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Bruxelles, le 16 avril 2021

Thomas Gadisseux : dans les prochains jours et semaines, on va s’attaquer sérieusement à l’après-pandémie, à la relance économique. Le plan européen de relance et ses 6 milliards, mais aussi le plan de relance fédéral, et les plans régionaux vont devenir de plus en plus concrets. L’occasion dans Matin Première de faire le point avec Philippe Destatte, le patron de l’Institut Destrée, le centre d’étude et de prospectives pour la Wallonie, “think tank” politique et institutionnel wallon.

 Bonjour Philippe Destatte !

 Philippe Destatte : Bonjour !

Sortir de la peur

Thomas Gadisseux : est-ce que ces différents plans de relance seront les bouées de sauvetage pour la Wallonie ?

Philippe Destatte : en tous cas, c’est un moment fort. C’est un moment critique, parce qu’on se trouve à la charnière d’un autre monde, dans l’espoir d’un autre monde, où on peut changer un certain nombre de donnes. On est aussi à quelques mois, à quelques années, d’une nouvelle négociation entre les régions et les communautés. Et donc, l’état de santé de la Wallonie est fondamental, non seulement pour les Wallons, mais aussi pour l’institution et sa capacité d’exister dans le cadre de la Belgique fédérale.

Thomas Gadisseux : alors, 6 milliards pour ce plan de relance européen. Il va se greffer à d’autres plans : un plan fédéral, un plan wallon. Vous avez parfois critiqué, bousculé notamment les différents plans Marshall en Wallonie. Est-ce qu’on va véritablement tirer les leçons des erreurs du passé ?

Philippe Destatte : j’observe réellement des éléments très positifs, comme le fait de mettre la prospérité au centre de la relance de la Wallonie. Parce que créer de la valeur, c’est vraiment fondamental dans une société qui vit quand même – il faut le dire – en partie aux crochets de l’Europe et de la Flandre. Donc, pouvoir disposer de bouée, pouvoir sortir la tête hors de l’eau, c’est vraiment très important. On parle aussi d’équité dans Get up Wallonia. La crise Covid a montré la nécessité d’une équité, de repenser aussi la redistribution. Cela me paraît également fondamental.

Thomas Gadisseux : vous dites que pour une fois une parle de prospérité. Cela veut dire que dans les différents plans de relance wallons qu’on a connus par le passé, ce n’était pas le cas en fait ? C’est un peu tabou de parler d’ambition, de prospérité et de création de valeurs en Wallonie ?

Philippe Destatte : Je pense qu’on a peur bien souvent – et la peur est une caractéristique de la société wallonne – : la peur de l’entrepreneuriat, la peur de négocier avec les Flamands, la peur de la 5G… Il existe toute une série de peurs, mais, bien souvent,  on n’a pas osé aborder la question du redéploiement au travers de cette question de création de valeur, d’avoir une société qui soit véritablement plus productive.

Thomas Gadisseux : donc, avant, c’était juste pour rattraper le retard ?

Philippe Destatte : on pensait bien sûr à cette dimension-là. Mais, vous le savez, il n’y a pas un seul fil conducteur, mais plusieurs. On peut donc lire les choses de manières différentes. Mais, j’ai été frappé par ce discours volontariste autour de l’idée de rendre la prospérité à la Wallonie.

Thomas Gadisseux : quels sont selon vous les maux wallons ? Qu’est-ce qu’il faut affronter pour passer l’obstacle ?

Philippe Destatte : ces maux ont été bien identifiés dans Get up Wallonia : on y parle du désamour de l’entreprise, de la carence de la formation, de la dépendance aux subsides, du poids de l’emploi public. Ce n’est pas moi qui dis cela : c’est dans l’introduction des fiches de Get up Wallonia. A ces maux wallons, j’ajouterais l’idée de peur. Donc il faut rassurer, il faut avoir un discours qui est volontariste et réaliser des efforts considérables pour restructurer le tissu industriel.

Des emplois qui créent de la valeur ajoutée

Thomas Gadisseux : juste sur la question de l’emploi, de la formation que vous évoquez, ce qu’il manque à la Wallonie, ce sont des emplois en fait, ce n’est pas nécessairement de l’argent européen?

Philippe Destatte : ce sont des emplois, et des emplois productifs. Il reste un différentiel d’environ 7% d’emplois dans la fonction publique au détriment du monde de l’entreprise si on compare la Flandre et la Wallonie…

Thomas Gadisseux : qu’est-ce que vous entendez par emploi productif ?

Philippe Destatte : un emploi productif, c’est un emploi qui crée de la valeur ajoutée, qui produit des biens ou services soumis à la TVA. Et ce déficit de 100.000 emplois, que Michel Quévit avait souvent mis en évidence, il doit être comblé, de telle de façon que la Wallonie assume une capacité de s’occuper elle-même de la cohésion sociale, de s’occuper elle-même du climat ou d’autres enjeux. Elle a besoin de moyens pour faire cela sur son territoire.

Thomas Gadisseux : on subsidie trop d’emplois en Wallonie, c’est ce que vous êtes en train de nous dire ?

Philippe Destatte : absolument. C’est tout à fait clair. Dans le monde de l’entreprise aussi. On a identifié dans les travaux du Collège régional de Prospective de Wallonie, le fait que, sur un budget de 15 milliards d’euros, environ deux milliards sont directement donnés à des entreprises. Alors, des entreprises ont besoin de ce que Pierre Rion appelle un allume-feu au départ de leur activité, dans le numérique ou autre. Mais des effets d’aubaine se répètent. Et cela constitue des marges de manœuvre considérables. Je vous parle de 2 milliards, si vous ajoutez 1 milliard d’aides à l’emploi, vous êtes pratiquement sur 3 milliards de marges de manœuvre qui peuvent, à ce moment-là être attribuées à des projets comme ceux qui sont dans Get up Wallonia. Créer un Wallonia Institute of Technology, par exemple, en le finançant à 750 millions d’euros, cela donnerait un boost extraordinaire à la Wallonie.

Thomas Gadisseux : ce que vous êtes en train de dire, Philippe Destatte, c’est qu’on a pas nécessairement besoin de l’argent d’ailleurs, on peut aussi aller restructurer, chercher “des bouts de gras” dans le budget wallon actuel.

Philippe Destatte : Oui ! C’est évidemment ce que le Gouvernement a mis à l’ordre du jour avant la crise Covid et qu’il continue à essayer de maintenir : l’idée d’un budget base zéro, qui examinerait chaque dépense et qui dirait : dans le cadre de la création de valeur en Wallonie, est-ce que cette dépense a vraiment sa place ? Et on sait très bien que ce serait une façon de refinancer la formation, par exemple.

Une pacification avec la Flandre

Thomas Gadisseux : et, Philippe Destatte, est-ce que la Wallonie a encore besoin de la Flandre pour se relancer ?

Philippe Destatte : je pense qu’elle en a besoin dans la mesure où la Flandre ne dit pas non aujourd’hui à une relance. Mais la Flandre aimerait bien – on connaît ce discours depuis Jean-Luc Dehaene – de la responsabilisation et de la transparence sur les transferts qui ont lieu. Je n’ai jamais entendu de Flamands – sauf peut-être au Vlaams Belang ou autres extrémistes – qui refusent une solidarité, pour autant que cette solidarité s’inscrive dans une logique de redéploiement. Si on n’est pas dans cette logique et qu’on a un peu d’empathie, c’est-à-dire qu’on se met à la place des Flamands, on peut se dire “mais qu’est-ce qu’ils fichent ces Wallons ?”.

Thomas Gadisseux : et cela a souvent été votre discours : il faut que la Wallonie soit solide économiquement pour qu’elle soit solide à la table des discussions institutionnelles. C’est ce qui a manqué par le passé, lors des dernières réformes de l’État. Ce n’est plus le cas, selon vous ? Il y a eu un changement d’attitude ou pas ?

Philippe Destatte : je voudrais qu’il y ait un changement d’attitude. C’est-à-dire qu’il faudrait que, à un certain moment, ce ne soit plus uniquement les partis politiques qui, entre eux, et pour des intérêts de partis politiques, fassent la négociation. Je voudrais que, comme cela est déjà arrivé par le passé, il y ait une implication d’un certain nombre d’acteurs économiques, sociaux, et des citoyens aussi, qui puissent dire ce qui les intéresse. Et je pense que ce qui intéresse les Wallons dans la réforme de l’État, c’est – par exemple – une pacification avec la Flandre. Pourquoi, alors que la Wallonie vit à côté d’une des régions les plus dynamiques d’Europe, elle devrait, pour des raisons communautaires ou linguistiques, ou d’élargissement de Bruxelles ou autre chose, passer son temps à se disputer avec les Flamands au lieu de créer des ponts. Si on voit, par exemple, dans le domaine des biotechnologies, l’ampleur de ce qui se passe à Gand, pourquoi, à Mons, ne travaille-t-on pas davantage avec Gand sur des domaines comme ceux-là ?

 

Quatre entités fédérées, à la fois des communautés et des régions

Thomas Gadisseux : c’est dans ce contexte-là, Philippe Destatte, que vous sortez un livre : “Le confédéralisme, spectre institutionnel” [1]. Votre message, c’est que cette crise sanitaire va être un moteur pour la réforme de l’État. Ce n’est pas du tout un frein, selon vous, pourquoi ?

Philippe Destatte : parce que c’est l’occasion de changer de lunettes. De regarder les choses de façon différente, d’essayer de créer un État post-Covid. Ce qui demanderait effectivement une restructuration au travers de – non pas quatre régions – mais quatre entités fédérées, qui soient à la fois des communautés et des régions, qui se basent sur l’acquis fédéraliste – ce qui a été fait depuis des années et dont on a parfois oublié la substance, et qui permette, par exemple que chacun fasse un effort par rapport aux autres. Alors, j’ai dit quel est l’effort que les Wallons doivent faire, mais les Flamands doivent probablement faire un effort de mettre leur capitale en Flandre. Et les Bruxellois doivent faire en sorte que Bruxelles soit davantage ouverte à la Flandre, que les Flamands se trouvent beaucoup mieux ici à Bruxelles : que l’on ait une région-communauté qui assume son bilinguisme institutionnel, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

Thomas Gadisseux : est-ce que les partis, est-ce que le monde politique est prêt à ce Big Bang institutionnel ? Ou ce n’est pas le moment ?

Philippe Destatte : à mon avis, c’est le moment. Ce ne sont pas des raisons institutionnelles qui poussent par exemple au fait de faire disparaître la Communauté française. C’est le fait que, un, la Communauté française n’a pas produit les effets en termes de formation, en termes de masse critique de recherche ou autre chose, qu’on aurait pu attendre. Et, deux, il y a un certain nombre de points cruciaux, aussi bien à Bruxelles qu’en Wallonie – je pense à l’enseignement technique et professionnel – dont il faut vraiment s’occuper parce que c’est la base du redéploiement.

Thomas Gadisseux : dans votre livre, vous mettez en avant le confédéralisme. Certains ont dit que c’était le fédéralisme des cons. Est-ce que les mentalités évoluent ? Vous assumez, au fond ? On va vers un État confédéral et plus fédéral ?

Philippe Destatte : en tout cas, je crois que le premier geste, c’est d’ouvrir les yeux sur ce que veulent les Flamands. Et ce que l’on voit, c’est que les Flamands, en tout cas la NVA qui est le moteur de la revendication, est quand même passée d’une revendication d’indépendance à une revendication de confédéralisme qui, à leurs yeux, est un fédéralisme avancé. Alors, je ne suis pas naïf quand je dis cela : je pense vraiment qu’il y a moyen, non pas d’adopter le modèle de la NVA, mais de prendre en compte le modèle de la NVA pour négocier quelque chose qu’eux appelleront peut-être le confédéralisme, qu’on appellera toujours le fédéralisme, mais qui devra se faire à nos conditions, c’est-à-dire, par exemple, sous la forme de quatre entités fédérées. Mais cela passera par des efforts de notre part, comme celui, par exemple – et je me répète – que les Flamands se sentent bien à Bruxelles.

 

Est-ce que le monde politique est à la hauteur de la crise ?

Thomas Gadisseux : quand on vous entend, Philippe Destatte, on comprend qu’on est à un moment charnière institutionnel. On n’arrête pas de dire qu’on vit une des plus grandes crises de l’Après-Guerre : crise économique, sociale, sanitaire, forcément, est-ce qu’il y a une prise de conscience politique du moment que l’on vit ? Est-ce que le monde politique est à la hauteur ?

Philippe Destatte : je pense que le monde politique a été confronté à des difficultés particulièrement aigües. Il a d’abord joué un rôle de punching-ball parce qu’on tape dessus allègrement. Mais – je ne sais pas voir partout, mais je le vois en tout cas pour la Wallonie – la manière dont on organise la réponse à la crise est robuste, solide, avec des moyens qui sont évidemment ceux de la Wallonie, où on doit tout réinventer. Mais cette innovation, cette créativité, elles existent.

Thomas Gadisseux : vous avez été parfois critique sur ce manque de sursaut francophone. Il est là. Vous êtes plutôt optimiste là ?

Philippe Destatte : oh, je n’ai pas dit que le sursaut était là ! Je dis qu’on aura encore besoin de coups de pied dans le derrière pour avancer. Mais, je pense qu’on peut y aller, oui !

Thomas Gadisseux : merci, Philippe Destatte, pour cet entretien.

Philippe Destatte : merci à vous, en tout cas.

 

 

 

[1] Ph. DESTATTE, Le confédéralisme, spectre institutionnel, coll. Notre Histoire, Namur, Institut Destrée, 2021. Pour renseignement et commande : http://www.institut-destree.eu/confederalisme_spectre-institutionnel.html

Namur, 20 juillet 2014

Le 22 juillet 2014 s’inscrira probablement dans l’histoire comme la mise en place d’un nouveau gouvernement wallon dans le cadre d’une réforme de l’État à mettre en œuvre et dans un environnement budgétaire difficile. Ce contexte favorisera, on peut l’espérer, la créativité et le volontarisme de ceux qui devront servir – comme disent les Américains.

On oublie néanmoins que cette veille de fête fédérale belge fut, voici 40 ans, le samedi 20 juillet 1974, la date du vote, à la Chambre, après le Sénat, du projet de loi visant la création des institutions préparatoires à la régionalisation, la fameuse loi Perin-Vandekerckhove [1]. L’exercice alors n’était pas moins difficile qu’aujourd’hui. Il s’agissait, comme devait le souligner le libéral wallon André Damseaux, de faire preuve de qualités d’imagination pour concilier les aspirations de partis différents, les intérêts de régions différentes et les vœux de communautés différentes. Bref, la réforme régionale devait trouver la voie de la modération entre l’unitarisme dépassé et le fédéralisme défini en termes nets [2].

On se souvient en effet que l’article 107quater de la Constitution de 1970, qui dispose que la Belgique comprend trois régions : la région wallonne, la région flamande et la région bruxelloise, attribuait à une loi spéciale la charge de créer des organes régionaux composés de mandataires élus et la compétence de régler les matières qui seraient attribuées à ces institutions, à l’exception de celles déjà accordées aux communautés. Depuis le vote de cet article, le Parlement n’avait plus pu trouver en son sein une majorité qualifiée permettant de mettre en œuvre cette régionalisation, buttant tantôt sur les limites des régions – en particulier celles de Bruxelles -, tantôt sur la nature des compétences, la composition des organes ou les normes à leur appliquer [3].

Le Parti socialiste était, avec le Rassemblement wallon et certains libéraux, en première ligne quant à la revendication régionale. Il avait néanmoins échoué dans la tâche de réunir une majorité spéciale pour d’appliquer le 107quater, lors de la phase de constitution du gouvernement. Marquant sa volonté de contribuer à la mise en place de la régionalisation [4], le Rassemblement wallon était entré, le 11 juin 1974, dans le gouvernement que Léo Tindemans avait formé le 25 avril avec les libéraux et les sociaux-chrétiens. Après l’échec des négociations tenues à Steenokkerzeel [5], les 19 et 20 avril 1974, auxquelles a participé François Perin, les acquis de ces négociations sont revus lors de l’entrée du RW au gouvernement, par l’accord du 10 juin 1974 [6]. Le professeur liégeois de droit constitutionnel, nouveau ministre de la Réforme des réformes des institutions, tente alors de sortir de l’immobilisme en préconisant un système préparatoire qu’il fixe à trois ans, avant de pouvoir, il l’espère, aboutir à une solution dite définitive [7].

Une sorte de Premier ministre pour sa région

La loi Perin-Vandekerckhove du 1er août 1974, créant des institutions régionales à titre préparatoire à l’application de l’article 107quater de la Constitution, fixe provisoirement les limites des Régions, parmi lesquelles la Région wallonne. Celle-ci comprend le territoire des provinces de Hainaut, de Liège, de Luxembourg et de Namur, ainsi que le territoire de l’arrondissement administratif de Nivelles. La loi dispose également que chaque région sera dotée d’un Conseil régional et d’un Comité ministériel des Affaires régionales. Ce Comité rassemble les ministres et secrétaires d’État ayant des attributions en matières culturelle et régionale : le Comité ministériel des Affaires wallonnes [8]. Le Conseil régional consiste donc en une assemblée consultative composée des sénateurs de la Région. Chacune des trois Régions doit recevoir une dotation financière de l’État central, fixée suivant trois critères de répartition, chacun comptant pour un tiers : la superficie, la population et le rendement de l’impôt des personnes physiques [9]. Cette loi permet aux régions de déterminer elles-mêmes leur politique dans les domaines de l’expansion économique régionale, de l’emploi, de la santé, de l’eau, de l’aménagement du territoire, de l’urbanisme, de la politique foncière, du logement, de la politique familiale et démographique, de la santé publique et de l’hygiène, de la politique industrielle et énergétique, du tourisme et de la politique d’accueil, de la chasse, de la pêche, des forêts, de l’organisation communale et de la politique de l’eau.

Si la loi Perin, promulguée le 1er août 1974, est boycottée par les socialistes qui la jugent anticonstitutionnelle et refusent de participer au Conseil régional wallon qu’elle crée [10], il n’en reste pas moins que la régionalisation préparatoire met en place une ébauche d’organes législatif et exécutif régionaux, un budget régional ainsi qu’un début de régionalisation interne des administrations concernées. Les soixante-deux membres du Conseil régional disposent d’une compétence d’avis dans les matières où une politique régionale se différencie en tout ou en partie. En fait, le Conseil régional ne reçoit pas mission de régler les matières régionales – sinon on se serait trouvé dans le champ d’application du 107quater, ce qui aurait nécessité une majorité qualifiée –, mais donne un avis, par voie de motions motivées sur des projets gouvernementaux, ou émet des propositions [11].

Le 25 novembre 1974, le Comité ministériel wallon se réunit pour la première fois à Namur sous la présidence du social-chrétien Alfred Califice, ministre des Affaires wallonnes [12], sorte de Premier ministre pour sa région, comme l’écrit Le Soir[13]. Le lendemain, 26 novembre, c’est au tour du nouveau Conseil régional wallon, composé des sénateurs de Wallonie, de tenir sa première séance à Namur, dans la salle du Conseil provincial [14]. C’est le libéral carolorégien Franz Janssens qui est élu à la présidence du Conseil [15]. Il souligne l’intérêt que constituera l’existence d’un budget régional séparé pour la Wallonie qui devra permettre au Conseil régional d’apprécier la politique régionale du gouvernement [16]. La régionalisation est ainsi installée de plain pied dans l’État belge[17]. Sous l’impulsion d’Alfred Califice, le Comité des Affaires wallonnes approuve, en février 1975, l’idée de charger la Société de Développement régional de Wallonie (SDRW) de l’élaboration du projet de plan régional en suivant la procédure prévue par la loi organique de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme du 9 mars 1962 [18]. Celle-ci a constitué le cadre de création de la Commission régionale d’Aménagement du Territoire. Ainsi, l’arrêté royal du 25 mars 1976 donne l’impulsion pour l’élaboration d’un Plan régional d’Aménagement du Territoire (PRAT) et institue une Commission consultative régionale d’Aménagement du Territoire [19]. En novembre 1976, une convention confie à la SDRW la réalisation des études préparatoires au PRAT et, le 16 mars 1977, un arrêté ministériel désigne la SDRW comme auteur de projet pour l’élaboration du PRAT. La convention ne sera toutefois pas mise en œuvre et l’exécutif régional devra la réactiver en 1981 pour permettre l’élaboration dans les douze mois et à titre expérimental de l’avant-projet de PRAT [20].

La régionalisation des budgets est certainement le principal acquis de cette régionalisation préparatoire. Ainsi, dès 1973, le principe de la règle des trois tiers (population, superficie, rendement à l’impôt des personnes physiques) sert de clé de répartition entre les régions [21]. Ce principe, objet de négociations politiques, sera intégré dans la loi du 9 août 1980. En juin 1975, un premier budget wallon est discuté au Conseil régional [22]. Ce budget 1975 de la Région wallonne s’élève à 18 milliards de francs (450 millions d’euros). Le budget des Affaires wallonnes pour 1976 s’élèvera à 21,3 milliards (532,5 millions d’euros), auxquels viendront s’ajouter environ 2,7 milliards de francs (67,5 millions d’euros) qui constituent la part wallonne des crédits régionaux nouveaux affectés à la politique de l’eau et aux travaux subsidiés [23].

Le Comité ministériel des Affaires wallonnes (CMAW) systématise l’analyse des dossiers de mise en œuvre des lois d’expansion économique en créant une Commission permanente au sein du Cabinet du secrétaire d’État [24]. Il installe, le 22 janvier 1975, une Commission d’Écologie industrielle, présidée par le radiobiologiste Zénon Bacq et destinée à organiser la lutte contre la pollution, notamment par une analyse des dossiers “lois d’expansion économique”. Cette Commission fera l’objet de l’attention des exécutifs suivants qui la feront travailler en liaison étroite avec la Commission consultative de l’Environnement, étant donné la connexité de leurs compétences [25].

Jean Gol : la force d’un projet wallon

Jean Gol donne du ton à son action pour redresser l’économie wallonne. Quel est l’avenir de la régionalisation provisoire ? Il est indispensable que la Wallonie existe institutionnellement [26]. Stimuler l’innovation ? Le secrétaire d’État à l’Économie wallonne interroge : La Wallonie est-elle morte avec Zénobe Gramme ? Faut-il fustiger les entreprises restées trop attachées à des formes de management ou à des produits dépassés ? Seules celles qui seront capables des mutations seront aidées, répond-il, avant de souligner que toutes les entreprises en difficulté ne seront pas sauvées : ici, du moins,la récession joue un rôle sévère peut-être mais positif à moyen terme. Faut-il s’interroger sur l’insuffisance de la régionalisation ? Toute parcelle de liberté d’action nouvelle que la Wallonie obtient ou arrache sur le plan économique la rend plus apte à affronter son destin, répond-il. Faut-il mobiliser les Wallons ? Il note qu’ils sont condamnés à tirer rapidement le meilleur d’eux-mêmes [27]. Comment le secrétaire d’État compte-t-il rénover la région ? Il faut, écrit-il, favoriser l’intelligence plutôt que le capital, le dynamisme plutôt que la tradition, les investissements immatériels en recherche et en organisation davantage que les investissements matériels et en capital fixe [28].

Mais ce qu’il faut surtout, déclare Jean Gol, c’est un grand projet wallon, pour donner du sens aux centaines de millions de crédits parallèles que la Région obtient et obtiendra en compensation des travaux effectués à Zeebrugge. Jean Gol contribue à établir des lignes aériennes Liège-Londres et Charleroi-Londres [29] et défend un projet de développement d’un aéroport dédié au fret à Bertrix-Jehonville [30]. Compte tenu des résistances wallonnes, notamment de la part du Conseil économique wallon, à accepter les investissements très importants réalisés par l’État pour le développement du port de Zeebrugge, des crédits dits parallèles ont été inscrits dès 1971 au budget des Travaux publics. De 1971 à 1976, 5 milliards de francs ont été prévus à cet effet. Le Conseil des ministres du 11 juillet 1975 décide que la moitié de tout crédit destiné à l’écluse de Zeebrugge sera inscrite dans le budget des Travaux publics comme crédit pour la Wallonie aussi longtemps que le total n’en dépasse pas 16 milliards de francs (400 millions d’euros), la Région disposant ainsi d’un droit de tirage maximal de 8 milliards de francs (200 millions d’euros). Ces crédits n’ont pas été uniquement affectés au budget des travaux publics pour la Wallonie, mais aussi à d’autres domaines tels la rénovation urbaine, l’informatique, les logements sociaux, les entreprises, etc. Il faut souligner que, depuis le 20 décembre 1973, la liaison autoroutière directe Liège-Mons-Tournai et Dunkerque, 226 km de Eynatten à Lamain, est enfin terminée ! De 1971 à 1976, 25 % des 6 milliards de francs (150 millions d’euros) de crédit “Focant” et des crédits parallèles sont attribués à l’infrastructure scientifique et à la recherche. Progressivement, les projets de lourdes infrastructures sont réduits au profit de la recherche technologique proprement dite. Pour les dernières tranches de crédits parallèles 1977 et 1978, l’accent a été mis sur une recherche qui débouche directement sur des applications industrielles (le textile à Tubize, les végétaux performants et le chantier naval de Namêche) [31]. Si les crédits parallèles restent effectifs jusqu’en 1978, le ministre des Travaux publics, le socialiste sérésien Guy Mathot, y met fin à cette date en lançant le Plan d’Infrastructure prioritaire, construit sur une base régionale [32], au moment où il prend, avec le gouvernement, la décision d’accorder le feu vert à l’extension du port de Zeebrugge, pour un montant de 46 milliards de francs (1,150 milliard d’euros), soit plus de 6 milliards de francs (150 millions d’euros) par an pendant sept ans [33]. Jean Gol s’investit aussi dans la rédaction de son projet wallon. Il prend la forme d’un rapport sur le redressement wallon, liste d’actions à mettre en place dès qu’un pouvoir wallon aura été créé, et qu’il présente en mars 1977 [34].

Conclusion : c’est la qualité des femmes et des hommes qui peut faire la différence

Comme l’avait précisé le député Rassemblement wallon Robert Moreau à la tribune de la Chambre, la régionalisation préparatoire constitua un processus irréversible et l’initiative gouvernementale portée par François Perin et Robert Vandekerckhove n’aura pas été seulement d’amorcer la phase préparatoire de la régionalisation mais aussi d’avoir suscité une première proposition socialiste de régionalisation définitive, qui sera suivie par d’autres. Ainsi, comme le répétera l’ancien leader MPW en parlant de la réalisation de ce projet : primo, il entame le processus de régionalisation. Secundo, il va permettre d’élaborer et de pratiquer des politiques régionales dans des domaines vitaux pour la Wallonie[35].

Ce n’était pas si simple bien entendu, notamment car il s’agissait de mener à bien, en Wallonie, sans le parti majoritaire de cette Région, l’aspiration à l’autonomie qui s’y était exprimée depuis la fin du XIXème siècle. Jusque là, du reste, cette volonté ne s’était exprimée que par les discours et les revendications. Or, comme l’avait souligné le député socialiste Jean-Maurice Dehousse dans ce même débat du 19 juillet 1974, on juge les hommes politiques non pas à ce qu’ils disent mais à ce qu’ils font[36].

Ce que les membres de ce premier exécutif, né de la réforme du 20 juillet 1974, ont réalisé en moins de trois ans est impressionnant. Allant vers une certaine forme de fédéralisme[37], les pionniers de l’Exécutif présidé par le social-chrétien Alfred Califice et du Conseil régional wallon de l’époque ont prouvé – dans un contexte économique et social extrêmement difficile qui peut rappeler celui d’aujourd’hui – que, dans l’adversité, c’est la qualité des femmes et des hommes, leur volonté de transformer la société et de mobiliser autour d’eux l’innovation et la créativité, qui peut faire la différence.

Subtil message pour le Gouvernement wallon qui prend ses fonctions quarante ans plus tard…

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

[1] Ce vote fut acquis par 110 voix contre 78 et 13 abstentions. Annales parlementaires, Chambre des Représentants, Séance du samedi 20 juillet 1974, p. 1927.

[2] Annales parlementaires, Chambre des Représentants, Séance du vendredi 19 juillet 1974, p. 1802 et p. 1852, discours de François Perin : Pour des raisons pratiques que j’ai invoquées dans l’autre Chambre, avançons. Il est prouvé que l’expérience provoque des réactions créatrices utiles, qu’elle nourrit les dossiers et qu’elle permettra de trouver les dénominateurs communs pour aboutir à une solution définitive que nous pourrons méditer pendant le temps qu’il faut. Le plus court possible, disent les uns. Oui, si les esprits ont pu avancer les uns vers les autres assez vite dans les mois qui viennent.

[3] Robert SENELLE, La Constitution belge commentée, p. 372-373, Bruxelles, Ministère des Affaires étrangères, 1974.

[4] Déclaration gouvernementale du 12 juin 1974, p. 1, Bruxelles, Moniteur belge, 1974.

[5] INSTITUT DESTREE, Fonds Robert Moreau, Réunion de Steenokkerzeel, Compte rendu, 16 + 1 pages. Points principaux de la déclaration gouvernementale prévue par M. Tindemans, dans Le Soir, 24 avril 1974, p. 2.

[6] Jacques VAN HOOREBEKE, Le grand (et multiple) dessein de M. François Perin : réformer l’Etat, ses structures, ses moeurs, dans Le Soir, 14 juin 1974, p. 2. – Paul DEBONGNIE, Steenokkerzeel : échec ou réussite à terme ? dans Spécial, 24 avril 1974, p. 33 & 34.

[7] Annales parlementaires, Chambre des Représentants, Séance du samedi 20 juillet 1974, p. 1849.

[8] Annales parlementaires, Chambre des Représentants, Séance du 20 juillet 1974, p. 1848-1852. – Jean-Pierre VANDERMEUSE, Sa régionalisation préparatoire étant votée, M. Perin annonce une “grande décantation”, Tous les amendements reviendront sur le tapis, déclare-t-il, dans La Nouvelle Gazette, 22 juillet 1974, p. 2. – Jacques BRASSINNE, La régio­nalisation : la loi du 1er août 1974 et sa mise en oeuvre, dans Courrier hebdomadaire, n°665, Bruxelles, CRISP, 20 décembre 1974. – Ibidem, 10 janvier 1975.

[9] Jacques van SOLINGE, Les Sénateurs pourront choisir leur assemblée régionale en changeant de domicile, dans Le Soir, 5 juillet 1974.

[10] Interview de Jean-Maurice Dehousse dans La régionalisation provisoire, pour quoi faire ?, dans Wallonie libre, 1er octobre 1974, p. 5. – PIERRE LOPPE, Les socialistes et la FGTB ne siègent plus dans les institutions régionales wallonnes, dans Le Soir, 11 février 1975, p. 2.

[11] Arrêté royal du 12 novembre 1974 relatif aux Conseils régionaux, publié au Moniteur belge du 21 novembre 1974.

[12] PIERRE LOPPE, Pre­mière réunion de l’Exécutif wallon à Namur, dans Le Soir, 26 novembre 1974. – Le budget et la régionalisation, p. 47-48, Secrétariat d’Etat au Budget, juin 1975.

[13] Le gouvernement pose les fondements des prochaines exécutifs régionaux, dans Le Soir, 25 septembre 1974.

[14] Il a été convoqué par l’arrêté royal du 19 novembre 1974 portant convocation du Conseil régional wallon. – Pour une analyse détaillée des travaux du Conseil régional wallon de la régionalisation provisoire, voir Jacques BRASSINNE de LA BUISSIERE, Le Conseil régional wallon 1974-1979, Histoire d’une institution oubliée, Namur, Institut Destrée, 2007.

[15] Achille PHILIPPOT, Une date historique pour la Wallonie, dans Wallonie libre, 15 dé­cembre 1974, p. 4. – PIERRE LOPPE, Séance rapide et sans relief à Namur, dans Le Soir, 27 novembre 1974, p. 2. – Jacques VAN HOOREBEKE, M. Califice : la régionalisation s’installe de plain-pied dans l’Etat belge, dans Le Soir, 17 juillet 1975, p. 2. – Jacques BRASSINNE, La régio­nalisation : la loi du 1er août 1974 et sa mise en oeuvre (II), dans Courrier hebdomadaire, n°667-668, p. 8, Bruxelles, CRISP, 10 janvier 1975.

[16] Pierre LOPPE, Séance rapide et sans relief à Namur, dans Le Soir, 27 novembre 1974.

[17] Jacques VAN HOOREBEKE, M. Califice : la régionalisation s’installe de plain-pied dans l’Etat belge, dans Le Soir, 17 juillet 1975.

[18] Les ministres wallons débloquent la SDR, dans Le Soir, 13 février 1975.

[19] Rapport sur la situation économique de la Wallonie, Secrétariat du Conseil économique régional wallon, Juin 1982, p. 82.

[20] Rapport sur la situation économique de la Wallonie,…, Juin 1982, p. 83.

[21] Annales parlementaires, Chambre des Représentants, vendredi 19 juillet 1974, p. 1850.

[22] E.H., Le Conseil régional a examiné hier à Namur le premier budget wallon, dans La Nouvelle Gazette, 6 juin 1975.

[23] Alfred Califice, dans Wallonie 76 /1, p. 62. – Pierre HERMANS, Le budget du Conseil régional wallon, dans Le Soir, 3 mars 1977.

[24] Arrêté ministériel du 27 février 1975 créant la Commission permanente pour l’examen de la structure des entreprises.

[25] Les décisions de l’Exécutif wallon, dans Le Peuple, 3 avril 1980. – En Wallonie, A quand le véritable démarrage de la reconversion ? dans Le Drapeau rouge, 3 avril 1980.

[26] Pour M. Gol, appliquer la régionalisation reste une priorité qui ne s’oppose nullement à la lutte contre l’inflation, Propos recueillis par Pierre Lefevre, dans Le Soir, 5 septembre 1974. – “Il ne faut pas que les crédits aux entreprises en difficultés constituent la sixième branche de la sécurité sociale” cité dans O.C., L’économie régionale “nouvelle vague”, dans Le Soir, 30 juillet 1974. – Jean GUY, M. Gol veut éviter la surenchère aux investissements en Wallonie, dans La Nouvelle Gazette, 3 juillet 1974.

[27] Jean GOL, La face wallonne de la crise, dans Wallonie75 /6, p.371-378.

[28] J. GOL, Bilan et perspectives de l’économie wallonne, discours prononcé le 15 décembre 1975 lors de la séance d’ouverture du CERW, 76/2, p. 162-173.

[29] Exécutif régional, L’avenir des lignes aériennes wallonnes, dans Le Rappel, 14 février 1980.

[30] Pierre LOPPE, L’économie régionale wallonne : à la fois sauver et créer des emplois, dans Le Soir, 15 mars 1975.

[31] Le PRLW propose un plan de redressement wallon, dans La Libre Belgique, 4 mars 1977.

[32] Jean-Pierre MARTENS, Le port de Zeebrugge, dans Courrier hebdomadaire n°1142-1143, Bruxelles, CRISP, 22 décembre 1986, p. 38-39.

[33] Michel QUEVIT, La Wallonie : l’indispensable autonomie, p. 97, Paris, Entente, 1982.

[34] Le PRLW propose un plan de redressement wallon, dans La Libre Belgique, 4 mars 1977.

[35] Annales parlementaires, Chambre des Représentants, vendredi 19 juillet 1974, p. 1808 et 1809.

[36] Annales parlementaires, Chambre des Représentants, Séance du vendredi 19 juillet 1974, p. 1813.

[37] J. BRASSINNE, Le Conseil régional wallon, 1974-1979…, p. 197.

 

 

Bruxelles, 14 juillet 2014

Ainsi que je le dis souvent à mes étudiants, le fédéralisme n’est pas un problème, c’est une solution. Aussi, devons-nous le considérer comme tel.

Pour répondre aux questions concernant l’évolution du fédéralisme en Belgique ainsi que sa pertinence pour faire face aux tensions entre les populations qui composent la Belgique, je pense nécessaire d’aborder la question de l’ambiguïté [1]. Cette idée est évidemment centrale puisqu’elle détermine la manière dont on comprend les mots, les concepts, les idées qui, naturellement ou historiquement, ont leur vie propre et donc évoluent et se transforment. L’ambiguïté est la capacité des mots de se charger de plusieurs interprétations et donc de plusieurs sens possibles. L’ambiguïté crée de l’incertitude. Si elle porte sur des variables déterminantes, elle est de nature à déstabiliser la compréhension du système et à vicier le dialogue, voire à le rendre impossible tant qu’elle subsiste.

C’est dans cet esprit que je voudrais évoquer deux idées recueillies d’emblée dans le discours de Kris Deschouwer mais qui polluent aussi l’ensemble des relations entre les acteurs du système politique belge. La première est la question de l’utilisation du concept d’ethno-linguistique pour fonder une analyse territoriale, politique ou institutionnelle au XXIème siècle. La deuxième est la question du fédéralisme lui-même et de ce qui apparaît aujourd’hui comme son prolongement ou son corollaire, le confédéralisme.

1. L’opérationnalité du concept d’ethnie dans le fédéralisme du XXIème siècle

On ne saurait nier que le concept d’ethnie a pris le relais de celui de race dans le système idéologique de ceux qui ont pensé la réforme de l’État jusque dans les années 1970 et au début des années 1980. Probablement est-il resté opératoire plus longtemps d’ailleurs en Flandre et à Bruxelles. Il en est de même de la langue comme moteur du fédéralisme qui est mise en cause dès les premières réunions de l’Assemblée wallonne qui voit l’affrontement entre une vision territoriale wallonne et une vision linguistique de défense des francophones de Bruxelles puis de Flandre. Cette dynamique va s’accentuer, d’une part, avec la rupture, au début des années ’20, entre ces défenseurs des fransquillons et ceux qui s’affirment régionalistes et fédéralistes, et d’autre part, par l’émergence des communautés culturelles. Ces dernières apparaissent plus tôt qu’on ne s’en souvient généralement puisque les premières expériences remontent à la fin des années 1930. En effet, si le développement des régions participe d’une conception et d’un large mouvement de niveau au moins européen, il n’en est pas de même des communautés culturelles qui constituent assurément une originalité dans le développement du fédéralisme. Les historiens Jean-Pierre Nandrin et Pierre Sauvage font naître ce concept dans les années 1930. La notion de communauté populaire, Volksgemeenschap, chère au mouvement flamand, aurait été empruntée à la Volksgemeinschaft allemande et au paradigme du romantisme herdérien [2]. On pourrait aussi, avec le sociologue Claude Javeau, évoquer le parrainage de Ferdinand Tönnies et de son ouvrage Gemeinschaft und Gesellschaft, qui, dès 1887, a défini de manière aussi périlleuse la notion de communauté sur la base de liens de nature individuelle fondés sur le sang [3]. En 1936, le Centre d’Études pour la Réforme de l’État reconnaissait l’existence de deux communautés culturelles principales [4]. Le Centre définissait comme suit le concept de communauté : le vocable est moderne, il comporte des notions fort anciennes, mais qui se sont chargées d’une nouvelle valeur psychologique. Il décrit l’attachement, par toutes les fibres du cœur, à un groupement culturel; il met moins l’accent sur les éléments politiques et matériels que sur les facteurs culturels et linguistiques. Il traduit en fait une réalité très noble et très respectable. La communauté est une entité qui a de véritables droits. L’élite ne peut se développer complètement et remplir sa mission éducative que si elle reste étroitement en contact avec elle [5].

La notion d’ethnisme, chère à Guy Héraud [6] et à Charles-François Becquet [7], voire à Maurice Bologne [8] ou Maurits Van Haegendoren [9] sera le dernier avatar d’une pensée qui, en Wallonie sera largement remise en cause par le Manifeste pour la Culture wallonne de 1983 qui, contrairement à ce que son nom pourrait laisser penser, fonde le régionalisme wallon sur des bases véritablement territoriales et citoyennes. Dans ce cas en effet, ce sont les limites géographiques de l’espace territorial qui fondent la qualité de citoyen de l’entité fédérée, indépendamment de sa nationalité. Ce mouvement, qui a trouvé un renforcement juridique dans le traité européen de Maastricht, fait en l’occurrence d’une ou d’un habitant de la Wallonie, une Wallonne ou un Wallon, quelles que soient ses origines. Le texte exprime l’idée forte que Sont de Wallonie, sans réserve, tous ceux qui vivent et travaillent dans l’espace wallon. Sont de Wallonie toutes les pensées et toutes les croyances respectueuses de l’Homme, sans exclusive. En tant que communauté simplement humaine, la Wallonie veut émerger dans une appropriation de soi qui sera aussi ouverture au monde.

Ainsi, personnellement, mais si je n’ignore pas que l’ethnicité, l’ethno-nationalisme, et toutes leurs déclinaisons sont toujours opérationnels en science politique et en sociologie, je voudrais disqualifier ce concept dans le cadre d’une discussion portant sur l’avenir de la Belgique. Nous ne pouvons, en effet, pas construire l’avenir avec les mots du passé. En 1998, Bart Maddens, Roeland Beerten et Jaak Billiet considéraient que le discours nationaliste flamand dominant pouvait être qualifié d’ethnique dans le sens où l’identité nationale est décrite comme un héritage culturel statique qui serait sensé être préservé pour les générations futures tandis qu’en Wallonie, les tenants du régionalisme adoptent plus généralement une approche plus républicaine de l’identité nationale. Ils insistent sur le fait que, dans l’optique wallonne, l’autonomie régionale est nécessaire pour défendre les intérêts socio-économiques communs des Wallons dans l’État belge, et non pour préserver un héritage culturel wallon [10]. Mis à part quelques exceptions comme la surprenante déclaration du ministre-président Rudy Demotte durant l’été 2013, même les défenseurs du concept de nation, comme José Fontaine et la revue Toudi, ont en tête une conception ouverte qui se réfère à un modèle post-national comme celui que défend le philosophe allemand Jürgen Habermas [11] ou exprimé par la sociologue française Dominique Schnapper dans son essai sur La Communauté des Citoyens, Sur l’idée moderne de nation [12]. Ces conceptions sont en effet très loin de ce que l’historien français appelle le nationalisme des nationalistes [13]et sont ouvertes au rêve de construire une nation sans nationalisme, ce dernier étant compris comme une exacerbation d’un sentiment national.

2. Les ambiguïtés des concepts de fédéralisme et de confédéralisme

Ce n’était pas un historien mais plutôt l’un de nos plus grands constitutionnalistes, ancien ministre des Relations communautaires qui le disait : le fédéralisme, un des vocables les plus complexes de la science politique, n’est pas une notion juridique, c’est en réalité un produit de l’histoire. Et Fernand Dehousse ajoutait lors d’un exposé fait à l’Institut Destrée le 26 février 1976 : c’est un régime qu’un certain nombre de peuples, très nombreux d’ailleurs, se sont donné les uns après les autres et qui, de ce fait, a comporté et comporte des variantes multiples à travers le temps et les lieux [14].

Ce que Fernand Dehousse aimait à rappeler, c’est que, partout dans le monde, la logique fédéraliste avait vocation à articuler ces deux grands principes contradictoires que sont le besoin d’autonomie et le besoin d’association. Tantôt, ce principe prend une direction centripète, ce qui est le cas des Etats-Unis ou de l’Europe en construction, tantôt il prend une forme centrifuge, ce qui est la logique dans laquelle s’inscrivent la Belgique et la Suisse. Le rédacteur principal du premier projet fédéraliste jamais déposé à la Chambre belge posait la question de la différence entre une confédération d’Etats et un Etat fédéral, en estimant que cette classification était très relative et extrêmement difficile à déterminer au point que, selon certains auteurs, ces différences n’existeraient pas ou que seul le droit de session, tel qu’il était inscrit dans le droit soviétique, constituerait le signe distinctif d’une confédération [15]. Du reste, le constitutionnaliste confirmait ce qu’il avait déjà écrit en 1938 avec Georges Truffaut dans L’État fédéral en Belgique, à savoir que, souvent, la confédération d’États se distingue assez peu de l’État fédéral [16].

Néanmoins, comparant son projet déposé à la Chambre en 1938 par Georges Truffaut et quelques autres parlementaires socialistes, à celui rédigé dans la clandestinité par quelques socialistes liégeois parmi lesquels le futur député Simon Paque, le futur ministre Léon-Eli Troclet et le futur bourgmestre de Liège Paul Gruselin, Fernand Dehousse indique toutefois que s’il conserve des éléments de l’État fédéral, le second projet se rapproche davantage d’une confédération étant donnée l’étendue des compétences qu’il donne aux États fédérés, et qui sont beaucoup plus grandes que dans le système fédéral orthodoxe. Car, c’est bien l’essentiel disait Dehousse : l’essence profonde du fédéralisme, c’est un réaménagement des compétences et du fonctionnement de l’appareil de l’État. (…) “Tout le reste est littérature [17].

Dès lors, je défendrais l’idée que ce qui est important quand on construit des institutions, ce n’est pas de se lancer dans des discussions sans fin pour savoir comment ces institutions devraient être qualifiées – de fédéralisme ou de confédéralisme – mais de les utiliser concrètement comme des outils destinés à améliorer le bien-être des citoyens et de renforcer l’harmonie du système dans sa totalité.

3. Le phénomène que l’on appelle fédéralisme ou confédéralisme constitue-t-il un outil intéressant ?

En Belgique, le fédéralisme s’est progressivement déployé depuis le début des années 1970. Il est courant de le qualifier de “sui generis” et de “centrifuge”. La première idée exprime l’originalité de la réforme de l’État belge mais aussi le mouvement qui l’anime depuis l’ambition, affirmée au milieu des années quatre-vingt dix, d’achever le processus de ce fédéralisme. Le qualificatif “centrifuge” montre, quant à lui, la direction de ce mouvement dans la longue durée. Le système institutionnel belge est en effet soumis à une quadruple attraction : d’abord, un nationalisme flamand véritable – c’est-à-dire une volonté irrationnelle mais objectivée pour la Flandre de constituer un pays –; ensuite, la proximité intellectuelle et culturelle de la France et de la Wallonie; troisièmement, l’aspiration, plus récente, de l’agglomération de Bruxelles à une plus grande autonomie régionale. Enfin, il faut observer que la Communauté germanophone, qui constitue de fait déjà une quatrième région, aspire à son détachement de la Wallonie pour former un quatrième État fédéré dans le système belge. Ce quadruple mouvement centrifuge est tellement puissant que d’aucuns considèrent que lorsque, en 1993, le Parlement belge a enfin inscrit à l’article 1 de la Constitution que la Belgique est un État fédéral composé de Communautés et de Régions, les institutions étaient déjà largement teintées de confédéralisme.

En effet, s’il existe, le fédéralisme classique s’accommoderait difficilement des trois principes du fédéralisme belge : 1. l’équipollence des normes – c’est-à-dire l’égalité de puissance juridique entre la loi fédérale et les lois des entités fédérées –; 2. l’exclusivité des compétences localisées soit au niveau fédéral soit au niveau des entités fédérées sur leur territoire respectif; 3. l’usage exclusif, lui aussi par les entités fédérées, de la capacité internationale des compétences qui leur ont été transférées, y compris le droit de signer des traités internationaux. Ajoutons que deux des entités fédérées de l’État fédéral belge disposent d’une réelle souveraineté dans l’exercice de leurs compétences grâce à un système d’élection directe et séparée de leurs membres, ainsi que d’une autonomie constitutive, embryon d’un pouvoir constitutionnel : le Parlement flamand et le Parlement wallon.

Je partage fortement l’idée selon laquelle ces derniers quarante ans – je me réfère à juillet 1974 et à la loi Perin – Vandekerckhove, la première étape concrète de la régionalisation –, le fédéralisme a amélioré les relations entre les Flamands et les Wallons et progressivement rendu possible l’émergence d’une “collectivité politique” à Bruxelles ainsi que dans la communauté germanophone. Cette formulation de collectivité politique, avec une référence à la Wallonie, provient de Francis Delperée [18], dans un moment plus inspiré que lorsqu’il qualifia le confédéralisme de “fédéralisme des cons“. Nous devons nous souvenir qu’à cette époque, dans les années ’70, alors que les différents ministres des Réformes institutionnelles (Freddy Terwagne, Leo Tindemans, François Perin, Jacques Hoyaux, etc.) insistaient sur le fait que leurs propositions étaient tout sauf du fédéralisme, Francis Delperée proclamait que la Belgique était, à juste titre, devenue un État fédéral, vingt ans en avance sur la Constitution de 1993.

Un des avantages de l’émergence du fédéralisme en Belgique était aussi le fait que, dans nos régions, avec nos compétences, nous sommes responsables de notre avenir. Et ceux qui étaient des minorités dans cette Belgique unitaire, comme les Wallons, ne sont plus en réalité des minorités. A Namur, les Wallons ne constituent pas une minorité. Ils décident par eux-mêmes, sous leur propre responsabilité. Leurs politiques peuvent réussir ou échouer, mais au moins ce succès ou cet échec est le leur. Et ils ne peuvent plus proclamer que ce qui leur arrive est la faute de la Flandre ou de Bruxelles.

Néanmoins, j’ai parfois l’impression que, comme chercheurs, nous confondons les modèles virtuels avec la réalité. Ainsi, après le commentaire de Paul De Grauwe au sujet de la souveraineté dans le système fédéral et les transferts de souveraineté, il m’apparaît que le système belge a survécu non tant par la pertinence de ses institutions mais parce que – et c’est la réalité ! –nous avons transféré la souveraineté à nos partis politiques. Ceci ne constitue pas une opinion positive ou négative : il s’agit d’une observation.

En tout cas, je peux être d’accord avec Jan Verlaes sur le fait que, dans une confédération, on peut disposer du droit de sécession, mais pas dans une fédération. Fernand Dehousse avait aussi pris ce fait en considération. Mais, ayant dit cela, comment, en tant que Wallons, pourrait-on vraiment penser que le principe d’autodétermination de Woodrow Wilson, tel qu’inscrit dans le premier article de la Charte des Nations Unies, puisse s’appliquer à tous les peuples et à toutes les nations du monde à l’exception de la Flandre ?

Quand j’examine la fragilité du système fédéral belge, je constate qu’il réside dans sa bipolarité, dans cette confrontation en face à face entre les Flamands et les francophones. Cette confrontation est renforcée par l’idée de Fédération Wallonie-Bruxelles, provenant directement de la stratégie du FDF conçue par Serge Moureaux et Antoinette Spaak, en 2006 et 2008, et reprise par Rudy Demotte et Charles Picqué, comme une machine de guerre à l’encontre de la Flandre [19]. Car ils font mine de penser – comme le fait Olivier Maingain – que Bruxelles est francophone. Mais vous savez qu’elle ne l’est pas.

En ce qui me concerne, l’alternative est clairement une vision polycentrique construite autour de quatre régions ou communautés-régions recevant toutes les compétences résiduelles non attribuées à l’État fédéral. Ces régions politiques sont basées sur les quatre régions linguistiques telles qu’inscrites dans la Constitution (Article 4) : la région de langue française, la région de langue néerlandaise, la région bilingue de Bruxelles-Capitale et la région germanophone. Ce système signifie un nouvel équilibre et une réelle refondation du fédéralisme.

Le projet, appelé Brassinne-Destatte, de Fédéralisme raisonnable et efficace dans un Etat équilibré [20], construit sur ces quatre régions et publié en 2007, fait son chemin et a été valorisé par Karlheinz Lambertz, Johan Vande Lanotte et Didier Reynders. Toutefois, la principale difficulté de ce modèle réside dans le fait qu’il implique un désengagement de ces communautés “ethniques” dont il a été question – Communauté flamande et Communauté française – dans le but de faire la place à une réelle collectivité régionale et politique à Bruxelles, fondée sur les 19 communes, avec ses propres objectifs et une réelle cohésion basée sur une conception bilingue.

Conclusion : fertilité intellectuelle et créativité institutionnelle

La Flandre, la Wallonie et la région germanophone se transforment progressivement d’un modèle ethnique vers un modèle construit sur la citoyenneté. Ce changement s’opère non seulement à cause de la supériorité de ce qu’on appelle le modèle républicain mais à cause de la diversité culturelle des populations et modèles du XXIème siècle. Le système politique et institutionnel s’adapte dès lors à cette évolution.

Pour conclure, permettez-moi de mettre en évidence l’ambiguïté du mot “curse” en anglais. Il s’agit d’un mot-clef dans la réflexion de Re-Bel : (con)federalism: cure or curse? Si “curse” signifie le diable, la mauvaise fortune, mauvais, maléfique, en anglais, il signifie également la période des règles pour la femme. Cette sémantique est caractéristique d’une société européenne primitive, qui rejetait la femme. En ce qui me concerne, je souhaiterais, dès lors, revenir à cette signification. En effet, son association d’idée avec la fertilité – la fertilité intellectuelle et la créativité institutionnelle – est celle dont nous avons besoin pour continuer à construire un fédéralisme pertinent. Ou, si l’on préfère, un confédéralisme… L’essentiel, c’est que ce (con)fédéralisme reconnaisse les autres en vue d’un dialogue réel et positif afin d’équilibrer les besoins d’autonomie, de coopération, d’association, de transparence, d’autonomisation, de cohésion sociale et, surtout, de démocratie.

Et ne jamais oublier que nous faisons partie de l’Union européenne, qui oriente fortement l’avenir de nos institutions et celui de notre État fédéral, même dans le cadre d’un processus potentiel de séparation entre les entités fédérées.

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

 

[1] Ces questions ont été posées par Paul De Grauwe et Kris Deschouwer à la conférence (Con)federalism: cure or curse, Rethinking Belgium’s institutions in the European Context, 11th public event of the Re-Bel initiative, Fondation universitaire, Bruxelles,19 juin 2014. Ce texte constitue la remise au net de mon intervention préparée avant et pendant cet événement.

[2] Jean-Pierre NANDRIN, De l’Etat unitaire à l’Etat fédéral, Bref aperçu de l’évolution institutionnelle de la Belgique, dans Serge JAUMAIN éd., La réforme de l’Etat… et après, L’impact des débats institutionnels en Belgique et au Canada, p. 14, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 1997. – Pierre SAUVAGE, Jacques Leclercq, Les catholiques et la question wallonne, p. 10, Charleroi, Institut Destrée, 1988. – Il n’est pas impossible de trouver des acceptions plus anciennes mais moins courantes. Par exemple : Les solutions équitables se dégageront d’elles-mêmes si nous réussissons à opposer à la ténacité flamande une égale ténacité wallonne. Pour cela, il faut tout d’abord que la Wallonie prenne conscience d’elle-même, de sa communauté linguistique et morale, de sa force passée et présente. Jules DESTREE, Les Arts anciens du Hainaut, Résumé et conclusions, p. 24, Bruxelles, Imprimerie Veuve Mommon, 1911. – Voir aussi l’intervention de Hervé Hasquin au Conseil de la Communauté française, le 25 juin 1993. CONSEIL DE LA COMMUNAUTE FRANCAISE, Session 1992-1993, Compte rendu intégral, Séance du vendredi 25 juin 1993, p. 18-19, CRI, N° 15 (1992-1993).

[3] Claude JAVAUX, De la Belgitude à l’éclatement du pays, dans Hugues DUMONT, Christian FRANCK, François OST et Jean-Louis De BROUWER, Belgitude et crise de l’Etat belge, p. 152, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 1989. – Ferdinand TöNNIES, Communauté et société, Paris, Puf, 1977.

[4] Lid Studiecentrum tot Hervorming van den Staat.

[5] Robert SENELLE, La Constitution belge commentée, p. 153, Bruxelles, Ministère des Affaires étrangères, 1974.

[6] Guy HERAUD, L’Europe des ethnies, Préface d’Alexandre MARC, Nice, CIFE, 1963. – G. HERAUD, Qu’est-ce que l’ethnisme ?, dans L’Europe en formation, n° 76-77, Juillet-Août 1966.

[7] Charles-François BECQUET, L’Ethnie française d’Europe, Paris, Nouvelles Editions latines, 1963.

[8] Guy HERAUD & Hendrik BRUGMANS, Philosophie de l’ethnisme et du fédéralisme, coll. Etudes et documents, Nalinnes, Institut Destrée, 1969.

[9] Maurits VAN HAEGENDOREN, Un fédéralisme honteux, dans Belgique 1830-1980 : la réforme de l’Etat, Numéro spécial de L’Europe en formation, p. 89-93. – M. VAN HAEGENDOREN, Nationalisme en Federalisme, Politieke Bedenkingen, Antwerpen, De Nederlandsche Boekhandel, 1971.

[10] Bart MADDENS, Roeland BEERTEN & Jaak BILLIET, The National Consciousness of the Flemings and the Walloons, An Empirical Investigation, in Kas DEPREZ and Louis VOS, Nationalism in Belgium, Shifting Identities, 1780-1995, p. 204, London, MacMillan, 1998.

[11] Jürgen HABERMAS, Après l’Etat-nation, Une nouvelle constellation politique, Paris, Fayard, 1998.

[12] Dominique SCHNAPPER, La Communauté des citoyens, Sur l’idée moderne de nation, Paris, Gallimard, 1994.

[13] Raoul GIRARDET, Le nationalisme français, 1870-1974, p. 16, Paris, Seuil, 1983.

[14] Fernand DEHOUSSE, Les projets fédéralistes de 1938 à nos jours, dans Jacques LANOTTE éd., L’histoire du mouvement wallon, Journée d’étude de Charleroi, 26 février 1976, p. 27, Charleroi, Institut Destrée, 1978.

[15] Ibidem, p. 28.

[16] Fernand DEHOUSSE et Georges TRUFFAUT, L’Etat fédéral en Belgique, p. 15, Liège, Editions de l’Action wallonne, 1938.

[17] F. DEHOUSSE, Les projets fédéralistes…, p. 31 et 37.

[18] Francis DELPEREE, Histoire des mouvements wallons et avenir de la Wallonie, dans J. LANOTTE éd., L’histoire du Mouvement wallon…, p. 85-100.

[19] Jean-Marie KLINKENBERG & Philippe DESTATTE, La recherche de l’autonomie culturelle en Wallonie et à Bruxelles francophone : de la communauté culturelle aux séductions régionales, dans Mark VAN DEN WIJNGAERT éd., D’une Belgique unitaire à une Belgique fédérale, 40 ans d’évolution politique des communautés et des régions (1971-2011), Etude à l’occasion du 40ème anniversaire du Parlement flamand, p. 78-81, Bruxelles, Vlaams Parlement – ASP, 2011. – Voir aussi Ph. DESTATTE, L’idée fédéraliste dans les Etats-nations, Regards croisés entre la Wallonie et le monde, Bruxelles-Charleroi, Presses interuniversitaires européennes – Institut Destrée, 1999. – La Wallonie, une région en Europe, Nice – Charleroi, CIFE – Institut Destrée, 1997.

[20] Jacques BRASSINNE DE LA BUISSIERE & Philippe DESTATTE, Un fédéralisme efficace et raisonnable pour un Etat équilibré, Namur, 24 Février 2007.

Cliquer pour accéder à 2007-02-24_J-Brassinne_Ph-Destatte_Quatrieme-Voie_FR.pdf

Brussels, June 19, 2014

As I often say to my students, federalism is not a problem, it’s a solution. So, we should consider federalism as a solution.

In order to respond to the questions on the development of federalism in Belgium and its relevance in dealing with tensions between the population groups that make up Belgium, I believe, that the question of ambiguity must be addressed [1]. This point is clearly crucial, because it affects how we understand words, concepts and ideas, which, by a natural or historical process, have a life of their own and therefore evolve and undergo transformation. Ambiguity refers to the capacity of words to take on multiple interpretations and hence multiple possible meanings. It creates uncertainty, and where it affects critical variables, it will tend to destabilise our understanding of the system and impede dialogue, or even make it impossible while it persists.

It is with this in mind that I would like to single out two ideas which make their appearance in Kris Deschouwer’s discourse right from the start, but which also contaminate overall relations between the actors in the Belgian political system. The first of these is the use of the ethno-linguistic concept as a basis for a territorial, political or institutional analysis in the twenty-first century. The second is federalism itself, and its modern-day extension or corollary, confederalism.

1. The functional viability of the concept of ethnicity in 21st century federalism

There is no denying that the concept of ethnicity took over from that of race in the ideological system of those who devised the State reforms up to the 1970s and early 1980s. Moreover, it probably remained active for longer in Flanders and Brussels. The same is true of the use of language as the driver of federalism – something which occurred from the time of the first meetings of the Walloon Assembly in 1912, where there was a clash between a Walloon territorial vision and a linguistic vision involving the defence of the fransquillons – the French-speakers in Brussels and then in Flanders. This process was intensified firstly by the rift in the early 1920s between these defenders of the fransquillons and those who described themselves as regionalists and federalists, and secondly, by the emergence of the cultural communities. The latter appeared earlier than is generally remembered: the first experiments in this direction date back to the late 1930s. For, although the development of the regions represents part of an attitude and a broad trend found at European level if not more widely, the same is not true of the cultural communities, which are definitely an innovation in the development of federalism. The historians Jean-Pierre Nandrin and Pierre Sauvage argue that the concept emerged in the 1930s. The notion of the people’s community or Volksgemeenschap, which found favour with the Flemish movement, was, it is suggested, borrowed from the German Volksgemeinschaft and Herder’s paradigm of romanticism [2]. We could also follow the sociologist Claude Javeau in tracing the origins of this notion to Ferdinand Tönnies and his work Gemeinschaft und Gesellschaft, published in 1887, which took an equally perilous approach in defining the notion of community with reference to individual links based on blood [3]. In 1936, the Research Centre for State Reform recognised the existence of two ‘main cultural communities’ [4]. The Centre defined the concept of community as follows: ‘the term is a modern one involving some very old ideas, which, however, have taken on a new psychological value. It describes the state of attachment to a cultural group by all the fibres of one’s being; it places less emphasis on political and material elements than on cultural and linguistic factors. It in fact reflects a very noble and very respectable reality. The community is an entity that has genuine rights. The elite cannot develop properly and fulfil its educational mission unless it remains in close contact with the community’ [5].

The notion of ethnicity, which was dear to Guy Héraud [6] and Charles-François Becquet [7], and indeed to Maurice Bologne [8] and Maurits Van Haegendoren [9], was to be the last incarnation of a way of thinking which in Wallonia was broadly challenged by the Manifesto for Walloon Culture of 1983, which, contrary to what its name might suggest, laid the foundations of a regionalism in Wallonia built on truly territorial and civic bases. Here, it is the geographical limits of the territorial space that underpin the citizenship of the federated entity, regardless of nationality. According to this way of thinking, which has received legal corroboration in the Maastricht Treaty, an inhabitant of Wallonia is a Walloon, regardless of his or her origins. This text expressed the strong idea that “All those who live and work in the Wallonia region are undeniably part of Wallonia. All respectable human ideas and beliefs are also part of Wallonia. (…) Being a straightforward community of human beings, Wallonia whishes to emerge as an appropriate entity which opens itself to the entire world.”

So, personally, even if I know that ethnicity, ethno-nationalism, and all their declension are still operational in political science and sociology, I would like to disqualify that concept for a discussion about the future of Belgium. We cannot build the future with the word of the past. In 1998, Bart Maddens, Roeland Beerten and Jaak Billiet considered that the dominant Flemish nationalistic discourse could be labelled as ethnic in the sense that the national identity is described as a static cultural heritage that has to be preserved for future generations while in Wallonia, supporters of regionalism generally adopt a more republican approach to national identity. They stressed on the fact that in the Walloon view, regional autonomy is necessary to defend the common social economic interests of the Walloons in the Belgian State, not to preserve a Walloon cultural heritage [10]. A part some exceptions like the surprising declaration of the Minister-President Rudy Demotte during Summer 2013, even defenders of the concept of nation like José Fontaine and the Toudi review have in mind an opened conception referring to a postnational model like the one defended by the German philosopher Jürgen Habermas [11] or expressed by the French sociologist Dominique Schnapper in her essay about “The Community of the Citizens, About a modern idea of Nation” [12]. These conceptions are indeed very far of what the French historian Raoul Girardet called the nationalism of the nationalists [13] and are opening the dream of building a nation without nationalism.

2. The ambiguities of the concepts of federalism and confederalism

It was not an historian but one of our greatest constitutionalists – a former Minister of Community Relations – who said that federalism, one of the most complex terms in political science, ‘is not a legal concept: it is in reality a product of history’. And Fernand Dehousse went on to say, during a speech at The Destree Institute on 26 February 1976: ‘It is a system that a number of peoples, a very large number in fact, have adopted at different times and which, accordingly, has presented and still presents today multiple variants across time and space[14].

What Fernand Dehousse was fond of pointing out is that, around the world, the federalist approach has been intended to link together two major and conflicting principles: the need for autonomy and the need for association. Sometimes federalism has a centripetal character, as is the case with the United States or with the European project, whereas at other times it takes a centrifugal form, which has been the approach in Belgium and Switzerland. The main author of the first federalist proposals ever brought before the Belgian Chamber raised the question of the difference between a confederation of States and a federal State. He took the view that this classification was very relative and extremely difficult to pin down – so much so, in fact, that some authors claimed that such differences were non-existent, or that it was the ‘right of session’, as enshrined in Soviet law, that constituted the sole distinguishing mark of a confederation [15]. Moreover, Dehousse confirmed what he had already written in 1938 with Georges Truffaut in L’Etat fédéral en Belgique, namely that a configuration of States is often very similar to a federal State[16].

However, when he compared his draft legislation, which was tabled in the Chamber in 1938 by Georges Truffaut and certain other socialist parliamentarians, with the proposals composed secretly by a number of Liège socialists (including the future member of parliament, Simon Paque, the future minister, Léon-Eli Troclet and the future mayor of Liège, Paul Gruselin), Fernand Dehousse noted that although the latter project retained elements of a federal State, it was closer to a confederation ‘given the extent of the powers it gives to the federated States, which are much greater than in the orthodox federal system’. For this is the heart of the matter, claimed Dehousse: ‘the most essential element of federalism is a rearrangement of the powers and of the functioning of the State apparatus. (…) “The rest is literature” ’. [17]

I would therefore defend the idea that what is important when we are building institutions is not to engage in endless discussions about how those institutions should be labelled – federalism or confederalism? – but to use them concretely as a tool in order to improve citizens’ well-being and to reinforce the harmony of the system as a whole.

3. Is the phenomenon called federalism or confederalism a relevant tool?

In Belgium, federalism has gradually developed since the early 1970s. It is common to describe it as sui generis and centrifugal. The first description refers to the originality of the Belgian State reform, but also to its dynamic character ever since the formulation in the mid-1990s of the ambition to complete the process of federalism. Its description as ‘centrifugal’, meanwhile, refers to the long-term direction of this process. For the Belgian institutional system is subject to ‘pull’ from four different phenomena: firstly, there is a true Flemish nationalism, i.e. an irrational but genuine desire for Flanders to be a country; secondly, there is the intellectual and cultural proximity of France and Wallonia; thirdly, there is the more recent aspiration of greater Brussels for greater regional autonomy; and finally, it should be noted that the German-speaking Community, which in reality is already a fourth region, aspires to detachment from Wallonia to form a fourth federated State in the Belgian system. This quadruple centrifugal movement is so powerful that it has been argued by some people that in 1993, when the Belgian Parliament finally enshrined in Article 1 of the Constitution the principle that Belgium is a federal State composed of Communities and Regions, its institutions were already largely tinged with confederalism.

It is true that, if such a thing exists, classical federalism would be hard to square with the three principles of Belgian federalism: 1. the ‘equipollence of norms’, i.e. the equality of juridical power between the federal law and the law of the federated entities; 2. the exclusivity of the powers located either at federal level or at the level of the federated entities in their respective territories; 3. the exclusive right of deployment, again by the federated entities, of the international aspect of the powers transferred to them, including the right to sign international treaties. It should be added that two of the federated entities of the Belgian federal State have real sovereignty in the exercise of their powers, thanks to a system whereby their members are elected directly and separately, as well as a constitutive autonomy, which represents the germ of constitutional power: the Parliament of Flanders and the Parliament of Wallonia.

I strongly agree with the idea that for the past forty years – I am referring to July 1974 and the Perin-Vandekerckhove Law, the first concrete step in regionalisation – federalism has improved relations between the Flemish and the Walloons and gradually made possible the emergence of a “political collectivity” in Brussels and in the German-speaking community. This formulation of political collectivity, with reference to Wallonia, comes from Francis Delperée[18],in a more inspired moment than when he talked about confederalism as the “fédéralisme des cons“. We should remember that, at that time, in the Seventies, while all the ministers of State Reform were stressing that their proposals were anything but federalism (Freddy Terwagne, Leo Tindemans, François Perin, Jacques Hoyaux, etc.), Francis Delperée proclaimed that Belgium was entering into a federal state, 20 years in advance of the Constitution of 1993.

One of the benefits of the emergence of federalism in Belgium is also the fact that, in our regions, with our competences, we are responsible for our future. And those who were minorities in their state, such as the Walloons, are not really minorities anymore. In Namur, the Walloons are not a minority. They decide by themselves, under their own responsibility. Their policies may succeed or fail, but at least the success or failure is their own. And they can no longer claim that developments that occur are the fault of Flanders or Brussels.

However, I sometimes feel that, as researchers, we confuse virtual models with reality. And, after Paul De Grauwe’s comment about sovereignty in the federal system and transfers of sovereignty, it occurred to me that the Belgian system has survived not because of the relevance of the institutions but because – and this is the reality! – we have transferred sovereignty to our political parties. This is not a positive or negative opinion: it is an observation.

Anyway, I can agree with Jan Verlaers that, in a confederation, you could have a right of session, but not in a federation. Fernand Dehousse also took this into account. But, having said that, how, as Walloons, could we really think that Woodrow Wilson’s right of self-determination, as enshrined in the first article of the United Nations Charter, could apply to all people and all nations worldwide except Flanders?

Regarding the fragility of the federal system, I think it lies in its bipolarity, in the face-to-face confrontation between the Flemish and the French-speakers. This confrontation is reinforced by the idea of the Wallonia-Brussels Federation, coming directly from the FDF strategy devised by Serge Moureaux and Antoinette Spaak in 2006 and 2008 and picked up by Rudy Demotte and Charles Picqué, as a war machine against Flanders [19]. Because they seem to think – as Olivier Maingain does – that Brussels is French-speaking. But you know it isn’t.

For me, the alternative is clearly a polycentric view involving four regions or community-regions receiving all the residual competences that are not reserved to the federal level. These regions are based on the four linguistic regions as enshrined in the Constitution (Article 4): the French-speaking region, the Dutch-speaking region, the bilingual Brussels-Capital region, and the German-speaking region. This system means a new balance and a real re-foundation of federalism.

The so-called Brassinne-Destatte project of Reasonable and efficacious federalism in a balanced state [20], built on these four regions and published in 2007, is making headway and has been promoted by Karlheinz Lambertz, Johan Vande Lanotte and Didier Reynders. However, the main difficulty of that model is the fact that it implies a disengagement of the “ethnic” communities – Dutch-speaking and French-speaking – from Brussels in order to create the space for a real regional and political collectivity of Brussels in the 19 municipalities, with its own aims and a real cohesion based on a bilingual approach.

Conclusion : intellectual fertility and institutional creativity

Flanders, Wallonia, Brussels and the German-speaking region are progressively moving from a model built on ethnicity to a model built on citizenship. This shift is occurring, not only because of the superiority of the so-called Republican model but because of the cultural diversity of the 21st century populations and models. The political and institutional system is thus adapting to this evolution.

To conclude, let me highlight the ambiguity of the word “curse” in English. It is a key word in the Re-Bel reflection: (con)federalism: cure or curse? If “curse” means evil, misfortune, bad, “maléfique” in French, in English its meaning is also “woman’s period”. This is characteristic of primitive European society, which rejected women. For my part, I therefore want to return to this meaning because of its associations with fertility – the intellectual fertility and institutional creativity that we need in order to continue building a relevant federalism, or confederalism, if you prefer, which recognises others for a real and positive dialogue in order to balance the needs of autonomy, cooperation, association, transparency, empowerment, social cohesion and, furthermore, democracy.

And never forget that we are included in the European Union framework, which provides some strong guidelines on the future of our institutions and the future of our federal state, even in a potential separation process between the federal entities.

 

Philippe Destatte

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[1] These questions were asked by Paul De Grauwe and Kris Deschouwer at the conference (Con)federalism: cure or curse, Rethinking Belgium’s institutions in the European Context, 11th public event of the Re-Bel initiative, University Foundation, Brussels,19 June 2014. This text is the fair copy of my paper prepared before and during that event.

[2] Jean-Pierre NANDRIN, De l’Etat unitaire à l’Etat fédéral, Bref aperçu de l’évolution institutionnelle de la Belgique, dans Serge JAUMAIN éd., La réforme de l’Etat… et après, L’impact des débats institutionnels en Belgique et au Canada, p. 14, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 1997. – Pierre SAUVAGE, Jacques Leclercq, Les catholiques et la question wallonne, p. 10, Charleroi, Institut Destrée, 1988. – Il n’est pas impossible de trouver des acceptions plus anciennes mais moins courantes. Par exemple : Les solutions équitables se dégageront d’elles-mêmes si nous réussissons à opposer à la ténacité flamande une égale ténacité wallonne. Pour cela, il faut tout d’abord que la Wallonie prenne conscience d’elle-même, de sa communauté linguistique et morale, de sa force passée et présente. Jules DESTREE, Les Arts anciens du Hainaut, Résumé et conclusions, p. 24, Bruxelles, Imprimerie Veuve Mommon, 1911. – Voir aussi l’intervention de Hervé Hasquin au Conseil de la Communauté française, le 25 juin 1993. CONSEIL DE LA COMMUNAUTE FRANCAISE, Session 1992-1993, Compte rendu intégral, Séance du vendredi 25 juin 1993, p. 18-19, CRI, N°15 (1992-1993).

[3] Claude JAVAUX, De la Belgitude à l’éclatement du pays, dans Hugues DUMONT, Christian FRANCK, François OST et Jean-Louis De BROUWER, Belgitude et crise de l’Etat belge, p. 152, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 1989. – Ferdinand TöNNIES, Communauté et société, Paris, Puf, 1977.

[4] Lid Studiecentrum tot Hervorming van den Staat.

[5] Robert SENELLE, La Constitution belge commentée, p. 153, Bruxelles, Ministère des Affaires étrangères, 1974.

[6] Guy HERAUD, L’Europe des ethnies, Préface d’Alexandre MARC, Nice, CIFE, 1963. – G. HERAUD, Qu’est-ce que l’ethnisme ? dans L’Europe en formation, n°76-77, Juillet-Août 1966.

[7] Charles-François BECQUET, L’Ethnie française d’Europe, Paris, Nouvelles Editions latines, 1963.

[8] Guy HERAUD & Hendrik BRUGMANS, Philosophie de l’ethnisme et du fédéralisme, coll. Etudes et documents, Nalinnes, Institut Destrée, 1969.

[9] Maurits VAN HAEGENDOREN, Un fédéralisme honteux, dans Belgique 1830-1980 : la réforme de l’Etat, Numéro spécial de L’Europe en formation, p. 89-93. – M. VAN HAEGENDOREN, Nationalisme en Federalisme, Politieke Bedenkingen, Antwerpen, De Nederlandsche Boekhandel, 1971.

[10] Bart MADDENS, Roeland BEERTEN & Jaak BILLIET, The National Consciousness of the Flemings and the Walloons, An Empirical Investigation, in Kas DEPREZ and Louis VOS, Nationalism in Belgium, Shifting Identities, 1780-1995, p. 204, London, MacMillan, 1998.

[11] Jürgen HABERMAS, Après l’Etat-nation, Une nouvelle constellation politique, Paris, Fayard, 1998.

[12] Dominique SCHNAPPER, La Communauté des citoyens, Sur l’idée moderne de nation, Paris, Gallimard, 1994.

[13] Raoul GIRARDET, Le nationalisme français, 1870-1974, p. 16, Paris, Seuil, 1983.

[14] Fernand DEHOUSSE, Les projets fédéralistes de 1938 à nos jours, dans Jacques LANOTTE éd., L’histoire du mouvement wallon, Journée d’étude de Charleroi, 26 février 1976, p. 27, Charleroi, Institut Destrée, 1978.

[15] Ibidem, p. 28.

[16] Fernand DEHOUSSE et Georges TRUFFAUT, L’Etat fédéral en Belgique, p. 15, Liège, Editions de l’Action wallonne, 1938.

[17] F. DEHOUSSE, Les projets fédéralistes…, p. 31 et 37.

[18] Francis DELPEREE, Histoire des mouvements wallons et avenir de la Wallonie, dans J. LANOTTE éd., L’histoire du Mouvement wallon…, p. 85-100.

[19] Jean-Marie KLINKENBERG & Philippe DESTATTE, De Zoektocht naar culturele autonomie in Wallonië en Franstalig Brussel: van cultuurgemeenschap tot regionale bekoring, in p. Mark VAN DEN WIJNGAERT red., Van een unitair naar een federal Belgïe, 40 jaar beleidsvorming in gemeenschappen en gewesten (1971-2011), Studie naar aanleiding van 40 jaar Vlaams Parlement, p. 79-80, Brussel, Vlaams Parlement – ASP, 2011. – See also Ph. DESTATTE, L’idée fédéraliste dans les Etats-nations, Regards croisés entre la Wallonie et le monde, Bruxelles-Charleroi, Presses interuniversitaires européennes – Institut Destrée, 1999. – La Wallonie, une région en Europe, Nice – Charleroi, CIFE – Institut Destrée, 1997.

[20] Jacques BRASSINNE DE LA BUISSIERE & Philippe DESTATTE, Een billijk en efficiënt federalisme voor een evenwichtige Staat, Namur, 24 Februari 2007.

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Namur, le 22 juin 2014

 Pour bien comprendre le positionnement difficile de la Communauté française – aujourd’hui qualifiée de Fédération Wallonie-Bruxelles –, il faut avoir à l’esprit le fait que, dès le début du XXème siècle, le Mouvement wallon s’est divisé sur deux projets différents, à un moment où, il faut également le rappeler, il n’y avait pas de mouvement bruxellois [1]. Le premier courant faisait référence à la Belgique de langue française qui avait prévalu en 1830 et que ses défenseurs pensaient pouvoir pérenniser, à côté, sinon à la place de la Belgique flamande. Le second projet était celui d’une Wallonie, région de langue française, disposée à défendre ses nationaux wallons résidant à Bruxelles, dûment reconnue comme bilingue, mais jamais à aliéner sa propre autonomie régionale, linguistique et culturelle. Si cette deuxième vision l’a emporté dans le mouvement, en tout cas en Wallonie et chez des personnalités aussi bien positionnées dans la réforme de l’État que les ministres des réformes institutionnelles successifs qu’ont été Freddy Terwagne, Fernand Dehousse, François Perin et Jacques Hoyaux, il est manifeste que ce n’est pas celle qui a prévalu. Le passage sémantique de la « communauté wallonne », chère aux travaux du Centre Harmel, à la Communauté d’expression française a constitué sans nul doute, la victoire de la thèse de la Belgique francophone.

C’est probablement dans ce sens, plutôt que dans celui d’une lutte de leadership entre la Wallonie et Bruxelles, qu’il faut lire les victoires politiques qu’ont constitué l’implantation du siège à Bruxelles et le choix du coq wallon comme emblème de la Communauté française : celle-ci ne pouvait se déployer que dans le cadre d’un État central strictement belge et non dans une fédéralisation véritable. C’est ce qu’avait bien compris la Volksunie lorsque, au début des années 1970, elle s’était opposée à l’implantation de la Communauté flamande à Bruxelles. Freddy Terwagne avait mentionné, en pleine réforme de l’État, que la solution du contentieux communautaire impliquait la nécessité de définir, par rapport aux communautés wallonne et flamande, ce qu’est Bruxelles et quel doit être son rôle ([2]).

Une Communauté française imaginaire

Au début du XXIe siècle, on observe toutefois que cette vision se renforce d’une Communauté française imaginaire, originellement conçue dans les congrès du FDF des années 1980 qui – comme l’Assemblée wallonne de l’Entre-deux-guerres – appuyaient leur idéologie politique sur un mythe récurrent : celui de la puissance créatrice de la culture française [3]. Cette communauté n’aurait pas de limite car, si elle privilégie les territoires de la Wallonie et des dix-neuf communes de Bruxelles, elle prétend s’étendre à l’ensemble belge tout entier dans lequel les communes de la périphérie bruxelloise en territoire flamand sont revendiquées de manière prioritaire, au mépris des accords antérieurs et, en particulier des travaux du Centre Harmel, vraie doctrine du fédéralisme belge. D’abord localisée au FDF, cette thèse a percé au sein même des directions des autres partis politiques francophones. Elle est née à la fin des années ’90 de la peur – réelle ou feinte – face au nouveau programme revendicatif des partis flamands. Réapparue « en réaction », elle s’est développée au détriment des projets de ceux qui, comme le ministre-président Hervé Hasquin, préconisaient que la Communauté évolue d’une institution de défense et d’illustration de la langue et de la culture vers un espace de solidarité interrégional, insistant sur la proximité du citoyen, l’amélioration de la vie quotidienne des Wallons et des Bruxellois, la cohésion interpersonnelle, etc. ([4]). Considérer que l’imperium de la Communauté française s’étend à toute la Belgique revient à faire fi du droit communautaire belge, qui est territorial dans l’ensemble des Régions unilingues, et qui n’est personnel que dans la Région bilingue de Bruxelles-Capitale. C’est en revenir avant le Compromis des Belges, scellé entre Kamiel Huysmans et Jules Destrée le 16 mars 1929, qui avait ouvert la porte des réformes linguistiques des années trente [5].

Une invention du FDF dans un climat de peur

Dans un climat de peur de certains francophones face à la fin possible de la Belgique, un concept nouveau a émergé du débat politique en novembre 2006, à l’initiative des personnalités FDF Antoinette Spaak et Serge Moureaux, porteurs d’un Manifeste pour l’Unité francophone. Face à une Flandre considérée comme menaçante, porteuse de l’hypothèse du séparatisme et du confédéralisme, ce texte réadapte l’idée d’une union des Wallons et des Bruxellois :

Les signataires pensent que, dans une semblable hypothèse, la Région wallonne et la Région bruxelloise doivent former ensemble une fédération solide, distincte de la Flandre, conservant entre les deux Régions de culture française une homogénéité dans tous les domaines autres que les actuelles matières régionales. Dans ce cas de figure, Bruxelles cessera évidemment d’être la capitale de la Flandre et la fonction publique fédérale sera démantelée et francisée. L’appartenance à l’une ou l’autre des nouvelles entités, fédération Wallonie-Bruxelles, d’une part, Flandre, de l’autre, sera décidée par la consultation des habitants des communes limitrophes de l’actuelle frontière linguistique.

Le texte annonce qu’en cas de scission :

(…) l’ensemble de la fédération (à l’exception de la Communauté germanophone) est de statut linguistique unilingue français. Les lois linguistiques organisant la région bilingue de Bruxelles-Capitale deviennent obsolètes ;

Le Manifeste se termine de manière particulièrement guerrière :

(…) si la Flandre veut détruire la Belgique, elle le fera seule et les autres régions s’uniront pour lui tourner le dos. L’union de la Wallonie et de Bruxelles constitue leur force. Le passé l’a montré, l’avenir le prouvera une fois de plus [6].

Dans cet état d’esprit, le congrès du FDF du 25 février 2008, adopte à son tour la formule de Fédération Wallonie-Bruxelles [7], concept que le constitutionnaliste Marc Uyttendaele avait défendu fin janvier de la même année en séance plénière du « Groupe Wallonie-Bruxelles », destiné à réfléchir à l’avenir des institutions francophones [8].

La prise de position commune de Charles Picqué et de Rudy Demotte du 16 avril 2008 destinée à s’inscrire dans les travaux de ce Groupe Wallonie-Bruxelles (présidé par Antoinette Spaak à nouveau et Philippe Busquin), a voulu elle aussi apporter une contribution à cette réflexion. Intitulée Pour une fédération Wallonie-Bruxelles, un plaidoyer birégional, la carte blanche du ministre-président de la Région de Bruxelles-Capitale et du ministre-président de la Région wallonne et de la Communauté française indiquait vouloir tourner le dos à un modèle de fusion où une entité francophone homogène ferait face à la Communauté flamande car cette vision nierait l’importance des Régions qui se sont imposées comme la réalité de référence pour les Wallons et les Bruxellois. Dans le même temps, les deux ministres-présidents disaient renoncer à un face à face institutionnel entre entités francophone et flamande [9].

Une bifurcation qui ne nourrit que peu d’alternatives futures

L’annonce de cette volonté de créer une fédération entre la Région wallonne et la Région de Bruxelles-Capitale reste toutefois une initiative difficile à décrypter. Certes, elle prend pour base la dynamique régionale en s’appuyant sur l’accroissement de la prise de conscience de cette institution au cours de cette dernière décennie tant en Wallonie que surtout à Bruxelles. Est-elle toutefois, comme certains observateurs l’ont affirmé, en train de dépasser le débat entre régionalistes et communautaristes, particulièrement dans le champ de la décentralisation et de l’autonomie culturelles ? Rien n’est moins sûr. Et les travaux de la Commission Wallonie-Bruxelles, menés en 2008, n’ont certainement pas permis ce dépassement. On a vu ainsi se dessiner une bifurcation autour de laquelle, prises de positions et échanges, y compris autour de la Déclaration de Politique communautaire 2009-2014, ne nourrissaient que peu d’alternatives futures. Et celles-ci ne paraissaient pas vraiment renouveler les options passées sauf qu’aujourd’hui cohabitent les positionnements traditionnels sous ce même nom de « fédération ». D’une part, on pourrait concevoir, qu’après le transfert des compétences de la culture et de l’enseignement, voire de la recherche et des universités, de la Communauté française vers les régions bruxelloise et wallonne, sur base de l’article 138 de la Constitution belge, la Fédération Wallonie-Bruxelles assure le « pont » des synergies et des collaborations entre les politiques menées par les deux régions. C’est la thèse d’une Belgique à quatre composantes régionales, telle que défendue par certains en Wallonie [10] mais aussi, on le sait, à Bruxelles, en Flandre et en Communauté germanophone. N’a-t-elle pas reçu ces dernières années les soutiens de personnalités comme Johan Vande Lanotte, Karlheinz Lambertz et Didier Reynders ? D’autre part, la Fédération Wallonie-Bruxelles pourrait constituer l’antichambre d’une fusion des institutions régionales et communautaires, dans un seul gouvernement, avec un seul budget, pour la Wallonie et Bruxelles. C’est la thèse d’une Belgique à composantes communautaires.

On le voit, les deux branches de cette alternative ne renouvellent guère les débats des années 1980 et 1990. Si les quatre partis francophones ont marqué leur accord sur la dénomination, c’est à dire le contenant, les contenus apparaissent à tout le moins divers : entre la fusion sans le dire du ministre du budget de la Région wallonne et de la Communauté française, André Antoine, et l’idée d’un gouvernement commun de douze ministres de la Fédération, avancée par le président du FDF [11], les signaux se multiplient montrant que l’on s’écarte subrepticement mais radicalement d’une conception régionale.

Parlant de fédération et de culture, la vraie question nous paraît celle-ci : peut-on aujourd’hui concevoir, du côté wallon et du côté bruxellois un nouveau fédéralisme qui fasse fi de la Flandre, et finalement, lui tourne volontairement le dos ?

Cette piste apparaît considérablement loin de l’esprit d’ouverture et d’universalisme des concepteurs du fédéralisme wallon, voici plus d’un siècle.

 

Philippe Destatte

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[1] Une première version de ce texte a été publié en conclusion de l’article Jean-Marie KLINKENBERG et Philippe DESTATTE, La recherche de l’autonomie culturelle en Wallonie et à Bruxelles francophone : de la communauté culturelles aux séductions régionales, dans Mark VAN DEN WIJNGAERT réd., D’une Belgique unitaire à une Belgique fédérale, 40 ans d’évolution politique des communautés et des régions, à l’occasion du 40ème anniversaire du Parlement flamand, p. 59-81, Bruxelles, Parlement flamand – ASP, 2011.

[2] Freddy TERWAGNE, Pour une Belgique régionale et communautaire, p. 5, Huy, Imprimerie coopérative, 1970.

[3] Congrès du FDF : M. Désir au côté de Mme Spaak pour étendre la lutte à toute la communauté, dans Le Soir, 8 et 9 juin 1980, p. 2.

[4] La Communauté Wallonie-Bruxelles : espace de solidarité entre Wallons et Bruxellois, Conseil de la Communauté française, CRI n°3, SE 1999, p. 16.

[5] Voir Philippe DESTATTE, L’identité wallonne, Essai sur l’affirmation de la Wallonie (XIX-XXème siècles), p. 110-11, Charleroi, Institut Destrée, 1997.

[6] Antoinette SPAAK et Serge MOUREAUX, Manifeste pour l’Unité francophone, Bruxelles, Novembre 2006.

[7] Communiqué du FDF du 16/02/2008. http://www.fdf.be

[8] « Me Uyttendaele s’est empressé de reprendre à notre manifeste (sans le citer) son idée centrale : la constitution d’une Fédération Wallonie-Bruxelles. Malheureusement, il fait de celle-ci un « machin » vide de sens, qu’il inscrit (naïveté ou malignité ?) dans le cadre institutionnel actuel. Une telle solution est inacceptable car elle combine – sous une symbolique sémantique – tous les inconvénients de la situation actuelle en les aggravant. D’abord et avant tout, elle efface en réalité la Région wallonne et la prive de son autonomie et de sa personnalité ». Serge MOUREAUX, Une Belgique flamande ou un confédéralisme égalitaire ?, dans Le Soir, 26 février 2008.

[9] dans Le Soir, 17 avril 2008.

[10] Jacques BRASSINNE de La BUISSIERE et Philippe DESTATTE, Un fédéralisme raisonnable et efficace pour un Etat équilibré, Namur, 24 février 2007.

Cliquer pour accéder à 2007-02-24_J-Brassinne_Ph-Destatte_Quatrieme-Voie_FR.pdf

Ce projet a été reproduit dans Marnix BEYEN et Philippe DESTATTE, La Belgique va-t-elle disparaître ? Itinéraire d’une nation européenne, p. 81-87, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2011, ainsi qu’en annexe de Ph. DESTATTE, Une Belgique à quatre régions, une vision polycentrique pour la réforme de l’Etat belge, dans Katrin STANGHERLIN & Stefan FÖRSTER, La Communauté germanophone de Belgique (2006-2014), p. 131-152, Bruxelles, La Charte, 2014.

[11] Guy DEBISCHOP, Porte parole du FDF, Fédération Wallonie-Bruxelles : la proposition d’Olivier Maingain, Bruxelles, 31 mars 2011. http://www.fdf.be

Hour-en-Famenne, 9 juin 2014

Tondre sa pelouse reste, pour ceux qui ont la chance immense de disposer d’un jardin, un moment particulier. Moment apparemment désagréable puisqu’il s’agit sans aucun doute d’une corvée indispensable. J’avais bien tenté voici deux ans la fausse bonne idée de Natagora, de laisser pousser les herbes et éclore les fleurs sauvages : cette tentative d’échapper à la tonte a échoué lamentablement devant l’invasion des tiques, rendant pendant de longues semaines le jardin hostile tant pour les enfants que pour les animaux domestiques. Suivre ou pousser pendant une bonne heure un moteur pétaradant n’a rien d’exaltant pour qui souhaite goûter aux bonheurs de la campagne. Toutefois, tout comme ces moments de douche, heureusement plus fréquents, la tonte peut constituer un moment privilégié où l’on se vide le cerveau au terme d’une semaine bien chargée à courir entre Mons, Paris, Bruxelles, Liège et Namur et pendant laquelle l’esprit fut saturé par le surcroît d’informations – plus ou moins stratégiques – généré par l’après 25 mai 2014.

Mon esprit s’est ainsi ouvert pendant ce moment pourtant bruyant. Les deux bras bien arc-boutés au cadre de la tondeuse, je me suis forcé à penser à la mission qui attendait les formateurs du prochain gouvernement wallon. Si, à l’issue de ma tonte, j’avais quelques propos à leur tenir, quels seraient-ils ? Que ferais-je si j’étais moi-même pilote de la Région Wallonie ? J’ai d’abord chassé cette pensée me disant que les leaders politiques n’avaient rien à entendre de moi. Et puis, je me suis dit qu’on ne jugeait pas le coiffeur aux propos tenus pendant la tonte mais plutôt à la qualité de la coiffure. Je me suis donc appliqué à la double tâche : une pelouse rigoureusement soignée – que ma compagne a d’ailleurs saluée depuis – et sept propositions pour construire un programme pour le Gouvernement wallon et son administration.

Une feuille de route en 7 propositions

Dès lors, si j’étais pilote politique de la Région Wallonie,

1. je commencerais par affirmer ma volonté de rupture et de changement structurel avec l’essentiel de ce qui a précédé, en rappelant les enjeux majeurs, probablement sans précédents, auxquels la Wallonie tout entière est confrontée dans son nécessaire redéploiement [1]. Je dirais que l’heure est à l’intérêt régional, qui dépasse les stratégies de classes, les stratégies de territoires et les stratégies de partis. Et j’appellerais l’ensemble des acteurs wallons à s’inscrire dans cette idée gaulliste ;

2. j’affirmerais que le Parlement wallon est le cœur de la démocratie régionale et qu’il doit être le lieu fort et le symbole de cet intérêt général ; c’est là que je tiendrais un discours pour expliquer ce que j’attends de chacune et de chacun, aux parlementaires régionaux, mais aussi aux parlementaires wallons qui siègent au fédéral et à l’Europe ; je me présenterais entouré des chefs de file des autres grandes formations politiques de la majorité mais aussi de l’opposition et j’annoncerais la constitution d’un conseil de redéploiement d’une trentaine de membres des forces vives (administrations, entreprises, universités et associations) ;

3. je présiderais ce conseil de redéploiement destiné à recenser avec les acteurs les “tabous wallons” sur lesquels la Wallonie bute depuis trente ans avec la ferme volonté de leur apporter des réponses concrètes et immédiates. Il s’agirait, avec ces forces vives, de préparer un nouveau contrat d’avenir dans lequel chacun s’engagerait à contribuer de toutes ses forces aux objectifs communs, à le co-construire, à le mettre en œuvre, à l’évaluer ;

4. j’élargirais ma majorité au Parlement wallon et à l’assemblée de la Communauté française et au groupe linguistique francophone de la Région de Bruxelles-Capitale, de manière à pouvoir disposer de la majorité requise (2/3) pour transférer les compétences nécessaires au redéploiement des régions dans le cadre de l’article 138 de la Constitution [2]. Je négocierais avec les germanophones les transferts des compétences dont ils ont besoin pour avancer vers un modèle à quatre régions [3]. Cela impliquerait, dans tous les cas de figure, d’associer directement ou indirectement les socialistes et les libéraux à la majorité parlementaire. La plus large majorité possible serait en outre bénéfique pour la mobilisation générale attendue ;

5. je ferais en sorte que l’affectation des moyens et des ressources actuels de la Région wallonne, soit plus de 7 milliards d’euros, et ceux provenant des transferts de compétences du fédéral et de la Communauté française, soit réétudiée et plus seulement décidée sur base des politiques passées. Avec les acteurs impliqués, je définirais une stratégie globale, cohérente, transversale qui serait pilotée dans le cadre d’un plan systémique où les moyens, y compris en ressources humaines, seraient affectés à des politiques précises, donc clairement identifiées. Comme jadis au fédéral, toutes les politiques seraient naturellement remises en questionnement quant à leur essence et à leur valeur ajoutée, l’objectif étant de réaliser le maximum de concentration financière sur ce qui est véritablement estimé prioritaire dans la phase de reconversion. A aucun moment, jusqu’ici, le gouvernement wallon n’a travaillé dans cette logique. L’instrument naturel de cette démarche, pour accompagner le gouvernement, est le Service public de Wallonie, son secrétariat général et l’ensemble des directions générales, en pratiquant les processus requis par l’excellence opérationnelle ;

6. une nouvelle gouvernance serait ainsi mise en place dans laquelle l’administration wallonne jouerait le premier rôle auprès des ministres, limités à sept malgré les transferts de compétences du fédéral et des communautés. Cette prééminence de l’Administration, maintenue globalement à son volume actuel, y compris en comptant les autres membres de la fonction publique dans l’enseignement et la recherche, se marquerait par une stricte limitation des membres des Cabinets à dix collaborateurs tout niveau par ministre, quelle que soit l’ampleur de ses compétences ;

7. je me donnerais ainsi cinq ans pour transformer profondément la Wallonie de telle sorte que ses habitants puissent reprendre confiance en eux-mêmes, en leurs forces vives et en leurs élus. Les ministres que j’aurais choisis pour m’accompagner auraient fait le même engagement que le mien : travailler pour tous, sans espoir ou volonté de faire autre chose que ce qu’ils se sont engagés à réaliser pendant ces cinq ans : assurer le redéploiement de la Wallonie pour ses citoyennes et citoyens en dehors de toute considération partisane. J’y veillerais personnellement.

Un choix pour la Wallonie : entre la reconnaissance et l’humiliation collective

Ces sept points, jetés brutalement sur le papier, peuvent être nuancés par une approche plus soutenue, plus collective, plus élaborée, telle que présentée par le Collège régional de Prospective de Wallonie dans le cadre de ses travaux Wallonie 2030 et en particulier ses deux appels : d’une part, celui du 2 mars 2011 portant sur l’urgence de la construction d’un contrat sociétal wallon et, d’autre part, celui du 30 mai 2014, contenant des Principes destinés à guider l’élaboration et la mise en œuvre de la prochaine déclaration de politique régionale de Wallonie [4]. Mais l’essentiel sera dans la manière. Ainsi que je l’indiquais, le 16 février 2014 en évoquant les conditions d’un redéploiement de la Wallonie, suite aux excellentes conférences de Vincent Reuter et de Joseph Pagano, le nouveau leadership en Wallonie et pour la Wallonie ne viendra pas de femmes ou d’hommes providentiels au charisme écrasant, s’appuyant sur des Richelieu de partis et des Cabinets ministériels autoritaires. Le nouveau leadership se construira, en Wallonie et pour la Wallonie, au départ d’une ou d’un ministre-président avec son équipe de ministres et de collaborateurs aussi respectueux qu’attentifs au travail du Parlement, qui auront à cœur de replacer l’Administration wallonne d’abord, et les acteurs de la gouvernance ensuite, au cœur de l’action publique.

L’alternative à la mise en place d’un contrat sociétal pour la Wallonie a bien été identifiée par le Collège régional de Prospective de Wallonie : il s’agit d’une spirale infernale qui voit le développement tarder à nouveau, le contrôle l’emporter sur la démocratie, une amplification de ce phénomène d’exclusion sociétale que l’on appelle la sherwoodisation, le distanciement croissant des entreprises à l’égard de l’intérêt régional, le démantèlement de la cohésion sociale et un État fédéré dans lequel l’austérité est imposée par la force. Ainsi, par un mécanisme de paupérisation généralisée inscrit dans le temps, que décrit bien la sociologue française Dominique Schnapper, la société née pour assurer l’égalité de dignité de tous les êtres humains et les émanciper, pourrait devenir la société de l’humiliation [5]. Collectivement en ce qui concerne la Wallonie.

Revoilà Thomas Jefferson ?

Relisant ces quelques notes d’après tonte, ma compagne me suspecte d’encore me prendre pour Thomas Jefferson [6]… je m’en défends absolument. Mais j’émets l’espoir que l’esprit des pionniers de la Révolution américaine ou de tout autre acte fondateur ou refondateur, anime demain ceux qui seront en charge de la Wallonie au Parlement et au gouvernement wallons. Elio Di Rupo avait commencé à prendre cette voie en septembre 1999 avant de s’arrêter pour prendre la présidence de son parti au printemps de l’année suivante. Lui-même ou d’autres sont capables de reprendre ce chemin, aujourd’hui plus difficile, mais aujourd’hui plus nécessaire encore.

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

[1] Le Collège régional de Prospective de Wallonie en a récemment listé huit majeurs :

– l’importance des changements dans les compétences et les moyens dont disposera la Région wallonne ainsi que dans la perspective d’une « responsabilisation » progressive de la Région, traduite par l’engagement de la société wallonne de prendre en charge les dépenses qui lui incombent, à partir de 2024 – à peine dix ans ! –avec la suppression progressive de la dotation de transition ;

– les défis auxquels nous sommes confrontés suite à la globalisation économique et financière, à la plus grande mobilité internationale des capitaux et des populations, à la nouvelle localisation des activités économiques dans le monde et aux lacunes de la construction européenne ;

– l’incapacité de réduire les écarts entre les citoyens dans l’accès à l’emploi de qualité, à la santé, au logement et aux autres droits sociaux fondamentaux, alors que les compétences que la Région wallonne détient dans ces domaines vont être élargies ;

– la crise structurelle que connaissent l’enseignement fondamental et l’enseignement secondaire ainsi que le sous-financement de l’enseignement supérieur, au cœur pourtant de la société de la connaissance ;

la difficulté récurrente de construire une politique culturelle fédérative avec tous les acteurs du territoire wallon, de manière à contribuer à la reconnaissance et à l’exercice des droits culturels ainsi que la Déclaration de Fribourg le préconise;

– les exigences de transformation des modèles de production et de consommation en vue de les rendre plus durables, en particulier plus économes en énergie et en matières premières, ce qui oblige à construire des chemins de transition qui soient efficaces et cohérents ;

– la nécessité de bâtir une solidarité wallonne forte prenant appui sur la diversité des acteurs, des citoyens, des entreprises et des territoires constituant la Wallonie ;

– le soutien des efforts inlassables d’amélioration de la gestion publique et de la gouvernance, tant dans leurs processus politiques et délibératifs que sous l’angle des procédures administratives.

Principes destinés à guider l’élaboration et la mise en œuvre de la prochaine déclaration de politique régionale de Wallonie, 27 mai 2014.

http://www.college-prospective-wallonie.org/Principes_DPR-2014.htm

[2] Constitution belge, Article 138 : Le Parlement de la Communauté française, d’une part, et le Parlement de la Région wallonne et le groupe linguistique français du Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale, d’autre part, peuvent décider d’un commun accord et chacun par décret que le Parlement et le Gouvernement de la Région wallonne dans la région de langue française et le groupe linguistique français du Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale et son Collège dans la région bilingue de Bruxelles-Capitale exercent, en tout ou en partie, des compétences de la Communauté française.

Ces décrets sont adoptés à la majorité des deux tiers des suffrages exprimés au sein du Parlement de la Communauté française et à la majorité absolue des suffrages exprimés au sein du Parlement de la Région wallonne et du groupe linguistique français du Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale, à condition que la majorité des membres du Parlement ou du groupe linguistique concerné soit présente. Ils peuvent régler le financement des compétences qu’ils désignent, ainsi que le transfert du personnel, des biens, droits et obligations qui les concernent.

Ces compétences sont exercées, selon le cas, par voie de décrets, d’arrêtés ou de règlements.

[3] Philippe DESTATTE, Quatre États fédérés pour plus de démocratie, dans Politique, n° 80, Mai-juin 2013.

http://politique.eu.org/spip.php?article2724

Jacques BRASSINNE de La BUISSIERE et Philippe DESTATTE, Un fédéralisme raisonnable et efficace pour un État équilibré, Namur, 24 février 2007. On trouvera le projet complet sur le portail de l’Institut Destrée :

http://www.institut-destree.eu/Documents/Publications/2007-02-24_J-Brassinne_Ph-Destatte_Quatrieme-Voie_FR.pdf

[4] Appel pour un contrat sociétal wallon, Collège régional de Prospective de Wallonie, 2 mars 2011, publié dans La Libre Belgique, 4 mars 2011,

http://www.lalibre.be/debats/opinions/appel-pour-un-contrat-societal-wallon-51b8cf40e4b0de6db9c04afa

et Principes destinés à guider l’élaboration et la mise en œuvre de la prochaine déclaration de politique régionale de Wallonie, 27 mai 2014,

http://www.college-prospective-wallonie.org/Principes_DPR-2014.htm

[5] Dominique SCHNAPPER, L’esprit démocratique des lois, p. 280-281, Paris, Gallimard, 2014.

[6] Philippe DESTATTE, “Faire naître les Etats-Unis avec Washington et Jefferson”, Entretien avec Pierre Havaux, dans Le Vif, 31 août 2012, p. 86-87.

Namur, le 4 mai 2014

 La contraction annoncée des finances publiques constitue aujourd’hui un enjeu majeur pour de nombreux territoires et régions. Les mois qui viennent en France et ceux qui suivront le 25 mai 2014 en Wallonie vont probablement imposer un tournant majeur dans les politiques publiques. Le risque est grand de voir les dépenses faire l’objet de logiques de pure rationalisation plutôt que d’optimisation stratégique. Certes, ces deux volontés visent l’efficience, l’efficacité à un coût optimal. Mais la première consiste trop souvent à utiliser des procédures de calcul économique et d’organisation du travail pour limiter linéairement et drastiquement les dépenses publiques et donc, souvent, la qualité des services. La seconde, l’optimisation stratégique, tend à créer les meilleures conditions de fonctionnement des services pour atteindre les finalités de l’action publique ainsi que les objectifs stratégiques et opérationnels qui y sont liés.

 La nuance est plus qu’importante : elle est fondamentale. Notre préférence va, sans aucun doute, à la seconde. En effet, en s’attachant à créer les meilleures conditions de fonctionnement des services, l’optimisation stratégique s’inscrit, comme et avec la prospective, dans une logique d’apprentissage en double boucle, c’est-à-dire en s’interrogeant sur le pourquoi et pas seulement sur le comment du système, donc en retournant aux finalités, aux objectifs ultimes de l’action, ainsi qu’en s’interrogeant sur la place et le rôle respectif des acteurs du système. Ainsi, de manière tout à fait concrète, un effort d’optimisation stratégique d’un service public s’enclencherait par l’ouverture successive de quatre portes :

– celle de la vision globale dans lequel il inscrit son action, des enjeux auxquels il doit répondre, ce qui apportera aux fonctionnaires de ce service public la compréhension de la mission ou des missions à laquelle ou auxquelles ils participent mais aussi de la direction vers laquelle évoluera ce service public ;

– celle de leur positionnement clair au sein du système et dans la chaîne de valeur, ce qui renforcera considérablement leur reconnaissance ;

– celle de l’adéquation des moyens et processus de la mise en œuvre avec les objectifs et les tâches des stratégies qui leur sont confiées, ce qui leur donnera la confiance ;

– celle de l’évaluation des politiques publiques mais aussi de l’action et du fonctionnement de l’administration, ce qui augmentera l’imputabilité, ce que les Anglo-saxons appellent l’accountability, le rendre-compte.

 1. La porte de la compréhension

La question de la compréhension par les fonctionnaires de leur rôle dans la société actuelle est aujourd’hui centrale, me disait l’un d’entre eux, et est identifiée comme l’une des principales causes de la démotivation : “pourquoi et pour qui travaille-t-on” sont des questions auxquels les agents ont souvent du mal à répondre…

L’analyse systémique et sa modélisation, tels que théorisés par Jean-Louis Le Moigne, constituent des outils incomparables pour comprendre le fonctionnement d’une organisation, de son environnement, de son évolution, de sa structure, de son activité et, le plus important, de ses finalités [1]. Cette approche fixe le cadre dans lequel la prospective peut déployer ses méthodes pour faire émerger les enjeux de long terme et définir les finalités qui donneront le ton de la vision de l’organisation. Les enjeux, formulés avec soin comme autant de questions complexes, ouvrent les questionnements nécessaires pour définir des alternatives et identifier les missions, les objectifs, les actions les plus pertinentes ainsi que les plus cohérentes. Finalités et vision sont déterminantes pour donner le sens à l’action entreprise ou à entreprendre. On cherche souvent en vain la vision d’un conseil régional, d’un exécutif ou d’une administration territoriale. Plus souvent encore, poser la question de la vision qui est la leur paraît terriblement incongru aux élus ou aux fonctionnaires que l’on a en face de soi. De même, une meilleure compréhension par les fonctionnaires de leur(s) mission(s) passera obligatoirement par une définition précise de la vision future du territoire pour lequel ils travaillent. On oublie généralement que les moyens s’organisent selon les fins et non le contraire. Mais cela impose, évidemment, que les fins soient exprimées, perçues, rendues explicites. Le sociologue Erhard Friedberg nous a effectivement appris à considérer d’un même regard, confondu dans un même système, le monde des organisations et celui de l’action collective. Il n’y a en réalité pas d’action collective un tant soit peu durable qui ne produise un minimum d’organisation et qui ne génère à terme un noyau organisationnel plus ou moins formalisé, autour duquel “s’organisera” la mobilisation et pourront s’agréger les intérêts [2].

2. La porte de la reconnaissance

Interrogé par des Cabinets ministériels sur des stratégies à mener, combien de fois n’avons-nous pas, en réponse préalable, posé la question de savoir ce qu’en pense l’Administration ? Sans bien entendu recevoir de réponse parce que l’Administration, comme nous le préjugions, n’avait pas été consultée sur la question, n’étant pas jugée digne de l’être. La reconnaissance des acteurs révèle et valorise le travail de chacun, même le travail apparemment modeste mais fondamental au fonctionnement de la chaîne de valeur. Cette reconnaissance passe par l’identification de tous les acteurs de l’environnement. Leurs jeux, leurs trajectoires, le cheminement du système tout entier, sont particulièrement éclairants pour positionner de manière optimale la mission de l’organisation et l’action de ses membres dans l’évolution de ce système.

La reconnaissance précède la connaissance notait justement le prospectiviste Thierry Gaudin qui relevait qu’un système neuronal ne s’occupe pas de tout tout le temps mais qu’il est allumé sélectivement selon les moments et surtout selon ce qu’il a en face de lui comme stimuli et comme travail à faire [3]. L’activation est donc fondamentale. Elle se fait par l’expression de l’enjeu mais aussi par un mécanisme de prise en charge : l’enjeu est confié, ce qui implique la responsabilisation, l’empowerment (l’autonomisation), le commitment (l’engagement). Soyons conscients que, dans un contexte de démobilisation d’une fonction publique trop souvent méprisée – que l’on pense à l’enseignement notamment ! –, il s’agit aussi de lutter contre la “déresponsabilisation”.

La reconnaissance de l’acteur passe également par celle de la compétence. Lors d’un récent travail sur le rôle des provinces, et en particulier de la Province du Hainaut, dans la dynamique des territoires, les rapporteurs de la démarche ont pu parler d’une véritable légitimité de compétences. Celle-ci se fonde sur le respect et la valorisation des techniques, des tours de main, de l’expérience, de la créativité, de la capacité d’initiative, mais aussi de l’indépendance, de l’affranchissement du politique et du souci de l’intérêt général et du bien commun. Ces compétences ne sont évidemment pas figées : elles sont évolutives, tournées vers les nouveaux et futurs métiers, portées vers l’innovation dans le respect d’une certaine continuité de pratiques et de savoir-faire, ouvertes à une polyvalence réelle et fondées sur une nouvelle rationalité. Cette dernière, notait Pierre Calame, associe une finalité, un mode d’allocation et d’organisation des moyens mobilisés pour fonder une logique d’action. Et le directeur général de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’Homme concluait que par les effets qu’elle produit sur le changement de la société, l’efficacité de l’action publique légitime ou dé-légitime le pouvoir aux yeux des citoyens, tout autant que sa légalité [4].

3. La porte de la confiance

La confiance est d’abord née de l’adéquation des moyens et processus de la mise en œuvre avec les objectifs et les tâches des stratégies qui sont confiées à l’acteur concerné. C’est la précarité, l’incertitude, l’instabilité qui génèrent la méfiance.

La confiance se gagne aussi par la (re)formulation d’un mandat clair. Lors d’un séminaire conjoint de l’Institut national d’Etudes territoriales (INET) et du Centre national de la Fonction publique territoriale (CNFPT), tenu en 2012, le professeur à l’Euro Institut Kehl-Strasbourg (Ecole des Sciences administratives) Gernot Joerger mettait en évidence les objectifs du Lean Management (Gestion optimisée [5]) appliqués à la fonction publique, sur base de son expérience en Bade-Wurtemberg. Ces objectifs constituent une véritable conduite du changement, assez éloignée des logiques de cures d’amaigrissement administratif que d’aucuns imaginent : une optimisation permanente des structures et des processus, la réduction des niveaux hiérarchiques, une diminution des césures dans les processus de décision, le développement du travail en équipe sans hiérarchie, une utilisation optimale des potentiels des personnels [6]. Tous ces objectifs contribuent, à nos yeux, à un renforcement des ressources de la fonction publique – en particulier des ressources intellectuelles. Renforcer ces ressources, c’est d’abord adapter les acteurs et agents aux nouveaux métiers. C’est ensuite, augmenter la performance des services. Mais, c’est surtout, enfin changer de centre de gravité dans le système. Contrairement à une tendance en cours qui consiste trop souvent à écarter l’Administration vers la périphérie, il s’agit de la replacer au cœur du système politique et étatique. A la fois en amont, pour la préparation de la décision, et en aval, pour sa mise en œuvre. Par souci d’appropriation, bien sûr, mais pas seulement. Par souci également de la qualité de la décision.

4. La porte de l’imputabilité

Plutôt que d’y voir – comme on le fait trop souvent – un dispositif qui conduit à un jugement, dans une logique de “nouvelle gouvernance” et de “nouvelles” politiques publiques territoriales [7], il faut d’avantage concevoir l’évaluation comme un processus d’apprentissage collectif destiné à construire une analyse. Celle-ci permettra d’améliorer l’information et favorisera l’appropriation de la politique menée. L’évaluation permettra surtout d’améliorer la prise de décision future, en la fondant sur des expériences et des bases nouvelles, et en étant plus attentif à l’affectation des ressources ainsi qu’à la durabilité (efficacité, efficience, cohérence, impacts, etc.) des actions menées.

Les fondements de l’évaluation démocratique sont la participation et l’indépendance. Participation des bénéficiaires des politiques menées bien entendu, mais aussi participation des organismes porteurs des mesures évaluées. Donc de l’administration elle-même qui doit être la partenaire sinon le moteur de cette évaluation, même et surtout si elle est conduite par un évaluateur externe. Indépendance de celui qui pilote l’évaluation partenariale, à l’égard de l’administration mais aussi du politique. A cet égard, il faut toujours regretter que, compte tenu du rôle important que le gouvernement wallon lui assigne en matière d’évaluation des politiques régionales, l’IWEPS n’ait toujours pas été libéré de son statut de pararégional de type A. En effet, le rôle déterminant que joue le ministre-président – et donc son Cabinet – dans la gestion de l’institution continue à jeter une suspicion de principe sur l’indépendance de cet institut malgré les préjugés favorables dont bénéficie son administrateur général ainsi que la déontologie qui, sans aucun doute, anime les chercheuses et les chercheurs qui y travaillent.

Conclusion : la recherche d’une ligne idéale, celle de l’intelligence

 Après avoir fait son entrée dans les administrations nationales et fédérales [8], le Lean Management suscite l’intérêt des élus et de la fonction publique régionale et territoriale, dans un contexte de contraction budgétaire manifeste. Des critiques ont été adressées à ce type de gestion appliqué à la fonction publique [9]. Il faut pouvoir les entendre et les rencontrer, car il n’existe aucune pratique universelle qui n’ait été adaptée et ajustée aux réalités locales. D’ailleurs, on peut lire la démarche de Lean Management de manière différente à l’instar des traductions qui en sont données. Gestion allégée, riche, frugale, sans gaspillage, certes, mais aussi ligne idéale. Cette dernière formulation rend probablement le mieux l’idée d’optimisation. Optimisation par plus de participation. Optimisation vers plus d’intelligence.

Optimisation par la participation, car, en convoquant à nouveau Friedberg, aucune organisation, aussi “utilitaire” soit-elle, ne peut se passer de l’enthousiasme et de l’investissement de ses membres, comme les excès du taylorisme et la redécouverte de la “culture d’entreprise” au cours des dix ou quinze dernières années nous l’ont bien fait comprendre [10].

Mais aussi optimisation vers plus d’intelligence, car implanter de nouvelles méthodes de gouvernance et de gestion – nous en avons fait l’expérience avec l’évaluation, la prospective et la contractualisation des politiques publiques – n’est pas innocent. Ces démarches n’ont de sens que si elles sont relues et reformatées à l’aune des territoires et des organisations qui s’en saisissent. C’est, du reste, ce que les grands bureaux de consultants internationaux ont souvent du mal à comprendre. La Normandie, le Nord-Pas-de-Calais ou la Wallonie ne sont ni la Californie, l’Ontario ou le Yamagata. La fonction publique territoriale française ou le Service public de Wallonie ne sont ni Toyota ni Motorola. Comme l’indiquaient les conclusions du débat tenu au CNPFT sur ce sujet en mars 2012, cette démarche doit se comprendre comme un projet global et sur le long terme visant à placer les personnels au centre du dispositif afin d’imposer le travail intelligent au sein de collectifs à construire de toutes pièces [11].

Travailler avec les acteurs pour progresser ensemble, essayer de faire mieux pour atteindre des objectifs de long terme constituent des principes que l’on peut théoriquement appliquer partout. Mais chaque endroit, chaque territoire, chaque organisation, comme chaque femme et chaque homme est unique. Et ils ont droit, chacune et chacun, à la compréhension, à la reconnaissance, à la confiance, à l’imputabilité.

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

 [1] Jean-Louis LE MOIGNE, La théorie du système général, Théorie de la modélisation, coll. Les Classiques du Réseau Intelligence de la Complexité, 2006. http://www.mcxapc.org.

[2] Erhard FRIEDBERG, Le pouvoir et la règle, Dynamiques de l’action organisée, p. 23-24, Paris, Seuil, 1997.

[3] Thierry GAUDIN, De la reconnaissance à l’intelligence collective, dans Fabienne GOUX-BAUDIMENT, Edith HEURGON et Josée LANDRIEU, Expertise, débat public : vers une intelligence collective, p. 341-342, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2001.

[4] Pierre CALAME, La démocratie en miettes, Pour une révolution de la gouvernance, p. 159, Paris, Descartes & Cie, 2003.

[5] Le Lean Management (ou Gestion optimisée) est un mode de gestion participative, d’accompagnement et de conduite du changement, utilisé dans les entreprises, les organisations ou les administrations, qui implique les acteurs (personnels, cadres, bénéficiaires, etc.) dans des processus d’amélioration de la qualité des services et d’optimisation de leur fonctionnement.

[6] Gernot JOERGER, Lean Management et optimisation des processus dans l’administration communale allemande, Retour d’expériences, INET-CNFPT, 28 mars 2012. G. Joerger y définit le Lean Management comme l’ensemble des principes, méthodes et procédures, destinés à renforcer l’efficience de l’ensemble de la chaïne de valeur dans le cadre de la prestation d’un service ou de la production de biens. – Voir aussi : James P. WOMACK, Daniel T. JONES, Daniel ROOS, The Machine that changed the World, New York, Rawson, 1990. – Ib. Le Système qui va changer le monde, Paris, Dunod, 1992. – J. WOMACK and D. JONES, Lean Thinking, London, Simon & Schuster, 2003. – Michael BALLE & Godefroy BEAUVALLET, Le Management Lean, Montreuil, Pearson, 2013.

[7] Yves CHAPPOZ et Pierre-Charles PUPION, Une nouvelle gouvernance et de nouvelles politiques publiques territoriales, dans Gestion et Management public, 2013/4, vol. 2/n°2, Décembre 2013 – Janvier 2014, p. 1-4.

[8] Manager autrement : le lean management, Dossier documentaire, Centre de Ressources documentaires de l’INET-CNFPT, 28 mars 2012. – Le “Lean”, facteur de réussite, dans Transformation(s), La Lettre de la DGME, n°3, Septembre 2010. – Voir aussi les expériences fédérales belges Lean Academy et Optifed du SPF Mobilité et transport :

http://www.fedweb.belgium.be/fr/formation_et_developpement/lean_academy/#.U0V69MfPvYA

[9] Voir notamment par le Cercle de la Réforme de l’Etat où les critiques portent sur une vision simplificatrice du travail, une perversion du désir de participation et d’autonomie, une manipulation du langage, les méfaits du toyotisme, une instrumentalisation de l’usage, un détournement des valeurs de service public. On pourrait y ajouter la difficulté d’évaluer le coût d’une politique publique, la difficulté de distinguer les coûts directs et indirects, les dépenses et les charges. Patrick GIBERT, Peut-on calculer le coût d’une politique publique ? Université Paris Ouest Nanterre La Défense, CERIMES, 26 octobre 2012, aimablement communiqué par Bernadette Mérenne http://www.canal-u.tv/video/canal_aunege/peut_on_calculer_le_cout_d_une_politique_publique.10414 – Esben RAHBEK, Gjerdrum PEDERSEN & Mahad HUNICHE, Determinants of Lean Success and Failure in the Danish Public Sector: A Negotiated Order Perspective, in International Journal of Public Sector Management, vol. 24, no 5, 2011, p. 403-420. Lean is not beyond reproach and its definition, use, and impacts remain much debated (…) p. 405.

[10] E. FRIEDBERG, Le pouvoir et la règle…, p. 24.

[11] Peut-on manager autrement dans l’Administration avec le Lean Management ?, INET-CNFPT, 28 mars 2012, p. 6.

Namur, le 14 avril 2014

1. Le memorandum des recteurs : au delà de la liturgie pré-électorale

Dix ans après son mémorandum de mars 2004 et près de quatre ans après celui de juillet 2010, le Conseil des Recteurs des Universités francophones de Belgique a publié un nouveau texte de ce type en se plaignant du définancement des universités wallonnes et bruxelloises qui doivent faire face à des conditions de plus en plus difficiles pour assumer leurs trois missions que sont l’enseignement, la recherche ainsi que le service rendu à la société [1]. L’argumentation des recteurs porte sur l’écart qui ne cesse de s’élargir entre une enveloppe budgétaire de financement des universités qui n’a augmenté que de 16,7 % en euros constants depuis 1996 alors que la croissance du Produit intérieur brut (à prix constants mais on ne dit pas s’il s’agit de la Belgique, de la Wallonie ou de Bruxelles…) est de 30,1 % sur la période 1996-2012 et que le nombre d’étudiants dans les universités de la Fédération Wallonie-Bruxelles est passé dans le même temps de 63.000 à 82.000, soit une augmentation de 37 % [2]. Le Conseil des Recteurs considère qu’il existe un paradoxe, sinon une contradiction, entre ce définancement et les objectifs de la stratégie EU 2020 portée par l’Union européenne qui préconise, d’une part, l’amélioration des conditions de la recherche et développement afin de porter à 3 % du PIB cumulé les investissements publics et privés dans ce secteur et, d’autre part, l’amélioration des niveaux d’éducation et d’enseignement supérieur en réduisant le taux d’abandon scolaire à 10 % et en portant à 40 % la proportion des personnes de 30 à 34 ans ayant obtenu un diplôme de l’enseignement supérieur ou atteint un niveau d’études équivalent.

Les recteurs rappellent également que l’Union de l’Innovation, l’une des sept initiatives phares de la stratégie européenne EU 2020, lancée en 2010, appuie la modernisation des systèmes éducatifs en vue d’une reconnaissance de leur excellence. Pour les recteurs, l’insuffisance du financement des universités aura des effets aux niveaux des trois missions qui leur ont été assignées et qui ont été rappelées. Ces conséquences sont de quatre ordres: 1) une perte de l’attractivité des universités de Wallonie et de Bruxelles pour le personnel académique, 2) un affaissement des infrastructures tant en ce qui concerne les investissements immobiliers que les rénovations du patrimoine, 3) un appauvrissement de la recherche fondamentale pure et orientée-stratégique (Actions de Recherches concertées et Fonds spéciaux de la Recherche, FRS et FNRS – y compris le Fonds de la Recherche fondamentale stratégique financé par la Région wallonne depuis 2009 – Pôles d’Attraction interuniversitaires) ainsi que de la recherche appliquée et 4) une menace sur la participation aux programmes européens (European Strategic Forum on Research Infrastructures – ESFRI, les ERA-Nets, les FET Flagships et les Initiatives de Programmation conjointes – JPIs). Enfin, les recteurs demandent la poursuite et l’intensification des mesures fiscales en soutien à la recherche.

On pourrait croire qu’un mémorandum de ce genre fait partie de la liturgie préélectorale classique des institutions qui veulent obtenir ou accroître leur part du gâteau de moyens publics. Il s’agit de bien davantage. Ces revendications viennent en effet à la suite d’années d’hésitations politiques, de réticences administratives et même d’affrontements entre établissements pour réformer structurellement l’enseignement supérieur. Dix ans après le décret Bologne de mars 2004, la Communauté française n’est toujours pas parvenue à stabiliser la structure de cet l’enseignement même si, après les errements philosophico-idéologiques d’un autre âge de la ministre Françoise Dupuis de 1999 à 2004, on en est revenu à davantage de pragmatisme dans les efforts de rapprochements entre universités [3]. Ainsi, j’aime voir dans les initiatives du ministre Jean-Claude Marcourt la préfiguration d’un modèle que, personnellement, je défends au moins depuis 1994 : la mise en place d’une seule université en Wallonie. En effet, la création, par le décret dit Paysage du 6 novembre 2013, de l’Académie de Recherche et d’Enseignement supérieur (ARES) joue un rôle extraordinaire d’intégration des pôles académiques, des universités, des hautes écoles, des écoles supérieures des arts ainsi que des établissements de promotion sociale. Le Recteur de l’Université de Liège, Bernard Rentier, par ailleurs président des recteurs francophones, semblait prendre aussi ce chemin lorsqu’il affirmait, le 7 avril 2014, que les universités devaient être réalistes et préparer l’avenir, qu’elles réfléchissaient déjà aux restructurations qui permettraient de concentrer certains enseignements dans certains lieux et qu’elles devraient dresser, dans un premier temps, un inventaire de leurs compétences réciproques et analyser la pertinence de leur maintien ou non dans telle ou telle université en fonction des moyens disponibles. L’idée étant à terme de proposer, sur l’ensemble de la Belgique francophone, une université complète, une université globale qui ait la possibilité d’offrir tout le panel des études universitaires envisageables, voire même de développer de nouvelles formations en phase avec l’évolution de la société [4].

 2. Vers une université en réseau

L’Université de Californie à Berkeley (Dreamstime)

 Le concept d’université en réseau s’inspire de la tradition nord-américaine. Ainsi, l’Université de Californie compte UC Berkeley, UC Davis, UC Irvine, UC Los Angeles, UC Merced, UC Riverside, UC San Diego, UC San Francisco, UC Santa Barbara, UC Santa Cruz, Medical Centers, labs and locations [5], l’Université du Texas regroupe UT at Arlington, AT at Austin, UT at Brownsville, UT at Dallas, UT at El Paso, UT at Pan American, UT at Permian Basin, UT at San Antonio, UT at Tyler, plus six institutions médicales [6]. L’Université du Québec se compose quant à elle des Universités du Québec en Abitibi-Témiscamingue, à Chicoutimi, à Montréal, en Outaouais, à Rimouski, à Trois-Rivières, de l’Institut national de la Recherche scientifique, de l’Ecole nationale d’Administration publique, de l’Ecole de Technologie supérieureet de la Télé-Université. Ce dernier réseau réunit dix établissements soit 94.000 étudiants [7], ce qui se rapproche du nombre d’étudiants qui fréquentent les universités en Communauté française (82.000).

La création de l’Université du Québec, en 1968, où chaque université garde sa personnalité juridique mais fait intégralement partie d’une seule et même université, est fondée sur cinq principes qui pourraient être applicables au monde universitaire en Wallonie et à Bruxelles : une volonté de renouveau, d’efficacité et d’efficience, la prise en compte des réalités régionales et l’appui à leur expansion, l’attention aux besoins de la société, la réponse à la nécessité d’autonomie de chacune des entités, l’intégration de l’enseignement et de la recherche. Il faut mentionner une dimension supplémentaire dont on se distanciera, car je la considère obsolète dans la société du XXIème siècle : l’Université du Québec s’est constituée comme une université publique face à des universités catholiques. Au moins quatre mécanismes ont été mis en place par l’Université du Québec pour répondre à ces principes :

– un mode de fonctionnement plus communautaire basé sur des pôles d’excellence reconnus à chaque constituante ;

– la création de l’Institut national de la Recherche scientifique et son intégration à l’Université du Québec ;

– un organe commun de gouvernance,l’assemblée des gouverneurs, auquel se sont ajoutés des gouverneurs externes ;

– la mise en place d’une administration centrale et la construction d’un siège social à Québec.

Même si le paysage universitaire québécois ne se résume pas à l’Université du Québec, le modèle qui s’y est développé depuis plus de quarante ans me paraît de nature à pouvoir nous inspirer davantage. Il nous faut en effet constater que loin d’avoir permis de progresser vers une logique d’accroissement de la coopération universitaire, la réforme de Bologne, telle qu’elle a été mise en place en Communauté française, a accentué d’une part la pilarisation de nos universités, d’autre part leur concurrence. Ainsi, l’effet réseau, tellement valorisé comme un facteur de développement majeur pour le XXIème siècle a été, pendant longtemps, quasi complètement négligé. Une réforme du monde universitaire qui s’inspirerait du succès confirmé de l’Université du Québec pousserait bien plus loin qu’il n’en est actuellement question l’intégration des établissements universitaires de Wallonie et de Bruxelles.

La question de Bruxelles appelle une remarque. Dans un esprit d’ouverture, la présente proposition intègre l’Université libre de Bruxelles et la Faculté Saint-Louis comme des nœuds du réseau même si elles ne sont que très partiellement localisées sur le territoire de la Wallonie. Je n’ignore pas que d’autres formules cohérentes existent, notamment dans la logique régionaliste valorisée à Bruxelles : un pôle universitaire régional bruxellois constitué avec les autres universités bruxelloises flamandes : Vrije Universiteit Brussel, Katholieke Universiteit Brussel.

3. L’Université de Wallonie

A l’instar de l’Université du Québec, la nouvelle institution intitulée Université de Wallonie se constituerait en six pôles géographiques : l’Université de Wallonie à Mons, l’Université de Wallonie à Charleroi, l’Université de Wallonie à Liège, l’Université de Wallonie à Louvain-la-Neuve, l’Université de Wallonie à Namur, l’Université de Wallonie à Bruxelles. Le FNRS serait intégré dans cet ensemble comme un département de coordination et de financement de la recherche de la nouvelle institution. L’ensemble des budgets consacrés à l’enseignement supérieur universitaire et au FNRS serait affecté à l’Université de Wallonie. Les droits et les pouvoirs de l’Université de Wallonie seraient exercés par l’Assemblée des gouverneurs : le président de l’Université, les recteurs de chacune des universités constituantes durant la durée de leur mandat, les représentants de la communauté universitaire (étudiants, personnel scientifique, corps professoral, personnel technique), huit personnes qualifiées nommées par le gouvernement wallon parmi lesquelles quatre personnalités étrangères de renom et quatre personnalités du monde de la recherche privée et des affaires.L’Assemblée des gouverneurs serait présidée par le président de l’Université de Wallonie et celui-ci nommé pour cinq ans par le gouvernement, sur proposition de l’Assemblée des gouverneurs. Il devrait s’occuper exclusivement du travail et des devoirs de sa fonction. Le président et l’Assemblée des gouverneurs assureraient la cohérence et la coordination de la recherche et des enseignements entre les universités constituantes par une politique d’excellence, de spécialisation et d’intégration des différents services, départements, instituts et centres de recherche.

L’Université de Wallonie aurait pour objectif de continuer à intégrer dans son réseau l’ensemble des hautes écoles et des établissements d’enseignement supérieur de type court de Wallonie. Il est en effet fondamental de mettre fin aux discriminations entre maîtres et chercheurs qui ont été formés à l’Université et ceux qui ne l’ont pas été et qui ne disposent ni de l’équivalence ni de la mobilité qui devraient être de mise au XXIème siècle.

L’université en réseau, telle que présentée ici, serait de nature à répondre aux deux grands enjeux qu’identifient les universités aujourd’hui : d’une part, l’enjeu de proximité permettant une offre solide et cohérente au niveau local ainsi qu’un appui au développement économique, social et culturel régional ; d’autre part, l’enjeu d’excellence, permettant des collaborations sectorielles et la création de pôles d’excellence de niveaux européen et mondial par une masse critique de ressources suffisante.

Cette réforme se fonde en outre sur une autonomisation radicale et une responsabilisation du monde universitaire qui disposerait ainsi d’une chaîne de décision cohérente pour atteindre des objectifs fixés collectivement avec des représentants de la société. Enfin, il permettrait que chaque université prenne sa place dans un ensemble et participe à l’élaboration d’une trajectoire et d’un projet communs tant au service de la société que des entreprises. Ces dernières pourraient d’autant participer au financement de la recherche et de la formation universitaire qu’elles en seraient proches et y seraient impliquées.

Plaidant lui aussi pour des campus wallons à la californienne, Bernard Rentier en appelait, en mars 2009, à une solution rationnelle qui réunirait l’ensemble de nos universités sous un même pavillon régional. Il rappelait alors que si tous les recteurs étaient d’accord de coopérer, leur élan était freiné par la compétition pour les ressources. Toute réforme, disait-il, permettant d’annihiler ces rivalités amènerait à une utilisation moins dissipative et plus rationnelle des deniers publics. J’entends ici «rationnelle» au sens positif du terme, pas dans le sens qu’on lui donne habituellement pour justifier la fermeture d’entreprises. Il ne s’agit pas ici de supprimer des opportunités, mais de mieux exploiter les spécificités. Les redondances ne doivent pas être aveuglément pourchassées car il faut laisser une large place à la dispersion géographique des ascenseurs sociaux que sont les «Bacs» (trois premières années), mais une réévaluation du «tout partout» doit être opérée [8].

A nouveau, la voie est ici bien tracée en vue de la prochaine législature. Le transfert à la région de la compétence, l’ouverture aux acteurs, l’accroissement de l’autonomie, tous ces ingrédients existent comme fondements d’un meilleur développement de nos universités et hautes écoles au sens large. Il faut pousser jusqu’au bout la logique de mutualisation de l’enseignement supérieur pour construire l’Université de Wallonie.

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

[1] Conseil des Recteurs des Universités francophones de Belgique, Memorandum, Avril 2014, 14 p. http://www.cref.be/Memorandum_Avril2014.pdf (13 avril 2014)

[2] Pour une analyse précise de ce définancement : Valérie SCHMITZ et Robert DESCHAMPS, Financement et dépenses d’enseignement et de recherche fondamentale en Belgique : évolutions et comparaisons communautaires et internationales, Université de Namur, CERPE, Mars 2014, 22 p.

http://www.unamur.be/eco/economie/cerpe/cahiers/cahiers/cahier73

[3] Voir sur la trajectoire de ces réformes depuis les années 1960 : Michel MOLITOR, Les transformations du paysage universitaire en Communauté française, dans Courrier hebdomadaire n° 2052-2053, Bruxelles, CRISP, 2010. – Le savoir et le développement : quel enseignement supérieur en Wallonie et à Bruxelles ?, Les Jardins de Wallonie, Abbaye de Floreffe, Institut Destrée, 2001.

[4] Christian DU BRULLE, Nos universités malades de définancement, dans Blog Daily Science, 7 avril 2014. http://dailyscience.be/2014/04/07/nos-universites-malades-de-definancement/

[5 ]The University of California System : http://www.universityofcalifornia.edu/uc-system

[6] The Universities of Texas System, Nine Universities, Six Health Institutions, Unlimited Possibilities. http://www.utsystem.edu/institutions

[7] Sur les 225.716 étudiants inscrits dans les universités québécoises francophones et anglophones en 2012-2013 dont 153.442 à temps complet. Voir Lise BISSONNETTE & John R. PORTER, L’Université québécoise : préserver les fondements, engager les refondations, Septembre 2013. – L’Université du Québec : http://www.uquebec.ca/reseau/

http://www.mesrst.gouv.qc.ca/le-sommet/les-chantiers-de-travail/une-loi-cadre-des-universites/

[8] Des campus wallons à la californienne, Bernard Rentier, le recteur de l’ULg, plaide pour une solution rationnelle qui réunirait l’ensemble de nos universités sous un même pavillon régional, dans L’Echo, 26 mars 2009.

Hour-en-Famenne, 12 août 2013

 L’été est propice à la prospective mais aussi à la rétrospective. L’une l’allant pas sans l’autre. Voici un exposé présenté lors de l’Assemblée du Mouvement du Manifeste wallon du 22 novembre 2010 où j’étais invité à prendre la parole à l’Université du Travail à Charleroi. Beaucoup de ce que j’ai dit ce jour-là – tempore non suspecto – me paraît rester d’actualité en 2013 mais aussi en vue de 2014… Malheureusement.

Charleroi, 22 novembre 2010

 Permettez-moi de commencer mon intervention en rendant hommage au Bourgmestre de Charleroi, Jean-Jacques Viseur. Même si, personnellement, j’ai toujours été prudent quant à l’utilisation du mot nation, je pense avec lui que son utilisation dans nos démocraties ne mérite sûrement pas d’être frappé d’indignité comme certains ont voulu le faire. Même si j’ai toujours préféré me dire régionaliste, je me souviens que l’historien français Pierre Nora disait, à l’époque des méfaits du nationalisme en Yougoslavie, qu’il ne fallait pas jeter le bébé avec l’eau du bain, et que, à côté du nationalisme belliqueux, il y avait un nationalisme amoureux. Nous savons aussi, avec Dominique Schnapper – la fille de Raymond Aron – que la nation, c’est la communauté des citoyens, et donc le fondement de la démocratie.

Je suis très inquiet de l’évolution de la vie politique en Belgique. J’ai entendu ces derniers mois un ministre-président bruxellois dire que si les Flamands prenaient leur indépendance, « on »  leur donnerait trois mois pour quitter Bruxelles. Je crains que le “on”, dans son esprit, c’était nous les Wallonnes et les Wallons, et nos enfants, en âge d’être soldats. Quelques mois plus tard, je l’ai entendu dire que la NVA n’était pas des adversaires politiques mais des ennemis politiques. J’ai aussi entendu une vice-premier-ministre dire que si la Flandre allait vers la séparation, on exigerait un référendum en Flandre, on ferait une consultation populaire à Bruxelles et en périphérie. Jamais cette vice-premier-ministre n’a parlé des Wallons à qui on ne demandera jamais leur avis. Nous le voyons, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a une signification différente selon la région où l’on habite.

Je suis encore plus inquiet par l’évolution des Wallonnes et des Wallons.

Parce que les Wallons manquent de mémoire.

Parce que les Wallons manquent de vision.

Parce que les Wallons manquent de courage.

1. Les Wallons manquent de mémoire

 Fondamentalement, les Wallons ne savent plus pourquoi ils ont contribué à instaurer le fédéralisme. Pour de nombreux jeunes Wallons, – nous l’avons observé lors du séminaire prospectif que nous avons organisé avec une douzaine de jeunes tant de l’université que de l’enseignement secondaire des différents réseaux à l’occasion du trentième anniversaire du Parlement wallon issu des lois d’août 1980 –  le problème, c’est le fédéralisme. C’est-à-dire que, n’ayant connu que le système fédéral et n’ayant pas été informée des raisons de la fédéralisation, la plupart d’entre eux considèrent que le mal belge d’aujourd’hui est produit par le fédéralisme lui-même.

 A l’occasion de ce même anniversaire, j’ai écouté Jean-Maurice Dehousse, invité par Bertrand Henne à Matin Première, rappeler que l’on ne pouvait pas comprendre ce qui se passait actuellement dans les relations entre Flamands et Wallons si on n’avait pas en mémoire les événements de 1940-45 et, en particulier, le problème des prisonniers de guerre. Comme je donnais mon cours de Société et institutions de la Belgique depuis 1830 à l’Institut des Sciences juridiques de l’Université de Mons ce jour-là, j’ai interrogé l’auditoire, composé d’une bonne centaine de jeunes étudiants frais émoulus du Secondaire, pour demander qui d’entre eux savait de quoi il s’agissait lorsqu’on évoquait la question des prisonniers de guerre. Cinq étudiants seulement ont levé la main et ont pu l’expliquer. Cinq sur environ 130 étudiants… Mais ce n’est pas tout. Croisant ce jour-même le jeune successeur de Fernand Dehousse et de François Perin à la Chaire de Droit constitutionnel de l’Université de Liège, j’ai voulu partager avec lui mon étonnement à ce sujet. Il n’était guère étonné puisque, lui non plus, n’était pas informé du fait que les prisonniers de guerre wallons avaient été gardés en captivité tandis que les prisonniers flamands avaient été libérés dès 1940… Je vous le disais que les Wallons n’ont pas de mémoire.

 Ainsi, les Wallons, qui ne comprennent pas ce qui leur arrive, sont devenus fatalistes et continuent à croire que tout ce qui se produit est naturel. Ils se laissent embarquer dans des combats qui ne sont pas les leurs. Tous les partis francophones ont vainement couru après le FDF dans une logique qui relève davantage de la vision fransquillonne que du fédéralisme régional. Ils ont oublié que, depuis la loi de 1889 et ses arrêtés d’application, le législateur a commencé à dire quelles communes étaient flamande ou wallonne, qu’en 1929 Kamiel Huysmans, député d’Antwerpen, et Jules Destrée, député de Charleroi, accompagnés d’une série d’autres parlementaires socialistes avaient, par le Compromis des Belges, ouvert la porte du fédéralisme territorial en reconnaissant l’homogénéité linguistique et culturelle de la Flandre et de la Wallonie, ainsi que le caractère bilingue de Bruxelles. Ce faisant, ils ont permis de fonder les lois linguistiques des années trente, toutes établies sur ces principes, y compris la réorganisation de l’armée belge sur cette base, ce qui n’est pas étranger à ce qui va se passer en 1940…

 Les Wallons ont oublié les travaux essentiels du Centre Harmel, véritable doctrine de la réforme de l’Etat. Fondé en 1949, à l’initiative du député PSC Pierre Harmel, présidé par le ministre d’Etat Eugène Soudan, composé de 42 membres provenant des quatre partis (catholique, libéral, socialiste et communiste), parmi lesquels 18 parlementaires et 24 extraparlementaires nommés paritairement par la Chambre et le Sénat, le Centre Harmel a travaillé jusqu’à la fin 1953. Parmi ses membres, on trouve des personnalités aussi chères au Mouvement wallon que Fernand Dehousse, Fernand Schreurs, Hubert Rassart ou René Thône. La séance officielle de clôture des travaux a eu lieu un an plus tard et son rapport fut déposé au printemps 1958 et publié dans les Documents parlementaires. On oublie que c’est un militant wallon important, Jean Van Crombrugge, personnalité libérale, ancien directeur de l’Ecole normale Jonfosse à Liège, qui en tant que rapporteur wallon de la section politique, y a proposé de fixer définitivement par une loi la frontière linguistique.

 On oublie aussi que le Centre Harmel, en assemblée plénière, a rendu un avis, à la demande expresse du Sénat, sur le projet de loi portant modification de la loi du 28 juin 1932 sur l’emploi des langues en matière administrative, déposé par le Ministre de l’Intérieur Ludovic Moyerson. Que dit cet avis daté du 27 janvier 1953 au sujet de la fixation de la frontière linguistique ?

 D’abord qu’il faut, dans un souci d’apaisement dans les relations entre les Flamands et les Wallons, envisager la suppression des recensements décennaux et proposer une limite administrative des langues, définitive, soustraite à toutes compétitions.

 Ensuite, que pour fixer cette limite, le Centre Harmel a entendu des spécialistes flamands et wallons dont les rapports convergents lui ont permis de réduire les points litigieux à quelques localités : d’une part, Mouscron, Renaix et Enghien, d’autre part, le secteur d’Outre-Meuse, c’est-à-dire les Fourons. Pour ce qui concerne les trois premières communes, le Centre leur a reconnu leur caractère soit wallon soit flamand et a demandé qu’on leur accorde des facilités linguistiques. Pour ce qui concerne les communes d’Outre-Meuse, un accord unanime s’est dégagé pour leur attribuer par arrêté royal un régime bilingue.

 Enfin, je cite textuellement l’accord qui est intervenu au Centre Harmel en ce qui concerne Bruxelles et sa périphérie.

 Quant à l’agglomération bruxelloise, le Centre de Recherche a émis l’avis qu’on lui adjoigne les communes d’Evere, de Ganshoren et de Berchem-Ste-Agathe. Dans son opinion, il ne peut s’agir d’aller au delà et d’admettre la bilinguisation d’autres communes flamandes de l’arrondissement de Bruxelles. En décider autrement serait à la fois favoriser une centralisation bruxelloise dont se plaignent Wallons et Flamands et entretenir une plaie à laquelle les Flamands sont particulièrement sensibles [1].

Comme on le sait, ces trois communes seront les dernières à être rattachées à la l’agglomération bruxelloise l’année suivante (1954). Pourquoi dès lors, aujourd’hui, les représentants politiques des Wallonnes et des Wallons, ouvrent-ils des dossiers sur ces matières qui vont à l’encontre des accords passés antérieurement avec les Flamands ? Pourquoi agiter l’élargissement de Bruxelles, le couloir de Rhodes St-Genèse, le bilinguisme de la périphérie, sinon pour compromettre les négociations aujourd’hui et pour perdre la face demain ? Pourquoi donc négocier en lecteur au jour le jour des éditos du journal Le Soir plutôt qu’en préservant l’acquis fédéraliste ?

Ils ont oublié que leur combat était autre : même dans sa version la plus simplifiée, le projet wallon a pu être défini comme un meilleur développement et une démocratie exemplaire. On a peut-être un tout petit peu progressé sur le premier objectif et probablement régressé sur le second.

2. Les Wallons manquent de vision

 J’entends par là une vision à long terme, partagée entre tous, de ce que l’ensemble  des acteurs wallons veulent entreprendre. Un vrai consensus sur l’avenir. Celui qu’on chercherait en vain dans les négociations gouvernementales fédérales.

 Certes, la Wallonie est en train de se reconstruire économiquement avec quelques succès, même si, comme disait jadis l’économiste Robert Solow,  au sujet de la Nouvelle Economie et des ordinateurs, on pouvait les voir partout, sauf dans les statistiques.

 De même, la Wallonie est en train de se réconcilier avec ses territoires et ceux-là œuvrent à leur reconversion tout en participant à l’effort commun, ce qui est le contraire du sous-régionalisme.

 La plupart des régions d’Europe construisent des visions pour baliser leur avenir. La Wallonie, elle, semble s’en désintéresser. Depuis le Manifeste wallon de 1983, on sait clairement qu’il y a deux voies : la voie francophone et bruxelloise, d’une part, la voie wallonne et bruxelloise, de l’autre. Depuis 1993, un article 138 permet le transfert des compétences de la Communauté française vers la Région wallonne et vers le groupe linguistique français du Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale sans accord des Flamands. Ces transferts nécessitent des décrets adoptés à la majorité des deux tiers au Parlement de la Communauté française et à la majorité absolue au Parlement wallon et du groupe linguistique français du Parlement bruxellois [2]. Qu’attendent nos parlementaires régionaux et communautaires pour réaliser cette opération qui permettrait non seulement de se donner les moyens de vraies politiques transversales d’innovation et de créativité, mais en plus de passer concrètement à une dynamique régionale intégrale sur Bruxelles, empêchant les velléités de ceux qui, en Flandre, veulent transférer des compétences vers les communautés sans tenir compte de la reconnaissance, faite en 1989, que  Bruxelles soit une région à part entière ?

Dans le même temps, il faut cesser de répéter le leitmotiv de l’alliance Wallonie-Bruxelles. Il est inutile, car contrairement à ce qu’on répète, il ne rend pas les Wallons plus forts face aux Flamands : la réforme de l’État ne se joue ni sur un ring ni sur un champ de bataille. Comment veut-on que les Flamands acceptent un fédéralisme à trois ou à quatre si on leur martèle que cela permettra de jouer à deux régions contre une ? D’autant que c’est, je pense, pour les Wallons, se faire beaucoup d’illusions sur une solidarité de Bruxelles avec la Wallonie dont, à ce jour, on ne dispose que de peu d’exemples, sinon pas du tout.

3. Les Wallons manquent de courage

Le premier courage des Wallons, c’est d’organiser la pacification de leurs relations avec les démocrates flamands, c’est-à-dire aussi avec la NVA. Car la pacification avec la Flandre est indispensable pour construire l’avenir de la Wallonie. La pacification de la Wallonie et de Bruxelles avec la Flandre est aussi indispensable à la Flandre dans son combat contre ses forces radicales, antidémocratiques, proto-fascistes du Vlaams Belang.

Dès lors, il faut oser dire que la Wallonie n’a de revendication ni territoriale ni linguistique sur les communes de la périphérie bruxelloise localisées en Région flamande, qu’il n’est pas question d’étendre Bruxelles au-delà des 19 communes et qu’il est normal qu’en Flandre, on utilise des services administratifs en flamand.

Il faut avoir le courage de penser les politiques de la Wallonie comme si elles devaient être financées sur ses recettes propres, parce que, qu’on le veuille ou non, la Wallonie sera davantage face à elle-même dans les années qui viennent, que l’on s’inscrive dans des plans A, B, C ou D. Etienne de Callataÿ, chef économiste à la Banque Degroof ne soulignait-il pas voici quelques jours que les efforts à fournir en termes d’assainissement des pouvoirs publics à l’horizon 2015 auraient des conséquences bien plus importantes pour les régions – et donc pour la Wallonie – que la révision de la loi de financement ? [3]

Pour cela, il faut réaliser des bouleversements profonds dans la gouvernance et l’organisation de la Wallonie. Il est donc indispensable de réorganiser en profondeur les institutions et d’organiser la mobilisation des moyens, y compris budgétaires, bien sûr.

André Renard aurait appelé cela des réformes de structure.

Cela passe par un nouveau Contrat d’avenir, négocié entre le Gouvernement wallon et toutes les forces vives de Wallonie, un vrai engagement collectif. Il s’agit d’ouvrir ensemble de grands chantiers qui mettent fin aux tabous wallons, prennent à bras le corps nos difficultés, et renouvellent les champs de l’action collective.

Cela peut se faire, cela doit se faire, dans les domaines de :

– l’université et de la recherche, où une grande réforme est indispensable qui aboutisse à fonder une seule grande entité universitaire, y compris les hautes écoles,  de Tournai à Liège et d’Arlon à Louvain-la-Neuve voire à Bruxelles, si les Bruxellois le veulent ;

– l’enseignement obligatoire, où le Plan Busquin Di Rupo attend toujours d’être mis en œuvre, tandis que la fusion des dynamiques de formation et d’éducation au niveau des bassins de vie / bassin d’emploi / bassin d’enseignement est porteuse d’avenir ;

– les chemins de fer, les communications routières, l’emploi et le travail, la fonction publique, etc. Il ne m’appartient pas de développer ici toutes les politiques qui peuvent nous permettre à la fois d’être plus efficaces et plus efficients, et donc de gagner notre autonomie réelle, y compris sur le plan budgétaire. Mais sachons que cela ne se fera pas tout seul, cela ne se fera pas de manière linéaire, cela ne se fera pas sans système de péréquation permettant de maintenir une vraie solidarité entre les Wallonnes et les Wallons. Les transferts budgétaires Nord-Sud sont des chaînes dont nous devons nous libérer, à la fois pour recouvrer notre liberté et notre dignité.

Partout, des choix courageux et essentiels sont à faire dans un cadre régional, en tenant compte des intérêts des Wallonnes et des Wallons, en reconnaissant qu’ils existent et qu’ils sont parties prenantes de leur avenir.

Il est grand temps de faire le choix de la Wallonie. Ce choix est aujourd’hui urgent, que l’on s’inscrive dans le fédéralisme avancé, que l’on ait l’intention de se mettre à la table de l’Europe aux côtés de Bart De Wever ou même de regarder vers la France. Dans tous les cas, il s’agira d’un passage nécessaire.

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

 


[1] ARCHIVES DE L’INSTITUT DESTREE, Centre Harmel, Ministère de l’Intérieur, Centre de recherche pour la solution des problèmes sociaux, politiques et juridiques en régions wallonne et flamande, Document n°255, Assemblée plénière, Motion n°9, Réponse au ministre de l’Intérieur concernant le projet de loi modifiant la loi de 1932, texte adopté au cours de la séance du 27 janvier 1953, p. 2-4.

[2] Le Parlement de la Communauté française, d’une part, et le Parlement de la Région wallonne et le groupe linguistique français du Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale, d’autre part, peuvent décider d’un commun accord et chacun par décret que le Parlement et le Gouvernement de la Région wallonne dans la région de langue française et le groupe linguistique français du Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale et son Collège dans la région bilingue de Bruxelles-Capitale exercent, en tout ou en partie, des compétences de la Communauté française.Ces décrets sont adoptés à la majorité des deux tiers des suffrages exprimés au sein du Parlement de la Communauté française et à la majorité absolue des suffrages exprimés au sein du Parlement de la Région wallonne et du groupe linguistique français du Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale, à condition que la majorité des membres du Parlement ou du groupe linguistique concerné soit présente. Ils peuvent régler le financement des compétences qu’ils désignent, ainsi que le transfert du personnel, des biens, droits et obligations qui les concernent. Ces compétences sont exercées, selon le cas, par voie de décrets, d’arrêtés ou de règlements.

[3] Interview d’Etienne de Callataÿ dans Le Soir, 18 novembre 2010, p. 4.

Arolla, le 31 juillet 2013

La Grande Guerre des commémorations du centenaire de 1914 a, en Belgique, manifestement commencé bien avant le centième anniversaire du déclenchement des hostilités. Chacun anticipe évidemment ce qu’il peut… Comme le montre un article particulièrement éclairant de l’historien Jean Lefèvre (Institut Emile Vandervelde) [1], ce qui ne change pas, par contre, c’est que l’objectif des institutions “francophones”  est de porter bien haut le drapeau tricolore du patriotisme national belge tandis que les Flamands joueront eux leur propre carte nationale. In Flanders fieldsas usual. Il est assurément utile, et il faut remercier l’archiviste de l’IEV de mettre en évidence les risques d'”instrumentalisation” identitaire de la Première Guerre mondiale et de s’interroger sur la place réservée aux historiens dans les commémorations ou sur le fait que d’éminents spécialistes comme Sophie de Schaepdrijver [2] ou Bruno De Wever aient été écartés de la préparation des commémorations officielles en Flandre. On s’étonnera cependant que l’histoire wallonne de la Grande Guerre ne soit pas évoquée dans ce panorama. Ce que l’on reproche en fait aux autorités flamandes, c’est de faire comme si la Belgique n’existait pas. On peut relever que, parallèlement, la Wallonie en tant qu’enjeu n’est pas présente non plus, sauf pour rappeler les montants considérables qui vont être engagés par son gouvernement pour ces commémorations, justement. Que l’on ne nous réponde pas que la Wallonie n’existait pas en 1914 : même si elle n’était pas encore une entité de droit public, elle était suffisamment tangible pour que le roi Albert Ier l’évoque adroitement dans son discours mobilisateur et dramatique prononcé au Parlement belge le 4 août 1914 : partout, en Flandre et en Wallonie, dans les villes et dans les campagnes, un seul sentiment emplit les coeurs : le Patriotisme [3], tandis que, le lendemain, dans un message à ses troupes, le même roi leur demande de se souvenir, Flamands, de la Bataille des Eperons d’Or, et vous, Wallons de Liège, qui êtes en ce moment à l’honneur, des 600 Franchimontois [4].

Sans, évidemment, privilégier une approche “spécifiquement wallonne” comme le soulignait la Commission présidée par Laurence Van Yperseel, on pouvait éviter de retomber dans une histoire nationale belge et, à l’heure de l’Europe, essayer d’épouser une approche transnationale mieux équilibrée, articulant les différents niveaux de lecture et de gouvernance. Et donc aussi la Wallonie. En effet, entre les mythiques tranchées de l’Yser et le souvenir de quelques massacres locaux – dont les mécanismes doivent surtout être compris – une place devrait être réservée non à une mémoire wallonne mais à une histoire wallonne de la Grande Guerre. S’interroger sur la place des régions dans le premier conflit mondial, est-ce vraiment faire de l’ombre à l’image de la grande Belgique nationaliste valorisée par Henri Pirenne et Jean Stengers ? N’est-ce pas, au contraire, comme l’a observé Paul Delforge en 2008, reconnaître que la Grande Guerre a eu aussi pour conséquence de hisser sur le plan international les questions flamande et wallonne ? [5] Dans l’ouvrage magistral qu’il a publié sur “la Wallonie et la Première Guerre mondiale”, l’historien liégeois et directeur de recherche à l’Institut Destrée observe que, malgré le renouveau d’intérêt pour la Grande Guerre et la publication d’ouvrages apportant de nouveaux éclairages, la place réservée à la Wallonie y est quasi inexistante [6]. Cela pourrait paraître dérisoire et mesquin à certains si la période de 1914-1918 n’avait pas aussi été celle des 14 points de la déclaration du Président Woodrow Wilson le 23 janvier 1917 et de l’affirmation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes…

En quoi la Wallonie est-elle concernée par la Grande Guerre ? Nous pensons que beaucoup reste à écrire et à faire connaître, tant en ce qui concerne l’invasion que l’occupation allemandes.

L’invasion sanglante

C’est le processus déclenché le 28 juin 1914 à Sarajevo qui mène à l’ultimatum allemand du 2 août 1914. Le refus de laisser passer l’armée allemande provoque l’invasion de la Belgique le 4 août. Une partie des 117.000 soldats belges se porte à la frontière que franchissent ou vont franchir 1.000.000 d’Allemands. Ces troupes allemandes, qui ont pour objectif d’encercler l’armée française par le nord, se dirigent non vers la France, mais vers Liège et la Hesbaye. La bataille de la Meuse commence. Le général Erich Ludendorff s’empare de la Cité ardente le 7 août. La position fortifiée résiste encore jusqu’au 15, moment où son commandant, le général Gérard Leman, grièvement blessé dans l’écrasement du fort de Loncin par les mortiers allemands, doit laisser  la place aux envahisseurs. Comme l’indiquent les historiens irlandais John Horne et Alan Kramer, le commandant en chef allemand, le général Helmuth von Moltke, a sous-estimé la puissance du système des forts de Liège et la capacité de résistance de l’armée belge : là où le général allemand Alfred von Schlieffen, révisant son fameux plan en 1912, n’avait prévu qu’une seule division pour investir à la fois Liège et Namur, il en a fallu huit pour réduire Liège seule, au prix d’un temps précieux et de pertes évaluées à cinq mille trois cents hommes environ [7]. Les retards affectent la bonne réalisation du plan allemand et le redéploiement de leurs armées face aux Russes.

Alors que, après son combat de Haelen (bataille de la Gette, 12 août), l’armée belge se retire sur le réduit fortifié d’Anvers, la Wallonie est livrée aux Allemands, comme l’avaient craint Jules Destrée et de nombreux élus et entrepreneurs wallons [8]. Les massacres de population jalonnent l’avancée des troupes impériales dont la culture et les règles d’engagement restent ceux de la Guerre de 1870, renforcés par les usages brutaux des guerres coloniales qui ont suivi. Les troupes allemandes sont marquées par la peur des francs-tireurs parfois incarnés la Garde civique belge [9] mais que déclenchent souvent des friendly shouts ou l’incompréhension des assaillants devant la nouvelle puissance de feu des snipers ennemis : Soumagne (118 civils tués dès le 5 août), Olne-Saint-Hadelin (64 civils tués le 6 août), Melen (108 civils tués le 8 août), Liège (67 civils tués le 20 août), Andenne-Seilles (262 civils tués les 20 et 21 août), Tintigny (63 civils tués le 22 août), Tamines (383 civils tués les 22 et 23 août), Monceau-sur-Sambre (63 civils tués le 22 août), Dinant-Neffe-Leffe-Anseremme (674 civils tués le 23 août), Ethe (218 civils tués le 23 août), Quaregnon (66 civils tués le 23 août), Latour (71 civils tués le 24 août), Surice (56 civils tués le 25 août), Arlon-Rossignol (133 civils tués le 26 août), et de nombreuses autres exécutions non seulement dans une multitude de communes wallonnes mais aussi en Meurthe-et-Moselle, où le phénomène est similaire, et en Flandre. Là, on se souvient en particulier d’Aarschot (156 civils tués le 19 août) et de Louvain (258 civils tués le 25 août) [10]. Ainsi, plus de 6.000 civils belges ont été tués en quelques semaines de cette invasion sanglante alors que la grande majorité des atrocités allemandes se produisent lorsque la garde civique n’est pas engagée [11]. Nous n’avons pas réalisé le recensement précis, mais le nombre total des Wallonnes et Wallons massacrés pourrait dépasser les 4.000 en août 1914…  

Attaqués le 20 août, les neuf forts de Namur et leur garnison de 24.000 hommes ne peuvent résister au delà du 25 août aux 150.000 Allemands qui les assaillent. Une large partie des troupes belges peut toutefois se replier vers la France. Arrivés en renfort sur le canal de Mons, la Haine, la Sambre et la Meuse, les corps expéditionnaires anglais (maréchal John French, BEF) et français (général Charles Lanzerac, Ve Armée) trouvent la voie barrée par les 15 corps d’armée de l’aile droite allemande. Les Anglais et les Français livrent respectivement les batailles de Mons (22-23 août) et de Charleroi (21-23 août). Après de furieux affrontements, les uns et les autres sont repoussés par les armées des généraux Karl Von Bülow et Alexander Von Kluck au prix de fortes pertes. La bataille de la Meuse est perdue. Attaquée le 27 septembre, la fortification anversoise, qui menaçait encore le flanc de l’armée allemande par d’épiques sorties en force, ne peut tenir au delà du début du mois d’octobre. Une partie de l’armée belge peut néanmoins se soustraire à l’assiégeant et, couverte par un corps d’armée français, se retirer derrière l’Yser où elle résistera, avec le soutien des alliés, jusqu’à l’offensive victorieuse du 28 septembre 1918.

Si au lieu d’être Prussiens, les soldats avaient été Français, comment les Wallons auraient-ils réagi ?

Entre ces deux dates de 1914 et 1918, ce sont quatre ans de misère, de déportations, de travaux obligatoires, d’effondrement économique… C’est à partir de janvier 1915 que les Allemands conçoivent puis mettent progressivement en place la Flamenpolititik destinée à s’attacher les Flamands, “peuple frère opprimé par les Wallons”, en vue de faire de la Belgique un futur protectorat du Reich dans le cadre de la Mitteleuropa germanique. Des Flamands vont être sensibles à cette main tendue et s’inscrire dans une logique de fraternisation sinon de collaboration : on les appellera “activistes”.  À partir de février 1915, mais surtout du début 1916, les occupants appliquent leur Flamenpolitik aux prisonniers de guerre en séparant les Flamands et les Wallons dans les camps allemands, pour les regrouper dans des lieux différents et surtout leur appliquer des régimes distincts, plus favorables aux Flamands [12]. A Bruxelles, le budget de la Belgique est scindé en budget de la Flandre et en budget de la Wallonie par l’arrêté du 4 octobre 1916 [13], tandis que l’Université de Gand, flamande, vieille revendication du Mouvement flamand, est inaugurée officiellement par le gouverneur général allemand Von Bissing, le 24 octobre de la même année. Le Raad van Vlaanderen est officiellement fondé le 11 février 1917 et reconnu par Berlin quelques semaines plus tard lorsqu’une délégation de ce Conseil est reçue dans la capitale impériale par le chancelier Theobald von Bethmann-Hollweg. Une séparation administrative de la Wallonie et de la Flandre, sauce prussienne, est promulguée par les Allemands le 21 mars 1917. Mais ceux-ci sont partiellement débordés par les plus radicaux parmi les activistes et qui, à la faveur du processus d’élection du second Raad Van Vlaanderen, proclament l’indépendance de la Flandre le 20 janvier 1918 à Bruxelles. Ni les autorités allemandes ni de nombreux leaders du Mouvement flamand d’avant-guerre ne couvriront ce coup de force [14].

Il en sera de même en 1940 : on ne saurait nier que, dès avant le conflit de 1914-1918, les opinions publiques flamande et wallonne avaient des sentiments différenciés concernant l’Allemagne et la France, tout comme ces regards variaient suivant que l’on était catholique, libéral ou socialiste. Réagissant surtout contre tout ce qui est français, les militants flamands se rapprochaient en fait des intérêts allemands [15]. Mais une question a bien été posée au sortir de la Guerre par le Liégeois Gustave Wathelet qui constatait, comme bien autres l’on fait, que l’activisme wallon n’avait pas existé : “si au lieu d’être Prussiens, les soldats avaient été Français, comment les Wallons auraient-ils réagi ? ” [16]. L’accueil fondamentalement chaleureux réservé aux armées françaises dans le Hainaut en dit déjà beaucoup sur la réponse … [17]

Le conflit mondial de 1914-1918 a également de lourdes retombées économiques pour la Wallonie. Certes, l’attaque allemande par le bassin industriel, de Liège à Namur, puis Charleroi et Mons affecte peu les infrastructures. Par contre, très rapidement, l’épuisement progressif du stock de matières premières et son non-remplacement par l’arrêt des importations et de la circulation des marchandises, provoqué par le blocus allié dans les zones du front avec les envahisseurs allemands, menace la production sidérurgique. Pour les aciéries, celle-ci passe de 1.409.460 tonnes en 1913 à 2.380 tonnes en 1918. Comme l’indique l’économiste Fernand Baudhuin, le nombre des hauts-fourneaux allumés, qui était encore de 6 sur 54 en 1915 et en 1916, n’est plus que de 1 en 1917. En 1918, ils sont tous éteints. À partir de 1917, l’occupant allemand détruit systématiquement les usines afin de se procurer fonte et acier pour ses fabrications de guerre. En 1918, seuls deux haut-fourneaux sur 7 restent actifs à la société Cockerill : 4.500 wagons de débris de machine en en ont été extorqués vers  l’Allemagne [18].

Beaucoup reste donc à comprendre, à écrire, à enseigner sur la manière dont la Wallonie a vécu, subi, participé et combattu à  la Première Guerre mondiale, dans tous les domaines. Il importe de découvrir la manière dont elle a tenté de se relever, de comprendre ses relations avec les nouveaux Cantons de l’Est, rattachés par Versailles. Les chercheurs et enseignants ne pourront évidemment le faire qu’en inscrivant les approches locales dans l’ensemble régional et en articulant celui-ci avec l’histoire de Belgique, l’histoire de l’Europe et bien sûr l’histoire universelle, comme on l’écrivait jadis.

Conclusion : l’occasion manquée d’une année 2014 plus paisible…

Le 24 août 1914, sur leur route d’invasion, les Allemands jettaient bas le Coq de Jemappes, haut lieu du Mouvement wallon, inauguré le 24 septembre 1911 notamment par Jules Destrée pour commémorer la victoire française du 6 novembre 1792. Comme l’a écrit Reinhart Kosseleck, les destructions de monuments ont lieu quand la génération des fondateurs n’est pas encore éteinte, tant qu’elle peut encore être considérée comme un adversaire politique direct. Assurémment, à Jemappes, c’est l’ennemi wallon qui est visé par les Prussiens. Comme l’observe l’historien allemand, le cas individuel de la mort a beau être passé, il n’en est pas moins l’avenir de chaque observateur  [19].

Les monuments aux morts, même s’ils peuvent être virtuels comme les commémorations, sont bien les lieux de fondation de l’identité des survivants. C’est vrai pour le Coq de Jemappes comme pour l’Aigle blessé de Waterloo. C’est probablement exact aussi pour la Tour de l’Yser.

Tout en gardant notre profond respect aux anciens combattants qui ont fait leur devoir, être historien et être Européen aujourd’hui signifie aussi, face aux événements de la Grande Guerre, faire l’effort de comprendre pourquoi une Flandre a essayé d’émerger en 1914-1918, et pourquoi la Wallonie ne l’a pas fait, malgré la tardive Wallonenpolitik ouverte par l’occupant en décembre 1917. Loin d’être l’apothéose de la nationalité belge comme aimait à le rappeler le professeur Jean Stengers, la Grande Guerre fut avant tout le révélateur de la faillite des institutions de 1830. Le moment est peut-être également venu de s’interroger : à l’instar de ce qui s’est passé à Lophem, le 11 novembre 1918, pour l’octroi du suffrage universel, n’aurait-il pas fallu, en 1919, avoir la sagesse d’instaurer la séparation administrative plutôt que de la réprimer ? Cela aurait épargné à la Belgique, devenue fédérale cinquante ou soixante ans plus tôt, un nouveau et plus durable déchirement entre Flamands et Wallons en 1940. Cela nous aurait peut-être également annoncé une année 2014 plus paisible… Toutes les parties prenantes de l’actuel Etat fédéral belge devraient considérer le centième anniversaire de la Première Guerre mondiale avec réalisme et compréhension de l’autre comme autant de partenaires, qu’ils proviennent de l’une ou lautre des quatres régions. Cette compréhension donnera peut-être l’occasion au monde politique, aux entrepreneurs et à la société civile de construire enfin, en 2014, une Belgique qui corresponde au dialogue et à l’harmonie nécessaires entre Flamands, Bruxellois, Germanophones et Wallons.

 

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050


[1] Jean LEFEVRE, Les enjeux politiques autour des commémorations de la Première Guerre mondiale, Bruxelles, Institut Emile Vandervelde, Juillet 2013. http://www.iev.be

[2] Voir notamment son ouvrage : Sophie DE SCHAEPDRIJVER, La Belgique et la Première Guerre mondiale, Bruxelles, Presses interuniversitaires européennes, 2004.

[3] Annales parlementaires, Chambres réunies, Séance royale du 4 août 1914, p. 1.

[4] La proclamation est reproduite dans Henri PIRENNE, Histoire de Belgique des origines à nos jours, t. 4, p. 288, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1948.

[5] Paul DELFORGE, La Wallonie et la Première Guerre mondiale, Pour une histoire de la séparation administrative, p. 13, Namur, Institut Destrée, 2008. – On peut relever que cet ouvrage magistral, primé par le prix Halkin-Williot de la critique historique et le Prix Jean Stengers de l’Académie royale de Belgique, n’est malheureusement pas cité dans l’article de Jean Lefèvre…

[6] Paul DELFORGE, La Wallonie et la Première Guerre mondiale…, p. 9, Namur, Institut Destrée, 2008.

[7] John HORNE & Alan KRAMER, 1914, Les atrocités allemandes, La vérité sur les crimes de guerre en France et en Belgique, p. 40,41 et 184, Paris, Tallandier, 2011.

[8] Ils nous ont pris notre sécurité. Nous ne sommes plus à l’aise vis-à-vis d’eux ; nous sommes, à cause d’eux, inquiets vis-à-vis de l’étranger. Nous la sentons chaque jour approcher comme un fléau terrible, la guerre entre nos voisins du sud et de l’est et nous savons par des révélations récentes, que nous sommes le chemin de l’invasion et impuissants à l’empêcher. La répugnance des Flamands à accepter le devoir militaire, le niemand gedwongen soldaat, la veulerie des gouvernants fait que nous n’avons pas préparé la résistance nécessaire. Les Flandres resteront loin des conflits ; Anvers, réduit national, s’il n’est pas aux mains des Allemands qui y sont déjà installés en maîtres, laissera passer l’orage à l’abri de ses forts, mais nous, Wallons, nous seront livrés aux horreurs des combats. Les vallées de la Meuse et de Sambre sont un chemin commode pour l’envahisseur, – on le lui facilite encore par la construction d’un chemin de fer de Malmédy à Stavelot ! – et les grandes plaines de Fleurus, un merveilleux champ de bataille. Ah ! Si, au lieu de nous demander chaque année des sacrifices énormes pour un vain simulacre de protection, on nous laissait libres d’organiser nous-mêmes la garde de nos frontières ! La seule Wallonie, avec le système suisse de la nation armée, pourrait mettre en ligne une armée de 200,000 hommes, supérieure à tout ce que pourrait donner l’organisation militaire de la Belgique entière à l’heure actuelle ; et cette armée, ayant à défendre ses foyers et sa terre, aurait une cohésion et une énergie morales incomparables dans l’action défensive ! Jules DESTREE, La Lettre au roi sur la séparation de la Wallonie et de la Flandre, Extrait de la Revue de Belgique, Bruxelles, Weissenbruch, 15 août-1er septembre 1912, p. 16.  

[9] John HORNE & Alan KRAMER, 1914 … p. 75-77 et 200-201. Les auteurs indiquent que la Garde civique est présente dans l’incident qui se déroule le 22 août à Tamines. Rappelons, qu’à côté de la Garde civique active dont la quarantaine de milliers de membres devaient agir sous commandement militaire, près de 100.000 hommes de la garde civique non active, organisée dans les petites villes, les villages et les campagnes avaient été rappelés par arrêté royal du 5 août 1914 (p. 198-199). Comme l’indiquent les auteurs, pour différentes raisons qu’ils expliquent longtemps, les deux corps ont pu être confondus par les Allemands avec des francs-tireurs.

[10] Voir l’Annexe I, Les atrocités allemandes en 1914 : incidents ayant causé la mort de dix civils ou plus, dans l’ouvrage de J. HORNE et A. KRAMER, op. cit. :, p. 625-632 et 633-639 pour la méthodologie et la définition des “incidents”. Nous avons limité notre énumération aux communes où cinquante civils ont été abattus. A noter que ces données qui se réfèrent souvent uniquement aux fusilliés sont discutables. Dans certains cas, le nombre de victimes peut être plus important comme le montrent certaines monographies communales. AInsi, un recensement des communes wallonnes où plus de 50 civils ont été condamnés à mort ou sont tombés victimes de l’invasion ou de l’occupation, établi par l’historienne Marie Dewez à partir de l’ouvrage dirigé par René LYR, Nos héros morts pour la patrie. L’épopée belge de 1914 à 1918 (histoire et documentation), Bruxelles, E. Van der Elst, 1920, donne le tableau suivant :

Province

Ville

Nombre de victimes

Hainaut Charleroi 89
  Lessines 86
  Monceau-sur-Sambre 66
  Nimy 55
  Quaregnon 109
Liège Liège 121
  Melen 74
  Olne 63
Luxembourg Ethe 218
  Latour 71
  Rossignol 108
  Tintigny 91
Namur Andenne 236
  Anseremme 62
  Auvelais 59
  Dinant 605
  Tamines 364

[11] J. HORNE & A. KRAMER, 1914, Les atrocités allemandes…, p. 340 et 606.

[12] Jean DESFLANDRES, Rennbahn, Trente-deux mois de captivité en Allemagne (1914-1917), Souvenirs d’un soldat belge, étudiant à l’Université libre de Bruxelles, t. 1, p. 353-354 et t. 2, p. 16-33, Paris, Plon, 1920. – Paul DELFORGE, op. cit., p. 85.

[13] Paul DELFORGE, La Wallonie et la Première Guerre mondiale…, p. 90.

[14]. Daniel VANACKER, Het Aktivistisch Avontuur, Gent, Academie Press, 2006.

[15] Ibidem, p. 51, en particulier la note 12 et 133.

[16] L’Opinion wallonne, n°131, 15 février 1920, p. 1, cité par P. DELFORGE, op. cit., p. 482. Gustave Wathelet était alors membre de l’Assemblée wallonne.

[17] Damien BALDIN et Emmanuel SAINT-FUSCIEN, Charleroi 21-23 août 1914, Paris, Tallandier, 2012.

[18] Fernand BAUDHUIN, Histoire économique de la Belgique (1914-1939), t. 1, p. 45 et 67 sv., Bruxelles, Bruylandt, 1944. (C. de KERCHOVE de DENTERGHEM, L’industrie belge pendant l’occupation allemande, p. 54.).

[19] Reinhart KOSELLECK, Les monuments aux morts, lieux de fondation de l’identité des survivants, dans R. KOSELLECK, L’expérience de l’histoire,  p. 209-210, Paris, Gallimard-Seuil, 1997.