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A Jacques Brassinne de La Buissière (1929-2023)

 

Namur, le 24 février 2024

Introduction : les institutions wallonnes oubliées

Certains s’étonneront peut-être de ces cinquante ans [1]. Ce n’est pourtant pas la relative fragilité des institutions régionales wallonnes nées en 1974 qui les ont fait partiellement occulter. En fait, toutes les institutions représentatives de la Wallonie sont restées fragiles bien après la loi spéciale de réformes institutionnelle du 8 août 1980 et la réunion du Conseil régional du 15 octobre de la même année, qui jusqu’ici fait généralement référence pour marquer l’anniversaire de la Région wallonne.

Ainsi que l’a observé en 2007 un ancien ministre-président wallon, le Conseil régional créé en 1974 connut le sort d’être souvent oublié dans la vie de nos institutions [2]. Seuls les constitutionnalistes, quelques historiens et de rares anciens acteurs s’en souviennent… Parfois, néanmoins, quelques personnalités politiques évoquent cette date comme une étape importante de la construction de la Wallonie. C’est ce que fit Elio Di Rupo le 15 octobre 2005 lorsque le ministre-président rappela la mise en place des institutions nées de la Loi Perin-Vandekerckhove dans le cadre des vingt-cinq ans des lois de régionalisation d’août 1980 [3].

Il n’empêche : marquées par la modestie, par l’esprit d’expérimentation et par cette logique des extrémistes du possible qui voulaient avancer dans un contexte où l’horizon régional – économique comme politique – semblait bouché, les institutions wallonnes ont pu émerger en 1974 [4]. Dès leur création, elles ont également pu faire véritablement exister les premières politiques publiques spécifiquement wallonnes. C’est avec raison que l’avocat liégeois et homme politique wallon Pierre Bertrand (1926-2014) affirmait que les institutions valent moins par les textes qui les créent que par les hommes qui les font vivre [5].

Dépasser, en 2024, les oubliés de 1974 ne relève pas d’une coquetterie d’historien. Il s’agit plutôt de réconcilier le passé avec un avenir qui ne peut se construire que dans une approche d’intérêt régional commun, dans un dépassement de ses visions personnelles et partisanes, vers une véritable communauté des citoyens sur le plan de la Wallonie, pour exprimer autrement le concept de nation [6]. Parce que ce passé était difficile, que le présent n’est pas simple, et que l’avenir appellera d’autres exigences.

Au lendemain de la création de son exécutif formé le 1er septembre 1981, la Région wallonne revendiquait d’ailleurs une filiation qui la menait de la révision constitutionnelle de 1970-1971, avec l’article 107 quater, fondement de l’autonomie régionale, vers la loi du 1er août 1974 créant les institutions régionales à titre préparatoire, à la loi du 5 juillet 1979 mettant en place les institutions régionales provisoires et puis les lois des 8 et 9 août 1980 [7].

Wallonie : une Région, un Parlement, un Gouvernement, p. 4, Liège, Ministère de la Région wallonne, 1981.

1. Le mur du 107quater

Lorsqu’il est voté à la Chambre le 18 décembre 1970 et au Sénat le 22 décembre 1970, l’actuel article 3 de la Constitution belge s’appelle article 107quater. Il reste ainsi libellé jusqu’à la réforme de l’État de 1993. Il perd alors ses paragraphes 2 et 3.

La Belgique comprend trois régions : la région wallonne, la région flamande et la région bruxelloise.

La loi attribue aux organes régionaux qu’elle crée et qui sont composés de mandataires élus, la compétence de régler les matières qu’elle détermine, à l’exception de celles visées aux articles 23 et 59bis, dans le ressort et selon le mode qu’elle établit.

Cette loi doit être adoptée à la majorité des suffrages dans chaque groupe linguistique de chacune des Chambres, à la condition que la majorité des membres de chaque groupe se trouve réunie et pour autant que le total des votes positifs émis dans les deux groupes linguistiques atteigne les deux tiers des suffrages exprimés[8].

Rappelons avec l’historien de l’Université de Leuven, Mark Van den Wijngaert, que l’article 107quater est inscrit dans la Constitution afin de répondre à la demande wallonne pour une plus grande autonomie économique [9]. Si un parallélisme est organisé entre négociateurs flamands et wallons sur l’avancement des projets politiquement prioritaires, il se réalise entre l’autonomie culturelle chère aux Flamands, d’une part, et le projet 125 qui mène à la loi Terwagne de décentralisation et de planification économiques, d’autre part. Cette dernière porte, en particulier, sur la création de  conseils économiques régionaux pour les trois régions, avec de simples compétences d’avis, mais qui sont notamment composés d’élus provenant des Chambres législatives. Une certaine confusion s’installe dès lors chez les parlementaires entre cette dynamique et celle de la création de régions autres que linguistiques. La loi Terwagne est pourtant votée à la majorité simple le 2 juillet 1970 au Sénat et le lendemain à la Chambre. Les discussions ont connu de vifs échanges autour des limites géographiques des conseils économiques et sociaux ainsi que des sociétés de développement régional, en ce qui concerne le Brabant et Bruxelles.

Concernant la régionalisation institutionnelle, c’est pourtant plus qu’une promesse qui avait été faite au Parlement le 18 février 1970 par le Premier ministre social-chrétien flamand Gaston Eyskens (1905-1988), au nom de son gouvernement. Précisant les dispositions constitutionnelles à prendre, le Premier ministre en avait annoncé trois concernant l’organisation régionale :

  1. La Belgique comprend trois régions : wallonne, flamande et bruxelloise.
  2. Une loi, adoptée à une majorité spéciale, attribue aux organes des régions qu’elle crée et qui sont composés de mandataires politiques élus, la compétence de régler les matières qu’elle fixe, dans le ressort et selon le mode qu’elle détermine.
  3. l’octroi éventuel d’une fiscalité propre aux régions est envisagé. [10]

En fait, concernant l’interprétation même du 107quater ainsi que sa mise en œuvre, la distance est considérable entre les ambitions d’une part des renardistes tant socialistes que du Rassemblement wallon et, d’autre part, celles des partis flamands. Ainsi, malgré le flou artistique du deuxième et principal alinéa du texte, chacun est alors conscient que cet article ouvre la voie à la régionalisation ou à fédéralisation de l’État, mot qui terrorise certains en 1970 [11]. Comme le rappelle un Eyskens peu enthousiaste, la compétence générale des organes régionaux impliquait qu’ils étaient susceptibles de se voir attribuer toutes les formes possibles d’un réel pouvoir de décision dans les matières les plus étendues [12]. Pourtant, pour le Premier ministre et ses amis, il n’est ni question de céder à un fédéralisme à trois, ni de permettre un dialogue entre régions, ni de considérer Bruxelles comme une région à part entière, ni qu’elle se voit attribuer les mêmes compétences que la Flandre et la Wallonie, ni que les conseils régionaux soient composés d’élus directs – en tout cas dans un premier temps -, contrairement à ce qui avait été négocié, ni que l’on établisse une équipollence des normes, le parlement national devant rester hiérarchiquement au-dessus des organes régionaux [13].

De plus, se pose, fondamentalement, la question de l’identité de fait entre les régions visées à cet article et celles visées à l’article 3bis qui porte sur les régions linguistiques. En particulier, au cours des débats, les représentants francophones de Bruxelles n’ont cessé de proclamer qu’il ne pouvait y avoir identité territoriale entre la région bruxelloise de l’alinéa 1 du 107quater et les 19 communes de l’agglomération bilingue de Bruxelles-Capitale telle qu’elle sera réaffirmée par l’article 61 de  la loi du 26 juillet 1971. Du côté flamand, les amendements successifs déposés en 1970 par Frans Baert (1925-2022) et Hugo Schiltz (1927-2006), au nom de la Volksunie, ont défendu cette identité territoriale et ont été largement rejetés [14]. Ces amendements sont pourtant dans la logique de la promesse faite par les francophones dans le cadre du Centre Harmel de ne plus élargir l’agglomération bruxelloise au-delà des communes d’Evere, Ganshoren et de Berchem-Ste-Agathe, c’est-à-dire les 19 communes de la région administrative de Bruxelles-Capitale [15]. Lors des travaux du Groupe des Vingt-huit, tenus du 24 septembre au 13 novembre 1969, certains représentants des partis politiques avaient proposé d’étendre les limites de la région économique bruxelloise aux six communes périphériques, voire à l’ensemble de l’arrondissement électoral, à l’arrondissement de Nivelles, au triangle Tubize-Wavre-Grimbergen, à la vallée de la Senne, etc. [16] Comme l’a écrit Gaston Eyskens, la détermination des limites de Bruxelles dans la sphère de l’économie constituait un véritable nœud gordien [17].

En affirmant que la loi attribuera aux organes régionaux qu’elle crée la compétence de régler les matières qu’elle détermine, à l’exception de celles portant sur l’emploi des langues et sur les matières communautaires, les constituants n’ont pas brillé par leur volonté de clarté. Assurément parce qu’il leur était politiquement impossible d’être plus précis. Le Groupe des Vingt-huit avait pourtant bien déblayé le terrain et un assentiment général s’était dégagé sur des matières où une politique régionale différenciée se justifie, en tout ou en partie. Parmi celles-ci, beaucoup dépassent très largement le caractère économique initialement attribué à ces régions : l’urbanisme, l’aménagement du territoire et la politique foncière ; la politique d’expansion économique régionale et de l’emploi ; la politique du logement ; la politique familiale et démographique ; l’hygiène et la santé publique ; la formation et la reconversion professionnelles ; le tourisme et la politique d’accueil ; la pêche, la chasse et les forêts [18]. Contrairement à l’article 59 bis qui organise les compétences des communautés, les compétences régionales ne sont pas précisées dans le 107quater. Quant à la composition des conseils régionaux, rien n’est dit de leurs mandataires, sauf qu’ils doivent être élus. Alors que le terme de mandataires élus a été préféré à celui de parlementaires, la porte reste donc ouverte d’y faire monter des conseillers provinciaux. De même, il n’est pas précisé qu’il pourrait s’agir d’élus directs. Enfin, à ce moment, les organes des institutions régionales disposent d’une compétence que certains lisent comme réglementaire, déléguée par le Parlement, et non d’une compétence attribuée par la Constitution, comme c’est le cas pour les décrets des Conseils culturels. Certains envisagent des ordonnances pour les régions. Pour le constitutionnaliste et sénateur Paul de Stexhe (1913-1999), la Région ne dispose dès lors pas d’un pouvoir « souverain », le Parlement pouvant reprendre ce qu’il a donné ou évoquer des matières pour éviter des conflits de compétence [19]. Le professeur François Perin (1921-2013) expliquait en 1989 au journaliste André Méan (1946-1990) comment ils avaient procédé avec Freddy Terwagne (1925-1971), le ministre des Relations communautaires, qu’il conseillait en 1970 : en utilisant dans le 107quater le terme « régler les matières », c’est à dessein qu’ils avaient souhaité ainsi permettre de donner aux normes régionales aussi bien une force réglementaire qu’une puissance législative [20].

En fait, alors qu’elle est si souvent célébrée, la réforme constitutionnelle de 1970 a laissé les Wallons sur le bord du rivage. Le sort s’est, sans aucun doute acharné sur les renardistes chargés de porter les aspirations du Congrès des socialistes wallons de Verviers des 25 et 26 novembre 1967 : J-J Merlot (1913-1969), leur chef de file, vice-premier ministre, est tué dans une collision en voiture le 22 janvier 1969, Freddy Terwagne est emporté à 45 ans, le 15 février 1971, après un accident cardiovasculaire survenu à l’issue de près de 12 heures de négociations au 16 rue de la Loi [21].

Comme l’a rappelé l’historien Freddy Joris, malgré le volontarisme de leurs successeurs André Cools (1927-1991) et Fernand Dehousse (1906-1976), les élus socialistes ne sont pas tous fédéralistes ou partisans des régions. Ainsi en est-il, en particulier, d’Edmond Leburton (1915-1997), unitariste convaincu [22], élu à la co-présidence du Parti socialiste belge en 1971, en même temps qu’il est nommé ministre d’état. Mais c’est surtout la résistance menée par des sociaux-chrétiens flamands, repus par la création du Conseil culturel de la Communauté flamande [23], qui frustre les fédéralistes wallons. Comme l’écrit François Perin, le parti social-chrétien flamand le CVP ne désirait pas non plus entamer des négociations pour mettre à exécution l’article 107quater sur les trois régions. Les Wallons et les Bruxellois se sentaient roulés [24]. Y compris les libéraux wallons comme le Liégeois Gérard Delruelle (1933-2019) qui a soutenu au Groupe des 28 l’idée d’accorder des pouvoirs et des compétences aux régions [25].

On comprend mieux l’impasse dans laquelle se trouve la régionalisation en 1971. Sans même considérer les faiblesses du texte du 107quater, il faudrait surmonter la nécessité normalement impérative de voter une loi spéciale pour sa mise en œuvre, c’est-à-dire disposant d’une majorité des deux tiers à la Chambre et au Sénat, ainsi que de la majorité dans chaque groupe linguistique.

 

2. Passer au travers du mur… ou le sauter ?

Le Gouvernement Eyskens-Cools qui se met en place au début 1972 inscrit dans sa déclaration sa volonté de déposer au Parlement les dispositions destinées à organiser les pouvoirs des Régions en application de l’article 107 quater.

Le Gouvernement soumettra les textes légaux destinés à assurer dès que possible, en vertu de l’article 107 quater de la Constitution, l’organisation des pouvoirs régionaux pour la Région wallonne, la Région flamande et la Région bruxelloise. Il proposera de confier à ces Régions les larges compétences normatives qui découlent des suggestions du groupe des 28 et procèdent du souci de réaliser une régionalisation effective dans le cadre d’une politique nationale et d’une stratégie globale.

La loi qui sera proposée au Parlement créera un conseil régional pour chacune des trois Régions. Ces conseils régleront par ordonnance les matières qui leur seront dévolues dans le domaine normatif et l’affectation des crédits mis à la disposition des Régions [26].

Dans leurs négociations, les sociaux-chrétiens et les socialistes du Nord et du Sud ont également convenu que les conseils régionaux seraient composés des députés de chaque région tandis qu’une loi fixerait les crédits des conseils en fonctions de critères tels que les recettes fiscales dans chaque région, la population, le chômage, la superficie, le revenu moyen et le nombre de navetteurs [27].

Néanmoins, le nouveau gouvernement ne dispose pas de la majorité des deux tiers, les libéraux ayant refusé d’y participer, ne pardonnant pas la dissolution brutale de novembre 1971. Dès lors, aucun ministre des relations communautaires n’est désigné et très rapidement, la mise en œuvre du 107quater apparaît une mission impossible pour le gouvernement [28]. La dernière tentative de Gaston Eyskens, présentée au gouvernement le 21 novembre 1972, échoue elle aussi : les conseils régionaux auraient été composés de conseillers provinciaux[29]. Quant au gouvernement tripartite d’Edmond Leburton qui se met en place en janvier 1973, il veut tellement doser l’audace et la raison que, malgré la force de sa représentation, il ne conçoit la régionalisation qu’au travers d’une période transitoire avec des conseils régionaux composés d’élus qui ont la pratique des institutions décentralisées [30]. Cela permet au jeune député du Rassemblement wallon Jean Gol (1942-1995) de prononcer une jolie formule à la Chambre : partir des provinces pour tailler le nouvel habit juridique de la Belgique nouvelle, c’est acheter cet habit au marché aux puces, c’est cristalliser pour longtemps ces institutions plutôt anachroniques [31].

Dès lors, le gouvernement encommissionne la régionalisation. Cette commission mixte ne parvient pas à un accord, comme le rappelle la déclaration gouvernementale du 23 octobre 1973.

Les négociations qui se tiennent au château de Steenokkerzeel, près de Zaventem, les 19 et 20 avril 1974 sous l’égide de Léo Tindemans ont vocation à constituer une majorité avec les partis fédéralistes (Volksunie, Front démocratique des Francophones et Rassemblement wallon), avec les sociaux-chrétiens et les libéraux, mais sans les socialistes qui ont refusé de participer à une nouvelle tripartite. La question de la régionalisation apparaît centrale au moins pour les négociateurs francophones et des accords se dessinent sur la création de trois comités ministériels régionaux composés de ministres et de secrétaires d’État disposant des compétences en matières culturelles et régionales. Des assemblées représentatives seraient créées dans les trois régions à partir du Sénat, l’assemblée bruxelloise étant complétée par des membres du Conseil d’Agglomération. Des dotations seraient accordées aux régions pour mener des politiques propres.

Bien que le travail apparaisse très constructif voire qu’il se fasse dans une certaine euphorie, le dialogue n’aboutit pas : à la fin du conclave, le FDF voudrait joindre Bruxelles à la Wallonie par un couloir Uccle-Waterloo qui désenclaverait les 19 communes, tandis que la Volksunie reparle de l’amnistie des anciens collaborateurs… deux propositions aussi irréalistes qu’inacceptables [32].

 

La pièce maîtresse de la réforme de l’État est la régionalisation

Dès lors, quand se met en place le premier gouvernement de Léo Tindemans, le 30 avril 1974, au lendemain de cet échec de négociation communautaire, le nouvel exécutif ne peut toujours affirmer que sa volonté d’aboutir. Tâche qui semble à nouveau impossible, le gouvernement étant minoritaire devant la Chambre (102 sièges pour une majorité à 107), les socialistes étant dans l’opposition et aucune majorité spéciale ne se dessinant à l’horizon.

C’est pourtant un certain volontarisme qui marque la déclaration gouvernementale lorsque l’ancien ministre flamand des Relations communautaires affirme que le modèle de régionalisation construit à Steenokkerzeel aurait été complet si un accord avait pu être dégagé sur la délimitation de Bruxelles [33]. Tindemans décrit alors les lignes de force d’un projet de loi organisant la régionalisation.

D’abord, en ce qui concerne les compétences qui pourraient leur être attribuées, le nouveau Premier ministre liste les matières et des services administratifs qui pourraient être transférés par arrêté royal selon un calendrier à définir :

– l’urbanisme, l’aménagement du territoire et la politique foncière ;

– la politique d’expansion économique régionale et de l’emploi ;

– certains aspects de la législation industrielle et de la politique énergétique ;

– la politique du logement ;

– la politique familiale et démographique ;

– l’hygiène et la santé publique ;

– le tourisme et la politique d’accueil ;

– la pêche, la chasse et les forêts ;

– certains aspects de l’organisation des communes ;

– la politique de l’eau ;

– le remembrement des biens ruraux, la rénovation urbaine et l’assainissement des sites

industriels désaffectés.

Les aspects culturels du tourisme ainsi que la formation et la reconversion professionnelles restent de la compétence des conseils culturels.

Ensuite, le Conseil régional wallon et le Conseil régional flamand seraient composés chacun des sénateurs appartenant respectivement au groupe francophone et au groupe néerlandophone à l’exception de ceux élus dans l’arrondissement de Bruxelles. Le Conseil régional bruxellois serait composé d’une part de la moitié des membres du Conseil d’agglomération désignés à la proportionnelle, d’autre part, des sénateurs domiciliés dans la Région bruxelloise. En ce qui concerne le Conseil de la Région de Bruxelles, des garanties devraient être prévues en faveur de la communauté flamande. Les décisions des conseils régionaux seraient prises sous forme d’ordonnances qui, dans la hiérarchie des pouvoirs, se situeraient entre la loi et l’arrêté royal. Les conditions dans lesquelles une ordonnance peut modifier une loi doivent être précisées.

De plus, l’Exécutif de chaque Région serait organisé au sein du gouvernement national qui comprendrait trois comités ministériels régionaux : un pour les Affaires wallonnes, un pour les Affaires flamandes et un Comité ministériel des Affaires bruxelloises. Les deux premiers seraient présidés par le ministre des Affaires régionales concerné et comprendraient les ministres et secrétaires d’État à compétence régionalisée. Le Comité ministériel des Affaires bruxelloises comprendrait au moins le ministre chargé des Affaires bruxelloises assisté d’un secrétaire d’État de l’autre groupe linguistique. Toutes les ordonnances et tous les arrêtés porteraient au moins la signature de ces deux membres du gouvernement. Chaque ministre chargé des Affaires régionales pourrait être interpellé dans son conseil régional uniquement pour une faute individuelle de sa gestion et cette interpellation pourrait conduire à une motion critique qui n’a aucune influence politique directe.

Enfin, les organes régionaux ne disposant pas de pouvoir fiscal, sauf à réviser les articles 110 et 113 de la Constitution, chaque conseil disposerait d’une dotation annuelle mise à sa disposition par le Parlement. La dotation globale que le Gouvernement réserverait dans le budget général serait répartie entre les trois Régions, à raison d’un tiers proportionnellement à la population, un tiers proportionnellement à la superficie et un tiers proportionnellement aux impôts directs à charge des personnes physiques.

Constatant que la délimitation des Régions restait à définir, le Premier ministre se disait prêt à poursuivre avec le gouvernement et immédiatement les pourparlers pour achever ce plan de régionalisation et rechercher de quelle manière la majorité constitutionnelle requise pour la mise à exécution de l’article 107quater de la Constitution peut être atteinte [34].

La formule de Leo Tindemans est claire : la pièce maîtresse de la réforme de l’État est la régionalisation. Il s’agit d’une main tendue.

François Perin la saisit début juin 1974, lui qui s’est tant impliqué dans le processus de Steenokkerzeel. L’élargissement du gouvernement social-chrétien-libéral au Rassemblement wallon (RW) paraît changer la donne : non seulement le RW donne une majorité au gouvernement, mais deux ministres de la Réforme des Institutions sont désignés dans la nouvelle équipe : Perin pour les francophones et le social-chrétien Robert Vandekerckhove (1917-1980) pour les Flamands.

Dans sa nouvelle déclaration gouvernementale, Leo Tindemans annonce la réalisation à court terme d’une première étape de la régionalisation. Une deuxième étape devra suivre quand une majorité des deux tiers pourra se réunir pour voter une solution globale. Une troisième étape de toilettage de la Constitution et de pacification entre Communautés et Régions pourrait clôturer le processus [35].

Les acquis des négociations de Steenokkerzeel sont revus lors de l’entrée du RW au gouvernement, par l’accord du 10 juin 1974 [36]. Le texte, qui préfigure la loi de régionalisation, s’intitule Phase préparatoire de la Régionalisation et forme l’annexe II de la Déclaration gouvernementale [37]. Le projet de loi est déposé dans la foulée. Il est voté au Sénat le 12 juillet et adopté par la Chambre le 20 juillet. Pour la première fois, écrit Jean Gol, le processus de régionalisation, les désirs des régions ont quitté le fronton des proclamations, des manifestations et des déclarations gouvernementales pour s’insérer dans la vie quotidienne de l’État [38].

 

 3. La Région wallonne fait son entrée

La loi Perin – Vandekerckhove du 1er août 1974, créant des institutions régionales à titre préparatoire à l’application de l’article 107quater de la Constitution, fixe les limites des Régions, parmi lesquelles la Région wallonne. En toute logique, celle-ci comprend le territoire des provinces de Hainaut, de Liège, de Luxembourg et de Namur, ainsi que le territoire de l’arrondissement administratif de Nivelles. La loi dispose également que chaque région est dotée d’un Conseil régional et d’un Comité ministériel des Affaires régionales. Ce Comité rassemble les ministres et secrétaires d’État ayant des attributions en matières culturelle et régionale : le Comité ministériel des Affaires wallonnes [39]. C’est l’expérience de régionalisation que François Perin a défendue, sinon conçue, que mène la Belgique [40]. Le Conseil régional consiste donc en une assemblée consultative composée des sénateurs de la Région. Chacune des trois Régions doit recevoir une dotation financière de l’État central, fixée suivant les trois critères de répartition déjà évoqués, chacun comptant pour un tiers : la superficie, la population et le rendement de l’impôt des personnes physiques [41].

Après le Sénat le 13 juillet, le vote de cette loi, à majorité simple, a lieu à  la Chambre le 20 juillet 1974 par 109 voix contre 77 (socialistes, communistes et Volksunie) et 13 abstentions (FDF et libéraux bruxellois). Elle permet aux régions de déterminer elles-mêmes leur politique dans les domaines de l’expansion économique régionale, de l’emploi, de la santé, de l’eau, de l’aménagement du territoire, de l’urbanisme, de la politique foncière, du logement, de la politique familiale et démographique, de la santé publique et de l’hygiène, de la politique industrielle et énergétique, du tourisme et de la politique d’accueil, de la chasse, de la pêche, des forêts, de l’organisation communale et de la politique de l’eau.

François Perin peut l’affirmer avec modestie : nous avons tiré la leçon d’un échec de quatre ans, qui n’est pas seulement notre échec, mais l’échec de tous [42].

Si la Loi, promulguée le 1er août 1974, est jugée anticonstitutionnelle par les socialistes [43], il n’en reste pas moins qu’elle met en place une ébauche d’organes législatif et exécutif régionaux, un budget régional ainsi qu’un début de régionalisation interne des administrations concernées. Les soixante-deux membres du Conseil régional, composé de sénateurs, disposent d’une compétence d’avis dans les matières où une politique régionale se différencie en tout ou en partie. En fait, le Conseil régional ne reçoit pas mission de régler les matières régionales – sinon on se serait trouvé dans le champ d’application du 107 quater, ce qui aurait nécessité une majorité qualifiée – mais donne un avis, par voie de motions motivées sur des projets gouvernementaux, ou émet des propositions [44]. Si, au niveau de l’élaboration des normes régionales, c’est toujours le Parlement national qui vote les lois – dont le champ d’application peut être limité à une région – chaque Conseil régional doit, dans les matières régionalisées, être consulté [45]. Mieux, comme le rappelle alors le constitutionnaliste de l’Université de Gand Robert Senelle (1918-2013), les conseils régionaux se voient attribuer un droit d’initiative illimité qui leur permet de prendre une part active aux travaux législatifs. De plus, pour la première fois dans l’histoire politique belge, un organe ministériel dont la plupart sinon la totalité des membres sont investis exclusivement de compétences régionales, pourra consacrer toute son attention à la politique régionale, appuyée et conseillé en cela par un conseil régional représentatif [46].

Le 25 novembre 1974, le Comité ministériel wallon se réunit pour la première fois, à Namur, sous la présidence d’Alfred Califice, ministre des Affaires wallonnes [47], sorte de Premier ministre pour sa région, comme l’écrit Le Soir [48]. Outre son président, l’exécutif wallon comprend François Perin, ministre de la Réforme des Institutions ; Antoine Humblet (1922-2011), ministre de l’Éducation nationale (F) ; Jean Gol, secrétaire d’État à l’Économie régionale, adjoint au ministre des Affaires wallonnes ; Louis Olivier (1923-2015), secrétaire d’État pour les Forêts, la Chasse et la Pêche, adjoint au ministre des Affaires wallonnes ; Robert Moreau (1915-2006), secrétaire d’État, adjoint au ministre des Affaires wallonnes, qui héritera quelques mois plus tard des Affaires sociales [49].

Le Comité ministériel des Affaires wallonnes entre 1974 et 1976. Assis, de gauche à droite : Antoine Humblet, Alfred Califice, ministre-président, François Perin. Debouts : Jean Gol, Robert Moreau et Louis Olivier. Photo Le Soir.

Le lendemain, 26 novembre, c’est au tour du nouveau Conseil régional wallon, composé des sénateurs de Wallonie, de tenir sa première séance à Namur, dans la salle du Conseil provincial, place Saint-Aubain [50]. Après le discours d’ouverture du sénateur Jacques Hambye (1908-1994), doyen d’âge, les vingt-cinq représentants socialistes quittent la salle pour marquer leur désapprobation à l’initiative. C’est le libéral carolorégien Franz Janssens (1914-1985) qui est élu à la présidence du Conseil régional [51]. Il souligne l’intérêt que constituera l’existence d’un budget régional séparé pour la Wallonie qui permettra au Conseil régional d’apprécier la politique régionale du gouvernement [52].

La régionalisation est ainsi installée de plain-pied dans l’État belge [53]. Sous l’impulsion d’Alfred Califice, le Comité des Affaires wallonnes approuve, en février 1975, l’idée de charger la Société de Développement régional wallonne (SDRW), née de la loi Terwagne, de l’élaboration du projet de plan régional en suivant la procédure prévue par la loi organique de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme du 9 mars 1962 [54]. Celle-ci constitue le cadre de création de la Commission régionale d’Aménagement du Territoire. Ainsi, l’Arrêté royal du 25 mars 1976 donne l’impulsion pour l’élaboration d’un Plan régional d’Aménagement du Territoire (PRAT) et institue une Commission consultative régionale d’Aménagement du Territoire [55]. En novembre 1976, une convention confie à la Société de Développement régional wallon (SDRW) la réalisation des études préparatoires au PRAT et, le 16 mars 1977, un arrêté ministériel désigne la SDRW comme auteur de projet pour l’élaboration du PRAT. La convention ne sera toutefois pas mise en œuvre et l’Exécutif régional devra la réactiver en 1981 pour permettre l’élaboration dans les douze mois et à titre expérimental de l’avant-projet de PRAT [56].

 

Un budget propre pour travailler

La régionalisation des budgets est certainement le principal acquis de cette régionalisation préparatoire. Ainsi, dès 1973, le principe de la règle des trois tiers (population, superficie, rendement à l’impôt des personnes physiques) sert de clef de répartition entre les régions. Ce principe, objet de négociations politiques, sera plus tard intégré dans la loi du 9 août 1980. En juin 1975, un premier budget wallon est discuté au Conseil régional [57]. Ce budget 1975 de la Région wallonne s’élève à 18 milliards de francs. Le budget des Affaires wallonnes pour 1976 s’élèvera à 21,3 milliards, auxquels viendront s’ajouter environ 2,7 milliards qui constituent la part wallonne des crédits régionaux nouveaux affectés à la politique de l’eau et aux travaux subsidiés [58].

Le Comité ministériel des Affaires wallonnes (CMAW) systématise l’analyse des dossiers de mise en œuvre des lois d’expansion économique en créant une Commission permanente au sein du Cabinet du secrétaire d’État [59]. Il installe le 22 janvier 1975 une Commission d’Écologie industrielle, présidée par le radiobiologiste Zénon Bacq (1903-1983) et destinée à organiser la lutte contre la pollution, notamment par une analyse des dossiers « lois d’expansion économique ». Cette Commission fera l’objet de l’attention des exécutifs suivants qui la feront travailler en liaison étroite avec la Commission consultative de l’Environnement, étant donné la connexité de leurs compétences [60].

Jean Gol donne du ton à son action pour redresser l’économie wallonne. Quel est l’avenir de la régionalisation préparatoire ? Il est indispensable que la Wallonie existe institutionnellement [61]. Stimuler l’innovation ? Le secrétaire d’État interroge : La Wallonie est-elle morte avec Zénobe Gramme ? Faut-il fustiger les entreprises restées trop attachées à des formes de management ou à des produits dépassés ? Seules celles qui seront capables des mutations seront aidées, répond-il, avant de souligner que toutes les entreprises en difficulté ne seront pas sauvées : ici, du moins, la récession joue un rôle sévère peut-être; mais positif à moyen terme. Faut-il s’interroger sur l’insuffisance de la régionalisation ? Toute parcelle de liberté d’action nouvelle que la Wallonie obtient ou arrache sur le plan économique la rend plus apte à affronter son destin, répond-il. Faut-il mobiliser les Wallons ? Il note qu’ils sont condamnés à tirer rapidement le meilleur d’eux-mêmes [62]. Comment le secrétaire d’État compte-t-il rénover la région ? Il faut, écrit-il, favoriser l’intelligence plutôt que le capital, le dynamisme plutôt que la tradition, les investissements immatériels en recherche et en organisation davantage que les investissements matériels et en capital fixe [63].

Mais ce qu’il faut surtout, déclare Jean Gol, c’est un grand projet wallon, pour donner du sens aux centaines de millions de crédits parallèles que la Région obtient et obtiendra en compensation des travaux effectués à Zeebrugge. Aurons-nous le courage et l’imagination d’affecter ces crédits désormais, nous aussi à un grand projet wallon plutôt que de distribuer çà et là quelques dizaines de millions, en donnant à chaque catégorie sociale et à chaque famille politique des satisfactions de prestige ? Et le Liégeois d’appeler à une concertation véritable destinée à amener à de bonnes décisions politiques éclairées, débattues démocratiquement, faisant à l’avis de chacun sa juste part, mais tranchant en définitive dans l’intérêt de la Région [64]. Aussi, le traumatisme de la crise pour la Wallonie peut-il être l’occasion d’un changement profond : si ceux de chez nous voulaient se remettre, nous remettre en question, ne serait-ce pas le début d’un sursaut salutaire ? [65]  Jean Gol s’y attache avec ses collègues, en voulant ouvrir la Région sur l’extérieur. Il contribue à établir des lignes aériennes Liège – Londres et Charleroi – Londres [66] et défend un projet de développement d’un aéroport dédié au fret à Bertrix – Jehonville [67].

Compte tenu des résistances wallonnes, notamment de la part du Conseil économique wallon, à accepter les investissements très importants réalisés par l’État pour le développement du port de Zeebrugge, des crédits dits parallèles ont été inscrits dès 1971 au budget des Travaux publics. De 1971 à 1976, 5 milliards de francs ont été prévus à cet effet. Le Conseil des ministres du 11 juillet 1975 décide que la moitié de tout crédit destiné à l’écluse de Zeebrugge serait inscrite dans le budget des Travaux publics comme crédit pour la Wallonie aussi longtemps que le total n’en dépasse pas 16 milliards de francs, la Région disposant ainsi d’un droit de tirage maximal de 8 milliards de francs. Ces crédits n’ont pas été uniquement affectés au budget des travaux publics pour la Wallonie, mais aussi à d’autres domaines tels la rénovation urbaine, l’informatique, les logements sociaux, les entreprises, etc. Il faut souligner que, depuis le 20 décembre 1973, la liaison autoroutière directe Liège – Mons – Tournai et Dunkerque, 226 km de Eynatten à Lamain est enfin terminée ! De 1971 à 1976, 25 % des 6 milliards de crédit « Focant » et des crédits parallèles sont attribués à l’infrastructure scientifique et à la recherche. Progressivement les projets de lourdes infrastructures sont réduits au profit de la recherche technologique proprement dite. Pour les dernières tranches de crédits parallèles 1977 et 1978, l’accent a été mis sur une recherche qui débouche directement sur des applications industrielles (le textile à Tubize, les végétaux performants et le chantier naval de Namêche) [68]. Si les crédits parallèles restent effectifs jusqu’en 1978, le ministre des Travaux publics, le socialiste sérésien Guy Mathot (1941-2005), y met fin à cette date en lançant le Plan d’Infrastructure prioritaire, construit sur une base régionale [69], au moment où il prend, avec le gouvernement, la décision d’accorder le feu vert à l’extension du port de Zeebrugge (Plan d’Infrastructure prioritaire), pour un montant de 46 milliards de francs soit plus de 6 milliards par an pendant sept ans [70].

Comme chacun de ses prédécesseurs, mais aussi de ses successeurs, Jean Gol intervient pied à pied pour tenter de soutenir les entreprises en difficulté et de sauver ce qui peut l’être : Grès de Bouffioulx [71], Fabelta à Tubize, Glaverbel à Houdeng-Goegnies [72], ACEC à Charleroi où, en réponse à un conflit social, Westinghouse a riposté par le lockout ([73]). Le ministre liégeois s’investit aussi dans la rédaction de son projet wallon. Il prend la forme d’un rapport sur le redressement wallon, liste d’actions à mettre en place dès qu’un pouvoir wallon aura été créé, et qu’il présente en mars 1977 [74].

Alors que la participation du Rassemblement wallon au gouvernement est de plus en plus contestée par les ténors de ce parti qui dénoncent l’immobilisme en matière de régionalisation [75], François Perin tire, le 16 juin 1976 au Conseil régional wallon, les conclusions de deux ans d’expérience de la régionalisation préparatoire et met en évidence une plateforme d’accord avec le projet des socialistes sur l’application de l’article 107 quater [76]. La proposition de régionalisation définitive approuvée par les socialistes des trois régions est sanctionnée par le congrès national du PSB, le 27 juin 1976 [77]. Le 29 juin, le Comité directeur du PSC donne son assentiment à une formule de dialogue entre les communautés, nouvelle table ronde à mettre en place après les élections communales d’octobre. Le chemin est ouvert vers le Pacte d’Egmont… une autre étape chaotique de la marche fédéraliste.

 

Conclusion : réparer le passé pour construire l’avenir

Les jeux des temporalités sont comme autant d’interactions qui nous permettent de fonder des horizons nouveaux : cette conviction a toujours été la mienne.

La Wallonie ne naît pas avec l’Assemblée wallonne de 1912. Elle s’affirme politiquement à ce moment. Comme elle renouvelle cette affirmation régulièrement ensuite : en 1938, en 1940, en 1945, en 1950, en 1960. 1970 constitue une occasion manquée de voir naître une institution de droit public. L’inscription du 107quater dans la Constitution reste un bel effort sur le plan juridique, mais pas au-delà. Pas plus qu’aujourd’hui le droit à un logement décent de l’article 23 ne couvre d’un toit les sans-abris.

Si la Région wallonne – et je ne la confonds jamais avec la Wallonie – prend forme un jour, c’est en 1974. Tout ce qui en fait une entité publique est réuni à ce moment. La nouvelle structure préfigure l’organisation définitive de la régionalisation. Avec des défauts et insuffisances, personne ne le conteste alors. Mais la Région wallonne de 2024 ne souffre-t-elle pas elle-même de fortes insuffisances ? Tout dernièrement, lors d’une assemblée d’Agoria à Wavre, le secrétaire d’État fédéral Thomas Dermine n’affirmait-il pas que le fait qu’en Wallonie, on n’ait pas un ministre de l’Éducation assis à côté du ministre de l’Économie, c’est vraiment un problème [78]. Défauts et insuffisances en effet. Rappelons toutefois que, de 1974 à 1977, le ministre francophone de l’Éducation nationale, Antoine Humblet, siégeait au Comité ministériel des Affaires wallonnes qui se réunissait à Namur.

Comme me l’a un jour affirmé François Perin pour réduire mon propre scepticisme, l’expérience de cette régionalisation a permis d’inoculer le virus de l’autonomie régionale parmi les partis traditionnels, et de faire l’expérience qu’on pouvait y survivre. J’en suis désormais convaincu. Symboliquement, cela mériterait d’ajouter la photo de Franz Janssens [79] à la galerie des présidents du Parlement de Wallonie, et celle d’Alfred Califice [80] puis le portrait de Guy Mathot (de mars 1977 à décembre 1978) aux ministres-présidents. Jean-Maurice Dehousse a pris le relais à partir d’avril 1979, mais y figure déjà comme premier président de l’exécutif.

Dès ce moment d’ailleurs, la régionalisation définitive devient inéluctable. Pour la première fois de son histoire, affirme en 1976 le jeune constitutionnaliste Francis Delpérée, la Wallonie prend corps dans le droit public, elle y cherche sa place, ses pouvoirs, son autonomie [81].

Et elle les trouve.

Le reconnaître aujourd’hui, c’est aller au-delà des margailles de cette époque révolue, c’est assumer un fédéralisme de dépassement des intérêts nombrilistes de partis et de groupes. Ce dont la Wallonie a probablement le plus besoin. C’est le philosophe français Gaston Berger qui l’affirmait : il n’y a pas de fédéralisme sans un sentiment très vif du « bien commun » [82].

C’est de ce fédéralisme-là dont nous avons besoin. Comme de pain.

 

Philippe Destatte

@PhD2050

 

 

[1] Toutefois évoqués dès le 1er janvier 2024 : Éric DEFFET, « Détours wallons » : joyeux anniversaire, la Wallonie !, dans Le Soir, 1er janvier 2024.

[2] Jean-Maurice DEHOUSSE, De Carthage à Namur, préface à Jacques BRASSINNE de LA BUISSIERE, Le Conseil régional wallon 1974-1979, Histoire d’une institution oubliée, p. 6, Namur, Institut Destrée, 2007.

[3] J. BRASSINNE de LA BUISSIERE, Le Conseil régional wallon 1974-1979…, p. 11.

[4] Paul DELFORGE, Un siècle de projets fédéralistes pour la Wallonie (1905-2005), p. 135-138, Namur, Institut Destrée, 2005.

[5] Annales parlementaires, Sénat, 12 juillet 1974, p. 853.

[6] Dominique SCHNAPPER, La communauté des citoyens, Sur l’idée moderne de nation, Paris, Gallimard, 1994.

[7] Wallonie : une Région, un Parlement, un Gouvernement, p. 4, Liège, Ministère de la Région wallonne, 1981.

[8] Robert SENELLE, La Révision de la Constitution, 1967-1971, Textes et Documents, p. 189, Bruxelles, Ministère des Affaires étrangères, 1972.

[9] Mark VAN DEN WIJNGAERT, D’une Belgique unitaire à une Belgique fédérale, 40 ans d’évolution politique des communautés et des régions (1971-2011), Étude à l’occasion du 40oème anniversaire du Parlement flamand, p. 23, Bruxelles, Vlaams Parlement – ASP, 2011.

[10] Annales parlementaires, Chambre, 18 février 1970, p. 3.

[11] Ainsi, pour un Robert Houben (1905-1992), dernier président du PSC-CVP unitaire, le transfert de compétences économiques mènerait vers un fédéralisme total et plus tard peut-être vers le séparatisme. Gaston EYSKENS, Mémoires…, p. 1024.

[12] G. EYSKENS, Mémoires…, p. 1083.

[13] G. EYSKENS, Mémoires…, p. 1083-1084.

[14] Paul de STEXHE, La Révision de la Constitution belge, 1968-1971, p. 183, Bruxelles-Namur, Larcier – Société d’Études morales, sociales et politiques, 1972.

[15] ARCHIVES DE L’INSTITUT DESTREE, Centre Harmel, Ministère de l’Intérieur, Centre de recherche pour la solution des problèmes sociaux, politiques et juridiques en régions wallonnes et flamandes, Document n°255, Assemblée plénière, Motion n°9, Réponse au ministre de l’Intérieur concernant le projet de loi modifiant la loi de 1932, texte adopté au cours de la séance du 27 janvier 1953, p. 2-4.

[16] P. de STEXHE, La Révision de la Constitution belge, 1968-1971…, p. 177.

[17] G. EYSKENS, Mémoires…, p. 1024.

[18] Rapport des délibérations du Groupe des 28, dans Robert SENELLE, La Révision de la Constitution, 1967-1971…, p. 104-105. – P. de STEXHE, op. cit., ,p. 186.

[19] Ibidem, p. 189. – Robert Senelle estime que s’il résulte clairement que ces organes seront plus que des organes consultatifs, il n’en ressort pas que leurs « ordonnances » auront force de règlement ou de loi. les travaux préparatoires vont incontestablement dans le sens d’un pouvoir réglementaire. R. SENELLE, La Constitution belge commentée, Textes et documents, p. 372-373, Bruxelles, Ministère des Affaires étrangères, 1974.

[20] André MEAN, La Belgique de Papa, 1970 : le commencement de la fin, p. 181, Bruxelles, Pol-His, 1989.

[21] Gaston EYSKENS, Mémoires, p. 982, Bruxelles, CRISP, 2012.

[22] Freddy JORIS, Les Wallons et la réforme de l’État, De l’État unitaire à l’État communautaire et régional, (1890-1970), p. 184-185, Charleroi, Institut Destrée, 1998.

[23] La loi spéciale relative à la compétence et au fonctionnement des Conseils culturels pour la communauté culturelle française et la communauté culturelle flamande, dont il est question au paragraphe 2 de l’article 59bis, est intervenue le 21 juillet 1971.

[24] François PERIN, Histoire d’une nation introuvable, p. 217, Bruxelles, Legrain, 1988.

[25] G. EYSKENS, Mémoires…, p. 1024.

[26] Achever de remodeler la Belgique, Annales parlementaires, Chambre, 25 janvier 1972, p. 34.

[27] G. EYSKENS, Mémoires…, p 1112.

[28] G. EYSKENS, Mémoires…, p 1117-1118, p. 1164.

[29] G. EYSKENS, Mémoires…, p 1170.

[30] Déclaration gouvernementale, Annales parlementaires, Chambre, 30 janvier 1973, p. 496-498.

[31] Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 1er février 1973, p. 587-588.

[32] A. MEAN, La Belgique de papa…, p. 187-188. – Charles-Ferdinand NOTHOMB, La vérité est bonne, p. 132-138, Bruxelles, Hatier, 1987. – Leo TINDEMANS, De Memoires, Gedreven door een overtuiging, p. 253-255, Tielt, Lannoo, 2002.

[33] ARCHIVES DE L’INSTITUT DESTREE, Fonds Robert Moreau, Réunion de Steenokkerzeel, Compte rendu, 16 + 1 pages. Points principaux de la déclaration gouvernementale prévue par M. Tindemans, dans Le Soir, 24 avril 1974, p. 2.

[34] Déclaration gouvernementale, Annales parlementaires, Chambre, 30 avril 1974, p. 25-26. – Texte également reproduit dans R. SENELLE, La Constitution belge commentée, Textes et documents…, p. 372-373.

[35] Déclaration gouvernementale du 12 juin 1974, p. 1, Bruxelles, Moniteur belge, 1974.

[36] Jacques VAN HOOREBEKE, Le grand (et multiple) dessein de M. François Perin : réformer l’État, ses structures, ses mœurs, dans Le Soir, 14 juin 1974, p. 2. – Paul DEBONGNIE, Steenokkerzeel : échec ou réussite à terme ? dans Spécial, 24 avril 1974, p. 33 & 34.

[37] R. SENELLE, La Constitution belge commentée…, p. 377.

[38] Jean GOL, La Wallonie au-delà de la crise (23 octobre 1975), dans Jean GOL, L’optimisme de la volonté, Textes et discours, p. 164, Bruxelles, Legrain, 1985.

[39] Annales parlementaires, Chambre des Représentants, Séance du 20 juillet 1974, p. 1848-1852. – Jean-Pierre VANDERMEUSE, Sa régionalisation préparatoire étant votée, M. Perin annonce une « grande décantation », Tous les amendements reviendront sur le tapis, déclare-t-il, dans La Nouvelle Gazette, 22 juillet 1974, p. 2. – Jacques BRASSINNE, La régio­nalisation : la loi du 1er août 1974 et sa mise en œuvre, dans Courrier hebdomadaire, n°665, Bruxelles, CRISP, 20 décembre 1974. – Ibidem, 10 janvier 1975.

[40] Selon M. Perin, la régionalisation démarrera dès l’automne, avec ou sans élargissement, Propos recueillis par Pierre Lefevre, dans Le Soir, 12 septembre 1974, p. 1 et 2. – Voir l’intervention en ce sens de Fr. Perin : Annales parlementaires, Sénat, Séance du 12 juillet 1974, p. 834sv.

[41] Jacques van SOLINGE, Les Sénateurs pourront choisir leur assemblée régionale en changeant de domicile, dans Le Soir, 5 juillet 1974.

[42] Annales parlementaires, Sénat, 12 juillet 1974 p. 896.

[43] Interview de Jean-Maurice Dehousse dans La régionalisation provisoire, pour quoi faire ?, dans Wallonie libre, 1er octobre 1974, p. 5. – P. LOPPE, Les socialistes et la FGTB ne siègent plus dans les institutions régionales wallonnes, dans Le Soir, 11 février 1975, p. 2.

[44] Arrêté royal du 12 novembre 1974 relatif aux Conseils régionaux, publié au Moniteur belge du 21 novembre 1974.

[45] F. PERIN, ministre de la Réforme des Institutions, Rapport politique, 15 mars 1976, p. 7.

[46] R. SENELLE, La Constitution belge commentée…, p. 380 et 382. – Voir aussi l’analyse du professeur Jan Velaers de l’Université d’Anvers : en définitive, cette « régionalisation provisoire », malgré son caractère limité, a sans conteste joué un rôle dans le processus de maturation communautaire, notamment en donnant une première assise à l’idée de régionalisation à trois. J. VELAERS, Les forces vives de toute une génération : la réforme de l’État de 1968 à 1995, dans Wilfried DEWACHTER ea, Un parti dans l’histoire, 1945-1995, 50 ans du Parti social chrétien, p. 508, Louvain-le-Neuve, Duculot, 1996. – Voir aussi : J. BRASSINNE, Bilan des conseils culturels et des conseils régionaux, dans Res publica, 1977/2, p. 179-219.

[47] PIERRE LOPPE, Pre­mière réunion de l’Exécutif wallon à Namur, dans Le Soir, 26 novembre 1974. – Le budget et la régionalisation, p. 47-48, Secrétariat d’État au Budget, juin 1975.

[48] Le gouvernement pose les fondements des prochaines exécutifs régionaux, dans Le Soir, 25 septembre 1974.

[49] P. LOPPE, Première réunion de l’exécutif wallon à Namur, dans Le Soir, 26 novembre 1974.

[50] Il a été convoqué par l’arrêté royal du 19 novembre 1974 portant convocation du Conseil régional wallon. – Pour une analyse détaillée des travaux du Conseil régional wallon de la régionalisation préparatoire, voir J. BRASSINNE de LA BUISSIERE, Le Conseil régional wallon 1974-1979, Histoire d’une institution oubliée, Namur, Institut Destrée, 2007.

[51] Achille PHILIPPOT, Une date historique pour la Wallonie, dans Wallonie libre, 15 dé­cembre 1974, p. 4. – P. LOPPE, Séance rapide et sans relief à Namur, dans Le Soir, 27 novembre 1974, p. 2. – Jacques VAN HOOREBEKE, M. Califice : la régionalisation s’installe de plain-pied dans l’État belge, dans Le Soir, 17 juillet 1975, p. 2. – Jacques BRASSINNE, La régio­nalisation : la loi du 1er août 1974 et sa mise en œuvre (II), dans Courrier hebdomadaire, n°667-668, p. 8, Bruxelles, CRISP, 10 janvier 1975.

[52] P. LOPPE, Séance rapide et sans relief à Namur, dans Le Soir, 27 novembre 1974.

[53] Jacques VAN HOOREBEKE, M. Califice : la régionalisation s’installe de plain-pied dans l’État belge, dans Le Soir, 17 juillet 1975.

[54] Les ministres wallons débloquent la SDR, dans Le Soir, 13 février 1975.

[55] Rapport sur la situation économique de la Wallonie, Secrétariat du Conseil économique régional wallon, Juin 1982, p. 82.

[56] Rapport sur la situation économique de la Wallonie,…, Juin 1982, p. 83.

[57] E.H., Le Conseil régional a examiné hier à Namur le premier budget wallon, dans La Nouvelle Gazette, 6 juin 1975.

[58] Alfred Califice, dans Wallonie 76 /1, p. 62. – Pierre HERMANS, Le budget du Conseil régional wallon, dans Le Soir, 3 mars 1977.

[59] Arrêté ministériel du 27 février 1975 créant la Commission permanente pour l’examen de la structure des entreprises.

[60] Les décisions de l’Exécutif wallon, dans Le Peuple, 3 avril 1980. – En Wallonie, A quand le véritable démarrage de la reconversion ? dans Le Drapeau rouge, 3 avril 1980.

[61] Pour M. Gol, appliquer la régionalisation reste une priorité qui ne s’oppose nullement à la lutte contre l’inflation, Propos recueillis par Pierre Lefevre, dans Le Soir, 5 septembre 1974. – « Il ne faut pas que les crédits aux entreprises en difficultés constituent la sixième branche de la sécurité sociale » cité dans O.C., L’économie régionale « nouvelle vague », dans Le Soir, 30 juillet 1974. – Jean GUY, M. Gol veut éviter la surenchère aux investissements en Wallonie, dans La Nouvelle Gazette, 3 juillet 1974.

[62] Jean GOL, La face wallonne de la crise, dans Wallonie75 /6, p.371-378.

[63] Jean GOL, Bilan et perspectives de l’économie wallonne, discours prononcé le 15 décembre 1975 lors de la séance d’ouverture du CERW, 76/2, p. 162-173.

[64] Jean GOL, Bilan et perspectives de l’économie wallonne, discours prononcé le 15 décembre 1975 lors de la séance d’ouverture du CERW, 76/2, p. 162-173.

[65] Jean GOL, L’optimisme de la volonté…, Discours du 23 octobre 1975, p. 169.

[66] Exécutif régional, L’avenir des lignes aériennes wallonnes, dans Le Rappel, 14 février 1980.

[67] PIERRE LOPPE, L’économie régionale wallonne : à la fois sauver et créer des emplois, dans Le Soir, 15 mars 1975.

[68] Le PRLW propose un plan de redressement wallon, dans La Libre Belgique, 4 mars 1977.

[69] Jean-Pierre MARTENS, Le port de Zeebrugge, dans Courrier hebdomadaire n°1142-1143, Bruxelles, CRISP, 22 décembre 1986, p. 38-39.

[70] Michel QUEVIT, La Wallonie : l’indispensable autonomie, p. 97, Paris, Entente, 1982.

[71] Jean GUY, Vers une nouvelle société (bis) des Grès de Bouffioulx ?, dans La Nouvelle Gazette, 2 juillet 1974.

[72] Le destin de l’industrie verrière belge, dans Courrier hebdomadaire, n° 673, Bruxelles, CRISP, 21 février 1975.

[73] François CAMMARATA et Pierre TILLY, Histoire sociale et industrielle de la Wallonie (1945-1980), p. 188, Bruxelles, EVO, 2001.

[74] Le PRLW propose un plan de redressement wallon, dans La Libre Belgique, 4 mars 1977.

[75] Les députés du RW feront-ils tomber le gouvernement ? dans Le Soir, 10 juin 1975, p. 1 & 2.

[76] Jouant visiblement la carte socialiste de la régionalisation définitive, M. Perin estime le temps venu pour la « négociation finale », dans La Libre Belgique, 17 juin 1976. – Joseph COPPE, Un acte de décès, dans La Wallonie, 17 juin 1976. – Louis TORDEURS, Où en est la régionalisation ?, La répartition du pouvoir en Belgique, Incidences de la loi du 1er août 1974 et de ses arrêtés d’exécution, dans Bulletin de la Fondation André Renard, n° 63, novembre 1975, p. 17-42. – La régionalisation définitive, Propositions du PSB, Réactions de la presse belge, Notes de documentation 4/76 – 6-76, Bruxelles, Institut Émile Vandervelde, 1976. – Jacques YERNA, Le projet d’accord de régionalisation PSB-FGTB, De bonnes et mauvaises choses, dans Combat, 17 juin 1976, p. 1. – François PERIN, Histoire d’une nation introuvable, Bruxelles, Legrain, 1988, p. 236-237. François Perin y qualifie la nouvelle position socialiste d’événement politique d’une importance majeure. – Voir aussi Edith HEYE, L’assemblée des sénateurs wallons : deux ans bientôt et des locaux définitifs en projet, dans La Nouvelle Gazette, 28 septembre 1976, p. 2.

[77] Jean-Marie ROBERTI, Le plan socialiste de régionalisation définitive admis avec la plus grande distinction par le congrès du PSB, dans Combat, 1er juillet 1976, p. 12. – Jean-Louis LHOEST, 90 % de oui au PSB pour l’accord communautaire, dans Le Peuple, 28 juin 1976.

[78] Thomas Dermine, Intervention aux vœux d’Agoria Wallonie, 1er février 2024.

[79] P. DELFORGE, Janssens Franz, sur Connaître la Wallonie, Institut Destrée, 2024. https://connaitrelawallonie.wallonie.be/fr/wallons-marquants/dictionnaire-des-wallons/janssens-franz

Encyclopédie du Mouvement wallon, Parlementaires et ministres de la Wallonie (1974-2009), t. IV, Namur, Institut Destrée, 2010, p. 336-337.

[80] P. DELFORGE, Califice Alfred, sur Connaître la Wallonie, Institut Destrée, 2024.

https://connaitrelawallonie.wallonie.be/fr/wallons-marquants/dictionnaire-des-wallons/califice-alfred

Encyclopédie du Mouvement wallon, Parlementaires et ministres de la Wallonie (1974-2009), t. IV, Namur, Institut Destrée, 2010, p. 86-89.

[81] Francis DELPEREE, Histoire des Mouvements wallons et avenir de la Wallonie, dans Jacques LANOTTE, L’histoire du mouvement wallon, Journée d’étude de Charleroi, 26 février 1976, p. 100, Charleroi, Institut Destrée, 1978.

[82] Gaston BERGER ea, Le fédéralisme, p. 28, Presses universitaires de France, 1956.

Namur, October 20, 2023

Abstract:

Foresight, particularly when applied to territories, bases its process first on the identification of long-term challenges, issues which need to be addressed by the parties and experts involved. Employing both a broad, rigorous information base, which is subject to criticism of sources and facts, and resources resulting from creativity, foresight itself wants to be heuristic and an innovation process. Creativity and rationality are thus combined, not in conflict with each other but rather with the aim of generating novel visions in which dreams engender reality. In a world in which misinformation is presented as the fifth horseman of the Apocalypse, rigour in the conceptual framework, reflexivity, independent thought and validation all play an integral part. Lastly, the robustness of the process must make it possible to address the issues of the present and to anticipate those of the future. That means not only reflecting but also equipping oneself with the capabilities to proceed before, or in order that, actions take place.

 

Introduction: Unlocking the Future Means Creating It

It is through geography, the subject of this part of the 2023 Science Congress [1], that we will address the topic of territorial foresight and its heuristics. I understand from your geographer colleagues Antoine Le Blanc (University of the Littoral Opal Coast) and Olivier Milhaud (Sorbonne University) that the link is essential from the outset, irrespective of concerns over territorial planning and development. They write that we explore the Earth and we explore science, knowing that the journey is inevitably unfinished yet delighting in it. And they add that this could be the heuristic positioning of geographers. Let’s keep exploring: if we experience limitations, we will be able to take control of our journey [2].

Proactively negotiating a path consisting of questioning and reflecting on [3] one’s approach with the goal of taking control of our journey: that is what futurists find appealing. The humility of this heuristic questioning, so dear to historians such as myself, is also at the heart of our reflection, even if it is more common among French geographers based in the Department of Geography, History, Economics and Societal Studies (GHES) than among our Belgian colleagues, located – sometimes far too assuredly – within science faculties. In any event, foresight, with its own ambition, and like some great geographical grassroots’ initiatives [4], tries to be open to the burning issues but, in doing so, is implemented to pluri-, multi- and interdisciplinary excess.

That is also why the contributors to that book which try to define what is geography highlight the manifest poster entitled Geography, a key for our future distributed in 2016 on the initiative of their Belgian colleagues to underline the involvement of geography in today’s world and even in tomorrow’s world at a time when the discipline was under threat, particularly from the Minister for Education of the French-speaking Community of Belgium. In doing so, the systemic representation endorsed by this document becomes part of one of the principles of foresight. The Belgian National Committee for Geography combines the following variables within a single group: climate change, natural and technological risks, living conditions, geolocation, urbanisation, weather forecasts, environmental protection, territorial and urban planning, geomatics, impact of economic activities, demographic policies, energy policy, mobility, nature conservation, geopolitical conflicts and evolution of landscapes [5].

These initial elements, highlighted from geography, provide bridges to the objectives of this contribution: defining territorial foresight, discussing its process and questioning its heuristics at a time when the issue of information quality and traceability of sources appears to be neglected by some people, including in the scientific world itself.

 

1. An Attitude, a Method, a Discipline and an Indiscipline

Prior to being a method or a discipline, foresight is an attitude – so stated the French philosopher and teacher Gaston Berger (1896-1960), creator of this approach and proponent of the concept. In 1959, when he was Director General of French Higher Education, Berger described foresight through five requirements which, today, are more important than ever:

Look far ahead: foresight is essentially the study of the distant future (…) and of the impetus for change (…)

Take a broad view: linear extrapolations, which give our reasoning an appearance of scientific rigour, are dangerous if we forget that they are abstract (…)

Analyse in detail: foresight assumes utmost attention and unrelenting work (…)

Take risks: forecasting and foresight do not use the same methods. Nor should they be implemented by the same people. Foresight assumes a freedom not permitted by our requirement for urgency (…)

Think of Man: the future is not only what may “happen” or what is most likely to occur. It is also, and to an ever-increasing extent, what we hoped it would be[6].

Derived also from the thinking of pragmatist philosopher Maurice Blondel (1861-1949) [7], action is therefore going to be central to the futurist’s concerns. And, as highlighted by Jacques Lesourne (1928-2020), who studied at the Ecole Polytechnique, was an engineer of the Corps des Mines in Paris and who was one of the greatest pioneers of Foresight application and its teaching, there is a vast difference in outlook between futurists who reflect with a view to taking action and scientists who work with a view to broadening knowledge. The latter may reject a problem as premature. The former must accept it if it is important for stakeholders, and their duty is therefore to consider any relevant and plausible information, even if it is expressed in vague terms [8]. Although their focus is on the quest for knowledge, futurists will also be men and women of practical experience and concrete action.

Drawing his inspiration from the work carried out in the United States, as Gaston Berger had also done [9], the economist Michel Godet, who succeeded Jacques Lesourne to the Chair of Industrial Foresight at the Conservatoire des Arts et Métiers in Paris, also helped to give foresight its strong strategic dimension. Basing his views on the works of the American organisational theorist Russell L. Ackoff (1919-2009), Godet emphasised foresight’s prescriptive vocation as well as its exploratory dimension [10]. Consequently, he added planning, which, in the words of Ackoff, a professor at the University of Pennsylvania, involves conceiving a desirable future and devising the ways and means to achieve it [11].

With the benefit of his practical experience, particularly within businesses and territories, Michel Godet also added three further requirements to the five characteristics advocated for foresight by Gaston Berger:

See differently: distrust received ideas.

The consensual dream of current generations is often a temporary agreement to leave everything unchanged and to pass the burden of our collective irresponsible actions on to future generations.

Do it together: appropriation.

It is a bad idea to want to impose a good idea.

Use methods that are as rigorous and participatory as possible in order to reduce the inevitable collective inconsistencies. (…) Without cognitive foresight, declared Godet, President of the Scientific Council of DATAR [Interministerial Delegation for Regional Planning and Regional Attractiveness], in 2004, participatory foresight will drift aimlessly and go round in circles [12].

It is this notion of foresight that Michel Godet continues to describe as intellectual indiscipline, using this phrase as the subtitle of the first volume of his Manuel de prospective stratégique[13]. In this work, Godet, the former Director of Foresight at SEMA, points out that the wording is that of Pierre Massé (1898-1987). In his foreword to the first edition of the Prospective review, in 1973, Massé, who was the former General Commissioner of Planning under General de Gaulle, observed that the term, whose modern acceptance was attributable to Gaston Berger, was explicitly neither a science nor a doctrine but rather a pursuit. Straining the words, wrote Massé, might have raised questions over whether Foresight’s vocation for uncertainty condemned it to being, by definition, not a discipline, but an indiscipline which challenges cursory, dangerous forecasting based on extrapolation [14]. Massé, author of Le Plan ou l’Anti-hasard (1965) [15], answered his question himself: I don’t believe so, however, since we need a science of approximations, a sort of social topology that helps us find our way in an increasingly complex and changing world in which imagination, supplemented by discernment, attempts to identify significant future trends. (…) The object of foresight is not to dream, but to transform our dreams into projects. It is not a question of guessing the future as prophets and futurologists do, and not without some risk, but of helping to construct it, setting chance against the anti-chance created through human desire [16].

Thus, as a tool based on temporality, in other words, the complex relationship which the present establishes both backwards and forwards with the past and the future [17], foresight goes beyond the historicity of our thought mechanisms to project itself into the future and explore the possible, desirable and achievable paths before taking action.

Strengthened by the convergence of the Anglo-Saxon foresight and the Latin prospective works carried out in the early 2000s under the guidance of the European Commission’s Directorate-General for Research, foresight is a process of innovation and strategic transformation, based on systemics and the long term, for implementing present, operational actions. Systemics, because it involves complex systems analysis as well as modelling theory and practice. Long term, because it takes into account the long timescale dear to Fernand Braudel (1902-1985) [18] and presents a plural representation of the future in order to identify alternatives with a view to creating a single future [19]. Present, operational actions, because it constructs and implements a strategic desire to transform, set in motion and take action on history, territory and organisation.

This is the basis of a definition which I have continued to refine over time since the first version I wrote, initially for the European Commission [20], then for the Wallonia Evaluation and Foresight Society and DATAR [21].

Foresight is an independent, dialectic, rigorous approach conducted in an interdisciplinary manner and based on the long term.

Foresight can explain questions relating to the present and the future, firstly, by considering them within their holistic, systemic and complex framework and, secondly, by positioning them, beyond their historicity, within temporality. With a deliberate focus on project and action, its aim is to bring about one or more transformations within the system which it perceives through the use of collective intelligence[22].

Thus we can echo and supplement the elegant phrase of Jacques Lesourne: whenever there is a foresight reflection, there is decision to be taken [23], adding the words “and implemented”. We will confirm this in the analysis of the process.

Numerous debates have taken place within the futurist community on whether territorial foresight is different to business, industrial or technological foresight. Such discussions are rather pointless and I do not wish to be involved in them. I will, however, mention that one of the top experts in French territorial foresight, Guy Loinger (1943-2012) defined it as the activity whose purpose is to express alternative representations of the possible and desirable futures for a territory, with a view to developing territorial projects and local and regional public policies [24]. As Loinger, Director of the Interregional Observatory for Regional Foresight (OIPR), rightly observed, this definition clearly highlights the fact that foresight is a strategic reflection activity which takes place before the decision-making processes. It must be able to result in the operationalisation of the collectivity’s intervention within the territory. Practical experiments of this type have been carried out by The Destree Institute for twenty years, in addition to those undertaken at Walloon regional level. The following can be mentioned by way of example: Luxembourg 2010, Pays de Herve in the Future, Charleroi 2020, the Urban Community of Dunkirk, Picard Wallonia 2025, Côtes d’Armor 2020, Development Vision for the Basque Country, Sustainable Development Scheme for the Picardy Region, Normandie 2020+, Midi-Pyrénées Region, Lorraine Region, Bassin Cœur du Hainaut 2025, Regional Development Scheme for the Grande Région, etc. These are all territorial foresight works undertaken alone or in partnership, and an entire conference could be dedicated to describing them one by one.

Activity, attitude, approach, process, method, technique, tool – defining the purpose of foresight can be a confusing process. At a lecture he gave in Namur in 2009, Pierre Gonod (1925-2009), an expert in complex systems analysis, described foresight as heuristics, a process of rationality and a potential source of creativity, a veritable machine for asking questions [25].

I do not need to remind you that heuristics is the area of science whose purpose is to uncover the facts, and therefore the sources and the documents that underpin those facts, the latter part of this definition recalling, according to the philosophical vocabulary of André Lalande (1867-1963), the occupation of historians [26]. In my view, however, it is a necessity for all disciplines and approaches, scientific or otherwise. This reference to science is difficult to apply to all of the concerns in any discipline, but it can undoubtedly describe their processes and approaches. Heuristics is like a Russian doll. It aims to identify as exhaustively as possible all the relevant documentation on a subject, and, in addition to collecting the documents, to offer a detailed critique of the sources. As the sociologist and psychologist Claude-Pierre Vincent pointed out, heuristics also contains the ingredients of creation, intuition, creativity and strategic innovation. Vincent defines it broadly: all intellectual tools, all processes and all procedures, as well as all approaches that encourage “The art of discovery” and all approaches aimed at fostering “invention in science” [27]. It is also worth noting that the American mathematician George Pólya (1887-1985) observes on the subject of heuristics, since it deals with problem-solving, that one of its specific tasks is to express, in general terms, reasons for choosing subjects which, if investigated, could help us achieve the solution [28].

Asking the right question is central to any scientific approach as well as to foresight. That is why the phase involving the definition of long-term challenges is so important.

 

 2. A Robust Operational Process

The purpose of the foresight process is change. Not change for change’s sake at any time, as denounced by Peter Bishop in his courses [29], but change which makes it possible to address the long-term challenges and achieve the desired vision within the chosen timeframe. Gaston Berger had previously referred to the works of the German-born American psychologist Kurt Lewin (1890-1947), who had developed a change management model consisting of three phases, the most important of which was called transition: during this phase, behaviours and attitudes become unstable and contradictory and are experimented with by stakeholders who adopt some of them[30]. Inspired by this line of thinking and by other change models, some futurist colleagues and I have developed a seven-stage foresight process model comprising three phases[31]:

Evolution and preparation phase (Defining objectives, temporal and spatial positioning, management, scheduling, budget, communication, etc.)

 Foresight phase

  1. Identification (actors and factors) and foresight diagnosis.
  2. Defining the long-term issues.
  3. Developing the common vision.

Strategic phase

  1. Designating the strategic priorities.
  2. Assessing and selecting the concrete actions.
  3. Managing and monitoring the implementation.
  4. Evaluating the process and the results of the exercise.

The process is enriched throughout its course, firstly, internally through collective intelligence and, secondly, through outward monitoring in order to be alert to the emergences that always occur. The journey is a societal learning process for collecting, decoding and, above all, consolidating the information by calling on experts and bringing them together in deliberative forums. The objective of the exercise is to co-construct a sound body of knowledge which, when shared, will serve as the basis for expressing possibilities, desirable futures and strategy.

Over the years, the participation processes have been strengthened to ensure that the stakeholders become true players and that the involvement of actors is not only designed as a series of consultation or deliberation mechanisms but also offers genuine momentum for co-conception, co-construction and even co-decision [32].

 

3. Defeating the five horsemen of the Apocalypse

Bill Bramhall’s cartoon The five horsemen of the Apocalypse, which appeared in the New York Daily News editorial of 16 August 2021, perfectly illustrated my thoughts on the need for formal heuristics. Alongside war, famine, pestilence and death rides a fifth horseman. Death asks him who he is. The horseman, who is holding a smart phone or tablet, replies: misinformation. Conceived when misinformation was wreaking havoc during the coronavirus pandemic and at a time of full-blown Trumpism, this image is still relevant in many areas other than the pandemic.

Piero Dominici, a professor at the University of Perugia and a member of the World Science Academy, was a guest at one of my foresight and roadmap courses at the National Engineering School of Tunisia. During this course, he discussed the five illusions of hyper-technological civilisation: the illusion of rationality, the illusion of total control, the illusion of predictability, the illusion of measurability and the illusion of the power to eliminate error in our social systems and our lives [33]. These various certainties were overturned during the great hoax played by the very serious popular scientist Étienne Klein on 31 July 2022. The celebrated physician and scientific philosopher tweeted an image of the star Proxima Centauri, describing it as the star closest to the Sun, located 4.2 light years away from us (which seems accurate), and said that it had been captured by the James Webb telescope (JWST), launched several months earlier. Faced with the frenzy and the real risk of media uproar surrounding this information, Étienne Klein announced that the photo published was in fact a picture of a slice of chorizo against a black background. In sharing this image, Klein, former Research Director at the Atomic Energy Commission, had sought to urge caution at the publishing of images on social media, not imagining that the lack of criticism would send his message viral. It should also be mentioned that a quick search shows that Étienne Klein had himself shared a tweet by the astrophysicist Peter Coles from the University of Cardiff, dated the previous day, which had not had the same impact on social media. The original photo of the chorizo is actually older as it had been posted on 27 July 2018 by Jan Castenmiller, a retired Dutchman living in Vélez-Málaga, in Andalucia, who described it as a photo of a lunar eclipse. The uproar surrounding this slice of meat can be explained by three factors: the higher quality of the image, which had been slightly retouched, the enthusiasm surrounding the results produced by the new telescope and, above all, the excellent credentials of the person sharing the image [34].

This necessary traceability of sources is essential to the quality and reliability of information. However, it is being undermined. Not only by technical advances, particularly in the digital sector and in the field of AI, which make it possible to alter text, voice and image, but also through a form of lowering of standards on the part of the researchers themselves. This includes the increasingly common use of the particularly poor method of referencing sources, the so-called Harvard method, and the practice of filling scientific texts with vague references to style (Destatte, 1997), referring here to a work of 475 pages, when that is not the case – excuse the comparison – (Hobbes, 1993), obliging the reader to search for the evidence of what is being claimed in the 780 pages of the third Sirey edition of the English philosopher’s work, as I had to do recently. As Marc Bloch (1886-1944) points out in simple terms, indicating the provenance of a document merely means obeying a universal rule of honesty [35].

But that is not all: it is this very traceability of thought that is being called into question. In a recent economic magazine, one that is generally considered serious, a columnist considered that footnotes were a nightmare: directing the comprehension of a text means compromising how the reader understands it, he stated, being of the opinion that if young people were turning to slam, hip-hop or rap texts, that was because, at least such texts don’t have footnotes [36]. Worse still, in une histoire des notes de bas de page, which has been on the foresight.fr website since October 2022, the following appears:

As tedious to read as they are difficult to produce, the footnote is quickly becoming a nightmare for readers and students. For British playwright Noel Coward [37], “having to read footnotes resembles having to go downstairs to answer the door while in the midst of making love.”

As an element of paratext, the footnote is more like a parasite. Yet it had all started so well. It began as a tale of historians. As the scientific nature of history increased, so the footnote became more important: the need to clearly cite one’s sources and the growing emphasis on evidence to support each hypothesis [38].

Describing notes as boring or unnecessary will do nothing to strengthen the heuristic qualities of our futurists, researchers, students and pupils. François Guizot (1787-1874), one of the first scientists to generalise the use of footnotes, would have described this attitude as regrettable levity. Guizot, the former head of government under King Louis-Philippe and also a historian, complained that he saw many informed minds limiting themselves to a few documents in support of their hypotheses rather than pursuing their research to establish the reality of the facts [39]. In this way, he highlighted the danger faced by teachers, researchers and “intellectuals”, the difficulty they have both in speaking or writing in a neutral, objective and dispassionate way, with the distance expected of the role or profession of someone who expresses their opinion, and in getting close to the truth or even speaking the truth.

Contemporary research sends us at least two messages. Firstly, that of rigour which, above all, involves knowing what one is talking about, what the problem is and what one is looking for. This positioning requires not only general culture and experience but also some learning about the subject. It is a phase in any research process, and also when participating in a consultation or a deliberative process, including foresight. The second message refers us to relativity and objectivity in relation to the subject and to the interpretation of the experience. If the passion that often motivates the researcher in a positive way can also be their internal enemy, how should we protect the citizens, actors and stakeholders who take part in a research and innovation process?

Most importantly, perhaps, Aristotle pointed out in the 4th century BC that persuading through the oratorical techniques of rhetoric does not mean demonstrating by means of persuasive techniques (inference, syllogisms and other enthymemes). Scientific practice involves proving, in other words establishing the evidence of one’s claim, which is completely different from rhetoric or dialectic [40]. In the world of foresight, but not only in that world, we have always argued in favour of seeking a balance between the factual (data gathering), interactive (deliberation) and conceptual (establishing the structural concepts) activities, in line with the creative method highlighted by Thierry Gaudin, former Director of Foresight and Evaluation at the French Research Ministry [41]. Such a balance can be sought based on the efforts and investments in time and resources made in the three approaches to a problem or challenge.

Well before our Renaissance thinkers, the North African scholar Ibn Khaldûn (1332-1406) called on people to combat the demon of lies with the light of reason. He encouraged the use of criticism to separate the wheat from the chaff and called on science to polish the truth so that critical insight may be applied to it [42]. The watchword here is analytical rigour, both qualitative and quantitative. In science, even in social science, logical rigour and empirical rigour come together to interpret, understand and explain [43]. Validation of data quality is universally essential: consistency of measurements, stability of series, continuity of measurement throughout the period analysed, existence of a genuine periodic variation, etc.[44]

Researchers who follow the path of foresight must be like the philosopher described by the grammarian and philosopher César Chesneau Dumarsais (1676-1756), who wrote the following definition in the Encyclopédie of 1765, edited by Denis Diderot, Jean Le Rond d’Alembert and Louis de Jaucourt:

Truth is not for the philosopher a mistress who corrupts his imagination and whom he believes is to be found everywhere; he contents himself with being able to unravel it where he can perceive it. He does not confound it with probability; he takes for true what is true, for false what is false, for doubtful what is doubtful, and for probable what is only probable. He does more, and here you have a great perfection of the philosopher: when he has no reason by which to judge, he knows how to live in suspension of judgment  [45].

Caution and rigour in heuristics cannot, however, lead to objectivism. Distinguishing truth from falsehood is absolutely essential. Remaining detached from the world and not intervening is definitely not the practice of either intellectuals [46] or futurists who, above all, are men and women of reflection and action.

 

Conclusion: Intellectual Courage

The quest for truth, detachment and autonomy of thought [47] are worthwhile only if they are accompanied by courage to tell the truth. We are all familiar with the wonderful words of SFIO [French Section of the Workers’ International] deputy Jean Jaurès (1859-1914) in his address to young people, given in Albi in 1903:

Courage is about seeking truth and speaking truth, not about submitting to a great triumphant lie or echoing ignorant applause or fanatical jeers with our hearts, our mouths or our hands [48].

We are much less familiar with the speech made by Raymond Aron (1905-1983) to the French Philosophy Society in June 1939, barely two months before the outbreak of the Second World War. Aron, the French historian and sociologist, underlined the importance of the qualities of discipline and technical competence and also intellectual courage to challenge everything and identify the issues on which the very existence of his country depended. Aron stated very clearly that the crisis would be lengthy and profound:

Whatever the immediate events, we will not emerge unscathed. The journey on which France and the countries of Europe are embarking does not have an immediate, miraculous conclusion. I think, therefore, that teachers like us can play a small part in this effort to safeguard the values we hold dear. Instead of shouting with the parties, we could strive to define, with the utmost good faith, the issues that have been raised and the means of addressing them [49].

 Leaving aside the idea that, as researchers, students or intellectuals, we would be in a privileged position due to the intellectual and material possibilities given to us[50], the fact remains that we have a great responsibility towards society. Do we exercise this responsibility to the extent demanded by our duty and the expectations of civil society? I do not think… not in Belgium, and especially not in Wallonia. The absence of an engaged, dynamic public space is a real problem. But it is not a fatal flaw.

With the increasingly glaring gap between, firstly, the public and collective policies pursued from European down to local level and, secondly, the needs created by the challenges arising from the Anthropocene era and the loss of social cohesion, it is time for the voices of the territories to be heard loud and clear again.

And for everything to be called into question again.

 

See also:

Ph. DESTATTE, What is foresight?, Blog PhD2050, May 30, 2013. https://phd2050.org/2013/05/30/what-is-foresight/

Ph. DESTATTE, Opinions which are partial have the effect of vitiating the rectitude of judgment », Heuristics and criticism of sources in science, University of Mons – EUNICE, Mons, 21 October 2021, Blog PhD2050, https://phd2050.org/2021/10/26/heuristics/

 

Philippe Destatte

@PhD2050

 

[1] This text is the English version of my speech to the 2023 Science Congress, held at the University of Namur (Wallonia) on 23 and 24 August 2023.

[2] Antoine LE BLANC et Olivier MILHAUD, Sortir de nos enfermements ? Parcours géographiques, dans Perrine MICHON et Jean-Robert PITTE, A quoi sert la géographie?, p. 116, Paris, PuF, 2021.

[3] Pierre BOURDIEU, Science de la science et réflexivité, Cours au Collège de France 2000-2001, p. 173-174, Paris, Raisons d’agir Éditions, 2001. – Pierre BOURDIEU (1930-2002), Réflexivité narcissique et réflexivité scientifique (1993), in P. BOURDIEU, Retour sur la réflexivité,  p. 58, Paris, EHESS, 2022.

[4] Bernadette MERENNE-SCHOUMAKER et Anne BARTHELEMI dir., L’accès aux fonctions et l’aménagement des territoires face aux enjeux de notre société, dans Géo, n°85, Arlon, FEGEPRO, 2021. – Florian PONS, Sina SAFADI-KATOUZIAN et Chloë VIDAL, Penser et agir dans l’anthropocène, Quels apports de la prospective territoriale?, in Géographie et cultures, n°116, Hiver2020.

[5] La géographie, une clef pour notre futur, Comité national belge de Géographie, 30 mai 2016. https://uclouvain.be/fr/facultes/sc/actualites/la-geographie-une-cle-pour-notre-futur.html – A. LE BLANC et O. MILHAUD, op. cit., p. 117.

[6] L’attitude prospective, in L’Encyclopédie française, t. XX, Le monde en devenir, 1959, in Gaston BERGER, Phénoménologie du temps et prospective, p. 270-275, Paris, PuF, 1964. (1959).

[7] The French philosopher Maurice Blondel developed the concept of prospection, which refers to action-oriented thinking: Maurice BLONDEL, Sur Prospection, in André LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, p. 846, Paris, PuF, 1976.

[8] Jacques LESOURNE, Un homme de notre siècle, De polytechnique à la prospective et au journal Le Monde, p. 475, Paris, Odile Jacob, 2000.

[9]  With particular reference to social psychology: Kurt Lewin, Ronald Lippitt, Jeanne Watson, Bruce Westley. G. BERGER, Phénoménologie du temps et prospective…, p. 271.

[10] Maurice Blondel proposes to call Normative the methodical research whose aim is to study and provide the normal process by which beings achieve the design from which they proceed, the destiny to which they tend. M. BLONDEL, L’être et les êtres, Essai d’ontologie concrète et intégrale, p. 255, Paris, Félix Alcan, 1935.

[11] Russell Lincoln ACKOFF, A Concept of Corporate Planning, New York, Wiley, 1969. – M. GODET, Prospective et planification stratégique, p. 31, Paris, Economica, 1985.

[12] Michel GODET, Les régions face au futur, Foreword to G. LOINGER dir., La prospective régionale, De chemins en desseins, p. 8, Paris, L’Aube – DATAR, 2004. – See also : Michel GODET, De la rigueur pour une indiscipline intellectuelle, Assises de la Prospective, Université de Paris-Dauphine, Paris, 8-9 décembre 1999, p. 13. – M. GODET, Creating Futures, Scenario Planning as a Strategic Management Tool, p. 2, London-Paris-Genève, Economica, 2006.

http://www.laprospective.fr/dyn/francais/articles/presse/indiscipline_intellectuelle.pdf

[13] Michel GODET, Manuel de prospective stratégique, t. 1, Une indiscipline intellectuelle, Paris, Dunod, 1997.

[14] Pierre MASSÉ, De prospective à prospectives, dans Prospectives, Paris, PuF, n°1, Juin 1973, p. 4.

[15] P. MASSÉ, Le Plan ou l’Anti-hasard, coll. Idées, Paris, nrf-Gallimard, 1965.  http://www.laprospective.fr/dyn/francais/memoire/texte_fondamentaux/le-plan-ou-lantihasard-pierre-masse.pdf

[16] P. MASSÉ, De prospective à prospectives…, p. 4.

[17] Jean CHESNEAUX, Habiter le temps, p. 18-19, Paris, Bayard, 1996. – Reinhart KOSSELECK, Le futur passé, Paris, EHESS, 1990.

[18] Fernand BRAUDEL, Histoire et Sciences sociales, La longue durée, dans Annales, 1958, 13-4, p. 725-753. https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1958_num_13_4_2781

[19] Jacques LESOURNE, Les mille sentiers de l’avenir, p. 11-12, Paris, Seghers, 1981.

[20] Voir notamment : Günter CLAR & Philippe DESTATTE, Regional Foresight, Boosting Regional Potential, Mutual Learning Platform Regional Foresight Report, Luxembourg, European Commission, Committee of the Regions and Innovative Regions in Europe Network, 2006.

Philippe-Destatte-&-Guenter-Clar_MLP-Foresight-2006-09-25

[21] Ph. DESTATTE et Ph. DURANCE, Les mots-clés de la prospective territoriale, p. 46, Paris, La Documentation française, 2009. Philippe_Destatte_Philippe_Durance_Mots_cles_Prospective_Documentation_francaise_2009

[22] Ph. DESTATTE, What is foresight?, Blog PhD2050, May 30, 2013. https://phd2050.wordpress.com/2013/05/30/what-is-foresight/

[23] J. LESOURNE, Conclusion, Assises de la prospective, Paris, Université Dauphine, 8 décembre 1999.

[24] Guy LOINGER, La prospective territoriale comme expression d’une nouvelle philosophie de l’action collective, in G. LOINGER dir., La prospective régionale, De chemins en desseins, p. 44-45, Paris, L’Aube – DATAR, 2004.

[25] Pierre GONOD, Conférence faite à la Plateforme d’Intelligence territoriale wallonne, Namur, Institut Destrée, 19 mai 2009.

[26] André LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, p. 413, Paris, PUF, 1976. About heuristics, see also: DESTATTE, Opinions which are partial have the effect of vitiating the rectitude of judgment », Heuristics and criticism of sources in science, University of Mons – EUNICE, Mons, 21 October 2021, Blog PhD2050, https://phd2050.org/2021/10/26/heuristics/

[27] Claude-Pierre VINCENT, Heuristique, création, intuition et stratégies d’innovation, p. 32, Paris, Editions BoD, 2012. – Cette définition est fort proche de celle de l’Encyclopaedia Universalis : Jean-Pierre CHRÉTIEN-GONI, Heuristique, dans Encyclopædia Universalis, consulté le 6 mars 2023. https://www.universalis.fr/encyclopedie/heuristique/

[28] George PóLYA, L’Heuristique est-elle un sujet d’étude raisonnable?, in Travail et Méthodes, p. 279, Paris, Sciences et Industrie, 1958.

[29] For an idea of Peter Bishop’s work, see: P. BISHOP & Andy HINES, Teaching about the Future, New York, Palgrave-MacMillan, 2012.

[30] Kurt LEWIN, Field Theory in Social Science, Harper Collins, 1951. – Psychologie dynamique, Les relations humaines, Paris, PuF, 1972.

[31] Ph. DESTATTE, La construction d’un modèle de processus prospectif, dans Philippe DURANCE & Régine MONTI dir., La prospective stratégique en action, Bilan et perspectives d’une indiscipline intellectuelle, p. 301-331, Paris, Odile Jacob, 2014. – You can find the Working Paper in English: Ph. DESTATTE, The construction of a foresight process model based on the interest in collective knowledge and learning platforms, The Destree Institute, May 13, 2009.

https://www.institut-destree.eu/wa_files/philippe-destatte_foresight-process-model_2009-05-13bis.pdf

[32] Ph. DESTATTE, Citizens’ Engagement Approaches and Methods in R&I Foresight, Brussels, European Commission, Directorate-General for Research and Innovation, Horizon Europe Policy Support Facility, 2023.

https://op.europa.eu/en/publication-detail/-/publication/d5916d5f-1562-11ee-806b-01aa75ed71a1/language-en/format-PDF/source-288573394

[33] Piero DOMINICI, Managing Complexity ? Tunis, ENIT, 15 avril 2022.

[34] André GUNTHERT, Ce que montre le chorizo, in L’image sociale, 17 novembre 2022. https://imagesociale.fr/10853 – André Gunthert is Associate Professor at the École des Hautes Études en Sciences sociales in Paris.

[35] Marc BLOCH, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien (1942), in Marc BLOCH, L’histoire, la Guerre, la Résistance, coll. Quarto, p. 911, Paris, Gallimard, 2006.

[36] Paul VACCA, L’enfer des notes de bas de page, in Trends-Tendances, 2 mars 2023, p. 18.

[37] Sir Noël Peirce COWARD (1899-1973) Britannica, The Editors of Encyclopaedia. Noël Coward, Encyclopedia Britannica, 15 Sep. 2023, https://www.britannica.com/biography/Noel-Coward. Accessed 5 October 2023

[38] Histoire des notes de bas de page, Actualité prospective, 1er octobre 2022.

https://www.prospective.fr/histoire-des-notes-de-bas-de-page/

[39] François GUIZOT, History of the Origin of Representative Government in Europe, translated by Andrew E. Scobe, p. 4, London, Henry G. Bohn, 1852. https://www.gutenberg.org/cache/epub/61250/pg61250-images.html#Page_1.

[40] ARISTOTE, According to Rhétorique, LI, 2, 1355sv, in Œuvres, coll. La Pléiade, p. 706 sv, Paris, Gallimard, 2014.

[41] Thierry GAUDIN, Discours de la méthode créatrice, Gordes, Ose Savoir – Le Relié, 2003.

[42] IBN KHALDÛN, Al-Muqaddima, Discours sur l’histoire universelle, p. 6, Arles, Acte Sud, 1997.

[43] Jean-Pierre OLIVIER de SARDAN, La rigueur du qualitatif, Les contraintes empiriques de l’interprétation socio-anthropologique, p. 8, Louvain-la-Neuve, Bruylant-Academia, 2008.

[44] Daniel CAUMONT & Silvester IVANAJ, Analyse des données, p. 244, Paris, Dunod, 2017.

[45] César CHESNEAU DU MARSAIS, Le philosophe, dans  Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers…, t. XII, p. 509, Neufchâtel, 1765. http://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/article/v12-1254-0/

[46] Gérard NOIRIEL, Dire la vérité au pouvoir, Les intellectuels en question, Paris, Agone, 2010.

[47] Norbert ELIAS, Involvement and Detachment, Basil Blackwell, 1987. –  Engagement et distanciation, Contribution à la sociologie de la connaissance (1983), p. 27-28, Paris, Fayard, 1993.

[48] Jean JAURES, Discours à la Jeunesse, Albi, 31 juillet 1903, in J. JAURES, Discours et conférences, coll. Champs classiques, p. 168, Paris, Flammarion, 2014.

[49] Raymond ARON, Communication devant la Société française de philosophie, 17 juin 1939, in R. ARON, Croire en la démocratie, 1933-1944, p. 102, Paris, Arthème Fayard – Pluriel, 2017.

[50] Noam CHOMSKY, The Responsability of Intellectuels, New York, The New York Press, 2017. – Noam CHOMSKY, De la responsabilité des intellectuels, p. 149, Paris, Agone, 2023.

Namur, le 24 août 2023

Abstract :

Surtout quand elle s’applique aux territoires, la prospective fonde avant tout son processus sur l’identification d’enjeux de long terme, autant de questions auxquelles les acteurs et experts impliqués devront répondre. Mobilisant à la fois un socle d’informations large et rigoureux, soumis à la critique des sources et des faits, ainsi que des ressources nées de la créativité, la prospective se veut elle-même heuristique et processus d’innovation. Créativité et rationalité se nouent ainsi, sans s’opposer, mais dans le but de faire naître des visions innovantes dans lesquelles le rêve fertilise la réalité. Dans un monde où l’on présente la mésinformation comme cinquième cavalier de l’Apocalypse, la rigueur du cadre conceptuel, la réflexivité, l’autonomie de pensée, la vérification ont leur place entière. Enfin, la solidité du processus doit permettre de résoudre les questions du présent et d’anticiper celles de l’avenir. Cela signifie non seulement réfléchir, mais aussi se donner les capacités d’agir avant ou pour que les actions se réalisent.

 

Introduction : ouvrir le futur, c’est le construire

C’est au travers de la géographie, objet de cette section du Congrès des Sciences 2023 [1], que nous aborderons la prospective territoriale et son heuristique. Si j’en crois vos collègues géographes Antoine Le Blanc (Université du Littoral – Côte d’Opale) et Olivier Milhaud (Sorbonne Université), le lien s’impose d’emblée, au-delà même de la préoccupation de l’aménagement et du développement territoriaux : nous parcourons la Terre, nous parcourons la science, écrivent-ils, sachant le parcours nécessairement inachevé, et s’en émerveillant. Tel pourrait être le positionnement heuristique des géographes. Continuons  de parcourir : même si nous nous heurtons à des limites, c’est ce qui nous permet d’en être les acteurs [2].

Parcourir de manière volontariste un chemin fait d’interrogations et de réflexivité [3] sur sa démarche avec l’ambition d’être acteur de sa trajectoire, voilà qui parle aux prospectivistes… La modestie de ce questionnement heuristique, chère aux historiens dont je suis, est également au centre de notre réflexion. Même si elle est plus courante chez les géographes français, logés dans les UFR Géographie, Histoire, Économie et Société (GHES) que chez nos collègues belges, localisés – parfois avec beaucoup trop d’assurance – dans les Facultés des Sciences. Dans tous les cas, la prospective, avec son ambition propre, se veut, comme certaines belles initiatives de terrain en géographie [4], ouverte sur les enjeux brûlants et s’applique, pour cela, à un dépassement pluri-, multi- et interdisciplinaire.

C’est pour cette raison également que les contributeurs de l’ouvrage Qu’est-ce que la géographie ? mettent en exergue l’affiche-manifeste dénommée La géographie, une clef pour notre futur, diffusée en 2016 à l’initiative de leurs collègues belges pour rappeler l’implication de la géographie dans le monde d’aujourd’hui et déjà de demain au moment où la discipline était menacée notamment par la ministre de l’Éducation de la Communauté française de Belgique. Ce faisant, la représentation systémique que soutient ce document l’inscrit dans un des principes de la prospective. En effet, le Comité national belge de Géographie associe dans un même ensemble les variables que sont : changements climatiques, risques naturels et technologiques, qualité du cadre de vie, géolocalisation, urbanisation, prévisions météo, protection de l’environnement, aménagement du territoire et urbanisme, géomatique, impact des activités économiques, politiques démographiques, politique énergétique, mobilité, conservation de la nature, conflits géopolitiques et évolution des paysages [5].

Ces premiers éléments, mis en exergue à partir de la géographie, constituent autant de ponts vers les objectifs de cette contribution : définir la prospective territoriale, en évoquer le processus et s’interroger sur son heuristique à l’heure où la question de la qualité de l’information et de la traçabilité des sources semble délaissée par d’aucuns, y compris dans le monde scientifique même.

 

1. Une attitude, une méthode, une discipline, une indiscipline

La prospective est une attitude avant d’être une méthode ou une discipline, affirmait le philosophe et pédagogue Gaston Berger (1896-1960), concepteur français de cette démarche et promoteur du concept. En 1959, alors qu’il est directeur général de l’Enseignement supérieur français, Berger décrit la prospective au travers de cinq nécessités qui s’imposent aujourd’hui plus que jamais :

Voir loin : la prospective est essentiellement l’étude de l’avenir lointain. (…) et de la dynamique du changement (…)

Voir large : les extrapolations linéaires, qui donnent une apparence de rigueur scientifique à nos raisonnements, sont dangereuses si l’on oublie qu’elles sont abstraites (…)

Analyser en profondeur : la prospective suppose une extrême attention et un travail opiniâtre (…)

Prendre des risques : prévision et prospective n’emploient pas les mêmes méthodes. Elles ne doivent pas non plus être mises en œuvre par les mêmes hommes. La prospective suppose une liberté que ne permet pas l’obligation à laquelle nous soumet l’urgence (…)

Penser à l’Homme : l‘avenir n’est pas seulement ce qui peut « arriver » ou ce qui a le plus de chance de se produire. Il est aussi, dans une proportion qui ne cesse de croître, ce que nous aurions voulu qu’il fût [6].

Héritée aussi de la pensée du philosophe pragmatiste Maurice Blondel (1861-1949) [7], l’action va donc être au centre de la préoccupation du prospectiviste. Et, comme l’a fait remarquer le polytechnicien et ingénieur du Corps des Mines Jacques Lesourne (1928-2020) qui fut un des plus brillants pionniers de sa mise en pratique comme de son enseignement, entre le prospectiviste qui réfléchit en vue de l’action et le scientifique qui œuvre en vue d’élargir les connaissances, immense est la différence des points de vue. Le second peut écarter un problème comme prématuré. Le premier doit l’accepter s’il a un sens pour les acteurs et dès lors son devoir est de prendre en compte toute information pertinente et plausible même si elle s’exprime en termes flous [8]. La tête dans le monde de la recherche de connaissance, le prospectiviste n’en sera pas moins un homme – ou une femme – de terrain et d’action concrète.

S’inspirant des travaux menés aux États-Unis, comme l’avait d’ailleurs fait Gaston Berger [9], le successeur de Jacques Lesourne à la chaire de Prospective industrielle du Conservatoire des Arts et Métiers à Paris, l’économiste Michel Godet a d’ailleurs contribué à donner à la prospective sa forte dimension stratégique. Ainsi, se basant sur les travaux du théoricien des organisations l’Américain Russell L. Ackoff (1919-2009), Michel Godet a insisté sur la vocation normative de la prospective en plus de sa dimension exploratoire [10]. Dès lors, il y adjoint la planification qui, comme l’indique le professeur à l’Université de Pennsylvanie, consiste à concevoir un futur désiré et les moyens d’y parvenir [11].

De plus, renforcé par son expérience de terrain, surtout au sein des entreprises et des territoires, Michel Godet a ajouté trois autres nécessités aux cinq caractères que Gaston Berger prônait pour la prospective :

Voir autrement : se méfier des idées reçues.

Le rêve consensuel des générations présentes est souvent un accord momentané pour que rien ne change et pour transmettre aux générations futures le fardeau de nos irresponsabilités collectives.

Voir ensemble : appropriation.

C’est une mauvaise idée que de vouloir imposer une bonne idée.

Utiliser des méthodes aussi rigoureuses et participatives que possible pour réduire les inévitables incohérences collectives. (…) Sans prospective cognitive, proclame en 2004 le président du Conseil scientifique de la DATAR, la prospective participative tourne à vide et en rond sur le présent [12].

C’est effectivement cette prospective de Michel Godet ne cessera de qualifier d’indiscipline intellectuelle, sous-titrant d’ailleurs le premier tome son Manuel de prospective stratégique de cette manière [13]. L’ancien directeur de la prospective de la SEMA y rappelle que la formule est de Pierre Massé (1898-1987). Dans son avant-propos de la revue Prospective, n°1, datant de 1973 l’ancien Commissaire général au Plan du général de Gaulle observait que le terme dont l’acception moderne était due à Gaston Berger n’était explicitement ni une science, ni une doctrine mais une recherche. En forçant les mots, écrivait Massé, on aurait pu se demander si sa vocation pour l’incertain ne condamnait pas la Prospective à être, par nature, non pas une discipline, mais une indiscipline remettant en cause la prévision sommaire et dangereuse à base d’extrapolation [14]. Et l’auteur de Le Plan ou l’Anti-hasard (1965) [15] répondait lui-même à la question qu’il avait posée : je ne le crois pas, cependant, car nous avons besoin d’une science de l’à-peu-près, d’une sorte de topologie sociale nous aidant à nous orienter dans un monde de plus en plus complexe et changeant, où l’imagination, complétée par le discernement, tente d’identifier les faits porteurs d’avenir. (…) L’objet de la prospective n’est pas de rêver, mais de transformer nos rêves en projets. Il ne s’agit pas de deviner l’avenir, comme le font non sans risques les prophètes et les futurologues, mais d’aider à le construire, d’opposer au hasard des choses l’anti-hasard créé par la volonté humaine [16].

Ainsi, outil fondé sur la temporalité, c’est-à-dire la relation complexe que le présent établit à la fois en direction de l’amont et de l’aval, du passé et de l’avenir [17], la prospective dépasse l’historicité de nos mécanismes de pensées pour se projeter dans l’avenir et en explorer les chemins possibles, souhaitables, réalisables, avant de s’y lancer.

Renforcée par la convergence des travaux du foresight anglo-saxon et de la prospective latine menée au tournant des années 2000 sous l’égide de la DG Recherche de la Commission européenne, la prospective est un processus d’innovation et de transformation stratégique, fondé sur la systémique et le long terme, pour mettre en œuvre des actions présentes et opérationnelles. Systémique, car elle s’inscrit dans l’analyse des systèmes complexes ainsi que la théorie et la pratique de la modélisation. Long terme, car elle prend en compte la longue durée chère à Fernand Braudel (1902-1985) [18] et postule le futur au pluriel pour identifier des alternatives en vue de se créer un avenir [19]. Actions présentes et opérationnelles, parce qu’elle construit et met en œuvre une volonté stratégique pour transformer, mettre en mouvement, agir sur l’histoire, le territoire, l’organisation.

C’est ainsi que s’est construite une définition que je n’hésite pas à affiner au fil du temps, depuis sa première version écrite pour la Commission européenne [20], puis pour la Société wallonne de l’Évaluation et de la Prospective et la DATAR [21] :

La prospective est une démarche indépendante, dialectique et rigoureuse, menée de manière transdisciplinaire en s’appuyant sur la longue durée.

La prospective peut éclairer les questions du présent et de l’avenir, d’une part en les considérant dans leur cadre holistique, systémique et complexe et, d’autre part, en les inscrivant, au-delà de l’historicité, dans la temporalité. Résolument tournée vers le projet et vers l’action, elle a vocation à provoquer une ou plusieurs transformations au sein du système qu’elle appréhende en mobilisant l’intelligence collective [22].

Ainsi, nous pouvons reprendre et compléter l’heureuse formule de Jacques Lesourne : chaque fois qu’il y une réflexion prospective, il y a une décision à prendre [23]. Et ajouter : et à mettre en œuvre… Nous le confirmerons dans l’analyse du processus.

De nombreux débats ont eu lieu dans la communauté des prospectivistes pour savoir si la prospective territoriale était différente de la prospective d’entreprise, de la prospective industrielle ou technologique. Ces discussions sont un peu vaines et nous ne souhaitons pas nous y mêler. Mentionnons toutefois qu’un des meilleurs spécialistes de la prospective territoriale française, Guy Loinger (1943-2012) définissait celle-ci comme l’activité qui a pour objet l’expression de représentations alternatives des devenirs possibles et souhaitables d’un territoire, en vue de l’élaboration de projets de territoires et de politiques publiques locales et régionales [24]. Comme le directeur de l’Observatoire interrégional de la Prospective régionale (OIPR) l’indiquait avec raison, cette définition met clairement en avant le fait que la prospective constitue une réflexion stratégique en amont des processus décisionnels. Elle doit pouvoir déboucher sur une opérationnalisation de l’intervention de la collectivité sur le territoire. Les expériences concrètes de ce type ont été menées par l’Institut Destrée depuis vingt ans, au-delà même de celles pilotées au niveau régional wallon. Pour citer quelques exemples, on peut mentionner Luxembourg 2010, Pays de Herve au Futur, Charleroi 2020, la Communauté urbaine de Dunkerque, Wallonie picarde 2025, Côtes d’Armor 2020, Vision d’aménagement du Pays basque, Schéma d’Aménagement durable de la Région Picardie, Normandie 2020+, Région de Midi-Pyrénées, Région Lorraine, Bassin Cœur du Hainaut 2025, Schéma de développement régional de la Grande Région, etc. Autant de chantiers prospectifs territoriaux menés seuls ou en partenariat, et auxquels toute une conférence pourrait être consacrée à les décrire les uns après les autres.

Activité, attitude, démarche, processus, méthode, technique, outil, peut-être se perd-on à définir l’objet que constitue la prospective ? Lors d’une conférence qu’il donnait à Namur en 2009, Pierre Gonod (1925-2009), expert en analyse des systèmes complexes, qualifiait la prospective d’heuristique, processus de rationalité et source potentielle de créativité, véritable machine à se poser des questions [25].

Rappelons, s’il en est besoin, que l’heuristique est la partie de la science qui a pour objet la découverte des faits, et donc des sources, des documents qui fondent ces faits, la dernière partie de cette définition rappelant, selon le vocabulaire philosophique d’André Lalande (1867-1963), le métier des historiens [26]. J’y vois pourtant une nécessité pour toutes les disciplines et démarches, scientifiques ou non. Cette référence à la science est d’ailleurs difficile à appliquer à l’ensemble des préoccupations de toute discipline, mais peut plus sûrement qualifier leurs processus et démarches. En fait, l’heuristique est comme une poupée gigogne. Elle vise à repérer de manière aussi exhaustive que possible toute la documentation pertinente sur un sujet, mais aussi, au-delà de la collecte, la critique serrée des sources. Comme le rappelait Claude-Pierre Vincent, on y trouve aussi les ingrédients de la création, de l’intuition, de la créativité et de la stratégie d’innovation. Ainsi, ce sociologue et psychologue en donne-t-il une  large définition : tous les outils intellectuels, tous les processus, tous les procédés, mais aussi toutes les démarches favorisant « L’art de découvrir », mais aussi toutes les approches destinées à favoriser « l’invention dans les sciences » [27]. Notons également que le mathématicien américain George Pólya (1887-1985) observe que l’heuristique, s’occupant de la solution des problèmes, une de ses tâches spécifiques est de formuler en termes généraux des raisons pour choisir les sujets dont l’examen pourrait nous aider à parvenir à la solution [28].

Bien poser la question est en effet au centre de toute démarche scientifique, mais aussi de prospective. C’est pour cela que la phase de définition des enjeux de long terme y est tellement importante.

 

2. Un processus opérationnel et robuste

Le changement constitue la finalité du processus prospectif. Non pas, bien entendu, le changement pour le changement à tout moment, comme le dénonçait Peter Bishop dans ses cours [29], mais celui qui permet de répondre aux enjeux de long terme et d’atteindre la vision désirée à l’horizon choisi. Gaston Berger se référait déjà aux travaux du psychologue américain d’origine allemande Kurt Lewin (1890-1947) qui a élaboré un modèle de conduite du changement en trois phases dont la principale se dénomme transition : celle pendant laquelle les comportements et attitudes deviennent instables et contradictoires et où les acteurs en expérimentent et en adoptent certaines [30]. S’inspirant de cette pensée et d’autres modèles de transformation, nous avons construit avec des collègues prospectivistes un modèle de processus prospectif en sept étapes comprenant trois phases [31] :

Phase de mûrissement et de préparation (Définition des objectifs, positionnements temporel et spatial, pilotage, programmation, budget, communication, etc.).

 Phase prospective

  1. Identification (acteurs et facteurs) et diagnostic prospectif.
  2. Définition des enjeux de long terme.
  3. Construction de la vision commune.

 Phase stratégique

  1. Désignation des axes stratégiques.
  2. Mesure et choix des actions concrètes.
  3. Pilotage et suivi de la mise en œuvre.
  4. Évaluation du processus et des produits de l’exercice.

Tout au long de son parcours, le processus est nourri, d’une part, de manière interne par l’intelligence collective et, d’autre part, par la veille exercée vers l’extérieur pour être à l’affut des émergences qui ne manquent pas de se manifester. Le cheminement constitue un processus d’apprentissage sociétal permettant de collecter, de décoder, mais surtout de consolider les informations en faisant appel à des experts et en les confrontant par la délibération. L’objectif de l’exercice est de coconstruire une connaissance solide qui, partagée, servira de base de l’expression des possibles, des souhaitables, ainsi que de la stratégie.

Au fil des ans, les processus de participation s’approfondissent pour que les parties prenantes en soient vraiment et que l’implication des acteurs ne soit plus seulement conçue comme des mécanismes de consultation ou de concertation, mais comme de vraies dynamiques de co-conception, co-construction, voire de co-décision [32].

 

3. Vaincre les cinq cavaliers de l’Apocalypse

Le dessin de presse de Bill Bramhall’s, Les cinq cavaliers de l’Apocalypse, en éditorial du New York Daily News du 16 août 2021 illustre parfaitement notre propos sur la nécessité d’une heuristique formelle. Aux côtés de la guerre, de la famine, de la peste et de la mort, un cinquième cavalier chemine. La mort lui demande qui il est. Le cavalier répond, tablette ou mobile multifonction à la main : désinformation. Conçue alors que celle-ci faisait des ravages durant la pandémie de Coronavirus et en plein trumpisme, cette image continue de s’imposer. Sur beaucoup d’autres thématiques d’ailleurs que la pandémie.

Invité lors d’un de mes cours de prospective et roadmaps à l’École nationale d’Ingénieurs de Tunis, Piero Dominici, professeur à l’Université de Perugia et membre  de la World Science Academy, y évoquait les cinq illusions de la civilisation hyper-technologique : l’illusion de la rationalité, l’illusion du contrôle total, celle de la prévisibilité, celle de la mesurabilité et, enfin, l’illusion de pouvoir éliminer l’erreur de nos systèmes sociaux et de nos vies [33]. Ces différentes certitudes ont été bousculées lors du beau canular lancé par le très sérieux vulgarisateur scientifique français Étienne Klein, le 31 juillet 2022. Sur Twitter, le célèbre physicien et philosophe des sciences a illustré une description personnelle de l’étoile Proxima du Centaure, annoncée comme l’étoile la plus proche du Soleil, située à 4,2 années-lumière de nous (ce qui semble exact) et annoncée comme prise par le télescope James Webb (JWST), lancé quelques mois plus tôt. Devant l’engouement et le risque réel d’emballement médiatique autour de cette information,  Étienne Klein a annoncé que la photo publiée était en fait celle d’une tranche de chorizo prise sur fond noir. Ainsi, en diffusant cette image, l’ancien directeur de recherche au Commissariat à l’Énergie atomique avait-il voulu inciter à la prudence face à la diffusion d’images sur les réseaux sociaux sans imaginer que l’absence de critique rendrait son message viral. Il faut également mentionner qu’une petite recherche montre qu’Étienne Klein avait lui-même repris un tweet de l’astrophysicien Peter Coles de l’Université de Cardiff, daté de la veille et qui n’avait pas eu un effet de même ampleur sur les réseaux sociaux. La photo originale du chorizo est d’ailleurs plus ancienne puisqu’elle avait été postée le 27 juillet 2018 par un certain Jan Castenmiller, retraité néerlandais disant vivre à Vélez-Málaga, en Andalousie, présentant une soi-disant éclipse de lune. En fait, trois éléments peuvent expliquer l’emballement autour de cette rondelle de charcuterie : la plus grande qualité de l’image, légèrement retouchée, le contexte d’enthousiasme autour des performances du nouveau télescope et, surtout, la grande légitimité du diffuseur de l’image [34].

Cette nécessaire traçabilité des sources est essentielle à la qualité et à la fiabilité de l’information. Elle est pourtant mise à mal. Non seulement par les progrès techniques, notamment dans le domaine du numérique et de l’IA, qui permettent de transformer le texte, l’image et la voix, mais aussi par une forme d’affaissement de la norme de la part des chercheurs eux-mêmes. Ainsi, en est-il de l’utilisation de plus en plus courante du mode de référencement des sources particulièrement indigent, dit d’Harvard, et de l’habitude de remplir les textes scientifiques de mentions vagues du style (Destatte, 1997) renvoyant ici à un ouvrage de 475 pages, quand ce n’est pas – excusez le rapprochement – (Hobbes, 1993), vous condamnant à chercher la preuve de ce qui est avancé dans les 780 pages de la troisième édition Sirey de l’œuvre du philosophe anglais comme j’ai dû le faire récemment… En fait, comme le rappelait simplement Marc Bloch (1886-1944), indiquer la provenance d’un document équivaut sans plus à se soumettre à une règle universelle de probité [35].

Mais il y a plus : c’est cette traçabilité même de la pensée qui est mise en cause. Ainsi, dans un magazine économique récent, pourtant généralement jugé sérieux, un chroniqueur estimait que les notes de bas de page constituaient un enfer : baliser la compréhension d’un texte, c’est compromettre son appréhension par le lecteur, affirmait-il, estimant que si les jeunes se tournaient vers des textes de slam, de hip-hop ou de rap, c’est parce que, au moins ceux-ci ne comportent pas de notes de bas de page [36]. Plus grave encore, dans une histoire des notes de bas de page affichée sur le site prospective.fr, on peut lire depuis octobre 2022 :

Fastidieuse à lire autant que pénible à produire, celle-ci devient vite le cauchemar des lecteurs et des thésards. Pour le dramaturge britannique Noël Coward [37], « Lire une note en bas de page revient à descendre pour répondre à la porte alors qu’on est en train de faire l’amour. »

 Élément du paratexte, la note a tout du parasite. Pourtant tout avait bien commencé. Ce fut d’abord une histoire d’historiens. La note venait répondre à un besoin à mesure que l’histoire gagnait en scientificité : la nécessité de citer clairement ses sources et l’importance croissante accordée aux preuves pour étayer chaque thèse [38].

Qualifier les notes d’ennuyeuses ou de superflues ne renforcera certainement pas les qualités heuristiques de nos prospectivistes, chercheurs, étudiants et élèves. François Guizot (1787-1874), un de ces premiers scientifiques à généraliser l’emploi des notes aurait qualifié de légèreté déplorable la manière de voir des susmentionnés. L’ancien chef du gouvernement sous Louis-Philippe et néanmoins historien se plaignait de voir trop d’esprits prévenus se contenter de quelques documents en appui de leurs thèses plutôt que de poursuivre la recherche jusqu’à établir la réalité des faits [39]. Ainsi soulignait-il le danger auquel sont confrontés les enseignants, les chercheurs et les « intellectuels », la difficulté qu’ils ont à parler ou à écrire de manière neutre, objective et dépassionnée, avec la distance que l’on attend du rôle ou de la profession de celui qui exprime son opinion et à s’approcher de la vérité, voire à dire la vérité.

La recherche contemporaine nous adresse au moins deux messages. D’une part, celui de la rigueur qui consiste d’abord à savoir de quoi on parle, quel est le problème, ce que l’on cherche. Ce positionnement nécessite non seulement une culture générale, une expérience, mais aussi un apprentissage sur le sujet. C’est une phase de tout processus de recherche, mais aussi de participation à une consultation ou à un processus délibératif, y compris prospectif. Le deuxième message nous renvoie à la relativité, à l’objectivité face au sujet ainsi qu’à l’interprétation de l’expérience. Si la passion qui souvent motive positivement le chercheur peut aussi en être son ennemi intérieur, comment en préserver le citoyen, l’acteur, la partie prenante qui participent à un processus de recherche et d’innovation ?

Avant tout autre, probablement, Aristote nous rappelait au IVe siècle ANC que convaincre par la rhétorique, les techniques oratoires, n’est pas démontrer par des techniques persuasives (induction, syllogismes et autres enthymèmes). La pratique scientifique consiste à prouver, c’est-à-dire établir la preuve de ce qu’on avance, ce qui est tout différent de la rhétorique ou de la dialectique [40]. Dans le monde de la prospective, mais pas seulement, nous avons toujours plaidé pour rechercher un équilibre entre les pôles factuel (recueil des données), interactif (délibération) et conceptuel (fondant les concepts structurants), dans la logique de la méthode créatrice valorisée par Thierry Gaudin, ancien directeur de la prospective et de l’évaluation au ministère français de la Recherche [41]. Cet équilibre peut être recherché sur base des efforts et investissements en temps et en moyens réalisés dans les trois approches d’une problématique ou d’un enjeu.

Bien avant nos penseurs de la Renaissance, l’érudit nord-africain Ibn Khaldûn (1332-1406) appelait à combattre le démon du mensonge avec la lumière de la raison. Il sollicitait la critique pour trier le bon grain de l’ivraie et en appelait à la science pour polir la vérité pour la critique [42]. La rigueur de l’analyse est ici le maître-mot. Rigueur du qualitatif autant que du quantitatif. Dans les sciences, même sociales, rigueur logique et rigueur empirique se combinent pour interpréter, comprendre, expliquer [43]. Partout, la vérification de la qualité des données est essentielle : régularité des mesures, stabilité des séries, permanence de la mesure sur toute la durée analysée, existence d’une réelle variation périodique, etc. [44]

La chercheuse ou le chercheur qui prend le chemin de la prospective devra être comme le philosophe décrit par le grammairien et philosophe César Chesneau Dumarsais (1676-1756) qui a écrit cette définition dans l’Encyclopédie de 1765, dirigée par Denis Diderot, Jean Le Rond d’Alembert et Louis de Jaucourt :

La vérité n’est pas pour le philosophe une maîtresse qui corrompe son imagination, et qu’il croie trouver partout ; il se contente de la pouvoir démêler où il peut l’apercevoir, il ne la confond point avec la vraisemblance ; il prend pour vrai ce qui est vrai, pour faux ce qui est faux, pour douteux ce qui est douteux, et pour vraisemblable ce qui n’est que vraisemblable. Il fait plus, et c’est ici une grande perfection du philosophe, c’est que lorsqu’il n’a point de motif propre pour juger, il sait demeurer indéterminé [45].

La prudence et la rigueur dans l’heuristique ne sauraient toutefois déboucher sur l’objectivisme. Distinguer le vrai du faux est absolument indispensable. Se tenir éloigné du monde et s’abstenir d’y intervenir n’est certes ni la pratique des intellectuels [46], ni celles des prospectivistes qui sont avant tout, rappelons-le, des femmes et des hommes de réflexion et d’action.

 

Conclusion : le courage intellectuel

La recherche du vrai, la distanciation et l’autonomie de pensée [47] ne valent que si elles sont accompagnées du courage de dire le vrai. On connaît tous les magnifiques paroles du député de la SFIO Jean Jaurès (1859-1914) dans son discours à la jeunesse, prononcé à Albi en 1903 :

Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques [48].

On connaît beaucoup moins la communication faite par Raymond Aron (1905-1983) devant la Société française de philosophie en juin 1939, deux mois à peine avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale… L’historien et sociologue français rappelait l’importance des qualités de discipline, de compétences techniques, mais aussi de courage intellectuel afin de tout remettre en question et dégager les problèmes dont dépendait l’existence même de son pays. Avec lucidité, Aron annonçait que la crise serait longue et profonde :

Quels que soient les événements immédiats, nous n’en sortirons pas à bon compte. L’aventure dans laquelle la France et les pays d’Europe sont engagés ne comporte pas d’issue immédiate et miraculeuse. Dès lors, je pense que les professeurs que nous sommes sont susceptibles de jouer un petit rôle dans cet effort pour sauver les valeurs auxquelles nous sommes attachés. Au lieu de crier avec les partis, nous pourrions nous efforcer de définir, avec le maximum de bonne foi, les problèmes qui sont posés et les moyens de les résoudre [49].

 Sans même évoquer l’idée que chercheurs, enseignants, intellectuels, nous serions des privilégiés par les possibilités intellectuelles et matérielles qui nous sont données [50], il n’en reste pas moins que notre responsabilité est grande à l’égard de la société. L’exerçons-nous à la hauteur du devoir qui est le nôtre et de l’attente de la société civile ? On ne peut en effet qu’en douter… en Belgique, mais surtout en Wallonie. L’absence d’espace public activé et dynamique de Mouscron à Welkenraedt et de Wavre à Arlon, est un problème réel. Ce n’est pas un vice rédhibitoire.

Alors que le décalage se fait de plus en plus flagrant entre, d’une part, les politiques publiques et collectives qui sont menées depuis l’Europe jusqu’au local et, d’autre part, les nécessités fondées par les enjeux que portent l’anthropocène et la décohésion humaine, il est grand temps de porter à nouveau haut et fort la voix des territoires.

Et, à nouveau, de tout remettre en question.

 

Philippe Destatte

@PhD2050

 

Voir aussi : Ph. DESTATTE, « Les opinions partiales altèrent la rectitude du jugement », Heuristique et critique des sources dans les sciences.

 

[1] Ce texte constitue la mise au net de mon intervention au Congrès des Sciences 2023, tenu à l’Université de Namur (Wallonie) les 23 et 24 août 2023.

[2] Antoine LE BLANC et Olivier MILHAUD, Sortir de nos enfermements ? Parcours géographiques, dans Perrine MICHON et Jean-Robert PITTE, A quoi sert la géographie ?, p. 116, Paris, PuF, 2021.

[3] Pierre BOURDIEU, Science de la science et réflexivité, Cours au Collège de France 2000-2001, p. 173-174, Paris, Raisons d’agir Éditions, 2001. – Pierre BOURDIEU (1930-2002), Réflexivité narcissique et réflexivité scientifique (1993), dans P. BOURDIEU, Retour sur la réflexivité,  p. 58, Paris, EHESS, 2022.

[4] Bernadette MERENNE-SCHOUMAKER et Anne BARTHELEMI dir., L’accès aux fonctions et l’aménagement des territoires face aux enjeux de notre société, dans Géo, n°85, Arlon, FEGEPRO, 2021. – Florian PONS, Sina SAFADI-KATOUZIAN et Chloë VIDAL, Penser et agir dans l’anthropocène, Quels apports de la prospective territoriale ?, dans Géographie et cultures, n°116, Hiver2020.

[5] La géographie, une clef pour notre futur, Comité national belge de Géographie, 30 mai 2016. https://uclouvain.be/fr/facultes/sc/actualites/la-geographie-une-cle-pour-notre-futur.html – A. LE BLANC et O. MILHAUD, op. cit., p. 117.

[6] L’attitude prospective, dans L’Encyclopédie française, t. XX, Le monde en devenir, 1959, reproduit dans Gaston BERGER, Phénoménologie du temps et prospective, p. 270-275, Paris, PuF, 1964. (1959).

[7] Le philosophe français Maurice Blondel avait développé le concept de prospection qui désignait une pensée orientée vers l’action : la pensée concrète, synthétique, pratique, finaliste, envisageant le complexus total de la solution toujours singulière, où se portent le désir et la volonté, par opposition à la « rétrospection » ou « réflexion analytique » qui est une pensée repliée sur elle-même, spéculative ou scientifique, non dénuée certes d’applications possibles ou de fécondité pratique, mais n’aboutissant qu’indirectement à cette utilité et passant d’abord par la connaissance générique et statique comme par une fin autonome. (…) Maurice BLONDEL, Sur Prospection, dans André LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, p. 846, Paris, PuF, 1976.

[8] Jacques LESOURNE, Un homme de notre siècle, De polytechnique à la prospective et au journal Le Monde, p. 475, Paris, Odile Jacob, 2000.

[9]  En particulier à l’égard de la psychologie sociale : Kurt Lewin, Ronald Lippitt, Jeanne Watson, Bruce Westley. G. BERGER, Phénoménologie du temps et prospective…, p. 271.

[10] Maurice Blondel propose d’appeler Normative la recherche méthodique qui a pour but d’étudier et de procurer la démarche normale grâce à laquelle les êtres réalisent le dessein d’où ils procèdent, le destin où ils tendent. M. BLONDEL, L’être et les êtres, Essai d’ontologie concrète et intégrale, p. 255, Paris, Félix Alcan, 1935.

[11] Russell Lincoln ACKOFF, Méthodes de planification de l’entreprise, Paris, Éditions d’organisation, 1973. – A Concept of Corporate Planning, New York, Wiley, 1969. – M. GODET, Prospective et planification stratégique, p. 31, Paris, Economica, 1985.

[12] Michel GODET, Les régions face au futur, Préface à G. LOINGER dir., La prospective régionale, De chemins en desseins, p. 8, Paris, L’Aube – DATAR, 2004. – Voir aussi : Michel GODET, De la rigueur pour une indiscipline intellectuelle, Assises de la Prospective, Université de Paris-Dauphine, Paris, 8-9 décembre 1999, p. 13,

http://www.laprospective.fr/dyn/francais/articles/presse/indiscipline_intellectuelle.pdf

[13] Michel GODET, Manuel de prospective stratégique, t. 1, Une indiscipline intellectuelle, Paris, Dunod, 1997.

[14] Pierre MASSÉ, De prospective à prospectives, dans Prospectives, Paris, PuF, n°1, Juin 1973, p. 4.

[15] P. MASSÉ, Le Plan ou l’Anti-hasard, coll. Idées, Paris, nrf-Gallimard, 1965.  http://www.laprospective.fr/dyn/francais/memoire/texte_fondamentaux/le-plan-ou-lantihasard-pierre-masse.pdf

[16] P. MASSÉ, De prospective à prospectives…, p. 4.

[17] Jean CHESNEAUX, Habiter le temps, p. 18-19, Paris, Bayard, 1996. – Reinhart KOSSELECK, Le futur passé, Paris, EHESS, 1990.

[18] Fernand BRAUDEL, Histoire et Sciences sociales, La longue durée, dans Annales, 1958, 13-4, p. 725-753. https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1958_num_13_4_2781

[19] Jacques LESOURNE, Les mille sentiers de l’avenir, p. 11-12, Paris, Seghers, 1981.

[20] Voir notamment : Günter CLAR & Philippe DESTATTE, Regional Foresight, Boosting Regional Potential, Mutual Learning Platform Regional Foresight Report, Luxembourg, European Commission, Committee of the Regions and Innovative Regions in Europe Network, 2006. Philippe-Destatte-&-Guenter-Clar_MLP-Foresight-2006-09-25

[21] Ph. DESTATTE et Ph. DURANCE, Les mots-clés de la prospective territoriale, p. 46, Paris, La Documentation française, 2009. Philippe_Destatte_Philippe_Durance_Mots_cles_Prospective_Documentation_francaise_2009

[22] Ph. DESTATTE, Qu’est-ce que la prospective ?, Blog PhD2050, 10 avril 2013. https://phd2050.org/2013/04/10/prospective/

[23] J. LESOURNE, Conclusion, aux Assises de la prospective, Paris, Université Dauphine, 8 décembre 1999.

[24] Guy LOINGER, La prospective territoriale comme expression d’une nouvelle philosophie de l’action collective, dans G. LOINGER dir., La prospective régionale, De chemins en desseins, p. 44-45, Paris, L’Aube – DATAR, 2004.

[25] Pierre GONOD, Conférence faite à la Plateforme d’Intelligence territoriale wallonne, Namur, Institut Destrée, 19 mai 2009.

[26] André LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, p. 413, Paris, PUF, 1976. Sur l’heuristique, voir aussi : Ph. DESTATTE, Les opinions partiales altèrent la rectitude du jugement, Heuristique et critique des sources dans les sciences, Conférence présentée à la Salle académique de l’Université de Mons, dans le cadre du Réseau EUNICE, le 21 octobre 2021, Blog PhD2050, 1er novembre 2021. https://phd2050.org/2021/11/01/heuristique/

[27] Claude-Pierre VINCENT, Heuristique, création, intuition et stratégies d’innovation, p. 32, Paris, Editions BoD, 2012. – Cette définition est fort proche de celle de l’Encyclopaedia Universalis : Jean-Pierre CHRÉTIEN-GONI, Heuristique, dans Encyclopædia Universalis, consulté le 6 mars 2023. https://www.universalis.fr/encyclopedie/heuristique/

[28] George PóLYA, L’Heuristique est-elle un sujet d’étude raisonnable ?, dans Travail et Méthodes, p. 279, Paris, Sciences et Industrie, 1958.

[29] Pour une idée des travaux de Peter Bishop, voir : P. BISHOP & Andy HINES, Teaching about the Future, New York, Palgrave-MacMillan, 2012.

[30] Kurt LEWIN, Field Theory in Social Science, Harper Collins, 1951. – Psychologie dynamique, Les relations humaines, Paris, PuF, 1972.

[31] Ph. DESTATTE, La construction d’un modèle de processus prospectif, dans Philippe DURANCE & Régine MONTI dir., La prospective stratégique en action, Bilan et perspectives d’une indiscipline intellectuelle, p. 301-331, Paris, Odile Jacob, 2014.

[32] Ph. DESTATTE, La coconstruction, corollaire de la subsidiarité en développement territorial, Hour-en-Famenne, Blog PhD2050, 3 août 2023, https://phd2050.org/2023/08/03/la-coconstruction-corollaire-de-la-subsidiarite-en-developpement-territorial/ – Ph. DESTATTE, Citizens’ Engagement Approaches and Methods in R&I Foresight, Brussels, European Commission, Directorate-General for Research and Innovation, Horizon Europe Policy Support Facility, 2023.

https://op.europa.eu/en/publication-detail/-/publication/d5916d5f-1562-11ee-806b-01aa75ed71a1/language-en/format-PDF/source-288573394

[33] Piero DOMINICI, Managing Complexity ? Tunis, ENIT, 15 avril 2022.

[34] André GUNTHERT, Ce que montre le chorizo, dans L’image sociale, 17 novembre 2022. https://imagesociale.fr/10853 – André Gunthert est maître de conférences à l’École des Hautes Études en Sciences sociales à Paris, où il occupe la chaire d’histoire visuelle.

[35] Marc BLOCH, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien (1942), dans Marc BLOCH, L’histoire, la Guerre, la Résistance, coll. Quarto,  p. 911, Paris, Gallimard, 2006.

[36] Paul VACCA, L’enfer des notes de bas de page, dans Trends-Tendances, 2 mars 2023, p. 18.

[37] Sir Noël Peirce COWARD (1899-1973) Britannica, The Editors of Encyclopaedia. Noël Coward, Encyclopedia Britannica, 15 Sep. 2023, https://www.britannica.com/biography/Noel-Coward. Accessed 5 October 2023

[38] Histoire des notes de bas de page, Actualité prospective, 1er octobre 2022.

https://www.prospective.fr/histoire-des-notes-de-bas-de-page/

[39] François GUIZOT, Histoire des origines du gouvernement représentatif en Europe, (1820), p. 2, Paris, Didier, 1851.

[40] ARISTOTE, d’après Rhétorique, LI, 2, 1355sv, dans Œuvres, coll. La Pléiade, p. 706 sv, Paris, Gallimard, 2014.

[41] Thierry GAUDIN, Discours de la méthode créatrice, Gordes, Ose Savoir – Le Relié, 2003.

[42] IBN KHALDÛN, Al-Muqaddima, Discours sur l’histoire universelle, p. 6, Arles, Acte Sud, 1997.

[43] Jean-Pierre OLIVIER de SARDAN, La rigueur du qualitatif, Les contraintes empiriques de l’interprétation socio-anthropologique, p. 8, Louvain-la-Neuve, Bruylant-Academia, 2008.

[44] Daniel CAUMONT & Silvester IVANAJ, Analyse des données, p. 244, Paris, Dunod, 2017.

[45] César CHESNEAU DU MARSAIS, Le philosophe, dans  Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers…, t. XII, p. 509, Neufchâtel, 1765. http://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/article/v12-1254-0/

[46] Gérard NOIRIEL, Dire la vérité au pouvoir, Les intellectuels en question, Paris, Agone, 2010.

[47] Sans une plus grande distanciation et une plus grande autonomie de pensée, (les chercheurs) peuvent-ils espérer mettre au service de leur prochain des instruments de pensée plus adaptés, des modèles plus conformes à la réalité que ceux dont on a, par tradition, coutume d’user, qui se transmettent sans réflexion de génération en génération, ou encore que ceux développés au hasard dans l’ardeur du combat ? Norbert ELIAS, Engagement et distanciation, Contribution à la sociologie de la connaissance (1983), p. 27-28, Paris, Fayard, 1993.

[48] Jean JAURES, Discours à la Jeunesse, Albi, 31 juillet 1903, dans J. JAURES, Discours et conférences, coll. Champs classiques, p. 168, Paris, Flammarion, 2014.

[49] Raymond ARON, Communication devant la Société française de philosophie, 17 juin 1939, dans R. ARON, Croire en la démocratie, 1933-1944, p. 102, Paris, Arthème Fayard – Pluriel, 2017.

[50] Noam CHOMSKY, De la responsabilité des intellectuels, p. 149, Paris, Agone, 2023. – Noam CHOMSKY, The Responsability of Intellectuels, New York, The New York Press, 2017.

Namur (Wallonia), August 28, 2021

Anticipating means visualising and then acting before the events or actions occur. This implies taking action based on what is visualised, which just goes to show how complex the process is and how problematic our relationship is with the future. The saying “to govern means to foresee » is at odds with this complexity principle. It also refers to individual responsibility. Blaming politics is a little simplistic and unfair, as it is up to each of us to govern ourselves, which means we must “anticipate”. Yet we are constantly guilty of not anticipating in our daily lives.

 

1. Our relationship with the future

 Our relationship with the future is problematic. There are five different attitudes, of which anticipation is merely the fifth. The first is common: we go with the flow; in other words, we wait for things to happen. We hope everything will go well. It is business as usual, or we have always done this as they say in Wallonia. We can also echo the words used by the miners whenever the colliery tunnels were shored up: it can’t hurt, it’s not dangerous, it’s strong, it’s reliable, etc. My father taught me to ridicule this cavalier attitude and, above all, to challenge it.

The second attitude is more active: it involves playing by the rules and working within the norms. The elected officials pay close attention to this, and so do we all. We have to have an extinguisher in our car in case of fire, but mostly to comply with the legal obligations, regulations, technical checks, and so on. Note that public buildings and businesses are also required to have them and to ensure that they are checked regularly. Very few people have one or more fire extinguishers in their house or apartment, and, even if they do, they may not be in working order or suitable for the different types of fire that may occur. We know that it is not a legal requirement, so most people don’t bother about it.

The third attitude towards the future is responsiveness: we respond to external stimuli, and we adapt quickly to the situations that arise. Images of firefighters and emergency workers come to mind, of course, and entrepreneurs as well. Responsiveness may be a virtue, but we know that it is sometimes ineffective in the face of fast-moving events. In defence of their discipline, futurists often quote a saying which they attribute to the statesman Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord (1754-1838): when it’s urgent, it’s already too late.

The fourth attitude towards the future is preactivity: our ability – or lack of – to prepare for changes once they are foreseeable. The word foreseeable is clearly related to forecasting, in other words, an assumption is made about the future which is usually quantified and associated with a confidence index based on an expectation. This involves taking a number of variables and system elements into account against a background of previous structural stability and analysing them and their possible evolutions. The likelihood of these possible evolutions is then calculated. Validation is always uncertain due to the complexity of the systems created by the variables. A common example is the weather forecast: it gives me a probability of rain at a given time. If I am preactive, I take my umbrella or I pile sandbags in front of my doors.

The fifth attitude towards the future is proactivity. In his work on the Battle of Stalingrad – 55 years after the event –, British historian and former officer Antony Beevor criticises the German general Friedrich Paulus (1890-1957) for not, as the military commander, being prepared to confront the threat of encirclement which had been facing him for weeks, particularly by not retaining a strong, mobile, armoured capability. This would have enabled the Sixth Army of the Wehrmacht to defend itself effectively at the crucial moment. But, Beevor adds, that implied a clear assessment of the actual danger [1]. This means that, faced with expected and identified changes (I would say exploratory foresight), or even desired changes, which I will cause or create (I would then say normative foresight), I will take action. Anticipating means both visualising and then acting in advance, in other words, acting before the events or actions occur. That is why we could also say, with Riel Miller, that if the future does not exist in the present, anticipation does. The form the future takes in the present is anticipation [2].

 

2. A threefold problem to comprehend the future

We are all faced with a threefold problem when confronting the future. The first problem is that, in the tradition of Gaston Berger (1896-1960) [3], we are expected to look far ahead but, in reality, the future does not exist as an object of knowledge. Clearly, it does not exist because it is not written and is not determined, as Marx believed or as some collapse theorists today believe.

We are also expected to take a broad view and to reflect systemically. But forecasts only focus on a limited number of variables, even in the era of Big Data. Yet we find ourselves faced with systems which are all complex and interwoven in a tangle of unlikely events. We are all familiar with emergences [4] or sudden occurrences linked to the relationships between participants and factors within the system. When driving my car, I can anticipate a puddle, to avoid aquaplaning, or a patch of ice by telling myself that I must not break. But, in reality, I never know what my reaction will be when I feel my wheels shaking, or how my car, my tyres or the road surface will react. Similarly, I never know what the reaction will be of the drivers in front of me or behind me, or in the other lanes, or of the bird that happens to strike my windscreen at that precise moment. So, I have to deal with the complexity, but I cannot reduce it.

The third problem is that, faced with world systems of such complexity, my own knowledge tools are limited. We are trained in disciplines, epistemologies, knowledge methods, vocabularies, and scientific jargon which do not encourage multidisciplinarity (studying one discipline through several disciplines), interdisciplinarity (transferring methods from one discipline to another) or transdisciplinarity (a demanding approach which moves between, across and beyond disciplines), to echo the distinctions expressed by the Franco-Romanian physicist Basarab Nicolescu in response to the works of Jean Piaget (1896-1980) [5]. Our narrowmindedness and reluctance to open up affect our humility, encourage received ideas, create ambiguity (words do not have the same meanings), prevent the necessary constructive dialogue, and adversely affect collective intelligence.

A key achievement of the French economists and futurists Jacques Lesourne (1928-2020) and Michel Godet was to demonstrate the limits of forecasting, which looks to the past for invariants or relationship models to suggest its permanence or its relatively constant evolution in the future, leading to conditional forecasts: ceteris paribus, all things being equal”. Michel Godet’s major work is entitled The Crisis in Forecasting and the Emergence of the « La Prospective », (Pergamon, 1979). In it, he writes that it was on account of the philosopher Gaston Berger, who was himself nurtured on the reflections of Teilhard de Chardin (1881-1955) and Maurice Blondel (1861-1949), and numerous Anglo-Saxon sources of inspiration, that the foresight approach developed. This intellectual stance involves taking the past and future into consideration over the long-term, comprehending the entire system in a seamless way, and exploring capabilities and means of action collectively.

Against our cultural, mental, intellectual, scientific, social and political background, this approach is not encouraged. It does, however, move us on from the question “what is going to happen” to the question “what may happen” and, therefore, “what if?”. This is also linked to one of our major preoccupations: the short-, medium-, and long-term impact prior analysis of the decisions we take.

Foresight has developed methods based precisely on the issue of these emergences. In addition to analysing trends and trajectories – which can identify crises such as the global financial crash in 2008 –, it also works with wildcards: major surprises and unexpected, remarkable, and unlikely events, which may have significant impacts if they occur: the 9/11 attacks, the Icelandic volcano in April 2010, the Covid crisis in 2019, the floods in July 2021, and so on.

There is also much talk today of black swan events as a result of the work of Nassim Nicholas Taleb, formerly a trader and now professor of risk engineering at the University of New York. This involves identifying events that are statistically almost impossible – so-called statistical dissonance – but which happen anyway [6].

 

3. Constructing a political agenda for complexity

First of all, we must be sceptical about the retrospective biases highlighted by the economist, psychologist and future Nobel Prize winner Daniel Kahneman and his colleague Amos Tversky, which involve exaggerating, retrospectively, the fact that events could have been anticipated. These biases are linked to the need we all have to make sense of things, including the most random events [7]. When the unpredictable happens, it is intellectually quite easy for us to see it as predictable.

Next, it should be noted that political leaders are faced with the core issues of appropriation, legitimacy, and acceptability – especially budgetary – of a decision taken at the end of a dialogue and negotiation process involving multiple participants. The public will not necessarily be in favour of the government spending significant amounts on understanding problems they cannot yet visualise. Like St. Thomas, if they can’t touch it, they won’t believe it. At the outset, the population is not ready to hear what the politicians have to tell them on the matter, whether it involves a “stop-concrete” strategy or a perishable supply of masks. For experts and elected officials alike, it is no longer enough to make claims. They now have to provide scientific proof, and, above all, avoid denial, as the emotional link can be considerable. The significant role played by the media should also not be overlooked. For a long time, it was thought that a pandemic was an acceptable risk, as in the 1960s with the Hong Kong flu which caused at least a million deaths globally between 1968 and 1970, whereas the sight of Covid-19 victims in intensive care is unbearable and makes us less willing to accept the number of deaths. Remember how, in France, Health Minister Roselyne Bachelot was criticised and accused of squandering public money when she bought health masks and vaccines for swine flu (H1N1 virus) in 2009-2010. At the same time, humans have a great capacity to become accustomed to risk. Think of the nuclear sword of Damocles that was the Cold War, which continued until the early 1990s. We should also question whether this military nuclear risk – the anthropic apocalypse – has disappeared.

We constantly find ourselves needing to agree on the priority of the challenges facing us. Constructing a political agenda for such complexity is by no means clear, and political leaders wonder whether they will be criticised for starting works that may not seem urgent or sufficiently important to merit sustained attention, stakeholder mobilisation, and the resulting budgets.

Finally, governing not only means solving organisational problems, allocating resources and planning actions over time. It also means making things intelligible, as the French historian Pierre Rosanvallon points out [8]. The political world does not appreciate the importance of the educational aspect. In Belgium, politicians no longer go on television to talk to people directly and explain an issue that needs to be addressed. Government communications have disappeared; now, there are only televised addresses from the Head of State, who in this way becomes the last actor to communicate values to the public in this way.

 

Conclusion: uncertainty, responsibility, and anticipation

In May 2020, during the Covid-19 lockdown, the host of Signes des Temps on France-Culture radio, Marc Weitzmann, had the bright idea of recalling the first major debate of the Age of Enlightenment on natural disasters and their consequences for human populations [9], a debate between Voltaire (1694-1778) and Rousseau (1712-1778) about the Lisbon disaster of 1755 [10].

HRP5XD Lisbon Tsunami, 1755 – Woodcut – The Granger – NYC

On 1 November 1755 (All Saints Day), Lisbon was hit by a huge earthquake. Three successive waves between 5 and 15 metres high destroyed the port and the city centre [11], and tens of thousands of inhabitants lost their lives in the earthquake, tsunami and huge fire that followed. When he heard the news, Voltaire was deeply affected and, several weeks later, in view of the gravity of the event, he wrote a famous poem in which his intention was to go beyond mere evocation of the disaster and compassion for the victims.

Come, ye philosophers, who cry, “All’s well,”

And contemplate this ruin of a world.

Behold these shreds and cinders of your race,

This child and mother heaped in common wreck,

These scattered limbs beneath the marble shafts—

A hundred thousand whom the earth devours,

Who, torn and bloody, palpitating yet,

Entombed beneath their hospitable roofs,

In racking torment end their stricken lives.

To those expiring murmurs of distress,

To that appalling spectacle of woe,

Will ye reply: “You do but illustrate

The iron laws that chain the will of God »? [12]

In this “Poem on the Lisbon disaster”, from which these lines are a short excerpt, Voltaire ponders the appropriateness of attributing the event to divine justice, when, according to some so-called optimistic philosophers at the time, everything natural is a gift from God and, therefore, ultimately good and just [13]. Without calling divine power into question, Voltaire counters this concept, rejects the idea of a specific celestial punishment to atone for vices in the Portuguese capital, and instead declares fate responsible for the disaster.

As mentioned by Jean-Paul Deléage, who, in 2005, published in the Écologie et Politique review the letter which Rousseau sent to Voltaire on 18 August 1756, Voltaire went on to propose a new concept of human responsibility. This concept was social and political rather than metaphysical and religious. Thus, in his reply to Voltaire, Rousseau states as follows:

 (…), I believe I have shown that with the exception of death, which is an evil almost solely because of the preparations which one makes preceding it, most of our physical ills are still our own work. Is it not known that the person of each man has become the least part of himself, and that it is almost not worth the trouble of saving it when one has lost all the rest Without departing from your subject of Lisbon, admit, for example, that nature did not construct twenty thousand houses of six to seven stories there, and that if the inhabitants of this great city had been more equally spread out and more lightly lodged, the damage would have been much less, and perhaps of no account. All would have fled at the first disturbance, and the next day they would have been seen twenty leagues from there, as gay as if nothing had happened; but it is necessary to remain, to be obstinate around some hovels, to expose oneself to new quakes, because what one leaves behind is worth more than what one can bring along. How many unfortunate people have perished in this disaster because of one wanting to take his clothes, another his papers, another his money?  Is it not known that the person of each man has become the least part of himself, and that it is almost not worth the trouble of saving it when one has lost all the rest? [14] 

Whereas, for Voltaire, the Lisbon disaster was an accident and an unfortunate combination of circumstances, Rousseau feels that the natural seismic effects were compounded by the actions, urban choices and attitude of the people during the disaster. It is the responsibility of human behaviour that Rousseau highlights. In essence, he believes that, although Lisbon was destroyed, this was linked to the human decision to build a city on the coast and near a fault line. A lack of anticipation, perhaps.

Rousseau returned to these matters in his Confessions, in which he again absolves Providence and maintains that, of all the evils in people’s lives, there was not one to be attributed to Providence, and which had not its source rather in the abusive use man made of his faculties than in nature [15].

In the appropriately named Signes des Temps, or Sign of the Times, programme, Marc Weitzmann established a link between this debate, the question of uncertainty, nature and mankind, and the thoughts of French urbanist Paul Virilio (1932-2018). Scarred by the blitzkrieg and his lost childhood, and the idea that acceleration prevents anticipation and can lead to coincidence, Virilio, author of Speed and Politics (MIT Press, 2006), The Original Accidentl (Polity Press, 2007), and The Great Accelerator (Polity Press, 2012), emphasised that industrial and natural disasters progressed not only geometrically but also geographically, if not cosmically. In his view, this progress of contemporary coincidence requires a new intelligence in which the principle of responsibility permanently supplants the principle of technoscientific effectiveness, which is, considers Virilio, arrogant to the point of delusion [16].

Thus, as in Rousseau, our natural disasters seem increasingly inseparable from our anthropic disasters. All the more so since, as we now know, we have through our human and industrial actions altered the course of time in all its meanings: climate time, as well as speed time, or acceleration.

The fine metaphor used by futurists on the need to have good headlights at night – the faster we travel, the brighter they need to be – seems somewhat outdated. While, today, we are collectively wondering whether the road still exists, we can still enjoy inventing, plotting, and carving out a new path. For, in the words of Gaston Berger, the future is not only what may happen or what is most likely to happen, but is also, and increasingly so, what we want it to be. Predicting a disaster is conditional: it involves predicting what would happen if we did nothing to change the situation rather than what will happen in any event [17].

Risk management will remain a fundamental necessity on the path we choose. What is more, any initiative involves a degree of uncertainty which we can only ever partially reduce. This uncertainty will never absolve our individual and collective responsibilities as elected representatives or citizens. This uncertainty, in turn, creates a duty of anticipation [18].

Anticipation culture must feature at the heart of our public and collective policies. To that end, we must employ foresight methods that are genuinely robust and operational, along with impact prior analyses for the actions to be taken. That is the only way to tackle a new future without false impressions.

In his conclusions of The Imperative of Responsability, Hans Jonas decreed that, facing the threat of nuclear war, ecological ravage, genetic engineering, and the like, fear was a requirement for tackling the future [19]. We must treat anticipation in the same way. Thus anticipation meets hope, each being a consequence of the other.

 

 

Philippe Destatte

@PhD2050

Related paper: Increasing rationality in decision-making through policy impact prior analysis (July 12, 2021)

 

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[1] Free translation from: Antony BEEVOR, Stalingrad, p. 231-232 et 252 , Paris, de Fallois, 1999.

[2] Riel MILLER, Futures Literacy: transforming the future, in R. MILLER ed., Transforming the Future, Anticipation in the 21st Century, p. 2, Paris, UNESCO – Abingdon, Routledge, 2018.

[3] Gaston BERGER, L’attitude prospective, dans Phénoménologie et prospective, p. 270sv, Paris, PUF, 1964.

[4] According to the systemist Edgar Morin, emergence is an organizational product which, although inseparable from the system as a whole, appears not only at the global level, but possibly at the level of the components. Emergence is a new quality in relation to the constituents of the system. It therefore has the virtue of an event, since it arises in a discontinuous manner once the system has been constituted; it has of course the character of irreducibility; it is a quality which cannot be broken down, and which cannot be deduced from previous elements. E. MORIN, La méthode, t.1, p. 108, Paris, Seuil, 1977. – The concept of emergence finds its origin in George Henry Lewes. To urge that we do not know how theses manifold conditions emerge in the phenomenon Feeling, it is to say that the synthetic fact has not been analytically resolved into all its factor. It is equally true that we do not know how Water emerges from Oxygen and Hydrogen. The fact of an emergence we know; and we may be certain that what emerges is the expression of its conditions, – every effect being the procession of its cause. George Henry LEWES, Problems of Life and Mind, t. 2, p. 412, London, Trübner & Co, 1874. – André LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, p. 276-277, Paris, PUF, 1976.

[5] See: Transdisciplinarité in Ph. DESTATTE & Philippe DURANCE dir., Les mots-clés de la prospective territoriale, p. 51, Paris, La Documentation française, 2009. http://www.institut-destree.eu/wa_files/philippe-destatte_philippe-durance_mots-cles_prospective_documentation-francaise_2008.pdf

[6] Nassim Nicholas TALEB, The Black Swan, The Impact of the Highly Improbable, New York, Random House, 2007.

[7] Daniel KAHNEMAN & Amos TVERSKY, Prospect theory: An Analysis of Decision under Risk, in Econometrica, Journal of the econometric society, 1979, vol. 47, nr 2, p. 263-291. https://www.jstor.org/stable/1914185?seq=1

[8] Pierre ROSANVALLON, Counter-Democracy, Politics in an Age of Distrust, Cambridge University Press,  2008.

[9] Jean-Jacques Rousseau, Lettre à Monsieur de Voltaire sur ses deux poèmes sur « la Loi naturelle » et sur « le Désastre de Lisbonne », présentée par Jean-Paul DELEAGE, dans Écologie & politique, 2005, 30, p. 141-154.

https://www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique1-2005-1-page-141.htm

[10] Cfr Marc Weitzmann, Le Cygne noir, une énigme de notre temps, ou la prévision prise en défaut, avec Cynthia Fleury, Bruno Tertrais et Erwan Queinnec, Signes des Temps, France Culture, https://www.franceculture.fr/emissions/signes-des-temps/le-cygne-noir-une-enigme-de-notre-temps-ou-la-prevision-prise-en-defaut

[11] Sofiane BOUHDIBA, Lisbonne, le 1er novembre 1755 : un hasard ? Au cœur de la polémique entre Voltaire et Rousseau, A travers champs, 19 octobre 2014. S. Bouhdiba est démographe à l’Université de Tunis. https://presquepartout.hypotheses.org/1023 – Jean-Paul POIRIER, Le tremblement de terre de Lisbonne, Paris, Odile Jacob, 2005.

[12] Translation taken from the Online Library of Liberty, https://oll.libertyfund.org/quote/voltaire-laments-the-destruction-of-lisbon-in-an-earthquake-and-criticises-the-philosophers-who-thought-that-all-s-well-with-the-world-and-the-religious-who-thought-it-was-god-s-will-1755.

VOLTAIRE, Poème sur le désastre de Lisbonne (1756), Œuvres complètes, Paris, Garnier, t. 9, p. 475. Wikisources : https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Voltaire_-_%C5%92uvres_compl%C3%A8tes_Garnier_tome9.djvu/485

[13] We are talking about theodicy here. This consists in the justification of the goodness of God by the refutation of the arguments drawn from the existence. This concept was introduced by the German philosopher and mathematician Gottfried Wilhelm Leibnitz (1646-1716) in an attempt to reconcile the apparent contradiction between, on the one hand, the misfortunes that prevail on earth and, on the other hand, the power and the goodness of God. LEIBNITZ, Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’Homme et l’origine du mal, Amsterdam, F. Changuion, 1710. – See Patrick SHERRY, Theodicy in Encyclopedia Britannica, https://www.britannica.com/topic/theodicy-theology. Accessed 28 August 2021.

We know that in his tale Candide, or Optimism, published in 1759, Voltaire will deform and mock Leibnitzian thought through the caricatural character of Pangloss and the formula everything is at best in the best of all possible worlds … VOLTAIRE, Candide ou l’Optimisme, in VOLTAIRE, Romans et contes, Edition établie par Frédéric Deloffre et Jacques Van den Heuvel, p. 145-233, Paris, Gallimard, 1979.

[14] Translation from Internet Archive, Letter to Voltaire, Pl, IV, 1060-1062, p. 51.

 https://archive.org/details/RousseauToVoltairet.marshall/page/n1/mode/2up?q=lisbon,

Lettre à Monsieur de Voltaire sur ses deux poèmes sur la « Loi naturelle » et sur « Le Désastre de Lisbonne », 18 août 1756. in Jean-Paul DELEAGE, op. cit.

[15] J.-J. ROUSSEAU, Confessions, IX, Paris, 1767, cité par Sofiane BOUHDIBA, op. cit.

[16] Paul VIRILIO, L’accident originel, p. 3, Paris, Galilée, 2005.

[17] G. BERGER, Phénoménologie et prospective…, p. 275. (Free translation).

[18] Voir à ce sujet Pierre LASCOUMES, La précaution comme anticipation des risques résiduels et hybridation de la responsabilité, dans L’année sociologique, Paris, PUF, 1996, 46, n°2, p. 359-382.

[19] Hans JONAS, The Imperative of Responsability, In Search of an Ethics for the Technological Age, The University of Chicago Press, 1984.

Hour-en-Famenne, 20 août 2021

Anticiper signifie imaginer puis agir avant que les événements ou les actions ne surviennent, c’est donc passer à l’acte en fonction de ce qui est imaginé. C’est dire l’extrême complexité du processus et si notre rapport à l’avenir est difficile. La maxime « Gouverner, c’est prévoir » s’accommode mal de cette logique de complexité. Elle renvoie aussi à la responsabilité individuelle. Jeter la pierre au politique, c’est un peu facile et abusif. Il appartient à chacun de se gouverner et donc de « prévoir ». Or, nous sommes constamment pris en défaut d’anticipation dans notre vie au quotidien [1].

 

 1. Notre rapport à l’avenir

Notre rapport à l’avenir est difficile. On peut distinguer cinq attitudes dans lesquelles l’anticipation ne sera que la cinquième. La première est fréquente : on laisse venir, c’est-à-dire qu’on attend que les choses adviennent. On espère que tout ira bien. C’est le business as usual, on z’a toudi bin fé comme çoula, comme on dit en wallon. On peut aussi mobiliser l’expression des mineurs, quand on boisait encore les galeries des charbonnages : çà n’pou mau… cela ne peut mal, il n’y a pas de risque, c’est solide, on peut avoir confiance… Mon père m’a appris à me moquer de cette attitude désinvolte. Et surtout à m’en défier.

La deuxième attitude se veut plus active : elle consiste à se mouvoir en suivant les règles du jeu, les normes. Les élus y sont très attentifs, mais aussi chacun d’entre nous. Nous devons avoir un extincteur dans notre véhicule en cas d’incendie, mais surtout pour répondre aux obligations de la loi, à la réglementation, au contrôle technique… Remarquez que les bâtiments publics, les entreprises doivent également en disposer et les faire contrôler régulièrement. Rares sont les personnes qui ont un ou plusieurs extincteurs dans leur maison ou appartement, et s’ils en sont équipés, ceux-ci sont-ils en ordre de fonctionnement et adaptés aux différents types de feu qui peuvent survenir ? Nous savons que ce n’est pas légalement obligatoire et la plupart y renoncent.

La troisième attitude face à l’avenir est la réactivité : nous répondons à des stimuli extérieurs et nous nous adaptons rapidement aux situations qui se présentent. C’est évidemment l’image du pompier, de l’urgentiste, mais aussi de l’entrepreneur qui vient à l’esprit. Même si c’est une vertu, nous savons que parfois la réactivité ne peut plus grand-chose face au cours rapide des événements. Pour plaider pour leur discipline, les prospectivistes répètent souvent une formule qu’ils attribuent à l’homme d’État Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord (1754-1838) : quand c’est urgent, c’est déjà trop tard.

La quatrième attitude face à l’avenir est celle de la préactivité : la capacité que nous avons – ou pas – de nous préparer aux changements, dès lors qu’ils sont prévisibles. Le mot prévisible renvoie bien évidemment à la prévision, c’est-à-dire qu’on émet une hypothèse sur le futur, généralement quantifiée et assortie d’un indice de confiance, en fonction d’une attente. Cela implique la prise en compte d’un certain nombre de variables, d’éléments du système, dans un contexte de stabilité structurelle préalable, leur analyse et celle de leurs évolutions possibles. Ces dernières font l’objet d’un calcul de leur degré de probabilité. La vérification est toujours incertaine à cause de la complexité des systèmes que constituent les variables dans la réalité. L’exemple courant est la météo : elle m’annonce une probabilité de pluviosité à telle heure : en étant préactif, je me munis de mon parapluie, ou j’accumule des sacs de sable devant mes portes…

La cinquième attitude face à l’avenir est la proactivité. Dans son ouvrage consacré à la bataille de Stalingrad – 55 ans après les faits – l’historien et ancien officier britannique Antony Beevor reproche au général allemand Friedrich Paulus (1890-1957) de ne pas, en tant que responsable militaire, s’être préparé à affronter la menace d’encerclement qui se présentait à lui depuis des semaines, notamment en ne conservant pas une capacité blindée robuste et mobile. Celle-ci aurait permis à la Sixième Armée de la Wehrmacht de se défendre efficacement au moment crucial. Mais, ajoute Beevor, cela supposait une claire appréciation du danger véritable [2]. Cela signifie que, face à des changements attendus et identifiés (je parlerais de prospective exploratoire), voire de changements voulus, que je vais provoquer, construire (je parlerais alors de prospective normative), je vais agir. Anticiper signifie à la fois imaginer puis agir par avance, c’est-à-dire agir avant que les événements, les actions ne surviennent.

 

2. Une triple difficulté pour appréhender le futur

La difficulté dans laquelle nous nous trouvons, chacun d’entre nous, face au futur est triple. La première c’est que, dans la tradition de Gaston Berger (1896-1960) [3], on nous demande de voir loin, mais qu’en réalité le futur n’existe pas en tant qu’objet de connaissance. Il n’existe pas bien sûr parce qu’il n’est pas écrit, qu’il n’est pas déterminé – comme le pensait Marx ou le pensent aujourd’hui certains tenants de la théorie de l’effondrement.

On nous demande aussi de voir large, de réfléchir de manière systémique. Mais les prévisions ne portent jamais que sur un nombre limité de variables, même à l’heure du Big Data. Or, nous nous trouvons face à des systèmes qui sont tous complexes, qui sont au cœur d’un enchevêtrement d’événements improbables. Tous connaissent des émergences, des apparitions soudaines, liées aux relations entre acteurs et facteurs au sein du système. Je peux, en conduisant ma voiture, anticiper une flaque d’eau pour éviter l’aquaplanage ou une plaque de verglas, en me disant que je ne peux pas freiner. Mais en fait, je ne sais jamais quelle sera ma réaction en sentant mes roues trembler, celle de ma voiture, de mes pneus, du revêtement, ou celle des conducteurs qui sont devant ou derrière moi, ou sur les autres bandes, voire de l’oiseau qui viendra à ce moment percuter mon pare-brise. Donc, je dois m’accommoder de la complexité, mais je ne peux jamais la réduire.

La troisième difficulté, c’est que face à des systèmes aussi complexes que le monde, mes propres outils de connaissance sont limités. Nous sommes formés à des disciplines, à des épistémologies, des modes de connaissances, des vocabulaires, des jargons scientifiques qui ne favorisent pas la pluridisciplinarité (étude d’une discipline par plusieurs disciplines), l’interdisciplinarité (le transfert des méthodes d’une discipline à l’autre), la transdisciplinarité (une approche exigeante qui va entre, à travers et au-delà des disciplines), pour reprendre les distinctions du physicien franco-roumain Basarab Nicolescu, à la suite des travaux de Jean Piaget (1896-1980) [4]. Ces étroitesses d’esprit et réticences à nous ouvrir affectent notre modestie, favorisent les idées reçues, créent de l’ambiguïté (les mots n’ont pas le même sens), empêchent le dialogue constructif nécessaire, nuisent à l’intelligence collective.

C’est le grand mérite des économistes et prospectivistes français Jacques Lesourne (1928-2020) et Michel Godet d’avoir montré les limites de la prévision qui recherche dans le passé des invariants ou des modèles de relations pour postuler sa permanence ou son évolution plus ou moins constante dans l’avenir, amenant à des prévisions conditionnelles : ceteris paribus, all things being equals, « toutes choses étant égales par ailleurs ». Le travail majeur de Michel Godet s’est intitulé Crise de la prévision, essor de la prospective (PUF, 1977). Ainsi, à la suite du philosophe Gaston Berger, lui-même nourri par les pensées de Teilhard de Chardin (1881-1955) et de Maurice Blondel (1861-1949), et de nombreuses sources d’inspirations anglo-saxonnes, s’est développée l’attitude prospective. Il s’agit d’une posture intellectuelle qui consiste à prendre en considération le long terme passé et futur, à appréhender de manière décloisonnée l’ensemble du système ainsi qu’à envisager de manière collective des capacités et des moyens d’action.

On comprend que dans notre cadre culturel, mental, intellectuel, scientifique, social et politique, cette approche n’est pas favorisée. Elle nous fait pourtant passer de la question « que va-t-il advenir » à la question « que peut-il advenir » et donc au what if ? Que se passe-t-il si ? Elle se lie aussi à une de nos préoccupations brûlantes : l’analyse préalable d’impact à court, moyen et long terme des décisions que nous prenons.

La prospective a développé des méthodes fondées justement sur la question de ces émergences. À côté des analyses de tendances et des trajectoires – qui peuvent appréhender des crises comme celle du chaudron de la finance mondiale, en 2008 – , elle travaille aussi sur les wildcards : des surprises majeures, des événements inattendus, surprenants, peu probables, qui peuvent avoir des effets considérables s’ils surviennent : le 11 septembre 2001, le volcan islandais en avril 2010, la crise du Covid en 2019, les inondations de juillet 2021, etc.

On parle aussi beaucoup aujourd’hui de cygne noir à la suite des travaux de l’ancien trader Nassim Nicholas Taleb, professeur d’ingénierie du risque à I’Université de New York. Il s’agit d’identifier des événements statistiquement presque impossibles – on parle de dissonance statistique -, mais qui se produisent tout de même [5].

 

3. Construire un agenda politique sur la complexité

Il faut d’abord se méfier des biais rétrospectifs, mis en évidence par l’économiste, psychologue et futur Prix Nobel Daniel Kahneman ainsi que son collègue Amos Tversky qui consistent à surestimer a posteriori le fait que les événements auraient pu être anticipés. Ces biais sont liés au besoin que nous avons tous de donner du sens, y compris aux événements les plus aléatoires [6]. Lorsque l’imprévisible arrive, il nous est intellectuellement assez facile de le trouver prévisible.

Ensuite, il faut observer que le dirigeant politique est confronté aux questions centrales de l’appropriation, de la légitimité et de l’acceptabilité – notamment budgétaire – d’une décision qui se prend au bout d’un processus de dialogue et de négociation avec de multiples interlocuteurs. Le citoyen n’est pas nécessairement prêt à accepter de lourdes dépenses de l’État pour appréhender des problèmes qu’il ne visualise pas encore. Comme Saint Thomas, tant qu’on ne touche pas, on n’y croit pas. S’agit-il d’un « Stop béton » ou d’un stock périssable de masques ? La population n’est pas d’emblée prête à entendre ce que les politiques ont à lui dire à ce sujet. Pour l’expert comme pour l’élu, il ne suffit donc plus d’affirmer, il faut aujourd’hui prouver scientifiquement. Et surtout éviter le déni, car le lien à l’émotionnel peut être grand. Il ne faut pas non plus négliger le rôle considérable joué par le facteur médiatique. On a longtemps cru qu’une pandémie était un risque acceptable comme dans les années 1960 avec la grippe de Hong Kong qui fit au moins un million de morts dans le monde de 1968 à 1970, alors que la vision des victimes de la Covid-19 aux soins intensifs est insoutenable et accroît notre refus du nombre de morts. Rappelons-nous combien, en France, la ministre de la Santé Roselyne Bachelot fut critiquée et accusée de dilapider les deniers publics lorsqu’elle avait acheté des masques sanitaires et des vaccins contre la grippe liée au virus (H1N1) en 2009-2010. Dans le même temps, l’être humain a une grande capacité à s’habituer au risque. Pensons à l’épée de Damoclès nucléaire de la Guerre froide, présente jusqu’au début des années 1990. Interrogeons-nous aussi pour savoir si ce risque nucléaire militaire – l’apocalypse anthropique – a disparu.

On se retrouve donc constamment dans la nécessité de s’accorder sur la priorité des enjeux. Construire un agenda politique sur une telle complexité n’est pas du tout évident et le dirigeant politique se dit : ne va-t-on pas me reprocher d’ouvrir des chantiers qui peuvent ne pas paraître urgents ou à ce point importants qu’ils méritent attention soutenue, mobilisation des acteurs et budgets conséquents ?

Enfin, gouverner, ce n’est pas seulement résoudre des problèmes d’organisation, allouer des ressources, et planifier les actions dans le temps. Gouverner, c’est aussi rendre les choses intelligibles, comme le rappelle Pierre Rosanvallon [7]. Le monde politique ne prend pas assez la mesure de l’importance du facteur pédagogique. En Belgique, il ne vient plus à la télévision s’adresser aux gens, droit dans les yeux, pour expliquer un enjeu qu’il est impératif de relever. Les communications gouvernementales ont disparu, ne subsistent plus que les allocutions télévisées du chef de l’État qui en vient ainsi à être le dernier acteur à communiquer encore par ce biais des valeurs aux citoyens.

 

Conclusion : incertitude, responsabilité et anticipation

En mai 2020, en période de confinement lié au Covid19, l’animateur de Signes des Temps sur France-Culture, Marc Weitzmann, eut la bonne idée de rappeler le premier grand débat du siècle des Lumières sur les catastrophes naturelles et leurs conséquences sur les populations humaines [8], débat tenu entre Voltaire (1694-1778) et Rousseau (1712-1778) au sujet de la catastrophe de Lisbonne de 1755 [9].

Le Tsunami de Lisbonne – Gravure sur bois – The Granger Collection NYC (HRP5XD)

Ainsi, lorsque le 1er novembre 1755 – jour de la Toussaint -, un séisme brutal frappe Lisbonne, trois vagues successives de 5 à 15 mètres de haut ravagent le port et le centre-ville[10], plusieurs dizaines de milliers d’habitants perdent la vie dans le tremblement de terre, le tsunami et le gigantesque incendie qui se suivent. Lorsqu’il l’apprend, Voltaire en est très affecté et, compte tenu de la gravité de l’événement, écrit, quelques semaines plus tard, un poème fameux dont l’intention dépasse la simple évocation de la catastrophe ou la compassion envers les victimes.

Philosophes trompés qui criez tout est bon,

Accourez, contemplez ces ruines affreuses,

Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses,

Ces femmes, ces enfants l’un sur l’autre entassés,

Sous ces marbres rompus ces membres dispersés ;

Cent mille infortunés que la terre dévore,

Qui, sanglants, déchirés, et palpitants encore,

Enterrés sous leurs toits, terminent sans secours

Dans l’horreur des tourments leurs lamentables jours !

Aux cris demi-formés de leurs voix expirantes,

Au spectacle effrayant de leurs cendres fumantes,

Direz-vous : « C’est l’effet des éternelles lois

Qui d’un Dieu libre et bon nécessitent le choix » ? [11]

 Dans ce Poème sur le désastre de Lisbonne, dont ces quelques lignes ne sont qu’un extrait, Voltaire s’interroge sur la pertinence de mettre l’évènement sur le compte de la justice divine alors que, comme le disent alors certains philosophes qualifiés d’optimistes, tout ce qui est naturel serait don de Dieu, donc, finalement, bon et juste[12]. Sans remettre en cause la puissance divine, l’encyclopédiste combat cette conception, rejette l’idée d’une punition céleste spécifique qui voudrait faire payer quelque vices à la capitale portugaise et désigne plutôt la fatalité comme responsable de la catastrophe.

Comme l’indique Jean-Paul Deléage, qui a publié en 2005 dans la revue Écologie et Politique la lettre que Rousseau adresse à Voltaire le 18 août 1756, le philosophe genevois va proposer une conception nouvelle de la responsabilité humaine. Cette conception sera davantage sociale et politique que métaphysique et religieuse. Ainsi, dans sa réponse à Voltaire, Rousseau affirme ce qui suit :

 (…) , je crois avoir montré qu’excepté la mort, qui n’est presque un mal que par les préparatifs dont on la fait précéder, la plupart de nos maux physiques sont encore notre ouvrage. Sans quitter votre sujet de Lisbonne, convenez, par exemple, que la nature n’avoit point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages, et que, si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre et peut-être nul. Tout eût fui au premier ébranlement, et on les eût vus le lendemain à vingt lieues de là, tout aussi gais que s’il n’étoit rien arrivé. Mais il faut rester, s’opiniâtrer autour des masures, s’exposer à de nouvelles secousses, parce que ce qu’on laisse vaut mieux que ce qu’on peut emporter. Combien de malheureux ont péri dans ce désastre pour vouloir prendre, l’un ses habits, l’autre ses papiers, l’autre son argent ! Ne sait-on pas que la personne de chaque homme est devenue la moindre partie de lui-même, et que ce n’est presque pas la peine de la sauver quand on a perdu tout le reste ? [13]

Si, pour Voltaire, le désastre de Lisbonne est un hasard et un malheureux concours de circonstances, Rousseau voit dans l’action des hommes, dans leurs choix urbanistiques ainsi que dans leur attitude lors du cataclysme, l’aggravation des effets sismiques naturels. En fait, c’est la responsabilité des comportements humains que Rousseau met en avant, considérant d’ailleurs que, au fond, si Lisbonne a été détruite, cela relève de la décision des hommes d’avoir construit une ville à la fois sur les bords de l’océan et près d’une faille sismique… Donc, oserions-nous écrire, un défaut d’anticipation [14].

Rousseau reviendra sur ces questions notamment dans ses Confessions, disculpant à nouveau la Providence et affirmant que tous les maux de la vie humaine trouvent finalement leur origine dans l’abus que l’homme a fait de ses facultés plus que dans la nature elle-même [15].

Dans l’émission Signes des Temps, si bien nommée, Marc Weitzmann établit une relation entre ce débat, la question de l’incertitude, de la nature et de l’être humain, avec la pensée de l’urbaniste français Paul Virilio (1932-2018). Marqué par la Blitzkrieg et l’exode de son enfance, l’idée que l’accélération empêche l’anticipation et peut mener à l’accident, l’auteur notamment de Vitesse et Politique (1977), L’accident originel (2005), Le Grand accélérateur (2010), soulignait que les catastrophes industrielles ou naturelles progressaient de manière non seulement géométrique, mais géographique, si ce n’est cosmique. Selon Virilio, ce progrès de l’accident contemporain exige une intelligence nouvelle où le principe de responsabilité supplanterait définitivement celui de l’efficacité des technosciences arrogantes jusqu’au délire [16].

Ainsi, comme chez Rousseau, nos catastrophes naturelles apparaissent de plus en plus inséparables de nos catastrophes anthropiques. D’autant que, nous le savons désormais, nous avons, par nos actions humaines et industrielles, modifié le cours du temps dans toutes ses acceptions : temps climat, mais aussi temps vitesse, accélération.

La belle métaphore des prévisionnistes et prospectivistes sur la nécessité de disposer de bons phares dans la nuit, d’autant meilleurs que nous roulons plus vite, semble parfois dépassée. En fait, alors que nous nous demandons aujourd’hui collectivement si la route existe encore, nous pouvons nous réjouir de pouvoir inventer, tracer, creuser un nouveau chemin. Car, en effet, l’avenir n’est pas seulement ce qui peut arriver ou ce qui a le plus de chance de se produire, disait Gaston Berger, il est aussi, dans une proportion qui ne cesse de croître, ce que nous voulons qu’il fût. Prévoir une catastrophe est conditionnel : c’est prévoir ce qui arriverait si nous ne faisions rien pour changer le cours des choses, et non point ce qui arrivera de toute manière [17].

Sur la trajectoire que nous choisirons la gestion des risques restera fondamentalement nécessaire. Toute initiative implique d’ailleurs une marge d’incertitude que nous ne pourrons jamais que partiellement réduire. Cette incertitude n’exonèrera jamais nos responsabilités, individuelles et collectives, celles des élus comme celles des citoyens. Cette incertitude crée à son tour un devoir d’anticipation [18].

La culture de l’anticipation doit figurer au cœur de nos politiques publiques et collectives. Nous devons mobiliser à cet effet des méthodes de prospective véritablement robustes et opérationnelles ainsi que des analyses préalables d’impacts des actions à mener. C’est la voie indispensable pour aborder un nouvel avenir sans fausse illusion.

Ainsi, tout comme dans Le Principe responsabilité Hans Jonas décrétait la crainte comme une obligation pour aborder l’avenir [19], nous faisons de même avec l’anticipation. Celle-ci rejoint donc l’espérance, corollaire de l’une et de l’autre.

 

Philippe Destatte

@PhD2050

 

[1] Ce texte constitue la mise au net de quelques notes prises dans le cadre de l’interview de Pierre HAVAUX, Gouverner, c’est prévoir…, parue dans Le Vif du 5 août 2021, p. 74-75.

[2] Antony BEEVOR, Stalingrad, p. 231-232 et 252 , Paris, de Fallois, 1999.

[3] Gaston BERGER, L’attitude prospective, dans Phénoménologie et prospective, p. 270sv, Paris, PUF, 1964.

[4] Voir l’article Transdisciplinarité dans Ph. DESTATTE et Philippe DURANCE dir., Les mots-clés de la prospective territoriale, p. 51, Paris, La Documentation française, 2009.

http://www.institut-destree.eu/wa_files/philippe-destatte_philippe-durance_mots-cles_prospective_documentation-francaise_2008.pdf

[5] Nicholas TALEB, Cygne noir, La puissance de l’imprévisible, (The Black Swan), Random House, 2007.

[6] Daniel KAHNEMAN & Amos TVERSKY, Prospect theory: An Analysis of Decision under Risk, in Econometrica, Journal of the econometric society, 1979, vol. 47, nr 2, p. 263-291.

https://www.jstor.org/stable/1914185?seq=1

[7] ROSANVALLON Pierre, La contre-démocratie, La politique à l’âge de la défiance, p. 313, Paris, Seuil, 2006

[8] La formule est de Jean-Paul Deléage. Jean-Jacques Rousseau, Lettre à Monsieur de Voltaire sur ses deux poèmes sur « la Loi naturelle » et sur « le Désastre de Lisbonne », présentée par Jean-Paul DELEAGE, dans Écologie & politique, 2005, 30, p. 141-154. https://www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique1-2005-1-page-141.htm

[9] Cfr Marc Weitzmann, Le Cygne noir, une énigme de notre temps, ou la prévision prise en défaut, avec Cynthia Fleury, Bruno Tertrais et Erwan Queinnec, Signes des Temps, France Culture,

https://www.franceculture.fr/emissions/signes-des-temps/le-cygne-noir-une-enigme-de-notre-temps-ou-la-prevision-prise-en-defaut

[10] Sofiane BOUHDIBA, Lisbonne, le 1er novembre 1755 : un hasard ? Au cœur de la polémique entre Voltaire et Rousseau, A travers champs, 19 octobre 2014. S. Bouhdiba est démographe à l’Université de Tunis. https://presquepartout.hypotheses.org/1023 – Jean-Paul POIRIER, Le tremblement de terre de Lisbonne, 1755, Paris, Odile Jacob, 2005.

[11] VOLTAIRE, Poème sur le désastre de Lisbonne (1756), Œuvres complètes, Paris, Garnier, t. 9, p. 475.

Wikisources : https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Voltaire_-_%C5%92uvres_compl%C3%A8tes_Garnier_tome9.djvu/485

[12] On parle ici de la théodicée. Celle-ci consiste en la justification de la bonté de Dieu par la réfutation des arguments tirés de l’existence. Ce concept avait été introduit par le philosophe et mathématicien allemand Gottfried Wilhelm Leibnitz (1646-1716) pour tenter de concilier l’apparente contradiction entre, d’une part, les malheurs qui sévissent sur terre et, d’autre part, la puissance et la bonté de Dieu. LEIBNITZ, Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’Homme et l’origine du mal, Amsterdam, F. Changuion, 1710. – On sait que dans son conte Candide, ou l’Optimisme, publié en 1759, et qui est en quelque sorte la réponse à la lettre de Rousseau, Voltaire déformera et tournera en dérision la pensée leibnitzienne au travers du personnage caricatural de Pangloss et de la formule tout est au mieux dans le meilleur des mondes possibles… Voir aussi Henry DUMERY, Théodicée, dans Encyclopædia Universalis en ligne, consulté le 18 août 2021. https://www.universalis.fr/encyclopedie/theodicee/  

Dès le 24 novembre 1755, première référence de Voltaire à la catastrophe de Lisbonne dans sa correspondance selon Théodore Besterman, le philosophe écrit à Jean-Robert Tronchin : Voilà Monsieur une physique bien cruelle. On sera bien embarrassé à deviner comment les lois du mouvement opèrent des désastres si effroyables dans le meilleur des mondes possibles. Cent mille fourmis, notre prochain, écrasées tout d’un coup dans notre fourmilière, et la moitié périssant sans doute dans des angoisses inexprimables au milieu des débris dont on ne peut les tirer : des familles ruinées au bout de l’Europe, la fortune de cent commerçants de votre patrie abîmée dans les rues de Lisbonne. Quel triste jeu de hasard que le jeu de la vie humaine ! Lettre à Jean-Robert Tronchin, dans VOLTAIRE, Correspondance, IV (Janvier 1754-décembre 1757), Edition Theodore Besterman, coll. La Pléiade, n° 4265, p. 619 et 1394, Paris, Gallimard, 1978. – Dans une autre lettre adressée à Elie Bernard le 26 novembre, Voltaire écrit : Voici la triste confirmation du désastre de Lisbonne et de vingt autres villes. C’est cela qui est sérieux. Si Pope avait été à Lisbonne aurait-il osé dire, tout est bien ? Op. cit., p. 620. Voir aussi p. 622-623, 627, 629, 637, 643 du 19 décembre 1755 où il semble adresse les vers au Comte d’Argental, 644, 695, 697-699 avec une référence à Leibnitz, 711, 717, 719-721, 724, 727-729, 735, 751, 757, 778, 851-852. La lettre 4559 du 12 septembre 1756, p. 846, est l’accusé de réception de Voltaire à Rousseau de sa critique du Désastre de Lisbonne. Voir aussi l’intéressant commentaire p. 1470-1471.

[13] Lettre à Monsieur de Voltaire sur ses deux poèmes sur la « Loi naturelle » et sur « Le Désastre de Lisbonne », 18 août 1756. dans Jean-Paul DELEAGE, op. cit.

[14] Rousseau poursuit d’ailleurs : Je ne vois pas qu’on puisse chercher la source du mal moral ailleurs que dans l’homme libre, perfectionné, partant corrompu ; et quant aux maux physiques, si la matière sensible et impassible est une contradiction, comme il me le semble, ils sont inévitables dans tout système dont l’homme fait partie ; et alors la question n’est point pourquoi l’homme n’est pas parfaitement heureux, mais pourquoi il existe. De plus, je crois avoir montré qu’excepté la mort, qui n’est presque un mal que par les préparatifs dont on la fait précéder, la plupart de nos maux physiques sont encore notre ouvrage. Ibidem, n°8.

[15] J.-J. ROUSSEAU, Confessions, IX, Paris, 1767, cité par Sofiane BOUHDIBA, op. cit. – J-P. POIRIER, Le tremblement de terre, p. 219 sv.

[16] Paul VIRILIO, L’accident originel, p. 3, Paris, Galilée, 2005. – Paul VIRILIO, Le krach actuel représente l’accident intégral par excellence, dans Le Monde, 18 octobre 2008, Cela fait trente ans que l’on fait l’impasse sur le phénomène d’accélération de l’Histoire, et que cette accélération est la source de la multiplication d’accidents majeurs. « L’accumulation met fin à l’impression de hasard », disait Freud à propos de la mort. Son mot-clé, ici, c’est hasard. Ces accidents ne sont pas des hasards. On se contente pour l’instant d’étudier le krach boursier sous l’angle économique ou politique, avec ses conséquences sociales. Mais on ne peut comprendre ce qui se passe si on ne met pas en place une économie politique de la vitesse, générée par le progrès des techniques, et si on ne la lie pas au caractère accidentel de l’Histoire.

https://www.lemonde.fr/idees/article/2008/10/18/le-krach-actuel-represente-l-accident-integral-par-excellence_1108473_3232.html

[17] G. BERGER, Phénoménologie et prospective…, p. 275.

[18] Voir à ce sujet Pierre LASCOUMES, La précaution comme anticipation des risques résiduels et hybridation de la responsabilité, dans L’année sociologique, Paris, PUF, 1996, 46, n°2, p. 359-382.

[19] Hans JONAS, Le principe responsabilité, Une éthique pour la civilisation technologique, p. 301, Paris, Éditions du Cerf, 1990.

Hour-en-Famenne, 10 juin 2018

Comme nous l’avions indiqué dès le 23 mai 2018, peu après le discours sur l’état de la Wallonie, c’est bien le rôle d’un ministre-président d’oser regarder la réalité en face. Un diagnostic courageux peut constituer le point de départ d’un nouveau contrat sociétal avec les Wallonnes et Wallons, le début d’une nouvelle trajectoire.

Dans notre deuxième papier [1] consacré à ce sujet, nous souhaitons revenir sur la dynamique de transformation. Nous essayons donc de décoder le mécanisme de déni des réalités et des risques qui a longtemps prévalu dans le chef de la plupart des décideurs et acteurs wallons [2]. Ce mécanisme de déni freine systématiquement tout processus de prise de conscience puis d’action.

Plutôt qu’aux modèles de changement de Kurt Lewin [3] ou de Ronald Lippitt [4], que nous avons déjà mobilisés dans la foulée de la pensée prospective de Gaston Berger, ou encore à ceux de Richard Slaughter [5] ou d’Edgar Morin [6], c’est plutôt ici au modèle chronologique et transthéorique [7] de James Prochaska et Carlo DiClemente que nous nous référerons afin de l’utiliser comme grille de lecture [8]. Certains ne manqueront pas de nous en faire d’emblée le reproche, arguant, non sans raison, que cet outil est avant tout employé en thérapie comportementale… Mais n’avons-nous pas déjà mis en évidence les biais comportementaux wallons, autant que les attitudes constructives qui nous paraissent de nature tantôt à freiner tantôt à favoriser un redéploiement ? [9]

De de la non-implication à la finalisation

Le modèle de Prochaska et DiClemente s’applique étonnamment à la Wallonie pour comprendre comment a réagi une partie de la génération politique et sociale qui s’est installée aux affaires au début du nouveau millénaire. De plus, comme l’indique le professeur Jacques Rhéaume, de l’Université du Québec à Montréal, toute perspective psychosociologique du changement repose à la fois sur une conception psychologique du changement individuel et sur une conception du changement social [10]. En fait, cet outil transthéorique identifie six stades ou phases qui décrivent une transformation de manière itérative. Cette dernière peut aussi être souvent erratique, en connaissant et en prenant en compte les essais, erreurs, rechutes, échecs, etc. Ce processus est également attentif à la continuité du mouvement, voire au cycle du changement (Wheel of Change), ainsi qu’au maintien de ses résultats dans la durée.

La première phase, dite de pré-intention ou de non-implication (Pre-contemplation en anglais) est celle durant laquelle l’acteur n’est pas conscient de sa situation, des problèmes qui l’affectent aujourd’hui ou l’affecteront demain : il n’envisage pas le changement suite à son absence de volonté ou de capacité, il ne manifeste donc, de lui-même, aucune envie de transformation et n’est guère réceptif aux efforts et stimuli extérieurs destinés à le motiver. Toute initiative ou sursaut dans cette phase s’éteint généralement rapidement.

Durant la deuxième phase, dite d’intention [11] ou de prise en considération (Contemplation en anglais), l’acteur adhère à l’information qu’il produit ou qui lui est proposée, il prend progressivement conscience et la mesure des enjeux, des risques de non-résolution du problème ou de non-saisie des possibilités de remédiation ou de progrès. Il est dans une phase d’évaluation ex ante, mais qui est encore teintée d’incertitudes et d’indécisions. Il est peu enclin au changement concret, car il lui semble qu’il tire encore trop de bénéfices du non-changement.

La troisième phase est celle de la décision du changement (Deciding to change). Après plusieurs événements nouveaux, efforts pédagogiques ou informations innovantes qui l’éclairent et accroissent sa motivation, l’acteur se convainc d’agir, se prépare à le faire, élabore des plans, rassemble des moyens et décide finalement la transformation effective qu’il déclenchera généralement dans les six mois qui suivent.

Prochaska et DiClemente

Lors de la quatrième phase, l’action pour réaliser le changement (Active change) devient concrète et réelle. C’est le stade du changement de comportement qui amorce la transformation et crée le mouvement. L’initiative peut alors être brutale, rapide, radicale, sous forme de rupture ou produite par une montée en puissance progressive. C’est aussi la période la plus instable pendant laquelle la dynamique enclenchée risque de s’arrêter.

La cinquième phase est celle de l’adoption et de l’entretien (Maintenance), de la consolidation du changement et des comportements positifs, de la résistance aux rechutes – suite à une crise – ou encore du retour temporaire, conjoncturel, à une phase précédente, avant de reconstruire. Il s’agit bien d’une phase de poursuite du changement et non d’absence de changement.

La sixième phase est celle de la finalisation (Termination) avant d’atteindre le dégagement, c’est-à-dire l’acquisition durable de l’évolution souhaitable, du changement global. Le risque de marche arrière est passé.

Chaque phase de la théorie du changement de Prochaska et DiClemente nécessite des interventions et des stratégies spécifiques et appropriées pour passer d’un stade à l’autre : conscientisation par une information adéquate sur les opportunités et les risques ; valorisation des comportements positifs (phase de pré-intention) ; éveil par l’analyse des arguments, des différentes options et des trajectoires de changement (phase de prise en considération) ; renforcement de l’engagement en vue de passer à l’action ; préparation soignée ; déclinaison en objectifs réalisables ; recherche de partenaires et d’alliés pour s’engager (phase de décision) ; suivi, évaluation et révision des stratégies jusqu’à l’atteinte des objectifs ; valorisation des expériences – tant des progrès que des échecs – ; renforcement de la motivation (phase d’action pour réaliser le changement); entretien du dispositif et des efforts jusqu’à la consolidation (phase d’adoption et d’entretien du changement) ; stabilisation du processus et des dispositions pour en assurer la durabilité (phase de finalisation).

Prochaska et DiClemente reconnaissent que le changement implique souvent des échecs partiels, des retours en arrière, des rechutes, impliquant la nécessité de recommencer des phases, les différentes activités de soutien étant nécessaires à chaque étape.

Une Wallonie mentalement dépendante

Joli modèle, mais qu’a-t-il donc de commun avec la Wallonie ? Ce ne sont pas les addictions qui nous relient au modèle de Prochaska et DiClemente, même s’il est souvent utilisé pour analyser la manière de s’en libérer. Ce qui est probablement plus frappant, c’est le rapport entre la situation de certains acteurs wallons avec les deux premières phases dites en anglais pre-contemplation et contemplation (cités en français dans certaines traductions). Cet état qui s’assimile parfois au recueillement, à la méditation, voire à la sidération pour certains. Les Anglo-saxons utilisent d’ailleurs l’expression It is as yet only in contemplation, ce qui signifie que ce n’est encore qu’à l’état de projet. Ce sont des phases qui sont également marquées par le déni, la dénégation, c’est-à-dire le refus de reconnaître une réalité dont la perception est traumatisante ou peut avoir des effets sur le choix des actions à mener. Il faut toujours dire ce que l’on voit, écrivait Péguy dans un autre contexte, mais avec une formule saisissante restée célèbre : surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit [12]. Dans la phase de pré-intention, l’acteur n’est pas réellement conscient ou ne veut pas tenir compte des conséquences à long terme de ses choix. Il va donc résister à regarder la réalité en face ou va considérer qu’un problème n’est pas un problème. Il va généralement temporiser en considérant que les effets les plus sérieux de la situation envisagée ne sont pas encore advenus et qu’il n’est pas forcé de s’en saisir. C’est un syndrome bien connu en politique et que l’on désigne par NIMTO : not in my term office : pas dans mon mandat… [13]. De ce fait, qu’il soit élu, acteur [14] ou citoyen, il va estimer que ses priorités immédiates sont ailleurs et que le moment de se mobiliser n’est pas encore venu. Néanmoins, la pression des réalités qui s’exercent sur lui – par exemple, l’augmentation des signes et symptômes de la pauvreté en Wallonie – fait naître une logique d’ambivalence, de coexistence de tendances contraires.

La prise de conscience de la nécessité d’agir et d’atteindre des objectifs s’impose progressivement à son esprit. Elle augmente tandis que, bercé par les traditions de mauvaise gouvernance, l’acteur souhaite de toute évidence conserver les avantages de la situation qui prévalait précédemment, sans qu’il veuille réellement concilier ces composantes qui vont dans des sens contraires. L’acteur se trouve alors face à une balance décisionnelle où les raisons pour changer s’opposent aux arguments pour ne pas changer.

Le lien à établir avec le modèle transthéorique est celui de la dépendance. Car en fait, que le verre soit à moitié vide ou à moitié plein, il faut bien que quelqu’un le remplisse au-delà de son niveau partiel. Une partie du contenu est fournie par la Flandre au travers de ce qu’on appelle les transferts. Les Flamands que certains Wallons trouvent les plus désagréables la qualifient de solidarité forcée. Nos compatriotes du Nord n’ont pourtant pas tort. D’autant que de nombreux Wallons inconscients de ces réalités semblent considérer que ces montants leur sont fondamentalement dus [15]… Une autre partie du contenu du verre est alimentée par l’Europe via les mécanismes de fonds structurels ou de cohésion : environ 12,5 milliards d’euros de 1989 à 2020. Une dernière partie, en fait, est comblée par de l’absence et du vide, tant au niveau collectif des politiques publiques que dans les moyens à la disposition des ménages. Ainsi, selon l’Aperçu statistique de la Belgique 2017, qui porte sur les données 2014, un ménage wallon dépense en moyenne 4.270 euros de moins annuellement qu’un ménage flamand, soit 11% de moins. Les Wallons réduisent leur consommation dans tous les registres de produits et services, à l’exception de l’alcool, du tabac et des services personnels [16].

Le modèle de changement utilisé ici comme référentiel s’inscrit bien dans la logique de l’engagement individuel et collectif induit par la prospective. En effet, comme la psychosociologie décrite par Jacques Rhéaume, la prospective œuvre à accroître une conscience plus critique, une compréhension et une maîtrise accrue de sa situation personnelle et sociale (…) de rendre les individus et les collectifs plus « sujets » de leur histoire [17]. Cette articulation entre dynamiques individuelles et collectives se solutionne par la contractualisation, ainsi que par la logique d’engagements mutuels que permet un pacte social ou sociétal.

La révolte et la renaissance

Combien de fois ce modèle de changement n’a-t-il pas tourné depuis 1999 ? Pré-intention, intention, décision, retour à l’intention, re-décision, etc. Faut-il s’étonner que les plans stratégiques se soient succédé ? A nouveau, avec une rapidité peu commune, depuis un an des décisions ont été prises, des actions menées. Le processus n’est certes pas stabilisé. Les efforts sont en cours. Le terrain de l’avenir proche est évidemment encombré par deux échéances électorales qui constituent autant de risques de rechutes que d’occasions de rassembler, de relancer, de renforcer et d’aller de l’avant.

C’est en toute logique que L’homme révolté d’Albert Camus, édité en 1951, fait suite au Mythe de Sisyphe, publié dix ans auparavant. L’écrivain et philosophe français y observait que de nombreuses élites étaient prêtes à accepter l’iniquité, non pas l’allègement de la misère, mais son silence. L’auteur rappelait déjà que l’avenir ne peut se prévoir et qu’il se pouvait que la renaissance soit impossible. Mais, poursuivait-il, toute sorte de résignation doit être refusée : il faut parier sur la renaissance [18].

Depuis son arrivée au gouvernement en juillet 2017, le ministre-président wallon n’a cessé de dire, avec de plus en plus de force, la colère et la volonté qui l’animent face à la situation socio-économique de la Wallonie et au délitement social qui en résulte, notamment en matière de chômage des jeunes. Gageons que le nombre de femmes et d’hommes, autant que d’organisations, toutes et tous révoltés, qui se dressent ou se dresseront à ses côtés permettra, en multipliant les initiatives communes, de favoriser cette renaissance. Les conditions de cette révolte restent assurément à définir. Le WalDeal annoncé doit en constituer le cadre, celui d’un nouveau cycle, plus déterminant encore. Ce sera, comme promis, l’objet de notre prochain article.

 

Philippe Destatte

@PhD2050

[1] Un premier papier a été publié le 4 juin 2018 et est intitulé : La Wallonie du verre à moitié plein : c’est grave docteur ?, Blog PhD2050, Hour-en-Famenne, 4 juin 2018. https://phd2050.org/2018/06/04/verre1/

[2] Pas tous, bien entendu. Voir par exemple Mattéo GODIN et Jean HINDRIKS, Disparité et convergences économiques : rattrapage économique wallon, dans Regards économiques, n°120, Nov. 2015 : La part de chaque région dans le PIB belge reste constante sur la période : 55 % pour la Flandre, 25 % pour la Wallonie et 20 % pour Bruxelles. Du fait de la croissance démographique de Bruxelles, le PIB par habitant de Bruxelles augmente moins vite et converge vers celui des deux autres régions. La crise de 2007-2008 a aussi affecté plus fortement la Flandre que la Wallonie. Mais sur l’ensemble de la période 2000-2013, il y a une absence de convergence du PIB par habitant entre la Wallonie et la Flandre. Les disparités de PIB par habitant augmentent entre arrondissements d’une même région, tandis qu’elles diminuent entre régions et ce exclusivement par l’effet de Bruxelles. http://www.regards=economiques.be/index.php?option=com_reco&view=article&cid=155 – Voir aussi l’analyse de Joseph Pagano dans Philippe DESTATTE, Les conditions d’un redéploiement de la Wallonie, Blog PhD2050, 16 février 2014 https://phd2050.org/2014/02/16/redeploiement/

[3] Le modèle de changement dynamique en trois phases de Lewin (décristallisation, transition, (re)cristallisation) met l’accent sur les éléments moteurs qui facilitent ou entravent le changement, et sur la façon dont les personnes impliquées acceptent la nécessité du changement, coopèrent pour parvenir au résultat désiré et font en sorte d’obtenir le soutien des dirigeants concernés. Kurt LEWIN, Field Theory in Social Science: Selected theoretical papers, New York, Harper & Row, 1951. – Kurt LEWIN, Frontiers in Group Dynamics, dans Human Relations, 1947, n° 1, p. 2-38. – K. LEWIN, Psychologie dynamique, Les relations humaines, coll. Bibliothèque scientifique internationale, p. 244sv., Paris, PUF, 1964. – Bernard BURNES, Kurt Lewin and the Planned Approach to change: A Re-appraisal, Journal of Management Studies, Septembre 2004, p. 977-1002. – Voir aussi Karl E. WEICK and Robert E. QUINN, Organizational Change and Development, Annual Review of Psychology, 1999, p. 361-386.

[4] La théorie du changement de Lippitt distingue sept phases du changement, qui sont induites par un agent du changement. Ronald LIPPITT, Jeanne WATSON & Bruce WESTLEY, The Dynamics of Planned Change, A Comparative Study of Principles and Techniques, New York, Harcourt, Brace & Cie, 1958.

[5] Richard A. SLAUGHTER, The Transformative Cycle: a Tool for Illuminating Change, in Richard A. SLAUGHTER, Luke NAISMITH and Neil HOUGHTON, The Transformative Cycle, p. 5-19, Australian Foresight Institute, Swinburne University, 2004.

[6] Edgar MORIN, Sociologie, p. 196 sv, Paris, Fayard, 1994.

[7] Nommé ainsi, car fondé sur une analyse de dix-huit théories du changement comportemental dans des disciplines différentes.

[8] James O. PROCHASKA & Carlo C. DICLEMENTE, Transtheorical therapy: Toward a more integrative model of change, in Psychotherapy: Theory, Research & Practice, 1982, 19 (3), p. 276-288. – J. O. PROCHASKA & C. C. DICLEMENTE, The transtheoretical approach: crossing traditional boundaries of therapy, Homewood, IL: Dow Jones-Irwin, 1984. – J. O. PROCHASKA, C. C. DICLEMENTE, John. C. NORCROSS, In search of How People Change: Applications to addictive behaviors, in American Psychologist, 1992, p. 1102-1114. – J. O. PROCHASKA, J. C. NORCROSS & C. C. DICLEMENTE, Changing for good: the revolutionary program that explains the six stages of change and teaches you how to free yourself from bad habits, New York, W. Morrow, 1994. – J. O. PROCHASKA & Carlo C. DICLEMENTE, The Transtheorical Approach in J. C. NORCROSS. and M. R. GOLDFRIED., Handbook of Psychotherapy Integration, p. 147-171, New York, Oxford University Press, 2005. – J. O. PROCHASKA, J. C. NORCROSS, C. C. DICLEMENTE, Changing for Good, A Revolutionary Six-Stage Program for Overcoming bad Habits and Moving your Life Positively Forward, New York, HarperCollins, 2006. – J. O. PROCHASKA & J. C. NORCROSS, Systems of Psychotherapy: A Transtheorical Analysis, Brooks & Cole, Belmont, CA, 2010. – David O’DONNELL & James GOLDING, The Stage of Change Model and Treatment Planning? University Park, Illinois, 2014.

[9] Philippe DESTATTE, Entre peur et confiance, le modèle des comportements wallons, Blog PhD2050, 4 août 2014. https://phd2050.org/2014/08/04/comp-wal/

[10] Jacques RHEAUME, Changement, dans Jacqueline BARUS-MICHEL, Eugène ENRIQUEZ et André LEVY, Vocabulaire de psychosociologie, Positions et références, p. 71, Toulouse, Eres, 2013.

[11] Comme le soulignait le géographe Jacques Levy, la notion d’intentionalité, qui vient de la phénoménologie, peut être efficacement injectée dans l’analyse des faits sociaux pour donner plus de profondeur à la prise en compte du rôle des individus. Jacques LEVY, L’espace légitime, Sur la dimension géographique de la fonction politique, p. 18, Paris, Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, 1994. Cité par Chloë VIDAL, La prospective territoriale dans tous ses états, Rationalités, savoirs et pratiques de la prospective (1957-2014), Thèse, p. 287, note 1572, Lyon, École normale supérieure de Lyon, 2015.

[12] Charles PEGUY, Notre Jeunesse (1910), p. 226, Paris, NRF, 1916.

https://fr.wikisource.org/wiki/Livre:Peguy_oeuvres_completes_04.djvu

[13] Nous l’avions mis en évidence dès 2000 dans le cadre de la Mission Prospective Wallonie 21 (MPW21). Voir Jan Aart SCHOLTE, Governing Global Finance, p. 21, CSGR Working Paper N°88/02, University of Warwick, Department of Politics and International Studies, Janvier 2002.

[14] Parmi les acteurs, on compte bien sûr aussi les entreprises et les administrations. On peut observer, par exemple, ce genre d’attitude de la part de hauts fonctionnaires après un changement de législature ou de majorité, ainsi que la grande difficulté de certains mandataires à accepter l’idée qu’une administration ou un organisme d’intérêt public puisse travailler avec un exécutif dans lequel on ne retrouve pas le parti politique cher à leur cœur.

[15] Il semble que, d’après des observateurs avertis, on puisse faire une analogie avec l’attitude de certains pays de l’élargissement de 2004 à l’égard de l’Union européenne.

[16] Aperçu statistique de la Belgique 2017, p. 116, Statistics Belgium, 2017.

[17] J. RHEAUME, Changement…, p. 72.

[18] Albert CAMUS, L’homme révolté, p. 258-259, Paris, Gallimard, 1951. (Collection numérique des Classiques UQAC, 2010).

Boston, April 30, 2018

In order to conclude the symposium Grappling with the Futures, Insights from History, Philosophy, and Science, Technology and Society, hosted in Boston by Harvard University (Department of the History of Science) and Boston University (Department of Philosophy) on Sunday, April 29 and Monday, April 30, 2018, the organizers wanted to hear about related organizations or initiatives. They wanted to both learn more about them and figure out the potential added value of these possible new additions to the network, which should not duplicate existing ones and should foster mutually beneficial synergies. We therefore heard from Ted Gordon for the Millennium Project, Keri Facer for the Anticipation Conference, Cynthia Selin for the Arizona State University initiatives, Terry Collins for the Association of Professional Futurists, Philippe Durance for the CNAM, Jenny Andersson and Christina Garsten for the Global Foresight Project[1], and myself for The Destree Institute. This paper is a revised version of my short contribution given in this final panel.

 1. A Trajectory from Local to Global

Some groups mainly know The Destree Institute as a local NGO with quite a long history (it will be 80 years old in June 2018) of modest size (10 researchers), a foundation that operates as a ‘think and do tank’ and is close to the Parliament of Wallonia and government, a partner of the regional administration and very open to the world of entrepreneurship. It works at the crossroads between five or six universities in cross-border collaboration. Twenty years ago now, after 15 years of research in history and future studies, The Destree Institute created its Foresight Unit, supplementing this last year with a laboratory of collective, public and entrepreneurial policies for Wallonia in Europe: the Wallonia Policy Lab [2]. Its work in this area is intellectually supported by a Regional Foresight College consisting of 30 leaders from various spheres of society.

To others, The Destree Institute is first and foremost a European and global research Centre in the field of foresight, a worldwide NGO with a special consultative status with the United Nations Economic and Social Council (ECOSOC) and an official partner of UNESCO (with consultative status) since 2012; a member of the Open Government Partnership Civil Society Community; a founder of the Brussels Area Node of the Millennium Project; a leading partner of many European initiatives; and the headquarters of the Millennia2025 Women and Innovation Foundation, a global foresight initiative for women’s empowerment and equality, involving more than 10,000 members, researchers and grassroots workers in five continents, whose international foresight research process was launched in 2008 with the support of the Millennium Project and the patronage of UNESCO’s Director-General.

Both views are correct. The Destree Institute’s development from a local history research Centre in Wallonia to a European and global foresight actor is easily traced; at the same time, it has succeeded in maintaining strong local roots.

One of the main ambitions and achievements of The Destree Institute lies in its ability to develop a strong operational conception of foresight. We use foresight not only to think about the future but to shift the system, to trigger transition and transformation. Far from just thinking that one could modify the future simply by looking at it, Gaston Berger – whose importance has been emphasized by the organizers of the symposium – saw change as a process that is hard to implement and difficult to conduct, as the American researchers in social psychology whose models inspired him had shown. Berger particularly referred to the theories of change and transformation processes described by Kurt Lewin, Ronald Lippitt, Jeanne Watson and Bruce Westley[3]. With this in mind, we developed in 2010 a tool named the Bifurcation Method (in the sense of ‘bifurcations’ used by Nobel Prize-Winner Ilya Prigogine) in order to identify the different moments when the system, or a part of it, or an actor, could take different directions or trajectories. We first apply this tool to the past in what we call the retroforesight phase, identifying trajectories that could have been taken at particular past moments and what developments would have ensued. We can then use the techniques of foresight to try to identify bifurcations and trajectories in the future, using institutional rendezvous, assumptions and wildcards, events of low probability but with high impacts which can open up the cone of the future and cause movement in the system.

In this way, we are able to structure concrete operational work drawing on the kind of expertise described during the symposium by historians, philosophers, STS experts and others.

2. History does not hold the keys to the future

From History to Foresight is also the title of a well-known book by Pierre Chaunu [4]. It was written by the great French historian and Sorbonne professor in 1975 for a collection named Liberty 2000.

Chaunu wrote that a good reading of the present, integrating the past, leads imperceptibly to the future. It is, by nature, foresight-oriented [5]. He added that this foresight is, of course, linked to the idea of mankind. It therefore involves the « unfolding » of history [6]. He also observed: History does not hold the keys to the future. It cannot map out the path, but a history that is made part of the human sciences can correct us; it can impose a check on infantile projections that are captive to the short term [7]. I think that the integration of future studies in the human sciences will always remain a real and difficult challenge.

Those who were able to attend the Harvard meeting certainly feel, as I do, that more than 40 years after Chaunu’s analysis, we are fully on track to achieve the aims that the main organizer Yashar Saghai (Johns Hopkins University) proposed at the opening of the symposium for the meeting and its follow-up: to end isolation within each discipline (history, philosophy, science, technology and society) and between countries, to learn from each other in depth beyond interdisciplinary conferences, to gain an up-to-date knowledge of current research, to deepen connections with future studies practitioners and theorists. Yashar also insisted on the importance of probing the needs for a permanent network or platform for our communities. The challenge is, as Riel Miller said in his keynote address but also in his new book[8], to reinforce our understandings, practices and capacities.

3. Main requirements for a permanent network or platform

With its partners, The Destree Institute has launched and/or managed many networks and platforms in the last twenty years: the Millennia2015 foresight process, the Millennia2025 Foundation, the Internet Society Wallonia Chapter, the European Regional Foresight College, the European Millennium Project Nodes Initiative (EuMPI), the Regional Foresight College of Wallonia, the Wallonia Territorial Intelligence Platform, etc.

In all cases, the main requirements were the same:

1. to define clear aims that make sense and generate a desire to involve all the actors. These goals should be understood by all the partners without ambiguity. Clarifying words and concepts is a key task for all scientific ambition, and as such is shared by the futurists;

2. to stay firmly connected to the ground and able to come back to the present: what we will do tomorrow needs to be thought about in the present. We need our heads in the stars but our feet in the clay…

3. to fight against certainty. We often talk in terms of trying to throw light on our uncertainties, but we should also fight our great certainties about our disciplines, our fields, our methods and our perceptions of the world;

4. good leadership with proper respect for the members. In March 2018, the Women’s Economic Forum awarded my colleague Marie-Anne Delahaut the Woman of the Decade in Community Leadership Prize for her work for Millennia2025 [9]. We all know how sensitive these tasks are;

5. professionalism in management, because we need to improve our work and gain precious time for our researchers instead of wasting it;

6. relevant communication materials (logos, websites, etc.), although I tend to say, as General de Gaulle might have done, that logistics should follow ideas rather than vice versa;

7. and finally, as Professor Michel Godet often repeats, loyalty, competence and pleasure.

Pleasure in thinking together, pleasure in working hard together, pleasure in meeting together.

I feel that we have assembled these ingredients during these two days shared at Harvard and Boston Universities. Thank you to the organizers for bringing us together.

 

Philippe Destatte

@PhD2050

 

On the same subject: What is foresight?

Direct access to Philippe Destatte’s English papers

 

[1] Global Foresight Project :

https://www.socant.su.se/english/global-foresight/participating-researchers/christina-garsten

[2] Philippe DESTATTE, A Wallonia Policy Lab on the Foresight Trajectory, Blog PhD2050, Namur, April 11, 2018, https://phd2050.org/2018/04/11/wpl-en/

[3] Gaston BERGER, L’Encyclopédie française, vol. XX : Le Monde en devenir, 1959, p. 12-14, 20, 54, in Phénoménologie du temps et prospective, p. 271, Paris, PuF, 1964.

[4] Pierre CHAUNU, De l’histoire à la prospective, Paris, Robert Lafont, 1975.

[5] Une bonne lecture du présent intégrante du passé débouche, insensiblement, sur l’avenir, elle est, par nature, prospective. P. CHAUNU, op. cit. p., 283.

[6] Elle est, bien évidemment, liée à une idée de l’homme. Elle implique donc le « déroulé » de l’histoire. Ibidem, p. 285.

[7] L’Histoire n’a pas les clefs de l’avenir, elle ne peut pas tracer la voie, mais une histoire intégrée aux sciences de l’homme peut rectifier, elle peut réduire les projections enfantines, prisonnières du temps court. Ibidem.

[8] Riel MILLER, Transforming the future, Anticipation in the 21st Century, Paris-Abingdon, UNESCO-Routledge, 2018.

[9] http://www.millennia2015.org/Women_Economic_Forum_Award_2018_EN

Liège, January 19, 2018

1. What is foresight, and in what way is it strategic? [1]

 In the form in which we know it today in Europe, foresight represents an encounter and interaction between French and Latin developments, on the one hand, and those in the Anglosphere on the other. In English-speaking countries, the practice of foresight has evolved over time from a concern with military interests (such as improving defence systems) to industrial objectives (such as increasing competitiveness) and societal issues (such as ensuring the welfare of the population or ensuring social harmony). Since the 1960s, its chosen field has shifted from fundamental science to key technologies, then to the analysis of innovation systems, and finally to the study of the entire societal system. Having started out within a single discipline, namely the exact sciences, foresight has become pluridisciplinary, multidisciplinary and interdisciplinary, with an openness to the social sciences [2]. In doing so, it has moved considerably closer to the French approach, abandoning many of its earlier forecasting ambitions for a more strategic focus.

The French school of foresight (referred to as la prospective) originates in the thought of the philosopher and entrepreneur Gaston Berger. Deriving from a philosophy of collective action and engagement, it deals with value systems and constructs knowledge for political purposes [3], and has likewise become increasingly strategic in nature through contact with the worlds of international organisations, companies and regional territories [4]. Taking account of the long-term and la longue durée by postulating the plurality of possible futures, adopting the analysis of complex systems and deploying the theory and practice of modelling, foresight generates a strategic desire and willingness in order to influence and affect history. As I have helped to define it in various contexts – European (the Mutual Learning Platform of DG Research, DG Enterprise & Industry, and DG Regional & Urban Policy, supported by the Committee of the Regions) [5], French (the European Regional Foresight College) created under the auspices of the Interministerial Delegation of Land Planning and Regional Attractiveness (DATAR) in Paris) [6] or in Wallonia (the Wallonia Evaluation and Foresight Society) [7] – foresight is an independent, dialectical and rigorous process, conducted in a transdisciplinary way and taking in the longer sweep of history. It can shed light on questions of the present and the future, firstly by considering them in a holistic, systemic and complex framework, and secondly by setting them in a temporal context over and beyond historicity. Concerned above all with planning and action, its purpose is to provoke one or more transformations within the system that it apprehends by mobilising collective intelligence [8]. This definition is that of both la prospective and foresight; at any rate it was designed as such, as part of a serious effort to bring about convergence between these two tools undertaken by, in particular, the team of Unit K2 of DG Research and Innovation at the European Commission, led at the time by Paraskevas Caracostas.

The main distinguishing characteristic of the strategy behind the process of la prospective or foresight – some refer to la prospective stratégique or strategic foresight, which to my mind are pleonasms – is that it does not have a linear relationship with the diagnosis or the issues. Fundamentally, this tool reflects both the long-term issues it seeks to address and a vision of a desirable future that it has constructed with the actors concerned. Its circular process mobilises collective and collaborative intelligence at every step in order to bring about in reality a desired and jointly constructed action that operates over the long term and is intended to be efficient and operational. Foresight watch takes place at every step of this process. I define this as a continuous and largely iterative activity of active observation and systemic analysis of the environment, in the short, medium and long term, to anticipate developments and identify present and future issues with the ultimate purpose of forming collective visions and action strategies. It is based on creating and managing the knowledge needed as input into the process of foresight itself. This process extends from the choice of areas to work on (long-term issues) and of the necessary heuristic, via the analysis and capitalisation of information and its transformation into useful knowledge, to communication and evaluation [9].

2. Foresight and strategic intelligence

The Strategic Intelligence Research Group (GRIS) at HEC Liège, under the direction of Professor Claire Gruslin, sees strategic intelligence as ‘a mode of governance based on the acquisition and protection of strategic and relevant information and on the potential for influence, which is essential for all economic actors wishing to participate proactively in development and innovation by building a distinctive and lasting advantage in a highly competitive and turbulent environment[10].

For its part, the famous Martre Report of 1994, in its definition of economic intelligence, delineated a process fairly similar to that which I mentioned for foresight, likewise including monitoring, heuristics, the examination of issues, a shared vision and the strategy to achieve it, all set in a ‘continuous cycle’:

Economic intelligence can be defined as the set of coordinated actions by which information that is useful to economic actors is sought out, processed and distributed for exploitation. These various actions are carried out legally and benefit from the protection necessary to preserve the company’s assets, under optimal quality, time and cost conditions. Useful information is that needed by the different decision-making levels in the company or the community in order to develop and implement in a coherent manner the strategy and tactics necessary to achieve its objectives, with the goal of improving its position in its competitive context. These actions within the company are organised in a continuous cycle, generating a shared vision of the objectives to be achieved[11].

What is of particular interest in the search for parallels or convergences between economic intelligence and foresight is the idea, developed by Henri Martre, Philippe Clerc and Christian Harbulot, that the notion of economic intelligence goes beyond documentation, monitoring, data protection or even influence, to become part of ‘a true strategic and tactical intention’, supporting actions at different levels, from the company up to the global, international level[12].

 3. Foresight in strategic intelligence

At the turn of the millennium, as part of the European ESTO (European Science and Technology Observatory) programme, the Institute for Prospective Technological Studies (IPTS) in Seville gathered a series of researchers to examine the idea of ​​strategic intelligence as a methodological vehicle or umbrella for public policy-making. The idea was to recognise and take account of the diversity of methods made available to decision-makers in order to structure and mobilise them to ensure successful policy-making [13]. As Ken Ducatel, one of the coordinators of this discussion, put it, ‘The concept of strategic intelligence not only offers a powerful methodology for addressing (EU) issues, but has the flexibility to connect to other forms of interaction, adapt to new models of governance and open up to technological changes and social developments that are faster than we have ever known before[14].

At the time of the REGSTRAT project coordinated by the Stuttgart-based Steinbeis Europa Zentrum in 2006, the concept of Strategic Policy Intelligence (SPI) tools – i.e. intelligence tools applied to public policy – had become accepted, in particular among the representatives of the Mutual Learning Platform referred to earlier. As my fellow foresight specialist Günter Clar and I pointed out in the report on the subject of foresight, strategic intelligence as applied to public policy can be defined as a set of actions designed to identify, implement, disseminate and protect information in order to make it available to the right person, at the right time, with the goal of making the right decision. As had become clear during the work, SPI’s tools include foresight, evaluation of technological choices, evaluation, benchmarking, quality procedures applied to territories, and so on. These tools are used to provide decision-makers and stakeholders with clear, objective, politically unbiased, independent and, most importantly, anticipatory information [15].

This work also made it possible to define strategic intelligence as observed in this context. Its content is adapted to the context, with hard and soft sides and a distributed character, underpinned by scale effects, the facilitation of learning, a balance between specific and generic approaches and increased accessibility. Its process is based on demand, the need to mobilise creativity, making tacit knowledge explicit, the evaluation of technological potential, a facilitation of the process and an optimal link with decision-making [16].

From this viewpoint, foresight is clearly one of the tools of strategic intelligence for the use of policy-makers and stakeholders.

 Anticipation, innovation and decision-making

The Directorate General for Research and Innovation of the European Commission has been involved for some years in forward-looking activities (FLAs) [17], just as the European Institute in Seville had been – as we saw – when it developed strategic policy intelligence (SPI) [18] tools for use in public policy-making[19]. FLAs include all systematic and participatory studies and processes designed to consider possible futures, proactively and strategically, and to explore and map out paths towards desirable goals [20]. This field obviously includes numerous different methods for anticipation of future developments, evaluation of technological choices, ex-ante evaluation, and so on.

In 2001, Ruud Smits, Professor of Technology and Innovation at the University of Utrecht, made three recommendations that he regarded as essential. First, he stressed, it was time to call a halt to the debate about definitions and to exploit the synergies between the different branches of strategic intelligence. Next, he noted the need to improve the quality of strategic intelligence and reinforce its existing sources. Finally, Smits called for the development of an interface between strategic intelligence sources and their users[21]. This programme has yet to be implemented, and our work at GRIS could be seen as reflecting this ambition.

This cognitive approach without a doubt brings us back to the distinction put forward by psychologist and Nobel Prize winner Daniel Kahneman, who refers in his book Thinking fast and slow to two cerebral systems. He describes System 1 as automatic, direct, impulsive, everyday, fast, intuitive, and involving no real effort; we use it in 95% of circumstances. System 2, by contrast, is conscious, rational, deliberative, slow, analytical and logical; we only use it 5% of the time, especially to make decisions when we find ourselves in systems that we consider complex[22]. It is at such times that we have to make the effort to mobilise tools suited to the tasks we are tackling.

This question concerns all strategic intelligence tools, including foresight. Not just because the investments to be made in these fields of research are considerable, but because, often, many of us are unaware of the extent of that which we are unable to understand. All too commonly, we think that what we can see represents the full extent of what exists. We confine ourselves to the variables that we are able to detect, embrace and measure, and have a considerable capacity to refuse to recognise other variables. We know that this syndrome of WYSIATI (‘what you see is all there is’) is devastating: it prevents us from grasping reality in its entirety by making us think that we are in full command of the territory around us and the horizon. As Kahneman puts it, ‘You cannot help dealing with limited information you have as if it were all there is to know[23].

This flaw – and there are others – should encourage us to join forces to cross methodological and epistemological boundaries and work to create more robust instruments that can be used to design more proactive and better-equipped public policies.

 

Philippe Destatte

@PhD2050

 

[1] A first version of this paper was presented at the Liège Business School on September 28, 2016.

[2] Paraskevas CARACOSTAS & Ugar MULDUR, Society, The Endless Frontier, A European Vision of Research and Innovation Policies for the 21st Century, Brussels, European Commission, 1997.

[3] ‘(…) By applying the principles of intentional analysis associated with phenomenology to the experience of time, Gaston Berger substitutes for the “myth of time” a temporal norm, an intersubjective construct for collective action. His philosophy of knowledge is thus constituted as a science of foresight practice whose purpose is normative: it is oriented towards work on values and the construction of a political project; it is a “philosophy in action”.‘ Chloë VIDAL, La prospective territoriale dans tous ses états, Rationalités, savoirs et pratiques de la prospective (1957-2014), p. 31, Lyon, Thèse ENS, 2015. Our translation.

[4] On la prospective territoriale, representing an encounter between the principles of foresight and those of regional development, see the reference to the DATAR international conference in March 1968. Chloë VIDAL, La prospective territoriale dans tous ses états, Rationalités, savoirs et pratiques de la prospective (1957-2014)…, p. 214-215.

[5] Günter CLAR & Philippe DESTATTE, Regional Foresight, Boosting Regional Potential, Mutual Learning Platform Regional Foresight Report, Luxembourg, European Commission, Committee of the Regions and Innovative Regions in Europe Network, 2006.

http://www.institut-destree.eu/Documents/Reseaux/Günter-CLAR_Philippe-DESTATTE_Boosting-Regional-Potential_MLP-Foresight-2006.pdf

[6] Ph. DESTATTE & Ph. DURANCE eds, Les mots-clefs de la prospective territoriale, p. 43, Paris, DIACT-DATAR, La Documentation française, 2009.

[7] Ph. DESTATTE, Evaluation, prospective et développement régional, p. 381, Charleroi, Institut Destrée, 2001.

[8] Ph. Destatte, What is foresight ?, Blog PhD2050, May 30, 2013.

https://phd2050.org/2013/05/30/what-is-foresight/

[9] René-Charles TISSEYRE, Knowledge Management, Théorie et pratique de la gestion des connaissances, Paris, Hermès-Lavoisier, 1999.

[10] Guy GOERMANNE, Note de réflexion, Tentatives de rapprochement entre la prospective et l’intelligence stratégique en Wallonie, p. 7, Brussels, August 2016, 64 p.

[11] Henri MARTRE, Philippe CLERC, Christian HARBULOT, Intelligence économique et stratégie des entreprises, p. 12-13, Paris, Commissariat général au Plan (Plan Commission) – La Documentation française, February 1994.

http://bdc.aege.fr/public/Intelligence_Economique_et_strategie_des_entreprises_1994.pdf

[12] ‘The notion of economic intelligence implies transcending the piecemeal actions designated by the terms documentation, monitoring (scientific and technological, competitive, financial, legal and regulatory etc.), protection of competitive capital, and influencing (strategy for influencing nation-states, role of foreign consultancies, information and misinformation operations, etc). It succeeds in transcending these things as a result of the strategic and tactical intention which is supposed to preside over the steering of piecemeal actions and over ensuring their success, and of the interaction between all levels of activity at which the economic intelligence function is exercised: from the grassroots (within companies), through intermediate levels (interprofessional, local), up to the national (concerted strategies between different decision-making centres), transnational (multinational groups) or international (strategies for influencing nation-states) levels.’ H. MARTRE, Ph. CLERC, Ch. HARBULOT, Intelligence économique et stratégie des entreprises…, p. 12-13. Our translation.

[13] Strategic intelligence can be defined as a set of actions designed to identify, implement, disseminate and protect information in order to make it available to the right person, at the right time, with the goal of making the right decision. (…) Strategic intelligence applied to public policy offers a variety of methodologies to meet the requirements of policy-makers. Derived from Daniel ROUACH, La veille technologique et l’intelligence économique, Paris, PUF, 1996, p. 7 & Intelligence économique et stratégie d’entreprises, Paris, Commissariat général au Plan (Plan Commission), 1994. Alexander TÜBKE, Ken DUCATEL, James P. GAVIGAN, Pietro MONCADA-PATERNO-CASTELLO eds, Strategic Policy Intelligence: Current Trends, the State of the Play and perspectives, S&T Intelligence for Policy-Making Processes, p. V & VII, IPTS, Seville, Dec. 2001.

[14] Ibidem, p. IV.

[15] Günter CLAR & Ph. DESTATTE, Mutual Learning Platform Regional Foresight Report, p. 4, Luxembourg, IRE, EC-CoR, 2006.

[16] Ruud SMITS, The New Role of Strategic Intelligence, in A. TÜBKE, K. DUCATEL, J. P. GAVIGAN, P. MONCADA-PATERNO-CASTELLO eds, Strategic Policy Intelligence: Current Trends, p. 17.

[17] Domenico ROSSETTI di VALDALBERO & Parla SROUR-GANDON, European Forward Looking Activities, EU Research in Foresight and Forecast, Socio-Economic Sciences & Humanities, List of Activities, Brussels, European Commission, DGR, Directorate L, Science, Economy & Society, 2010. http://ec.europa.eu/research/social-sciences/forward-looking_en.htmlEuropean forward-looking activities, Building the future of « Innovation Union » and ERA, Brussels, European Commission, Directorate-General for Research and Innovation, 2011. ftp://ftp.cordis.europa.eu/pub/fp7/ssh/docs/european-forward-looking-activities_en.pdf

[18] ‘Strategic Intelligence is all about feeding actors (including policy makers) with the tailor made information they need to play their role in innovation systems (content) and with bringing them together to interact (amongst others to create common ground).’ Ruud SMITS, Technology Assessment and Innovation Policy, Seville, 5 Dec. 2002. ppt.

[19] A. TÜBKE, K. DUCATEL, J. P. GAVIGAN, P. MONCADA-PATERNO-CASTELLO eds, Strategic Policy Intelligence: Current Trends, …

[20] Innovation Union Information and Intelligence System I3S – EC 09/06/2011.

[21] R. SMITS, The New Role of Strategic Intelligence…, p. 17. – see also R. SMITS & Stefan KUHLMANN, Strengthening interfaces in innovation systems: rationale, concepts and (new) instruments, Strata Consolidating Workshop, Brussels, 22-23 April 2002, RTD-K2, June 2002. – R. SMITS, Stefan KUHLMANN and Philip SHAPIRA eds, The Theory and Practice of Innovation Policy, An International Research Handbook, Cheltenham UK, Northampton MA USA, Edward Elgar, 2010.

[22] Daniel KAHNEMAN, Thinking fast and slow, p. 201, New York, Farrar, Straus and Giroux, 2011.

[23] D. KAHNEMAN, Thinking fast and slow, p. 201.

Mons, le 8 décembre 2016

 Ce texte constitue la mise au net des quelques éléments conclusifs qu’il m’a été demandé de tirer aux côtés de Mme Annick Fourmeaux, directrice générale, et M. Christian Bastin, directeur, DGO Aménagement du Territoire, Logement, Patrimoine et Energie du Service public de Wallonie, lors de la conférence 2016 de la Conférence permanente du Développement territorial (CPDT) portant sur l’analyse contextuelle du territoire wallon, tenue au Palais des Congrès de Mons, ce 8 décembre 2016.

1. Développement territorial, soutenabilité et prospective

Poser la question de la prospective dans la construction d’un futur Schéma de Développement territorial (SDT) pour remplacer le Schéma de Développement de l’Espace régional (SDER) de 1999, c’est d’abord revenir sur la définition du développement territorial. Si l’on perçoit bien, avec Bernadette Mérenne-Schoumaker, Catherine Guy et Guy Baudelle le développement territorial comme un processus volontariste cherchant à accroître la compétitivité des territoires en impliquant les acteurs dans le cadre d’actions concertées généralement transversales et souvent à forte dimension spatiale [1], on comprend mieux que construire un SDT, c’est contribuer fondamentalement non pas à simplement aménager, à faire son ménage, à ranger ses affaires, mais à transformer le territoire régional en mobilisant ses ressources. Ce développement territorial doit être soutenable, c’est-à-dire en recherche d’une harmonie entre les différentes composantes du système qu’il met en mouvement. Il doit aussi fondamentalement s’inscrire à la fois dans le temps long de réponse aux besoins des générations futures et accorder toute l’attention requise aux plus démunis.

Au-delà du diagnostic, qui consiste à observer les éléments du système et leurs évolutions, il est nécessaire de considérer l’articulation avec la prospective. Celle-ci se fait quasi naturellement pour autant qu’on ne conçoive pas cette dernière, comme on le fait trop souvent, comme une sorte de prévision améliorée. Véritablement, la prospective – ainsi que l’a pensé Gaston Berger, puis reconceptualisé notre collègue Chloë Vidal, directrice de recherche à l’Institut Destrée, dans sa thèse de doctorat -, est une pratique dont la finalité est normative, orientée vers le travail des valeurs et la construction d’un projet politique [2]. Ainsi, la question de la prospective du SDT devient-elle celle de savoir quelle est notre vision de l’avenir de la Wallonie. Que voulons-nous faire ensemble ? Et comment allons-nous le faire, puisqu’il n’est de prospective que stratégique. Cela signifie que, contrairement à ce qui se fait souvent ailleurs, en prospective, on ne fait pas découler linéairement la stratégie du diagnostic. Ceux qui pratiquent la prospective savent que la stratégie s’arrime, d’une part, à des enjeux de long terme. Ceux-ci sont subjectifs, car choisis parmi l’ensemble des enjeux, parce que l’on désire s’en saisir, mesurant leur importance et aussi la capacité qui est la nôtre de pouvoir avoir une influence directe ou indirecte sur leur évolution. D’autre part, cette stratégie s’arrime à la vision de long terme que nous voulons atteindre et que nous avons fait nôtre, collectivement et individuellement. Ce double arrimage fonde une trajectoire robuste qui est porteuse de sens, et donc de volonté d’action.

2. La trajectoire régionale actuelle

Aborder la question de la prospective dans la construction d’un futur Schéma de Développement territorial (SDT), c’est ensuite, nous interroger, comme l’ont fait fort adéquatement nos collègues de la Direction de la Prospective et des Stratégies régionales des Hauts-de-France, Philippe Petit et Benoît Guinamard, sur la trajectoire actuelle de la Région. Nos régions ont en commun qu’il s’agit pas de n’importe quelle trajectoire, il s’agit de trajectoires de rattrapage. Cela signifie que l’on ne peut pas simplement aménager un jardin qui aurait été construit pour nous et qui continuerait à fleurir et à donner des fruits sui generis, mais que nous devons rompre avec une large partie de notre passé pour nous assurer d’un futur qui sera plus fructueux. Pour faire référence à une interrogation du Professeur Bernard Pecqueur, nous ne pouvons absolument pas considérer que notre situation est la même que si nous n’avions rien fait depuis vingt ans. Nos entreprises, nos gouvernements, nos administrations, nos divers acteurs ont beaucoup investi, ont développé de réels efforts de stratégie, ont commencé à transformer le système et à changer la culture. Si nous n’avions rien fait, nous serions sur une autre trajectoire encore, nous serions en bien plus mauvais état, en si mauvais état que nous aurions poursuivi notre chute, notre déclin. Alors, effectivement, nous ne donnerions pas cher de la peau de la Wallonie. Mais ce n’est pas le cas. Néanmoins, notre stagnation, rappelée par Jean-Marie Halleux, n’est pas récente. Il s’agit d’une stagnation inscrite dans le long terme puisque les chiffres du PIB par habitant, que l’on le compare à l’Europe ou à la Belgique, montrent que nous nous stabilisons depuis 1995 sans parvenir à nous élever au-dessus de 75 % de la moyenne belge, ou de 25% du PIB national, ce qui représente la même chose. Compte tenu de ce qui a été montré dans le diagnostic territorial, notamment par Alain Malherbe et Bruno Bianchet, notre objectif prioritaire consiste bien à recréer les conditions de redéploiement de l’activité et d’une lutte particulièrement urgente contre la décohésion sociale et territoriale de la Wallonie, qui peuvent générer la perte de sens et le terrorisme. Il s’agit pour nous de mettre en place les leviers qui permettront de répondre aux questions qui nous sont posées.

3. Des faits territoriaux très têtus

Enfin, aborder la question de la prospective dans la construction d’un futur Schéma de Développement territorial (SDT), c’est – Yves Hanin – l’a souligné d’emblée, surmonter le déficit d’informations statistiques fiables qui affecte l’ensemble de nos travaux en Wallonie. Et ce qui est paradoxal, c’est que nous constatons que ce déficit s’accentue depuis dix ans alors que nous disposons d’outils spécifiques pour répondre à cette question, je pense à l’IWEPS notamment, que la Région wallonne a créé et pilote. L’IWEPS, qui est une institution dont nous apprécions les chercheurs, et dont j’avais espéré la fondation comme outil interdépartemental de l’Administration wallonne. Peut-être faudrait-il laisser à cette institution davantage de latitude pour répondre en toute indépendance à ses missions de base ?

C’est Charles de Gaulle qui disait qu’il n’y a pas de politique qui vaille en dehors des réalités. Une autre manière de dire que les faits sont très têtus. Je vais en donner trois exemples.

Le premier porte sur la question de l’accroissement de la population wallonne telle que les élus continuent à la percevoir à travers les analyses du Bureau fédéral du Plan. Ainsi que nous l’avons mise en évidence avec le groupe de démographes de Demoster, l’explosion démographique que l’on nous annonce en Wallonie, qu’elle culmine à 360.000 habitants ou à 400.000 habitants supplémentaires à horizon 2035 sera toute relative, puisque ce rythme d’accroissement correspond à celui que nous avons connu de 1989 à 2013, c’est-à-dire de 0,4% en moyenne [3]. La trajectoire du BfP n’étant d’ailleurs qu’une parmi les alternatives possibles puisque, nous l’avions écrit, des évolutions de la guerre en Syrie ou des événements en Belgique pourraient durcir les conditions d’accueil des réfugiés et des migrants.

Le deuxième exemple peut être donné sur la question de la cohésion sociale et en particulier sur l’inquiétante évolution des NEETs (Not in Employment, Education or Training), les jeunes de 15 à 24 ans qui ne sont ni en emploi, ni en éducation, ni en formation. Ces données, recueillies à partir de l’enquête sur les forces de travail SPF ETCS – Eurostat sont particulièrement inquiétantes pour les dernières années. En 2015, la Wallonie se situe à 15 %, en nette hausse par rapport à 2014 (14,7 %) pour une moyenne belge de 12,2 % et européenne de 12 %. Cela signifie que 15 % des jeunes de 15-24 sont en perdition. Si on se focalise, comme le fait l’IWEPS, sur la tranche d’âge 18-24, on atteint 19% en 2015, avec des moyennes européenne et belge de 16% [4].

La ventilation sur les régions NUTS 2 montre l’évolution inquiétante du Hainaut et de Liège, ces deux provinces voyant croître les jeunes en décrochage en passant respectivement de 17,4 % à 18,3 % et de 14,3 % à 15,6 %, Liège ayant dépassé la moyenne wallonne en 2014 et continuant à s’en écarter plus fortement en 2015.

NEET_Wallonie_NUTS2_2016

Le travail d’extraction et de contrôle de ces données reste difficile et leur robustesse peut être mise en discussion. Cela signifie que nous avons un grand besoin de pédagogie en même temps que d’informations en les déclinant sur les territoires sur lesquels nous travaillons. Aux niveaux NUTS 2 ou 3, bien sûr, mais aussi de manière plus fine, par exemple sur des espaces d’action – pour reprendre la terminologie du Professeur Jean Ruegg : sur des territoires comme Charleroi Sud Hainaut, la Wallonie picarde, le Cœur du Hainaut ou la Pays de Famenne.

Mon troisième exemple se veut une inquiétude prospective sur la disparité territoriale des efforts de Recherche-Développement dans les territoires wallons. En effet, Le calcul de l’intensité de R&D par NUTS 2 casse l’idée d’une Wallonie s’alignant, avec 2,9 % sur l’objectif de Lisbonne des 3 % du PIB investis en Recherche-Développement et poursuivi dans Europe 2020. C’est la surperformance du Brabant wallon (4342 euros par habitant en 2013, dernières données Eurostat mises à jour le 30 novembre 2016) qui permet le relativement bon résultat wallon comparé à la moyenne européenne EU28 = 542 € sinon à la moyenne belge 855 €/hab. Là où le bât blesse, ce sont les chiffres des autres provinces wallonnes, respectivement à 406 € pour Liège, 315 € pour le Hainaut, 192 € pour Namur et 52 € pour la province de Luxembourg, qui elles sont bien sous la moyenne européenne [5].

2009 2010 2011 2012 2013
Wallonie 513,6 549,7 615 714,9 743,6
BW 2.453,7 2.557,4 2.962,3 4.197,8 4.342,4
Hainaut 269,4 318 339,9 300,9 315,3
Liège 339,3 363,5 395,8 381,3 405,9
Luxembourg 64,4 69,4 86,9 59,1 52
Namur 288,7 273,8 290 190,8 191,5

Eurostat, 20/11/2016.

Si on pense que ces investissements en R&D constituent la source du redéploiement de notre système d’innovation, et donc de nos entreprises, au travers notamment des pôles de compétitivité, nous avons des raisons de nous inquiéter, et pas seulement en matière de cohésion territoriale. Sans oublier, bien entendu, que les effets du BREXIT peuvent se manifester dans le Brabant wallon et que le risque existe que, demain, nous pleurions sur GSK comme aujourd’hui nous nous lamentons sur Caterpillar.

Ainsi, ces questions territoriales interrogent le système d’innovation et les pôles de compétitivité. Même si le Délégué spécial Alain Vaessen nous a dit à Louvain-la-Neuve que ces pôles étaient déterritorialisés, nous avons vu, au travers des cartes présentées par Jean-Marie Halleux – en particulier celles issues des travaux de Pierre-François Wilmotte – qu’il y avait bien localisation. Mais, ce que ces travaux de l’Université de Liège nous montrent aussi c’est que les frontières arrêtent, comme en France, l’extension de ces pôles qui ne sont finalement que très peu transfrontaliers et interrégionaux, ce qui nuit précisément à la compétitivité que veut encourager le développement territorial. Cette remarque démontre, si besoin en est la faiblesse d’une stratégie de développement territorial qui se fonderait essentiellement sur des pôles métropolitains extérieurs, comme celle qui a été menée depuis la représentation du SDER 1999. Si vraiment, comme beaucoup le disent, depuis Richard Florida, les métropoles sont les phares du développement technologique et économique, qu’attendons-nous dès lors pour en créer une ou deux en Wallonie à la hauteur de nos ambitions ? Ma conviction, c’est que cet effort ne pourra se faire que par a very strong deal entre Charleroi et Liège, polarisant une série de villes moyennes, de Tournai à Verviers et de Marche à Louvain-la-Neuve, orientées vers les deux pôles principaux. Nous avons besoin pour cela d’un leadership fort qui parvienne à imposer un accord de la même force ou de la même nature que celui qui fut jadis signé par Albert Frère et Julien Charlier pour rapprocher en 1981 les sidérurgistes et syndicalistes carolorégiens et liégeois. Ces stratégies ne peuvent, on le voit, n’être que pensées territorialement.

Conclusion : un SDT véritablement porté

Je conclurai sur l’interdépendance et la complémentarité de la Région et de ses territoires.

Le fait que le Ministre Carlo Di Antonio, son Cabinet, son Administration aient décidé d’activer la Plateforme d’Intelligence territoriale wallonne pour réfléchir de manière prospective en portant notre regard sur le prochain Schéma de Développement de l’Espace territorial, indique leur volonté d’un fort dialogue entre la Région et les territoires pour construire le prochain SDT. Cela signifie qu’une bonne partie des réponses qui vont être apportées aux enjeux vont l’être au niveau territorial. Et si vous regardez ce qui se passe en France pour comprendre ce type de relations, vous verrez qu’un Pacte Etat-Métropoles vient d’être formalisé le 6 juillet 2016 sur l’innovation au cœur du développement territorial [6]. Donc, à Paris, le Commissariat général à l’Egalité des Territoires (CGET), héritier de la DATAR, parle d’encapaciter les territoires (empowerment), c’est-à-dire aider les territoires pour qu’ils deviennent à même de réfléchir. En Wallonie, je pense que, compte tenu de l’expérience de terrain accumulée par les territoires depuis une dizaine d’années, du Luxembourg, à la Wallonie picarde et probablement sur la province de Liège, ce sont les territoires qui pourraient faire bénéficier la Région de leurs expériences pour créer de nouveaux modes de gouvernance et monter des stratégies de développement territorial adéquates.

Si cette dynamique – qui a été voulue par le Ministre en charge du Développement territorial – permet de mettre en place ce dialogue constructif, chacun mesure l’importance de cette démarche. L’idéal serait d’ailleurs qu’elle puisse déboucher sur une première contractualisation. Cela signifie qu’on puisse faire en sorte que ce schéma implique chacune et chacun, chaque territoire et chaque acteur, c’est-à-dire que tous ceux qui auront contribué à le construire puissent le signer en s’engageant à le mettre en œuvre à son niveau. Ce serait évidemment l’idéal.

Ce qu’il faudrait, c’est un signal. Un signal clair du Ministre Carlo Di Antonio, comme l’a fait dernièrement le Président Xavier Bertrand pour le SRADDET des Hauts de France, au lancement duquel j’ai assisté au Conseil régional, à Lille, le 10 novembre dernier. Que le Ministre puisse venir nous dire : « vous savez, le SDT, c’est pour moi et mes collègues du Gouvernement wallon, un document essentiel qui doit donner un nouveau souffle aux territoires wallons dans une logique de renforcement du projet socioéconomique de la Wallonie. Je compte sur vous tous pour le réaliser et je compte sur vous tous pour le mettre en œuvre. Ce que nous allons construire ensemble, nous allons le porter ensemble, à la fois à partir des territoires et à partir de la Région. »

Si nous arrivons à créer cette dynamique, nous transformerons vraiment cette Wallonie. A partir de territoires en action, nous créerons une région en action, et nous articulerons les deux, ce qui découplera nos forces et permettra à la fois de répondre à nos enjeux de long terme et à atteindre la vision d’un futur plus souhaitable et plus soutenable.

Philippe Destatte

@PhD2050

[1] Guy BAUDELLE, Catherine GUY et Bernadette MERENNE-SCHOUMAKER, Le développement territorial en Europe, Concepts, enjeux et débats, p. 18, 246, Rennes, PuR, 2011.

[2] Chloë VIDAL, La prospective territoriale dans tous ses états, Rationalités, savoirs et pratiques de la prospective (1957-2014), p. 31 et 95, Thèse de doctorat, Lyon, Ecole normale supérieure, 2015.

[3] DEMOSTER, Pour bien évaluer l’afflux des réfugiés et migrants, dans L’Echo, 12 février 2016, p. 11. Demoster rassemble Anne Calcagni, André Lambert, Louis Lohlé-Tart, Michel Loriaux, Louis Lohlé-Tart et Ph. Destatte.

[4] 18-24 ans en situation de NEET, Fiche I009-NEET, 1/09/2016. https://www.iweps.be/sites/default/files/Fiches/i009-neet-092016_full1.pdf

[5] Total intramural R&D expenditure (GERD) by sectors of performance and NUTS 2 regions. Last update 20/11/2016.

http://appsso.eurostat.ec.europa.eu/nui/show.do?dataset=rd_e_gerdreg&lang=en

[6] Pacte État-Métropoles : l’innovation urbaine au cœur du développement territorial, Paris, Juillet 2016, 4 p. http://www.cget.gouv.fr/sites/cget.gouv.fr/files/atoms/files/en-bref-22-cget-07-2016.pdf

Liège, le 26 avril 2016

Former, se former, transformer et se transformer. Ces quatre verbes, qui partagent la même racine latine seront en filigrane de mon intervention. Derrière forma, et le tardif formare, on retrouve les idées de prendre forme, de créer, concevoir par l’esprit, former un projet, imaginer un dessein. Se créer, c’est prendre forme soi-même, c’est naître. Transformer ou se transformer, c’est se former au-delà, c’est changer de forme, c’est muter. Et la transformation, comme la mutation ou la métamorphose, sont au cœur de la prospective [1].

Envisager une prospective des bassins Enseignement qualifiant – Formation – Emploi (EFE) dans l’interterritorialité wallonne consiste moins à décrire un processus, des méthodes, et des manières de faire, que de s’interroger, dans un premier temps, sur ce qu’est la prospective d’un bassin d’enseignement EFE. Dans un deuxième temps, on regardera ce que signifie l’interterritorialité et, enfin, nous nous poserons la question du pourquoi : pourquoi vouloir – ou devoir – aujourd’hui se lancer dans une telle aventure ? De ces trois idées, pourront naître – ou pas – le désir, l’envie et la volonté, qui constituent les vrais moteurs de la prospective, et donc de l’action.

1. La prospective est un rendez-vous

La prospective est un rendez-vous. Un rendez-vous que l’on fixe dans un futur choisi, pour en faire un avenir en tant que situation souhaitée, et réussir. Cet avenir, il est conçu, convenu et construit collectivement, à un horizon déterminé, autour d’une vision ambitieuse et partagée, et de réponses à des enjeux de long terme. C’est cette vision qui va constituer le moteur de l’action et que l’on va s’attacher à atteindre, tout en répondant aux enjeux. La prospective, même si elle peut s’appuyer sur des méthodes robustes et scientifiques, se veut modeste comme outil de connaissance puisqu’elle postule que le futur n’existe pas en tant que tel, mais qu’il est à construire, ensemble et maintenant. Elle se veut toutefois également formidablement volontariste, car elle se fonde sur la seule variable vraiment déterminante de notre histoire future : la volonté humaine. Et plus encore, la volonté collective.

Comme l’écrivait l’ancien diplomate et académicien Jacques de Bourbon-Busset, dans un ouvrage consacré à la pensée de Gaston Berger, aucune prospective n’est possible si on se fait de l’avenir une image fatale. Si l’avenir est le Destin, pourquoi le scruter, puisqu’on ne peut le changer ? La prospective est fondée sur la conviction que l’avenir sera ce que nous le ferons, sur la foi dans la liberté créatrice de l’homme. Nier la fatalité, refuser à l’Histoire un sens irréversible sont des conditions nécessaires de l’attitude prospective [2].

Ainsi, la prospective consiste-t-elle à construire des stratégies de long terme, résolument orientées vers l’action concrète et immédiate, en s’appuyant sur l’intelligence collective et la connaissance partagée pour élaborer non seulement des politiques publiques, mais des politiques collectives, impliquant tous les acteurs. Comme l’a évoqué le président de l’Assemblée des Bassins EFE, Bruno Antoine, cette dynamique s’inscrit dans un modèle de gouvernance, fondée sur la concertation. Mais il a ajouté : en partie du moins. Et j’aime bien cette formule, car elle montre que le modèle que l’on appelle aujourd’hui mosan, popularisé par le Ministre-Président Paul Magnette, doit se renforcer avec tous les acteurs du système mosan, ce qui dépasse, et de loin, les porteurs de la concertation sociale. Les acteurs sont en effet ceux qui activent, qui opèrent. Et on n’active pas la Wallonie ou un de ses territoires en faisant bouger uniquement les organisations syndicales et les représentants des employeurs, même s’ils peuvent constituer des acteurs-clefs de l’action présente et future.

C’est donc une prospective de la transformation qui doit être mise en œuvre. Elle s’appuiera sur une prospective de l’observation. La prospective de la transformation est fondée sur la pensée créative, chère à Thierry Gaudin, où s’articulent les trois pôles de la collecte et du traitement des données, de la délibération et de la controverse, de la conceptualisation et de la synthèse [3]. Cette pensée est porteuse de nouvelles logiques d’action et de transformation, pour autant qu’on l’oriente par le désir et la volonté.

La prospective des bassins est donc à faire, ensemble, et pour construire autre chose que ce qui existe. Et l’interterritorialité est son espace de pensée et d’action. Les méthodes pertinentes existent. Il faut s’en saisir, et rassembler les acteurs territoriaux.

2. L’interterritorialité, un principe de pacification

L’interterritorialité est un principe de pacification, celui de la recherche de l’efficacité de l’action publique collective, au niveau territorial, en coordonnant, agençant et assemblant les territoires. C’est donc un renoncement aux impérialismes locaux et aux luttes intestines pour le leadership institutionnel, pour la conquête des fiefs et leur insertion dans son propre espace. L’interterritorialité, telle que conceptualisée en France par Martin Vanier [4], c’est faire vivre les territoires, les confronter, les articuler, les organiser, les inviter à négocier leur coopération. Lorsque le bourgmestre de Marche, André Bouchat, et quelques-uns de ses voisins s’allient pour créer un projet commun et fonder le Pays de Famenne, tout en travaillant concrètement avec les deux provinces de Namur et Luxembourg, et les intercommunales BEP et IDELUX, il fait de l’interterritorialité. Lorsque 25 communes de trois arrondissements hennuyers fondent le projet prospectif Cœur du Hainaut 2025, à partir de l’Intercommunale IDEA, en s’appuyant sur des outils provinciaux comme Hainaut Développement ou l’Observatoire de la Santé du Hainaut, et articulent le Borinage et le Centre, y compris la Communauté urbaine du Centre, elles font de l’interterritorialité…

Le décret du 24 avril 2014 relève clairement de cette logique. Non seulement parce qu’il active un accord fondamental de coopération entre la Région wallonne et la Communauté française Wallonie-Bruxelles, mais aussi parce qu’il organise la transterritorialité de la coordination des bassins, et postule l’interterritorialité pour mener à bien ses objectifs. Comment en effet imaginer favoriser la mise en cohérence des offres ainsi que le développement des politiques croisées en matière de formation professionnelle d’enseignement qualifiant, d’emploi et d’insertion, (…) assurer les synergies entre les interlocuteurs sociaux et les acteurs locaux de l’enseignement qualifiant, de la formation professionnelle, de l’emploi et de l’insertion [5], sans activer la logique de l’interterritorialité ? Des connexions, envisagées ou non dans le dispositif, restent à décliner, c’est notamment vrai pour les pôles académiques de l’enseignement supérieur, ainsi que pour les outils intercommunaux de développement économique et d’aménagement du territoire. A Liège, on doit penser au Pôle académique Liège-Luxembourg qui s’étend sur deux provinces, mais se connecte également à Namur, voire au Brabant wallon, par les implantations de l’Université à Gembloux, et s’articule avec d’autres ensembles tels que la Grande Région et l’Euregio Meuse-Rhin… On doit aussi intégrer dans son analyse tous ces instruments liégeois que constituent le GRE, la SPI, l’AREBS, Meusinvest, Liège-Together, les Conférences des bourgmestres, etc. Et rappelons-nous la formule du premier ministre-président wallon, dès les années 1980, le Liégeois Jean-Maurice Dehousse, souvent répétée depuis par Philippe Suinen et d’autres : s’il n’y a pas de profit, il n’y a pas d’entreprises, s’il n’y a pas d’entreprises, il n’y a pas d’emplois. Cette connexion entre emploi, formation et développement économique est essentielle. Les acteurs l’ont bien compris dans le Bassin EFE Hainaut-Centre. Le coordinateur de l’Instance-Bassin, Fabrice De Bruyn, me rappelait dernièrement comment ils ont heureusement associé Maïté Dufrasne, la coordinatrice du projet de territoire du Cœur du Hainaut, à leurs travaux, afin de garantir une cohérence stratégique territoriale. Cette cohérence, toutefois, comme il me le faisait justement remarquer, ne saurait se limiter aux enjeux du territoire. Elle doit également s’exercer sur les autres espaces et prendre en compte, par exemple, les besoins du marché sur la Wallonie, la Belgique, voire au-delà en fonction des enjeux de long terme. L’écueil étant pour les bassins EFE de trop se focaliser sur une vision des enjeux uniquement liée à ceux qui sont directement identifiés sur leur territoire. Ainsi, concrètement, notait-il, ce n’est pas parce qu’un secteur d’activités n’est pas présent sur un bassin qu’il ne faut pas y encourager le développement d’une offre de formation / enseignement.

Ainsi, prospective et interterritorialité peuvent constituer des outils fondamentaux s’ils sont activés fondamentalement et poussés, de manière optimale, au bout de la logique d’efficacité et de transformation par l’engagement rappelé par Bruno Antoine. C’est le fameux commitment des prospectivistes anglo-saxons.

Cet engagement est aujourd’hui plus que nécessaire. Pourquoi ? Parce que les enjeux de long terme sont considérables. Ils me le paraissent même davantage que nous ne le percevons généralement. Ce sont ces enjeux de long terme qui répondent à l’interrogation que nous avons posée sur la nécessité de la prospective, aujourd’hui.

3. Parce que les enjeux de long terme sont aujourd’hui considérables

Nous devons tous en être conscients. Le Ministre-Président l’a dit d’emblée en prenant ses fonctions. Il l’a répété plusieurs fois depuis : si la Wallonie se relève, elle ne se relève pas encore assez vite [6]. Ainsi, sommes-nous engagés dans une course de vitesse en matière sociale, d’emploi, d’insertion. Nous le savons tous. L’enjeu de cohésion sociale apparaît particulièrement aigu, surtout dans l’ancien sillon industriel. Ainsi, je souscris totalement au constat sans complaisance dressé par Dominique Carpentier du Forem. Ce constat n’enlève rien aux efforts remarquables qui ont été fournis sur ce territoire, et qu’il faut rappeler [7]. Je donnerai rapidement une autre mesure de cet enjeu de cohésion sociale : l’indicateur du taux d’emploi. Nous savons que l’objectif européen consiste à atteindre 75 % de taux d’emploi en 2020 au niveau européen, 73, 2 % au niveau belge sur la tranche d’âge 20-64 ans [8].

Philippe-Destatte-Taux-emploi_2016-05-11

Dans cette tranche d’âge, la moyenne européenne de taux d’emploi en 2014 est de 69,2 %, c’est-à-dire mieux que la moyenne belge (67,3 %) mais moins bien que celle de la Flandre (71,9 %) [9]. Le niveau de la province de Liège (60,7 %) est à plus d’un point sous le niveau wallon, mais 3 points au-dessus de la province de Hainaut (57,6 %) [10]. Mais l’arrondissement de Liège (qui ne coïncide que partiellement avec le bassin EFE), avec 57,4 %, est sous le niveau hennuyer [11]. C’est d’autant plus inquiétant que, comme l’indique très justement le rapport analytique du Bassin EFE de Liège, l’offre de formation y est riche et diversifiée [12].

Envisageons donc, parmi d’autres, deux enjeux de long terme que nous avons considérés comme essentiels : la sherwoodisation et la révolution numérique.

La sherwoodisation

Les différents chiffres qui ont été cités ne sont pas insignifiants. Ils révèlent une réalité quotidienne extrêmement difficile pour nombre de citoyennes et de citoyens, jeunes et moins jeunes. L’absence d’emploi contribue à la déréliction sociale, au délitement d’une jeunesse fragilisée par une multitude de facteurs culturels, religieux, géopolitiques. La sherwoodisation, que Bernard Van Alsbrouck a contribué à définir en tant que phénomène de repli collectif de ceux qui décrochent de la société et disparaissent plus ou moins des écrans radars, et à laquelle il a été fait référence lors de ce colloque, était inoffensive tant qu’elle ne se manifestait que comme une somme de parcours individuels et isolés se développant sur un même espace. Cette sherwoodisation peut-être redoutable si elle est organisée. Nous en avions anticipé le risque, notamment dans nos travaux du Collège régional de Prospective de Wallonie [13]. Le terrorisme, soyons-en conscients, est, à la fois, un symptôme et un effet d’un effondrement social et sociétal de nos territoires, dans des structures étatiques – y compris européennes – en perdition. Ce terrorisme est, de surcroît, liberticide, quand il est amplifié par les médias et les acteurs, en ce compris les élus. Ne pensons pas un instant que nous répondrons concrètement à ce péril uniquement par des mesures sécuritaires prises au niveau fédéral. Nous n’y répondrons en fait que par des actions concertées avec et entre les communautés, les régions et les territoires. Nous y répondrons par des actions collectives, en renforçant – ou en fondant – du sens et de la connaissance au niveau de nos sociétés, partout où c’est possible, de la commune à l’Europe. Et j’ai la faiblesse de croire que les bassins d’enseignement qualifiant, de formation et d’emploi sont au centre de cette action future. Du reste, les actes terroristes, aussi dramatiques qu’ils soient, ne constituent qu’une part des ravages, y compris mortels, qui affectent une partie de notre jeunesse en déshérence sociale : nous pourrions recenser les effets, bien plus nombreux et plus quotidiens, qui prennent la forme d’overdoses, d’accidents, de suicides. Ces conséquences, malheureusement plus banales, n’en sont pas moins désastreuses.

Avant de conclure, il est un autre enjeu, sur lequel la représentante de l’UCM, Valérie Saretto, a insisté et sur lequel je veux, moi aussi, insister. C’est celui de ce qu’on appelle la Révolution numérique.

Une vieille Révolution industrielle ?

Appréhender le monde, pour chacun d’entre nous, c’est d’abord le comprendre. En entendant dire que nous ne devons pas manquer la nouvelle révolution industrielle, je pense à Jean Defraigne, ce grand président de la Chambre, mais aussi grand ministre liégeois, décédé en ce début mars 2016. En 1973 et 1974, alors qu’il était secrétaire d’Etat à l’économie régionale wallonne, il appelait déjà la Wallonie à s’inscrire dans ce qu’il voyait comme la deuxième Révolution industrielle, celle de l’informatique, du calcul électronique, de l’automation [14]. Cette révolution, n’en doutons pas, est la même que celle que l’on nomme aujourd’hui numérique ou, à l’anglaise, digitale. Nous l’avons largement décrite dès 1987 lors de l’exercice de prospective La Wallonie au futur, Vers un nouveau paradigme [15], puis, plus précisément, dans les travaux de la Mission Prospective Wallonie 21, à l’occasion d’un rapport remis au Ministre-Président wallon, en août 2002 [16]. Le Chief Economist du Financial Times écrivait il y a peu dans Foreign Affairs que The so-called Third Industrial Revolution – of the computer, the Internet, and e-commerce – is also itself quite old [17] .

Disons-nous bien que les progrès et les innovations techniques se succèdent de manière continue, mais que les révolutions industrielles sont de vraies et rares ruptures. Pierre Lebrun, historien et économiste de l’Université de Liège et professeur à la carrure exceptionnelle, demandait que l’on réserve l’appellation de Révolution industrielle à des phénomènes inscrits dans la longue durée, constituant de véritables changements de civilisation, des ruptures de rythme majeures vers un mouvement fortement accéléré, ainsi que des mutations totales, étendues à toutes les sphères de la société. Pour le futur responsable de la collection Histoire quantitative et développement de la Belgique, les soi-disant révolutions successives des XIXème et XXème siècles devaient être envisagées comme le produit de l’évolution rapide qu’a engendrée cette rupture originelle, méritant seule le nom de révolution [18].

Les sociologues nous ont également invités à cette vision des mutations systémiques. Ainsi, dans L’ère de l’information, La société en réseaux, Manuel Castells considérait qu’il y a coïncidence historique, dans les années 1968-1975, de trois processus indépendants : la révolution informatique, les crises parallèles du capitalisme et de l’étatisme, avec les restructurations qu’elles ont entraînées, l’essor de mouvements culturels et sociaux (revendications libertaires, féminisme, écologie, défense des droits de l’homme). Comme il l’indique clairement, une société peut être dite nouvelle quand il y a eu transformation structurelle dans les relations de production, dans les relations de pouvoir, dans les relations entre personnes. Ces transformations entraînent une modification également notable de la spatialité et de la temporalité sociales, et l’apparition d’une nouvelle culture [19]. Dans sa préface de Fin de Millénaire, Alain Touraine mettait en évidence un des apports majeurs de Manuel Castells, c’est qu’on ne doit pas confondre un type de société, qu’il s’agisse de la société industrielle ou de la société d’information, avec ses formes et ses modes de modernisation. Alain Touraine rappelle que nous avons appris à distinguer la société industrielle, type sociétal, du processus capitaliste (ou socialiste) d’industrialisation, malgré la confusion que l’analyse a souvent entretenue entre ces deux termes. Il faut, écrivait-il, de la même manière, distinguer la société d’information, qui est un type sociétal, et la globalisation, qui est avant tout une nouvelle révolution capitaliste créant de nouvelles polarités, des inégalités et des formes d’exclusion (…) [20].

Dès lors, il me paraît que ce que nous connaissons depuis la fin des années 1960 relèverait de la révolution de l’information, de la révolution cognitive, voire numérique – l’avenir tranchera sur le nom – c’est-à-dire d’un autre paradigme, se substituant progressivement au monde industriel, sans néanmoins le faire disparaître. De même que le monde agricole n’a pas été éradiqué par les sociétés industrielles, il s’est juste transformé. Dans ce schéma d’une Révolution industrielle ou, plus tard, d’une Révolution cognitive comme mutations systémiques, de la civilisation, donc de tous les domaines de la société, le système technique, cher à Bertrand Gille ou même à Jacques Ellul, nous apparaît comme un sous-système [21]. C’est dans celui-ci que se déroulent, non les révolutions civilisationnelles, mais les révolutions technologiques.

Regarder l’évolution de cette manière ne sous-estime pas l’ampleur des changements actuels. Ce que les Allemands appellent Industrie 4.0, et que, après les Français, nous essayons d’importer à notre tour, est une stratégie d’alliance lancée en 2011 entre l’État et les entreprises pour accélérer l’intégration entre le monde des TIC et celui de l’industrie. Là aussi, comme l’indiquent Dorothée Kohler et Jean-Daniel Weisz, une course contre la montre est engagée : celle de la redéfinition des modes d’apprentissage des savoirs. Ainsi, l’avenir du travail y est-il devenu un enjeu de compétitivité au point que, à l’initiative du BMBF, le ministère de la Formation et de la Recherche, les Allemands ont lancé une réflexion réunissant sur le sujet tous les acteurs majeurs [22]. La question de l’impact du numérique sur l’emploi est également centrale et apparaît, en particulier depuis l’étude Frey & Osborne, comme une menace majeure. Près de la moitié des emplois aux États-Unis y semblent menacés par la numérisation. D’autant que ce ne sont plus seulement les tâches routinières qui paraissent affectées, mais que toutes sont présentées comme disposant d’un fort potentiel d’automation, y compris, par exemple celles des juristes [23]. L’analyse prospective de l’impact de la numérisation sur l’emploi allemand conclut à la destruction de 60.000 emplois d’ici 2030. Ce chiffre est surprenant par sa faiblesse, sachant qu’environ 45.000 emplois sont détruits en Wallonie chaque année, tous secteurs confondus [24]. Mais on comprend vite que ce chiffre de 60.000 emplois, calculé par l’IAB, l’Institut allemand pour la recherche sur le marché du travail et la formation professionnelle, constitue un solde entre les 430.000 emplois qui pourraient être créés grâce à la numérisation et les 490.000 emplois qui seraient détruits malgré l’hypothèse de l’émergence d’une formation permettant aux salariés de s’adapter au nouveau paradigme industriel 4.0 [25]. C’est dire la transformation de la nomenclature des métiers, ses effets dans l’écosystème industriel, et particulièrement dans le domaine social…

N’oublions pas toutefois que ce ne sont pas les métiers, mais les tâches qui sont automatisables. Quelques bonnes vieilles pages des classiques Daniel Bell [26] et Herbert Marcuse [27] pourraient être relues à ce sujet. C’est donc à nous de faire évoluer les métiers en les orientant vers des tâches à plus haute valeur ajoutée. Et aussi, probablement, au-delà, de repenser notre organisation du travail et celle de la formation et de l’enseignement. Dans un scénario pour un futur souhaitable sur le travail vers 2015, mais écrit en 1995, Gérard Blanc anticipait un monde dans lequel, au lieu de spécialiser l’individu, la formation supérieure le rendra apte à se spécialiser. Cette faculté, écrivait le polytechnicien français, dépend de la capacité à se remettre en question et à apprendre à apprendre et de la possession d’une vision globale afin d’établir des ponts entre plusieurs disciplines [28]. Admettons qu’on en est loin, même si l’hybridation des métiers apparaît comme un vecteur d’Industrie 4.0. En témoigne, en Allemagne, la formation de Produktions-technologue, Process Managers en technologie de la production, au confluent des métiers du process et du développement des produits, ainsi que de leur mise en œuvre en usine [29]. Certains résultats des pôles de synergies, présentés ce 26 avril 2016 à Liège, se rapprochent de cet exemple. Ainsi, la prospective des bassins EFE est-elle indissociable de la prospective des métiers. Le Commissariat général au Plan considérait que les objectifs de cette dernière sont triples. D’abord, mieux appréhender les évolutions dans un contexte de transformations du marché du travail. Ensuite, éclairer les parcours professionnels possibles des personnes. Enfin, anticiper les besoins en compétences et en renouvellement de la main-d’œuvre [30]. On le voit, l’affaire n’est pas mince.

L’industrie du futur, quelle que soit la manière dont on la qualifie, constitue un vecteur de transformation de notre société, au travers notamment de la formation, de l’enseignement, de la culture, de la recherche et de l’emploi, pour ne citer que quelques sous-systèmes qu’elle ne manquera pas d’impacter. C’est aussi, comme l’enjeu de notre cohésion sociale et territoriale, une raison majeure d’agir sans délai. Nous en avons les atouts : comme le rappelle Philippe Estèbe, la principale vertu d’un système territorial réside dans sa capacité à rendre des services aux individus dans un contexte donné [31].

Le chemin de Damas, ce n’est pas celui de la Syrie…

Car si nous n’agissons pas sur le cours de l’histoire, nous nous contenterons de contempler un monde qui s’écroule et sacrifierons d’autres générations de jeunes, qui s’empresseront de rejoindre Sherwood. Le chemin de Damas, ce n’est pas celui de la Syrie, c’est la révélation de l’effondrement d’une partie de notre jeunesse. Pas seulement à Bruxelles ou à Paris, mais aussi à Verviers, Charleroi ou Liège. Ne l’oublions jamais, car nous sommes en première ligne pour y remédier… d’urgence.

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

Sur le même sujet :

Ph. DESTATTE, Mais quel est donc le couillon qui a inventé les bassins de vie ? Des espaces d’observation, Blog PhD2050, Mons, 18 mars 2014.

Ph. DESTATTE, Mais quel est donc le couillon qui a inventé les bassins de vie ? Des espaces d’action, Blog PhD2050, Mons, 19 mars 2014.

Ph. DESTATTE, Qu’est-ce qu’un bassin de vie en Wallonie ?, Blog PhD2050, Namur, 29 novembre 2012.

[1] L’ensemble de ce papier constitue la mise au net et quelques développements de mon intervention au colloque L’Instance Bassin, Enseignement qualifiant – Formation – Emploi, de Liège, Une nouvelle dynamique territoriale !, tenu à l’Université de Liège, Château de Colonster, le 26 avril 2016 à l’initiative de l’Instance Bassin. – Sur l’idée de métamorphose, chère aussi à Edgar Morin, Voir Gaston BERGER, L’homme moderne et son éducation, p. 125, Paris, PuF, 1962. Merci à Chloé Vidal d’avoir attiré mon attention sur cette page remarquable.

[2] Jacques de BOURBON-BUSSET, Au rond-point de l’avenir, dans Jean DARCET dir., Les étapes de la prospective, p. 93, Paris, PuF, 1967.

[3] Thierry GAUDIN et François L’YVONNET, Discours de la méthode créatrice, Gordes, Ose savoir – Le Relié, 2003.

[4] Martin VANIER, Le pouvoir des territoires. Essai sur l’interterritorialité, Paris, Economica, 2008.

[5] Article 2 du Décret du 24 avril 2014, portant assentiment à l’accord de coopération conclu le 20 mars 2014 entre la Communauté française, la Région wallonne et la Commission communautaire française relatif à la mise en œuvre des bassins Enseignement qualifiant – Formation – Emploi.

https://wallex.wallonie.be/index.php?doc=28258&rev=29635-19548

[6] Ph. DESTATTE, L’économie wallonne, les voies d’une transformation accélérée, Exposé présenté au Forum financier de la Banque nationale de Belgique, Université de Mons, le 3 novembre 2014, Blog PhD2050, 24 juin 2015, https://phd2050.org/2015/06/24/fofi/

[7] Ph. DESTATTE, Liège au coeur de la reconversion industrielle wallonne, Blog PhD2050, 28 mai 2015, https://phd2050.org/2015/05/28/lriw/

[8] On peut aussi envisager ce chiffre dans la tranche d’âge 15-20 ans, compte tenu des différences liées à l’obligation scolaire, même si le Ministre-Président soulignait dans son dernier Etat de la Wallonie que cette tranche était très problématique et peu favorable pour la Région. Paul MAGNETTE, Débat sur l’état de la Wallonie 2016, p. 8, Namur, Gouvernement wallon,13 avril 2016. http://gouvernement.wallonie.be/sites/default/files/nodes/story/8657-discourspmew.pdf – Il faut noter que, parallèlement, la proportion d’étudiants parmi les 18-24 a, pour la première fois dépassé les 50% en 2012, pour atteindre 55% en 2014. Il s’agit d’un effet de la réforme de Bologne, en tout cas en Wallonie et à Bruxelles, puisque la Flandre stagne à 50-51%. Philippe DEFEYT, Brève de l’Institut pour un Développement durable, 3 mars 2016.

[9] Données Eurostat, SPF ETCS, 25 mars 2016.

[10] Taux d’emploi par province, 20-64 ans, 2014, SPF-ETCS-Stat. 17 mars 2016.

[11] Données IWEPS-Steunpunt WSE, données SPF Eco, ONSS, ONSSAPL, INASTI, INAMI, ONEm-St92, BCSS.

[12] Premier Rapport analytique et prospectif, Présentation, Bassin IBEFE de Liège, 2015.

http://bassinefe-liege.be/diagnostic/rapport-analytique-et-prospectif

[13] Philippe DESTATTE, Dess(e)in du futur, Quel avenir de la démocratie européenne, dans Joseph CHARLIER et Pascale VAN DOREN dir., Démocratie, avenir du monde ? Approfondir la démocratie, une clé indispensable pour une économie, une société, une planète, profitable à toutes et à tous, p. 57-62, Bruxelles, DCP, 2013. https://phd2050.org/2016/04/17/quel-avenir-pour-la-democratie-europeenne/

[14] Jean DEFRAIGNE, L’économie wallonne, hier, aujourd’hui et demain, dans Wallonie 74, n° 2, Conseil économique régional de Wallonie, p. 102-106.

[15] La Wallonie au futur, Vers un nouveau paradigme, Charleroi, Institut Destrée, 1989.

[16] Philippe DESTATTE, dir., Mission prospective Wallonie 21, La Wallonie à l’écoute de la prospective, Charleroi, Institut Destrée, 2003.

[17] Ce qu’on appelle la Troisième Révolution industrielle – celle de l’ordinateur, de l’internet, et du commerce électronique – est également elle-même assez vieille. Martin WOLF, Same as it ever was, Why the techno-optimists are wrong, in Foreign Affairs, July-August 2015, p. 18.

[18] Pierre LEBRUN, Ashton (T. S.), La Révolution industrielle, 1760-1830, dans Revue belge de Philologie et d’Histoire, t. 34, fasc. 3, 1956, p. 813-817, p. 814. Merci à Julien Destatte de m’avoir rappelé l’existence de ce texte majeur.

[19] Manuel CASTELLS, L’ère de l’information, t. 3, Fin de Millénaire, p. 398 et 403, Paris, Fayard, 1999.

[20] Alain TOURAINE, Préface, dans Manuel CASTELLS, L’ère de l’information, t. 1, La société en réseaux, p. 9, Paris, Fayard, 2001.

[21] Bertrand GILLE, La notion de « système technique », Essai d’épistémologie technique, dans Culture technique, Paris, CNRS, 1979, p. 1-8. – Jacques ELLUL, Le système technicien, Paris, Cherche-Midi, 1977.

[22] Dorothée KOHLER et Jean-Daniel WEISZ, Industrie 4.0, Les défis de la transformation numérique du modèle industriel allemand, p. 11, Paris, La Documentation française, 2016.

[23] Carl B. FREY & Michael A. OSBORNE, The Future of Employment: how susceptible are jobs to computerization?, Oxford, Oxford Martin School, 2013. – D. KOHLER & J-D WEISZ, Industrie 4.0…, p. 65.

http://www.oxfordmartin.ox.ac.uk/downloads/academic/The_Future_of_Employment.pdf

[24] Selon Tim Goesart et Ludo Struyven, les employeurs monorégionaux de la Région wallonne (environ 97% des employeurs) ont créé 44.200 nouveaux emplois entre juin 2013 et juin 2014, tandis que de 46.400 emplois ont été supprimés pendant cette période. Le solde est donc de 2.200 emplois, donc une baisse de 0,3 %. Tim GOESAERT et Ludo STRUYVEN, Dynamique sectorielle et régionale sur le marché du travail en Belgique, Nouvelles perspectives sur base du Release DynaM 2015, p. 18, 2016/1. Données ONSS,IBSA, WSE, IWEPS, HIVA-KU Leuven.

[25] D. KOHLER & J-D WEISZ, Industrie 4.0…, p. 67.

[26] Daniel BELL, Automation and Major Technological Change: Impact on Union Size, Structure, and Function, Washington, Industrial Union Dept., AFL-CIO, 1958.

[27] Herbert MARCUSE, L’Homme unidimensionnel, Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, Paris, Les Éditions de Minuit, 1968, rééd. 2012.

[28] Gérard BLANC dir., Le travail au XXIème siècle, Mutations de l’économie et de la société à l’ère des autoroutes de l’information, p. 263, Paris, Dunod – Eurotechnopolis Institut, 1995.

[29] D. KOHLER & J-D WEISZ, Industrie 4.0…, p. 64.

[30] Christine AFRIAT, Nathalie AGUETTANT, Catherine GAY, Fabienne MAILLARD, Quelle prospective pour les métiers de demain ? L’apport des observatoires de branche, p. 16, Paris, La Documentation française – Commissariat général au Plan, Juillet 2005.

[31] Philippe ESTEBE, L’égalité des territoires, une passion française, p. 82, Paris, Presses universitaires de France, 2015.