interventions. Pour des raisons d’exactitude de traduction du néerlandais, je n’ai pas maintenu ici les interventions de mon collègue Kevin Spiritus. On pourra retrouver l’essentiel de cet entretien dans l’article de Knack paru le 29 juillet 2025 :

Tex VAN BERLAER & Han RENARD, Hoe fair is de zoomerakkoord ? Iedereen 100 euro netto meer geven is totaal onverantwoord, Historicus Philippe Destatte en econoom Kevin Spiritus fileren de plannen op het vlak van pensioenen, arbeidsmarkt en fiscaliteit. ‘De communicatie van Bart De Wever wordt cruciaal.’ in Knack, 29/07/2025

https://www.knack.be/nieuws/belgie/politiek/hoe-fair-is-het-zomerakkoord-iedereen-100-euro-netto-meer-geven-is-totaal-onverantwoord/

[2] Eric STEFFENS, Le gouvernement fédéral boucle son accord d’été : Bart De Wever parle de la plus grande réforme socio-économique du siècle », VRT NWS – Belga, 21 juillet 2025.

https://www.vrt.be/vrtnws/fr/2025/07/21/le-gouvernement-federal-boucle-son-accord-dete-bart-de-wever-p/

[3] Accord de coalition fédérale 2025-2029, 31 janvier 2025, notamment, p.16. https://www.belgium.be/sites/default/files/resources/publication/files/Accord_gouvernemental-Bart_De_Wever_fr.pdf

[4] Ph. DESTATTE (dir.), Des politiques publiques et collectives performantes, Progresser dans les outils de transformation de la Wallonie, coll. Etudes et Documents, Namur, Institut Destrée, juillet 2025, 164 p. – Ph. DESTATTE, Faire performer la Wallonie : un challenge pour toutes et tous, Blog PhD2050, Namur, le 8 août 2025. https://phd2050.org/2025/08/08/performance/

https://www.institut-destree.eu/politiques-publiques-performantes.html

[5] Pauline DEGLUME, Bart De Wever (N-VA) défend son accord d’été qui « met fin à l’inertie », dans L’Écho, 24 juillet 2025. https://www.lecho.be/economie-politique/belgique/federal/bart-de-wever-n-va-defend-son-accord-d-ete-qui-met-fin-a-l-inertie/10617202.html

[6] Perspectives économiques régionales 2025-2030, Bruxelles, Bureau fédéral du Plan, 17 juillet 2025. https://www.plan.be/fr/publications/perspectives-economiques-regionales-2025-2030https://www.iweps.be/publication/perspectives-economiques-2025-2030/

[7] Le taux d’emploi wallon augmenterait, jusqu’à atteindre 69,9% en 2030, pour les personnes de 20 à 64 (définition UE 2020). Cette progression importante (2,9 points de plus qu’en 2024) s’appuie sur une croissance de l’emploi de l’ordre de 0,8% par an au cours des cinq prochaines années, ce qui correspond à près de 77 000 Wallons en plus à l’emploi entre 2024 et 2030. La croissance économique régionale deviendrait en effet plus intensive en main-d’œuvre, l’emploi étant, entre autres, graduellement renforcé par les mesures visant à augmenter l’offre de travail (des limitations dans le temps des allocations de chômage à la réforme des pensions, en passant par l’activation des bénéficiaires du revenu d’intégration et le retour au travail des malades de longue durée). Dans le même temps, la population wallonne d’âge actif (au dénominateur du taux d’emploi) tend à diminuer dès cette année. Perspectives économiques régionales 2025-2030, Namur, IWEPS, 17 juillet 2025. https://www.iweps.be/publication/perspectives-economiques-2025-2030/

[8] Les mesures récemment prises par le gouvernement fédéral en vue d’élargir l’offre de travail (en matière, notamment, de pensions et d’activation des bénéficiaires du revenu d’intégration et des malades de longue durée) contribuent à cette modération salariale et encouragent de cette manière les créations d’emplois. La mesure qui limite les allocations de chômage dans le temps a, en revanche, un effet négatif sur la population active telle que mesurée administrativement, parce qu’une partie du groupe des chômeurs de longue durée ne serait plus répertoriée comme demandeurs d’emploi. Toutefois, elle encourage le comportement de recherche d’emploi des personnes concernées, ce qui aura également un impact positif, graduellement croissant, sur l’emploi. Compte tenu des différences régionales en matière de marché du travail, l’impact de la mesure est relativement plus important à Bruxelles et en Wallonie qu’en Flandre. (Perspectives économiques régionales…, p. 8).

[9] Taux de chômage localisé par région, Hauts-de-France, INSEE, 19 juin 2025. https://www.insee.fr/fr/statistiques/serie/001739982

[10] Durée d’indemnisation, Fiche thématique, UNEDIC, Avril 2025. https://www.unedic.org/storage/uploads/2025/06/10/Dure-dindemnisation_uid_6847e575cd5df.pdf

[11] Évaluer les programmes socio-économiques, Glossaire de 300 concepts et termes techniques, coll. MEANS, vol. 6, p. 67, Commission européenne, Fonds structurels communautaires, 1999.

[12] Christophe DE CAEVEL, Vivaldi, La politique des Pokémon, dans Trends, 21 octobre 2021.

[13]  Ph. DESTATTE, La cohésion sociale pour la Wallonie à l’horizon 2050, De la citoyenneté belge à la concitoyenneté wallonne, Communication au Palais des Congrès de Namur à l’occasion de la journée « 30 ans au service de la cohésion sociale en Wallonie » organisée par la direction de la Cohésion sociale du Service public de Wallonie. Namur, Blog PhD2050, 1er décembre 2022. https://phd2050.org/2022/12/04/concitoyennete/ – Voir aussi : Ph. DESTATTE, Système, enjeux de long terme et vision de la cohésion sociale en Wallonie à l’horizon 2050, dans L’Observatoire, Hors série, Liège, Mai 2023, p. 35-41.

https://phd2050.org/wp-content/uploads/2023/07/Philippe-Destatte_Vision_Cohesion-sociale_Tire-a-part-Observatoire_Mai_2023.pdf

[14] Béatrice VAN HALPEREN, Esprit d’entreprendre et entrepreneuriat en Wallonie : Contexte et développements récents, dans Dynamiques régionales, 7 (1), 2019, p. 5-12. https://shs.cairn.info/revue-dynamiques-regionales-2019-1-page-5?lang=fr

Voir aussi : Olivier MEUNIER, Mathieu MOSTY et Béatrice VAN HALPEREN,  Les mesures de sensibilisation à l’esprit d’entreprendre : quel impact sur les élèves de l’enseignement secondaire supérieur ?, IWEPS, Rapport de recherche n°22, Décembre 2018. https://www.iweps.be/publication/mesures-de-sensibilisation-a-lesprit-dentreprendre-impact-eleves-de-lenseignement-secondaire-superieur/

La Wallonie présente une tendance à la hausse du nombre de créations d’entreprises, bien qu’elle soit moins marquée que celle de la Flandre. Le nombre de nouvelles entreprises est passé de 21.868 en 2014 à 25.718 en 2023, soit une augmentation d’environ 17,6%.  Robin DEMAN, Charlie TCHINDA et Eric VAN DEN BROELE, Atlas du créateur 2024, Graydon, UNIZO, UCM, 2024, p. 13. https://www.ucm.be/actualites/starteratlas-2024-le-nombre-de-cessations-dentreprises-atteint-des-records Il serait probablement nécessaire de mettre à jour le Global Entrepreneurship Monitor (GEM) qui mesure l’intention d’entreprendre ou encore l’esprit d’entreprendre d’un pays ou d’une région à partir d’un échantillon représentatif de cette population, pour la Wallonie. https://www.gemconsortium.org/file/open?fileId=47205

DE MULDER & H. GODEFROID, How to stimulate entrepreneurship in Belgium?, Economic Review, Bruxelles, Banque nationale de Belgique,Septembre, 2016. https://www.nbb.be/doc/ts/publications/economicreview/2016/ecorevii2016_h4.pdf

[15] Le Rapport Brundtland (1987) sur le développement durable insiste sur la nécessité de construire un système économique capable de dégager des excédents. Or, en Wallonie, dès 1991, l’économiste Henri Capron (ULB-DULBEA) montrait, dans le cadre des travaux La Wallonie au futur, que le secteur public était devenu l’activité dominante en Wallonie, supplantant ainsi l’activité industrielle. En effet, en 1989, l’emploi salarié par rapport à la population était de 6,47 % en Wallonie (contre 5,46 % en Flandre) tandis que l’emploi manufacturier, qui avait chuté de 12,8 % les quatre dernières années, était au niveau de 5,41 % contre 7,83 % en Flandre. Le Professeur Capron mettait également en évidence la vulnérabilité de la Wallonie qui ne disposait plus que d’une base industrielle très faible et la nécessité pour la région de développer une véritable stratégie industrielle tant par une consolidation de ses acquis, que par une plus grande diversification. Pour ce faire, il insistait sur l’importance de la revitalisation qui devrait se fonder sur des pôles de compétitivité technologique structurants. Parallèlement, et à la suite des recherches d’Albert Schleiper (CUNIC), pilotant un groupe d’économistes régionaux, ces travaux mettaient en évidence l’importance du secteur non marchand par rapport au secteur marchand, proportionnellement plus élevé que dans le reste de la Belgique, en raison de la réduction excessive ou de la croissance trop faible des emplois dans le secteur marchand. Ces travaux montraient que les activités non marchandes, concentrées dans les deux secteurs « Services publics, enseignement » et « Services divers », représentaient ensemble 43,7 % de l’emploi salarié wallon (351.286 emplois sur 804.553) et 32,3 % de l’emploi total du côté flamand. Ce différentiel de plus de 10 % représentait un déficit de plus de 90.000 emplois dans le secteur marchand wallon. Le groupe de travail arrivait à la conclusion que l’évolution de l’activité économique à l’horizon 2010 impliquait une répartition de l’emploi entre les divers secteurs compatibles avec la finalité des activités économiques, à savoir la création de richesse, ce qui, à court et à moyen terme, nécessite une importante croissance nette de l’emploi dans les secteurs industriels et tertiaires marchands. Henri CAPRON, Réflexions sur les structures économiques régionales, dans La Wallonie au futur, Le défi de l’éducation, p. 176-177, Charleroi, Institut Destrée, 1992.La Wallonie au futur, Le défi de l’éducation, p. 130sv, Charleroi, Institut Destrée, 1992. – Albert SCHLEIPER, Le devenir économique de la Wallonie, dans La Wallonie au futur, Le défi de l’éducation, p. 131-133, Charleroi, Institut Destrée, 1992. – Ph. DESTATTE, La Wallonie au futur, 10 ans de construction d’un projet de société, p. 20, Charleroi, Institut Destrée, 1997.

[16] Didier PAQUOT, Trajectoire des transferts financiers interrégionaux Flandre-Wallonie, Namur, Institut Destrée, 28 février 2021, 12 p.

[17] Nicolas KESZEI, La FGTB va attaquer en justice la limitation des allocations de chômage, dans L’Echo, 17 avril 2025. https://www.lecho.be/economie-politique/belgique/federal/la-fgtb-va-attaquer-en-justice-la-limitation-des-allocations-de-chomage/10602989.html – Corentin DI PRIMA, Réforme du chômage : l’avis du Conseil d’Etat affaiblit les attaques de la FGTB, dans L’Echo, 13 mai 2025. https://www.lecho.be/economie-politique/belgique/federal/la-fgtb-va-attaquer-en-justice-la-limitation-des-allocations-de-chomage/10602989.html

[18] Ph. DESTATTE, Finances wallonnes :  il faut poursuivre et accentuer la trajectoire Hilgers…, Blog PhD2050, Namur, 12 mai 2024 https://phd2050.org/2024/05/12/hilgers/

[19] Perspectives économiques régionales 2025-2030, p. 4 et 12, Bruxelles, Bureau fédéral du Plan, 17 juillet 2025.

[20] Réforme du dispositif APE : une méthode claire pour un soutien à l’emploi plus cohérent avec les politiques sectorielles, Communiqué de presse, Namur, Gouvernement de Wallonie, 12 juin 2025.

https://jeholet.wallonie.be/files/Communiqués%20de%20presse/20250612_CP%20Méthodo%20APE.pdf

[21] La RTBF dispose d’une dotation de la Communauté française de Belgique de 350 millions d’euros, qui constitue 80% de son budget auxquels s’ajoutent 20% de revenus publicitaires.  Rapport annuel 2023, Capital économique, 2025. https://www.rapportannuelrtbf.be/#Apropos

[22] Thierry FIORILLI, Défis et enjeux pour la nouvelle majorité MR/Engagés : peuvent-ils redresser la Wallonie en 5 ans ? dans Forbes, 31 décembre 2024. https://www.forbes.be/fr/defis-et-enjeux-pour-la-nouvelle-majorite-mr-engages-peuvent-ils-redresser-la-wallonie-en-5-ans/

Hour-en-Famenne, le 15 mars 2025 [1]

Ce matin, le gouvernement a prêté serment devant le Roi. Ce fut un moment solennel et important, à la lumière de la gravité de la situation que nous vivons. Le mode de fonctionnement tout à fait inhabituel du Parlement ces jours-ci en témoigne d’ailleurs. Je me trouve aujourd’hui devant la Chambre, lucide, déterminée et entièrement dévouée à la mission qui s’impose à nous.

 Le monde, l’Europe et la Belgique traversent actuellement une période sans précédent. Le COVID-19 constitue un grave péril pour la santé de la population. Il nécessite la prise de mesures inédites et exceptionnelles pour protéger tout un chacun. C’est pourquoi nous devons collaborer dans un esprit d’unité nationale, main dans la main. (…)  [2]

C’est ainsi que s’exprime – en néerlandais – Sophie Wilmès, ancienne et nouvelle Première ministre, à la Chambre des Représentants le 17 mars 2020 après-midi, devant moins de quinze députés et uniquement le groupe restreint de ministres qu’on désigne par Kern.

Photo Dreamstime – Coronalert

 

1. Les effets alarmants d’une maladie méconnue

En effet, depuis quelques semaines, le coronavirus appelé Covid-19 se répand en Belgique comme dans le reste du monde. Ce qui est désigné alors comme une pandémie a pris un caractère officiel et dramatique depuis l’annonce du directeur général de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) le 11 mars : 118.000 cas sont recensés dans 114 pays, 4291 décès ont été établis. Même si l’organisation se veut volontariste, l’inquiétude de l’OMS est patente. Comme l’annonce son patron : nous n’avions jamais vu auparavant de pandémie déclenchée par ‎un coronavirus. Il s’agit de la première pandémie causée par un ‎coronavirus. ‎Et jusqu’à présent, nous n’avons jamais vu de pandémie qui, dans le ‎même temps, peut être maîtrisée.  [3]

Ainsi, citoyennes et citoyens sont appelés à la prudence devant les effets alarmants d’une maladie qui est alors largement méconnue. Les entités fédérées dont les gouvernements, sont en place depuis l’été 2019, ainsi que les pouvoirs locaux, prennent ou appliquent, avec plus ou moins d’enthousiasme et de détermination, les premières mesures préconisées. Dès le 10 mars, la Région wallonne interdit les visites dans les maisons de repos où les locataires sont considérés comme des cibles fragiles du virus qui semble très agressif [4]. La crise au niveau belge est suivie par le Conseil national de Sécurité (CNS) auquel participent les représentants des entités fédérées.

Depuis les élections législatives du 26 mai 2019, le gouvernement fédéral est en affaires courantes. La Première ministre Sophie Wilmès pilote, depuis le 27 octobre 2019, une équipe composée du MR, du CD&V (les sociaux-chrétiens flamands) et de l’Open VLD pendant que les négociations de formation d’un gouvernement se poursuivent entre partis politiques. Le 13 mars 2020, le plan fédéral d’urgence est déclenché sur base des déclarations de l’OMS et des réunions du CNS des 10 et 12 mars [5].

 

2. 18 mars 2020 – 11 mars 2022 : des mesures exceptionnelles

Le nouveau gouvernement minoritaire Wilmès II, mis en place le 17 mars, prend dès le lendemain des mesures exceptionnelles qui laissent la population sous le choc et la plongent dans l’incrédulité et le désarroi. En effet, l’arrêté ministériel portant des mesures d’urgence pour limiter la propagation du coronavirus Covid-19, dispose que :

Article 1er. Les commerces et les magasins sont fermés, à l’exception : – des magasins d’alimentation, y compris les magasins de nuit ; – des magasins d’alimentation pour animaux ; – des pharmacies ; – des librairies ; – des stations-service et fournisseurs de carburants et combustibles ; – des coiffeurs, lesquels ne peuvent recevoir qu’un client à la fois et sur rendez-vous. Les mesures nécessaires doivent être prises pour garantir le respect des règles de distanciation sociale, en particulier le maintien d’une distance d’1,5 mètre entre chaque personne. (…)

 Art. 2. Le télétravail à domicile est obligatoire dans toutes les entreprises non essentielles, quelle que soit leur taille, pour tous les membres du personnel dont la fonction s’y prête.

Pour les fonctions auxquelles le télétravail à domicile ne peut s’appliquer, les entreprises doivent prendre les mesures nécessaires pour garantir le respect des règles de distanciation sociale, en particulier le maintien d’une distance d’1,5 mètre entre chaque personne. Cette règle est également d’application pour les transports organisés par l’employeur.

Les entreprises non essentielles dans l’impossibilité de respecter les mesures précitées doivent fermer. (…) [6]

L’arrêté ministériel interdit également les rassemblements, les activités privées ou publiques culturelles, sociales, festives, folkloriques, sportives et récréatives, celles des mouvements de jeunesse, ainsi que les cérémonies religieuses. Les cours sont suspendus dans l’enseignement maternel, primaire et secondaire. L’enseignement supérieur et les universités ne peuvent plus appliquer que l’enseignement à distance. Tous les voyages non essentiels au départ de la Belgique sont interdits.

Ainsi donc – et c’est l’article 8 du document – les personnes sont tenues de rester chez elles. Il est interdit de se trouver sur la voie publique et dans les lieux publics, sauf en cas de nécessité et pour des raisons urgentes. Celles-ci portent sur les déplacements vers les lieux dont l’ouverture est autorisée, et en revenir, l’accès aux distributeurs de billets des banques et des bureaux de poste, l’accès aux soins médicaux, l’assistance et les soins aux personnes âgées, aux mineurs, aux personnes en situation de handicap et aux personnes vulnérables, les déplacements professionnels, en ce compris le trajet domicile-lieu de travail.

Les articles 9, 10 et 11 de l’arrêté contiennent les dispositions à prendre par les services de police, les peines liées aux infractions, ainsi que les fermetures d’entreprises, les contraintes et les forces applicables [7].

Ce confinement strict se poursuit jusqu’au 30 avril 2020. Tout semble immobile sur le réseau routier. Les vagues de Covid se succèdent ensuite pendant deux ans, et au-delà. Avec de nouvelles mesures de confinement en octobre 2020 et octobre 2021, prises alors par le gouvernement du libéral flamand Alexander De Croo, gouvernement cette fois majoritaire et joliment dénommé Vivaldi, avec le renfort des écologistes flamands et francophones. Il succède au gouvernement Wilmès à partir du 1er octobre 2020.

Après le premier lock-down de 2020, des retours à la normalité s’organisent, avant de nouvelles restrictions liées à l’évolution du virus et à l’apparition de nouveaux variants : télétravail, port obligatoire du masque, distanciation sociale, « bulle » familiale réduite, traçage électronique des contaminés, couvre-feu, système de passeport numérique du Covid Safe Ticket (CST) comme condition d’accès aux activités et déplacements, etc. Cette situation stressante pour la population se poursuit jusqu’à l’abrogation de l’état d’urgence épidémique par l’arrêté royal du 11 mars 2022. Même si le virus poursuit sa carrière dans un contexte rendu pour lui plus difficile compte tenu des succès de la vaccination.

 

3. Plus d’un juriste songeur…

Au fil du temps, le Comité de Concertation (CoDECO), créé par les articles 31, 32 et 33 de la loi ordinaire de réformes institutionnelles du 9 août 1980 [8] – généralement inconnu du public jusqu’alors – va devenir le lieu de pilotage de la crise, et donc de la démocratie belge, durant cette inquiétante période. Retransmises à la radio et à la télévision, commentées sur les réseaux sociaux, les conférences de presse de ce Codeco laissent songeur plus d’un juriste.

Dans une réflexion amorcée avec ses étudiantes et étudiants de l’École de Droit de l’Université de Mons au cœur même de la crise, la professeure Anne-Emmanuelle Bourgaux a finement analysé les dérives et travers politiques, juridiques et institutionnels de la crise du Coronavirus. Dans Covid-19, la démocratie confinée, la constitutionnaliste observe une gestion surexécutive de la pandémie, menée par les chefs d’exécutif réunis au sein du Codeco. Ainsi, ont-ils concentré la décision entre leurs mains, reléguant les parlements dans l’ombre et en faisant fi de la répartition des compétences. Ainsi, cette gestion a-t-elle été privée des contrepoids inscrits dans notre ordre constitutionnel [9]. Pour la professeure à l’UMONS, les conséquences de cette politique ne sont pas minces : 1) l’État s’emballe, par une avalanche de normes provenant de différents niveaux et sources du fédéralisme belge, rendant l’action publique illisible, brouillonne et fragile juridiquement , 2) l’État punit , menant une politique répressive de plus en plus rigoureuse et intrusive sur des normes pénales qui ne sont pas toujours « claires, prévisibles et accessibles» , 3) l’État divise (activement et passivement), car la gestion de crise se fonde sur une distinction entre vaccinés et non vaccinés, entre activités nécessaires à la protection des besoins vitaux de la Nation et des besoins de la population, et celles qui ne le seraient pas, entre secteurs essentiels et non essentiels, avec des effets sur les familles et les activités professionnelles, 4) l’État sacrifie les jeunes. Pour Anne-Emmanuelle Bourgaux, compte tenu des données de l’organisme de santé publique Sciensano portant sur les risques sanitaires qu’ils couraient l’État belge a fait preuve d’un mélange de négligence et de sévérité à leur égard qui n’est pas justifié par leur bien-être, mais par le bien-être de leurs aînés, évoquant une maltraitance institutionnelle. [10]

 

4. Conclusion : 32.606 morts, une traversée de la peur, et ensuite ?

La crise du Covid, en 2020 et dans les années qui ont suivi, a constitué une expérience exceptionnelle pour toutes les sociétés qui l’ont vécue, et donc aussi pour les sociétés belges. En Belgique, le virus a tué 32.606 personnes en sept vagues, de mars 2020 à septembre 2022 [11]. Cette crise a avant tout été celle d’une peur collective, qui rappelait celles des grandes pandémies ancestrales, même en plein XXIe siècle, et avec une capacité scientifique qui a fait ses preuves, malgré tout. Traverser la peur a été, comme le rappelle Aurélien Rousseau, historien et directeur général de l’Agence de Santé d’Île-de-France pendant la crise du Covid, le lot de toutes celles et de tous ceux qui ont été en responsabilité, responsabilité des autres, et responsabilité de soi-même [12]. Alors qu’on aurait pu craindre des difficultés dans le travail des administrations de la santé récemment régionalisées après la réforme de l’État de 2014, celles-ci ont manifestement relevé l’essentiel des défis qui leur étaient assignés si on considère le défaut initial d’anticipation des risques [13]. En particulier celui de la vaccination massive de la population dans des délais d’urgence.

Cette traversée de la peur, n’en doutons pas, a ajouté au malaise citoyen qui avait été amorcé dès les années 1970. Il restera à en déterminer et à en mesurer l’ampleur et la profondeur quand le temps aura fait son œuvre.

 

Philippe Destatte

@PhD2050

[1] Ce texte a été écrit en 2024 et est extrait de mon ouvrage : Ph. DESTATTE, Histoire de la Belgique contemporaine, Société et institutions (1790-2020), coll.de l’École de Droit UMONS-ULB, p. 391-397, Bruxelles, Larcier-Intersentia, 2024.

https://www.larcier-intersentia.com/fr/histoire-belgique-contemporaine-9782807947436.html

[2] Chambre des Représentants, Compte rendu analytique, Séance plénière, 17 mars 2020, p. 1-2.

[3] WHO Director-General’s opening remarks at the media briefing on Covid-19 – 11 March 2020.

https://www.who.int/director-general/speeches/detail/who-director-general-s-opening-remarks-at-the-media-briefing-on-covid-19—11-march-2020 (2025-03-15)

[4] Éric DEFFET, Coronavirus : la Wallonie interdit les visites dans les maisons de repos, dans Le Soir, 10 mars 2020.

[5] Arrêté ministériel du 13 mars 2020 portant des mesures d’urgence pour limiter la propagation du coronavirus COVID-19, Moniteur belge, 13 mars 2020.

https://www.ejustice.just.fgov.be/cgi/article_body.pl?language=fr&caller=summary&pub_date=20-03-13&numac=2020030302

[6] Arrêté ministériel portant des mesures d’urgence pour limiter la propagation du coronavirus Covid-19…, 18 mars 2020.

[7] Ibidem.

[8] Moniteur belge du 15 août 1980.

[9] Anne-Emmanuelle BOURGAUX, Covid-19, La démocratie confinée, coll. Débats, Bruxelles, Éditions de l’Université libre de Bruxelles, 2023, p. 95.

[10] A.-E. BOURGAUX, Covid-19, La démocratie confinée…, p. 96-137. – Voir également François OST, Abécédaire d’une pandémie, Ce que le Covid révèle de notre société, Limal, Anthémis, 2022.

[11] J. JURCEVIC, R. EKELSON, S. NGANDA, N. BUSTOS SIERRA, C. VERNEMMEN, Épidémiologie de la mortalité de la COVID-19 en Belgique, de la vague 1 à la vague 7 (mars 2020 – 11 septembre 2022), Bruxelles, Sciensano, Juin 2023, p. 13. https://www.sciensano.be/sites/default/files/epidemiologie_de_la_mortalite_covid-19_en_belgique_de_la_vague_1_a_7.pdf

[12] Aurélien ROUSSEAU, La blessure et le rebond, Dans la boîte noire de l’État face à la crise, Paris, Odile Jacob, 2022, pp. 252-253. Ancien directeur de Cabinet d »Elisabeth Borne, Aurélien Rousseau a été ministre de la Santé et de la Prévention de la République française, du 20 juillet au 20 décembre 2023

[13] Voir : Évaluation des réponses au COVID-19 de la Belgique, Panorama, Paris, OCDE, 2023.

Cliquer pour accéder à evaluation-des-reponses-au-covid-19-de-la-Belgique-panorama.pdf

Liège, le 24 septembre 2010

Il me faut bien reconnaître aujourd’hui que c’est probablement par goût du surréalisme que, voici quelques mois, j’ai accepté la proposition du Sénateur Alain Destexhe d’intervenir à cette tribune tant la question qui était posée « la Révolution belge était-elle une Révolution francophone » me paraissait hors de propos sous le quadruple aspect de l’institution qui organisait cette réflexion, de la réalité politique que l’on pouvait sans peine anticiper pour cette rentrée, de la pertinence scientifique du sujet ainsi que de mes propres préoccupations [1].

Je me trompais. En tous cas sur certains points.

D’abord, on ne saurait nier l’intérêt de se replonger dans la séparation complète de la Belgique et de la Hollande. En cette période d’hésitations institutionnelles, chacun conviendra de l’actualité de certains problèmes dont ont dû se saisir les membres du Congrès national et les plénipotentiaires de la Conférence de Londres : comment fixer des frontières, comment partager une dette, quel régime instaure-t-on ?, etc. Ensuite, la question posée s’adosse à la connaissance de l’amalgame avec le Royaume des Pays-Bas qui – il faut le reconnaître – n’a pas considérablement mobilisé les historiennes et historiens de Wallonie et de Bruxelles. Pour ne faire qu’une comparaison de circonstance, on a bien moins écrit sur notre vie sous le régime hollandais de 1815 à 1830 que sur la collaboration francophone et wallonne, sous le régime allemand, pendant la Seconde Guerre mondiale… Enfin, sur le plan de mes propres recherches portant sur l’affirmation politique de la Wallonie, ce retour sur quelques sources de 1830 m’a, le croirait-on, donné quelques grains à moudre…

 

Une Révolution francophone en 1830 ?

Bien sûr, poser la question provocatrice d’une « révolution francophone en 1830 », sans fard ni guillemet, ne pouvait que crisper l’historien soucieux de la pertinence des catégories qu’il emploie. Veut-on indiquer par là que la « nation francophone » dont on nous dit, depuis quarante ans, l’émergence serait née sur les barricades du Sablon et de la rue Royale ? Que la Révolution fut faite au profit d’un espace francophone belge en devenir ? Ou simplement que ce sont des Belges qui parlent le français qui ont chassé les Hollandais du Parc de Bruxelles lors des journées de septembre ?

Charles Soubre (1821-1895), L’Arrivée de Charles Rogier et des volontaires liégeois à Bruxelles, 1880 – Bruxelles, Musée royal de l’Armée et de l’Histoire militaire

Le Professeur Léon Halkin, et – j’en suis certain – ses successeurs, ont montré à des générations d’historiens, passés par cette maison, la difficulté de manier les catégories en histoire et indiqué que seule l’intelligence de la critique historique – donc d’une démarche scientifique – permettait d’échapper à leur redoutable effet dévastateur ([2]). De même, l’historien français Paul Veyne rappelait que les concepts inadéquats donnent à l’historien un malaise caractéristique qui est un des épisodes consacrés de la dramatique de son métier : tout professionnel connaît un jour ou l’autre cette impression qu’un mot ne colle pas, qu’il sonne faux, qu’il est confus, que les faits n’ont pas le style qu’on attendrait d’eux d’après le concept sous lequel on les range ; ce malaise est un signal d’alarme qui annonce que l’anachronisme ou l’à-peu-près menacent […], écrivait l’auteur de Comment on écrit l’histoire [3].

Il en est ainsi du concept de francophone. Ainsi, le chercherait-on vainement dans nos sources, ce qui n’étonnera personne puisque le mot n’apparaît que quelque cinquante ans plus tard, et encore, ne devient-il d’usage courant que dans les années 1960. Selon le Robert (2008), le mot francophone renvoie d’ailleurs à des réalités différentes qui peuvent se résumer comme suit :

– l’emploi habituel du français dans certaines circonstances de la communication comme langue première ou seconde ;

– la pratique du français dans un groupe ou une région en tant que langue maternelle, officielle ou véhiculaire, même si les individus ne parlent pas tous le français ;

– les personnes qui appartiennent à une telle communauté et, dès lors, l’illustre dictionnaire renvoie pour les francophones de Belgique au mot wallon, pour ceux de Louisiane au cajun et du Canada à acadien ou québécois ;

– enfin, la quatrième occurrence fait référence à la francophonie internationale.

Constatons que l’essai d’application des trois premières occurrences à la réalité belge d’aujourd’hui nous ouvrirait des champs de négociations dignes de la constitution d’un gouvernement fédéral et consommerait probablement un volume de temps assez semblable. Au centre des deux démarches, on retrouve la question de Bruxelles que, prudemment, les rédacteurs du Robert ont omis de citer. On sait depuis Michel Foucault que pour analyser la formation des concepts – et donc mesurer leur validité –, il ne faut les rapporter ni à l’horizon de l’idéalité ni au cheminement empirique des idées ([4]).

La question qui, dès lors, semble se poser à l’historien est celle de la place de la langue comme moteur de la Révolution belge, et de savoir si les catégories linguistiques, et en particulier les catégories s’affirmant prioritairement de la langue française, apparaissent pertinentes pour comprendre ce qui s’est passé en 1830. C’est sous cette forme seule d’ailleurs que l’idée francophone apparaît, comme en témoigne l’extrait du journal liégeois Le Politique du 28 octobre 1829, cité par Els Witte dans la Nouvelle Histoire de Belgique : Toute la civilisation est française, purement française. Dans toutes les affaires sérieuses, dans toutes les conversations un peu relevées, la langue française est exclusivement employée par la classe aisée ([5]).

D’autres catégories émergent. L’opposant brugeois Louis de Potter, dans Le Courrier des Pays-Bas du 25 septembre 1829, réclame l’égalité pour les trois groupes qui constituent la population du Royaume : Hollandais, Flamands et Wallons ([6]). Quelques semaines plus tard, aux États généraux, le député D’Omalius-Thierry considère que les mesures linguistiques ont eu pour conséquences de traiter les Wallons en vaincus ([7]). Jean Stengers a montré que, en quelques années, ce concept s’affirmait comme désignant les habitants de la partie méridionale de la Belgique, y compris sa partie liégeoise. Le comte de Celles va du reste plus loin que son collègue des États généraux puisqu’il affirme, en décembre 1829, que la politique linguistique du roi pose des problèmes à notre nationalité de Wallons ([8]).

Rappelons que la situation linguistique de l’ensemble du Royaume des Pays-Bas était d’ailleurs problématique. Alors que le frison était parlé dans le Nord, l’allemand était l’idiome d’une grande partie du Grand-duché de Luxembourg, le peuple des Flandres s’exprimait dans des dialectes flamands, le français était utilisé dans les provinces du sud aux côtés des dialectes romans ainsi que par l’ensemble de la bourgeoisie de la Flandre et du Brabant. Même si 70% de ses habitants parlent le brabançon flamand, Bruxelles ([9]) se trouve déjà dans la logique de ce que Hervé Hasquin a qualifié de basculement – c’est-à-dire de francisation complète de la vie culturelle et administrative. La réalisation de ce basculement ne sera effective qu’après 1830  ([10]).

La langue a, sans nul doute, constitué un problème dans l’amalgame désiré par Guillaume d’Orange des populations de l’État qui lui avait été confié par le Congrès de Vienne. Et si la question linguistique est apparue comme un grief important aux yeux des révolutionnaires, on peut poser comme hypothèse que la réalité, la nature et l’impact de cette oppression linguistique furent distincts en fonction des différentes populations du Royaume, ce qui aura bien évidemment des effets sur les événements de 1830.

Dans cette contribution, je m’attacherai d’abord à retracer les différentes étapes de la politique linguistique des Pays-Bas avant d’aborder, dans un second temps, la Révolution elle-même et de proposer quelques pistes de recherche pour compléter cette esquisse.

 

1. La politique linguistique du Royaume des Pays-Bas

On sait, ou on oublie, que cette politique s’articule en trois temps.

1.1. La liberté des langues (1814-1823)

En rupture avec la francisation républicaine puis impériale, dès le 18 juillet 1814, le gouverneur général de la Belgique – encore occupée par les puissances alliées –, le baron Charles de Vincent, avait pris un arrêté permettant la rédaction des actes notariés en flamand ou en français selon la volonté des parties, ou en toute autre langue connue par le notaire et les parties. Cet arrêté rendait toutefois nécessaire la traduction en français de ces actes.

Deux mois plus tard, Guillaume d’Orange, pleinement investi de la puissance publique par l’Acte des Huit articles, fait publier un arrêté royal qui rétablit l’usage de la langue flamande dans toutes les parties du pays où elle est utilisée et entendue tout en considérant qu’il est nécessaire de *tolérer* l’usage de la langue française dans quelques parties de la Belgique où le flamand n’est pas utilisé ([11]). Dès lors, les actes rédigés en flamand seront enregistrés sans qu’il soit nécessaire d’y joindre une traduction française tandis que les actes de l’état civil seront tenus dans la langue usitée dans la commune où ces actes sont rédigés.

On évalue mal, toutefois, l’impact de ces mesures, même dans les provinces flamandes. Un rapport de police du 4 octobre 1815 rapporte qu’au moment où les armées alliées entrèrent en Belgique, la haine que bien des personnes portaient aux Français leur fit désirer que la langue flamande fût la seule dont on fit usage dans les actes publics ; maintenant qu’en fréquentant les séances de la 2e chambre des États généraux elles s’aperçoivent que le flamand que l’on parle dans nos provinces méridionales n’est qu’un patois qui ne ressemble en rien au hollandais, elles ont changé de manière de voir et jettent les hauts cris contre l’usage de la langue nationale dans les actes publics des provinces méridionales, et elles exagèrent les inconvénients qui en résulteraient […] ([12]).

D’ailleurs, le ministre de l’Intérieur Roëll écrit un peu plus tard au gouverneur du Brabant méridional, le Comte F. de Mercy-Argenteau, qu’il savait que la première société ne parle que le français, mais sur les dix personnes du peuple auxquelles je me suis adressé en français, lors de mon séjour à Bruxelles, la majeure partie m’a paru ne pas comprendre cette langue, de sorte que je n’ai pu me faire comprendre dans ce cas qu’en flamand ([13]).

Cette première période est donc marquée par l’identification de deux régimes linguistiques, le flamand et le français, avec des frontières floues marquées par la tradition et une grande tolérance dans l’application de ces régimes.

 

1. 2. La politique de néerlandisation (1823-1830)

L’application de l’arrêté royal du 15 septembre 1819 va modifier cette situation.

Son article 5 dispose en effet qu’à dater du 1er janvier 1823, aucune autre langue que la langue nationale – c’est-à-dire le néerlandais – ne sera reconnue légale pour les affaires publiques dans les provinces de Limbourg, de la Flandre-Orientale, de la Flandre occidentale et à Anvers ; en conséquence les autorités administratives, financières et militaires, collèges ou fonctionnaires, sans distinction, seront tenues, à commencer de ladite époque, de se servir exclusivement de la langue nationale dans toutes les affaires qui concernent leurs fonctions.

Complémentairement, le roi Guillaume précise, à l’article suivant, que les provinces du Brabant-Méridional, de Liège, du Hainaut, de Namur et le Grand-duché de Luxembourg ne sont point compris dans les dispositions de cet arrêté. Le roi se réserve toutefois le droit d’étendre ces dispositions par un arrêté spécial :

1° Aux villes et communes de la province du Brabant-Méridional dans lesquelles un examen ultérieur nous aura démontré que la langue flamande est la langue du pays.

2° Aux villes et communes des autres provinces, lesquelles avaient été précédemment réunies à des provinces où la langue est différente de celle usitée dans les provinces dont elles font partie maintenant.

Et le roi de lancer un appel aux autorités communales dans ces dernières provinces pour que celles qui désireraient obtenir, dans l’intérêt de leurs administrés, les mêmes dispositions, l’en informent pour qu’il puisse statuer sur leur appartenance linguistique. Ou, dit en terme royal : pour y être statué par nous comme nous le jugerons appartenir ([14]). On assiste donc de la part du pouvoir royal à un effort de néerlandisation des provinces du nord de la Belgique ainsi que des communes du sud qui en feraient la demande.

L’arrêté royal du 26 octobre 1822 vient encore compléter ce dispositif en étendant la contrainte linguistique aux arrondissements de Bruxelles et de Louvain. L’interrogation qui se développe alors dans le pays wallon est de savoir quand cette législation s’appliquera aux provinces wallonnes, ce qui est perçu comme une réelle menace. Comme l’écrit Pierre Kersten dans le Courrier de la Meuse : est-il nécessaire, pour la prospérité et le bonheur d’un État que tous ses habitants ne parlent qu’une même langue ? Cette question qui ne paraît pas encore avoir été traitée, quoiqu’on ait beaucoup écrit de part et d’autre sur la langue nationale, est pour les habitants des provinces wallonnes la seule intéressante, surtout depuis qu’on a répandu le bruit, fondé ou non fondé, que, dans quatre ans d’ici, l’arrêté du 5 octobre sera adopté pour ces provinces en entier ou en partie ([15]).

Parallèlement, pour le roi Guillaume, la politique scolaire est aussi une politique linguistique. Dans le chantier gigantesque de développement d’un enseignement placé exclusivement sous l’égide du gouvernement par la Loi fondamentale du 24 août 1816 et organisé par l’arrêté royal du 25 septembre 1816, le roi fait une large place à la néerlandisation, depuis le primaire jusqu’à l’Université, en passant par les athénées et l’École normale ([16]).

Il est intéressant de constater que la difficile mise en œuvre de cette politique met en évidence le dualisme sous-jacent aux provinces belges au travers d’une typologie qui fait apparaître les catégories de flamand et de wallon, au détriment de la catégorie affirmant la langue française, à la recherche de laquelle nous étions partis. Ainsi, la circulaire du 15 septembre 1819 sur l’emploi des langues dans les établissements scolaires distingue de Waalsche provinciën, les provinces wallonnes, de la situation des athénées et collèges dans les provinces flamandes ainsi que dans les arrondissements de Bruxelles et de Louvain ([17]).

De même, une enquête a eu lieu à l’athénée de Bruxelles, fin 1822, pour mesurer l’impact de la généralisation de l’utilisation du flamand dans l’enseignement de cet arrondissement. Lorsque le ministre de l’Éducation, l’Utrechtois Anton Falck ([18]), interroge ses services le 17 avril 1823 pour savoir quel est le nombre d’élèves wallons et autre qui ne pourrait profiter de l’instruction donnée sous cette nouvelle réglementation, il lui est répondu que vingt pensionnaires ou demi-pensionnaires appartenant à des familles des provinces wallonnes, et quelques Anglais, quitteraient le pensionnat sans délai […] ([19]).

Quelques jours plus tard, le même ministre écrit en néerlandais au roi Guillaume que – je traduis – dans les écoles supérieures il y a certains cours qui, conformément au règlement, ne doivent pas être donnés en latin. Falck précise qu’on utilise souvent la langue française à Louvain et à Gand parce que ces universités enseignent tant aux jeunes des provinces wallonnes que flamandes […]. Et le ministre de considérer qu’un changement ne se ferait pas sans préjudice considérable à ces deux écoles supérieures. […] ([20]).

Début 1816, l’historien namurois Louis Dewez, ancien professeur au collège de Nivelles, est Commissaire de la Division wallonne de l’Instruction publique, des Arts et des Sciences ([21]). On s’en moque dans L’observateur politique, administratif, historique et littéraire de la Belgique où on écrit qu’il faut donc plaindre le fonctionnaire qui, comme M. De Wez, commissaire général de l’instruction publique dans les provinces wallonnes, s’en sert, peut-être sans pouvoir comprendre combien departement van ONDERWYS, enz., prononcé surtout par un Wallon, est ingénu ; mais félicitons tous ceux Wallons ou Flamands indistinctement, qui prennent le titre très sonore d’adjoint-inspecteur des administratie bij de armée ([22]). Dewez exercera également la fonction d’inspecteur des athénées et des collèges. En 1823, son homologue – ou successeur ([23]) – désigné pour les provinces flamandes, le catholique Henricus Wijnberg, écrit au même ministre Falck que l’on pourrait introduire, avec la nouvelle année scolaire, l’utilisation de la langue nationale dans la classe de sixième, s’il n’y avait pas parmi les élèves quelques Wallons. Il voit du reste aussi un problème pour les jeunes flamands, car ceux-ci n’ont pas, ou peu, ou imparfaitement, d’enseignement dans leur langue maternelle, c’est-à-dire dans son esprit, en néerlandais ([24]). Bien que, de manière satirique, le journal de Doncker fasse apparaître des distinctions régionales dans le Royaume des Pays-Bas sur lesquelles les historiens belges semblent avoir peu insisté.

 

1.3. Le retour à la liberté des langues (juin 1830)

Nombreux sont ceux qui se sont inquiétés des effets sur la société belge de la politique linguistique de Guillaume d’Orange et de ses ministres. Les pétitions vont en effet se multiplier à l’égard du gouvernement dont on critique la logique de contrainte linguistique ([25]). Le bourgmestre de Bruxelles, Louis de Wellens note, le 8 décembre 1829, que le libre usage des deux langues ferait cesser bien des clameurs, et [que] si au bout de quelques années on exigeait dans les deux sections du royaume la science des deux langues pour tous les employés, on atteindrait le but de rendre l’étude du hollandais indispensable dans le midi sans froissement ([26]).

L’Ambassadeur britannique Sir Charles Bagot estimait, le 15 décembre 1829, dans un courrier à son ministre des Affaires étrangères Lord Aberdeen que, dans les projets d’arrêté du roi Guillaume portant sur la question de l’emploi de la langue néerlandaise dans les actes publics, certains étaient de nature à l’intéresser. Ainsi, the 16th paragraph relates to the question of the national language, and promises to revoke the attempt, which was given so much discontent, to enforce the use of the Dutch language in almost all public transactions in the Country, excepting, I beleive, in the Pays Wallon ([27]). La formule est intéressante qui donne une dimension internationale à l’espace wallon, d’autant que le diplomate ne se sent pas obligé d’expliquer de quoi il s’agit à son ministre.

Ainsi, le procureur du Roi de Bruxelles Henry-Joseph Schuermans écrivait au ministre de la Justice, Cornelis Félix van Maanen, le 11 janvier 1830, que les opposants réunis autour du général baron van der Linden d’Hoogvorst disaient que les dispositions existantes étaient illégitimes, car à Bruxelles où la population est en partie wallonne, les Wallons n’avaient pas les mêmes privilèges que les étrangers, et qu’il serait convenable de laisser à chacun le choix de sa langue dans ses affaires personnelles. […] En effet, ajoutait le procureur, je pense qu’il serait très opportun que S.M. le Roi, de son propre gré, fasse savoir que les actes personnels à Bruxelles pourront être rédigés en langue française, lorsqu’un des intéressés déclarera qu’il ne comprend nullement la langue nationale, ou insuffisamment ([28]).

Le 4 juin 1830, voulant lâcher du lest, le roi modifie à nouveau la législation et autorise que tous actes, soit authentiques, soit sous seing privé, sans distinction, pourront, à l’avenir, dans toute l’étendue du royaume, être rédigés dans la langue dont les parties intéressées désirent qu’il soit fait usage, […]. De surcroît, il autorise les cours et tribunaux dans les provinces du Limbourg, de la Flandre-Occidentale et d’Anvers, ainsi que dans les arrondissements de Bruxelles et de Louvain (province du Brabant méridional) à permettre, à la demande des parties, dans toutes causes et affaires judiciaires, qu’il soit fait usage de la langue française dans les actes et plaidoiries. Il ajoute que, dans ces communes, lorsque le français ou le wallon est la langue du peuple, tous les actes et documents relatifs à l’administration publique pourront être rédigés en français.

L’article 5 de l’arrêté royal du 4 juin 1830 dispose que dans les mêmes provinces ou arrondissements, les personnes qui n’entendent pas la langue des Pays-Bas, pourront s’adresser en français aux autorités administratives et financières, pourvu que cette langue soit connue des dites autorités ; dans ce cas, les réponses et décisions pourront avoir lieu dans cette langue. Les autorités constituées dans les provinces et arrondissements mentionnés ci-dessous, auront la faculté d’employer la langue française simultanément avec celle des Pays-Bas dans toutes les annonces qui ne sont point comprises dans celles mentionnées à l’article 2 pour autant que la première de ces langues constitue pour une partie de la population la langue du peuple, ainsi que dans tous les cas où il importera que ces annonces reçoivent également de la publicité dans les provinces ou communes wallonnes.

L’usage de la langue française étant maintenu dans les provinces de Liège, du Hainaut et de Namur, ainsi que dans l’arrondissement de Nivelles (province du Brabant-méridional) pour toutes les affaires tant administratives et financières que judiciaires. L’usage des langues française et allemande est pareillement maintenu dans notre grand duché de Luxembourg ; […] ([29]).

Cette mention explicite des provinces et communes wallonnes dans un arrêté royal du Roi Guillaume, antérieurement à la Révolution, est particulièrement intéressante, car elle complète l’analyse qu’André Cordewiener faisait en 1980 dans La Wallonie, le Pays et les Hommes lorsque, constatant que le mot Wallonie n’existait pas en 1830, il ajoutait que la distinction de « provinces wallonnes » était courante dans les journaux et les correspondances privées et que, si les limites n’étaient pas très strictes dans le sens où il n’y avait pas de véritable frontière, elles correspondaient dans l’esprit des gens à des réalités linguistiques ([30]). En voici une mention dans un acte public avec, de surcroît, une délimitation claire, sauf en ce qui concerne bien sûr la frontière entre le grand duché et la province du Luxembourg, qui sera l’œuvre de la Révolution belge et dont le tracé sera délimité en application du traité du 19 avril 1839.

À la veille de l’insurrection, l’usage de la langue française est donc maintenu explicitement dans les communes des provinces de Liège, Hainaut, Namur et dans l’arrondissement de Nivelles, communes où les actes d’administration publique seront rédigés en français ou en wallon ([31]).

Ainsi, comme l’écrit naïvement le journal Le Belge du 10 juin 1830, à propos du nouvel arrêté sur les langues, un sujet de plaintes nombreuses et fondées vient d’être écarté par le gouvernement ; en autorisant le libre usage de la langue française, il ralliera à lui une foule d’hommes éclairés que des restrictions arbitraires avaient révoltés ; […] ([32])

Si la législation linguistique, telle qu’elle apparaît avant la Révolution, semble dès lors devenue plutôt libérale, on pourrait s’étonner de la place de ce grief dans les motivations des Wallons qui vont participer à l’insurrection. Ce serait sans compter sur ce que Philippe Raxhon a justement appelé le « non-dit » qui laissait accroire, depuis 1819, que la volonté des Nassau était bien de faire du néerlandais la langue de tous les Belges à long terme, même si cette ambition n’a jamais trouvé une formulation aussi abrupte dans la législation ([33]).

C’est en cela que, comme l’écrivait Robert Demoulin en 1973, la politique linguistique de Guillaume d’Orange fut la première occasion d’une prise de conscience des provinces wallonnes. L’application des lois linguistiques obligea l’État à dresser des cartes, à répartir les hommes selon des critères nouveaux. Ce ne fut pas le libre choix de la langue [,car la supériorité du français était trop nette,] mais la géographie qui figea la ligne de partage des langues ([34]).

 

2. La Révolution elle-même : se garder de toute conclusion hâtive

On sait que les événements de 1830 ont été d’une grande ampleur dans certaines villes wallonnes et que des volontaires wallons ont joué un rôle important dans l’insurrection bruxelloise ([35]).

Le témoignage de l’Anglais Charles White, juste après l’échec de la mission du Prince d’Orange auprès de son père, et consigné peu après la Révolution, est assez parlant :

Tous les yeux et tous les cœurs étaient tournés vers Bruxelles ; une sorte de levée en masse (car on peut lui donner ce nom), commença partout, mais particulièrement dans les provinces wallonnes. Le paysan abandonnait ses champs, l’ouvrier ses ateliers, le mineur sa houillère ; toutes les classes laborieuses quittaient simultanément leurs travaux, et se portaient sur la capitale, où elles s’attendaient à trouver des moyens d’existence, et à jouir sans contrainte de la vie oisive du soldat. La charge de loger et nourrir cette affluence d’étrangers exigeants, sans loi et sans discipline, finit par devenir insupportable aux Bruxellois ([36]).

Je n’aborderai pas l’image qui a été donnée de ces événements en Wallonie et, en particulier dans le mouvement wallon, puisqu’une communication doit être présentée à ce sujet par mon collègue Philippe Raxhon. J’avais estimé, en 1997, dans mon ouvrage sur l’affirmation de la Wallonie aux XIXe et XXe siècles, que ce rôle des Wallons à Bruxelles ne fut pas militairement décisif et que, pour contredire Charles Plisnier, ce ne fut pas le sang wallon qui éclaboussa les barrières dressées contre les Hollan­dais ([37]), mais,  à plus de 90%, les travailleurs manuels salariés, ouvriers ou journaliers, domiciliés à Bruxelles et répon­dant à une attaque de la ville par l’armée hollandaise. En me basant sur les travaux de l’historien américain John W. Rooney Jr., je notais que près de 60% de ces insurgés avaient le flamand comme langue mater­nelle et étaient originaires des deux Flandres et d’Anvers d’où beaucoup avaient émigré suite à la crise du textile ([38]). Rooney concluait son article dans la Revue belge d’histoire contemporaine que l‘image émergeant de l’analyse de ces données est celle d’une révolution à majorité bruxelloise écrasante. L’aide reçue du dehors par les Bruxellois fut minime, tandis que la présence d’étrangers fut virtuellement inexistante ([39]). En 2005, Els Witte, se basant sur la même source arrive à la même conclusion : le soutien des autres régions a bien existé, écrit le professeur à la VUB, mais dans une faible mesure ([40]).

Je serai aujourd’hui plus prudent, en tous cas sous réserve d’inventaire. En effet, mon excellent collaborateur Paul Delforge a, lors des travaux qu’il a réalisés en 2007 et 2008 avec Jean-Pierre Delhaye au sujet du militant wallon Franz Foulon, attiré mon attention sur les travaux menés par ce dernier concernant la Révolution de 1830 au Pays d’Ath ([41]). Jean-Pierre Delhaye a retrouvé dans les sources locales les noms des combattants originaires de l’arrondissement d’Ath présents à Bruxelles du 23 au 27 septembre 1830, parmi lesquels 80 Athois, 25 Flobecquois et des volontaires de Frasnes et de Lessines dont le nombre et l’identité restent à préciser. Or lors de leur analyse, Jean-Pierre Delhaye a constaté que ceux-ci ne sont pas tous repris dans les listes codées par J. W. Rooney. Il importe donc de se garder de toute conclusion hâtive sur la répartition des combattants en Flamands et Wallons, en Bruxellois et provinciaux, notent les auteurs des Écrits politiques wallons consacrés à Franz Foulon ([42]). Dès lors, des études me paraissent devoir être entreprises au niveau local, non seulement en Wallonie, mais aussi en Flandre du reste, afin de pouvoir mesurer réellement l’importance de la mobilisation. Robert Demoulin, dans sa vaste étude de 1934, considérait, en tous cas, que la participation de la province à la victoire de Bruxelles est considérable, qu’on envisage les effectifs de volontaires ou qu’on tienne compte des répercussions qu’a eues, sur les belligérants, l’arrivée de ces gens dans la capitale ([43]).

Contrairement à ce qu’écrivait Jean Stengers en 2000 dans son Histoire du sentiment national en Belgique des origines à 1918 ([44]), je pense que cette étude aurait, malgré son ampleur, un intérêt certain. Moins, peut-être, pour mesurer a posteriori un sentiment national que pour tenter de déceler les motivations de ceux qui partaient au secours de Bruxelles. Ces motivations étaient diffuses et multiples, notait Robert Demoulin, et tournaient surtout probablement autour de cette idée de liberté qui avait soulevé les masses derrière la République. L’incertitude était certainement considérable quant à la forme que pourrai(en)t prendre l’espace ou les espaces politiques qui émergerai(en)t de l’insurrection ([45]).

Parallèlement à la question des volontaires, il serait probablement utile également d’analyser cet autre facteur décisif que furent les défections dans l’armée hollandaise. Robert Demoulin relève dans son ouvrage de 1934 que lorsque les premiers événements se produisent à Bruxelles, le roi, par arrêté du 28 août 1830, n° 54, rappelle les miliciens primitivement exemptés. Le 9 septembre 1830, seulement 19.771 d’entre eux sont rentrés sur un total de 38.200 ; le 13, 24.138 ; le 24, 29.131. Le professeur à l’Université de Liège note que sur les 9.069 absents, 5.701 étaient Belges et ajoute que la plupart des manquants étaient originaires des provinces du Brabant méridional, de Liège et de Namur ([46]). On sait que les défections vont être de plus en plus massives, particulièrement dans les villes où l’insurrection va réussir. Francis Balace nous a donné quelques indications à cet égard, particulièrement sur Liège, mais il reste à étendre ce travail à l’ensemble de la Belgique, ainsi qu’à mettre les deux facteurs en relation.

 

3. Conclusions : méprises et ambiguïtés d’une révolution

 Réticent à revenir sur 1830 en abordant la question linguistique au travers de l’interrogation sur l’existence d’une « révolution francophone », il me faut désormais me réjouir, car cette occasion m’a permis, non bien sûr de valider cette hypothèse – j’ai dit pourquoi d’emblée –, mais d’élargir le champ de recherche sur l’histoire de la Belgique et en particulier de la Wallonie.

Trois axes de recherche m’apparaissent devoir être réinvestis à l’avenir : d’abord, les volontaires wallons pour rejoindre les émeutiers bruxellois en 1830, question qui pourrait être mise en relation avec les défections de soldats wallons dans l’armée hollandaise, ensuite, la préfiguration d’un espace wallon avant la Belgique, enfin, la question de la conscience de cet espace.

 

3.1. Volontaires wallons pour rejoindre les émeutiers bruxellois et défections dans l’armée hollandaise

Le rôle des provinces wallonnes dans les événements de 1830 a été largement étudié. Il est évidemment significatif, surtout par le rôle insurrectionnel joué par les Wallons dans leurs provinces après l’émeute du 25 août à Bruxelles. Sauf à Namur, Tournai et surtout Mons, où l’échec des révolutionnaires est sanglant, les Wallons s’émancipent assez rapidement du pouvoir hollandais, contrairement à la Flandre où, écrit Robert Demoulin, les autorités ne cèdent pas une parcelle de leur pouvoir et ne permettent pas la moindre démonstration séparatiste ([47]). Louvain et Tirlemont constituent là aussi des exceptions : mais ces villes insurgées ont fort à faire avec les troupes hollandaises dépêchées dans le Brabant méridional. La géographie est ici déterminante : l’armée hollandaise vient du Nord, qu’elle boucle et occupe jusqu’à Bruxelles. Mais, ajoute Robert Demoulin, l’hostilité déclarée de la bourgeoisie industrielle et commerçante flamande à l’égard des rebelles bruxellois a empêché une aide immédiate ([48]).

Le chantier est vaste qui consiste, comme nous l’avons suggéré à la suite de Paul Delforge et de Jean-Pierre Delhaye, à mener des enquêtes locales sur toutes les communes de Wallonie, voire de Belgique, pour établir le nombre, la liste, ainsi que les caractéristiques sociales et professionnelles des combattants de 1830. Une recherche portant sur les défections parmi les conscrits de l’armée hollandaise pour ces mêmes communes permettrait peut-être d’établir quelques éclairantes corrélations.

 

3.2. La préfiguration d’un espace wallon avant la Belgique

Au-delà des déclarations rassurantes des historiens wallons, y compris au sein de l’Institut Destrée, sur le fait que l’on ne peut pas parler spécifiquement de Wallonie avant 1830, on voit se dessiner, à la suite des remarques d’André Cordewiener, non seulement un espace informel wallon, exprimé au travers des termes pays wallon ou provinces wallonnes, mais aussi un espace formel, de droit public, consigné dans les arrêtés du roi des Pays-Bas du 15 septembre 1819, 26 octobre 1822 et du 4 juin 1830. Le premier détermine deux ensembles de provinces, avec deux législations linguistiques différentes, dont une entité comprend le Brabant méridional, Liège, le Hainaut et le grand duché de Luxembourg, entité qui fait exception aux dispositions de l’arrêté royal. Le deuxième ampute cet espace des arrondissements de Bruxelles et de Louvain, désormais en voie de néerlandisation. La circulaire du 15 septembre 1819 sur l’emploi des langues dans les établissements scolaires appelait d’ailleurs ce nouvel espace amputé les Waalsche provinciën. L’arrêté royal du 4 juin 1830 fait explicitement référence aux provinces et communes wallonnes tandis qu’une distinction est établie, sur le plan linguistique entre, d’une part, les provinces de Liège, du Hainaut, de Namur, ainsi que l’arrondissement de Nivelles en Brabant méridional où l’usage du français (ou du wallon dit la Table analytique et raisonnée de la Pasinomie) est maintenu en matières administratives, financières ainsi que judiciaires, et d’autre part, le grand duché de Luxembourg où le français comme l’allemand sont d’usage. Ce sera l’œuvre des liquidateurs du Royaume des Pays-Bas que de fixer la frontière entre la province de Luxembourg et le grand duché.

Ainsi, au moment de l’insurrection, le grief linguistique semble-t-il écarté pour les Wallons, alors que, nous le savons, il a constitué un des moteurs majeurs de la Révolution. Il est en effet symptomatique que, lorsqu’il relate les événements au lendemain de la Révolution, l’Anglais Charles White ait encore en mémoire l’arrêté du 15 septembre 1819 : l’affinité entre les idiomes hollandais et flamand qui ont des racines communes, pouvait faciliter cet essai (présenté comme essai seulement) dans les Flandres et le voisinage d’Anvers. Mais imposer aux provinces walonnes (sic), au Brabant méridional, et aux habitants du Hainaut, comme condition sine qua non de l’exercice des professions libérales, la connaissance d’une langue si complètement différente de celle que parlent les classes moyenne et élevée dans cette partie de la Belgique, c’était consacrer une vexation légale qui devait blesser les intérêts de toutes les familles ([49]).

Au-delà de la crainte d’une néerlandisation totale de la Belgique, crainte réelle ou supposée, on doit prendre également en considération le côté hésitant pour ne pas dire brouillon de la gouvernance menée par le roi Guillaume. Celle-ci fut aussi certainement une cause de l’agacement de ses sujets. Le témoignage du représentant autrichien à Bruxelles dans un courrier adressé au chancelier Metternich le 21 juin 1830 est à ce point de vue particulièrement édifiant :

Depuis les dix années que j’habite ce pays, je n’ai vu que changement continuel de système dans toutes les branches d’administration, je n’ai vu que faire et défaire ; s’aventurer, s’opiniâtrer, puis rétrograder et céder de mauvaise grâce ; proposer, modifier, retirer, puis représenter une mauvaise loi ; imposer la mouture et l’abolir ; rendre obligatoire, puis facultatif, le collège philosophique, et ensuite le détruire ; proscrire les études à l’étranger, et les permettre ; imposer une langue prétendue nationale que la grande moitié de la nation ne comprend pas, et revenir avec mauvaise grâce sur cet acte despotique ; lâcher et ressaisir la presse ; en un mot, de la stabilité en rien […]. Tout cela ne doit-il pas déconsidérer ce gouvernement et son chef aux yeux de ses propres sujets et le discréditer auprès des autres gouvernements ? ([50])

On ne souhaite évidemment voir un tel jugement ne porter sur aucun gouvernement contemporain…

 

3.3. La conscience d’un espace wallon avant 1830 ?

Y a-t-il eu conscience de cet espace wallon avant 1830 ? Question difficile, car les recherches manquent ici encore. On peut évidemment douter d’une conscience collective, les nationalités ayant été différentes jusqu’en 1794, mais d’autres facteurs d’affinités ont pu jouer : les parlers romans, la situation de bilinguisme wallon-français, la civilisation mosane, l’opinion publique durant le Consulat et l’Empire, etc. On manque assurément de sources.

Un fort indice nous vient d’un historien, déjà évoqué dans cette communication : l’ancien Commissaire de la Division wallonne de l’Instruction publique, des Arts et des Sciences, Louis Dewez publie en 1833 un Cours d’histoire Belgique contenant les leçons publiques qu’il a données au Musée des Lettres et des Sciences de Bruxelles. Il y note que :

La Belgique est partagée entre deux peuples, les Wallons et les Flamands. Les premiers parlent la langue française ; les seconds la langue flamande. La ligne de démarcation est sensiblement tracée ; […]

Ainsi, les provinces qui sont en deçà de la ligne wallonne, savoir : la province de Liège, le Brabant wallon, la province de Namur, le Hainaut, sont wallonnes.

 Et celles qui sont au-delà de la ligne flamande, savoir : le Limbourg, le Brabant flamand, la province d’Anvers, la Flandre orientale et occidentale sont flamandes.

 Ce n’est point ici une division arbitraire ou un plan fait d’imagination pour appuyer une opinion ou créer un système ; c’est une vérité de fait, dont tous ceux qui ont la moindre connaissance des lieux peuvent aisément reconnaître l’exactitude, ou enfin dont on peut s’assurer par la seule inspection de la carte ([51]).

Cette affirmation, qui nous apparaissait jadis un peu isolée, semble prendre consistance au travers des éléments de la législation linguistique hollandaise ici rappelés, de même qu’à la lumière du regard de quelques diplomates étrangers en poste en Belgique ou même de celui de témoins flamands ([52]).

Dans son cours d’histoire de Belgique, Jean Lejeune avait bien noté un fait fondamental : la Belgique de 1830 rassemble dans ses frontières tous les « Flamands » et tous les « Wallons ». Et il est curieux de constater, poursuivait le professeur liégeois, que, des deux côtés, s’exprime la conscience de leur ancienne opposition ([53]). Et de rappeler les lignes du témoignage de l’ancien magistrat de la Cour de Bruxelles, Auguste de Wargny, dans ses esquisses historiques sur la Révolution, publiées dès 1830, où il relevait que cette vieille inimitié, cette sorte d’éloignement antipathique, existant depuis tant de siècles entre les Flamands et les Wallons, avait totalement disparu et s’était absorbé dans la haine commune contre le nom hollandais ; l’observation était frappante à Bruxelles alors encombrée d’auxiliaires wallons qui s’embrassaient en frères avec les Flamands, Belges comme eux. Cette espèce de réconciliation était franche ; elle doit être et sera éternelle ! Plus de mépris et de sarcasmes réciproques, plus de rixes ou combats de kermesse. Tous les Belges, quel que soit le langage qu’ils parlent, se rappelleront toujours le grand événement qui les a affranchis et liés plus étroitement que jamais. La forêt de Soigne et toute ligne de démarcation entre eux se sont effacées et ont disparu sous les boulets hollandais qu’ils affrontaient ensemble ; il n’y a plus que des frères parmi nous ([54]).

D’autres déclarations plus volontaristes existent qui ne manquent pas de troubler quant à la vigueur, mais aussi quant à la conscience de certains publicistes. Une menace telle que celle du Journal de Liège des 13 et 14 juin 1831 ne peut être oubliée :

Si contre toute attente, l’intrigue de quelques hommes l’emportait, si tout était sacrifié aux ridicules clameurs de Bruxelles qui veut absolument être capitale, il resterait au Pays de Liège, au Luxembourg, à Namur et au Hainaut, la faculté de s’entendre, d’assembler leurs députés et de se déterminer seuls ([55]).

 La législation qui va se mettre en place au lendemain de l’indépendance belge va évidemment gommer pour longtemps ces aspérités. Quant aux historiens, quelques générations vont passer avant qu’ils n’osent tirer les mêmes conclusions que Louis Dewez. Mais il est vrai que leur mission était tout autre…

 

 Philippe Destatte

@PhD2050

[1] Cette texte constitue ma contribution au colloque organisé par le Parlement de la Communauté française 27 septembre 1830 : une révolution francophone ? tenu à la salle académique de l’Université de Liège le 24 septembre 2010. Il a longtemps figuré sur le site de la Communauté française de Belgique avant d’y constituer comme une ERREUR 404 en 2024.

[2] Léon-E. HALKIN, Initiation à la critique historique, coll. Cahiers des Annales, 6, p. 103-116, Paris, Armand Colin, 1973. – L-E. HALKIN, Les catégories en histoire, dans Les catégories en histoire, p. 11-16, Bruxelles, 1969.

[3] Paul VEYNE, Comment on écrit l’histoire suivi de Foucault révolutionne l’histoire, p. 88, Paris, Seuil, 1978.

[4] Michel FOUCAULT, L’archéologie des savoirs, coll. Bibliothèque des Sciences humaines, p. 84, Paris, Gallimard, 1969.

[5] Els WITTE, La construction de la Belgique,1828-1847, dans Michel DUMOULIN, Vincent DUJARDIN, Emmanuel GERARD et Mark VAN den WIJNGAERT, Nouvelle Histoire de Belgique, p. 33, Bruxelles, Complexe, 2005.

[6] Jean STENGERS, Liégeois et Wallons, dans Hommages à la Wallonie, Mélanges d’histoire, de littérature et de philologie wallonnes offerts à Maurice-A. Arnould et Pierre Ruelle, édités par Hervé HASQUIN, p. 445, Bruxelles, ULB, 1981.

[7]  Ibid.

[8] Courrier de la Meuse, Supplément du 7 janvier 1830, cité par Léon-L. GUILLAUME, Aux origines du mouvement wallon, Sentiment liégeois et sentiment français en 1830 et 1831, dans La Vie wallonne, t. 23, n°245, 1er trimestre 1949, p. 19. – Le Comte de Celles avait été rencontrer le Pape Léon XIII à Rome le 25 mai 1826, Dans une correspondance avec le Roi Guillaume, il  note : Je continuai à faire connaître le pays, le clergé, nos lois et anciens usages et je m’appesantis sur l’ignorance des prêtres flamands plus spécialement, la fougue des Wallons et les très anciennes idées des prêtres catholiques hollandais. H. T. COLENBRANDER, Gedenstukken der Algemeen Geschiedenis van Nederland, 1825-1830, 1917, Regeering Van Willem ITweede Stuk, De Celles aan den Koning, 7 juillet 1826, p. 228.

[9] Els WITTE, La construction de la Belgique…, p. 166.

[10] Hervé HASQUIN, op.cit., p. 208.

[11] 1er octobre 1814, Arrêté du prince souverain Guillaume d’Orange Nassau concernant l’usage de la langue flamande dans les actes civils et judiciaires, Journal officiel, t. 3, n°XCIV, p. 209, Pasinomie, 2ème série, 1814-1815, p. 297-288.

[12] H. T. COLENBRANDER, Gedenstukken…, van 1795 tot 1840, Eerste (inleidend) deel, 1815-1825 – Derde Stuk Regeering van Willem I, Politierapporten aan de Thiennes, 4-7 octobre 1815, Bruxelles, p. 2, S-Gravenhage, Martinus Nijhoff, 1905.

[13] H. T. COLENBRANDER, Gedenstukken…, 1815-1825 – Derde Stuk Regeering van Willem I, Roëll aan de Mercy-Argenteau, 1er novembre 1815, p. 38.

[14] 15 septembre 1819, Arrêté royal portant des dispositions à l’égard de l’usage de la langue nationale dans les actes publics pour la facilité et dans l’intérêt des habitants, Journal officiel, n°XLVIII, du 15 septembre 1819, Pasinomie, p. 384-385.

[15] Pierre KERSTEN, Langue nationale, dans Courrier de la Meuse, 14 décembre 1822, reproduit dans Paul HARSIN, Essai sur l’opinion publique en Belgique de 1815 à 1830, p. 34, Charleroi, Éditions de La Terre wallonne, 1930.

[16] Astrid von BUSEKIST, La Belgique, Politique des langues et construction de l’État, De 1780 à nos jours, p. 42-48,Paris-Bruxelles, Duculot, 1998.

[17] H. T. COLENBRANDER, Gedenstukken…, 1815-1825 – Derde Stuk, Regeering van Willem I, p. 260, note 1 – On dispose d’ailleurs d’autres témoignages intéressants comme ce texte intitulé La Révolution de la Belgique, Londres, Novembre 1830, qui soutient le point de vue hollandais et publié dans l’ouvrage La Révolution de la Belgique et les événements de Bruxelles en septembre 1830, p. 17-18, La Haye-Amsterdam, Les Frères Van Cleef , 1830. Sous la domination française l’usage de la langue française avait été prescrit de rigueur dans tous les actes publics à dresser, soit en Flandre, soit en Hollande ; le roi des Pays-Bas avait fait cesser cette disposition despotique en prescrivant que l’on ferait usage en chaque province de la langue qui y est générale ; mais il y avait un temps prescrit dans lequel les employés qui se vouaient à une carrière administrative devaient savoir le Hollandais quoiqu’originaires des provinces wallones (sic) (le Hollandais ou le Flammand (sic) étant l’idiome des deux tiers de la population du pays) et il arrivait que dans certains arrondissements du Brabant où la langue du peuple est le flammand (sic), les classes supérieures ont contracté l’usage plus familier de la langue française ; […].

[18] Anton Reinhard FALCK (Utrecht 1777-Brussel, 1843). http://www.parlement.com/9291000/biof/04304

[19] H. T. COLENBRANDER, Gedenstukken…, 1815-1825, 1916, Regeering Van Willem I, p. 257-258.

[20] H. T. COLENBRANDER, Gedenstukken…, 1815-1825, 1916, Regeering Van Willem I, Falck aan den Koning, 19 April 1823 [p. 259]. Op de hoogescholen zijn enkele kollegiën welke volgens het reglement niet in de Latijnsche taal behoeven gegeven te worden. Tot dezelve wordt te Leuven en te Gent bij voortduring gebruik gemaakt van de Fransche taal, en wij deze universiteiten zoowel dienen voor jongelieden uit de Waalsche als uit de Vlaamsche provinciën, zoude zulks, mijns bedunkens, niet dadelijk te veranderen zijn zonder aammerkelijk nadeel dier beide hoogescholen […].

[21] Mr. DEWEZ, Abrégé de l’Histoire de Belgique, Bruxelles, Adolphe Stapleaux, 1817. – Louis Dewez (Namur 1760-Bruxelles 1838) est ancien sous-préfet de l’arrondissement de Saint-Hubert. – Jean LEJEUNE, Belges et Liégeois aux origines d’une historiographie nationale, dans Annuaire d’histoire liégeoise, t. 21, 1980-1981, p. 50-68. – Voir Louis Dieudonné Joseph Dewez, dans Biographie nationale, Volume 5, p. 912 sv.

[22] MM. D’ELHOUNGNE, DONCKER et VANMEENEN, L’observateur politique, administratif, historique et littéraire de la Belgique, t. 6, p. 254-262, Bruxelles, P. J. De Mat, 1816.

[23] Astrid von BUSEKIST, op. cit., p. 44.

[24] H. T. COLENBRANDER, Gedenstukken…, 1815-1825, 1916, Regeering Van Willem I, p. 261, Wijnberg aan Falck, 15 juillet 1823. Op de zesde klasse zoude dus met het nieuwe schooljaar het gebruik der landtaal kunnen worden ingevoerd, ware het niet dat er zich onder de leerlingen eenige Walen bevonden en de Vlaamsche of geen, of niet dan gebrekkig onderwijs hunner moedertaal hadden bekomen.

[25] H. T. COLENBRANDER, Gedenstukken…, 1825-1830, 1917, Regeering Van Willem I, p. 660, Pétition adressée à la deuxième chambre des Etats-généraux par un grand nombre d’habitants de la ville de Tournai, 11 octobre 1829. « Notre langue maternelle est pour nous une propriété, dont la loi même ne pourrait nous ravir la jouissance ».

[26] H. T. COLENBRANDER, Gedenstukken…, 1825-1830, 1917, Regeering Van Willem I, p. 709.

[27] H. T. COLENBRANDER, Gedenstukken…, 1825-1830, 1917, Regeering van Willem I, 1825-1830, Eerste Stuk, 1916, p. 55, Bagot aan Lord Aberdeen, 15 décember 1829.

[28] H. T. COLENBRANDER, Gedenstukken…, 1825-1830, 1917, Regeering van Willem I, p. 746, Procureur du Roi de Bruxelles : Schuermans aan van Maanen, 11 janvier 1830. 4° La liberté de la langue française etc. De heeren d’Hoogvorst zeiden dat de bestaande besluiten onregtvaardig waren, daar namelijk te Brussel, waar de bevolking gedeeltelijk Waalsch is, de Walen niet dezelfde voorregten als de vreemdelingen hadden, en dat behooren zou, aan een ieder de taal die hem voegt in zijne persoonlijke zaken te laten gebruiken. […] Ik meen inderdaad, dat het, op dit oogenblik, zeer doelmatig zijn zou, dat Z.M. de Koning, uit eigene beweging, zich liet welgevallen dat de particuliere akten te Brussel in de Fransche taal zullen mogen worden opgesteld, wanneer een der belanghebbenden verklaren zal dat hij de landstaal geenszins of niet genoeg verstaat.

[29] 4 juin 1830, Arrêté royal contenant des modifications aux dispositions existantes au sujet des diverses langues en usage dans le royaume, Journal officiel, 7 juin 1830, n°XIX, Pasinomie, 2ème série, 9, p. 466-466.

[30] André CORDEWIENER, 1830 en Wallonie, dans Hervé HASQUIN, La Wallonie, le pays et les hommes, Histoire, économies, sociétés, t. 2, p. 11, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1980.

[31] Pasinomie… Table analytique et raisonnée, p. 155 – Table alphabétique, de janvier 1814 au 24 septembre 1830, p. 111.

[32] H. T. COLENBRANDER, Gedenstukken…, 1825-1830, 1917, Regeering van Willem I, p. 815.

[33] Philippe RAXHON, Le siècle des forges ou la Wallonie dans le creuset belge (1794-1914), dans Bruno DEMOULIN et Jean-Louis KUPPER dir., Histoire de la Wallonie, De la Préhistoire au XXIème siècle, p. 237, Toulouse, Privat, 2004.

[34] Robert DEMOULIN, Unification politique, essor économique (1794-1914) dans Léopold GENICOT, Histoire de la Wallonie, p. 320, Toulouse, Privat, 1973.

[35] Dans cette révolution inopinée dont est née la Belgique moderne, le rôle des Liégeois a été si essentiel que sans leur participation il est permis de croire que, peut-être, elle eût échoué. Henri PIRENNE, Préface à l’ouvrage de la CONFERENCE DU JEUNE BARREAU DE LIÈGE, Les gens de robe liégeois et la Révolution de 1830, p. 10, Liège, Thone, 1931. – Jean LEJEUNE, La principauté de Liège, p. 187-189, Liège, Éditions du Perron, 4ème éd., 1996.

[36] Charles WHITE, Révolution belge de 1830, t. 1, p. 391-392, Bruxelles, Louis Hauman et Cie, 1836.

[37] Charles PLISNIER (?), Nationalisme wallon, p. 9, Bruxelles, Union wallonne des Écri­vains et artistes, 1979 (1941).

[38] John W. ROONEY Jr., Profil du combattant de 1830, dans Revue belge d’Histoire contemporaine, 1981, t. 12, p. 479-502.

[39] Ibid., p. 486 et 494. J. W. Rooney montre que, suivant les différentes sources, les participants à l’insurrection domiciliés à Bruxelles et dans les faubourgs représentaient respectivement 91,3 % le 23 septembre, 82,2% le 24, 81,9% le 25, 83,2% le 26, 89,3% le 27. Ceux domiciliés dans les provinces de Liège et du Hainaut, additionnés, constituaient, les mêmes jours, 3,2 %, 4,7 %, 5,8 %, 4,5 % et 10,3 % des combattants. Les autres provenaient du Brabant, de Flandre et de France.

[40] Els WITTE, La construction de la Belgique…, p. 59.

[41] Jean-Pierre DELHAYE, La Révolution de 1830 au Pays d’Ath, dans Les Annales du Cercle d’Histoire d’Ath, 1982-1983, t.. XLIX, p. 383-316.

[42] Jean-Pierre DELHAYE et Paul DELFORGE, Franz Foulon, La tentation inopportune, coll. Écrits politiques wallons, p. 41-42,  Namur, Institut Destrée, 2008.

[43] Robert DEMOULIN, Les journées de septembre 1830 à Bruxelles et en Province, Étude critique d’après les sources, p. 10, Paris, Droz – Liège, Faculté de Philosophie et Lettres, 1934.

[44] Jean STENGERS, Histoire du sentiment national en Belgique des origines à 1918, t. 1 : Les racines de la Belgique jusqu’à la révolution de 1830, p. 203, Bruxelles, Racine, 2000.

[45] Il est éclairant de recueillir l’avis de John Kinker, professeur à l’Université de Liège, dans un courrier à an Maanen du 19 mai 1829 : Een- en andermaal heb ik er al eens de proef van genomen, welke uitwerking het op de gemoederen doet, wanneer men in de onderstelling dat het Zuiden wel eens van het Noorden gescheiden kon worden (en in zoover aan hunne uitzigten toegeeft) er tevens bijvoegt, dat in dat geval België niet weder aan Frankrijk, maar gedeeltelijk aan Ostenrijk, gedeeltelijk aan Pruissen zou gehecht worden, en dat in zulk een geval de Waalsche provinciën, en inzonderheid Luik, Pruissisch zouden worden. Traduction : Il m’est arrivé plusieurs fois de tester la réaction que pourrait avoir sur les esprits la thèse que le Sud pourrait être séparé du Nord (et dans le sens que l’on cède à leurs aspirations) en ajoutant que dans ce cas, la Belgique ne serait pas de nouveau annexée à la France, mais partiellement à l’Autriche, partiellement à la Prusse en que dans un tel cas, les provinces wallonnes, et notamment Liège, deviendraient prussiennes. H. T. COLENBRANDER, Gedenstukken,… 1825-1830, 1917, Regeering van Willem I, p. 585. Kinker à van Maanen 19 mai 1829. Cette analyse rejoint en tous cas les vélléités prussiennes au Congrès de Vienne. Pirenne écrit que la Prusse se montrait décidée à englober dans ses frontières les territoires wallons de la rive droite du fleuve (la Meuse) et revendiquait obstinément le Luxembourg. Henri PIRENNE, Histoire de Belgique des origines à nos jours, t.3, p. 415, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1950.

[46]  Robert DEMOULIN, Les journées de septembre 1830 à Bruxelles et en Province…, p. 253.

[47] Ibid., p. 75.

[48] Ibid., p. 216-217.

[49] Charles WHITE, Révolution belge de 1830…, t. 1, p. 6.

[50] H. T. COLENBRANDER, Gedenstukken…, 1825-1830, Regeering van Willem I, t. 1, p. 333-334, Mier à Metternich, 21 juin 1830.

[51] Louis DEWEZ, Cours d’histoire Belgique contenant les leçons publiques données au musée des lettres et des sciences de Bruxelles, t. 2, p. 152-153, Bruxelles, J. P. Méline, 1833. – Rappelons ici la formule de Jean Stengers : L’union des Flamands et des Wallons est certes invoquée parfois à l’époque de la révolution – les Belges, Flamands ou Wallons, mais tous frères ont versé leur sang pour devenir libres, écrit en janvier 1831 un journal hennuyer –, mais de là à l’idée de l’existence de deux « peuples », il y a une distance que personne, en 1830, n’a encore franchie. Jean STENGERS, Histoire du sentiment national…, p. 203.

[52] Voir le pétionnement d’Anzegem : Vlaamsch, onze moedertaal, voor ons, Vlamingen ; Waelsch of Fransch voor de Waelen ; Duytsch voord die van het Hertogdom, en Hollandsch voor die willen praeten.  A. DE JONGHE, De taalpolitiek van Koning Willem I in de Zuidelijke Nederlanden, 1814-1830, p. 348-350, Bruxelles, 1943, cité par  J. STENGERS, op. cit., p. 178.

[53] Jean LEJEUNE, Belges et Liégeois aux origines d’une historiographie nationale…, p. 94-95.

[54] WARGNY, Esquisses historiques de la Révolution de la Belgique en 1830, p. 496-497, Bruxelles, 1830.

[55] Léon-L. GUILLAUME, Aux origines du mouvement wallon, Sentiment liégeois et senti­ment français, dans La Vie wallonne, t. 23, 1er tr. 1949, p. 32.

Mons, le 26 août 2024

 

1. Des parcours thématiques, balisés chronologiquement

Dans la préface à la Nouvelle histoire politique de la Belgique contemporaine, publiée voici presque vingt ans, les quatre directeurs de cette belle initiative, les professeurs Michel Dumoulin, Vincent Dujardin, Emmanuel Gérard et Mark Van den Wijngaert, avaient rappelé la double difficulté d’un tel travail : d’une part, le recul du savant individuel tétanisé par la comparaison avec l’œuvre monumentale d’Henri Pirenne (1862-1935), de l’autre, la difficulté de former une équipe de chercheurs qui puisse épouser la complexité de ce que recouvre l’histoire d’un tel État. De 2005 à 2009, ces quatre historiens en mobilisèrent toutefois d’autres et, ensemble, relevèrent le défi avec un réel succès. Ils renoncèrent toutefois à leur première intention de proposer des parcours thématiques couvrant l’ensemble de la période, pour s’en tenir à un parcours chronologique traditionnel, sauf pour ce qui concerne l’histoire coloniale [1].

Devant son auditoire, le professeur en charge de l’Histoire de la Belgique contemporaine à l’Université de Mons ne peut avoir ces hésitations. Certes, les générations de collègues historiennes et historiens sont bien là, avec leurs productions dans lesquelles il peut puiser : non seulement les travaux de synthèse récents ou plus lointains, mais aussi les textes d’une histoire qui s’écrit sans cesse, dans les livres, les articles, sur l’internet. Quant aux parcours thématiques, il ne peut plus y renoncer. D’abord, parce qu’il sait depuis le début de ses enseignements à l’Athénée de Liège, fin des années 1970, que c’est la meilleure manière d’intéresser et d’impliquer les étudiantes et étudiants sans jamais d’ailleurs renoncer aux cadres chronologiques [2] ; ensuite parce qu’il s’agit de la meilleure manière d’ouvrir un débat scientifique qui réalise une synergie effective entre enseignement et recherche [3] ; enfin, parce que cela correspond à une conception de l’histoire explicative du présent et donc d’une discipline réellement opérationnelle et utile.

 

2. La traversée de trois siècles en quatorze problématiques

Ainsi, dans la deuxième édition de cette Histoire de la Belgique contemporaine, Société et institutions, 1790-2020 [4], je problématise les questions traitées tout en leur conservant leur caractère diachronique. Les chapitres traversent trois siècles, prennent en compte les grandes évolutions et étudient les crises majeures de notre histoire lointaine ou récente, les révolutions politiques et sociales, les guerres, mais aussi les transitions climatiques et énergétiques ou encore la pandémie de Covid-19.

En début de chacun des quatorze chapitres de cet ouvrage, un enjeu est formulé permettant la mise en perspective et l’actualisation du questionnement

  1. La Révolution industrielle (1770-1847) : comment les différentes dimensions de la société (économique, culturelle, technologique, sociale, démographique, politique, juridique, institutionnelle, etc.) peuvent-elles évoluer pour passer d’un paradigme sociétal ancien à un modèle nouveau ? La compréhension de cette mutation peut être éclairante pour regarder et mesurer les transformations actuelles des sociétés industrielles vers des sociétés post-industrielles : numériques, décarbonées, etc.
  2. La Révolution belge (1789-1839) : comment le pouvoir qui se met en place à Bruxelles en septembre 1830, va prendre – ou pas – en considération les aspirations linguistiques, culturelles, économiques et sociales des populations de ce qui devient la Belgique ?
  3. Le Mouvement social (1848-1979) : comment les acteurs sociaux des XIXe et XXe siècles vont s’organiser pour répondre aux défis nouveaux que la Révolution industrielle et l’extension du capitalisme imposent à la société et aux institutions ?
  4. La question nationale (1838-1914) : comment et pourquoi, dans un contexte de suffrage censitaire et d’affirmation de l’existence d’un État belge où prédomine la langue française, des mouvements flamand puis wallon, porteurs d’identités régionales voire nationales, vont rapidement émerger au point de concurrencer et de remettre en cause la jeune nation belge ?
  5. L’évolution des partis politiques de 1846 à 1894 : comment, dans une Belgique catholique censitaire, libérale et bourgeoise, vont s’organiser les partis politiques pour donner vie au régime parlementaire et tenter d’y laïciser l’État ?
  6. Colonisation et décolonisation du Congo (1885-1965) : pourquoi la Belgique s’est-elle engagée dans l’aventure coloniale européenne en Afrique au XIXe siècle ? Comment a-t-elle géré cette situation ? Et ensuite, fait face au processus de décolonisation encouragé par les Nations unies puis finalement revendiqué par les populations elles-mêmes ?
  7. La Grande Guerre (1914-1918) : comment la démocratisation et l’industrialisation, qui modifient la société à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, ont-elles transformé la manière de mener une guerre au point de faire de 1914-1918 une rupture majeure de la civilisation, partout en Europe et donc aussi en Belgique ?
  8. La démocratisation des institutions (1919-2024) : comment, dans un État libéral et censitaire, le droit de suffrage s’est-il progressivement élargi pour constituer une démocratie moderne ? La démocratie s’est-elle étendue sans cesse, de manière linéaire, comme le croyait le philosophe français Alexis de Tocqueville (1805-1859) en 1835 ou s’inscrit-elle dans une évolution discontinue ?
  9. L’accroissement de l’interdépendance (1919-2020) : comment la Belgique, d’abord confinée dans une stricte neutralité internationale va-t-elle s’adapter à l’interdépendance croissante des nations et établir des liens privilégiés avec ses voisins européens et atlantiques ?
  10. La Seconde Guerre mondiale et l’Affaire royale (1938-1950) : comment une Belgique, déjà fragilisée par des tensions intérieures et de profondes dissensions politiques va-t-elle faire face aux formidables coups de boutoir qui vont la frapper de 1938 à 1950 ? Comment la société et les institutions de la Belgique vont supporter et réagir à un embrasement idéologique et militaire mondial, sans précédent par sa violence ? Quelles vont être, enfin, les conséquences des deux politiques qui cohabiteront pendant cette période de troubles et de grandes misères ?
  11. La (con)fédéralisation (1919-2020) : comment, en prenant en compte la question nationale, et chronologiquement à la suite de cet enjeu, étudié de 1815 à 1914 dans cet ouvrage, Flamands, Wallons, Bruxellois, puis Belges germanophones (OstBelgien) ont tenté de transformer l’État belge pour qu’il réponde à leurs aspirations et besoins réciproques ?
  12. La contestation de la modernité (1945-2024) : comment la Belgique va se reconstruire sur les plans moral, idéologique et politique au sortir de la Seconde Guerre mondiale ?
  13. L’avènement politique et social des femmes (1880-2020) : comment les femmes vont-elles progressivement s’émanciper du système social dans lequel les institutions belges les ont enfermées au XIXe siècle ?
  14. Le profond malaise citoyen (1970-2020) : comment les citoyens belges des différentes régions ont-ils progressivement pris leur distance avec les institutions représentatives de l’État, particulièrement avec les mondes politiques et judiciaires ?

3. Une porte vers d’autres savoirs

Étudiant toutes ces problématiques, qui font constamment l’objet d’interactions, je veux redire ma conviction de l’importance pour la société de notre métier d’historien. Cette conviction se renforce par la nécessité de faire face à plusieurs formes de délitement de la pensée par un laisser-aller quasi généralisé du référencement et un manque de rigueur certain dans l’heuristique, y compris la critique des sources. C’est un phénomène qu’historiens américains, mais aussi français [5] ont bien perçu et auquel notre société n’échappe pas non plus : le fact-checkingcollecte d’éléments factuels et objectifs pour vérifier la véracité des faits ou l’exactitude des chiffres présentés [6] – auquel procèdent certaines institutions et agences de presse, est parfois accablant pour les producteurs de discours, y compris parfois à vocation scientifique.

Il m’a été donné l’occasion de le rappeler en octobre 2021 lors du lancement du réseau EUNICE rassemblant les universités de Brandenburg, Cantabria, Catania, Lille – Hauts de France, Poznań, Vaasa et Mons [7]. J’y insistais notamment sur le fait que former nos étudiants à la rigueur, à la précision et à la critique, c’est assurément contribuer à en faire, au-delà de chercheurs de qualités, des intellectuels conscients, à l’esprit courageux, c’est-à-dire aptes à se saisir des contenus les plus difficiles ou les plus farfelus, s’en délivrer, et ne communiquer que sur l’exact et le certain.

Cela nous demande, comme l’affirmait Raymond Aron, des vertus élémentaires de discipline, de consentement à l’autorité, de compétence technique, mais aussi de courage intellectuel [8]. D’autant qu’il s’agissait, au moment où l’historien l’écrivait, de tenter de sauver les valeurs auxquelles notre civilisation était attachée. C’était en 1939…

Questionnante, l’approche historique de l‘Histoire de la Belgique contemporaine, Société et institutions (1790-2020) se veut particulièrement ouverte sur le monde. Bien que l’État belge, sa société, ses institutions constituent les objets centraux de l’ouvrage, des questions comme l’interdépendance, la critique de la modernité, l’avènement politique et social des femmes, le malaise citoyen, prennent largement en compte les interactions avec l’extérieur des frontières nationales ou fédérales, voire européennes.

Transdiscipilinaire, cette histoire a comme finalité la compréhension du monde présent en faisant appel aux disciplines mobilisables : le droit, la philosophie, la sociologie, la science politique, l’économie, etc. Une attention particulière est portée à la définition et à la compréhension des concepts.

D’abord fondé sur l’expérience d’un enseignement destiné à de futurs juristes, économistes, sociologues et politologues, cet ouvrage est destiné à permettre à chacune et chacun de comprendre la Belgique d’aujourd’hui, ses enjeux et ambitions. En même temps, ce livre constitue également un ouvrage de référence précieux pour le professeur de l’enseignement secondaire qui y trouvera matière pour préparer ses cours. Mais surtout, il se veut une porte vers d’autres savoirs, en ramenant le lecteur constamment à la réalité, grâce aux nombreux extraits de documents qu’il comprend, ainsi que par une bibliographie organisée par chapitre.

 

Philippe Destatte

@PhD2050

 

[1] Michel DUMOULIN, Vincent DUJARDIN, Emmanuel GERARD et Mark VAN DEN WIJNGAERT, Préface, Nouvelle Histoire de Belgique, vol. 1, 1830-1905, p. XII-XIV, Bruxelles, Complexe, 2005.

[2] Ma dette est grande à cet égard vis-à-vis de l’historienne Francine Faîte-Nagels (1936-2023), mais aussi de l’inspecteur René Van Santbergen (1920-2001) qui m’avaient en juin 1980 incité à présenter à l’Université de Liège la première leçon d’agrégation en histoire dans le mode enseignement rénové. Pari osé à l’époque, mais moins risqué qu’annoncé puisque sanctionné d’une grande distinction.

[3] Première introduction à de nouvelles approches pédagogiques : 1. Le principe du débat scientifique dans un enseignement, un choix didactique qui réalise une synergie effective entre enseignement et recherche, Cellule de Pédagogie universitaire et de Qualité de l’Université de Mons, 30 octobre 2012.

[4] Philippe DESTATTE, Histoire de la Belgique contemporaine, Société et institutions, 1790-2020, coll. de l’École de Droit UMONS-ULB, Bruxelles, Larcier, 2024, 442 p. https://www.larcier-intersentia.com/fr/histoire-belgique-contemporaine-9782807947436.html

[5] Kevin M. KRUSE & Julian E. ZELIZER ed., Myth America, Historians take on the biggest legends and lies about our past, New York, Basic Books, 2022. – Alya AGLAN, Laurent JOLY, André LOEZ, Gérard NOIRIEL ea, Zemmour contre l’histoire, Paris, Gallimard, 2022.

[6] Fact-checking, Bruxelles, Centre de Crise national : https://centredecrise.be/fr/fact-checking

[7] Ph. DESTATTE, « Opinions which are partial have the effect of vitiating the rectitude of judgement », Heuristics and criticism of sources in science, University of Mons, 21 October 2021. https://phd2050.org/2021/10/26/heuristics/

[8] Raymond ARON, Communication devant la Société française de philosophie, 17 juin 1939, dans R. ARON, Croire en la démocratie, 1933-1944, p. 102, Paris, Arthème-Fayard – Pluriel, 2017.

Mons, le 9 mars 2024

 Une première version de cet entretien, réalisé à Mons le 15 décembre 2023, a été publiée dans le journal Le Soir le 2 février 2024 : Éric DEFFET, Philippe Destatte : « En Wallonie, l’intérêt général n’existe pas ». En essayant de ne pas dénaturer le sens, le texte a été légèrement toiletté pour passer au style écrit et les notes de références ont été ajoutées.

 

Éric Deffet : vingt-cinq ans de Wallonie depuis qu’Elio Di Rupo a pris pour la première fois ses quartiers à l’Elysette. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Philippe Destatte : qu’il y a deux Wallonie. Je le dis depuis longtemps, et c’est toujours vrai [1]. J’observe d’une part la Wallonie qui meurt et, d’autre part, la Wallonie qui naît. Celle qui naît est très enthousiasmante, c’est celle des biotechnologies et des industries de pointe qu’Elio Di Rupo met clairement en évidence quand il s’exprime publiquement. Celle qui meurt recouvre des difficultés majeures qui existent dans tous les pays, en somme. Nous sommes actuellement dans une période de mutations.

 

Éric Deffet : au cours de ce quart de siècle, a-t-on laissé sciemment une partie de la Wallonie et des Wallons sur le bord de la route ?

Philippe Destatte : au contraire, le choix principal a consisté à travailler sur les bassins qui étaient le plus en besoin de cohésion, notamment avec les aides européennes du Feder, et pas sur les bassins où les entreprises se portaient le mieux, ce qui aurait pu être une autre logique. La question est souvent posée, notamment au niveau de la Commission européenne : accroît-on la compétitivité de ceux qui sont en bonne santé ou en émergence, ou essaie-t-on de sauver ceux qui sont en difficulté en leur accordant une plus-value ? Le choix de la Wallonie a été d’aider les régions qui étaient le plus en souffrance.

 

Éric Deffet : quelle est la patte d’Elio Di Rupo sur ces 25 années ?

Philippe Destatte : forte comme ministre-président à trois reprises, évidemment : de 1999 à 2000 puis de 2005 à 2007, enfin de 2019 à 2024. Par contre, son impact lorsqu’il n’était plus en charge de la Région, mais était président du Parti socialiste, est très difficile à mesurer. Mais nous savons que nous vivons dans une logique où les présidents de partis jouent un rôle essentiel dans la conduite des affaires. Souvenez-vous, par exemple, que le Plan dit Marshall a été apporté par Elio Di Rupo – président du PS – et par Joëlle Milquet – présidente du CdH -, qui ont sifflé la fin de la récréation en 2005 en imposant au gouvernement wallon de Jean-Claude Van Cauwenberghe une dynamique nouvelle. Donc, durant toutes ces années, Elio Di Rupo n’a pas perdu la Wallonie de vue, c’est une évidence.

 

Éric Deffet : avant le Plan Marshall, il y avait eu le Contrat d’avenir…

Philippe Destatte : en 1999, dès les premiers jours après sa désignation comme ministre-président, Elio Di Rupo a voulu me voir pour parler de prospective, d’évaluation et de développement régional. Il avait suivi les travaux de l’Institut Destrée sur la contractualisation des politiques publiques d’après le modèle français [2]. J’avais accompagné le président Michel Delebarre (1946-2022) et la Communauté urbaine de Dunkerque dans leurs démarches avec le Conseil régional du Nord-Pas-de-Calais et l’État français, ainsi que suivi les initiatives de Gérard Longuet quand il était président du Conseil régional de Lorraine. Elio Di Rupo voulait que je lui explique comment fonctionnait cette contractualisation État-région à la française. C’est dans cette logique que le Contrat d’avenir a été imaginé et puis construit par son conseiller Gaëtan Servais. Sauf que cette proposition de contractualisation a été très mal reçu par la presse, qui a parlé de marketing politique. J’en ai été très marri, parce qu’il existait une véritable logique positive derrière cette initiative. Et puis, le Conseil économique et social a lui aussi réagi très négativement, alors qu’il devait être un des acteurs clefs de la contractualisation… Dès lors, cela n’a jamais fonctionné, d’autant qu’Elio Di Rupo a quitté Namur pour le boulevard de l’Empereur. La contractualisation du gouvernement Van Cauwenberghe ne s’est faite qu’avec sa propre administration, ce qui est très limité.

 

Éric Deffet : quelle était la faiblesse de ce contrat d’avenir ?

Philippe Destatte : la dynamique telle qu’elle avait été pensée à l’origine était très bonne. Avec certes un gros bémol, selon moi : dans la logique que je défendais, un contrat doit irriguer tout le budget. J’ai travaillé, notamment avec la Cour des Comptes, pour évaluer la place prise par ces plans dans le budget de la Région : 3 % des moyens régionaux étaient affectés annuellement au Contrat d’avenir [3], un peu plus au Plan Marshall, et dans le dernier compte disponible, le Plan de Relance ne mobilise que 6 % des moyens en 2022. Ce qui est mieux, mais reste insuffisant.

 

Éric Deffet : aujourd’hui, le Plan de Relance ne serait-il pas à la hauteur des enjeux ?

Philippe Destatte : Elio Di Rupo a créé chez moi un deuxième moment d’enthousiasme en lançant cette démarche en 2019.  » Cette fois, il faut vraiment y arriver !, disait-il.  » Autrement dit :  » on va mettre le paquet « . Le discours du ministre-président était bien celui de la transformation attendue. J’avais beaucoup d’espoir avec le tandem qu’il fait avec Willy Borsus, en charge de l’économie et ancien ministre-président, qui connaît donc les réalités. On sait que la crise sanitaire et les inondations ont imposé de rebattre les cartes. Malgré cela, disons qu’il y a malgré tout eu un petit décollage avec l’affectation de 6 ou 7 % du budget pour le Plan de Relance, qui s’étend sur plusieurs années. Le gouvernement multiplie les communications, initie des projets. Moi, ce qui m’intéresse, ce sont les dépenses réelles [4]

 

Éric Deffet : en quoi consiste la logique de la démarche contractuelle que vous défendez ?

Philippe Destatte : le contrat, c’est la compréhension que les politiques ne peuvent pas résoudre les problèmes tout seuls. On ne peut pas changer le système si on n’active pas les acteurs de ce système [5]. Il faut dire aux entreprises, aux intercommunales de développement territorial ou aux provinces, par exemple, qu’elles sont des partenaires, qu’on va travailler ensemble, qu’on va additionner les moyens de chacun en s’engageant toutes et tous à quelque chose de commun [6]. L’engagement mutuel n’est jamais assez fort, en réalité. À son corps défendant, lors de cette législature, Elio Di Rupo a un peu esquissé cette démarche en finissant par inviter les partenaires sociaux et environnementaux à coconstruire le Plan de Relance. Mais l’interpellation est venue des syndicats et des patrons, pas du gouvernement…

 

Eric Deffet : de ce point de vue, la législature 2019-2024 est donc décevante…

Philippe Destatte : je ne parlerais pas de déception. Mais on n’a pas assisté à un changement de méthode en profondeur : on a fait un accord de gouvernement, comme d’habitude, et pour lancer Get Up Wallonia!, on a fait appel à des consultants, comme d’habitude – et on a demandé l’avis de 17.000 personnes sur internet, soit. J’aurais préféré qu’Elio Di Rupo reprenne la logique de 1999, celle du contrat : on était sur le bon chemin. Ici, c’est business as usual.

 

Eric Deffet : c’est quoi ce business as usual ?

Philippe Destatte : il reste par exemple une logique du clientélisme, de l’assistanat. Voyez le milliard d’euros consacré aux emplois APE (Aide à la promotion de l’emploi, NDLR)… Attention, je ne dis pas que les gens qui bénéficient de cette formule sont des assistés. Mais on continue obstinément dans une logique historique qui entretient le système. Autre constat : pour financer des territoires, il faut toujours passer par le lobby auprès du gouvernement, ce qui est absolument contraire à la logique de planification que nous imaginions dans le cadre des contrats. Tout le monde devrait s’engager à aller dans le même sens, mais cela ne se fait pas en Wallonie.

 

Eric Deffet : n’était-ce pas la vertu des pôles de compétitivité du Plan Marshall, qui associaient centres de recherche et entreprises, grandes et petites ?

Philippe Destatte : oui, mais c’était une logique de planification par les décideurs, et pas de planification à la française, qui implique et responsabilise l’ensemble des acteurs. En Wallonie, tout le monde devrait s’engager pour un but commun. Mais l’intérêt régional n’existe pas. Où est la vision wallonne qui ne serait pas celle d’un gouvernement pour une législature ? C’est bien simple : on l’attend toujours. Même quelqu’un de l’envergure d’Elio Di Rupo, qui a la volonté de changer les choses, qui connaît les problèmes, reste dans une logique liée aux priorités des partis, au partage des compétences entre ministres, au sous-régionalisme. Les dirigeants ne définissent pas les valeurs communes qui vaudraient pour le long terme. Bien sûr, on parle de cohésion, d’économie ou d’environnement, mais pas d’une vision propre. Chercher à rester dans la moyenne belge ou courir après la Flandre, ce ne sont pas des buts en soi.

 

Eric Deffet : au bout du compte, quel est le bilan d’Elio Di Rupo en Wallonie ?

Philippe Destatte : je lui ai toujours fait crédit de sa volonté de bien faire. C’est peut-être, de ma part, de la naïveté. Mais quand on écoute les gens, on entend qu’ils sont déchaînés. L’image de la Wallonie parmi les Wallons reste dévastatrice, même si le bilan objectif, lui, n’est pas dévastateur, et encore moins catastrophique. Je reste persuadé que pour assister à un nouveau décollage, il faudrait des changements majeurs. Et je crois que la future législature n’y suffira pas : il faudra trois législatures, parce que les obstacles sont énormes.

 

[1] M. BEYEN & Ph. DESTATTE, Nouvelle histoire de Belgique,  Un autre pays (1970-2000),  p. 276-278, Bruxelles, Le Cri, 2009.

[2] Ph. DESTATTE dir, Contrats, territoires et développement régional, Charleroi, Institut Destrée, 1999.

PhilippeDestatte_dir_Contrats_territoires_et_developpement_regional-InstitutDestree_1999

[3] Ph. DESTATTE, Le Contrat d’avenir pour la Wallonie, Un essai de contractualisation pour une nouvelle gouvernance régionale, (1999-2001), Working Paper, Namur, Institut Destrée, 14 mars 2002.

Philippe-Destatte-Contrat-avenir-Wallonie_2002-03-14

[4] Ph. DESTATTE, Plan de relance pour la Wallonie : la recherche de la prospérité, Blog PhD2050, Charleroi, 28 mai 2021. (conférence donnée à la Chambre de Commerce et d’Industrie du Hainaut ce 28 mai 2021 à l’invitation de son directeur Benoit Moens, sous le titre Get up Wallonia : les choix de l’avenir wallon).

https://phd2050.org/2021/05/30/relance-gw/

[5] Je rappelle toujours mon livre de chevet : Michel CROZIER et Erhard FRIEDBERG, L’acteur et le système, Les contraintes de l’action collective, Paris, Seuil, 1977. Jacques Lesourne m’a présenté Michel Crozier (1922-2013) au CNAM en 2000 et nous avons beaucoup échangé à l’époque.

[6] Ph. DESTATTE, La coconstruction, corollaire de la subsidiarité en développement territorial, Blog PhD2050, Hour-en-Famenne, 3 août 2023.

https://phd2050.org/2023/08/03/la-coconstruction-corollaire-de-la-subsidiarite-en-developpement-territorial/

A Jacques Brassinne de La Buissière (1929-2023)

 

Namur, le 24 février 2024

Introduction : les institutions wallonnes oubliées

Certains s’étonneront peut-être de ces cinquante ans [1]. Ce n’est pourtant pas la relative fragilité des institutions régionales wallonnes nées en 1974 qui les ont fait partiellement occulter. En fait, toutes les institutions représentatives de la Wallonie sont restées fragiles bien après la loi spéciale de réformes institutionnelle du 8 août 1980 et la réunion du Conseil régional du 15 octobre de la même année, qui jusqu’ici fait généralement référence pour marquer l’anniversaire de la Région wallonne.

Ainsi que l’a observé en 2007 un ancien ministre-président wallon, le Conseil régional créé en 1974 connut le sort d’être souvent oublié dans la vie de nos institutions [2]. Seuls les constitutionnalistes, quelques historiens et de rares anciens acteurs s’en souviennent… Parfois, néanmoins, quelques personnalités politiques évoquent cette date comme une étape importante de la construction de la Wallonie. C’est ce que fit Elio Di Rupo le 15 octobre 2005 lorsque le ministre-président rappela la mise en place des institutions nées de la Loi Perin-Vandekerckhove dans le cadre des vingt-cinq ans des lois de régionalisation d’août 1980 [3].

Il n’empêche : marquées par la modestie, par l’esprit d’expérimentation et par cette logique des extrémistes du possible qui voulaient avancer dans un contexte où l’horizon régional – économique comme politique – semblait bouché, les institutions wallonnes ont pu émerger en 1974 [4]. Dès leur création, elles ont également pu faire véritablement exister les premières politiques publiques spécifiquement wallonnes. C’est avec raison que l’avocat liégeois et homme politique wallon Pierre Bertrand (1926-2014) affirmait que les institutions valent moins par les textes qui les créent que par les hommes qui les font vivre [5].

Dépasser, en 2024, les oubliés de 1974 ne relève pas d’une coquetterie d’historien. Il s’agit plutôt de réconcilier le passé avec un avenir qui ne peut se construire que dans une approche d’intérêt régional commun, dans un dépassement de ses visions personnelles et partisanes, vers une véritable communauté des citoyens sur le plan de la Wallonie, pour exprimer autrement le concept de nation [6]. Parce que ce passé était difficile, que le présent n’est pas simple, et que l’avenir appellera d’autres exigences.

Au lendemain de la création de son exécutif formé le 1er septembre 1981, la Région wallonne revendiquait d’ailleurs une filiation qui la menait de la révision constitutionnelle de 1970-1971, avec l’article 107 quater, fondement de l’autonomie régionale, vers la loi du 1er août 1974 créant les institutions régionales à titre préparatoire, à la loi du 5 juillet 1979 mettant en place les institutions régionales provisoires et puis les lois des 8 et 9 août 1980 [7].

Wallonie : une Région, un Parlement, un Gouvernement, p. 4, Liège, Ministère de la Région wallonne, 1981.

1. Le mur du 107quater

Lorsqu’il est voté à la Chambre le 18 décembre 1970 et au Sénat le 22 décembre 1970, l’actuel article 3 de la Constitution belge s’appelle article 107quater. Il reste ainsi libellé jusqu’à la réforme de l’État de 1993. Il perd alors ses paragraphes 2 et 3.

La Belgique comprend trois régions : la région wallonne, la région flamande et la région bruxelloise.

La loi attribue aux organes régionaux qu’elle crée et qui sont composés de mandataires élus, la compétence de régler les matières qu’elle détermine, à l’exception de celles visées aux articles 23 et 59bis, dans le ressort et selon le mode qu’elle établit.

Cette loi doit être adoptée à la majorité des suffrages dans chaque groupe linguistique de chacune des Chambres, à la condition que la majorité des membres de chaque groupe se trouve réunie et pour autant que le total des votes positifs émis dans les deux groupes linguistiques atteigne les deux tiers des suffrages exprimés[8].

Rappelons avec l’historien de l’Université de Leuven, Mark Van den Wijngaert, que l’article 107quater est inscrit dans la Constitution afin de répondre à la demande wallonne pour une plus grande autonomie économique [9]. Si un parallélisme est organisé entre négociateurs flamands et wallons sur l’avancement des projets politiquement prioritaires, il se réalise entre l’autonomie culturelle chère aux Flamands, d’une part, et le projet 125 qui mène à la loi Terwagne de décentralisation et de planification économiques, d’autre part. Cette dernière porte, en particulier, sur la création de  conseils économiques régionaux pour les trois régions, avec de simples compétences d’avis, mais qui sont notamment composés d’élus provenant des Chambres législatives. Une certaine confusion s’installe dès lors chez les parlementaires entre cette dynamique et celle de la création de régions autres que linguistiques. La loi Terwagne est pourtant votée à la majorité simple le 2 juillet 1970 au Sénat et le lendemain à la Chambre. Les discussions ont connu de vifs échanges autour des limites géographiques des conseils économiques et sociaux ainsi que des sociétés de développement régional, en ce qui concerne le Brabant et Bruxelles.

Concernant la régionalisation institutionnelle, c’est pourtant plus qu’une promesse qui avait été faite au Parlement le 18 février 1970 par le Premier ministre social-chrétien flamand Gaston Eyskens (1905-1988), au nom de son gouvernement. Précisant les dispositions constitutionnelles à prendre, le Premier ministre en avait annoncé trois concernant l’organisation régionale :

  1. La Belgique comprend trois régions : wallonne, flamande et bruxelloise.
  2. Une loi, adoptée à une majorité spéciale, attribue aux organes des régions qu’elle crée et qui sont composés de mandataires politiques élus, la compétence de régler les matières qu’elle fixe, dans le ressort et selon le mode qu’elle détermine.
  3. l’octroi éventuel d’une fiscalité propre aux régions est envisagé. [10]

En fait, concernant l’interprétation même du 107quater ainsi que sa mise en œuvre, la distance est considérable entre les ambitions d’une part des renardistes tant socialistes que du Rassemblement wallon et, d’autre part, celles des partis flamands. Ainsi, malgré le flou artistique du deuxième et principal alinéa du texte, chacun est alors conscient que cet article ouvre la voie à la régionalisation ou à fédéralisation de l’État, mot qui terrorise certains en 1970 [11]. Comme le rappelle un Eyskens peu enthousiaste, la compétence générale des organes régionaux impliquait qu’ils étaient susceptibles de se voir attribuer toutes les formes possibles d’un réel pouvoir de décision dans les matières les plus étendues [12]. Pourtant, pour le Premier ministre et ses amis, il n’est ni question de céder à un fédéralisme à trois, ni de permettre un dialogue entre régions, ni de considérer Bruxelles comme une région à part entière, ni qu’elle se voit attribuer les mêmes compétences que la Flandre et la Wallonie, ni que les conseils régionaux soient composés d’élus directs – en tout cas dans un premier temps -, contrairement à ce qui avait été négocié, ni que l’on établisse une équipollence des normes, le parlement national devant rester hiérarchiquement au-dessus des organes régionaux [13].

De plus, se pose, fondamentalement, la question de l’identité de fait entre les régions visées à cet article et celles visées à l’article 3bis qui porte sur les régions linguistiques. En particulier, au cours des débats, les représentants francophones de Bruxelles n’ont cessé de proclamer qu’il ne pouvait y avoir identité territoriale entre la région bruxelloise de l’alinéa 1 du 107quater et les 19 communes de l’agglomération bilingue de Bruxelles-Capitale telle qu’elle sera réaffirmée par l’article 61 de  la loi du 26 juillet 1971. Du côté flamand, les amendements successifs déposés en 1970 par Frans Baert (1925-2022) et Hugo Schiltz (1927-2006), au nom de la Volksunie, ont défendu cette identité territoriale et ont été largement rejetés [14]. Ces amendements sont pourtant dans la logique de la promesse faite par les francophones dans le cadre du Centre Harmel de ne plus élargir l’agglomération bruxelloise au-delà des communes d’Evere, Ganshoren et de Berchem-Ste-Agathe, c’est-à-dire les 19 communes de la région administrative de Bruxelles-Capitale [15]. Lors des travaux du Groupe des Vingt-huit, tenus du 24 septembre au 13 novembre 1969, certains représentants des partis politiques avaient proposé d’étendre les limites de la région économique bruxelloise aux six communes périphériques, voire à l’ensemble de l’arrondissement électoral, à l’arrondissement de Nivelles, au triangle Tubize-Wavre-Grimbergen, à la vallée de la Senne, etc. [16] Comme l’a écrit Gaston Eyskens, la détermination des limites de Bruxelles dans la sphère de l’économie constituait un véritable nœud gordien [17].

En affirmant que la loi attribuera aux organes régionaux qu’elle crée la compétence de régler les matières qu’elle détermine, à l’exception de celles portant sur l’emploi des langues et sur les matières communautaires, les constituants n’ont pas brillé par leur volonté de clarté. Assurément parce qu’il leur était politiquement impossible d’être plus précis. Le Groupe des Vingt-huit avait pourtant bien déblayé le terrain et un assentiment général s’était dégagé sur des matières où une politique régionale différenciée se justifie, en tout ou en partie. Parmi celles-ci, beaucoup dépassent très largement le caractère économique initialement attribué à ces régions : l’urbanisme, l’aménagement du territoire et la politique foncière ; la politique d’expansion économique régionale et de l’emploi ; la politique du logement ; la politique familiale et démographique ; l’hygiène et la santé publique ; la formation et la reconversion professionnelles ; le tourisme et la politique d’accueil ; la pêche, la chasse et les forêts [18]. Contrairement à l’article 59 bis qui organise les compétences des communautés, les compétences régionales ne sont pas précisées dans le 107quater. Quant à la composition des conseils régionaux, rien n’est dit de leurs mandataires, sauf qu’ils doivent être élus. Alors que le terme de mandataires élus a été préféré à celui de parlementaires, la porte reste donc ouverte d’y faire monter des conseillers provinciaux. De même, il n’est pas précisé qu’il pourrait s’agir d’élus directs. Enfin, à ce moment, les organes des institutions régionales disposent d’une compétence que certains lisent comme réglementaire, déléguée par le Parlement, et non d’une compétence attribuée par la Constitution, comme c’est le cas pour les décrets des Conseils culturels. Certains envisagent des ordonnances pour les régions. Pour le constitutionnaliste et sénateur Paul de Stexhe (1913-1999), la Région ne dispose dès lors pas d’un pouvoir « souverain », le Parlement pouvant reprendre ce qu’il a donné ou évoquer des matières pour éviter des conflits de compétence [19]. Le professeur François Perin (1921-2013) expliquait en 1989 au journaliste André Méan (1946-1990) comment ils avaient procédé avec Freddy Terwagne (1925-1971), le ministre des Relations communautaires, qu’il conseillait en 1970 : en utilisant dans le 107quater le terme « régler les matières », c’est à dessein qu’ils avaient souhaité ainsi permettre de donner aux normes régionales aussi bien une force réglementaire qu’une puissance législative [20].

En fait, alors qu’elle est si souvent célébrée, la réforme constitutionnelle de 1970 a laissé les Wallons sur le bord du rivage. Le sort s’est, sans aucun doute acharné sur les renardistes chargés de porter les aspirations du Congrès des socialistes wallons de Verviers des 25 et 26 novembre 1967 : J-J Merlot (1913-1969), leur chef de file, vice-premier ministre, est tué dans une collision en voiture le 22 janvier 1969, Freddy Terwagne est emporté à 45 ans, le 15 février 1971, après un accident cardiovasculaire survenu à l’issue de près de 12 heures de négociations au 16 rue de la Loi [21].

Comme l’a rappelé l’historien Freddy Joris, malgré le volontarisme de leurs successeurs André Cools (1927-1991) et Fernand Dehousse (1906-1976), les élus socialistes ne sont pas tous fédéralistes ou partisans des régions. Ainsi en est-il, en particulier, d’Edmond Leburton (1915-1997), unitariste convaincu [22], élu à la co-présidence du Parti socialiste belge en 1971, en même temps qu’il est nommé ministre d’état. Mais c’est surtout la résistance menée par des sociaux-chrétiens flamands, repus par la création du Conseil culturel de la Communauté flamande [23], qui frustre les fédéralistes wallons. Comme l’écrit François Perin, le parti social-chrétien flamand le CVP ne désirait pas non plus entamer des négociations pour mettre à exécution l’article 107quater sur les trois régions. Les Wallons et les Bruxellois se sentaient roulés [24]. Y compris les libéraux wallons comme le Liégeois Gérard Delruelle (1933-2019) qui a soutenu au Groupe des 28 l’idée d’accorder des pouvoirs et des compétences aux régions [25].

On comprend mieux l’impasse dans laquelle se trouve la régionalisation en 1971. Sans même considérer les faiblesses du texte du 107quater, il faudrait surmonter la nécessité normalement impérative de voter une loi spéciale pour sa mise en œuvre, c’est-à-dire disposant d’une majorité des deux tiers à la Chambre et au Sénat, ainsi que de la majorité dans chaque groupe linguistique.

 

2. Passer au travers du mur… ou le sauter ?

Le Gouvernement Eyskens-Cools qui se met en place au début 1972 inscrit dans sa déclaration sa volonté de déposer au Parlement les dispositions destinées à organiser les pouvoirs des Régions en application de l’article 107 quater.

Le Gouvernement soumettra les textes légaux destinés à assurer dès que possible, en vertu de l’article 107 quater de la Constitution, l’organisation des pouvoirs régionaux pour la Région wallonne, la Région flamande et la Région bruxelloise. Il proposera de confier à ces Régions les larges compétences normatives qui découlent des suggestions du groupe des 28 et procèdent du souci de réaliser une régionalisation effective dans le cadre d’une politique nationale et d’une stratégie globale.

La loi qui sera proposée au Parlement créera un conseil régional pour chacune des trois Régions. Ces conseils régleront par ordonnance les matières qui leur seront dévolues dans le domaine normatif et l’affectation des crédits mis à la disposition des Régions [26].

Dans leurs négociations, les sociaux-chrétiens et les socialistes du Nord et du Sud ont également convenu que les conseils régionaux seraient composés des députés de chaque région tandis qu’une loi fixerait les crédits des conseils en fonctions de critères tels que les recettes fiscales dans chaque région, la population, le chômage, la superficie, le revenu moyen et le nombre de navetteurs [27].

Néanmoins, le nouveau gouvernement ne dispose pas de la majorité des deux tiers, les libéraux ayant refusé d’y participer, ne pardonnant pas la dissolution brutale de novembre 1971. Dès lors, aucun ministre des relations communautaires n’est désigné et très rapidement, la mise en œuvre du 107quater apparaît une mission impossible pour le gouvernement [28]. La dernière tentative de Gaston Eyskens, présentée au gouvernement le 21 novembre 1972, échoue elle aussi : les conseils régionaux auraient été composés de conseillers provinciaux[29]. Quant au gouvernement tripartite d’Edmond Leburton qui se met en place en janvier 1973, il veut tellement doser l’audace et la raison que, malgré la force de sa représentation, il ne conçoit la régionalisation qu’au travers d’une période transitoire avec des conseils régionaux composés d’élus qui ont la pratique des institutions décentralisées [30]. Cela permet au jeune député du Rassemblement wallon Jean Gol (1942-1995) de prononcer une jolie formule à la Chambre : partir des provinces pour tailler le nouvel habit juridique de la Belgique nouvelle, c’est acheter cet habit au marché aux puces, c’est cristalliser pour longtemps ces institutions plutôt anachroniques [31].

Dès lors, le gouvernement encommissionne la régionalisation. Cette commission mixte ne parvient pas à un accord, comme le rappelle la déclaration gouvernementale du 23 octobre 1973.

Les négociations qui se tiennent au château de Steenokkerzeel, près de Zaventem, les 19 et 20 avril 1974 sous l’égide de Léo Tindemans ont vocation à constituer une majorité avec les partis fédéralistes (Volksunie, Front démocratique des Francophones et Rassemblement wallon), avec les sociaux-chrétiens et les libéraux, mais sans les socialistes qui ont refusé de participer à une nouvelle tripartite. La question de la régionalisation apparaît centrale au moins pour les négociateurs francophones et des accords se dessinent sur la création de trois comités ministériels régionaux composés de ministres et de secrétaires d’État disposant des compétences en matières culturelles et régionales. Des assemblées représentatives seraient créées dans les trois régions à partir du Sénat, l’assemblée bruxelloise étant complétée par des membres du Conseil d’Agglomération. Des dotations seraient accordées aux régions pour mener des politiques propres.

Bien que le travail apparaisse très constructif voire qu’il se fasse dans une certaine euphorie, le dialogue n’aboutit pas : à la fin du conclave, le FDF voudrait joindre Bruxelles à la Wallonie par un couloir Uccle-Waterloo qui désenclaverait les 19 communes, tandis que la Volksunie reparle de l’amnistie des anciens collaborateurs… deux propositions aussi irréalistes qu’inacceptables [32].

 

La pièce maîtresse de la réforme de l’État est la régionalisation

Dès lors, quand se met en place le premier gouvernement de Léo Tindemans, le 30 avril 1974, au lendemain de cet échec de négociation communautaire, le nouvel exécutif ne peut toujours affirmer que sa volonté d’aboutir. Tâche qui semble à nouveau impossible, le gouvernement étant minoritaire devant la Chambre (102 sièges pour une majorité à 107), les socialistes étant dans l’opposition et aucune majorité spéciale ne se dessinant à l’horizon.

C’est pourtant un certain volontarisme qui marque la déclaration gouvernementale lorsque l’ancien ministre flamand des Relations communautaires affirme que le modèle de régionalisation construit à Steenokkerzeel aurait été complet si un accord avait pu être dégagé sur la délimitation de Bruxelles [33]. Tindemans décrit alors les lignes de force d’un projet de loi organisant la régionalisation.

D’abord, en ce qui concerne les compétences qui pourraient leur être attribuées, le nouveau Premier ministre liste les matières et des services administratifs qui pourraient être transférés par arrêté royal selon un calendrier à définir :

– l’urbanisme, l’aménagement du territoire et la politique foncière ;

– la politique d’expansion économique régionale et de l’emploi ;

– certains aspects de la législation industrielle et de la politique énergétique ;

– la politique du logement ;

– la politique familiale et démographique ;

– l’hygiène et la santé publique ;

– le tourisme et la politique d’accueil ;

– la pêche, la chasse et les forêts ;

– certains aspects de l’organisation des communes ;

– la politique de l’eau ;

– le remembrement des biens ruraux, la rénovation urbaine et l’assainissement des sites

industriels désaffectés.

Les aspects culturels du tourisme ainsi que la formation et la reconversion professionnelles restent de la compétence des conseils culturels.

Ensuite, le Conseil régional wallon et le Conseil régional flamand seraient composés chacun des sénateurs appartenant respectivement au groupe francophone et au groupe néerlandophone à l’exception de ceux élus dans l’arrondissement de Bruxelles. Le Conseil régional bruxellois serait composé d’une part de la moitié des membres du Conseil d’agglomération désignés à la proportionnelle, d’autre part, des sénateurs domiciliés dans la Région bruxelloise. En ce qui concerne le Conseil de la Région de Bruxelles, des garanties devraient être prévues en faveur de la communauté flamande. Les décisions des conseils régionaux seraient prises sous forme d’ordonnances qui, dans la hiérarchie des pouvoirs, se situeraient entre la loi et l’arrêté royal. Les conditions dans lesquelles une ordonnance peut modifier une loi doivent être précisées.

De plus, l’Exécutif de chaque Région serait organisé au sein du gouvernement national qui comprendrait trois comités ministériels régionaux : un pour les Affaires wallonnes, un pour les Affaires flamandes et un Comité ministériel des Affaires bruxelloises. Les deux premiers seraient présidés par le ministre des Affaires régionales concerné et comprendraient les ministres et secrétaires d’État à compétence régionalisée. Le Comité ministériel des Affaires bruxelloises comprendrait au moins le ministre chargé des Affaires bruxelloises assisté d’un secrétaire d’État de l’autre groupe linguistique. Toutes les ordonnances et tous les arrêtés porteraient au moins la signature de ces deux membres du gouvernement. Chaque ministre chargé des Affaires régionales pourrait être interpellé dans son conseil régional uniquement pour une faute individuelle de sa gestion et cette interpellation pourrait conduire à une motion critique qui n’a aucune influence politique directe.

Enfin, les organes régionaux ne disposant pas de pouvoir fiscal, sauf à réviser les articles 110 et 113 de la Constitution, chaque conseil disposerait d’une dotation annuelle mise à sa disposition par le Parlement. La dotation globale que le Gouvernement réserverait dans le budget général serait répartie entre les trois Régions, à raison d’un tiers proportionnellement à la population, un tiers proportionnellement à la superficie et un tiers proportionnellement aux impôts directs à charge des personnes physiques.

Constatant que la délimitation des Régions restait à définir, le Premier ministre se disait prêt à poursuivre avec le gouvernement et immédiatement les pourparlers pour achever ce plan de régionalisation et rechercher de quelle manière la majorité constitutionnelle requise pour la mise à exécution de l’article 107quater de la Constitution peut être atteinte [34].

La formule de Leo Tindemans est claire : la pièce maîtresse de la réforme de l’État est la régionalisation. Il s’agit d’une main tendue.

François Perin la saisit début juin 1974, lui qui s’est tant impliqué dans le processus de Steenokkerzeel. L’élargissement du gouvernement social-chrétien-libéral au Rassemblement wallon (RW) paraît changer la donne : non seulement le RW donne une majorité au gouvernement, mais deux ministres de la Réforme des Institutions sont désignés dans la nouvelle équipe : Perin pour les francophones et le social-chrétien Robert Vandekerckhove (1917-1980) pour les Flamands.

Dans sa nouvelle déclaration gouvernementale, Leo Tindemans annonce la réalisation à court terme d’une première étape de la régionalisation. Une deuxième étape devra suivre quand une majorité des deux tiers pourra se réunir pour voter une solution globale. Une troisième étape de toilettage de la Constitution et de pacification entre Communautés et Régions pourrait clôturer le processus [35].

Les acquis des négociations de Steenokkerzeel sont revus lors de l’entrée du RW au gouvernement, par l’accord du 10 juin 1974 [36]. Le texte, qui préfigure la loi de régionalisation, s’intitule Phase préparatoire de la Régionalisation et forme l’annexe II de la Déclaration gouvernementale [37]. Le projet de loi est déposé dans la foulée. Il est voté au Sénat le 12 juillet et adopté par la Chambre le 20 juillet. Pour la première fois, écrit Jean Gol, le processus de régionalisation, les désirs des régions ont quitté le fronton des proclamations, des manifestations et des déclarations gouvernementales pour s’insérer dans la vie quotidienne de l’État [38].

 

 3. La Région wallonne fait son entrée

La loi Perin – Vandekerckhove du 1er août 1974, créant des institutions régionales à titre préparatoire à l’application de l’article 107quater de la Constitution, fixe les limites des Régions, parmi lesquelles la Région wallonne. En toute logique, celle-ci comprend le territoire des provinces de Hainaut, de Liège, de Luxembourg et de Namur, ainsi que le territoire de l’arrondissement administratif de Nivelles. La loi dispose également que chaque région est dotée d’un Conseil régional et d’un Comité ministériel des Affaires régionales. Ce Comité rassemble les ministres et secrétaires d’État ayant des attributions en matières culturelle et régionale : le Comité ministériel des Affaires wallonnes [39]. C’est l’expérience de régionalisation que François Perin a défendue, sinon conçue, que mène la Belgique [40]. Le Conseil régional consiste donc en une assemblée consultative composée des sénateurs de la Région. Chacune des trois Régions doit recevoir une dotation financière de l’État central, fixée suivant les trois critères de répartition déjà évoqués, chacun comptant pour un tiers : la superficie, la population et le rendement de l’impôt des personnes physiques [41].

Après le Sénat le 13 juillet, le vote de cette loi, à majorité simple, a lieu à  la Chambre le 20 juillet 1974 par 109 voix contre 77 (socialistes, communistes et Volksunie) et 13 abstentions (FDF et libéraux bruxellois). Elle permet aux régions de déterminer elles-mêmes leur politique dans les domaines de l’expansion économique régionale, de l’emploi, de la santé, de l’eau, de l’aménagement du territoire, de l’urbanisme, de la politique foncière, du logement, de la politique familiale et démographique, de la santé publique et de l’hygiène, de la politique industrielle et énergétique, du tourisme et de la politique d’accueil, de la chasse, de la pêche, des forêts, de l’organisation communale et de la politique de l’eau.

François Perin peut l’affirmer avec modestie : nous avons tiré la leçon d’un échec de quatre ans, qui n’est pas seulement notre échec, mais l’échec de tous [42].

Si la Loi, promulguée le 1er août 1974, est jugée anticonstitutionnelle par les socialistes [43], il n’en reste pas moins qu’elle met en place une ébauche d’organes législatif et exécutif régionaux, un budget régional ainsi qu’un début de régionalisation interne des administrations concernées. Les soixante-deux membres du Conseil régional, composé de sénateurs, disposent d’une compétence d’avis dans les matières où une politique régionale se différencie en tout ou en partie. En fait, le Conseil régional ne reçoit pas mission de régler les matières régionales – sinon on se serait trouvé dans le champ d’application du 107 quater, ce qui aurait nécessité une majorité qualifiée – mais donne un avis, par voie de motions motivées sur des projets gouvernementaux, ou émet des propositions [44]. Si, au niveau de l’élaboration des normes régionales, c’est toujours le Parlement national qui vote les lois – dont le champ d’application peut être limité à une région – chaque Conseil régional doit, dans les matières régionalisées, être consulté [45]. Mieux, comme le rappelle alors le constitutionnaliste de l’Université de Gand Robert Senelle (1918-2013), les conseils régionaux se voient attribuer un droit d’initiative illimité qui leur permet de prendre une part active aux travaux législatifs. De plus, pour la première fois dans l’histoire politique belge, un organe ministériel dont la plupart sinon la totalité des membres sont investis exclusivement de compétences régionales, pourra consacrer toute son attention à la politique régionale, appuyée et conseillé en cela par un conseil régional représentatif [46].

Le 25 novembre 1974, le Comité ministériel wallon se réunit pour la première fois, à Namur, sous la présidence d’Alfred Califice, ministre des Affaires wallonnes [47], sorte de Premier ministre pour sa région, comme l’écrit Le Soir [48]. Outre son président, l’exécutif wallon comprend François Perin, ministre de la Réforme des Institutions ; Antoine Humblet (1922-2011), ministre de l’Éducation nationale (F) ; Jean Gol, secrétaire d’État à l’Économie régionale, adjoint au ministre des Affaires wallonnes ; Louis Olivier (1923-2015), secrétaire d’État pour les Forêts, la Chasse et la Pêche, adjoint au ministre des Affaires wallonnes ; Robert Moreau (1915-2006), secrétaire d’État, adjoint au ministre des Affaires wallonnes, qui héritera quelques mois plus tard des Affaires sociales [49].

Le Comité ministériel des Affaires wallonnes entre 1974 et 1976. Assis, de gauche à droite : Antoine Humblet, Alfred Califice, ministre-président, François Perin. Debouts : Jean Gol, Robert Moreau et Louis Olivier. Photo Le Soir.

Le lendemain, 26 novembre, c’est au tour du nouveau Conseil régional wallon, composé des sénateurs de Wallonie, de tenir sa première séance à Namur, dans la salle du Conseil provincial, place Saint-Aubain [50]. Après le discours d’ouverture du sénateur Jacques Hambye (1908-1994), doyen d’âge, les vingt-cinq représentants socialistes quittent la salle pour marquer leur désapprobation à l’initiative. C’est le libéral carolorégien Franz Janssens (1914-1985) qui est élu à la présidence du Conseil régional [51]. Il souligne l’intérêt que constituera l’existence d’un budget régional séparé pour la Wallonie qui permettra au Conseil régional d’apprécier la politique régionale du gouvernement [52].

La régionalisation est ainsi installée de plain-pied dans l’État belge [53]. Sous l’impulsion d’Alfred Califice, le Comité des Affaires wallonnes approuve, en février 1975, l’idée de charger la Société de Développement régional wallonne (SDRW), née de la loi Terwagne, de l’élaboration du projet de plan régional en suivant la procédure prévue par la loi organique de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme du 9 mars 1962 [54]. Celle-ci constitue le cadre de création de la Commission régionale d’Aménagement du Territoire. Ainsi, l’Arrêté royal du 25 mars 1976 donne l’impulsion pour l’élaboration d’un Plan régional d’Aménagement du Territoire (PRAT) et institue une Commission consultative régionale d’Aménagement du Territoire [55]. En novembre 1976, une convention confie à la Société de Développement régional wallon (SDRW) la réalisation des études préparatoires au PRAT et, le 16 mars 1977, un arrêté ministériel désigne la SDRW comme auteur de projet pour l’élaboration du PRAT. La convention ne sera toutefois pas mise en œuvre et l’Exécutif régional devra la réactiver en 1981 pour permettre l’élaboration dans les douze mois et à titre expérimental de l’avant-projet de PRAT [56].

 

Un budget propre pour travailler

La régionalisation des budgets est certainement le principal acquis de cette régionalisation préparatoire. Ainsi, dès 1973, le principe de la règle des trois tiers (population, superficie, rendement à l’impôt des personnes physiques) sert de clef de répartition entre les régions. Ce principe, objet de négociations politiques, sera plus tard intégré dans la loi du 9 août 1980. En juin 1975, un premier budget wallon est discuté au Conseil régional [57]. Ce budget 1975 de la Région wallonne s’élève à 18 milliards de francs. Le budget des Affaires wallonnes pour 1976 s’élèvera à 21,3 milliards, auxquels viendront s’ajouter environ 2,7 milliards qui constituent la part wallonne des crédits régionaux nouveaux affectés à la politique de l’eau et aux travaux subsidiés [58].

Le Comité ministériel des Affaires wallonnes (CMAW) systématise l’analyse des dossiers de mise en œuvre des lois d’expansion économique en créant une Commission permanente au sein du Cabinet du secrétaire d’État [59]. Il installe le 22 janvier 1975 une Commission d’Écologie industrielle, présidée par le radiobiologiste Zénon Bacq (1903-1983) et destinée à organiser la lutte contre la pollution, notamment par une analyse des dossiers « lois d’expansion économique ». Cette Commission fera l’objet de l’attention des exécutifs suivants qui la feront travailler en liaison étroite avec la Commission consultative de l’Environnement, étant donné la connexité de leurs compétences [60].

Jean Gol donne du ton à son action pour redresser l’économie wallonne. Quel est l’avenir de la régionalisation préparatoire ? Il est indispensable que la Wallonie existe institutionnellement [61]. Stimuler l’innovation ? Le secrétaire d’État interroge : La Wallonie est-elle morte avec Zénobe Gramme ? Faut-il fustiger les entreprises restées trop attachées à des formes de management ou à des produits dépassés ? Seules celles qui seront capables des mutations seront aidées, répond-il, avant de souligner que toutes les entreprises en difficulté ne seront pas sauvées : ici, du moins, la récession joue un rôle sévère peut-être; mais positif à moyen terme. Faut-il s’interroger sur l’insuffisance de la régionalisation ? Toute parcelle de liberté d’action nouvelle que la Wallonie obtient ou arrache sur le plan économique la rend plus apte à affronter son destin, répond-il. Faut-il mobiliser les Wallons ? Il note qu’ils sont condamnés à tirer rapidement le meilleur d’eux-mêmes [62]. Comment le secrétaire d’État compte-t-il rénover la région ? Il faut, écrit-il, favoriser l’intelligence plutôt que le capital, le dynamisme plutôt que la tradition, les investissements immatériels en recherche et en organisation davantage que les investissements matériels et en capital fixe [63].

Mais ce qu’il faut surtout, déclare Jean Gol, c’est un grand projet wallon, pour donner du sens aux centaines de millions de crédits parallèles que la Région obtient et obtiendra en compensation des travaux effectués à Zeebrugge. Aurons-nous le courage et l’imagination d’affecter ces crédits désormais, nous aussi à un grand projet wallon plutôt que de distribuer çà et là quelques dizaines de millions, en donnant à chaque catégorie sociale et à chaque famille politique des satisfactions de prestige ? Et le Liégeois d’appeler à une concertation véritable destinée à amener à de bonnes décisions politiques éclairées, débattues démocratiquement, faisant à l’avis de chacun sa juste part, mais tranchant en définitive dans l’intérêt de la Région [64]. Aussi, le traumatisme de la crise pour la Wallonie peut-il être l’occasion d’un changement profond : si ceux de chez nous voulaient se remettre, nous remettre en question, ne serait-ce pas le début d’un sursaut salutaire ? [65]  Jean Gol s’y attache avec ses collègues, en voulant ouvrir la Région sur l’extérieur. Il contribue à établir des lignes aériennes Liège – Londres et Charleroi – Londres [66] et défend un projet de développement d’un aéroport dédié au fret à Bertrix – Jehonville [67].

Compte tenu des résistances wallonnes, notamment de la part du Conseil économique wallon, à accepter les investissements très importants réalisés par l’État pour le développement du port de Zeebrugge, des crédits dits parallèles ont été inscrits dès 1971 au budget des Travaux publics. De 1971 à 1976, 5 milliards de francs ont été prévus à cet effet. Le Conseil des ministres du 11 juillet 1975 décide que la moitié de tout crédit destiné à l’écluse de Zeebrugge serait inscrite dans le budget des Travaux publics comme crédit pour la Wallonie aussi longtemps que le total n’en dépasse pas 16 milliards de francs, la Région disposant ainsi d’un droit de tirage maximal de 8 milliards de francs. Ces crédits n’ont pas été uniquement affectés au budget des travaux publics pour la Wallonie, mais aussi à d’autres domaines tels la rénovation urbaine, l’informatique, les logements sociaux, les entreprises, etc. Il faut souligner que, depuis le 20 décembre 1973, la liaison autoroutière directe Liège – Mons – Tournai et Dunkerque, 226 km de Eynatten à Lamain est enfin terminée ! De 1971 à 1976, 25 % des 6 milliards de crédit « Focant » et des crédits parallèles sont attribués à l’infrastructure scientifique et à la recherche. Progressivement les projets de lourdes infrastructures sont réduits au profit de la recherche technologique proprement dite. Pour les dernières tranches de crédits parallèles 1977 et 1978, l’accent a été mis sur une recherche qui débouche directement sur des applications industrielles (le textile à Tubize, les végétaux performants et le chantier naval de Namêche) [68]. Si les crédits parallèles restent effectifs jusqu’en 1978, le ministre des Travaux publics, le socialiste sérésien Guy Mathot (1941-2005), y met fin à cette date en lançant le Plan d’Infrastructure prioritaire, construit sur une base régionale [69], au moment où il prend, avec le gouvernement, la décision d’accorder le feu vert à l’extension du port de Zeebrugge (Plan d’Infrastructure prioritaire), pour un montant de 46 milliards de francs soit plus de 6 milliards par an pendant sept ans [70].

Comme chacun de ses prédécesseurs, mais aussi de ses successeurs, Jean Gol intervient pied à pied pour tenter de soutenir les entreprises en difficulté et de sauver ce qui peut l’être : Grès de Bouffioulx [71], Fabelta à Tubize, Glaverbel à Houdeng-Goegnies [72], ACEC à Charleroi où, en réponse à un conflit social, Westinghouse a riposté par le lockout ([73]). Le ministre liégeois s’investit aussi dans la rédaction de son projet wallon. Il prend la forme d’un rapport sur le redressement wallon, liste d’actions à mettre en place dès qu’un pouvoir wallon aura été créé, et qu’il présente en mars 1977 [74].

Alors que la participation du Rassemblement wallon au gouvernement est de plus en plus contestée par les ténors de ce parti qui dénoncent l’immobilisme en matière de régionalisation [75], François Perin tire, le 16 juin 1976 au Conseil régional wallon, les conclusions de deux ans d’expérience de la régionalisation préparatoire et met en évidence une plateforme d’accord avec le projet des socialistes sur l’application de l’article 107 quater [76]. La proposition de régionalisation définitive approuvée par les socialistes des trois régions est sanctionnée par le congrès national du PSB, le 27 juin 1976 [77]. Le 29 juin, le Comité directeur du PSC donne son assentiment à une formule de dialogue entre les communautés, nouvelle table ronde à mettre en place après les élections communales d’octobre. Le chemin est ouvert vers le Pacte d’Egmont… une autre étape chaotique de la marche fédéraliste.

 

Conclusion : réparer le passé pour construire l’avenir

Les jeux des temporalités sont comme autant d’interactions qui nous permettent de fonder des horizons nouveaux : cette conviction a toujours été la mienne.

La Wallonie ne naît pas avec l’Assemblée wallonne de 1912. Elle s’affirme politiquement à ce moment. Comme elle renouvelle cette affirmation régulièrement ensuite : en 1938, en 1940, en 1945, en 1950, en 1960. 1970 constitue une occasion manquée de voir naître une institution de droit public. L’inscription du 107quater dans la Constitution reste un bel effort sur le plan juridique, mais pas au-delà. Pas plus qu’aujourd’hui le droit à un logement décent de l’article 23 ne couvre d’un toit les sans-abris.

Si la Région wallonne – et je ne la confonds jamais avec la Wallonie – prend forme un jour, c’est en 1974. Tout ce qui en fait une entité publique est réuni à ce moment. La nouvelle structure préfigure l’organisation définitive de la régionalisation. Avec des défauts et insuffisances, personne ne le conteste alors. Mais la Région wallonne de 2024 ne souffre-t-elle pas elle-même de fortes insuffisances ? Tout dernièrement, lors d’une assemblée d’Agoria à Wavre, le secrétaire d’État fédéral Thomas Dermine n’affirmait-il pas que le fait qu’en Wallonie, on n’ait pas un ministre de l’Éducation assis à côté du ministre de l’Économie, c’est vraiment un problème [78]. Défauts et insuffisances en effet. Rappelons toutefois que, de 1974 à 1977, le ministre francophone de l’Éducation nationale, Antoine Humblet, siégeait au Comité ministériel des Affaires wallonnes qui se réunissait à Namur.

Comme me l’a un jour affirmé François Perin pour réduire mon propre scepticisme, l’expérience de cette régionalisation a permis d’inoculer le virus de l’autonomie régionale parmi les partis traditionnels, et de faire l’expérience qu’on pouvait y survivre. J’en suis désormais convaincu. Symboliquement, cela mériterait d’ajouter la photo de Franz Janssens [79] à la galerie des présidents du Parlement de Wallonie, et celle d’Alfred Califice [80] puis le portrait de Guy Mathot (de mars 1977 à décembre 1978) aux ministres-présidents. Jean-Maurice Dehousse a pris le relais à partir d’avril 1979, mais y figure déjà comme premier président de l’exécutif.

Dès ce moment d’ailleurs, la régionalisation définitive devient inéluctable. Pour la première fois de son histoire, affirme en 1976 le jeune constitutionnaliste Francis Delpérée, la Wallonie prend corps dans le droit public, elle y cherche sa place, ses pouvoirs, son autonomie [81].

Et elle les trouve.

Le reconnaître aujourd’hui, c’est aller au-delà des margailles de cette époque révolue, c’est assumer un fédéralisme de dépassement des intérêts nombrilistes de partis et de groupes. Ce dont la Wallonie a probablement le plus besoin. C’est le philosophe français Gaston Berger qui l’affirmait : il n’y a pas de fédéralisme sans un sentiment très vif du « bien commun » [82].

C’est de ce fédéralisme-là dont nous avons besoin. Comme de pain.

 

Philippe Destatte

@PhD2050

 

 

[1] Toutefois évoqués dès le 1er janvier 2024 : Éric DEFFET, « Détours wallons » : joyeux anniversaire, la Wallonie !, dans Le Soir, 1er janvier 2024.

[2] Jean-Maurice DEHOUSSE, De Carthage à Namur, préface à Jacques BRASSINNE de LA BUISSIERE, Le Conseil régional wallon 1974-1979, Histoire d’une institution oubliée, p. 6, Namur, Institut Destrée, 2007.

[3] J. BRASSINNE de LA BUISSIERE, Le Conseil régional wallon 1974-1979…, p. 11.

[4] Paul DELFORGE, Un siècle de projets fédéralistes pour la Wallonie (1905-2005), p. 135-138, Namur, Institut Destrée, 2005.

[5] Annales parlementaires, Sénat, 12 juillet 1974, p. 853.

[6] Dominique SCHNAPPER, La communauté des citoyens, Sur l’idée moderne de nation, Paris, Gallimard, 1994.

[7] Wallonie : une Région, un Parlement, un Gouvernement, p. 4, Liège, Ministère de la Région wallonne, 1981.

[8] Robert SENELLE, La Révision de la Constitution, 1967-1971, Textes et Documents, p. 189, Bruxelles, Ministère des Affaires étrangères, 1972.

[9] Mark VAN DEN WIJNGAERT, D’une Belgique unitaire à une Belgique fédérale, 40 ans d’évolution politique des communautés et des régions (1971-2011), Étude à l’occasion du 40oème anniversaire du Parlement flamand, p. 23, Bruxelles, Vlaams Parlement – ASP, 2011.

[10] Annales parlementaires, Chambre, 18 février 1970, p. 3.

[11] Ainsi, pour un Robert Houben (1905-1992), dernier président du PSC-CVP unitaire, le transfert de compétences économiques mènerait vers un fédéralisme total et plus tard peut-être vers le séparatisme. Gaston EYSKENS, Mémoires…, p. 1024.

[12] G. EYSKENS, Mémoires…, p. 1083.

[13] G. EYSKENS, Mémoires…, p. 1083-1084.

[14] Paul de STEXHE, La Révision de la Constitution belge, 1968-1971, p. 183, Bruxelles-Namur, Larcier – Société d’Études morales, sociales et politiques, 1972.

[15] ARCHIVES DE L’INSTITUT DESTREE, Centre Harmel, Ministère de l’Intérieur, Centre de recherche pour la solution des problèmes sociaux, politiques et juridiques en régions wallonnes et flamandes, Document n°255, Assemblée plénière, Motion n°9, Réponse au ministre de l’Intérieur concernant le projet de loi modifiant la loi de 1932, texte adopté au cours de la séance du 27 janvier 1953, p. 2-4.

[16] P. de STEXHE, La Révision de la Constitution belge, 1968-1971…, p. 177.

[17] G. EYSKENS, Mémoires…, p. 1024.

[18] Rapport des délibérations du Groupe des 28, dans Robert SENELLE, La Révision de la Constitution, 1967-1971…, p. 104-105. – P. de STEXHE, op. cit., ,p. 186.

[19] Ibidem, p. 189. – Robert Senelle estime que s’il résulte clairement que ces organes seront plus que des organes consultatifs, il n’en ressort pas que leurs « ordonnances » auront force de règlement ou de loi. les travaux préparatoires vont incontestablement dans le sens d’un pouvoir réglementaire. R. SENELLE, La Constitution belge commentée, Textes et documents, p. 372-373, Bruxelles, Ministère des Affaires étrangères, 1974.

[20] André MEAN, La Belgique de Papa, 1970 : le commencement de la fin, p. 181, Bruxelles, Pol-His, 1989.

[21] Gaston EYSKENS, Mémoires, p. 982, Bruxelles, CRISP, 2012.

[22] Freddy JORIS, Les Wallons et la réforme de l’État, De l’État unitaire à l’État communautaire et régional, (1890-1970), p. 184-185, Charleroi, Institut Destrée, 1998.

[23] La loi spéciale relative à la compétence et au fonctionnement des Conseils culturels pour la communauté culturelle française et la communauté culturelle flamande, dont il est question au paragraphe 2 de l’article 59bis, est intervenue le 21 juillet 1971.

[24] François PERIN, Histoire d’une nation introuvable, p. 217, Bruxelles, Legrain, 1988.

[25] G. EYSKENS, Mémoires…, p. 1024.

[26] Achever de remodeler la Belgique, Annales parlementaires, Chambre, 25 janvier 1972, p. 34.

[27] G. EYSKENS, Mémoires…, p 1112.

[28] G. EYSKENS, Mémoires…, p 1117-1118, p. 1164.

[29] G. EYSKENS, Mémoires…, p 1170.

[30] Déclaration gouvernementale, Annales parlementaires, Chambre, 30 janvier 1973, p. 496-498.

[31] Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 1er février 1973, p. 587-588.

[32] A. MEAN, La Belgique de papa…, p. 187-188. – Charles-Ferdinand NOTHOMB, La vérité est bonne, p. 132-138, Bruxelles, Hatier, 1987. – Leo TINDEMANS, De Memoires, Gedreven door een overtuiging, p. 253-255, Tielt, Lannoo, 2002.

[33] ARCHIVES DE L’INSTITUT DESTREE, Fonds Robert Moreau, Réunion de Steenokkerzeel, Compte rendu, 16 + 1 pages. Points principaux de la déclaration gouvernementale prévue par M. Tindemans, dans Le Soir, 24 avril 1974, p. 2.

[34] Déclaration gouvernementale, Annales parlementaires, Chambre, 30 avril 1974, p. 25-26. – Texte également reproduit dans R. SENELLE, La Constitution belge commentée, Textes et documents…, p. 372-373.

[35] Déclaration gouvernementale du 12 juin 1974, p. 1, Bruxelles, Moniteur belge, 1974.

[36] Jacques VAN HOOREBEKE, Le grand (et multiple) dessein de M. François Perin : réformer l’État, ses structures, ses mœurs, dans Le Soir, 14 juin 1974, p. 2. – Paul DEBONGNIE, Steenokkerzeel : échec ou réussite à terme ? dans Spécial, 24 avril 1974, p. 33 & 34.

[37] R. SENELLE, La Constitution belge commentée…, p. 377.

[38] Jean GOL, La Wallonie au-delà de la crise (23 octobre 1975), dans Jean GOL, L’optimisme de la volonté, Textes et discours, p. 164, Bruxelles, Legrain, 1985.

[39] Annales parlementaires, Chambre des Représentants, Séance du 20 juillet 1974, p. 1848-1852. – Jean-Pierre VANDERMEUSE, Sa régionalisation préparatoire étant votée, M. Perin annonce une « grande décantation », Tous les amendements reviendront sur le tapis, déclare-t-il, dans La Nouvelle Gazette, 22 juillet 1974, p. 2. – Jacques BRASSINNE, La régio­nalisation : la loi du 1er août 1974 et sa mise en œuvre, dans Courrier hebdomadaire, n°665, Bruxelles, CRISP, 20 décembre 1974. – Ibidem, 10 janvier 1975.

[40] Selon M. Perin, la régionalisation démarrera dès l’automne, avec ou sans élargissement, Propos recueillis par Pierre Lefevre, dans Le Soir, 12 septembre 1974, p. 1 et 2. – Voir l’intervention en ce sens de Fr. Perin : Annales parlementaires, Sénat, Séance du 12 juillet 1974, p. 834sv.

[41] Jacques van SOLINGE, Les Sénateurs pourront choisir leur assemblée régionale en changeant de domicile, dans Le Soir, 5 juillet 1974.

[42] Annales parlementaires, Sénat, 12 juillet 1974 p. 896.

[43] Interview de Jean-Maurice Dehousse dans La régionalisation provisoire, pour quoi faire ?, dans Wallonie libre, 1er octobre 1974, p. 5. – P. LOPPE, Les socialistes et la FGTB ne siègent plus dans les institutions régionales wallonnes, dans Le Soir, 11 février 1975, p. 2.

[44] Arrêté royal du 12 novembre 1974 relatif aux Conseils régionaux, publié au Moniteur belge du 21 novembre 1974.

[45] F. PERIN, ministre de la Réforme des Institutions, Rapport politique, 15 mars 1976, p. 7.

[46] R. SENELLE, La Constitution belge commentée…, p. 380 et 382. – Voir aussi l’analyse du professeur Jan Velaers de l’Université d’Anvers : en définitive, cette « régionalisation provisoire », malgré son caractère limité, a sans conteste joué un rôle dans le processus de maturation communautaire, notamment en donnant une première assise à l’idée de régionalisation à trois. J. VELAERS, Les forces vives de toute une génération : la réforme de l’État de 1968 à 1995, dans Wilfried DEWACHTER ea, Un parti dans l’histoire, 1945-1995, 50 ans du Parti social chrétien, p. 508, Louvain-le-Neuve, Duculot, 1996. – Voir aussi : J. BRASSINNE, Bilan des conseils culturels et des conseils régionaux, dans Res publica, 1977/2, p. 179-219.

[47] PIERRE LOPPE, Pre­mière réunion de l’Exécutif wallon à Namur, dans Le Soir, 26 novembre 1974. – Le budget et la régionalisation, p. 47-48, Secrétariat d’État au Budget, juin 1975.

[48] Le gouvernement pose les fondements des prochaines exécutifs régionaux, dans Le Soir, 25 septembre 1974.

[49] P. LOPPE, Première réunion de l’exécutif wallon à Namur, dans Le Soir, 26 novembre 1974.

[50] Il a été convoqué par l’arrêté royal du 19 novembre 1974 portant convocation du Conseil régional wallon. – Pour une analyse détaillée des travaux du Conseil régional wallon de la régionalisation préparatoire, voir J. BRASSINNE de LA BUISSIERE, Le Conseil régional wallon 1974-1979, Histoire d’une institution oubliée, Namur, Institut Destrée, 2007.

[51] Achille PHILIPPOT, Une date historique pour la Wallonie, dans Wallonie libre, 15 dé­cembre 1974, p. 4. – P. LOPPE, Séance rapide et sans relief à Namur, dans Le Soir, 27 novembre 1974, p. 2. – Jacques VAN HOOREBEKE, M. Califice : la régionalisation s’installe de plain-pied dans l’État belge, dans Le Soir, 17 juillet 1975, p. 2. – Jacques BRASSINNE, La régio­nalisation : la loi du 1er août 1974 et sa mise en œuvre (II), dans Courrier hebdomadaire, n°667-668, p. 8, Bruxelles, CRISP, 10 janvier 1975.

[52] P. LOPPE, Séance rapide et sans relief à Namur, dans Le Soir, 27 novembre 1974.

[53] Jacques VAN HOOREBEKE, M. Califice : la régionalisation s’installe de plain-pied dans l’État belge, dans Le Soir, 17 juillet 1975.

[54] Les ministres wallons débloquent la SDR, dans Le Soir, 13 février 1975.

[55] Rapport sur la situation économique de la Wallonie, Secrétariat du Conseil économique régional wallon, Juin 1982, p. 82.

[56] Rapport sur la situation économique de la Wallonie,…, Juin 1982, p. 83.

[57] E.H., Le Conseil régional a examiné hier à Namur le premier budget wallon, dans La Nouvelle Gazette, 6 juin 1975.

[58] Alfred Califice, dans Wallonie 76 /1, p. 62. – Pierre HERMANS, Le budget du Conseil régional wallon, dans Le Soir, 3 mars 1977.

[59] Arrêté ministériel du 27 février 1975 créant la Commission permanente pour l’examen de la structure des entreprises.

[60] Les décisions de l’Exécutif wallon, dans Le Peuple, 3 avril 1980. – En Wallonie, A quand le véritable démarrage de la reconversion ? dans Le Drapeau rouge, 3 avril 1980.

[61] Pour M. Gol, appliquer la régionalisation reste une priorité qui ne s’oppose nullement à la lutte contre l’inflation, Propos recueillis par Pierre Lefevre, dans Le Soir, 5 septembre 1974. – « Il ne faut pas que les crédits aux entreprises en difficultés constituent la sixième branche de la sécurité sociale » cité dans O.C., L’économie régionale « nouvelle vague », dans Le Soir, 30 juillet 1974. – Jean GUY, M. Gol veut éviter la surenchère aux investissements en Wallonie, dans La Nouvelle Gazette, 3 juillet 1974.

[62] Jean GOL, La face wallonne de la crise, dans Wallonie75 /6, p.371-378.

[63] Jean GOL, Bilan et perspectives de l’économie wallonne, discours prononcé le 15 décembre 1975 lors de la séance d’ouverture du CERW, 76/2, p. 162-173.

[64] Jean GOL, Bilan et perspectives de l’économie wallonne, discours prononcé le 15 décembre 1975 lors de la séance d’ouverture du CERW, 76/2, p. 162-173.

[65] Jean GOL, L’optimisme de la volonté…, Discours du 23 octobre 1975, p. 169.

[66] Exécutif régional, L’avenir des lignes aériennes wallonnes, dans Le Rappel, 14 février 1980.

[67] PIERRE LOPPE, L’économie régionale wallonne : à la fois sauver et créer des emplois, dans Le Soir, 15 mars 1975.

[68] Le PRLW propose un plan de redressement wallon, dans La Libre Belgique, 4 mars 1977.

[69] Jean-Pierre MARTENS, Le port de Zeebrugge, dans Courrier hebdomadaire n°1142-1143, Bruxelles, CRISP, 22 décembre 1986, p. 38-39.

[70] Michel QUEVIT, La Wallonie : l’indispensable autonomie, p. 97, Paris, Entente, 1982.

[71] Jean GUY, Vers une nouvelle société (bis) des Grès de Bouffioulx ?, dans La Nouvelle Gazette, 2 juillet 1974.

[72] Le destin de l’industrie verrière belge, dans Courrier hebdomadaire, n° 673, Bruxelles, CRISP, 21 février 1975.

[73] François CAMMARATA et Pierre TILLY, Histoire sociale et industrielle de la Wallonie (1945-1980), p. 188, Bruxelles, EVO, 2001.

[74] Le PRLW propose un plan de redressement wallon, dans La Libre Belgique, 4 mars 1977.

[75] Les députés du RW feront-ils tomber le gouvernement ? dans Le Soir, 10 juin 1975, p. 1 & 2.

[76] Jouant visiblement la carte socialiste de la régionalisation définitive, M. Perin estime le temps venu pour la « négociation finale », dans La Libre Belgique, 17 juin 1976. – Joseph COPPE, Un acte de décès, dans La Wallonie, 17 juin 1976. – Louis TORDEURS, Où en est la régionalisation ?, La répartition du pouvoir en Belgique, Incidences de la loi du 1er août 1974 et de ses arrêtés d’exécution, dans Bulletin de la Fondation André Renard, n° 63, novembre 1975, p. 17-42. – La régionalisation définitive, Propositions du PSB, Réactions de la presse belge, Notes de documentation 4/76 – 6-76, Bruxelles, Institut Émile Vandervelde, 1976. – Jacques YERNA, Le projet d’accord de régionalisation PSB-FGTB, De bonnes et mauvaises choses, dans Combat, 17 juin 1976, p. 1. – François PERIN, Histoire d’une nation introuvable, Bruxelles, Legrain, 1988, p. 236-237. François Perin y qualifie la nouvelle position socialiste d’événement politique d’une importance majeure. – Voir aussi Edith HEYE, L’assemblée des sénateurs wallons : deux ans bientôt et des locaux définitifs en projet, dans La Nouvelle Gazette, 28 septembre 1976, p. 2.

[77] Jean-Marie ROBERTI, Le plan socialiste de régionalisation définitive admis avec la plus grande distinction par le congrès du PSB, dans Combat, 1er juillet 1976, p. 12. – Jean-Louis LHOEST, 90 % de oui au PSB pour l’accord communautaire, dans Le Peuple, 28 juin 1976.

[78] Thomas Dermine, Intervention aux vœux d’Agoria Wallonie, 1er février 2024.

[79] P. DELFORGE, Janssens Franz, sur Connaître la Wallonie, Institut Destrée, 2024. https://connaitrelawallonie.wallonie.be/fr/wallons-marquants/dictionnaire-des-wallons/janssens-franz

Encyclopédie du Mouvement wallon, Parlementaires et ministres de la Wallonie (1974-2009), t. IV, Namur, Institut Destrée, 2010, p. 336-337.

[80] P. DELFORGE, Califice Alfred, sur Connaître la Wallonie, Institut Destrée, 2024.

https://connaitrelawallonie.wallonie.be/fr/wallons-marquants/dictionnaire-des-wallons/califice-alfred

Encyclopédie du Mouvement wallon, Parlementaires et ministres de la Wallonie (1974-2009), t. IV, Namur, Institut Destrée, 2010, p. 86-89.

[81] Francis DELPEREE, Histoire des Mouvements wallons et avenir de la Wallonie, dans Jacques LANOTTE, L’histoire du mouvement wallon, Journée d’étude de Charleroi, 26 février 1976, p. 100, Charleroi, Institut Destrée, 1978.

[82] Gaston BERGER ea, Le fédéralisme, p. 28, Presses universitaires de France, 1956.

Bruxelles, le 21 octobre 2023

L’histoire dément l’idée que ce qui arrive à nos générations est unique, nouveau ou inédit », écrit l’historien wallon Philippe Destatte. Dans cette contribution, il examine la difficulté de parvenir à une définition définitive du terrorisme [1].

 

La notion de terrorisme est particulièrement sensible lorsqu’elle est utilisée pour délégitimer des adversaires ou des opposants sur la scène nationale et internationale afin de les marginaliser, voire de les réprimer. Chacun peut constater la difficulté de définir le terrorisme en dehors du cadre des passions qu’il suscite à travers des actions généralement très théâtrales pour avoir un impact correspondant à ses objectifs ultimes. Il est d’ailleurs assez classique de considérer que, compte tenu de sa diversité, de l’horreur et de la fascination qu’il inspire, définir le terrorisme et en établir une théorie cohérente serait une tâche impossible. En effet, ce sont surtout les notions de terrorisme d’État et de résistance ou de libération nationale qui polluent les efforts académiques et politiques pour fonder une définition sur la raison. Ainsi, on peut suivre Anthony Richards lorsqu’il observe que considérer le terrorisme comme une méthode plutôt que comme inhérent à un type de cause particulier permet d’envisager le phénomène de manière plus objective [2].

 

Quelques-unes des formes qu’a prises le terrorisme au cours de l’histoire

La terreur semble inhérente à la violence et à la guerre. Dans ses Commentaires sur la guerre des Gaules, Jules César raconte comment l’éclat de ses attaques – mais aussi leur brutalité – a permis à la fois de fidéliser ses amis et de contraindre, par la peur, les hésitants à accepter des offres de paix. Les experts en linguistique comparée savent que les variantes des mots latins terror et terrere sont apparues sous de nombreuses formes au cours des siècles, bien avant la Terreur proclamée par l’Assemblée nationale française le 5 septembre 1793. On connaît la terreur que nous inspirent les peuples des steppes sous Attila le Hun au Ve siècle, le Mongol Gengis Khan au XIIIe siècle et Tamerlan au XIVe siècle. L’un des maréchaux à la tête de l’armée de la Ligue catholique de Maximilien de Bavière était Johann T’Serclaes, comte de Tilly, dont on a parfois dit qu’il était wallon. Lors d’une campagne contre l’Union évangélique protestante pendant la guerre de Trente Ans, il s’empare de la ville allemande de Magdebourg le 25 mai 1631 et permet le massacre de 20.000 personnes ainsi que de nombreuses autres atrocités sur la population pour s’assurer de la reddition des villes voisines. De nombreuses villes belges ont subi un traitement similaire lors de l’invasion allemande pendant la Grande Guerre, comme Dinant sur la Meuse le 23 août 1914 (605 morts). Le massacre de Nankin, fin 1937 et début 1938, a probablement coûté la vie à près de 250.000 personnes et représente peut-être l’apogée de ce type de terrorisme.

Dans L’Esprit des lois, Montesquieu utilise en 1748 le terme de terreur pour désigner le principe d’un gouvernement despotique. Bien avant lui, en 1690, John Locke avait déclaré dans le premier essai de ses deux Traités du gouvernement que l’épée des magistrats doit servir à terrifier les malfaiteurs pour que cette terreur oblige les hommes à respecter les lois positives de la société [3]. L’utilisation des mots terrorisme et terroristes a commencé à se répandre à partir de 1794, d’abord dans le sens d’un régime de terreur politique et de ses partisans, puis dans le sens plus large de l’utilisation systématique de la violence à des fins politiques. D’ailleurs, les termes anti-terrorisme et anti-terroriste n’apparaissent qu’un an plus tard, en 1795.

Bien entendu, l’armement moderne et mécanisé rend possible une violence de masse à une échelle sans précédent. Le bombardement de Guernica, capitale historique du Pays basque, le 23 avril 1937, a été une sorte de répétition de ce qui allait se passer pendant la Seconde Guerre mondiale. Le bombardement de Rotterdam par la Luftwaffe, le 14 mai 1940, est sans doute aussi un acte de terrorisme. Il est difficile d’exclure de cette sombre liste les bombardements massifs allemands, britanniques et américains sur des cibles civiles, et surtout sur des villes, durant ce conflit. Comme le souligne Ariel Merari, les tracts d’ultimatum largués dans ces zones témoignent de la volonté de terroriser directement les populations civiles. Les services alliés et allemands qui ont comptabilisé le nombre de victimes des bombardements sur l’Allemagne ont estimé le nombre de morts à environ 400 000, dont plus de 10 % de prisonniers de guerre ou d’étrangers. Le nombre de civils tués par les bombardements sur le Japon s’élève à environ 900 000, soit davantage que le nombre de soldats japonais tués au combat [4].

Bombardement de Tokyo du 10 mars 1945. Japan Professional Photography Society

Les actions très disparates qui ont été mentionnées révèlent les différentes formes que peut prendre le terrorisme, ainsi qu’un processus à plus long terme dans lequel nous nous situons, ce qui réfute l’idée que ce qui arrive à cette génération est unique, nouveau ou sans précédent. En limitant notre attention à l’époque moderne, nous pouvons également considérer comme faisant partie de ce processus les nombreux attentats et actions des anarchistes, nihilistes, socialistes révolutionnaires, fascistes et autres tout au long des 19e et 20e siècles : l’assassinat du tsar Alexandre II (1881), du président Sadi Carnot (1894) et de l’archiduc François-Ferdinand de Habsbourg (1914), des attentats de septembre noir aux Jeux olympiques de Munich (1972), des actions de la Fraction armée rouge (Hanns-Martin Schleyer, 1977), des Brigades rouges, d’Action directe et des Cellules communistes combattantes, de l’attentat de la gare de Bologne (2 août 1980), des attentats de Beyrouth contre les forces américaines et françaises (23 octobre 1983), des tueurs du Brabant (28 morts de 1983 à 1985), des attentats du GIA comme celui de la gare Saint-Michel à Paris le 28 juillet 1995, et de ce moment charnière mondial qu’est le 11 septembre 2001, qui a eu tant de répercussions sur l’Europe.

Cet inventaire bien incomplet nous montre la diversité des formes que peut revêtir le terrorisme [5]. Il aurait pu nous donner des critères précis en vue d’une définition générale. Ce n’est pourtant pas le cas. Comme le montre Ariel Merari, si le terrorisme peut apparaître comme une forme immorale de guerre, le fait que le code moral de comportement se soit fortement affaissé dans pratiquement toutes les guerres pour toutes les parties au XXe siècle, notamment en prenant les civils pour cibles, montre que la différence entre le terrorisme et les autres formes de guerres est une question de compréhension [6].

 

3. Vers une définition du terrorisme

Il est classique de commencer les discussions sur le terrorisme par considérer la difficulté de le définir dans la littérature scientifique. Nous devons éviter de le confondre avec toute forme de violence politique et d’ignorer les différentes formes de terrorisme d’État. D’emblée, pourtant, Raymond Aron avait eu un apport déterminant, dès 1962, en considérant qu’une action terroriste est dénommée terroriste lorsque ses effets psychologiques sont hors de proportion avec ses résultats purement physiques [7]. Les différentes définitions données par les organisations internationales peuvent nous aider à appréhender le phénomène. Ainsi, la Résolution A/54/16 de l’ONU du 2 février 2000 précise-t-elle qu’il s’agit d’actes criminels avec des objectifs politiques [8].

Le Conseil de l’Union européenne y voyait en 2002 une intention d’intimider gravement la population ou de contraindre indûment des pouvoirs publics ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque ou gravement déstabiliser ou détruire les structures fondamentales politiques, constitutionnelles, économiques ou sociales d’un pays ou une organisation internationale [9], idée que l’on va retrouver dans de nombreuses législations nationales telles que la loi belge du 19 décembre 2003 dans laquelle l’objectif d’intimidation est l’élément fondamental qui caractérise l’infraction terroriste [10].

La définition du terrorisme par l’Otan, provenant de son glossaire 2021 en anglais et en français partage cette idée de dimension politique : l’emploi illégal ou menace d’emploi de la force ou de la violence, suscitant la peur et la terreur, contre des personnes ou des biens, afin de contraindre ou d’intimider des gouvernements ou des sociétés ou de prendre le contrôle d’une population dans le but d’atteindre des objectifs politiques, religieux ou idéologiques [11].

L’historienne française Jenny Raflik souligne l’intérêt de l’approche du phénomène par la convention arabe pour la lutte contre le terrorisme adoptée au Caire le 22 avril 1998, qui est à la fois innovante à plusieurs égards, mais intègre des limites comme la possibilité d’exclure du cadre terroriste des luttes que l’on pourrait déclarer légitimes [12]. L’important travail exploratoire que l’historienne et auditrice à l’Institut français des Hautes Études de Défense nationale a mené lui a d’ailleurs permis de proposer une définition que nous faisons nôtre : le terrorisme est un projet politique qui s’inscrit dans la durée et vise à contester un ordre établi, de tenter d’y mettre un terme et/ou d’y substituer un nouvel ordre. Il use, pour cela, tactiquement, d’une violence transgressive, bien que présentée et considérée comme légitime par le terroriste, et inscrite dans l’immédiat [13]. Cette définition nous paraît en effet très pertinente. D’abord parce qu’elle objective et prend au sérieux le terrorisme comme un projet politique et non comme une déviance, ce qui en amoindrirait l’importance et les finalités. Ensuite, parce que Jenny Raflik met en évidence le moyen que constitue une violence transgressive, assortie d’un caractère subjectif entre celui qui commet l’acte et celui qui le subit. Enfin, parce que cette définition intègre les temporalités qui portent la tension entre un événement immédiat et ses effets à longue portée.

 

Quatre considérations pour terminer ce texte, mais non pour épuiser le sujet

1. Le terrorisme n’est pas un phénomène récent. Il s’inscrit dans une évolution à long terme, de l’Antiquité à nos jours. Il doit être considéré dans sa temporalité (relations entre le passé, le présent et le futur).

2. Le terrorisme est une question complexe qui prend de nombreuses formes et peut être utilisé par des acteurs très différents, individuels ou collectifs, privés ou publics, qui sont inspirés par un projet politique et, par conséquent, par une détermination stratégique à agir afin de maintenir ou de modifier une situation existante. En définissant le terrorisme, il faut éviter de le confondre avec toutes les formes de violence politique et d’ignorer les formes de terrorisme commanditées par l’État.

3. Le recours à la terreur et au terrorisme contre les citoyens est inhérent à la philosophie politique de nos sociétés libérales, telle qu’elle est comprise notamment par John Locke et Montesquieu.

4. La légitimité de ce projet politique est subjective ; ses moyens sont transgressifs et destinés à être renforcés par leur impact psychologique et leur médiatisation.

5. Plusieurs exemples de l’évolution des relations entre des groupes clairement perçus comme terroristes, avec lesquels il semblait impossible de négocier, montrent qu’il n’en est rien et que les actions transgressives d’hier n’empêchent pas nécessairement de s’asseoir autour d’une table pour entamer des négociations fructueuses. L’évolution des relations entre Londres et l’IRA après les événements sanglants de la Seconde Guerre mondiale est intéressante à cet égard [14].

Une fois de plus, nous pouvons trouver des raisons d’espérer dans un paysage de désespoir. À condition de faire les efforts nécessaires, en se fondant sur la raison et non sur la passion.

 

 

Philippe Destatte

@PhD2050

Pour aller plus loin :

Ph. DESTATTE, Terrorisme : la guerre et la paix, Blog PhD2050, Châtelet, 30 novembre 2016, texte en trois parties :

https://phd2050.org/2016/12/02/terror1/

https://phd2050.org/2016/12/08/terror2/

https://phd2050.org/2016/12/14/terror3/

Ph. DESTATTE, Counter-Terrorism in Europe 2030; Managing Efficiency and Civil Rights, in Theodore J. GORDON e.a., Identification of Potential Terrorists and Adversary Planning, p. 87-105, NATO Science for Peace and Security Series – E: Human and Societal Dynamics, IOS Press, 2017. https://phd2050.org/wp-content/uploads/2023/10/Philippe-Destatte_Counter-terrorism-Europe_NATO-IOS_2017.pdf

 

[1] Ce papier a été publié en néerlandais à l’initiative du magazine flamand Knack le 19 octobre 2023 : https://www.knack.be/nieuws/geschiedenis/de-geschiedenis-laat-zien-dat-terrorisme-vele-vormen-kan-aannemen/

Cet article-ci est une nouvelle traduction en français du texte anglais fourni à la rédaction du magazine et qui était intitulé What is terrorism?, version réduite de moitié de celui qui existe sur mon blog :

https://phd2050.org/2023/10/15/what-is-terrorism/

Une première, et plus longue version a été écrite dans le cadre d’un séminaire organisé par l’OTAN à Falls Church, Virginie en 2016 :  Ph. DESTATTE, Counter-Terrorism in Europe 2030; Managing Efficiency and Civil Rights, in Theodore J. GORDON e.a., Identification of Potential Terrorists and Adversary Planning, p. 87-105, NATO Science for Peace and Security Series, IOS Press, 2017. https://phd2050.org/wp-content/uploads/2023/10/Philippe-Destatte_Counter-terrorism-Europe_NATO-IOS_2017.pdf

[2] Anthony RICHARDS, Defining Terrorism, in Andrew SILKE ed., Routledge Handbook of Terrorism and Counterterrorism, p. 17, London & New York, Routledge, 2020.

[3] John LOCKE, Two Treatises of Governement, Ch. IX, Of Monarchy by Inheritance from Adam, 92, London, Thomas Tegg & alii, 1823. McMaster University Archive of the History of Economic Thought.

[4] Thomas HIPPLER, Le gouvernement du ciel, Histoire globale des bombardements aériens, p. 156-160, Paris, Les prairies ordinaires, 2014.

[5] Voir Ugur GURBUZ ed, Future Trends and New Approaches in Defeating the Terrorism Threat, Amsterdam-Berlin-Tokyo-Washington DC, IOS Press, 2013, en particulier Ozden CELIK, Terrorism Overview, p. 1-17 et Zeynep SUTALAND & Ugur GÜNGÖR, Future Trends in Terrorism, p. 75-87.

[6] Ariel MERARI, op.cit., p. 42.

[7] Raymond ARON, Paix et guerre entre les Nations, p. 176, Paris, Calmann-Levy, 1962.

[8] « criminal acts intended or calculated to provoke a state of terror in the general public, a group of persons or particular persons for political purposes ». United Nations, Resolution adopted by the General Assembly, Measures to eliminate International Terrorism, A/RES/54/110 https://www.treasury.gov/resource-center/sanctions/Terrorism-Proliferation-Narcotics/Documents/A-RES-54-110.pdf

[9] Council Framework Decision of 13 June 2002 on combating terrorism (2002/475/JHA), Official Journal L 164, 22/06/2002 P. 0003 – 0007. http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:32002F0475&from=EN

[10] Le droit belge définit par infractions terroristes les actes qui, de par leur nature ou leur contexte, peuvent porter gravement atteinte à un pays ou à une organisation internationale et sont commis intentionnellement dans le but d’intimider gravement une population ou de contraindre indûment des pouvoirs publics ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte, ou de gravement déstabiliser ou détruire les structures fondamentales politiques, constitutionnelles, économiques ou sociales d’un pays ou d’une organisation internationale. 17 infractions sont ainsi énoncées comme crime de terrorisme. L’objectif d’intimidation est l’élément fondamental qui caractérise l’infraction terroriste. Crime de terrorisme, SPF Justice, 2023. https://justice.belgium.be/fr/themes_et_dossiers/infractions_internationales/crime_de_terrorisme

[11] Glossaire OTAN de termes et définitions (anglais et français), AAP-O6, NSO, Edition 2021.

[12] Jenny RAFLIK, Terrorisme et mondialisation, approches historiques, p. 24, Paris, Gallimard, 2016. – Il peut aussi être intéressant d’ouvrir une discussion pour comparer cette définition avec celle de Abu Mus’ab al-Suri ainsi qu’avec sa typologie du terrorisme. Voir Key excerpts of The Global Islamic Resistance Call, in Brynjar LIA, Architect of Global Jihad, The Life of al-Qaida Strategist Abu Mus’ab al-Suri, p. 382-383, London, Hurst & Company, 2014. – voir aussi le dernier ouvrage de Jenny RAFLIK, Terrorismes en France, Une histoire XIXe-XXIe siècle, Paris, Les Éditions du Cerf, 2023. L’historienne remet utilement cette problématique de la définition au sein de sa réflexion.

[13] Jenny RAFLIK, Terrorisme et mondialisation…, p. 41.

[14] John BOWYER BELL, The Secret Army, The IRA 1916-1979, Dublin, The Academy Press, 1979.

Namur, le 24 août 2023

Abstract :

Surtout quand elle s’applique aux territoires, la prospective fonde avant tout son processus sur l’identification d’enjeux de long terme, autant de questions auxquelles les acteurs et experts impliqués devront répondre. Mobilisant à la fois un socle d’informations large et rigoureux, soumis à la critique des sources et des faits, ainsi que des ressources nées de la créativité, la prospective se veut elle-même heuristique et processus d’innovation. Créativité et rationalité se nouent ainsi, sans s’opposer, mais dans le but de faire naître des visions innovantes dans lesquelles le rêve fertilise la réalité. Dans un monde où l’on présente la mésinformation comme cinquième cavalier de l’Apocalypse, la rigueur du cadre conceptuel, la réflexivité, l’autonomie de pensée, la vérification ont leur place entière. Enfin, la solidité du processus doit permettre de résoudre les questions du présent et d’anticiper celles de l’avenir. Cela signifie non seulement réfléchir, mais aussi se donner les capacités d’agir avant ou pour que les actions se réalisent.

 

Introduction : ouvrir le futur, c’est le construire

C’est au travers de la géographie, objet de cette section du Congrès des Sciences 2023 [1], que nous aborderons la prospective territoriale et son heuristique. Si j’en crois vos collègues géographes Antoine Le Blanc (Université du Littoral – Côte d’Opale) et Olivier Milhaud (Sorbonne Université), le lien s’impose d’emblée, au-delà même de la préoccupation de l’aménagement et du développement territoriaux : nous parcourons la Terre, nous parcourons la science, écrivent-ils, sachant le parcours nécessairement inachevé, et s’en émerveillant. Tel pourrait être le positionnement heuristique des géographes. Continuons  de parcourir : même si nous nous heurtons à des limites, c’est ce qui nous permet d’en être les acteurs [2].

Parcourir de manière volontariste un chemin fait d’interrogations et de réflexivité [3] sur sa démarche avec l’ambition d’être acteur de sa trajectoire, voilà qui parle aux prospectivistes… La modestie de ce questionnement heuristique, chère aux historiens dont je suis, est également au centre de notre réflexion. Même si elle est plus courante chez les géographes français, logés dans les UFR Géographie, Histoire, Économie et Société (GHES) que chez nos collègues belges, localisés – parfois avec beaucoup trop d’assurance – dans les Facultés des Sciences. Dans tous les cas, la prospective, avec son ambition propre, se veut, comme certaines belles initiatives de terrain en géographie [4], ouverte sur les enjeux brûlants et s’applique, pour cela, à un dépassement pluri-, multi- et interdisciplinaire.

C’est pour cette raison également que les contributeurs de l’ouvrage Qu’est-ce que la géographie ? mettent en exergue l’affiche-manifeste dénommée La géographie, une clef pour notre futur, diffusée en 2016 à l’initiative de leurs collègues belges pour rappeler l’implication de la géographie dans le monde d’aujourd’hui et déjà de demain au moment où la discipline était menacée notamment par la ministre de l’Éducation de la Communauté française de Belgique. Ce faisant, la représentation systémique que soutient ce document l’inscrit dans un des principes de la prospective. En effet, le Comité national belge de Géographie associe dans un même ensemble les variables que sont : changements climatiques, risques naturels et technologiques, qualité du cadre de vie, géolocalisation, urbanisation, prévisions météo, protection de l’environnement, aménagement du territoire et urbanisme, géomatique, impact des activités économiques, politiques démographiques, politique énergétique, mobilité, conservation de la nature, conflits géopolitiques et évolution des paysages [5].

Ces premiers éléments, mis en exergue à partir de la géographie, constituent autant de ponts vers les objectifs de cette contribution : définir la prospective territoriale, en évoquer le processus et s’interroger sur son heuristique à l’heure où la question de la qualité de l’information et de la traçabilité des sources semble délaissée par d’aucuns, y compris dans le monde scientifique même.

 

1. Une attitude, une méthode, une discipline, une indiscipline

La prospective est une attitude avant d’être une méthode ou une discipline, affirmait le philosophe et pédagogue Gaston Berger (1896-1960), concepteur français de cette démarche et promoteur du concept. En 1959, alors qu’il est directeur général de l’Enseignement supérieur français, Berger décrit la prospective au travers de cinq nécessités qui s’imposent aujourd’hui plus que jamais :

Voir loin : la prospective est essentiellement l’étude de l’avenir lointain. (…) et de la dynamique du changement (…)

Voir large : les extrapolations linéaires, qui donnent une apparence de rigueur scientifique à nos raisonnements, sont dangereuses si l’on oublie qu’elles sont abstraites (…)

Analyser en profondeur : la prospective suppose une extrême attention et un travail opiniâtre (…)

Prendre des risques : prévision et prospective n’emploient pas les mêmes méthodes. Elles ne doivent pas non plus être mises en œuvre par les mêmes hommes. La prospective suppose une liberté que ne permet pas l’obligation à laquelle nous soumet l’urgence (…)

Penser à l’Homme : l‘avenir n’est pas seulement ce qui peut « arriver » ou ce qui a le plus de chance de se produire. Il est aussi, dans une proportion qui ne cesse de croître, ce que nous aurions voulu qu’il fût [6].

Héritée aussi de la pensée du philosophe pragmatiste Maurice Blondel (1861-1949) [7], l’action va donc être au centre de la préoccupation du prospectiviste. Et, comme l’a fait remarquer le polytechnicien et ingénieur du Corps des Mines Jacques Lesourne (1928-2020) qui fut un des plus brillants pionniers de sa mise en pratique comme de son enseignement, entre le prospectiviste qui réfléchit en vue de l’action et le scientifique qui œuvre en vue d’élargir les connaissances, immense est la différence des points de vue. Le second peut écarter un problème comme prématuré. Le premier doit l’accepter s’il a un sens pour les acteurs et dès lors son devoir est de prendre en compte toute information pertinente et plausible même si elle s’exprime en termes flous [8]. La tête dans le monde de la recherche de connaissance, le prospectiviste n’en sera pas moins un homme – ou une femme – de terrain et d’action concrète.

S’inspirant des travaux menés aux États-Unis, comme l’avait d’ailleurs fait Gaston Berger [9], le successeur de Jacques Lesourne à la chaire de Prospective industrielle du Conservatoire des Arts et Métiers à Paris, l’économiste Michel Godet a d’ailleurs contribué à donner à la prospective sa forte dimension stratégique. Ainsi, se basant sur les travaux du théoricien des organisations l’Américain Russell L. Ackoff (1919-2009), Michel Godet a insisté sur la vocation normative de la prospective en plus de sa dimension exploratoire [10]. Dès lors, il y adjoint la planification qui, comme l’indique le professeur à l’Université de Pennsylvanie, consiste à concevoir un futur désiré et les moyens d’y parvenir [11].

De plus, renforcé par son expérience de terrain, surtout au sein des entreprises et des territoires, Michel Godet a ajouté trois autres nécessités aux cinq caractères que Gaston Berger prônait pour la prospective :

Voir autrement : se méfier des idées reçues.

Le rêve consensuel des générations présentes est souvent un accord momentané pour que rien ne change et pour transmettre aux générations futures le fardeau de nos irresponsabilités collectives.

Voir ensemble : appropriation.

C’est une mauvaise idée que de vouloir imposer une bonne idée.

Utiliser des méthodes aussi rigoureuses et participatives que possible pour réduire les inévitables incohérences collectives. (…) Sans prospective cognitive, proclame en 2004 le président du Conseil scientifique de la DATAR, la prospective participative tourne à vide et en rond sur le présent [12].

C’est effectivement cette prospective de Michel Godet ne cessera de qualifier d’indiscipline intellectuelle, sous-titrant d’ailleurs le premier tome son Manuel de prospective stratégique de cette manière [13]. L’ancien directeur de la prospective de la SEMA y rappelle que la formule est de Pierre Massé (1898-1987). Dans son avant-propos de la revue Prospective, n°1, datant de 1973 l’ancien Commissaire général au Plan du général de Gaulle observait que le terme dont l’acception moderne était due à Gaston Berger n’était explicitement ni une science, ni une doctrine mais une recherche. En forçant les mots, écrivait Massé, on aurait pu se demander si sa vocation pour l’incertain ne condamnait pas la Prospective à être, par nature, non pas une discipline, mais une indiscipline remettant en cause la prévision sommaire et dangereuse à base d’extrapolation [14]. Et l’auteur de Le Plan ou l’Anti-hasard (1965) [15] répondait lui-même à la question qu’il avait posée : je ne le crois pas, cependant, car nous avons besoin d’une science de l’à-peu-près, d’une sorte de topologie sociale nous aidant à nous orienter dans un monde de plus en plus complexe et changeant, où l’imagination, complétée par le discernement, tente d’identifier les faits porteurs d’avenir. (…) L’objet de la prospective n’est pas de rêver, mais de transformer nos rêves en projets. Il ne s’agit pas de deviner l’avenir, comme le font non sans risques les prophètes et les futurologues, mais d’aider à le construire, d’opposer au hasard des choses l’anti-hasard créé par la volonté humaine [16].

Ainsi, outil fondé sur la temporalité, c’est-à-dire la relation complexe que le présent établit à la fois en direction de l’amont et de l’aval, du passé et de l’avenir [17], la prospective dépasse l’historicité de nos mécanismes de pensées pour se projeter dans l’avenir et en explorer les chemins possibles, souhaitables, réalisables, avant de s’y lancer.

Renforcée par la convergence des travaux du foresight anglo-saxon et de la prospective latine menée au tournant des années 2000 sous l’égide de la DG Recherche de la Commission européenne, la prospective est un processus d’innovation et de transformation stratégique, fondé sur la systémique et le long terme, pour mettre en œuvre des actions présentes et opérationnelles. Systémique, car elle s’inscrit dans l’analyse des systèmes complexes ainsi que la théorie et la pratique de la modélisation. Long terme, car elle prend en compte la longue durée chère à Fernand Braudel (1902-1985) [18] et postule le futur au pluriel pour identifier des alternatives en vue de se créer un avenir [19]. Actions présentes et opérationnelles, parce qu’elle construit et met en œuvre une volonté stratégique pour transformer, mettre en mouvement, agir sur l’histoire, le territoire, l’organisation.

C’est ainsi que s’est construite une définition que je n’hésite pas à affiner au fil du temps, depuis sa première version écrite pour la Commission européenne [20], puis pour la Société wallonne de l’Évaluation et de la Prospective et la DATAR [21] :

La prospective est une démarche indépendante, dialectique et rigoureuse, menée de manière transdisciplinaire en s’appuyant sur la longue durée.

La prospective peut éclairer les questions du présent et de l’avenir, d’une part en les considérant dans leur cadre holistique, systémique et complexe et, d’autre part, en les inscrivant, au-delà de l’historicité, dans la temporalité. Résolument tournée vers le projet et vers l’action, elle a vocation à provoquer une ou plusieurs transformations au sein du système qu’elle appréhende en mobilisant l’intelligence collective [22].

Ainsi, nous pouvons reprendre et compléter l’heureuse formule de Jacques Lesourne : chaque fois qu’il y une réflexion prospective, il y a une décision à prendre [23]. Et ajouter : et à mettre en œuvre… Nous le confirmerons dans l’analyse du processus.

De nombreux débats ont eu lieu dans la communauté des prospectivistes pour savoir si la prospective territoriale était différente de la prospective d’entreprise, de la prospective industrielle ou technologique. Ces discussions sont un peu vaines et nous ne souhaitons pas nous y mêler. Mentionnons toutefois qu’un des meilleurs spécialistes de la prospective territoriale française, Guy Loinger (1943-2012) définissait celle-ci comme l’activité qui a pour objet l’expression de représentations alternatives des devenirs possibles et souhaitables d’un territoire, en vue de l’élaboration de projets de territoires et de politiques publiques locales et régionales [24]. Comme le directeur de l’Observatoire interrégional de la Prospective régionale (OIPR) l’indiquait avec raison, cette définition met clairement en avant le fait que la prospective constitue une réflexion stratégique en amont des processus décisionnels. Elle doit pouvoir déboucher sur une opérationnalisation de l’intervention de la collectivité sur le territoire. Les expériences concrètes de ce type ont été menées par l’Institut Destrée depuis vingt ans, au-delà même de celles pilotées au niveau régional wallon. Pour citer quelques exemples, on peut mentionner Luxembourg 2010, Pays de Herve au Futur, Charleroi 2020, la Communauté urbaine de Dunkerque, Wallonie picarde 2025, Côtes d’Armor 2020, Vision d’aménagement du Pays basque, Schéma d’Aménagement durable de la Région Picardie, Normandie 2020+, Région de Midi-Pyrénées, Région Lorraine, Bassin Cœur du Hainaut 2025, Schéma de développement régional de la Grande Région, etc. Autant de chantiers prospectifs territoriaux menés seuls ou en partenariat, et auxquels toute une conférence pourrait être consacrée à les décrire les uns après les autres.

Activité, attitude, démarche, processus, méthode, technique, outil, peut-être se perd-on à définir l’objet que constitue la prospective ? Lors d’une conférence qu’il donnait à Namur en 2009, Pierre Gonod (1925-2009), expert en analyse des systèmes complexes, qualifiait la prospective d’heuristique, processus de rationalité et source potentielle de créativité, véritable machine à se poser des questions [25].

Rappelons, s’il en est besoin, que l’heuristique est la partie de la science qui a pour objet la découverte des faits, et donc des sources, des documents qui fondent ces faits, la dernière partie de cette définition rappelant, selon le vocabulaire philosophique d’André Lalande (1867-1963), le métier des historiens [26]. J’y vois pourtant une nécessité pour toutes les disciplines et démarches, scientifiques ou non. Cette référence à la science est d’ailleurs difficile à appliquer à l’ensemble des préoccupations de toute discipline, mais peut plus sûrement qualifier leurs processus et démarches. En fait, l’heuristique est comme une poupée gigogne. Elle vise à repérer de manière aussi exhaustive que possible toute la documentation pertinente sur un sujet, mais aussi, au-delà de la collecte, la critique serrée des sources. Comme le rappelait Claude-Pierre Vincent, on y trouve aussi les ingrédients de la création, de l’intuition, de la créativité et de la stratégie d’innovation. Ainsi, ce sociologue et psychologue en donne-t-il une  large définition : tous les outils intellectuels, tous les processus, tous les procédés, mais aussi toutes les démarches favorisant « L’art de découvrir », mais aussi toutes les approches destinées à favoriser « l’invention dans les sciences » [27]. Notons également que le mathématicien américain George Pólya (1887-1985) observe que l’heuristique, s’occupant de la solution des problèmes, une de ses tâches spécifiques est de formuler en termes généraux des raisons pour choisir les sujets dont l’examen pourrait nous aider à parvenir à la solution [28].

Bien poser la question est en effet au centre de toute démarche scientifique, mais aussi de prospective. C’est pour cela que la phase de définition des enjeux de long terme y est tellement importante.

 

2. Un processus opérationnel et robuste

Le changement constitue la finalité du processus prospectif. Non pas, bien entendu, le changement pour le changement à tout moment, comme le dénonçait Peter Bishop dans ses cours [29], mais celui qui permet de répondre aux enjeux de long terme et d’atteindre la vision désirée à l’horizon choisi. Gaston Berger se référait déjà aux travaux du psychologue américain d’origine allemande Kurt Lewin (1890-1947) qui a élaboré un modèle de conduite du changement en trois phases dont la principale se dénomme transition : celle pendant laquelle les comportements et attitudes deviennent instables et contradictoires et où les acteurs en expérimentent et en adoptent certaines [30]. S’inspirant de cette pensée et d’autres modèles de transformation, nous avons construit avec des collègues prospectivistes un modèle de processus prospectif en sept étapes comprenant trois phases [31] :

Phase de mûrissement et de préparation (Définition des objectifs, positionnements temporel et spatial, pilotage, programmation, budget, communication, etc.).

 Phase prospective

  1. Identification (acteurs et facteurs) et diagnostic prospectif.
  2. Définition des enjeux de long terme.
  3. Construction de la vision commune.

 Phase stratégique

  1. Désignation des axes stratégiques.
  2. Mesure et choix des actions concrètes.
  3. Pilotage et suivi de la mise en œuvre.
  4. Évaluation du processus et des produits de l’exercice.

Tout au long de son parcours, le processus est nourri, d’une part, de manière interne par l’intelligence collective et, d’autre part, par la veille exercée vers l’extérieur pour être à l’affut des émergences qui ne manquent pas de se manifester. Le cheminement constitue un processus d’apprentissage sociétal permettant de collecter, de décoder, mais surtout de consolider les informations en faisant appel à des experts et en les confrontant par la délibération. L’objectif de l’exercice est de coconstruire une connaissance solide qui, partagée, servira de base de l’expression des possibles, des souhaitables, ainsi que de la stratégie.

Au fil des ans, les processus de participation s’approfondissent pour que les parties prenantes en soient vraiment et que l’implication des acteurs ne soit plus seulement conçue comme des mécanismes de consultation ou de concertation, mais comme de vraies dynamiques de co-conception, co-construction, voire de co-décision [32].

 

3. Vaincre les cinq cavaliers de l’Apocalypse

Le dessin de presse de Bill Bramhall’s, Les cinq cavaliers de l’Apocalypse, en éditorial du New York Daily News du 16 août 2021 illustre parfaitement notre propos sur la nécessité d’une heuristique formelle. Aux côtés de la guerre, de la famine, de la peste et de la mort, un cinquième cavalier chemine. La mort lui demande qui il est. Le cavalier répond, tablette ou mobile multifonction à la main : désinformation. Conçue alors que celle-ci faisait des ravages durant la pandémie de Coronavirus et en plein trumpisme, cette image continue de s’imposer. Sur beaucoup d’autres thématiques d’ailleurs que la pandémie.

Invité lors d’un de mes cours de prospective et roadmaps à l’École nationale d’Ingénieurs de Tunis, Piero Dominici, professeur à l’Université de Perugia et membre  de la World Science Academy, y évoquait les cinq illusions de la civilisation hyper-technologique : l’illusion de la rationalité, l’illusion du contrôle total, celle de la prévisibilité, celle de la mesurabilité et, enfin, l’illusion de pouvoir éliminer l’erreur de nos systèmes sociaux et de nos vies [33]. Ces différentes certitudes ont été bousculées lors du beau canular lancé par le très sérieux vulgarisateur scientifique français Étienne Klein, le 31 juillet 2022. Sur Twitter, le célèbre physicien et philosophe des sciences a illustré une description personnelle de l’étoile Proxima du Centaure, annoncée comme l’étoile la plus proche du Soleil, située à 4,2 années-lumière de nous (ce qui semble exact) et annoncée comme prise par le télescope James Webb (JWST), lancé quelques mois plus tôt. Devant l’engouement et le risque réel d’emballement médiatique autour de cette information,  Étienne Klein a annoncé que la photo publiée était en fait celle d’une tranche de chorizo prise sur fond noir. Ainsi, en diffusant cette image, l’ancien directeur de recherche au Commissariat à l’Énergie atomique avait-il voulu inciter à la prudence face à la diffusion d’images sur les réseaux sociaux sans imaginer que l’absence de critique rendrait son message viral. Il faut également mentionner qu’une petite recherche montre qu’Étienne Klein avait lui-même repris un tweet de l’astrophysicien Peter Coles de l’Université de Cardiff, daté de la veille et qui n’avait pas eu un effet de même ampleur sur les réseaux sociaux. La photo originale du chorizo est d’ailleurs plus ancienne puisqu’elle avait été postée le 27 juillet 2018 par un certain Jan Castenmiller, retraité néerlandais disant vivre à Vélez-Málaga, en Andalousie, présentant une soi-disant éclipse de lune. En fait, trois éléments peuvent expliquer l’emballement autour de cette rondelle de charcuterie : la plus grande qualité de l’image, légèrement retouchée, le contexte d’enthousiasme autour des performances du nouveau télescope et, surtout, la grande légitimité du diffuseur de l’image [34].

Cette nécessaire traçabilité des sources est essentielle à la qualité et à la fiabilité de l’information. Elle est pourtant mise à mal. Non seulement par les progrès techniques, notamment dans le domaine du numérique et de l’IA, qui permettent de transformer le texte, l’image et la voix, mais aussi par une forme d’affaissement de la norme de la part des chercheurs eux-mêmes. Ainsi, en est-il de l’utilisation de plus en plus courante du mode de référencement des sources particulièrement indigent, dit d’Harvard, et de l’habitude de remplir les textes scientifiques de mentions vagues du style (Destatte, 1997) renvoyant ici à un ouvrage de 475 pages, quand ce n’est pas – excusez le rapprochement – (Hobbes, 1993), vous condamnant à chercher la preuve de ce qui est avancé dans les 780 pages de la troisième édition Sirey de l’œuvre du philosophe anglais comme j’ai dû le faire récemment… En fait, comme le rappelait simplement Marc Bloch (1886-1944), indiquer la provenance d’un document équivaut sans plus à se soumettre à une règle universelle de probité [35].

Mais il y a plus : c’est cette traçabilité même de la pensée qui est mise en cause. Ainsi, dans un magazine économique récent, pourtant généralement jugé sérieux, un chroniqueur estimait que les notes de bas de page constituaient un enfer : baliser la compréhension d’un texte, c’est compromettre son appréhension par le lecteur, affirmait-il, estimant que si les jeunes se tournaient vers des textes de slam, de hip-hop ou de rap, c’est parce que, au moins ceux-ci ne comportent pas de notes de bas de page [36]. Plus grave encore, dans une histoire des notes de bas de page affichée sur le site prospective.fr, on peut lire depuis octobre 2022 :

Fastidieuse à lire autant que pénible à produire, celle-ci devient vite le cauchemar des lecteurs et des thésards. Pour le dramaturge britannique Noël Coward [37], « Lire une note en bas de page revient à descendre pour répondre à la porte alors qu’on est en train de faire l’amour. »

 Élément du paratexte, la note a tout du parasite. Pourtant tout avait bien commencé. Ce fut d’abord une histoire d’historiens. La note venait répondre à un besoin à mesure que l’histoire gagnait en scientificité : la nécessité de citer clairement ses sources et l’importance croissante accordée aux preuves pour étayer chaque thèse [38].

Qualifier les notes d’ennuyeuses ou de superflues ne renforcera certainement pas les qualités heuristiques de nos prospectivistes, chercheurs, étudiants et élèves. François Guizot (1787-1874), un de ces premiers scientifiques à généraliser l’emploi des notes aurait qualifié de légèreté déplorable la manière de voir des susmentionnés. L’ancien chef du gouvernement sous Louis-Philippe et néanmoins historien se plaignait de voir trop d’esprits prévenus se contenter de quelques documents en appui de leurs thèses plutôt que de poursuivre la recherche jusqu’à établir la réalité des faits [39]. Ainsi soulignait-il le danger auquel sont confrontés les enseignants, les chercheurs et les « intellectuels », la difficulté qu’ils ont à parler ou à écrire de manière neutre, objective et dépassionnée, avec la distance que l’on attend du rôle ou de la profession de celui qui exprime son opinion et à s’approcher de la vérité, voire à dire la vérité.

La recherche contemporaine nous adresse au moins deux messages. D’une part, celui de la rigueur qui consiste d’abord à savoir de quoi on parle, quel est le problème, ce que l’on cherche. Ce positionnement nécessite non seulement une culture générale, une expérience, mais aussi un apprentissage sur le sujet. C’est une phase de tout processus de recherche, mais aussi de participation à une consultation ou à un processus délibératif, y compris prospectif. Le deuxième message nous renvoie à la relativité, à l’objectivité face au sujet ainsi qu’à l’interprétation de l’expérience. Si la passion qui souvent motive positivement le chercheur peut aussi en être son ennemi intérieur, comment en préserver le citoyen, l’acteur, la partie prenante qui participent à un processus de recherche et d’innovation ?

Avant tout autre, probablement, Aristote nous rappelait au IVe siècle ANC que convaincre par la rhétorique, les techniques oratoires, n’est pas démontrer par des techniques persuasives (induction, syllogismes et autres enthymèmes). La pratique scientifique consiste à prouver, c’est-à-dire établir la preuve de ce qu’on avance, ce qui est tout différent de la rhétorique ou de la dialectique [40]. Dans le monde de la prospective, mais pas seulement, nous avons toujours plaidé pour rechercher un équilibre entre les pôles factuel (recueil des données), interactif (délibération) et conceptuel (fondant les concepts structurants), dans la logique de la méthode créatrice valorisée par Thierry Gaudin, ancien directeur de la prospective et de l’évaluation au ministère français de la Recherche [41]. Cet équilibre peut être recherché sur base des efforts et investissements en temps et en moyens réalisés dans les trois approches d’une problématique ou d’un enjeu.

Bien avant nos penseurs de la Renaissance, l’érudit nord-africain Ibn Khaldûn (1332-1406) appelait à combattre le démon du mensonge avec la lumière de la raison. Il sollicitait la critique pour trier le bon grain de l’ivraie et en appelait à la science pour polir la vérité pour la critique [42]. La rigueur de l’analyse est ici le maître-mot. Rigueur du qualitatif autant que du quantitatif. Dans les sciences, même sociales, rigueur logique et rigueur empirique se combinent pour interpréter, comprendre, expliquer [43]. Partout, la vérification de la qualité des données est essentielle : régularité des mesures, stabilité des séries, permanence de la mesure sur toute la durée analysée, existence d’une réelle variation périodique, etc. [44]

La chercheuse ou le chercheur qui prend le chemin de la prospective devra être comme le philosophe décrit par le grammairien et philosophe César Chesneau Dumarsais (1676-1756) qui a écrit cette définition dans l’Encyclopédie de 1765, dirigée par Denis Diderot, Jean Le Rond d’Alembert et Louis de Jaucourt :

La vérité n’est pas pour le philosophe une maîtresse qui corrompe son imagination, et qu’il croie trouver partout ; il se contente de la pouvoir démêler où il peut l’apercevoir, il ne la confond point avec la vraisemblance ; il prend pour vrai ce qui est vrai, pour faux ce qui est faux, pour douteux ce qui est douteux, et pour vraisemblable ce qui n’est que vraisemblable. Il fait plus, et c’est ici une grande perfection du philosophe, c’est que lorsqu’il n’a point de motif propre pour juger, il sait demeurer indéterminé [45].

La prudence et la rigueur dans l’heuristique ne sauraient toutefois déboucher sur l’objectivisme. Distinguer le vrai du faux est absolument indispensable. Se tenir éloigné du monde et s’abstenir d’y intervenir n’est certes ni la pratique des intellectuels [46], ni celles des prospectivistes qui sont avant tout, rappelons-le, des femmes et des hommes de réflexion et d’action.

 

Conclusion : le courage intellectuel

La recherche du vrai, la distanciation et l’autonomie de pensée [47] ne valent que si elles sont accompagnées du courage de dire le vrai. On connaît tous les magnifiques paroles du député de la SFIO Jean Jaurès (1859-1914) dans son discours à la jeunesse, prononcé à Albi en 1903 :

Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques [48].

On connaît beaucoup moins la communication faite par Raymond Aron (1905-1983) devant la Société française de philosophie en juin 1939, deux mois à peine avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale… L’historien et sociologue français rappelait l’importance des qualités de discipline, de compétences techniques, mais aussi de courage intellectuel afin de tout remettre en question et dégager les problèmes dont dépendait l’existence même de son pays. Avec lucidité, Aron annonçait que la crise serait longue et profonde :

Quels que soient les événements immédiats, nous n’en sortirons pas à bon compte. L’aventure dans laquelle la France et les pays d’Europe sont engagés ne comporte pas d’issue immédiate et miraculeuse. Dès lors, je pense que les professeurs que nous sommes sont susceptibles de jouer un petit rôle dans cet effort pour sauver les valeurs auxquelles nous sommes attachés. Au lieu de crier avec les partis, nous pourrions nous efforcer de définir, avec le maximum de bonne foi, les problèmes qui sont posés et les moyens de les résoudre [49].

 Sans même évoquer l’idée que chercheurs, enseignants, intellectuels, nous serions des privilégiés par les possibilités intellectuelles et matérielles qui nous sont données [50], il n’en reste pas moins que notre responsabilité est grande à l’égard de la société. L’exerçons-nous à la hauteur du devoir qui est le nôtre et de l’attente de la société civile ? On ne peut en effet qu’en douter… en Belgique, mais surtout en Wallonie. L’absence d’espace public activé et dynamique de Mouscron à Welkenraedt et de Wavre à Arlon, est un problème réel. Ce n’est pas un vice rédhibitoire.

Alors que le décalage se fait de plus en plus flagrant entre, d’une part, les politiques publiques et collectives qui sont menées depuis l’Europe jusqu’au local et, d’autre part, les nécessités fondées par les enjeux que portent l’anthropocène et la décohésion humaine, il est grand temps de porter à nouveau haut et fort la voix des territoires.

Et, à nouveau, de tout remettre en question.

 

Philippe Destatte

@PhD2050

 

Voir aussi : Ph. DESTATTE, « Les opinions partiales altèrent la rectitude du jugement », Heuristique et critique des sources dans les sciences.

 

[1] Ce texte constitue la mise au net de mon intervention au Congrès des Sciences 2023, tenu à l’Université de Namur (Wallonie) les 23 et 24 août 2023.

[2] Antoine LE BLANC et Olivier MILHAUD, Sortir de nos enfermements ? Parcours géographiques, dans Perrine MICHON et Jean-Robert PITTE, A quoi sert la géographie ?, p. 116, Paris, PuF, 2021.

[3] Pierre BOURDIEU, Science de la science et réflexivité, Cours au Collège de France 2000-2001, p. 173-174, Paris, Raisons d’agir Éditions, 2001. – Pierre BOURDIEU (1930-2002), Réflexivité narcissique et réflexivité scientifique (1993), dans P. BOURDIEU, Retour sur la réflexivité,  p. 58, Paris, EHESS, 2022.

[4] Bernadette MERENNE-SCHOUMAKER et Anne BARTHELEMI dir., L’accès aux fonctions et l’aménagement des territoires face aux enjeux de notre société, dans Géo, n°85, Arlon, FEGEPRO, 2021. – Florian PONS, Sina SAFADI-KATOUZIAN et Chloë VIDAL, Penser et agir dans l’anthropocène, Quels apports de la prospective territoriale ?, dans Géographie et cultures, n°116, Hiver2020.

[5] La géographie, une clef pour notre futur, Comité national belge de Géographie, 30 mai 2016. https://uclouvain.be/fr/facultes/sc/actualites/la-geographie-une-cle-pour-notre-futur.html – A. LE BLANC et O. MILHAUD, op. cit., p. 117.

[6] L’attitude prospective, dans L’Encyclopédie française, t. XX, Le monde en devenir, 1959, reproduit dans Gaston BERGER, Phénoménologie du temps et prospective, p. 270-275, Paris, PuF, 1964. (1959).

[7] Le philosophe français Maurice Blondel avait développé le concept de prospection qui désignait une pensée orientée vers l’action : la pensée concrète, synthétique, pratique, finaliste, envisageant le complexus total de la solution toujours singulière, où se portent le désir et la volonté, par opposition à la « rétrospection » ou « réflexion analytique » qui est une pensée repliée sur elle-même, spéculative ou scientifique, non dénuée certes d’applications possibles ou de fécondité pratique, mais n’aboutissant qu’indirectement à cette utilité et passant d’abord par la connaissance générique et statique comme par une fin autonome. (…) Maurice BLONDEL, Sur Prospection, dans André LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, p. 846, Paris, PuF, 1976.

[8] Jacques LESOURNE, Un homme de notre siècle, De polytechnique à la prospective et au journal Le Monde, p. 475, Paris, Odile Jacob, 2000.

[9]  En particulier à l’égard de la psychologie sociale : Kurt Lewin, Ronald Lippitt, Jeanne Watson, Bruce Westley. G. BERGER, Phénoménologie du temps et prospective…, p. 271.

[10] Maurice Blondel propose d’appeler Normative la recherche méthodique qui a pour but d’étudier et de procurer la démarche normale grâce à laquelle les êtres réalisent le dessein d’où ils procèdent, le destin où ils tendent. M. BLONDEL, L’être et les êtres, Essai d’ontologie concrète et intégrale, p. 255, Paris, Félix Alcan, 1935.

[11] Russell Lincoln ACKOFF, Méthodes de planification de l’entreprise, Paris, Éditions d’organisation, 1973. – A Concept of Corporate Planning, New York, Wiley, 1969. – M. GODET, Prospective et planification stratégique, p. 31, Paris, Economica, 1985.

[12] Michel GODET, Les régions face au futur, Préface à G. LOINGER dir., La prospective régionale, De chemins en desseins, p. 8, Paris, L’Aube – DATAR, 2004. – Voir aussi : Michel GODET, De la rigueur pour une indiscipline intellectuelle, Assises de la Prospective, Université de Paris-Dauphine, Paris, 8-9 décembre 1999, p. 13,

http://www.laprospective.fr/dyn/francais/articles/presse/indiscipline_intellectuelle.pdf

[13] Michel GODET, Manuel de prospective stratégique, t. 1, Une indiscipline intellectuelle, Paris, Dunod, 1997.

[14] Pierre MASSÉ, De prospective à prospectives, dans Prospectives, Paris, PuF, n°1, Juin 1973, p. 4.

[15] P. MASSÉ, Le Plan ou l’Anti-hasard, coll. Idées, Paris, nrf-Gallimard, 1965.  http://www.laprospective.fr/dyn/francais/memoire/texte_fondamentaux/le-plan-ou-lantihasard-pierre-masse.pdf

[16] P. MASSÉ, De prospective à prospectives…, p. 4.

[17] Jean CHESNEAUX, Habiter le temps, p. 18-19, Paris, Bayard, 1996. – Reinhart KOSSELECK, Le futur passé, Paris, EHESS, 1990.

[18] Fernand BRAUDEL, Histoire et Sciences sociales, La longue durée, dans Annales, 1958, 13-4, p. 725-753. https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1958_num_13_4_2781

[19] Jacques LESOURNE, Les mille sentiers de l’avenir, p. 11-12, Paris, Seghers, 1981.

[20] Voir notamment : Günter CLAR & Philippe DESTATTE, Regional Foresight, Boosting Regional Potential, Mutual Learning Platform Regional Foresight Report, Luxembourg, European Commission, Committee of the Regions and Innovative Regions in Europe Network, 2006. Philippe-Destatte-&-Guenter-Clar_MLP-Foresight-2006-09-25

[21] Ph. DESTATTE et Ph. DURANCE, Les mots-clés de la prospective territoriale, p. 46, Paris, La Documentation française, 2009. Philippe_Destatte_Philippe_Durance_Mots_cles_Prospective_Documentation_francaise_2009

[22] Ph. DESTATTE, Qu’est-ce que la prospective ?, Blog PhD2050, 10 avril 2013. https://phd2050.org/2013/04/10/prospective/

[23] J. LESOURNE, Conclusion, aux Assises de la prospective, Paris, Université Dauphine, 8 décembre 1999.

[24] Guy LOINGER, La prospective territoriale comme expression d’une nouvelle philosophie de l’action collective, dans G. LOINGER dir., La prospective régionale, De chemins en desseins, p. 44-45, Paris, L’Aube – DATAR, 2004.

[25] Pierre GONOD, Conférence faite à la Plateforme d’Intelligence territoriale wallonne, Namur, Institut Destrée, 19 mai 2009.

[26] André LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, p. 413, Paris, PUF, 1976. Sur l’heuristique, voir aussi : Ph. DESTATTE, Les opinions partiales altèrent la rectitude du jugement, Heuristique et critique des sources dans les sciences, Conférence présentée à la Salle académique de l’Université de Mons, dans le cadre du Réseau EUNICE, le 21 octobre 2021, Blog PhD2050, 1er novembre 2021. https://phd2050.org/2021/11/01/heuristique/

[27] Claude-Pierre VINCENT, Heuristique, création, intuition et stratégies d’innovation, p. 32, Paris, Editions BoD, 2012. – Cette définition est fort proche de celle de l’Encyclopaedia Universalis : Jean-Pierre CHRÉTIEN-GONI, Heuristique, dans Encyclopædia Universalis, consulté le 6 mars 2023. https://www.universalis.fr/encyclopedie/heuristique/

[28] George PóLYA, L’Heuristique est-elle un sujet d’étude raisonnable ?, dans Travail et Méthodes, p. 279, Paris, Sciences et Industrie, 1958.

[29] Pour une idée des travaux de Peter Bishop, voir : P. BISHOP & Andy HINES, Teaching about the Future, New York, Palgrave-MacMillan, 2012.

[30] Kurt LEWIN, Field Theory in Social Science, Harper Collins, 1951. – Psychologie dynamique, Les relations humaines, Paris, PuF, 1972.

[31] Ph. DESTATTE, La construction d’un modèle de processus prospectif, dans Philippe DURANCE & Régine MONTI dir., La prospective stratégique en action, Bilan et perspectives d’une indiscipline intellectuelle, p. 301-331, Paris, Odile Jacob, 2014.

[32] Ph. DESTATTE, La coconstruction, corollaire de la subsidiarité en développement territorial, Hour-en-Famenne, Blog PhD2050, 3 août 2023, https://phd2050.org/2023/08/03/la-coconstruction-corollaire-de-la-subsidiarite-en-developpement-territorial/ – Ph. DESTATTE, Citizens’ Engagement Approaches and Methods in R&I Foresight, Brussels, European Commission, Directorate-General for Research and Innovation, Horizon Europe Policy Support Facility, 2023.

https://op.europa.eu/en/publication-detail/-/publication/d5916d5f-1562-11ee-806b-01aa75ed71a1/language-en/format-PDF/source-288573394

[33] Piero DOMINICI, Managing Complexity ? Tunis, ENIT, 15 avril 2022.

[34] André GUNTHERT, Ce que montre le chorizo, dans L’image sociale, 17 novembre 2022. https://imagesociale.fr/10853 – André Gunthert est maître de conférences à l’École des Hautes Études en Sciences sociales à Paris, où il occupe la chaire d’histoire visuelle.

[35] Marc BLOCH, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien (1942), dans Marc BLOCH, L’histoire, la Guerre, la Résistance, coll. Quarto,  p. 911, Paris, Gallimard, 2006.

[36] Paul VACCA, L’enfer des notes de bas de page, dans Trends-Tendances, 2 mars 2023, p. 18.

[37] Sir Noël Peirce COWARD (1899-1973) Britannica, The Editors of Encyclopaedia. Noël Coward, Encyclopedia Britannica, 15 Sep. 2023, https://www.britannica.com/biography/Noel-Coward. Accessed 5 October 2023

[38] Histoire des notes de bas de page, Actualité prospective, 1er octobre 2022.

https://www.prospective.fr/histoire-des-notes-de-bas-de-page/

[39] François GUIZOT, Histoire des origines du gouvernement représentatif en Europe, (1820), p. 2, Paris, Didier, 1851.

[40] ARISTOTE, d’après Rhétorique, LI, 2, 1355sv, dans Œuvres, coll. La Pléiade, p. 706 sv, Paris, Gallimard, 2014.

[41] Thierry GAUDIN, Discours de la méthode créatrice, Gordes, Ose Savoir – Le Relié, 2003.

[42] IBN KHALDÛN, Al-Muqaddima, Discours sur l’histoire universelle, p. 6, Arles, Acte Sud, 1997.

[43] Jean-Pierre OLIVIER de SARDAN, La rigueur du qualitatif, Les contraintes empiriques de l’interprétation socio-anthropologique, p. 8, Louvain-la-Neuve, Bruylant-Academia, 2008.

[44] Daniel CAUMONT & Silvester IVANAJ, Analyse des données, p. 244, Paris, Dunod, 2017.

[45] César CHESNEAU DU MARSAIS, Le philosophe, dans  Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers…, t. XII, p. 509, Neufchâtel, 1765. http://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/article/v12-1254-0/

[46] Gérard NOIRIEL, Dire la vérité au pouvoir, Les intellectuels en question, Paris, Agone, 2010.

[47] Sans une plus grande distanciation et une plus grande autonomie de pensée, (les chercheurs) peuvent-ils espérer mettre au service de leur prochain des instruments de pensée plus adaptés, des modèles plus conformes à la réalité que ceux dont on a, par tradition, coutume d’user, qui se transmettent sans réflexion de génération en génération, ou encore que ceux développés au hasard dans l’ardeur du combat ? Norbert ELIAS, Engagement et distanciation, Contribution à la sociologie de la connaissance (1983), p. 27-28, Paris, Fayard, 1993.

[48] Jean JAURES, Discours à la Jeunesse, Albi, 31 juillet 1903, dans J. JAURES, Discours et conférences, coll. Champs classiques, p. 168, Paris, Flammarion, 2014.

[49] Raymond ARON, Communication devant la Société française de philosophie, 17 juin 1939, dans R. ARON, Croire en la démocratie, 1933-1944, p. 102, Paris, Arthème Fayard – Pluriel, 2017.

[50] Noam CHOMSKY, De la responsabilité des intellectuels, p. 149, Paris, Agone, 2023. – Noam CHOMSKY, The Responsability of Intellectuels, New York, The New York Press, 2017.

Hour-en-Famenne, 18 mai 2023

Membre du Groupe informel des historiens, fondé à Liège autour de l’historien René Van Santbergen (1920-2001), et que j’avais rejoint alors que j’étais encore étudiant en histoire, j’étais très proche de cet inspecteur d’histoire que je croisais alors dans différents milieux [1]. C’est d’ailleurs dans une dynamique un peu complotiste que j’avais, sur son insistance, présenté en 1980 ma leçon d’agrégation de l’enseignement secondaire supérieur en histoire en l’accommodant pour l’enseignement rénové. C’était une première pour les professeurs d’histoire de l’Université de Liège qui étaient très loin d’être favorables à cette réforme. Malgré, ou grâce à l’absence de René Van Santbergen lors de la leçon, ils furent néanmoins réceptifs et ne me pénalisèrent pas pour mon enthousiasme pour cette pédagogie. Celle-ci avait été acquise lors de mon très long stage dans les classes de Francine Faite-Nagels et Marie-France Paligot à l’Athénée de Liège 2. Je devais d’ailleurs retourner enseigner dans ce bel établissement après un exil à l’Institut technique de l’État à Izel-sur-Semois qui eut au moins le mérite de me faire découvrir les richesses de l’Abbaye d’Orval, toute proche.

Restant membre du Groupe informel des historiens [2] puis collaborateur du Centre de la Pédagogie de l’Histoire et des Sciences de l’Homme, autour des Cahiers de Clio, fondés par le même René Van Santbergen en 1965, et alors portés par Maggy Hodeige, je gardais tout mon enthousiasme pour cette pédagogie à laquelle je suis d’ailleurs resté fidèle, jusqu’aujourd’hui, en lui gommant certains travers.

C’est l’hommage rendu à René Van Santbergen à l’occasion de sa retraite et ma volonté de contribuer à ses Mélanges qui m’a motivé à explorer la question du fascisme et du national-socialisme, sur base notamment des travaux remarquables de l’historien franco-israélien Zeev Sternhell. Ma découverte de Ni Droite ni Gauche, L’idéologie fasciste en France [3], avait été déterminante, bousculant de nombreuses idées reçues et me permettant de comprendre non seulement des parcours comme celui d’Henri de Man (1885-1953), mais aussi d’expliquer les risques de rapprochement entre socialisme et nationalisme chez une personnalité comme Jules Destrée (1863-1936) [4].

Les Mélanges René Van Santbergen, publiés sous la forme d’un numéro spécial des Cahiers de Clio en 1984 ne comprirent que quelques pages de teasing de mon trop long article consacré à l’enseignement du national-socialisme. Ce n’est donc qu’en 1988 que le texte fut publié dans les Cahiers de Clio à l’initiative du professeur Franz Bierlaire, devenu responsable de la revue.

Je notais dans l’introduction que ce travail, à vocation pédagogique, avait été réalisé pour des élèves de sixième possédant une formation littéraire et historique correcte, en option histoire à l’Athénée de Liège II et en formation commune à l’Athénée de Philippeville où j’ai ensuite enseigné. J’écrivais également que le modèle a été affiné dans sa dernière partie, dans le cadre d’un cours donné à l’École supérieure de Pédagogie du Luxembourg, à Saint-Hubert où j’enseignais le samedi dans l’abbaye [5]. Je pourrais ajouter aujourd’hui que cet exposé – avec quelques ajustements – fait, depuis 2004, partie intégrante de mon cours d’histoire de Belgique à l’Université de Mons lorsqu’il s’agit d’expliquer les résistances à la démocratisation des institutions [6].

C’est ce texte que je rappelle et auquel je donne accès en ligne aujourd’hui :

Philippe-Destatte_Socialisme-national-et-nationalisme-social, Deux dimensions essentielles de l’enseignement du national-socialisme, dans Cahiers de Clio, 93/94, p. 13-70, Université de Liège, 1988

 

Philippe Destatte

@PhD2050

 

[1] Sur la personnalité éminente de René Van Santbergen, voir Vincent GENIN, Van Santbergen René, dans Nouvelle Biographie nationale, Bruxelles, Académie royale de Belgique, n°15, 2020, p. 361-363.

https://orbi.uliege.be/bitstream/2268/266729/1/Pages%20de%20NBN15%20-%20Van%20Santbergen%20R..pdf

[2] Ph. DESTATTE, Exemples de séquences de leçons en vue d’une critique permettant l’élaboration ou la révision des programmes d’histoire et de sciences sociales, Liège, Groupe informel des historiens, octobre 1982, 148 p. – Voir aussi Dire l’Histoire, Numéro spécial de La Pensée et les Hommes, Bruxelles, 1987, en particulier Maggy HODEIGE, Les motivations dans les changements des programmes d’histoire et Francine NAGELS, Enseigner l’histoire.

[3] Paris, Seuil, 1983.

[4] Ph. DESTATTE, Jules Destrée et l’Italie, A la rencontre du National-socialisme, Conférence donnée le 25 février 1986 à l’initiative de l’Association « Dante Alighieri » de Charleroi, sous les auspices de l’Institut italien de Culture de Bruxelles, dans Revue belge d’Histoire contemporaine, XIX, 3-4, p. 543-585, Bruxelles, 1988.

Philippe-Destatte_Jules-Destree-et-lItalie_RBHC-19-1988

[5] Ph. DESTATTE, Philosophies du libéralisme, du marxisme, du fascisme et de la démocratie, Saint-Hubert, École supérieure de Pédagogie du Luxembourg, 1983, Syllabus, 46 p.

[6] Ph. DESTATTE, Histoire de la Belgique contemporaine, Société et Institutions, Bruxelles, Larcier, 2019.