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Nouveau Paradigme industriel

Bruxelles, 2 octobre 2025

En cette année internationale des coopératives, promues par les Nations Unies, il faut tout d’abord souligner l’importance du COOPDAY sur le plan de la pédagogie : mieux connaître et faire connaître l’importance fondamentale de la dynamique des entreprises coopératives, ainsi que de l’économie sociale et solidaire, constitue un enjeu majeur [1].

Personnellement, j’ai toujours considéré que l’économie coopérative s’inscrivait pleinement dans le champ de l’économie productive. La pertinence de cet ancien instrument que constitue la coopérative peut encore répondre aux défis du XXIe siècle. Elle est même particulièrement importante à notre époque et devrait l’être davantage à l’avenir en Wallonie.

Dans sa contribution, Sébastien Durieux, membre du Comité de direction de Wallonie Entreprendre, a montré que, dans le système d’innovation et le paysage du redéploiement de la Wallonie, l’économie coopérative a pleinement sa place. C’est également mon message : pourquoi faut-il répondre maintenant à ce besoin d’accroissement et de développement des coopératives ?

 

1. L’économie coopérative ouvre la porte à un entrepreneuriat alternatif

D’abord parce que, qu’on le veuille ou non, malgré tous les efforts des gouvernements, des administrations, des associations patronales et sectorielles, des fondations et des universités, l’esprit d’entreprendre reste faible en Wallonie et même, dans certaines sous-régions, marginal. Les traumatismes des déclins industriels ont marqué des générations. Il faudra probablement quelques décennies supplémentaires pour guérir les plaies culturelles et psychologiques qui subsistent. Les témoignages sont légion [2]. Or, on l’a répété, l’entrepreneuriat collectif constitue une alternative au modèle capitaliste classique tel qu’il a été décrit par Adam Smith au XVIIIe siècle. Les coopératives mettent en œuvre un vrai entrepreneuriat capable de produire de la valeur – pas uniquement au sens large, au sens le plus restreint également – et de la diffuser. Elles offrent de surcroît la possibilité de mise en commun d’un capital humain et financier ainsi que l’application de règles spécifiques en termes de propriété et de gouvernance [3].  Cela peut se faire évidemment par toute une série de mécanismes d’accompagnement qui existent et qui ont été développés par les gouvernements wallons successifs et leur administration [4].

 

2. La contribution à une économie créatrice de valeur au sens restreint

Ensuite, parce que la transition coopérative, les coopératives, l’économie sociale et solidaire, constituent vraiment une alternative pour des services d’intérêt général, où elles peuvent remplir des missions économiques, sociales, culturelles, avec une forte implication, une motivation particulière du personnel, tout en se situant dans le sens de la création de valeur, donc de l’activité économique productive.

En Wallonie, cette question est fondamentale puisque, nous le savons, depuis les années 1990, notre économie souffre d’un déficit d’emplois productifs, créateurs de valeur au sens de la taxe sur la valeur ajoutée, entre 80.000 et 100.000 emplois. Et il ne s’agit pas simplement d’une question de taux d’activité. Il s’agit de pouvoir, comme le veut le Rapport Brundtland Notre Avenir à tous (1987) sur la durabilité, la soutenabilité, disposer d’une économie qui dégage des excédents. Seuls ceux-ci peuvent permettre à l’État, par la fiscalité, d’adresser les défis fondamentaux qui sont les nôtres : décarbonation, production et infrastructures d’énergie, cohésion sociale, santé, coopération au développement, défense et lutte contre la criminalité, rééquilibrage du fédéralisme belge [5]. Pour ce dernier enjeu, il s’agit de mettre fin aux transferts Nord-Sud de la Belgique par la création de ces emplois [6] et de rendre sa dignité à la Wallonie [7].

Notons toutefois que, sur le temps long 1995 à 2023, alors que la population wallonne s’accroît de 11,4%, l’emploi total s’accroît quant à lui de 29%. Alors que le nombre d’indépendants reste assez stable (+7,3%), le nombre d’emplois dans la fonction publique augmente de 24%. Néanmoins, le nombre de personnes travaillant dans les entreprises passe de 514.740 à 769.194, soit un accroissement de près de 50% (49,4%) [8].

Parmi ces défis, il est également fondamental de répondre à celui de la recherche de sens, de l’intérêt général et du bien commun rappelé par notre collègue finlandais. Ce besoin touche bien sûr les jeunes, mais est également devenu transgénérationnel et concerne toutes les sphères de la société. Il s’agit également de recréer du narratif débouchant sur des projets concrets et sur leur réalisation, comme l’a rappelé Victor Meseguer Sánchez, directeur général adjoint de la coopérative ABACUS, dans sa remarquable présentation de ce superbe instrument éducatif catalan [9].

 

 3. Un « moment coopératives »

Enfin, nous avons besoin de poursuivre notre effort parce qu’il existe aujourd’hui en Wallonie un « moment coopératives », un moment favorable à la transition coopérative lié aux métiers du futur. Certes, rien de plus difficile que la prospective des métiers et des compétences nécessaires pour identifier les domaines, s’y former et devenir capable de pratiquer au quotidien. Les travaux pour ce type de prospective sont nombreux et l’intérêt est grand [10]. Au Québec, les rectrices et les recteurs des universités, ainsi qu’une série d’acteurs clefs, lancent d’ailleurs actuellement un vaste Plan Talents pour rencontrer cette question et y faire face.

Si je vous dis : aide aux personnes, soins à domicile, accueil de l’enfance, politique d’égalité des chances, politique de la santé, aménagement du territoire, protection de l’environnement, économie circulaire, matériaux, politique de l’énergie, rénovation rurale, logement et habitat, activités parascolaires, services psycho-médico-sociaux, politique de la jeunesse, éducation permanente et animation culturelle, développement rural, soutien à la recherche d’emploi, économie sociale… Voilà autant de domaines et de métiers où se déploient des coopératives…

En fait, il s’agit de champs d’action actuels, tels que les identifie le cadastre des APE, des aides à l’emploi 2024, établi par le Forem en vertu du décret du 6 juin 2021, sous la rubrique « compétences fonctionnelles et activités d’intérêt général » [11].

À l’heure où la Déclaration de Politique régionale wallonne, engageant le Gouvernement wallon et le ministre wallon de l’Économie en particulier, a pris la décision de renvoyer 50 voire 60.000 équivalents temps plein APE vers les départements fonctionnels de la Région wallonne et de la Communauté française, le moment est essentiel pour faire entrer une bonne partie de ces emplois dans le champ de l’économie sociale et solidaire, coopérative et productive.

 

Ruslan Batiuk – Dreamstime

Certes, je n’ignore pas, à la lecture de ce cadastre, qu’un certain nombre des emplois mentionnés dépendent déjà de nombreuses coopératives, mais beaucoup de ces emplois sont inscrits sur le payroll d’ASBL et d’administrations publiques communautaires, régionales, provinciales ou communales, donc souvent hors du champ productif tel que je l’ai évoqué, au sens restreint. C’est là qu’une formidable opportunité existe d’établir une véritable mutation de notre économie.

Je n’ignore pas non plus la difficulté de cette transition. Assurément, elle ne se fera pas toute seule : des mécanismes, des sas, des dispositifs innovants devront être mis en place par tous les acteurs concernés, mais l’occasion est réelle de rééquilibrer et redynamiser l’économie régionale.

 

 4. Conclusion : dire et faire…

Le rapport prospectif 2025, Résilience 2.0 de la Commission européenne, publié en ce mois de septembre 2025, contient deux affirmations que je veux mettre en exergue. La première concerne l’État-providence : pour que l’État-providence subsiste, il faut des finances publiques viables, une économie productive et compétitive [12].

La seconde porte sur la résilience et le renouveau démocratiques [qui] ont leurs racines dans la cohésion sociale, dans les mécanismes institutionnels d’équilibre des pouvoirs et dans l’innovation visant à améliorer la démocratie et la démocratie des entreprises [13].

L’articulation de ces deux affirmations, qui touchent à notre souveraineté [14], ne va pas de soi, notamment si on regarde l’évolution des tendances dans la démographie de l’emploi. En effet, le même rapport met en évidence que, en 2040, l’Union européenne pourrait compter 17 millions de personnes en moins en âge de travailler qu’aujourd’hui [15]. Je vous laisse imaginer les impacts sur la compétitivité, les pressions sur le marché du travail et sur les budgets publics, en les liant avec des fiscalités lourdement secouées.

 Le développement du modèle coopératif ne répondra pas à l’ensemble de ces défis, mais, en tout cas, pour la Wallonie, j’ai la conviction qu’il peut contribuer, de manière tangible, à une refonte et à un accroissement des systèmes productifs et de l’économie productive en Wallonie. Cette hypothèse demande, à tout le moins, une sérieuse et rapide évaluation ex-ante voire une analyse préalable d’impact.

Quelque chose se passe, disait la présidente de la Febecoop, Hilde Vernaillen en ouverture du COOPDAY à Bruxelles ce 2 octobre 2025. En tout cas, il me semble qu’en Wallonie, quelque chose peut se passer à un moment particulier : transformer une économie soutenue – celle des APE – en économie portante – celle des entreprises coopératives.

Le dire est facile, le faire pourrait être enthousiasmant…

 

Philippe Destatte

@PhD2050

[1] Ce texte constitue la mise au net de mon intervention dans le panel Région wallonne du COOPDAY organisé par la Febecoop au Centre culturel Flagey à Bruxelles le 2 octobre 2025, aux côtés de Sébastien Durieux et de Fabrice Collignon.

[2] Voir, par exemple, le propos d’Emmanuelle Ghislain, CEO de Pulse Foundation : L’inconfort (pour ne pas dire le rejet) de certaines des parties prenantes du système éducatif francophone envers les critères de « création de valeur », pourtant à la base de la démarche entrepreneuriale, freine son bon déploiement. Il est encore bien difficile de faire cohabiter valeur économique et sociale dans les esprits. Emmanuelle GHISLAIN, Diffuser l’esprit d’entreprendre au 1,1 million des « 6-25 ans » de notre communauté ne peut s’envisager que si l’enseignement s’approprie pleinement cette compétence, dans L’Écho, 28 octobre 2023. https://www.lecho.be/opinions/general/comment-cultiver-l-esprit-d-entreprendre-aupres-des-jeunes/10502329.html – Voir également les données régionales dans J. DE MULDER & H. GODEFROID, Comment stimuler l’entrepreneuriat en Belgique ?, Bruxelles, Banque nationale de Belgique, 2016. https://www.nbb.be/fr/media/22103 – Béatrice VAN HALPEREN, Esprit d’entreprendre et entrepreneuriat en Wallonie : Contexte et développements récents, dans Dynamiques régionales, 7 (1), 2019, p. 5-12. https://shs.cairn.info/revue-dynamiques-regionales-2019-1-page-5?lang=fr

Voir aussi : Olivier MEUNIER, Mathieu MOSTY et Béatrice VAN HALPEREN,  Les mesures de sensibilisation à l’esprit d’entreprendre : quel impact sur les élèves de l’enseignement secondaire supérieur ?, IWEPS, Rapport de recherche n°22, Décembre 2018. https://www.iweps.be/publication/mesures-de-sensibilisation-a-lesprit-dentreprendre-impact-eleves-de-lenseignement-secondaire-superieur/

La Wallonie présente une tendance à la hausse du nombre de créations d’entreprises, bien qu’elle soit moins marquée que celle de la Flandre. Le nombre de nouvelles entreprises est passé de 21.868 en 2014 à 25.718 en 2023, soit une augmentation d’environ 17,6%.  Robin DEMAN, Charlie TCHINDA et Eric VAN DEN BROELE, Atlas du créateur 2024, Graydon, UNIZO, UCM, 2024, p. 13. https://www.ucm.be/actualites/starteratlas-2024-le-nombre-de-cessations-dentreprises-atteint-des-records Il serait probablement nécessaire de mettre à jour le Global Entrepreneurship Monitor (GEM) qui mesure l’intention d’entreprendre ou encore l’esprit d’entreprendre d’un pays ou d’une région à partir d’un échantillon représentatif de cette population, pour la Wallonie.

https://www.gemconsortium.org/file/open?fileId=47205DE

[3] Thomas LAMARCHE & Jérémie BASTIEN, Méso-économie, Penser la pluralité des dynamiques économiques, p. 115-125, Paris, Dunod, 2025.

[4] Voir, par exemple, Le soutien de l’entrepreneuriat des jeunes, une des ambitions de Wallonie Entreprendre, Liège, WE, 17 avril 2024. https://www.wallonie-entreprendre.be/fr/actualites/accompagnement/le-soutien-de-lentrepreneuriat-jeune-une-des-ambitions-strategiques-de-wallonie-entreprendre

[5] Le Rapport Brundtland (1987) sur le développement durable insiste sur la nécessité de construire un système économique capable de dégager des excédents. Or, en Wallonie, dès 1991, l’économiste Henri Capron (ULB-DULBEA) montrait, dans le cadre des travaux La Wallonie au futur, que le secteur public était devenu l’activité dominante en Wallonie, supplantant ainsi l’activité industrielle. En effet, en 1989, l’emploi salarié par rapport à la population était de 6,47 % en Wallonie (contre 5,46 % en Flandre) tandis que l’emploi manufacturier, qui avait chuté de 12,8 % les quatre dernières années, était au niveau de 5,41 % contre 7,83 % en Flandre. Le Professeur Capron mettait également en évidence la vulnérabilité de la Wallonie qui ne disposait plus que d’une base industrielle très faible et la nécessité pour la région de développer une véritable stratégie industrielle tant par une consolidation de ses acquis, que par une plus grande diversification. Pour ce faire, il insistait sur l’importance de la revitalisation qui devrait se fonder sur des pôles de compétitivité technologique structurants. Parallèlement, et à la suite des recherches d’Albert Schleiper (CUNIC), pilotant un groupe d’économistes régionaux, ces travaux mettaient en évidence l’importance du secteur non marchand par rapport au secteur marchand, proportionnellement plus élevé que dans le reste de la Belgique, en raison de la réduction excessive ou de la croissance trop faible des emplois dans le secteur marchand. Ces travaux montraient que les activités non marchandes, concentrées dans les deux secteurs « Services publics, enseignement » et « Services divers », représentaient ensemble 43,7 % de l’emploi salarié wallon (351.286 emplois sur 804.553) et 32,3 % de l’emploi total du côté flamand. Ce différentiel de plus de 10 % représentait un déficit de plus de 90.000 emplois dans le secteur marchand wallon. Le groupe de travail arrivait à la conclusion que l’évolution de l’activité économique à l’horizon 2010 impliquait une répartition de l’emploi entre les divers secteurs compatibles avec la finalité des activités économiques, à savoir la création de richesse, ce qui, à court et à moyen terme, nécessite une importante croissance nette de l’emploi dans les secteurs industriels et tertiaires marchands. Henri CAPRON, Réflexions sur les structures économiques régionales, dans La Wallonie au futur, Le défi de l’éducation, p. 176-177, Charleroi, Institut Destrée, 1992.La Wallonie au futurLe défi de l’éducation, p. 130sv, Charleroi, Institut Destrée, 1992. – Albert SCHLEIPER, Le devenir économique de la Wallonie, dans La Wallonie au futur, Le défi de l’éducation, p. 131-133, Charleroi, Institut Destrée, 1992. – Ph. DESTATTE, La Wallonie au futur, 10 ans de construction d’un projet de société, p. 20, Charleroi, Institut Destrée, 1997.

[6] Didier PAQUOT, Trajectoire des transferts financiers interrégionaux Flandre-Wallonie, Namur, Institut Destrée, 28 février 2021, 12 p.

[7] Ph. DESTATTE, « J’aurais honte, en tant qu’élu wallon, d’encore demander de l’argent à la Flandre », Entretien avec Han Renard, Traduction de l’interview réalisée par la journaliste Han Renard le 1er février 2023 et publiée dans le magazine Knack le 4 février 2023 sous le titre Historicus Philippe Destatte: “Ik zou me als Waalse politicus schamen om nog geld te vragen aan Vlaanderen”, Hour-en-Famenne, Blog PhD2050, 1er février 2023. https://phd2050.org/2023/02/05/dignite/

[8] Banque nationale, ICN, Répartition de l’emploi par secteurs institutionnels et STATBEL, calculs propres 30 septembre 2025.

[9] ABACUS Cooperativa : https://www.abacus.coop/es/home

[10] Philippe DESTATTE, Les métiers de demain… Question d’intelligence(s), Blog PhD2050, 24 septembre 2018. https://phd2050.wordpress.com/2018/09/24/helmo2018/ – Ph. DESTATTE, L’évolution des compétences et des métiers, et ceux qui viendront demain, Mission Prospective Wallonie 21, Namur, Institut Destrée, 2021. – Assessing and Anticipating Skills for the Green Transition: Unlocking Talent for a Sustainable Future, Getting Skills Right, Paris, OECD, 2023.OCDE

[11] Aide à l’Emploi (APE), FOREM, 2025. https://www.leforem.be/entreprises/aides-financieres-aides-promotion-emploi.html

[12] Rapport de prospective stratégique 2025, Résilience 2.0 : donner à l’UE les moyens de prospérer malgré les turbulences et les incertitudes, Communication de la Commission au Parlement européen et au Conseil, Strasbourg, 9 septembre 2025, COM (2025) 484 final, p. 11. – Philippe DESTATTE, Finances wallonnes :  il faut poursuivre et accentuer la trajectoire Hilgers…, Blog PhD2050, Namur, 12 mai 2024 https://phd2050.org/2024/05/12/hilgers/

[13] Rapport de prospective stratégique 2025, Résilience 2.0…, p. 14. – Ph. DESTATTE, La cohésion sociale pour la Wallonie à l’horizon 2050, De la citoyenneté belge à la concitoyenneté wallonne, Communication au Palais des Congrès de Namur à l’occasion de la journée « 30 ans au service de la cohésion sociale en Wallonie » organisée par la direction de la Cohésion sociale du Service public de Wallonie. Namur, Blog PhD2050, 1er décembre 2022. https://phd2050.org/2022/12/04/concitoyennete/ – Voir aussi : Ph. DESTATTE, Système, enjeux de long terme et vision de la cohésion sociale en Wallonie à l’horizon 2050, dans L’Observatoire, Hors-série, Liège, Mai 2023, p. 35-41.

https://phd2050.org/wp-content/uploads/2023/07/Philippe-Destatte_Vision_Cohesion-sociale_Tire-a-part-Observatoire_Mai_2023.pdf

[14] François ECALLE, Mécomptes publics, Conception et contrôle des politiques économiques depuis 1980, p. 307, Paris, Odile Jacob, 2025.

[15] Op. cit, p. 11. – Choosing Europe’s future. Global trends to 2040,EC, ESPAS, 2024, https://op.europa.eu/en/publication-detail/-/publication/848599a1-0901-11ef-a251-01aa75ed71a1/language-enAnnual report on taxation 2025, Review of taxation policies in the EU Member States, European Commission, 2025, https://op.europa.eu/en/publication-detail/-/publication/998524d7-4fe5-11f0-a9d0-01aa75ed71a1/language-en. – 2024 Ageing Report. Economic and Budgetary Projections for the EU Member States, European Commission, April 18, 2024. https://economy-finance.ec.europa.eu/publications/2024-ageing-report-economic-and-budgetary-projections-eu-member-states-2022-2070_en

Mons, le 10 septembre 2025

 

Envole-toi bien loin de ces mIAsmes morbides ;

Va te purifier dans l’air supérieur,

Et bois, comme une pure et divine liqueur,

Le feu clair qui remplit les espaces limpides [1].

 

L’intelligence artificielle (IA) ment effrontément. C’est un constat que, après d’autres [2], je dois bien poser ici à la suite d’une expérience menée après deux ans d’utilisation raisonnable, marquée par un enthousiasme prudent. J’utilise actuellement AI Chat Online payant de OpenAI sous macOS. Ce système est basé sur GPT-4 (Generative Pre-trained Transformer 4). Il se définit lui-même comme un modèle avancé d’intelligence artificielle capable de comprendre et de générer du texte en langage naturel.

Pour des raisons pédagogiques, en période de rentrée scolaire et académique ou dans des séminaires en entreprise ou institutions, j’introduis depuis toujours mes cours et exposés, tant en histoire qu’en prospective, par une leçon d’heuristique et donc de critique des sources. Cependant, comme le soulignait Caroline Muller, maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Rennes, la chercheuse et le chercheur ne doivent plus seulement s’attacher à la critique de la source découverte, mais aussi élucider les logiques de découvertes de la source [3] .

Nul doute que cette expérience sera partagée avec mes étudiantes et étudiants, autant qu’avec mes collègues [4].

 

1. Des extraits précis d’un ouvrage de référence

L’expérience est la suivante. Je demande à OpenAI comment deux auteurs définissent un concept auquel je m’intéresse pour un travail portant sur la gouvernance, en référence à des travaux scientifiques et en précisant l’ouvrage de référence de ces auteurs.

Comme toujours, l’IA me répond immédiatement et de manière circonstanciée, en ouvrant le concept sur plusieurs dimensions et en commentant ces différentes configurations par quelques lignes, avant de faire un résumé de trois points renvoyant à l’ouvrage de référence cité initialement. À ma surprise, l’IA ajoute : si vous le souhaitez, je peux aussi vous fournir des extraits précis ou resituer cette définition dans le cadre plus large de leur analyse sur les réformes de la fonction publique.

Ma surprise vient du fait que l’ouvrage, publié aux presses d’une université très connue internationalement, n’est pas en accès public et a été édité voici moins de dix ans.

Curieux, je réponds donc positivement à la proposition de me fournir les extraits en demandant de me transmettre le référencement des pages.

L’IA me répond immédiatement en me communiquant trois extraits précis de l’ouvrage de référence, entre guillemets, avec renvois à la page du livre pour chacun d’entre eux. Dans le même temps, OpenAI propose de me fournir d’autres extraits ou un résumé plus détaillé.

Comme les extraits sont en français et que l’ouvrage a été publié dans la langue de Shakespeare, je demande alors à l’IA de me les communiquer dans la version originale en anglais. Ce qu’elle fait immédiatement :

Excerpt 1 – titre, page.

 » (…) « ;

Excerpt 2 – titre, page.

 » (…) « ;

Excerpt 3 – titre, page.

 » (…) « .

tout en ajoutant :

N’hésitez pas si vous souhaitez d’autres citations ou une contextualisation plus précise.

Je devrais être ravi. En réalité, je suis sceptique. Je commande l’ouvrage de référence en question que je reçois quelques jours plus tard.

 

Photo Dreamstime – Aleksandar Ilic

2. Une idée, un peu diabolique…

En ouvrant le livre de référence aux pages référencées des trois extraits communiqués par l’IA, je ne trouve pas les extraits. L’ouvrage disposant d’un index précis, je fais des recherches sur le concept qui se décline sous différentes formes. Bien entendu, je cherche s’il existe d’autres éditions de l’ouvrage, ce qui n’est manifestement pas le cas. Le livre existe dans Google Books. S’il n’est pas en accès ouvert, il est tout de même possible d’y faire des recherches sur certains mots non courants extraits des citations. Ceux-ci ne semblent pas apparaître dans le livre.

L’IA m’aurait-elle trompé ?

Il me vient une idée, un peu diabolique…

J’ouvre une nouvelle session d’OpenAI et lui demande tout de go : From which book is that quote taken?, en glissant entre guillemets le premier extrait qu’elle m’a communiqué quelques jours auparavant.

La réponse immédiate me laisse KO tant celle-ci est affirmative et sans appel : pour OpenAI, l’extrait vient d’un livre qui est un autre ouvrage de référence, écrit par d’autres auteurs, publié chez d’autres éditeurs, avec plusieurs éditions, de 2004 à 2019.

Je réponds immédiatement que, quelques jours auparavant, l’IA avait attribué l’extrait à deux autres auteurs que je nommais.

La réponse me laisse à nouveau pantois :

Thank you for pointing that out. You are correct.

 The quote: (extrait)

 is attributed to ** (l’auteur que j’avais fourni initialement) ** in their work:

 ** » (…) « ** (2015).

I apologize for the initial incorrect attribution. The correct source is (auteurs de 2015).

Comme j’indique que le livre est devant moi, sur ma table, et que j’en ai fait l’acquisition, OpenAI me remercie de l’avoir informée, me dit qu’elle comprend à quel point il doit être frustrant de ne pas trouver la citation mentionnée dans le livre. Pour, écrit-elle, tenter de clarifier, elle m’indique que la citation exacte que je lui avais fournie (en réalité, c’est elle qui me l’a fournie) n’est pas un extrait mot pour mot de ce livre. Et l’IA de me préciser :

La citation dont vous disposez pourrait être une **paraphrase, un résumé ou une interprétation** des idées des auteurs, provenant peut-être d’un article de synthèse, d’une source secondaire ou de notes de cours faisant référence à ces auteurs plutôt que d’un extrait direct.

 

 3. Ma confiance en votre capacité à donner des réponses pertinentes est en jeu

OpenAI m’invite alors à regarder dans l’index de l’ouvrage après une occurrence du concept, ensuite à chercher en ligne si je ne trouve pas la citation, puis à rechercher des ouvrages similaires de ces auteurs ou d’autres chercheurs du domaine pour trouver des variantes, et, enfin, à rechercher dans la préface ou la conclusion du livre dont je dispose. Si vous le souhaitez, je peux vous aider à approfondir vos recherches afin de retrouver la source exacte ou vous suggérer des textes fondamentaux sur les concepts…Voulez-vous que je le fasse ?

Je lui réponds positivement, avec un certain agacement :

Oui, puisque vous m’avez donné cette citation en indiquant la page exacte, la page #, il est dommage de ne pas la trouver à cet endroit. Comme vous me l’avez donnée sous forme de citation, je serais heureux de savoir d’où elle provient… Ma confiance en votre capacité à donner des réponses pertinentes est en jeu…

OpenAI fait alors profil bas :

Je comprends tout à fait vos préoccupations et je vous présente mes sincères excuses pour la confusion et la frustration que cela a pu causer. Il est très important de fournir des informations précises et vérifiables, et je regrette de ne pas avoir été en mesure de le faire dans ce cas précis.

 Pour clarifier les choses et être totalement transparent, l’IA précise ne pas avoir accès direct au contenu spécifique des pages de livres protégés par le droit d’auteur, tels que celui que j’ai mentionné, que la citation que j’ai partagée (en réalité, qu’elle a fournie) est souvent paraphrasée ou résumée dans les discussions, mais qu’il ne s’agit pas nécessairement d’une citation directe avec une référence exacte à la page de leur livre. Enfin que, lorsqu’OpenAI a précédemment mentionné la citation attribuée à la page #, il s’agissait d’une erreur causée par une généralisation excessive à partir de résumés et d’interprétations courantes de la littérature sur le concept étudié.

OpenAI m’invite alors à :

– 1. Vérifier et à aller de l’avant en recherchant dans le livre des formulations similaires ou des explications conceptuelles, même si elles ne sont pas mot pour mot.

– 2. Rechercher des sources secondaires faisant autorité (articles de revues, critiques ou manuels d’administration publique) qui citent les auteurs et utilisent la citation ou une formulation très similaire, ce qui pourrait être l’endroit où la phrase exacte est apparue.

– 3. L’IA propose de m’aider en recherchant dans des bases de données universitaires ou des référentiels fiables (tels que Google Scholar, JSTOR ou ResearchGate) la citation exacte ou des variantes proches, en me fournissant des articles ou des chapitres clés où la discussion sur le concept est bien établie, avec des citations vérifiables.

Je m’engage à vous fournir des informations précises et vérifiées à la source. Pour rétablir la confiance, je propose ceci :

– Permettez-moi d’effectuer une **recherche de vérification des sources** spécifiquement pour cette citation ou sa forme la plus proche, à partir de publications universitaires ou gouvernementales crédibles.

– Vous fournir des références à des documents où l’on trouve une citation directe et exacte, ou identifier qu’il s’agit d’un **résumé conceptuel dérivé de plusieurs auteurs** plutôt que d’une citation mot pour mot.

 Souhaitez-vous que je procède à cette recherche et que je vous fournisse une liste annotée de sources vérifiées ? De cette façon, vous recevrez les informations et les citations les plus fiables possibles.

J’accepte à nouveau, remets dans son fil la citation que l’IA m’avait fournie initialement.

Dans la nouvelle recherche, OpenAI :

– confirme le titre et l’édition de l’ouvrage initial.

– lance un processus de vérification qui montre que la première page de référence se trouve au début, la deuxième au milieu du livre, la troisième à la fin…

– confirme que la correspondance exacte de la citation ne se trouve ni dans Google Books, ni sur le site de l’Université, ni dans des sites tiers.

– note que les autres sources confirment le sens, mais pas la citation.

OpenAI me confie alors sa **Conclusion :**

La citation semble être soit une **paraphrase, soit une synthèse combinant les idées des auteurs sur le concept **, plutôt qu’un extrait direct des pages citées.

Elle propose alors trois recommandations : d’abord, il vaut mieux formuler la citation comme un résumé ou une synthèse et non comme une citation directe, en me donnant un exemple. Ensuite, il vaut mieux se référer aux livres réels, physiques ou numériques plutôt qu’aux aperçus en ligne. Enfin, pour plus de sécurité, elle me rappelle la référence complète du livre et me transmet une nouvelle bibliographie sur le concept.

Dès lors, OpenAI me confirme une nouvelle fois que la citation, qu’elle m’avait pourtant fournie avec référence, guillemets et numéro de page, n’existe pas telle qu’elle.

 

4. Conclusion : ses lacunes et les nôtres

Il est certain que face à une telle expérience, après d’autres – néanmoins plus positives –, la chercheuse ou le chercheur s’interroge d’abord sur la qualité de son propre questionnement et sur les limites de ce que l’on peut espérer de l’intelligence artificielle.

Ensuite, observons que, à sa propre initiative, OpenAI est sortie des simples réponses aux questions posées pour s’aventurer sur un terrain qui n’est pas le sien, ni en termes de capacité ni sur le plan juridique. En fait, on l’a vu, sa proposition même de fournir des extraits référencés est troublante. On pourrait y voir une initiative intempestive de l’IA, une forme de dérapage…

Enfin, cette aventure nous renvoie à notre propre observation quotidienne du référencement et à l’exigence que porte l’historienne ou l’historien à ce devoir. À l’heure de l’affaissement de la norme heuristique, observée parmi de nombreux collègues des sciences sociales, y compris celles et ceux des sciences économiques et de la géographie, cette expérience rappelle l’importance du référencement précis et correct. La pratique actuelle vise à renvoyer à un auteur et à une année, sans donner la capacité véritable de contrôler la source, c’est-à-dire la ou les pages où l’on peut trouver l’information, sinon la preuve, sur laquelle s’assoit la pensée. Malgré les bibliographies annexées, bon courage à celles et ceux qui doivent se débrouiller avec (Hobbes, 1983) [5] pour le Léviathan (780 pages), (Jacob & Schiffino, 2021) pour Politiques publiques, Fondements et prospective pour l’analyse de l’action publique (956 pages) [6] ou (Hautcœur & Virlouvet, 2025) pour Une histoire économique et sociale de la France de la Préhistoire à nos jours (1.062 pages) [7]. Nous pourrions conclure qu’il n’est que justice que l’IA développe sa légèreté critique à notre image.

Mais, en fait, il y a plus.

Cette expérience montre que l’IA ment. L’IA ment effrontément.

Certes, écrivant cela, nous comprenons toutes et tous que j’anthropomorphise la machine alors que chacune et chacun sait que l’IA n’est qu’un algorithme dont j’interprète les réponses : je réagis comme si elles étaient formulées par une personne sensible, dotée d’intelligence et de volonté. Dès lors, je devrais plutôt écrire : si l’IA était un humain, il serait pris en flagrant délit de mensonge. C’est ce que me rappelait très justement mon collègue Thierry Dutoit, professeur à la Faculté polytechnique de l’UMons, avec cette belle formule : L’habit ne fait pas le moine ; l’IA ne fait pas l’Homme [8].

Il nous faut prendre de la hauteur par rapport à cette brume épistémique que constitue l’intelligence artificielle et nous débarrasser des croyances actuelles en une IA qui connaîtrait tout, autant que des faux-semblants que ces ressources génèrent.

Brume épistémique ? Qu’en pense OpenAI ?

Dire que **l’IA constitue une brume épistémique** est une manière métaphorique de souligner que l’IA peut introduire ou révéler des zones obscures dans notre manière d’acquérir et de valider le savoir. C’est une expression pertinente dans une réflexion philosophique, épistémologique ou critique sur les impacts de l’intelligence artificielle sur la connaissance [9].

Une réponse de la bergère au berger ?

Nous sommes, chercheuses, chercheurs, les seuls à pouvoir éclairer ces zones obscures…

 

 

Philippe Destatte

@PhD2050

 

 

[1] Charles BAUDELAIRE, Élévation, dans Les Fleurs du mal, p. 18, Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1857. https://fr.wikisource.org/wiki/Livre:Baudelaire_-_Les_Fleurs_du_mal_1857.djvu

Merci à mon collègue Paul Delforge de m’avoir confié ces quelques vers.

[2] Alice RIGOR, Stéphanie BILLOT-BONEF, Intégrité scientifique à l’heure de l’intelligence artificielle générative : ChaptGPT et consorts, poison et antidote ? dans Environnement, risques et santé, 2024/5, vol. 23, p. 235-238. DOI10.1684/ers.2024.1818

https://stm.cairn.info/revue-environnement-risques-et-sante-2024-5-page-235?lang=fr&tab=texte-integral

[3] Caroline MULLER, avec Frédéric CLAVERT, Écrire l’histoire, Gestes et expériences à l’ère numérique, p. 61, Paris, A. Colin, 2025.

[4] Ph. DESTATTE, Les opinions partiales altèrent la rectitude du jugement, Heuristique et critique des sources dans les sciences, Conférence présentée à la Salle académique de l’Université de Mons, dans le cadre du Réseau EUNICE, le 21 octobre 2021, Blog PhD2050, 1er novembre 2021. https://phd2050.org/2021/11/01/heuristique/ – Ph. DESTATTE, La prospective territoriale, « indiscipline intellectuelle » à l’heuristique exigeante, Intervention au Congrès des Sciences 2023, Université de Namur, 24 août 2023. https://phd2050.org/2023/10/07/prospective-heuristique/

[5] Thomas HOBBES, Léviathan, Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile, Paris, Sirey, 1983.

[6] Steve JACOB & Nathalie SCHIFFINO dir., Politiques publiques, Fondements et prospective pour l’analyse de l’action publique, Bruxelles, Bruylant, 2021.

[7] Pierre-Cyrille HAUTCŒUR et Catherine VIRLOUVET dir., Une histoire économique et sociale, La France de la Préhistoire à nos jours, Paris, Passés/Composés, 2025.

[8] Message de Thierry Dutoit, 8 septembre 2025.

[9] Résumé de la réponse d’OpenAI à la question : peut-on écrire que l’IA constitue une brume épistémique ?, 10 septembre 2025.

Bruxelles, le 17 mars 2024

 

Cette réflexion est structurée en cinq parties.

1. L’engagement des citoyens au sein de la prospective R&I dans le paysage de la science et de la société

2. Les transformations du système de la Recherche-Innovation et de sa gouvernance

3. Prospective, R&I et engagement citoyen : surmonter les ambiguïtés

4. Pratiques de la participation citoyenne dans la prospective R&I

5. Conclusion : vers une prospective de la R&I responsable ?

 

1. L’engagement des citoyens au sein de la prospective R&I dans le paysage de la science et de la société

Il ne fait aucun doute que la participation active des citoyennes et des citoyens aux discussions sur l’avenir fait partie intégrante de nos démocraties [1]. La problématique de la participation citoyenne dans la Recherche et l’Innovation s’inscrit dans des cadres multiples, en particulier lorsqu’on l’aborde sous l’angle de la prospective qui cultive l’ambition de voir loin et large, donc de s’inscrire à la fois dans des temporalités longues [2], prospectives et rétrospectives, ainsi que dans des espaces de pensée et d’action qui se veulent holistiques et systémiques [3]. De plus, les mutations environnementales et les exigences de durabilité créent de nouveaux contextes géopolitiques, sortants de la normalité [4] et qui sont marqués par une imbrication considérable de nos choix à tous les niveaux de décision, de la famille et de l’entreprise jusqu’à l’Union européenne et aux Nations Unies. Comme l’écrit justement l’économiste Frédéric Gilli, nous vivons un moment charnière de l’Histoire européenne et mondiale dont la démocratie est à la fois le problème et la solution [5]. Ainsi, d’emblée, nous souhaitons échapper au risque toujours existant de réfléchir et de travailler dans un silo conceptuel et méthodologique linéaire depuis l’évaluation des choix technologiques (Technology assessment) qui serait celui, restreint de la prospective strictement appliquée à la R&I. Comme chacune et chacun le sait, les outils et les pratiques sont nombreux qui balisent le cycle de la décision publique. Cette dernière est elle-même remise en cause par les nouvelles dynamiques de gouvernance  qui, justement par l’ouverture aux acteurs, aux parties prenantes, aux bénéficiaires ainsi qu’aux citoyennes et citoyens, organisés ou non [6], se transforment de plus en plus en politiques collectives, co-créées[7], co-conçues, co-construites, avec des résultats co-produits et des évaluations d’impacts nécessairement partenariales avec ceux qui ont été impliqués [8]. Les politiques de recherche et d’innovation n’échappent pas à cette évolution fondamentalement liée à l’appropriation par les citoyennes et citoyens des sciences et des technologies.

 

1.1. Un espace de gouvernance considérablement enrichi

Ce qui est frappant, c’est que, lorsque nous regardons le paysage des politiques publiques, depuis le monde dans sa globalité et les réseaux qui y sont actifs, jusqu’à nos centres de recherches et laboratoires, sous différents angles et en prêtant attention aux innovations de toute nature, nous découvrons que, progressivement, depuis quelques décennies, l’espace de cette gouvernance s’enrichit considérablement. Ainsi, la science et la société ne se regardent plus face à face, mais connaissent des coévolutions, des transgressions de frontières qui nécessitent de fixer de nouvelles règles du jeu. Il est devenu plus difficile de considérer la science comme un sous-système distinct de la société, clairement délimité des autres sous-systèmes, car tous les systèmes et sous-systèmes sont en mutation et sont devenus transgressifs [9]. S’y ajoute l’idée de plus en plus présente que l’avenir peut être façonné, donc imaginé et anticipé correctement, avec les bonnes décisions qui engagent la société. La prospective devient plus réflexive en cherchant des alliés potentiels dans le public pour les impliquer dans le processus de recherche orienté vers l’avenir [10]. Ces nouveaux espaces de relations apparaissent comme un jeu complexe de miroirs où interagissent les idées et concepts de nouvelle démocratie participative [11], démocratie délibérative [12] voire Discursive Democracy pour parler comme John S. Dryzek [13], de gouvernement ouvert [14], d’intelligence collective [15], etc. La Science y répond elle-même par l’Open Science [16], l’Open Innovation [17], la Citizen Science [18], la Recherche et l’Innovation responsables [19], ainsi que par des disciplines et pratiques – rigoureuses, mais non nécessairement scientifiques – en mutations constantes et qui interagissent elles-mêmes comme la prospective [20], le Design Thinking [21], l’analyse d’impact préalable (Policy Impact Prior Analysis) [22], la Gouverance anticipatrice [23], les Approches pangouvernementales [24], etc.

 

 

1.2. Quels sont les problèmes pour lesquels les citoyens sont la solution ?

La démarche Mutual Learning Exercise entreprise par la Commission européenne [25] est particulièrement salutaire dans la mesure où, nous le verrons, une certaine confusion règne encore sur la nature, la pertinence et l’adéquation de certains instruments de participation à la Science, à la R&I [26], ainsi que sur l’intensité ou l’étendue voire sur l’intérêt de cet engagement des citoyennes et des citoyens. Au-delà de nos convictions sur la nécessité de la délibération citoyenne et de l’intelligence collective, la question centrale reste : quels sont les problèmes pour lesquels les citoyens sont la solution ? Une seconde question était déjà adressée en 2003 par  Paraskevas Caracostas. Le responsable à ce moment de l’Unité « Sciences et Technologie » à la DG Recherche de la Commission européenne la  qualifiait de provocatrice : ne pourrait-on dire que les nouveaux exercices de prospective participative sont des manières de renouveler la technocratie, c’est-à-dire d’élargir le cercle des experts qui sont impliqués dans la prise de décisions ? [27]

La participation est donc au centre du questionnement sur la gouvernance contemporaine, non pas comme la réalisation d’une démocratie mythique, parfaite, rêvée et utopique, mais comme une condition de l’efficacité des politiques collectives visant au développement commun et à la métamorphose de la société, en particulier en s’appuyant sur la recherche et l’innovation. C’est ici, d’ailleurs que la prospective prend tout son sens par sa vocation à articuler passé-présent-futur dans un processus d’implication des acteurs. Cela pose évidemment la question de la relation avec la démocratie représentative et le risque de conflit avec les décideurs, en particulier les élus, que ces démarches impliquent. Pourtant, contrairement à la démocratie participative, qui aurait des ambitions de participer à la décision publique et de se voir réserver des marges de décisions citoyennes, la démocratie délibérative citoyenne, telle que conceptualisée par Habermas [28], se situe en amont de la décision. En effet, ce type de dynamique démocratique vise, avant tout à apprendre les uns des autres, à améliorer nos convictions dans les confrontations politiques, à nous rapprocher de la résolution des problèmes qui se posent à nous. Cela présuppose toutefois que le processus politique ait absolument une dimension épistémique… nous rappelle Habermas [29]. Dans ce modèle, la prise de décision reste strictement portée par les élus. Ainsi, la démocratie délibérative se fonde sur la mise en œuvre de l’intelligence collective au profit de l’innovation politique et institutionnelle, dans le plus profond respect de l’élu, comme responsable ultime de l’action publique devant le citoyen. Pierre Calame est probablement très réaliste quant au rôle de l’élu lorsqu’il indique que, plus un problème est complexe et plus l’objectif du politique est non pas de trouver une solution optimale, mais de mettre au point une solution convenable, à la fois techniquement adaptée et politiquement susceptible de rallier les suffrages du plus grand nombre. Dans ces conditions, l’activité politique se déplace de la décision à son amont, au processus par lequel va être élaborée une solution convenable [30].

 

1.3. Intégrer de nouveaux acteurs dans le débat stratégique

Certes, nous pourrions aussi raisonnablement aller de l’avant sur base de notre propre conviction et de la vocation que nous assignons nous-mêmes à la discipline prospective. Ainsi, Ian Miles, Luke Georghiou, Jennifer Harper et leurs collègues notaient justement en 2008 dans l’Handbook of Technology Foresight qu’une des raisons d’être du Foresight, donc de la prospective, est d’intégrer de nouveaux acteurs dans le débat stratégique :

Raison d’être 4 : Intégrer de nouveaux acteurs dans le débat stratégique

– Accroître le nombre et la participation des acteurs du système à la prise de décision, à la fois pour accéder à un réservoir de connaissances plus large et pour obtenir une légitimité plus démocratique dans le processus politique ;

– Élargir l’éventail des types d’acteurs participant à la prise de décision dans les domaines de la science, de la technologie et de l’innovation [31].

Les travaux du Joint Research Center for Policy report portant en 2016 sur ce domaine vont dans le même avec la prudence du subjonctif, lorsqu’ils s’interrogent sur ce qu’apporte l’engagement citoyen dans la science et l’élaboration des politiques :

– Le renforcement de la légitimité démocratique, de la responsabilité et de la transparence de la gouvernance peut être l’un des principaux résultats positifs, en particulier pour une institution telle que la Commission européenne, souvent considérée comme peu proche des citoyens.

– L’amélioration de la confiance entre les citoyens et les institutions, ainsi que l’appropriation des résultats des politiques, découlent de l’implication des bénéficiaires finaux, c’est-à-dire des citoyens pour lesquels les politiques sont conçues. Les tendances récentes s’éloignent de la simple « diffusion d’informations » et s’orientent vers des pratiques de délibération à chaque étape du processus d’élaboration des politiques.

– Les contributions des citoyens peuvent offrir une compréhension unique des préoccupations, des désirs et des besoins de la société, et donc une meilleure définition et un meilleur ciblage des services de la Commission européenne. La fiabilité et la validité des politiques peuvent être grandement améliorées en tant que réponses adaptées aux demandes et attentes réelles.

– Dans certains cas, les citoyens peuvent fournir des preuves pour l’élaboration et l’évaluation des décisions politiques, tout en générant des idées pour de nouvelles politiques ou de nouveaux services. [32].

Si nous pouvons faire notre miel de ces premières motivations [33], comme souvent en tant que chercheuses et chercheurs, et plus encore peut-être, ceux qui s’investissent dans la prospective, nous devons sortir de nos certitudes et nous réinterroger encore et encore sur nos conceptions, méthodes et pratiques. Ainsi, comme le notait Jacques Ellul, un des grands penseurs des relations entre la société et la technologie, il faut arriver à accepter que seule la contradiction permet de progresser [34].

C’est à cette dynamique que le présent texte nous invite.

 

A suivre : 2. Les transformations du système de la Recherche-Innovation et de sa gouvernance

 

Philippe Destatte

@PhD2050

 

[1] Ce texte constitue la version française d’un rapport réalisé pour la DG Recherche & Innovation de la Commission européenne sous le titre de Citizens’Engagement approaches and methods in R&I foresight, publié en mars 2023. Ce travail s’inscrit dans Horizon Europe Policy Support Facility, R&I Foresight, Policy and Practice mutual learning exercise.

[2] According to John Irvine and Ben Martin, long term is defined as ten years or more into the future. Medium term is uses to denote a time horizon of approximately five years, while short term refers to the next one of two years. John IRVINE and Ben R. MARTIN, Foresight in Science, Picking the Winners, p. 12, London and Dover, Frances Pinter, 1984.

[3] Jennifer CASSINGENA HARPER, Institutionalising foresight capability and creating wide foresight communities in the R&I system, Discussion Paper, European Commission, Directorate for Research and Innovation, Horizon Europe Policy Support Facility, 2022.

[4] Silvio O. FUNTOWICZ, and Jerome RAVETZ, Science for the post-normal age, in Futures, Vol. 25 (7), 1993, p. 735–755.

[5] Frédéric GILLI, La promesse démocratique, Place aux citoyens!, p. 15 , Paris, Armand Colin, 2022.

[6] About Civil Society, see: Jussi LAINE, Debating Civil Society: Contested Conceptualizations and Development Trajectories, in International Journal of Not-for-Profit Law / vol. 16, no.1, September 2014/ 60. – See also: Neil A. ENGLEHART, What Makes Civil Society Civil? The State and Social Groups in Polity, vol. 43, no. 3, 2011, pp. 337–357. JSTOR, www.jstor.org/stable/23015027

[7] One of the central points of co-creation is the transformation of passive actors like end-users into operating ones, involving them actively in the development processes of products, services and systems to define and create value commonly and taking all actors and their needs into account. (3) Alessandro DESERT and Francesca RIZZO, Between Science, Technology and Society, in Alessandro DESERT, Marion REAL & Felicitas SCHMITTINGER, eds, Co-creation for Responsible Research and Innovation, Experimenting with Design Methods and Tools, p. 2 & 3, Springer, 2022. – Pennie FROW, Suvi NENONEN, Adrian PAYNE, Kaj STORBACKA, Managing co-creation design: a strategic approach to innovation: managing co-creation design, in British Journal of Management, vol. 26, 3, January 2015, p. 463-483.

https://campusonline.lsdmlondon.com/pluginfile.php/12196/mod_resource/content/1/ContentServer.pdf

[8] Philippe DESTATTE, Some « new » governance models in Europe and the United States, World Bank & The Millennium Project Round Table on Governance and Law: Challenges and Opportunities, Washington, November 5th, 2018.- in Cadmus, Vol. 3, Issue 6, World Academy of Arts and Science, May 2019, p. 73-89.

https://cadmusjournal.org/article/volume-3/issue-6/some-%E2%80%9Cnew%E2%80%9D-governance-models-europe-and-united-states

[9] Helga NOWOTNY, Peter B. SCOTT and Michaël T. GIBBONS, Re-Thinking Science: Knowledge and the Public in an Age of Uncertainty, Cambridge, Polity Press, 2001.

[10] H. NOWOTNY, P. SCOTT and M. GIBBONS, Re-Thinking Science…, p. 39-40.

[11] Leah R. KAPLAN, Mahmud FAROOQUE, Daniel SAREWITZ and David TOMBLIN, Designing Participatory Technology Assessments: A Reflexive Method for Advancing the Public Role in Science Policy Decision-making, in Technological Forecasting and Social Change, Vol. 171, October 2021.

https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0040162521004066?casa_token=FVIz2ifcDnIAAAAA:CVqvotCDx5853FuLs7GPFUuAaxqRdP87H5U1JHMcMiv3aauUQ7L_g3SxGIt6IfwnagVigQO9Geq9

[12] Jürg STEINER, The Foundations of Deliberative Democracy, Empirical Research and Normative Implications, Cambridge, Cambridge University Press, 2012.

[13] John S. DRYZEK, Deliberative Democracy and Beyond, Liberals, critics, contestations, p. V , Oxford, Oxford University Press, 2000. Dryzek also point the initial advantage of deliberative democracy which is « talk-centric » rather than « vote-centric ». With Hayley Stevenson, they define deliberation as a particular kind of communication, ideally non coercitive, capable of inducing reflection, connecting any particular claims to more general principles, andd featuring a reciprocal effort to make sens to those who do not share one’s conceptual framework. Hayley STEVENSON & John DRYZEK, Democratizing Global Climate Governance, p. 7, Cambridge, Cambridge University Press, 2014.

[14] Daniel LATHROP & Laurel RUMA eds, Open Governement, Cambridge, O’Reilly, 2010.

[15] Pierre Levy defines collective intelligence as an intelligence that is distributed everywhere, constantly enhanced, coordinated in real time, leading to an effective mobilisation of skills, as well as to the recognition and mutual enrichment of people. Pierre LEVY, L’intelligence collective, Pour une anthropologie du cyberspace, p. 29, Paris, La Découverte-Syros, 1997. –  Pierre LEVY, Collective Intelligence, Mankind’s emerging world in cyberspace, Cambridge MA, Perseus, 1999.

[16] Open Science is an approach to the scientific process that focuses on spreading knowledge as soon as it is available using digital and collaborative technology. See: The EU’s Open Science Policy, EU, Research and Innovation: https://research-and-innovation.ec.europa.eu/strategy/strategy-2020-2024/our-digital-future/open-science_en

[17] Henry CHESBROUGH, Wim VANHAVERBEKE & Joel WEST eds., New Frontiers in Open Innovation, Oxford, Oxford University Press, 2014. They define Open Innovation as a distributed innovation process based on purposively managed knowledge flows accross organizational boundaries, using pecuniary and non-pecuriany mechanisms in line with the organization’s business model. p. 17. – Robert Wayne GOULD, Open innovation and stakeholder engagement, in Journal of Technology Management and Innovation, 2012, Vol.  7 (3), p. 1–11.

https://www.scielo.cl/scielo.php?script=sci_arttext&pid=S0718-27242012000300001

[18] Selon Rosa Arias (Science for Change), la science citoyenne, qui s’inscrit dans le cadre de la politique de la Commission européenne en matière de science ouverte, vise à instaurer une coopération efficace entre la science et la société, à recruter de nouveaux talents pour la science et à associer l’excellence scientifique à la conscience et à la responsabilité sociales afin de garantir une science plus responsable et de permettre l’élaboration de politiques plus pertinentes pour les citoyens et la société dans son ensemble, contribuant ainsi à la démocratie participative. Rosa ARIAS, The Role of Citizen Science in R&I, Mutual Learning Exercise, Research and Innovation Foresight, Policy and Practice, Citizens’ Engagement Approaches & Methods on good practices in the use of Foresight in R&I policy planning and programming, Strengthening the role of foresight in the process of identifying research priorities, 31 January & 1 February 2023. See the platform: https://eu-citizen.science/ – Muki HAKLAY, Mutual Learning Exercise on Citizen Science Initiatives, Policy and Practice, Introduction and Overview of Citizen Science, European Commission, Directorate General for Research and Innovation, 2022. https://op.europa.eu/en/publication-detail/-/publication/0a6fd355-a34e-11ec-83e1-01aa75ed71a1 – Rosa ARIAS, Mutual Learning Exercise on Citizen Science Initiatives, Policy and Practice, Ensuring Good Practices and Impacts, European Commission, Directorate General for Research and Innovation, May 2022.

Muki HAKLAY, Daniel DÖRLER, Florian HEIGL, Marina MANZONI, Suzanne HECKER, Katrin VOHLAND, What is Citizen Science? The Challenges of Definition, in Katrin VOHLAND ea, eds, The Science of Citizen Science, Cham, Springer, 2021. https://pure.iiasa.ac.at/id/eprint/16993/1/2021_Book_TheScienceOfCitizenScience.pdf

[19] Robert GIANNI, John PEARSON and Bernard REBER, Responsible Research and Innovation, From concepts to practices, Routledge Studies in Innovation, Organizations and Technology, Routledge, 2020. – Anne LOEBER, Michael J. BERNSTEIN & Mika NIEMINEN, Implementing Responsible Researchand Innovation: From New Public Management to New Public Governance, in Vincent BLOK eds, Putting Responsible Research and Innovation into Practice, Library of Ethics and Applied Philosophy, vol 40, Champ, Springer, 2023.

https://link.springer.com/content/pdf/10.1007/978-3-031-14710-4_11.pdf?pdf=inline%20link

[20] Ph. DESTATTE, What is foresight?, Blog PhD2050, Brussels, May 30, 2013. https://phd2050.org/2013/05/30/what-is-foresight/

[21] Stefano MAGISTRETTI, Claudio DELL’ERA, Roberto VERGANTI, Mattia BIANCHI, The contribution od Design Thinking to the R of R&D in technological innovation, in R&D Management, Vol. 52 (1), January 2022. https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/radm.12478

[22] Karel VAN DEN BOSCH & Bea CANTILLON, Policy Impact, in Michaël MORAN, Martin REIN & Robert E. GOODIN, The Oxford Handbook of Public Policy, p. 296-318, Oxford, Oxford University Press, 2006. – Philippe DESTATTE, Increasing rationality in decision-making through policy impact prior analysis, Blog PhD2050, Namur, July 12, 2021. https://phd2050.org/2021/07/12/pipa_en/

[23] Piret TÕNURIST & Angela HANSON, Anticipatory Innovation Governance, Shaping the future through proactive policy making, OECD Working Papers on Public Governance, nr 44, Paris, OECD, 2020. https://www.oecd-ilibrary.org/docserver/cce14d80-en.pdf?expires=1674399214&id=id&accname=guest&checksum=377AEC45C23868EC0A6CDD1890A540D1

[24] Tom CHRISTENSEN & Per LAEGREID, The Whole-of-Government Approach to Public Sector Reform, in Public Administration Review, Nov-Dec 2007, p. 1059-1066.

[25] Terttu LUUKKONEN, Mutual Learning Exercises, A proposal for a new methodology, Horizon 2020 Policy Support Facility, European Commission, Directorate-General for Research and Innovation, 2016.

https://ec.europa.eu/research-and-innovation/sites/default/files/rio/report/PSF%2520MLE%2520Methodology%2520proposal-Final%2520published.pdf

[26] About innovation itself, see Helga NOWOTNY, The Cunning of Uncertainty,  p. 106sv, Cambridge, Polity Press, 2016.

[27] Philippe DESTATTE & Pascale VAN DOREN dir., La prospective territoriale comme outil de gouvernance, Territorial Foresight as a Tool of Governance, p. 34, Charleroi, Institut Destrée, 2003.

[28] Jürgen HABERMAS, Between Facts and Norms, Contribution to a Discourse Theory of Law and Democracy, Cambridge Mass, The MIT Press, 1996. – J. HABERMAS, Interview in Andre BÄCHTIGER, John S. DRYZEK, Jane MANSBRIDGE, Mark E. WARREN dir., The Oxford Handbook on Deliberative Democracy, p. 871-883, Oxford University Press, 2018.

[29] Jürgen HABERMAS, Espace public et démocratie délibérative : un tournant, p. 38-39, Paris, Gallimard, 2023.

[30] Pierre CALAME, Jean FREYSS et Valéry GARANDEAU, La démocratie en miettes, Pour une révolution de la gouvernance, p. 84, Paris, Descartes et Cie, 2003.

[31] Rationale 4: Bringing new actors into the strategic debate

– Increasing the number and involvement of system actors in decision-making, both to access a wider pool of knowledge and to achieve more democratic legitimacy in the policy process;

– Extending the range of types of actor participating in decision-making relating to science, technology and innovation issues.

Luke GEORGHIOU, Jennifer CASSINGENA HARPER, Michaël KEENAN, Ian MILES, Raphaël POPPER, The Handbook of Technology Foresight, Concepts and Practice, p. 19-20, Cheltenham, Elgar, 2008.

[32] – A boost in democratic legitimacy, accountability and transparent governance can be one of the main positive outcomes, especially for an institution such as the European Commission often seen as not being close to citizens.

– Improvements for trust building among citizens and institutions as well as ownership of policy outcomes come from involving the final beneficiaries, that is, the citizens for whom policies are designed for. Recent trends are moving away from mere « info-giving » and towards more deliberation practices at each stage of the policy-making process.

– Citizens’ inputs can offer a unique understanding of societal concerns, desires and needs, and thus, a better definition and targeting of European Commission’s services. Reliability and validity of policies can greatly improve as fit-for-purpose responses to real demands and expectations.

– Citizens in certain instances can provide evidence for policy-making and evaluation of policy decisions, while also generating ideas for new policies or services.

Susana FIGUEIREDO NASCIMENTO, Emanuele CUCCILLATO, Sven SCHADE, Angela GUIMARAES PEREIRA, Citizen Engagement in Science and Policy-Making, p. 5, Brussels, European Commission, JRC, 2016

[33] The call for increased citizen engagement may have multiple, interdependent motivations – fostering greater inclusivity, building trust and support for the EU’s aspirations, initiating virtuous cycles of reflexive innovation, or increasing futures literacy for example. Whatever the motivations, however, the emphasis on increasing participatory projects and initiatives will certainly lead to an abundance of citizen-based inputs across the spectrum of EU activities. These can be sourced from traditional in-person workshops, digital versions of those workshop formats, configurations of communication platforms and social media, and other types of interactive media (art, games, etc.). Aaron B. ROSA, Niklas GUDOWSKY, Petteri REPO, Sensemaking and lens-shaping: Identifying citizen contributions to foresight through comparative topic modelling, in Futures, May 2021, Vol. 129, 102733. https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0016328721000434?via%3Dihub

[34] Jacques ELLUL, La raison d’être, Méditation sur l’Ecclésiaste, p. 60, Paris, Seuil, 1987.

Namur, le 22 décembre 2021

Lorsque Serge Quoidbach, m’a demandé, en même temps qu’aux trois autres participants à la table ronde sur l’avenir de la Wallonie de proposer un projet concret qui soit clair et lisible, mais aussi fédérateur de toutes les forces vives de la Région, je n’ai pas hésité un seul instant [1]. Le cahier des charges du rédacteur en chef adjoint du quotidien L’Écho s’inspirait de l’analyse de l’économiste Mariana Mazzucato qui avait évoqué l’idée, simple et facile à comprendre, du discours du président John Fitzgerald Kennedy à la Rice University de Houston le 12 septembre 1962 [2]. Dans sa tagline nous choisissons d’aller sur la lune au cours de cette décennie, le président des États-Unis incarnait tout le volontarisme des forces qui allaient se mobiliser, dans tous les cercles de la société. Pour l’auteure de Mission Economy, A Moonshot Guide to Changing Capitalism, et de The Entrepreneurial State [3], cette ambition, réussie en 1969 par la Mission Apollo 11, résultait d’une nouvelle forme de collaboration entre les pouvoirs publics et le monde des affaires, générant des avantages pour l’ensemble de la société.

 

1. Une wildcard devenue futur souhaitable…

Le projet de Wallonia Institute of Technology, inscrit dans la vision d’Odyssée Wallonie 2068, démarche de prospective opérationnelle lancée par l’Union wallonne des Entreprises, est de la même nature que l’ambition du président démocrate. Il correspond parfaitement au cahier des charges de L’Écho : il a été conçu dans un dialogue entre chercheurs, pouvoirs publics et représentants du monde de l’entreprise. Sans dévoiler de secret – toute cette dynamique a été menée de façon transparente et partenariale à l’initiative de l’Administrateur délégué de l’UWE, Olivier de Wasseige – le Wallonia Institute of Technology a été introduit comme une wildcard [4] en octobre 2019 lors d’un séminaire. Celui-ci portait sur les impacts des futures vagues technologiques dans le numérique et l’intelligence artificielle sur la société ainsi que les opportunités et nécessités induites pour le monde de l’entreprise. Ce séminaire, tenu en deux séances à Crealys puis à Wavre, et animé par Pascal Poty (Agence du Numérique) et Antonio Galvanin (Proximus), avait identifié à l’horizon 2030, une reprise du contrôle dans une trajectoire prospective estimée jusque-là chaotique. Dans l’esprit du groupe de travail, la création de ce Wallonia Institute of Technology correspondait au moment où les acteurs parviennent, de manière inattendue, à recomposer la société politique, territoriale, technologique wallonne et à fédérer leurs forces autour d’une idée novatrice. Moment séduisant, donc.

L’idée a fait florès dans le processus d’Odyssée Wallonie 2068. D’événement inespéré, l’institut wallon de la Technologie est devenu futur souhaitable et s’est inscrit comme réponse aux enjeux de long terme dans les finalités de la vision construite et validée par des dizaines de participants à l’exercice. Ainsi, y évoque-t-on la création d’un Wallonia Institute of Technology (WIT) comme un véritable outil structurant de la recherche-développement et de l’innovation, lancé conjointement et cofinancé par le Gouvernement de Wallonie en partenariat avec les entreprises. Dans la trajectoire de redéploiement de la Wallonie, les participants estiment que le WIT a probablement constitué la ressource la plus dynamique.

La vision précise cet instrument : s’appuyant sur des universités elles-mêmes rénovées, s’inspirant des modèles allemands Fraunhofer, des Instituts Carnot en France, des initiatives flamandes VIB (Vlaams Instituut voor Biotechnologie) et IMEC (Interuniversity MicroElectronics Centre), cette initiative structurante a mis fin à la logique de fragmentation de la recherche wallonne.

Grâce à la rationalisation de la galaxie des centres de recherche, la Wallonie a désormais atteint une taille critique européenne en matière de R&D.

Complémentairement, cette dynamique a constitué un modèle d’intégration pour tous les écosystèmes wallons datant du début du 21e siècle, trop individualistes, trop dispersés, trop locaux.

 Fondé sur la convergence des technologies, orienté vers un futur plus respectueux de la planète, le WIT a vocation à se saisir de solutions concrètes au profit de la société, par l’intermédiaire des entreprises, en s’appuyant sur les thématiques soutenues par les pôles de compétitivité dont les plans de transition énergétique, stockage d’énergie, captage de carbone à la source, villes durables et neutres sur le plan énergétique.

 Ces ressources ont favorisé la capitalisation de l’intelligence humaine qui a redonné sens et énergie aux nouvelles générations par leur maîtrise des technologies et leur compétitivité créatrice d’emplois [5].

Cette dynamique portée par l’UWE est toujours en progrès et fait l’objet d’adaptations et d’ajustements en prenant en compte le travail de veille sur les changements en cours. Le passage à la stratégie oblige aussi à s’interroger : le souhaitable est-il possible ? Cette question en fait se décline en deux autres : d’une part, est-on capable de fédérer les acteurs de la recherche pour constituer des masses critiques européennes, vaincre les causes – historiques et institutionnelles – de la fragmentation de la recherche ? D’autre part, dispose-t-on des moyens budgétaires pour mobiliser, comme la Flandre a pu le faire, les acteurs de la recherche et du développement ?

Ces questions ne sont pas nouvelles. Elles s’étaient posées au Collège régional de Prospective de Wallonie qui, lors de ses exercices Wallonie 2030 et Bifurcations 2019 et 2024 avait mis en débat les enjeux de long terme liés à la Recherche-développement. Ceux-ci s’étaient surtout focalisés sur la nécessaire masse critique de niveau européen répondant à la fragmentation des centres de recherche et à leurs concurrences flagrantes notamment dans cadre des appels à projets liés aux fonds structurels européens [6]. Parallèlement, les travaux menés par l’Institut Destrée  au profit du Pôle académique Liège-Luxembourg, menés en 2016 et 2017, nous ont fait apparaître la faiblesse des investissements publics de R&D en Wallonie parallèlement à la surperformance d’une province – le Brabant wallon – et d’un secteur particulier – les sciences du vivant, boostées par l’entreprise GSK. Ainsi, en 2017, sauf la nouvelle province, toutes les provinces wallonnes avaient un montant de dépenses totales de R&D par habitant inférieures à la moyenne européenne (628 euros/hab.), à la moyenne wallonne (743,3 euros/hab.) et à la moyenne belge (1045,5 euros/hab.). Les dépenses totales de R&D dans le Brabant wallon s’élevaient cette année-là, dernière année disponible dans les données Eurostat, à 3513, 6 euros par habitant…

Ainsi, faut-il rappeler qu’en Wallonie, 77% de la R&D est produite par les entreprises, 21% par les universités, et moins d’1% par les pouvoirs publics (Année 2017). De plus, comme le soulignait également le rapport du Conseil de la Politique scientifique en 2020, les pouvoirs publics, en tant qu’exécuteur de la R&D, jouent un rôle très marginal en Région wallonne. Ceci s’explique par le fait que la Région wallonne dispose de peu de centres de recherches publics [7].

Ces données, mettant en évidence la fragilité du paysage wallon de la R&D, motivaient donc la nécessité de créer un processus de rapprochement des centres de recherche, au-delà de l’effort de mise en réseau réalisé par Wal-Tech pour les centres de recherches agréés [8]. Néanmoins, d’une part, cette dynamique apparaît bien modeste à la lueur des enjeux que nous connaissons et, d’autre part, les contacts avec le terrain montrent que les intentions des acteurs paraissent bien loin d’une intégration, chacun veillant jalousement sur son bout de gras… généralement d’ailleurs assez maigre. En fait, la question est bien là et a été formulée : qui peut penser que la Région serait en mesure de mobiliser annuellement 600 ou 700 millions d’euros pour créer un IMEC wallon ?

 

2. Le rythme exponentiel du développement des technologies nécessite une communalité d’intérêt et de ressources

Fin observateur des évolutions technologiques, l’analyste et multi-entrepreneur Azeem Azhar récusait l’idée que la technologie serait une force neutre et indépendante de l’humanité qui se développerait en dehors de la société. Elle est pourtant intimement liée à la manière dont nous l’appréhendons, même s’il reste fondamentalement difficile, à l’ère des technologies exponentielles, de dire comment les nouvelles innovations transformeront notre société. Ces innovations interagissent constamment dans les relations que nous entretenons avec l’économie, le travail, nos lieux de vie et aussi la politique. À mesure que l’ère exponentielle s’accélère, observe Azhar, les technologies à usage général perturbent nos règles, normes, valeurs et attentes et affectent toutes nos institutions. C’est pourquoi, conclut-il, nous avons besoin de nouvelles formes d’organisation politique et économique [9]. Il songe bien sûr, des institutions suffisamment résilientes, c’est-à-dire solides pour gérer le changement constant, flexibles également, pour s’adapter rapidement. Mais nous devons surtout construire des institutions qui permettent à des groupes disparates de personnes de travailler ensemble, de coopérer et d’échanger des idées, ce que Azhar appelle en anglais commonality [10], et que je nomme communalité. Davantage qu’une simple coopération ou qu’un partenariat, cette communalité apparaît comme une véritable mise en commun des intérêts, des ressources et des moyens disponibles pour relever les enjeux [11].

Cette idée de communalité, c’est celle qui, voici quelques années nous a fait plaider pour une Université de Wallonie fondée sur cinq ou six pôles géographiques : l’Université de Wallonie à Mons, l’Université de Wallonie à Charleroi, l’Université de Wallonie à Liège, l’Université de Wallonie à Louvain-la-Neuve, l’Université de Wallonie à Namur, l’Université de Wallonie à Bruxelles – si l’ULB et Saint-Louis veulent s’inscrire dans cette logique [12]. Le FNRS serait intégré dans cet ensemble, d’autant qu’il nous paraît exemplaire à certains égards. Les droits et les pouvoirs de l’Université de Wallonie seraient exercés par l’Assemblée de ses gouverneurs, administrateurs : le président de l’Université, les recteurs de chacune des universités constituantes durant la durée de leur mandat, les représentants de la communauté universitaire (étudiants, personnel scientifique, corps professoral, personnel technique), huit personnes qualifiées nommées par le Gouvernement de Wallonie parmi lesquelles quatre personnalités étrangères de renom et quatre personnalités du monde de la recherche privée et des affaires. L’Assemblée des gouverneurs serait présidée par le président de l’Université de Wallonie, nommé pour cinq ans par le gouvernement de Wallonie, sur proposition de l’Assemblée des gouverneurs. Le président devrait s’occuper exclusivement du travail et des devoirs de sa fonction. Le président et l’Assemblée des gouverneurs assurent la cohérence et la coordination de la recherche et des enseignements entre les universités constituantes par une politique d’excellence, de spécialisation et d’intégration des différents services, départements, instituts et centres de recherche. L’Université de Wallonie intègre également l’ensemble des hautes écoles et des établissements d’enseignement supérieur de type court de Wallonie.

Cette réforme se fonde sur une autonomisation radicale et une responsabilisation du monde universitaire qui dispose ainsi d’une chaîne de décision cohérente pour atteindre des objectifs fixés collectivement avec des représentants de la société. Enfin, elle permet que chaque entité d’enseignement supérieur et de recherche prenne sa place dans un ensemble et participe à l’élaboration d’une trajectoire et d’un projet communs tant au service de la société et des citoyennes et citoyens que des entreprises, y compris les associations. Ces dernières peuvent d’autant plus participer au financement de la recherche et de la formation universitaire qu’elles en sont proches et y sont impliquées [13].

Ajoutons que, c’est dans ce cadre repensé fondamentalement de notre paysage wallon de l’enseignement supérieur et de la recherche que nous souhaitons positionner le Wallonia Institute of Technology (WIT), non en s’inspirant du MIT américain dans une logique de privatisation, mais plutôt dans une logique d’excellence de qualité, d’ouverture au monde, à la société, aux entreprises. Ce cadre universitaire wallon reformaté doit également s’inscrire dans la logique d’indépendance scientifique et de potentiel de créativité, inspirée également par le FNRS [14], et qui représente le meilleur côté de ces institutions. C’est donc la logique de communalité qui devra les inspirer, y compris celles qui ne sont pas aujourd’hui dans leur giron.

 

3. Wallonia Institut of Technology : « Y’a qu’à, faut qu’on » ?

 Eh bien non, ce projet n’est pas simple à mettre en œuvre à l’horizon 2030. Pas plus que ne l’a été pour JFK et la NASA de faire alunir des Américains. Mais c’était le cahier des charges de L’Écho. J’ai dit également que c’était – bien avant – le projet d’Odyssée Wallonie 2068, de l’UWE et de ses plus de 600 partenaires individuels et institutionnels…

Je me jetterai à l’eau en décrivant le Wallonia Institute of Technology, puis en évoquant les principes puis le financement de cet organe au sein de l’Université de Wallonie.

3.1. Le Wallonia Institute of Technology

Le WIT est, comme son homologue du Massachusetts, un institut de recherche multidisciplinaire s’inscrivant dans une logique de convergence des technologies et dédié aux sciences et à l’innovation. Il s’agit d’une création fondamentale de la nouvelle Université de Wallonie, mais aussi du Gouvernement de l’entité fédérée Wallonie qui a contractualisé avec l’ensemble des anciennes universités pour engendrer une nouvelle dynamique de recherche-développement et innovation au profit des citoyennes, des citoyens et  des entreprises. Aux moyens de recherches fondamentales et appliquées anciennement mobilisés par la Région wallonne et la Communauté française au profit des universités, le Gouvernement a ajouté un milliard d’euros annuel pour fonder cette initiative. Ces moyens ont été transférés depuis les enveloppes régionales d’aides aux entreprises, à l’emploi et à la recherche (3,3 milliards d’euros au budget initial 2019 de la Région wallonne). L’initiative est portée et intégrée au sein de l’écosystème économique wallon par l’Université qui jouit dorénavant de la pleine autonomie, les pouvoirs publics assurant l’évaluation partenariale des impacts et résultats et le contrôle de la légalité des choix et des dépenses en fonction du contrat de gestion qui devrait être élaboré.

3.2. Les principes qui fondent le WIT dans l’Université de Wallonie

3.2.1. Ni l’Université de Wallonie ni le Wallonia Institute of Technology n’appellent de structures supplémentaires. Il s’agit d’intégrer les outils existants dans une logique polycentrique avec la philosophie de mise en commun des ressources, en les optimalisant en fonction d’une vision commune dans laquelle sont clairement redéfinies les missions à l’égard de la science, de l’éducation et de la société.

3.2.2. L’autonomie, y compris budgétaire, de l’Université et du WIT sont totales à l’égard du Gouvernement, en dehors du contrôle de l’analyse d’impact de l’enveloppe annuelle qui doit être conforme au décret redéfinissant le paysage et ayant accordé l’autonomie stratégique à l’Université de Wallonie, comprenant le WIT. Michel Morant et Emmanuel Hassan ont, pour le réseau LIEU, rappelé dernièrement les avantages de l’autonomie des universités en s’inspirant des travaux de l’European University Association : l’autonomie académique, permettant de décider de l’accueil des étudiants, des critères de sélection, des programmes et contenus, etc., l’autonomie organisationnelle, permettant de sélectionner, nommer, récuser  les autorités académiques selon leurs critères, d’inclure des membres externes dans leurs organes de gouvernance, etc., l’autonomie financière, permettant de gérer les surplus dont elles disposent, d’emprunter, de fixer les frais d’inscription des étudiants, etc., et enfin l’autonomie de gestion des ressources humaines, permettant aux universités de décider des procédures de recrutement du personnel académique et des cadres administratifs, de fixer les salaires, les critères de promotion, etc. Selon les auteurs, la croissance de l’autonomie des universités apparaît comme un facteur contribuant grandement à l’institutionnalisation du transfert des connaissances [15]. Toutes ces autonomies devraient être applicables à l’Université de Wallonie qui aurait vocation à faire converger les différentes normes dans un souci d’efficience.

3.2.3.  Le contrôle et l’évaluation partenariale du nouvel ensemble sont pilotés par la Cour des Comptes, à l’initiative du Parlement de Wallonie.

3.2.4. Le Wallonia Institute of Technology est intégrateur de recherche fondamentale stratégique ainsi que de recherche appliquée de très haut niveau. Il pratique la convergence des technologies et se focalise sur quelques axes précis, en étant piloté par le Conseil des Gouverneurs de l’Université et appuyé par son comité scientifique.

3.2.5. La finalité de l’Université reste l’universel et son territoire l’Europe et le monde. L’Université de Wallonie capitalisera donc sur les réseaux et partenariats internationaux et interrégionaux construits par chacune des institutions qui la composent. Le renforcement de son poids dans le monde de la recherche et de l’enseignement supérieur européens devrait lui permettre d’accroître le niveau et la qualité de ses interlocuteurs.

3.3. Le financement de l’Université de Wallonie et du WIT

3.3.1. L’Université de Wallonie bénéficie d’une enveloppe globale annuelle d’environ deux milliards d’euros provenant des moyens de la Communauté française de Belgique (1,6 milliard d’euros) [16] et de la Région wallonne (environ 300 millions d’euros). Le budget du FNRS et des fonds associés (une centaine de millions d’euros de la Communauté française) s’inscrit dans ce périmètre [17].

3.3.2. Le Wallonia Institute of Technology dispose d’un montant nouveau d’un milliard d’euros, provenant de l’enveloppe aide aux entreprises, à l’emploi et à la recherche de la Région wallonne.

3.3.3. Les centres de recherche agréés ont vocation à entrer dans ce dispositif, avec leur financement régional, ce qui devrait être encouragé par la Région et approuvé par l’Université de Wallonie.

Le Gouvernement, son administration, seront-ils mis sur la touche par l’autonomie de ce dispositif ? m’a-t-on demandé. Assurément pas. L’un comme l’autre cède leur pouvoir d’initiative au prix d’un rôle de garde-fou en amont et en aval du processus. Car, même un indécrottable optimiste comme moi sait le risque majeur qui guette ce projet : que les universités restent attachées au paradigme ancien : celui des compromis et des partages de moyens, d’influences, de territoires. Et on sait qu’elles excellent à ce jeu. Tout le contraire de la communalité dont ce texte se veut le promoteur.

 

Conclusion : la condition d’une vraie rupture dans les stratégies et les modes de pensées

La constitution d’un Wallonia Institute of Technology, attracteur de laboratoires et centres de recherches dans le cadre universitaire à véritables capacités stratégiques et budgétaires que constitue l’Université de Wallonie peut être le moment de mise en place d’un autre régime que ceux que Nathan Charlier a décrits pour la Flandre et la Wallonie et qui ne correspondent finalement ni aux attentes des gouvernements et des sociétés ni à celles des chercheuses et chercheurs [18]. Un nouveau modèle ambitieux, conçu dans un cadre d’autonomie et de pragmatisme, pourrait dépasser les régimes de Science, Endless Frontier et d’économisation de la valeur attribuée à la recherche par une science stratégique, sans être indifférents ni à la société ni à la valorisation industrielle. Une réhabilitation de la recherche fondamentale pourrait s’opérer en Wallonie par les choix indépendants du Conseil des Gouverneurs, qui se rappellerait les préceptes de l’ancien commissaire européen Philippe Busquin qui a toujours estimé nécessaire d’attribuer une forte proportion des moyens à la recherche fondamentale considérant qu’elle est, dans le temps long, un élément clé de l’innovation [19]. Sans toutefois négliger la recherche appliquée attentive, voire en alerte constante à l’égard de l’environnement entrepreneurial.

Des outils comme Welbio [20] ou Trail [21] seraient précieux pour jouer les interfaces, mais il en existe d’autres dans d’autres domaines. Les pôles de compétitivité, peut-être en nombre resserré et mieux financés, pourraient poursuivre leur rôle d’intégrateurs d’activités entrepreneuriales, de recherche et de formation dans des domaines précis, croisés et porteurs, tant aux niveaux régional qu’international.

De plus, les enjeux ne sont pas seulement ceux de la recherche. Alors qu’on évoque si souvent – et à juste titre – l’importance des sciences, technologies, ingénierie et mathématiques (STEM), il est également temps, nous rappelle Azeem Azhar, de réconcilier les deux cultures, scientifiques et littéraires (humanities), déjà mises en évidence en 1959 par Charles Percy Snow [22] et qui n’ont cessé de se distancier. De nouvelles frontières sont à franchir là en matières d’éducation et d’enseignement supérieur. Du reste, Mieke De Ketelaere, spécialiste de l’Intelligence artificielle, soulignait dernièrement l’importance à long terme des compétences humaines : les enfants, écrit-elle, doivent donc se préparer à un avenir digital dans lequel les aptitudes sociales ont leur place. Ne leur enlevons pas cela en les faisant penser comme des ordinateurs [23], concluait la chercheuse à l’IMEC.

Comme aller sur la lune dans les années soixante, la création du Wallonia Institute of Technology au cœur de l’Université de Wallonie constitue un formidable défi pour la région et un véritable levier de sa nécessaire transformation. Dans son discours de 1962 déjà évoqué, le Président Kennedy précisait sa motivation, qui pourrait être la nôtre.

Nous choisissons d’aller vers la lune. Nous choisissons d’aller sur la lune au cours de cette décennie et de faire les autres choses, non pas parce qu’elles sont faciles, mais parce qu’elles sont difficiles, parce que cet objectif servira à organiser et à mesurer le meilleur de nos énergies et compétences, car ce défi est un que nous sommes prêts à accepter, un que nous ne voulons pas reporter et que nous avons l’intention de gagner, et les autres aussi [24].

Ce chemin nécessite que nous réalisions une vraie rupture dans nos stratégies et nos modes de pensées. Que nous nous sublimions.

Certains diront que c’est impossible. D’autres, sur lesquels nous comptons, se mettront au travail.

 

Philippe Destatte

@PhD2050

 

 

 

[1] Ce texte est fondé sur le background paper écrit en vue du panel organisé par le journal L’Écho, Quatre personnalités se penchant sur l’avenir de la Wallonie, Le territoire wallon mine d’or pour l’emploi, Panel animé par Serge QUOIDBACH, Alain NARINX, François-Xavier LEFEVRE et Benoît MAHIEU, avec Florence Bosco, Isabelle Ferreras, Marie-Hélène Ska, et Philippe Destatte, dans L’Écho, 18 décembre 2021, p. 15-18.

[2] Mariana MAZZUCATO, Mission Economy, A Moonshot Guide to Changing Capitalism, p. 3, Dublin, Allen Lane, 2021.

[3] M. MAZZUCATO, The Entrepreneurial State, Debunking Public vs Private Sector Myths, New York, Public Affairs, 2015.

[4] En prospective, une wildcard est un événement inattendu, surprenant, peu probable, qui peut avoir des effets considérables s’il survient.

[5] Odyssée 2068, Une vision commune porteuse de sens, Finalité 2 : https://www.odyssee2068.be/vision

[6] Voir aussi Ph. DESTATTE, La Wallonie doit reprendre confiance !, dans Wallonie, revue du Conseil économique et sociale de la Wallonie, n°129, Février 2016, p. 51-53 : https://phd2050.org/2016/03/02/cesw/  – Ph. DESTATTE, Des jardins d’innovations : un nouveau paradigme industriel pour la Wallonie, Blog PhD2050, Namur, 11 novembre 2018 : https://phd2050.org/2016/11/11/ntiw/

[7] Évaluation de la politique scientifique de la Wallonie et de la Fédération Wallonie-Bruxelles, 2018 et 2019, p. 48/103, CESE Wallonie, Pôle Politique scientifique, Décembre 2020.

[8] Wal-Tech, Mission : https://www.wal-tech.be/fr/mission/

[9] Azeem AZHAR, Exponential, How Accelerating Technology is leaving us behind and what to do about it?, p. 254-258, London, Random House Business, 2021.

[10] A. AZHAR, Exponential…, p. 255.

[11] Commonality, the state of sharing features or attributes, a commonality of interest ensures cooperation. Angus STEVENSON ed., Oxford Dictionary of English, Oxford University Press, 3rd ed., 2010.

[12] L’intégration de L’ULB et des implantations de l’UCLOUVAIN à Bruxelles, y compris St-Louis, permettrait de dépenser des débats difficiles comme ceux évoqués par Vincent VANDENBERGHE, Réflexions en matière de financement de l’enseignement supérieur en Fédération Wallonie-Bruxelles, Louvain-la-Neuve, 8 juillet 2021.

https://perso.uclouvain.be/vincent.vandenberghe/Papers/Memo_financementEnsSup_2021.pdf

[13] Ph. DESTATTE, L’Université de Wallonie pour pousser jusqu’au bout la logique de mutualisation, Blog PhD2050, Namur, le 14 avril 2014, https://phd2050.org/2014/04/14/uw/

[14] Je pense au débat induit par le Ministre Jean-Marc Nollet en juillet 2013 au sujet de la notion d’impacts sociétaux potentiels des recherches. Voir Nathan CHARLIER, Gouverner la recherche entre excellence scientifique et pertinence sociétale, Une comparaison des régimes flamand et wallon de politique scientifique, p. 73-74, Liège, Presses universitaires de Liège, 2021.

[15] Michel MORANT et Emmanuel HASSAN, Vers un nouveau modèle pour la valorisation universitaire ? Étude d’impact et d’évolution visant à améliorer la valorisation des résultats de la recherche universitaire, Rapport élaboré pour le ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, p. 149-150, Liège, Réseau Liaison Entreprises-Universités, 31 octobre 2020.

[16] Projets de décrets comprenant les budgets pour l’année 2022 de la Communauté française, Rapport approuvé par la Chambre française de la Cour des Comptes, 26 novembre 2021, p. 27/63.

[17] Les montants ont été identifiés sur base du budget initial 2019.

[18] Nathan CHARLIER, Gouverner la recherche entre excellence scientifique et pertinence sociétale…, p. 272sv.

[19] Laurent ZANELLA, L’Europe a besoin de plus d’Europe, avec Philippe Busquin, dans FNRS News, 121, Février 2021, p. 42.

[20] Welbio est un institut virtuel qui déploie des programmes de recherche dans le domaine de la santé (cancer, immunologie, neurobiologie, microbiologie, maladies métaboliques, l’asthme, la cardiologie, etc.). Welbio est intégré comme mission déléguée de la Région wallonne au Fonds de la Recherche fondamentale stratégique (FRFS), fonds spécialisé du FNRS. Welbio, dans FNRS News, Juin 2021, n°122, p. 16. – Céline RASE, WELBIO : le pas de la recherche fondamentale vers l’industrie, dans FNRS News, Octobre 2019, p. 52-53.

[21] Lancé le 10 septembre 2020, TRAIL (TRusted AI Labs) a pour objectifs de mettre à disposition de l’ensemble des acteurs du tissu socio-économique l’expertise et les outils développés dans le domaine de l’intelligence artificielle par les cinq universités francophones (UCLouvain, UMONS, ULB, ULiège et UNamur) et les quatre centres de recherche agréés actifs en IA (Cenaero, CETIC, Multitel et Sirris) en partenariat avec l’Agence du Numérique et AI4Belgium. TRAIL permet de mobiliser les capacités de recherche et d’innovation des régions wallonnes et bruxelloises au service de leur développement socio-économique dans le domaine de l’Intelligence artificielle en cohérence avec les politiques régionales menées dans ce domaine. https://trail.ac/

[22] Charles Percy SNOW, The Two Cultures, Cambridge University Press, 2012. – A. AZHAR, op. cit., p. 7.

[23] Geertrui Mieke DE KETELAERE, Homme versus machine, L’intelligence artificielle démystifiée, p. 168, Kalmthout, Pelckmans, 2020.

[24] We choose to go to the moon. We choose to go to the moon in this decade and do the other things, not because they are easy, but because they are hard, because that goal will serve to organize and measure the best of our energies and skills, because that challenge is one that we are willing to accept, one we are unwilling to postpone, and one which we intend to win, and the others, too. John F. KENNEDY, Moon Speech – Rice Stadium, September 12, 1962, https://er.jsc.nasa.gov/seh/ricetalk.htm

Eupen, le 18 mai 2021

Avant d’aborder les recommandations qui constituent le cœur et le message principal du Groupe d’Experts 5G (GE5G dans ce qui suit) institué par le Gouvernement de Wallonie, et cornaqué par l’Agence wallonne du Numérique, je voudrais faire trois remarques générales qui permettent à mon sens d’aborder aussi sereinement que possible le déploiement de la 5G qui est, n’en doutons pas, une problématique complexe [1].

 

1. Trois remarques générales

1.1. Une technologie développée pour les professionnels et les entreprises

On ne comprend pas bien la 5G  si on n’intègre pas l’idée qu’elle a été conçue tel un système de communication destinée aux professionnels et aux entreprises [2]. Cinquième génération de réseaux mobile depuis le début des années 1980, la 5G n’apparaît pas comme une simple évolution des générations précédentes qui se succèdent à un rythme plus ou moins décennal.

La conception de cette technologie part du constat que les services offerts par la 4G ne correspondent plus aux besoins des entreprises. L’objectif de la 5G consiste donc à remplacer les accès terrestres vétustes, par câble, par des accès hertziens, sans fil, vers des centres de données en utilisant des logiciels professionnels adaptés aux différents métiers. Ainsi, contrairement aux générations précédentes de téléphonie mobile qui ne prenaient en charge que le transport de données d’un utilisateur vers un autre, la 5G se préoccupe des applications. C’est en cela qu’on se risque parfois à souligner qu’il s’agit d’une transformation profonde ou, comme le disent les Anglo-saxons, a GPT: General Purpose Technology. On peut définir ce GPT comme une technologie générique simple, reconnaissable en tant que telle sur toute sa durée de vie. Elle dispose dès l’origine de nombreuses possibilités d’amélioration et finit par être largement utilisée, permettant de nombreuses applications et porteuse d’un grand nombre d’effets d’entraînement [3].

Dreamstime – Nmedia

Ainsi, un des éléments les plus novateurs de la 5G est l’utilisation du cloud computing, des centres de données regroupant de nombreux serveurs en un lieu physique unique et permettant non seulement le stockage, mais le traitement des données – calcul notamment – par des applications dédiées. L’edge computing permet d’optimiser ce traitement, en développant un cloud non au centre du réseau, mais à sa périphérie, dans une architecture proche des antennes, donc à la source des données, en s’appuyant sur des délais d’accès très courts [4].

Si on observe donc un saut technologique, c’est pour les professionnels et les entreprises, les particuliers s’inscrivant dans la continuité des réseaux précédents. Ainsi, l’ambition de la 5G est-elle d’augmenter la productivité des entreprises et non celle des utilisateurs de smartphone, dans trois grandes directions :

– l’augmentation des débits lors des déplacements professionnels : trains, avions, voitures ;

– le renforcement de la réactivité et de la fiabilité du système dans les missions critiques grâce entre autres à une latence réduite au minimum :  automatisation des véhicules connectés, pilotage automatique des usines, chaînes de production, imprimeries (Industrie 4.0), internet tactile pour commandes de robots et de drones à distance, etc.

– la connectivité des objets du monde professionnel (IoT) : matériel médical, capteurs et actionneurs d’usines, d’immeuble intelligent, de villes intelligentes, etc. [5]

Il faut noter que le temps de latence des missions critiques est de l’ordre d’une milliseconde, soit le temps de parcours de l’émetteur au centre de données près de l’antenne 5G, le traitement, puis le retour à l’émetteur [6]. La force de la technologie 5G est qu’elle possède au niveau des antennes des points de synchronisation entre les équipements, assurant l’arrivée d’un message dans un temps déterminé, ce que la WIFI ne permet pas.

L’idée la plus importante qui a été défendue au sein du GE5G est que cette technologie, avant tout conçue pour les entreprises et non pour le grand public, devrait prioritairement être déployée au profit de celles-ci. Je le dis autrement : la raison pour laquelle plus de deux tiers des experts du GE5G appuient la volonté du Gouvernement de Wallonie, inscrite dans la Déclaration de Politique régionale 2019-2024, de déployer la 5G est le surcroît de compétitivité que les entreprises devraient en tirer. Certes, il est possible et même probable que le grand public pourra en tirer avantage. Il est possible que l’on puisse télécharger des films dans un ascenseur ou s’approvisionner de ses barres de chocolat préférées dans les appareils distributeurs, mais là n’est évidemment pas l’enjeu pour lequel nous préconisons de déployer la 5G rapidement, mais de manière conditionnelle, en Wallonie et en OstBelgien.

 

1.2. Des facteurs sanitaires et environnementaux à prendre en compte

Comme les évolutions précédentes, le passage à la 5G nous réinterroge sur nos pratiques numériques ainsi que sur les impacts que cette technologie peut avoir sur les grands enjeux que nous avons placés à l’agenda de nos préoccupations : enjeux environnementaux, enjeux climatiques, enjeux énergétiques, enjeux démocratiques, enjeux de sécurité, etc.

Les dangers de la 5G pour la santé sont liés aux champs électromagnétiques. On les mesure au travers du Débit d’absorption spécifique (DAS). Cet indice mesure la puissance d’un flux d’énergie véhiculée par les ondes électromagnétiques qu’absorbe l’utilisateur d’un équipement de réception comme un smartphone à pleine puissance et dans les pires conditions d’utilisation, par exemple dans un wagon de chemin de fer, faisant partiellement cage de Faraday. Ainsi, cette mesure correspond aussi à la quantité d’énergie absorbée par le corps par unité de temps et de masse. Il existe plusieurs façons de calculer le DAS : mesure du courant dans les tissus, calcul du champ électrique, mesure de l’élévation de la température du corps. À noter qu’il n’existe pas d’harmonisation sur le mode de calcul du DAS en particulier entre l’Europe et les États-Unis, ce qui rend les comparaisons très difficiles alors que les mêmes équipements circulent de chaque côté de l’Atlantique, mais parfois avec des performances différentes. Plus le DAS d’un équipement est faible, moins cet appareil sera dangereux pour la santé. La majorité des smartphones actuels ont un DAS inférieur à 1 watt par kilo sur 10 grammes de tissu. Ce que j’ai personnellement découvert lors des travaux du GE5G, c’est que les experts considèrent que la dangerosité de l’antenne de notre téléphone est plus grande que celle de toute antenne relais, se trouvant à plusieurs centaines de mètres de l’utilisateur. Évidemment, lorsque l’on plaque son smartphone contre son oreille, c’est comme si on collait sa tête à une antenne WIFI vingt fois plus puissante que le maximum actuel. La puissance des ondes émises par un portable collé à l’oreille est 1000 fois supérieure à celle d’une installation WIFI à un mètre de son visage [7]. Comme l’ont souligné Olivier Bonaventure et Michaël Vandroogenbroeck dans leur partie technique du rapport GE5G, il faut noter que les routeurs d’accès internet à large bande par câble, xDSL ou fibres optiques fournis par les opérateurs possèdent un accès WIFI permettant de connecter les smartphones. Ces 4 millions d’accès utilisant des ondes électromagnétiques dans les bandes de fréquences de 2,4 GHz et 4 GHz  peuvent être utilisés sans licence [8].

Dans leur analyse des effets sur la santé et l’environnement, Isabelle Lagroye, Anne Perrin et Benjamin Vatovez, membres du GE5G, concluent que, concernant le risque, les rapports d’expertise scientifiques du monde entier sont concordants. Ils n’indiquent pas d’effets sanitaires avérés des radiofréquences en dessous des limites recommandées par les instances internationales et la communauté européenne. Néanmoins, selon les pays, les autorités incitent plus ou moins à la prudence (utilisation du kit mains libres, usage raisonné), en raison des incertitudes sur un possible effet à long terme [9] . Concernant les risques de tumeurs, ils concluent qu’un effet cancérigène lié à l’usage des technologies des communications sans fil n’est pas prouvé. L’hypothèse d’un risque accru en cas d’utilisation régulière très intensive du téléphone mobile reste difficile à vérifier ou à réfuter compte tenu de la rareté de ces pathologies [10]. Seules de longues expérimentations et d’innombrables mesures sauront dire si la 5G ne représente effectivement aucun danger. Néanmoins, nous en sommes à bientôt quarante ans d’expérimentations et de mesures, et les résultats demeurent plus que rassurants [11], comme l’a encore montré la très récente étude de l’ANSES en France [12] .

Ceci dit, comme l’indique dans une note minoritaire le Docteur Jacques Vanderstraeten, référent du Groupe de travail Santé et Environnement du GE5G, la possibilité d’effets non thermiques n’est pas exclue à ce jour, sans qu’il soit possible cependant d’en déduire l’existence d’éventuels effets sur la santé. Une autre experte, Marie-Christine Dewolf, a également avancé des arguments qui, bien que minoritaires, plaident pour la poursuite et l’approfondissement du suivi et des recherches scientifiques en particulier sur les zones inexplorées des effets des ondes millimétriques sur la santé [13]. C’est ainsi que, des recommandations ont été formulées au Gouvernement de Wallonie, non seulement pour prévenir les usages problématiques de ces technologies, en particulier chez les jeunes, mais aussi en l’invitant à contribuer à financer un programme de recherche scientifique visant à améliorer l’état des connaissances sur les effets biologiques et sanitaires des radiofréquences, notamment les fréquences spécifiquement allouées à la 5G (3,4-3,8 GHz et autour de 26 GHz). Une surveillance de la faune et de la flore devrait aussi être opérée en collaboration avec les instances européennes et internationales.

Il faut remarquer que la 5G utilise des antennes directives, c’est-à-dire propageant essentiellement le signal dans une direction précise plutôt que d’émettre, comme les générations précédentes à 360° sur une cellule. Or, plus l’antenne est directive, moins elle requiert de puissance et donc moins le système est dangereux pour la santé [14]. Les techniques plus sophistiquées des stations de base (beamforming [15] et MIMO) permettent à cette station d’estimer la position du mobile qu’elle désert et d’adapter sa puissance d’émission en fonction de la distance qui les sépare [16].

Toutes ces informations fondent le fait que, comme l’a dit le Docteur Jacques Vanderstraeten en Commission Environnement du Parlement de Wallonie, il ne faut pas repousser la mise en œuvre de la 5G pour des raisons sanitaires.

 

1.3. Des facteurs énergétiques et climatiques difficiles à mesurer

La question énergétique est sensible, car nous avons tous souscrit aux accords de Paris de 2015, et nos États ont signé à New York le 22 avril 2016 la Convention-cadre des Nations Unies sur le changement climatique.

Or, émettre des comparaisons valides de consommations entre la 5G et les générations précédentes est particulièrement difficile, car il faut prendre en compte le traitement des données dans des centres de données qui prennent en charge plusieurs antennes simultanément. Une antenne 5G consomme moins d’énergie qu’une antenne 4G, à la fois grâce à sa technologie moins énergivore et à son type de gestion de type start & stop, plus attentive à la consommation électrique. Néanmoins, le nombre d’antennes est nettement plus important : il faut environ quatre antennes 5G pour remplacer une antenne 4G. Le calcul établi par l’ingénieur et professeur à la Sorbonne Guy Pujolle en prenant en compte tous ces paramètres et quelques autres conclut qu’il y a approximativement égalité dans la consommation entre les deux technologies [17].

On sait bien sûr que l’on observera un effet rebond si la 5G obtient le succès attendu auprès des entreprises et professionnels et, au-delà, si cette technologie séduit les particuliers. Mais les conséquences énergétiques de cet effet sont elles-mêmes très difficiles à mesurer. Si je prends l’exemple d’une réunion partiellement à distance et partiellement en présence physique comme cette commission parlementaire, il est évident que ceux qui nous suivent et interviennent par Zoom consomment de l’énergie. Mais cette consommation est probablement moindre que l’énergie qui aurait été consommée s’ils s’étaient déplacés physiquement vers le Parlement.

 

 2. Les recommandations du GE5G Wallonie

Le rapport du GE5G et ses recommandations ont été adressées à votre Parlement. De même, avez-vous reçu le résumé que j’ai pu en faire et que j’avais présenté devant vos collègues à Namur. J’insisterai donc sur quelques points seulement. Aucune réponse simple et univoque n’était possible dans ce GE5G qui représentait la diversité des opinions défendues aussi bien au sein du Gouvernement de Wallonie que probablement du Parlement et de la société wallonne. Une convergence a pourtant abouti. 30 recommandations rédigées à l’intention du Gouvernement ont été approuvées par deux tiers des membres du GE5G. Le dernier tiers ne constituant pas une seule opinion, mais des positions diverses, différentes, minimalistes ou maximalistes.

Ces recommandations expriment fondamentalement trois séries d’idées. Elles sont indissociables dans leur expression tout comme elles le sont dans leur mise en œuvre. Elles constituent le système de réponse à l’enjeu posé du déploiement de la 5G en Wallonie. Loin d’être faible ou fade, cette réponse constitue un triple appel – volontariste – au Gouvernement.

 

2.1. Une technologie à fort potentiel de développement socio-économique

La préoccupation du GE5G porte aussi sur le risque que la Wallonie ne se fasse distancier technologiquement par d’autres pays et régions, sur celui de délocalisations d’entreprises et celui d’une perte d’attractivité en matière d’investissements étrangers. À cet effet, le Gouvernement est invité à travailler par étapes successives.

La première étape du déploiement que préconise le GE5G est une phase immédiate destinée à soutenir l’adoption et le déploiement de la 5G auprès du secteur industriel et économique : il s’agit d’identifier et d’appuyer les premiers tests de la 5G dans les zones clefs qui présentent un potentiel de développement de « proof of concept » (POC), –  qui ont vocation à montrer la faisabilité et la pertinence de l’innovation que constitue la 5G -, dans les zones d’intérêt économique ou dans les ZAE (les zones d’activité économique). Cela permettra à nos universités, centres de recherche, villes et communes, start-ups, PME’s et grandes entreprises de tester et de mettre au point des applications (cas d’usages) valorisant la 5G. Nous préconisons que l’Agence du Numérique réalise une évaluation de ces premiers tests pour éclairer le gouvernement. Des soutiens au déploiement devraient être organisés par le gouvernement : formations au numérique, y compris sur les impacts environnementaux, l’écoconception et la responsabilité numériques, soutiens financiers aux entreprises pour développer leurs POC, appel à projets Smart Region Digital Wallonia orientés 5G pour permettre aux villes, communes et collectivités territoriales wallonnes de développer des applications Smart City liées à la 5G, programme d’actions SPW Digital orienté vers cette technologie, avec des volets Open data et Shared Data, etc.

Cette première étape permettra également de préparer la deuxième en répondant aux enjeux des phases suivantes. Outre les dispositifs d’appui au déploiement, le Groupe d’experts a préconisé de consacrer ce temps à la question de la révision des normes d’exposition encadrant les bandes de fréquences existantes et futures et de leur éventuelle convergence avec les régions et pays voisins.

 

2.2. Une information transparente et pédagogique sur l’implémentation de la 5G

Le GE5G invite le Gouvernement à construire une stratégie claire de communication avec l’Union des Villes et Communes de Wallonie afin de fournir à la population une information complète et objective sur les enjeux de ce déploiement, en développant un portail unique en concertation avec le Fédéral et les autres entités fédérées. Ce portail devrait permettre d’accéder facilement aux données concernant les mesures d’exposition, la localisation et le statut des antennes, l’état des connaissances scientifiques, la réglementation, les nécessaires recommandations, etc., afin que chaque citoyenne et chaque citoyen de Wallonie puisse définir ses usages en connaissance de cause. L’ISSeP et son site internet devraient évidemment être associés à ce travail d’information.

De même, le Gouvernement est appelé à encourager l’exécutif fédéral à étendre l’affichage des valeurs des débits d’absorption spécifique (DAS) actuellement préconisé sur les lieux de ventes des téléphones portables pour tous les équipements concernés (tablettes, montres digitales, etc.).

D’autres recommandations ont été faites par le GE5G concernant l’utilisation et la protection des données (2.5, 2.7 et 2.8) ainsi que la sécurité du réseau (2.6). Je ne m’y étends pas, mais elles sont, vous l’avez compris, importantes car en relation directe avec ce qui a été souligné ici sur le rôle des centres de données liés à la 5G et qui ne sont pas sans risque. La partie du rapport rédigée par le Professeur Yves Poullet peut être éclairante à cet égard.

 

2.3. L’anticipation des risques et le suivi du déploiement en matière de santé, d’environnement et de climat

C’est dans le même mouvement que le GE5G souhaite que le Gouvernement de Wallonie déploie sans tarder la 5G pour couvrir les besoins économiques les plus criants exprimés par les entreprises, déploie une information aussi objective et transparente que possible envers les citoyennes et citoyens, sur base des connaissances actuelles, et également porte la plus grande attention à la prévention, à l’anticipation des risques et au suivi du déploiement en matière de santé, d’environnement et de climat, donc d’attention à la consommation d’énergies carbonées.

Ainsi, le Gouvernement est-il invité à financer des campagnes de mesures ponctuelles du champ électromagnétique généré par des sites d’antennes-relais et des relevés réguliers des niveaux d’exposition en des lieux choisis, à l’extérieur et à l’intérieur des bâtiments. Le Gouvernement pourrait, avec le Fédéral, contribuer à des études internationales de grande ampleur pour suivre sur le long terme l’état de santé d’une large partie de la population et en particulier des populations plus vulnérables aux expositions générées par les équipements radioélectriques.

Le GE5G s’est préoccupé de l’empreinte écologique, carbone et matérielle des infrastructures et usages de la 5G. Il invite donc le Gouvernement à inciter les acteurs du numérique à développer des alternatives moins consommatrices d’énergie et à encourager les investissements dans des infrastructures peu polluantes.

 

Conclusion : la 5G, une ambition à laquelle nous devons toutes et tous nous atteler

Le 3 février 2021, la Commission européenne a lancé une procédure en manquement contre la Belgique pour non-transposition du Code des Communications électroniques européen dans les délais impartis, en ce compris quant à l’octroi des droits définitifs d’utilisation des fréquences destinées à la 5G.

Je rappelle que l’article 54 de la Directive 2018/1972/UE du Parlement et du Conseil datée du 11 décembre 2018 dispose que, au plus tard le 31 décembre 2020, les États membres doivent prendre toutes les dispositions appropriées en matière de fourniture de services à haut débit sans fil pour faciliter le déploiement de la 5G, d’une part, en procédant à une réorganisation de blocs suffisamment larges de la bande 3,4 – 3,8 GHz et autoriser leur utilisation. D’autre part, les États membres doivent autoriser l’utilisation d’au moins 1 GHz de la bande 24,25 – 27,5 GHz, pour autant que des éléments de preuve démontrent clairement l’existence d’une demande du marché et l’absence de contraintes significatives concernant la migration des utilisateurs existants ou la libération de la bande [18].

Je rappelle aussi que cette directive vise à faire en sorte que toutes les citoyennes et tous les citoyens, ainsi que toutes les entreprises au sein de l’Union européenne puissent profiter d’une connectivité de haute qualité, d’un niveau élevé de protection du consommateur et d’un large choix de services numériques innovants.

C’est à cette ambition, me semble-t-il, que nous devons toutes et tous nous atteler.

 

Philippe Destatte

Président du Groupe d’experts 5G de Wallonie

 

[1] Ce texte constitue la mise au net de ma présentation du Rapport du Groupe d’experts 5G de Wallonie  au Parlement de l’OstBelgien, Commission  de la Culture, de l’Emploi, et du Développement économique, à Eupen, le 18 mai 2021.

[2] Voir notamment : What is 5G/IMT-2020, 40 years of mobile generations, European 5G Observatory http://5gobservatory.eu/about/what-is-5g/

[3] Richard G. LIPSEY, Kenneth I. CARLAW, and Clifford T. BEKAR, Economic Transformations: General Purpose Technologies and Long-Term Economic Growth, p. 98, Oxford, Oxford University Press, 2012. A GPT is a simple generic technology, recognizable as such over its whole lifetime, that initially has much scope for improvement and eventually comes to be widely used, to have many uses, and to have many spillover effects. – Thomas HEMPELL, Computers and Productivity, How Firms Make a General Purpose Technology Work, Heidelberg, Physica -Verlag, 2006. (ZEW, Zentrum für Europäische Wirtschaftsforschung GmbH).

[4] Bruce KELLEY, La 5G a la tête dans le cloud : une meilleure visibilité pour s’y préparer, ZDNet, 5 octobre 2020.

https://www.zdnet.fr/actualites/la-5g-a-la-tete-dans-le-cloud-une-meilleure-visibilite-pour-s-y-preparer-39910553.htm

[5] Guy PUJOLLE, Faut-il avoir peur de la 5G ?, Tout savoir sur le réseau de demain, p. 51-53 et 56-57, Paris, Larousse, 2020.

[6] Ibidem. Par comparaison, le temps de réaction d’un conducteur qui voit s’allumer des stops devant lui est de 500 millisecondes, s’il est à jeun d’alcool…

[7] G. PUJOLLE, op. cit., p. 35.

[8] Olivier BONAVENTURE & Michaël VANDROOGENBROECK, Introduction aux techniques de communications sans fil, dans Rapport GE5G, p. 15/124.

[9] Isabelle Lagroye, Anne Perrin et Benjamin Vatovez, Questions en lien avec la santé, l’environnement et la biodiversité – GT Santé et Environnement, dans Rapport de synthèse du Groupe d’Experts 5G de Wallonie, Phase 1, p. 79/124, Namur, Agence du Numérique, 11 février 2020.

[10] Ibidem, p. 80/124.

[11] G. PUJOLLE, op. cit., p. 86-87.

[12] ANSES, 5G : pas de risques nouveaux pour la santé au vu des données disponibles, Paris, 20 avril 2021. https://www.anses.fr/fr/content/5g-pas-de-risques-nouveaux-pour-la-santé-au-vu-des-données-disponibles

[13] GE5G, Rapport de synthèse…, p. 80/124.

[14] Ibidem, p. 7.

[15] Le beamforming (BF, filtrage spatial) consiste à focaliser un signal sans fil à partir d’une antenne radio vers un dispositif de réception spécifique, au lieu de le diffuser en faisceau dans toutes les directions. La connexion est plus directe, plus rapide et plus fiable.. Suvra Sekhar DAS & Ramjee PRASAD, Evolution of Air Interface Towards 5G, Radio Access Technology and Performance Analysis, p. 143-144, Delft, River Publishers, 2018.

[16] Olivier BONAVENTURE & Michaël VANDROOGENBROECK, Introduction aux techniques de communications sans fil, dans Rapport GE5G, p. 13/124.

[17] G. PUJOLLE, op. cit., p. 120.

[18] RICHTLINIE (EU) 2018/1972 DES EUROPÄISCHEN PARLAMENTS UND DES RATES vom 11. Dezember 2018 über den europäischen Kodex für die elektronische Kommunikation (Neufassung) https://eur-lex.europa.eu/legal-content/DE/TXT/HTML/?uri=CELEX:32018L1972&from=fr

Ce texte a été écrit en 1996. L’Institut Destrée a alors développé son réseau télématique (le Réseau Francité) depuis juin 1989, notamment au travers du Centre René Lévesque qu’il a créé en son sein. Il est sur internet depuis le mois de janvier 1994 (serveur WAIS en collaboration avec le Service générale d’Informatique de l’Université de Liège) et sur le www depuis janvier 1995. Ce document a été adressé au Secrétaire général du Haut Conseil de la Francophonie à Paris, mais aussi à toute une série d’élus et de hauts fonctionnaires en France et en Wallonie. Il faisait suite au volumineux rapport sur L’Audiovisuel et les autoroutes de la communication que j’avais présenté à l’Université de Moncton en août 1994.

 

Charleroi, le 8 avril 1996 [1]

De nombreuses initiatives, souvent heureuses, ont été prises en France et dans quelques rares pays francophones dans la perspective des rapports respectifs de Gérard Théry et de Thierry Breton sur les nouvelles donnes liées aux inforoutes ainsi que sur l’avènement de la société de l’information [2]. À l’heure où, dans des environ­nements budgétaires limités, des choix politiques devront être opérés en matière d’inforoutes, cette note succincte plaide pour investir et coloniser les réseaux existants plutôt que d’en créer de nouveaux, forcément décalés – voire dépassés – dans le temps et dans l’espace.

 

1. La fin d’une insécurité technique

Le réseau Francité, inauguré le 30 juin 1989 dans le cadre de la Dixième Confé­rence des Peuples de Langue française s’est sabordé le 1er janvier 1995 au profit d’une présence active de son opérateur, le Centre René Lévesque, sur internet. En effet, le réseau des réseaux, et particulièrement sa toile de documents hypertextes, ce fameux World Wide Web [3] conçu – on l’oublie trop souvent – par le CERN à Genève, constitue exactement l’outil que nous tentions de développer : une base de données grand format en texte intégral, accessible à distance avec capacité de saisie et de transfert de l’information et utilisant une langue française correctement accentuée. En sus, internet offre la puissance, la rapidité et la capacité – ouverte – d’intégration ou d’accès à des supports multimédias, tout en restant financièrement abordable pour l’utilisateur. Notre propre découverte d’internet en décembre 1993, à l’initiative des membres québécois du Comité d’Accompa­gnement de notre institution, constitua pour nous la concrétisation d’un objectif auquel nous aspirions depuis de nombreuses années et un nouveau point de départ dyna­mique en matière de développement technologique adapté à nos objectifs.

En fait, la fin d’une insécurité technique au sein d’un environnement électronique enfin devenu fiable et performant permet de s’adonner à l’essentiel, c’est-à-dire à la qualité des informations et au soin de leur présentation. Cette priorité retrouvée pour le contenu intellectuel rencontre un enjeu que le Professeur Michel Guillou, directeur général et recteur de l’AUPELF-UREF, retenait comme étant l’un des trois pivots du développement de l’interréseau francophone REFER (Réseau électronique franco­phone pour l’Éducation et la Recherche), lors des États généraux de la Francophonie scientifique en Sorbonne, le 17 février 1995 [4].

Opérer un choix entre l’utilisation des réseaux existants [5] et la création de nouveaux réseaux mondiaux est une erreur stratégique face à notre volonté d’assurer la pérennité et le rayonnement de la langue française, de notre culture romane et de nos identités respectives dans la société mondiale et universelle de l’information. En effet, priorité doit être accordée à l’urgence de définir des priorités permettant l’amélioration du service électronique pour les opérateurs et utilisateurs francophones – intégrant une part aussi large que possible de la société, tant sur le plan des milieux sociaux que sur celui des tranches d’âge – et de leur offrir une capacité accrue d’investir dans l’internet mondial et, ainsi, d’investir le réseau des réseaux avec comme outil et code d’entrée, leur langue maternelle revivifiée : le français.

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2. Neuf priorités à mettre en œuvre

Un certain nombre de ces mesures prises ou à prendre peuvent être recensées, notamment :

1. l’affectation des moyens financiers disponibles pour nourrir internet d’infor­mations de qualité en français et installer de nouveaux serveurs en évitant de créer de nouvelles normes ;

2. le renforcement, sur le plan commercial, des mécanismes d’échange de données informatisées et de transferts électroniques de paiements. En cette matière, un apprentissage est nécessaire pour faire évoluer les modèles culturels actifs, particulièrement en Europe ;

3. le développement de logiciels d’interfaces utilisateurs en français, comme c’est le cas pour le nouveau navigateur Netscape ;

4. l’instauration de mécanismes de solidarité avec les pays de la Francophonie dont la technologie est moins avancée afin d’éviter le fossé entre inforiches et infopauvres, ainsi que l’avait souligné le ministre wallon Elio Di Rupo à l’occa­sion du Sommet du G7 de février 1995 partiellement consacré aux télécom­munications [6] ;

5. la diminution, sur le plan européen, du coût des services télématiques, à l’instar de France Télécom qui vient d’annoncer la tarification de l’accès à internet au prix d’une communication locale [7];

6. la prise en main et la coordination des initiatives et politiques relatives au réseau mondial de communications, tant européennes que francophones, tant natio­nales que menées au niveau des entités fédérées. En cette matière comme dans le domaine de l’audiovisuel, notre attention entière doit continuer à se porter sur les enjeux locaux au sein même de nos provinces et régions [8];

7. la création d’une nouvelle culture scolaire de recherche de l’information et de documentation. Apprendre aux élèves et étudiants de toutes les disciplines à maîtriser internet – même en anglais – pour participer à son développement et y amener l’utilisation ferme et progressive du français

8. la mise en place d’un réseau de bibliothèques électroniques ou virtuelles spécia­lisées et ouvertes sur internet, permettant de véritables transferts de dévelop­pement Nord-Sud ;

9. le lancement et la gestion d’une campagne d’information dans les médias classi­ques afin de casser la diabolisation de l’inforoute – particulièrement d’internet – et de favoriser l’apprentissage et l’utilisation de cette nouvelle technique par le plus grand nombre ;

3. Un enjeu de souveraineté

Ces priorités doivent être mises en œuvre avec diligence. À l’automne 1994 déjà, André Abbou, président de l’Observatoire français et international des Industries de la Langue et de l’Information électronique, indiquait la voie à suivre pour faire exister des autoroutes de données électroniques en français : un projet mobilisateur et une volonté d’État [9]. L’heure est assurément aux choix fondamentaux alors que souvent – on doit le déplorer – certains débats de fond n’ont pas encore été menés ou n’ont pas débouché sur un consensus suffisamment large. Les inquiétudes qui se manifestent en France, au Québec [10] ou qui se sont exprimées récemment en Wallonie, au Parlement wallon [11], sont là pour sonner l’alarme de notre culture française et en appeler à une action rapide et solidaire de la Francité.

Aux Assises européennes de l’Audiovisuel à Paris en octobre 1989, Jacques Delors s’était lui aussi interrogé : avons-nous le droit d’exister ? demandait-il. Je pense que, davantage qu’un droit, notre existence européenne sur le plan général de l’Audiovisuel est un devoir. En effet, en cette matière,  nous nous trouvons confrontés à un enjeu de souveraineté [12] dont nous devrons répondre face aux citoyens de demain et que nous ne pouvons pas exercer dans un ghetto.

Philippe Destatte

@PhD2050

[1] Ce texte était originellement une note adressée en tant que directeur de l’Institut Destrée (Wallonie) et secrétaire général de la Conférence des Communautés de Langue française le 8 avril 1996 à Stélio Farandjis, Secrétaire général du Haut Conseil de la Francophonie, après une rencontre à Paris quelques jours auparavant et en vue de la session du Haut Conseil consacrée aux Autoroutes de l’Information. Il a également fait l’objet d’une communication, avec plusieurs développements à Grenoble lors d’un colloque organisé dans la foulée : Ph. DESTATTE, Du réseau Francité à Internet : identité française et citoyenneté sur les inforoutes, Intervention au colloque « Langue française et autoroute de l’information », colloque organisé par le Haut Conseil de la Francophonie, Grenoble – Sassenage, 19 juin 1996.

[2] Gérard THERY, Les autoroutes de l’information, Rapport au Premier Ministre, Paris, La Documentation française, 1994. – Thierry BRETON, Les téléservices en France, Quels modèles pour les autoroutes de l’information, Rapport au ministre d’État, ministre de l’Intérieur et de l’Aménagement du Territoire et au ministre des Entreprises et du Développement économique, Paris, La Documentation française, 1994.

[3] Radu COTET, Le Projet World Wide Web : présent et perspectives, dans Monique NOIRHOMME-FRAITURE et Luc GOFFINET dir., Multimédia, Actes de la Journée d’information sur le multimédia, Namur, le 25 juin 1995, Presses universitaires de Namur, 1995.

[4] Michel GUILLOU, Intervention lors de la séance solennelle d’ouverture des États généraux de la Francophonie scientifique, Paris, Sorbonne, 27 février 1995, p. 19.

[5] Internet et les autres prestataires de services en ligne : America on Line, CompuServe, Infonie, Prodigy, etc.

[6] Christine SIMON, Di Rupo : Éviter le fossé entre inforiches et infopauvres, dans Le Soir, 27 février 1995, p. 6.

[7] Annie KAHN, France Télécom, cap sur internet, dans Le Monde, Supplément Multimédia, 10-11 mars 1996, p. 26.

[8] Ph. DESTATTE, L’Audiovisuel et les Autoroutes de la communication, Moncton (Nouveau Brunswick), Comité permanent de la Conférence des Peuples de Langue française, 14 août 1994, p.14.

[9] André ABBOU, Autoroutes électroniques françaises : entre le rêve américain et la « machine à flasher », dans Universités, Octobre 1994, p. 41.

[10] Michel CARTIER, A Demain la veille, La mise au rancart du Réseau de veille sur les technologies de l’information révèle le retard important du Québec dans ce domaine, dans Le Devoir, 23 janvier 1996.

[11] Xavier DESGAIN, Proposition de Résolution visant à ouvrir un large débat sur les enjeux économiques, sociaux, culturels et démocratiques liés à la société de l’information et en particulier aux autoroutes de l’information, Parlement wallon, Session 1995-1996, 5 décembre 1995 (Document 94 (1995-1996) – N°1).

[12] Henry MORNY, Les Vrais enjeux du multimédia, dans Le Figaro, 19 décembre 1995, p. 5-6. (A propos de la journée de réflexions organisée le 19 décembre 1995 par le Centre d’Étude et de Prospective  stratégiques).

Namur, le 2 juin 2020 [1]

Une énigme. C’est ainsi que, au début des années 1970, le juriste et spécialiste des institutions, mais aussi des systèmes techniques, Jacques Ellul (1912-1994), voyait l’ordinateur. Non pas – disait-il – en ce qui concerne sa fabrication ni son emploi, mais parce que l’être humain semble incapable de prévoir quoi que ce soit au sujet de l’influence qu’il pourrait exercer sur la société et sur l’Homme [2]. Bien entendu, pour l’historien comme pour le prospectiviste, comprendre est toujours plus utile que prévoir. C’est ce qu’ont tenté de faire tous ceux qui, de Daniel Bell [3] (1919-2011) à Henri Lilen [4] ont observé ce qu’on appelle aujourd’hui la Révolution numérique.

1. Une mutation technique et sociétale

Ce que les Anglo-saxons dénomment Digital Revolution constitue une mutation à la fois technique [5] et sociétale. Celle-ci ne date évidemment pas d’hier, même si quelques chercheurs, de nombreux consultants et parfois même certaines femmes et hommes politiques tentent parfois de nous vendre la Révolution numérique comme à peine sortie de l’œuf [6] et déguisent les sons en bruits [7].  L’ancien ministre liégeois Jean Defraigne (1929-2016), quant à lui, parlait d’or dès 1974, lorsque, secrétaire d’État à l’Économie régionale wallonne, il affirmait que le calcul électronique et l’automatisme étaient les causes d’une seconde révolution industrielle, aussi décisive que celle qui substitua au XIXe siècle la force mécanique aux muscles de l’homme et de l’animal [8]. C’est ce que confirmait en 2018, Nature Outlook qui indiquait que, en l’espace de 50 ans, le monde numérique s’est développé pour devenir essentiel au fonctionnement de la société. La révolution, écrivait Richard Hodson, s’est déroulée à une vitesse vertigineuse, soulignant qu’aucune technologie n’a atteint plus de personnes en aussi peu de temps qu’internet et affirmant que la Révolution numérique n’est pas encore terminée [9].

Nommer les événements qui se déroulent devant nos yeux est toujours difficile. On s’est toutefois rendu assez vite compte du fait que, face à l’ampleur des mutations, qualifier simplement la nouvelle ère de post-industrielle, comme l’avaient d’abord fait Daniel Bell ou Alain Touraine [10], ou encore de société de l’information comme l’avaient fait, parmi beaucoup d’autres, Simon Nora et Alain Minc, n’appréhendait pas l’ampleur du phénomène [11]. Dès 1967, le sociologue américain avait constaté que, alors que la société industrielle se préoccupe de la production de biens, la société post-industrielle est organisée autour de la connaissance [12]. De même, en 1974, dans son ouvrage The Coming of Post-industrial Society, Bell affirmait sans hésitation que la société post-industrielle, c’est clair, est une société de la connaissance dans un double sens : premièrement, les sources d’innovation dérivent de plus en plus de la recherche et du développement (et plus directement, il existe une nouvelle relation entre science et technologie en raison de la centralité des connaissances théoriques); deuxièmement, le poids de la société – mesuré par une plus grande proportion du Produit national brut et une plus grande part de l’emploi – réside de plus en plus dans le domaine de la connaissance [13].

Un rapport du Centre de Prospective et d’Évaluation, service commun aux ministères français du Redéploiement industriel, d’une part, de la Recherche et des Technologies, d’autre part, écrit sous la direction de Thierry Gaudin et d’André-Yves Portnoff est publié en octobre 1983 par la revue Science et Technique. Ce rapport est intitulé La Révolution de l’intelligence [14]. Il complète alors très bien les travaux de Bell et des prospectivistes américains Alvin Toffler [15] et John Naisbitt [16]. Ce travail a été directement diffusé en Wallonie grâce à une personnalité clef : Raymond Collard, ancien professeur d’économie à l’UNamur et directeur du Service des Études et de la Statistique du ministère de la Région wallonne, animateur dans les années 1990 du Groupe de Recherche et Développement de l’Université de Louvain-la-Neuve. Un tisseur de liens, comme l’a bien qualifié Portnoff [17].

Lors du congrès La Wallonie au futur, Vers un nouveau paradigme, organisé par l’Institut Destrée en 1987 à Charleroi, Raymond Collard observait qu’on avait pu écrire que la microélectronique intellectualisait l’industrie. Nous vivons, écrivait-il, une révolution industrielle que l’on peut qualifier de « révolution de l’intelligence ». Le développement des possibilités ouvertes par les progrès fulgurants de la microélectronique a ouvert des champs immenses à l’informatique. Demain, on utilisera davantage l’intelligence artificielle, qui se manifestera partout avec la mise en place des ordinateurs de la cinquième génération [18]. Bienfait de la culture numérique, ce texte est toujours en ligne sur le site de l’Institut Destrée où il a été publié voici près d’un quart de siècle…

2. La Révolution numérique est-elle de même nature que la Révolution industrielle ?

 Dans son essai de prospective technologique, intitulé Les métamorphoses du futur, Thierry Gaudin constatait dès la fin des années 1980 que si, depuis le début de l’humanité, des inventions procurent des améliorations et évolutions progressives, d’autres comme le feu, l’agriculture, l’imprimerie ou l’ordinateur font faire des bons aux sociétés humaines. Ces ruptures technologiques instaurent, pour un temps plus ou moins long, des systèmes civilisationnels qui tendent à un état stable, avant de connaître une nouvelle déstabilisation. Ces métamorphoses qui rythment les siècles, observe le directeur du Centre de Prospective et d’Évaluation, bouleversent chaque fois le monde occidental [19]. Comme l’avait écrit Bertrand Gille, la notion même de système technique impose, dans une mesure certaine, une mutation globale, et non une série, ou des séries d’inventions indépendantes les unes des autres, de progrès techniques partiels [20].

De tous les changements historiques, la Révolution industrielle est une des grandes ruptures en histoire ; il n’est pas impossible en fait d’affirmer que cela a été la plus importante, a observé l’un des grands spécialistes mondiaux de la Révolution industrielle, le professeur australien Ronald Hartwell (1921-2009) qui a longtemps enseigné à Oxford et montré, contrairement aux idées reçues, l’impact positif de l’industrialisation sur le niveau de vie moyen des populations [21]. Savoir si les mutations en cours sont de même nature que celles qui ont donné naissance aux sociétés industrielles est une question qui peut paraître difficile. Elle s’est au fond déjà posée à la fin du XIXe siècle lorsque de nouvelles vagues d’innovations ont secoué le système technique [22]. Certains soutiendront ainsi que le passage de la machine à vapeur au moteur à explosion alimenté par le pétrole ou que le moteur électrique ont  également constitué une Révolution industrielle semblable à celle du début du XIXe siècle. Je n’en crois rien car ces transformations ont été limitées au système technique mais n’ont pas affecté sensiblement les relations sociales, le capitalisme, le libéralisme politique ni la démocratie.

Ce qui caractérise une révolution industrielle, rappelait un célèbre rapport du Conseil d’Analyse économique, ce n’est pas tant l’apparition d’une nouvelle technologie, car cela se produit presque à chaque instant et il est dans la nature profonde d’une économie de marché d’engendrer de nouvelles technologies et de nouveaux produits. Ce qui définit plutôt une révolution, ce sont les changements qu’entraîne la diffusion d’une technologie dans la façon de produire et de consommer, ou dans les relations de travail, ou encore dans l’aménagement de l’espace et le développement urbain [23]. Probablement faudrait-il remplacer les « ou » par des « et » entre les variables du système qui s’activent dans un mouvement commun de transformation . C’est l’effet d’entraînement qui provoque la mutation et qui peut générer la formidable croissance que les économistes et statisticiens ont mise en évidence au lendemain de la Révolution industrielle [24].

Personnellement, nourri des travaux qui viennent d’être évoqués, ainsi que de ceux qui m’ont inspiré dans les années 1980 sur la Révolution industrielle en Belgique, pilotés par le professeur Pierre Lebrun (1922-2014) de l’Université de Liège, j’ai défendu depuis l’été 1984 que l’informatique était porteuse d’une mutation structurelle et systémique. Dans une revue pédagogique réalisée pour le ministre des Technologies nouvelles Melchior Wathelet, j’écrivais en effet que nous ne sommes déjà plus dans les sociétés industrielles. La technique a effectué, en quatre décennies, des progrès de portées infiniment plus élevées qu’au cours des quatre siècles précédents. La naissance du nouveau système technique à laquelle nous assistons est en train d’entraîner une mutation qui aura pour l’humanité une importance comparable à celle provoquée au siècle passé par l’implantation des premières machines à vapeur.

La seconde révolution industrielle est commencée. Comme la première, elle ne va pas consister en un simple remplacement d’une génération technologique par une autre, mais ce sont tous les domaines de la civilisation qu’elle va affecter : à la fois les principes de la production, l’organisation sociale et la culture. Changement radical, cassure avec la société dans laquelle nous vivons, cette mutation secrète son passage vers une autre ère [25].

On sait en effet depuis l’historien Bertrand Gille (1920-1980) que les progrès techniques peuvent être abordés par leurs interdépendances et donc en les considérant comme un système technique [26] porté par une unité de mouvement dans laquelle le changement enfante le changement [27]. Comme l’indiquaient Gaudin et Portnoff, l’existence de ces interactions traduit le caractère pluridisciplinaire et souvent intersectoriel des principaux progrès [28].

Ainsi, en 2020, comme en 1975, face à l’expression de Révolution numérique, deux voies s’ouvrent à nous : la première est de considérer cette transformation comme une série d’innovations, d’inventions, d’évolutions dans les techniques, donc un changement du système ou du sous-système technique de la société limité à ce sous-système. La seconde voie consiste à regarder cette Révolution comme un changement sociétal, c’est-à-dire une transformation du modèle de société, une mutation de l’ensemble du système dans lequel, par un jeu de contagion ou de domino, un ou plusieurs sous-systèmes activent tous les autres : économique, social, culturel, éducatif, scientifique, d’innovation, écologique, démographique, spatial, pour finalement transformer l’ensemble du système et le porter vers un nouveau paradigme.

3. La Transition : une époque parenthèse

Nous vivons une époque parenthèse, disait John Naisbitt en 1982 [29]. La question qui se pose est celle du passage, ainsi que de la structure de passage : comment les différentes dimensions de la société (économie, culture, technologie, social, démographie, politique, juridique, institutionnelle, …) peuvent-elles évoluer pour passer d’un paradigme sociétal ancien à un modèle nouveau ?

Ce type de transformation peut être rapporté aux théories éclairantes décrites par le chercheur américain d’origine allemande Kurt Lewin (1890-1947). Celui-ci a développé la science expérimentale de la dynamique des groupes, avant de s’intéresser au changement social. Lewin a travaillé sur la notion d’équilibre des forces égales et opposées permettant d’atteindre un état quasi stationnaire. La recherche d’un nouvel équilibre se fait après modification des forces pour provoquer un changement vers cet objectif. Trois périodes marquent ce processus : d’abord, une période de décristallisation pendant laquelle le système remet en question ses perceptions, habitudes et comportements. Les acteurs se motivent. Ensuite, une période de transition, pendant laquelle les comportements et attitudes deviennent instables et contradictoires. Les acteurs en expérimentent puis en adoptent certains. Enfin, une période de recristallisation pendant laquelle l’ensemble du système généralise les comportements pilotes adaptés à la nouvelle situation et harmonise les nouvelles pratiques [30].

Cette transition ne se fait évidemment pas du jour au lendemain. Pour un changement sociétal, la mutation dans ses mouvements longs se mesure en siècles. Pierre Lebrun l’a bien montré pour ce qui concerne la périodisation longue de la Révolution industrielle en Belgique. En 2001, dans ses entretiens avec François L’Yvonnet, Thierry Gaudin nous a prévenus : chaque fois, la transformation complète du système technico-social prend un à deux siècles [31]. Ainsi, si on considère que, en 2020, nous avons parcouru 50 ans de mutations et que nous observons l’ampleur du changement pendant ces cinq décennies, nous aurons de la peine à imaginer la profondeur des changements à venir d’ici 2170…

Pendant toute la durée de la transition, nous vivrons probablement dans ce que j’ai appelé le nouveau paradigme industriel, c’est-à-dire l’espace de trois mouvements simultanés : d’abord, la poursuite de la société industrielle pendant encore quelques décennies, parce que les sous-systèmes culturel, social, politique, administratif continueront à résister aux transformations. Comme l’écrit Gaudin, à chaque transformation du système technique, une classe dirigeante, atteinte d’irréalité, cède la place à de nouveaux venus moins arrogants, mais plus efficaces [32]. Ensuite, le mouvement créé par l’informatique, la télécommunication, la connaissance, toutes leurs innovations, forme un deuxième axe de développement, d’abord parallèle, puis qui progressivement se superpose au premier. Nous l’appelons Révolution numérique ou Révolution cognitive, cette dernière appellation ayant ma préférence. Elle agit de plus en plus vigoureusement depuis la fin des années 1960. Enfin, un troisième mouvement, né à peine plus tard, nous interpelle et en bâtit un troisième qui interagit avec les deux premiers :  le développement durable. Sa prise de conscience est liée au programme Apollo, à la vue et la prise de conscience de cette biosphère et de ses limites que le Rapport Meadows patronné par Jay W. Forrester (MIT) et Aurelio Peccei (Club de Rome) va bien mettre en évidence dès 1972. Toutes les questions liées à l’empreinte humaine trop pesante sur le climat et sur la planète – ce qu’on appelle aujourd’hui l’anthropocène – s’y inscrivent.

4. Quatre pôles de restructuration du système

Les métamorphoses dont parlaient Gaudin et Portnoff se manifestent par l’évolution simultanée de quatre domaines en étroites relations. Ainsi, selon un modèle inspiré par Bertrand Gille, quatre pôles restructurent l’ensemble du système civilisationnel : matière, énergie, temps et relation avec le vivant  [33].

La mutation à partir du système technique médiéval vers le système industriel se manifeste dans les quatre pôles : en matière d’énergie, c’est la combustion qui remplace progressivement la force animale (ou humaine), l’éolien et l’hydraulique. Aux passages du XVIIIe au XXe siècle, les besoins en énergie vont être rencontrés en utilisant le bois, le charbon de terre, le pétrole et l’électricité. L’acier et le ciment remplacent comme matériaux le bois, la pierre et le fer de l’ancien régime. Lors de la Révolution industrielle, le rapport au temps change, par décrochage des rythmes solaires, les cadrans solaires, clepsydre, sablier et horloges à poids sont remplacés par des horloges à pendules puis par des chronomètres précis. La relation très empirique avec le vivant, construite sur la domestication des plantes et des animaux fait place à la classification, à la compréhension de l’évolution (Charles Darwin) et à la connaissance de la microbiologie (Louis Pasteur).

Dans la nouvelle transition vers la société numérique – ou mieux cognitive -, on observe des transformations similaires dans les quatre pôles : une formidable tension s’instaure entre la puissance de l’énergie électrique nucléaire et de l’économie des ressources énergétiques dans un contexte de recyclage et un redéploiement de sources non fossiles, un hyperchoix marque le domaine des matériaux qui, eux aussi, deviennent intelligents et percolent horizontalement, allant des usages dans les secteurs de pointes aux utilisations les plus usuelles. La nouvelle structure du temps est rythmée en nanosecondes par les microprocesseurs. Enfin,  la relation avec le vivant est marquée par l’immense domaine des biotechnologies, y compris la génétique qui réinterroge l’espace humaine, son évolution, son avenir [34].

C’est également au travers de ces quatre pôles qui les structurent que l’on peut comparer les processus qui ont favorisé les deux révolutions sociétales ou civilisationnelles en s’inspirant des circonstances extérieures et des éléments intérieurs qui avaient permis la Révolution industrielle sur le continent européen au XIXe siècle. Dans le modèle que j’ai construit sur base des travaux de l’historien Pierre Lebrun et de son équipe, sept facteurs sont déterminants. D’emblée, je peux proposer, en vis-à-vis, sept facteurs qui correspondent dans le modèle de la Révolution numérique ou cognitive.

(1) Ainsi, dans le modèle industriel, l’imitation provient de la Révolution industrielle anglaise. Bien entendu, on songe aux techniques : pompes à feu de Newcomen ou machine à vapeur de Watt, mais il faut également embarquer les recettes et méthodes économiques : Adam Smith en constitue l’exemple parfait. Dans la Révolution numérique, l’influence est certainement nord-américaine et même plus précisément celle de la Silicon Valley. On sait également l’importance de Seattle avec Microsoft. J’ai déjà évoqué Boston avec le MIT…

(2) Au facteur de la Révolution française comme effet majeur de destruction des corporations permettant l’accessibilité de tous à tous les métiers, la liberté d’entreprendre, la libération de la créativité, peuvent correspondre, pour la Révolution numérique, aux efforts de libéralisation de l’Union européenne : libéralisation des marchés, des services, des capitaux par les différents traités.

(3) La création d’un grand marché européen protégé de l’Angleterre, sous la République française, le Consulat et l’Empire, avec suppression des douanes ont boosté la Révolution industrielle du début du XIXe siècle. Ce même facteur peut être trouvé pour la Révolution cognitive pour ce qui concerne la globalisation, et notamment l’Organisation mondiale du Commerce.

(4) Aux progrès de l’agriculture, grâce notamment aux changements climatiques favorables du XVIIIe siècle (reprise de l’activité solaire à partir de 1710), mais aussi aux perfectionnements de ce que certains ont, probablement à tort, appelé la Révolution agricole, j’ai fait correspondre ce facteur d’innovation que constituent les progrès de la science. On sait que la recherche-développement comme nous la connaissons aujourd’hui n’existe pas pour la Révolution industrielle machiniste. Celle-ci est activée par des inventeurs et des techniciens, qui travaillent souvent en marge du développement des connaissances scientifiques : les Thomas Bonehill (1796-1858), Zénobe Gramme (1826-1901), Étienne Lenoir (1822-1900) ne sont pas des chercheurs, mais des ouvriers, des ingénieurs, des inventeurs.

(5) Au développement de l’infrastructure – route, canaux, mais aussi surtout chemin de fer – produit et moteur de la Révolution industrielle du XIXe siècle, investissement majeur de l’État réalisé par la bourgeoisie censitaire arrivée au pouvoir en 1830 – correspond évidemment, dans la Révolution cognitive, l’explosion de la connectivité. Son importance est telle que le sociologue espagnol Manuel Castells, professeur à Berkeley, a pu écrire que la révolution technologique actuelle avait fait naître La Société en réseaux, The Network Society [35].

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(6) La création des manufactures, destructrice du travail à domicile et lieu de formation et d’intégration dans la société industrielle, a constitué un facteur majeur de cette Révolution. Dans la société de la connaissance, c’est le système éducatif qui est devenu central parce que premier lieu de l’apprentissage, même s’il connaît des tensions voire est remis en cause par le système socio-économique en évolution rapide.

(7) Enfin, dans les deux mutations, le rôle des entrepreneurs est fondamental. À la fois parce que l’initiative leur revient, individuellement et collectivement. C’est à eux qu’appartiennent les décisions majeures d’adoption des techniques dans les secteurs clefs. De John Cockerill (1790-1840) à Jean Stéphenne, pour prendre deux entrepreneurs emblématiques des deux mutations en Wallonie, ces capitaines d’industrie ont piloté avec innovation une stratégie de transformation de leur domaine.

5. Les technologies-clefs à l’œuvre dans les quatre pôles de transformation

Le système technique est évidemment actif, de manière transversale dans les quatre pôles de transformation. Régulièrement, les chercheurs, pouvoirs publics, consultants, voire les trois ensemble, listent les technologies-clefs permettant d’anticiper les stratégies sectorielles à mettre en place. Les entreprises sont attentives à ces exercices réguliers comme Prométhée, organisé par le ministère de la Région wallonne fin des années 1990 dans le cadre de la Regional Innovation Strategy (RIS) de la Commission européenne [36], les 47 technologies-clefs à l’horizon 2020 destinées à préparer l’industrie du futur listées en 2014-2015 par le ministère français de l’Industrie et du Numérique [37], le travail mené en 2014 par TNO pour le Parlement européen dans le cadre d’Horizon 2020 [38], l’inventaire – réalisé en 2018 et plus normatif – High Tech Strategy 2025 du ministère fédéral allemand de la Recherche [39], etc. Les grands bureaux de consultants développent régulièrement ce type d’outil : on pense notamment au McKinsey Global Institute qui publie des listes de technologies dites de ruptures [40]. En 2016, la Commission européenne a mis en place un KETs Observatory, destiné à fournir des informations aux institutions, mais aussi aux acteurs des différents pays européens sur les technologies (Key Enabling Technologies) développées dans les différentes parties du monde et bénéficiant de l’attention qui leur est portée par les entreprises [41]. La Commission met également en avant les Technologies futures émergentes : FET (Future Emerging Technologies). Tous ces efforts sont utiles et précieux, même si les temporalités de ces émergences, annoncées par ces prospectives, sont rarement en phase avec les annonces.

Il est donc possible de s’interroger sur les secteurs d’innovation qui portent les pôles de transformation dans la Révolution numérique et constituent ainsi le système technique numérique du XXIe siècle. Celui-ci apparaît d’un tel foisonnement que nous avons, pour le modéliser, limité les secteurs à quatre par pôles et gardé les secteurs d’innovations les plus structurants ou transversaux dans les interstices. En parcourant les travaux susmentionnés, nous avons retenu les secteurs d’innovation qui suivent :

– pôle énergie : énergies renouvelables, véhicules électriques, exploration avancée et récupération du pétrole et du gaz, stockage d’énergie, etc.

– pôle matériaux : imprimantes 3D, économie circulaire, matériaux avancés, internet des objets, etc.

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– pôle de structure du temps : hyperconnectivité et temps réel, déplacements à grande vitesse, véhicules autonomes, informatique quantique, etc.

– pôle de relation au vivant : les innovations médicales, la cybersécurité, l’automatisation du travail cognitif, la prochaine génération de la génomique, etc.

Dans les interstices et transversalités, j’ai placé avant tout ce qui favorise les réseaux, les accès, le travail collaboratif : technologie cloud, internet mobile, technologie blockchain, ainsi que les mastodontes porteurs que sont notamment la robotique avancée (Industrie 4.0), les Smart Cities, l’intelligence artificielle. On sait néanmoins que la dynamique la plus transformatrice à long terme est faite de l’alliance entre l’informatique sous toutes ses formes et la biologie, dans l’axe des sciences du vivant.

 

Conclusion : une transformation inscrite dans le long terme, entre passé, présent et futur

Davantage qu’une simple évolution du système technique, le numérique constitue vraiment une transformation de celui-ci, déclencheur d’une Révolution industrielle que nous appelons cognitive, et qui s’inscrit dans le long terme, passé, mais surtout futur. Passé parce que cette mutation a commencé fin des années 1960 – début des années 1970, même si de nombreux prolégomènes seraient nécessaires pour décrire toutes les étapes permettant de parvenir au moment où l’ordinateur longtemps analogique devient essentiellement numérique [42]. J’aime assez la proposition d’Henri Lilen de prendre comme étape-clef l’invention du microprocesseur 4004 par les ingénieurs d’Intel Corporation en 1971 : Marcian « Ted » Hoff, Frederico Faggin, Stanley Mazor et Masatoshi Shima [43]. C’est peut-être ce moment déclencheur qui rend les éléments complémentaires et cohérents pour provoquer la mutation technique plus ou moins globale qu’évoquait Bertrand Gille [44].

Cependant, cette Révolution s’inscrit surtout dans le futur parce que, comme le souligne régulièrement Thierry Gaudin, elle n’a probablement parcouru qu’une partie de son chemin et que, dès lors, l’ampleur des changements à venir durant les quelques prochaines décennies est évidemment considérable, en particulier dans les relations avec le vivant.

C’est assurément pour cette raison que les êtres humains doivent rester à la barre. En particulier les entrepreneurs dont j’ai dit l’importance centrale, même si la société est concernée dans son ensemble. Car, ne nous y trompons pas, la compréhension commune du monde « qui est » et la vision partagée de celui « qui pourrait être » ont une influence déterminante sur le comportement des femmes et des hommes, quelle que soit l’époque dans laquelle ils vivent et celle qu’ils veulent construire.

Philippe Destatte

@PhD2050

 

[1] Ce papier est la remise au net de la Master Class donnée le 20 mai 2020 par MS Teams devant le personnel de NSI dans le cadre de l’Université NSI organisée à l’initiative de son directeur général, Manuel Pallage. NSI est une société de services informatiques membre du Groupe IT Cegeka. https://www.nsi-sa.be/

[2] Jacques ELLUL, Le Système technicien, Paris, Calmann-Lévy, 1977. (rééd. Le Cherche Midi, 2004, p. 103-104.).

[3] Daniel BELL, The Social Framework of the Information Society (1975) in Tom FORESTER ed., The Microelectronics Revolution, Oxford, Basil Blackwell, 1980. – et aussi dans Michael DERTOUZOS & Joel MOZES eds, The Computer Age, A Twenty Year View, Cambridge Ma, MIT Press, 1980.

[4] Henri LILEN, La Belle histoire des révolutions numériques, Électronique, Informatique, Robotique, Internet, Intelligence artificielle, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2019. Henri Lilen évoque la Révolution numérique comme seconde révolution industrielle. Il considère que si l’informatique est née en 1948, c’est l’invention en 1971 du micro-processeur qui déclenche la véritable numérisation de la société. (p. 11).

[5] technique : nous faisons nôtre la définition d’André Lebeau : une activité dont l’objet est de donner forme à la matière en recourant pour cela à différentes formes d’énergie. A. LEBEAU, Système technique et finitude planétaire, dans  Th. GAUDIN et Elie FAROULT coord., L’empreinte de la technique, Ethnotechnologie prospective, Colloque de Cerisy, p. 21, Paris, L’Harmattan, 2010.

[6] La révolution culturelle et industrielle à laquelle nous assistons est aussi importante que la naissance de l’écriture ou l’invention de l’imprimerie. Ceux qui passeront à côté de cet enjeu seront mis de côté pour longtemps. Ce serait une tragédie pour la Wallonie. Eric DEFFET, Paul Magnette : Passer à côté de la Révolution numérique serait une tragédie pour la Wallonie, dans Le Soir, 25 mars 2015. https://www.lesoir.be/art/832312/article/actualite/belgique/politique/2015-03-25/paul-magnette-passer-cote-revolution-numerique-serait-une-tragedie-pour-w

[7] C’est ce que Pierre Musso qualifie justement de baillon sonore ou baillon médiatique. P. MUSSO, « Révolution numérique » et « société de la connaissance », dans Ena Hors Les Murs, 1er avril 2014, p. 47-49.

[8] Jean DEFRAIGNE, L’économie wallonne, hier, aujourd’hui et demain, dans Wallonie 74, n°2, Conseil économique régional de Wallonie, p. 102-106.

[9] Richard HODSON, Digital revolution, An explosion in information technology is remaking the world, leaving few aspects of society untouched, in Nature Outlook, 29 November 2018. https://media.nature.com/original/magazine-assets/d41586-018-07500-z/d41586-018-07500-z.pdf

[10] Alain TOURAINE, La Société post-industrielle, Paris, Denoël, 1969.

[11] Simon NORA et Alain MINC, L’informatisation de la société, Rapport à M. le Président de la République, p. 11, Paris, La Documentation française, 1978. Sur la critique du concept : Frank WEBSTER, Theories of the Information Society, New York, Routledge, 1995.

[12] D. BELL, Notes on the Post-Industrial Society in Public Interest, n°6 & 7, 1967.

[13] The post-industrial society, it is clear, is a knowledge society in a double sense: first, the sources of innovation are increasingly derivative from research and development (and more directly, there is a new relation between science and technology because of the centrality of theorical knowledge); second, the weight of the society – measured by a larger proportion of Gross National Product and larger share of employment – is increasingly in the knowledge field. D. BELL, The Coming of Post-industrial Society, A Venture in Social Forecasting, p. 212, London, Heinemann, 1974.

[14] La Révolution de l’intelligence, Rapport sur l’état de la technique, Paris, Ministère de l’Industrie et de la Recherche, Numéro Spécial de Sciences et Techniques, Octobre 1983.

[15] Alvin TOFFLER, The Third Wave, New York, William Morrow and Company, 1980. – Edition française : La Troisième vague, Paris, Denoël, 1980.

[16] John NAISBITT, Megatrends, Ten New Directions Transforming our Lives, New York, Warner Book, 1982. – London and Sydney, Futura – Macdonald & Co, 1984. – Edition française : Les dix commandements de l’avenir, Paris-Montréal, Sand-Primeur, 1982.

[17] André-Yves PORTNOFF, Raymond Collard, un tisseur de liens, Note, Paris, 10 septembre 2018. Sur Raymond Collard, voir aussi : Ph. DESTATTE, Les métiers de demain… Question d’intelligence(s), Blog PhD2050, 24 septembre 2018. https://phd2050.org/2018/09/24/helmo2018/

[18] Raymond COLLARD, Prospective 2007… sorties de la crise, transformations des modes de production, du travail et de l’emploi, 1987. http://www.wallonie-en-ligne.net/Wallonie-Futur-1_1987/WF1-CB05_Collard-R.htm #

[19] Thierry GAUDIN, Les métamorphoses du futur, Essai de prospective technologique, p. 5-6, Paris, Economica, 1988.

[20] B. GILLE dir., Histoire des techniques, Technique et civilisations, Technique et Sciences, coll. Encyclopédie de la Pléade, p. 773-774, Paris, NRF, 1978.

[21] Ronald Max HARTWELL, The Causes of the Industrial Revolution, An Essay in Methodology, in The Economic History Review, vol. 18, 1, p. 164-182, August 1965.

[22] Le système technique selon B. Gille : à chaque époque, les savoir-faire que maîtrise l’être humain forment un ensemble cohérent parce qu’ils sont liés entre eux par un réseau d’interactions. A. LEBEAU, Système technique et finitude planétaire…, p. 21.

[23] Nicolas CURIEN et Pierre-Alain MUET, La société de l’information, Rapport du Conseil d’Analyse économique, p. 9, Paris, La Documentation française, 2004.

[24] Angus MADDISON, L’économie mondiale, Une perspective millénaire, p. 280sv, Paris, OCDE, 2001.

[25] Ph. DESTATTE, Mutations, dans Actualquarto n° 355, du 6 septembre 1984, p. 8-9.

https://phd2050.org/2018/10/05/mutations-1984/

[26] toutes les techniques sont, à des degrés divers, dépendantes les unes des autres, et (qu’) il faut nécessairement entre elles une certaine cohérence : cet ensemble de cohérences aux différentes niveaux de toutes les structures de tous les ensembles et de toutes les filières compose ce qu’on peut appeler un système technique. Bertrand GILLE, Prolégomènes à une histoire des techniques, dans B. GILLE dir., Histoire des techniques, Technique et civilisations, Technique et Sciences, coll. Encyclopédie de la Pléade, p. 19, Paris, NRF, 1978.

[27] David S. LANDES, L’Europe technicienne, coll. Bibliothèque des idées, p. 11, Paris, Gallimard, 1975. – The Unbound Promotheus, Technological change and industrial Development in Western Europe from 1750 to the present, p. 2, London – New York, Cambridge University Press, 1969. – La Révolution de l’intelligence…, p. 31.

[28] La Révolution de l’intelligence…, Ibidem.

[29] John NAISBITT, Megatrends, p. 249-250, New York, Warner Books, 1982.

[30] K. LEWIN, Psychologie dynamique, Les relations humaines, coll. Bibliothèque scientifique internationale, p. 244sv., Paris, PuF, 1964. – Bernard BURNES, Kurt Lewin and the Planned Approach to change: A Re-appraisal, Journal of Management Studies, septembre 2004, p. 977-1002.

[31] Thierry GAUDIN, L’avenir de l’esprit, Prospectives, Entretiens avec François L’Yvonnet, Paris, Albin Michel, 2001. –  Th. Gaudin avait déjà évoqué ces grands vagues technologiques d’environ deux siècles dans Th. GAUDIN, Les métamorphoses du futur, Essai de prospective technologique, p. 5, Paris, Economica, 1988.

[32] Th. GAUDIN, 2100, Récit du prochain siècle, p. 54-55, Paris, Payot, 198

[33] Thierry GAUDIN, Les métamorphoses du futur, Essai de prospective technologique, p. 5-6, Paris, Economica, 1988.

[34] Th. GAUDIN et André-Yves PORTNOFF, Rapport sur l’état de la technique : la révolution de l’intelligence, Paris, Ministère de la Recherche, 1983 et 1985.

[35] Manuel CASTELLS, The Rise of the Network Society, Oxford, Wiley-Blackwell, 1996.

[36] Prométhée, Une politique d’innovation à la hauteur des stratégies régionales,  Namur, Région wallonne, 2000.

https://recherche-technologie.wallonie.be/fr/menu/archives/archives/programme-promethee.html

[37] Technologies Clés 2020, Préparer l’avenir de l’industrie du futur, Paris, Ministère de l’Industrie et du Numérique, Direction générale des Entreprises, 2016. https://www.entreprises.gouv.fr/files/files/directions_services/politique-et-enjeux/innovation/technologies-cles-2020/technologies-cles-2020.pdf

[38] Maurits BUTTER e.a., Horizon 2020: Key Enabling Technologies (KETs), Booster for European Leadership in the Manufacturing Sector, TNO-European Parliament, October, 2014.

https://www.researchgate.net/publication/272613645_Horizon_2020_Key_Enabling_Technologies_KETs_Booster_for_European_Leadership_in_the_Manufacturing_Sector

[39] High Tech Strategy 2025, Research and Innovation that benefit the people, Berlin, Bundesministerium für Bildung und Forschung, September 2018. https://www.bmbf.de/upload_filestore/pub/Research_and_innovation_that_benefit_the_people.pdf

[40] Mc Kinsey Global Institute : https://www.mckinsey.com/mgi/our-research/technology-and-innovation

[41] Key Enabling Technologies (KETs) Observatory, Knowledge for Policy, 26 January 2018 :

https://ec.europa.eu/knowledge4policy/publication/key-enabling-technologies-kets-observatory_en

[42] B. GILLE, Histoire des Techniques…, p. 919.

[43] Microprocesseur  distribué en 4 circuits, fonctionnant sur 4 bits et regroupant 2300 transistors. H. LILEN, op. cit., p. 166-168

[44] B. GILLE, Histoire des Techniques…, p. 914.

Ce texte a été écrit en août 1984. Il a été publié dans un numéro spécial de la revue Actualquarto du 6 septembre 1984, sur Les Technologies nouvelles, préfacé par Melchior Wathelet, Ministre des Technologies nouvelles, des PME, de l’Aménagement du Territoire et de la Forêt pour la Région wallonne, dans le cadre de l’Opération Athéna. Il a vocation à nous rappeler que les mutations techniques et sociétales d’aujourd’hui ont été entamées voici plus de trente ans et que, dès lors, elles sont moins neuves que l’on tente de nous le faire croire.

Introduction

Nous ne sommes déjà plus dans les sociétés industrielles [1].

La technique a effectué, en quatre décennies, des progrès de portées infiniment plus élevées qu’au cours des quatre siècles précédents. La naissance du nouveau système technique à laquelle nous assistons est en train d’entraîner une mutation qui aura pour l’humanité une importance comparable à celle provoquée au siècle passé par l’implantation des premières machines à vapeur.

La seconde « révolution industrielle » est commencée. Comme la première, elle ne va pas consister en un simple remplacement d’une génération technologique par une autre, mais c’est tous les domaines de la civilisation qu’elle va affecter : à la fois les principes de la production, l’organisation sociale et la culture. Changement radical, cassure avec la société dans laquelle nous vivons, cette mutation secrète son passage vers une autre ère [2].

En rupture progressive avec la structure ancienne (déstructuration), la crise actuelle fait apparaître des données inassimilables pour les théories économiques et sociales de la période industrielle : endettement mondial collectif, croissance fabuleuse du chômage, impossibilité de maintien du salariat…

Dans le même temps, les marchés tout autant que les mentalités se transforment sous le mouvement de ce que certains ont appelé la troisième vague des sociétés industrielles [3] : après les matières premières et l’énergie, c’est au tour de l’information, en tant que ressource, de polariser les secteurs économiques et de construire une nouvelle structure pour notre société (restructuration) [4].

« Âge de l’intelligence répartie », « Monde de la Communication », « sociétés programmées », « ère de la biomatique » ? Nous ne pouvons pas anticiper sur ce que sera demain. Il est pourtant essentiel que nous essayions de comprendre, et que nous tentions de maîtriser les passages historiques.

La Révolution industrielle

La première grande mutation de l’humanité fut le passage des Sociétés de ramasseurs-chasseurs aux Sociétés pastoro-agricoles. La généralisation de l’économie d’échange ou de marché a marqué le passage aux Sociétés urbaines, et représente la deuxième grande mutation. La Révolution industrielle constitue le passage aux Sociétés industrielles. Troisième grande transformation de l’histoire, elle va modifier complètement les structures de la société. Elle constitue elle-même la structure e mise en place d’un nouveau système.

C’est dans l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle que naît cette révolution, préparée de longue date. Ses causes sont multiples et connues : accumulation du capital grâce à l’augmentation de l’épargne à partir de l’agriculture et du commerce, faibles taux d’intérêt, accroissement de l’investissement, réinvestissements d’une grande partie des profits, innovations et changements dans la technologie et l’organisation de l’industrie (machines à vapeur), laisser-faire, expansion du marché.

La Révolution industrielle s’est produite en Wallonie par imitation et adaptation des données techno-scientifiques anglaises (macro-mutations) : théories lues dans les revues, acquisition de machines, souvent en fraude, et immigration d’entrepreneurs anglais (Cockerill). Elle s’est réalisée de 1770 à 1847 (périodisation courte du professeur Pierre Lebrun), non par un développement uniforme de l’économie dans sa totalité, mais bien à partir de pôles de croissances : régions où sont concentrées les potentialités, et qui se relaient dans le temps : Liège, Verviers, Charleroi, etc. ainsi qu’à partir d’industries-clefs, entreprises motrices résultant de la créativité et des innovations de quelques entrepreneurs : houilleurs et métallurgistes liégeois, verriers carolorégiens, etc. (micromutations). Un axe prend un poids démesuré : le sillon Haine-Sambre-Meuse-Vesdre, rattaché à Bruxelles après 1834-1839 (crise de production et de crédit). [5]

La bourgeoisie qui prend possession de l’État belge en 1830 va jouer un rôle extraordinaire d’entrepreneur par la création d’un réseau de chemin de fer (1835 à 1843), en investissant 138 millions de francs dans la construction de 560 km de lignes. L’impact de cet investissement est considérable, car il représente à la fois un produit et un facteur de la Révolution industrielle. C’est une œuvre économique et technique considérable (143 locomotives !) et originale qui ne pouvait être menée que par l’État.

Processus infiniment plus complexe que la simple instauration d’un machinisme généralisé, la Révolution industrielle a transformé radicalement tous les domaines de la société : démographique, culturel, politique, social… Certains contemporains en étaient conscients, ainsi en est-il de Natalis Briavoinne dans son mémoire écrit pour l’Académie en 1839 :

Dans la seconde moitié du siècle dernier, une marche plus rapide fut imprimée à l’esprit humain ; les connaissances reçurent une direction tout à la fois plus vive et plus pratique. Phénomène remarquable ! À l’époque même où toutes les classes et presque tous les peuples en Europe se précipitaient avec furie les uns contre les autres, accumulant d’immenses efforts pour s’entre-détruire, partout en même temps on se montra saisi d’un plus grand désir d’améliorer. Cette passion prit alors un si grand empire parmi les hommes; elle les doua de ressources si fécondes, qu’une guerre de vingt-cinq ans, accompagnée de convulsions intérieures ne put arrêter le progrès dans toutes les branches de l’organisation matérielle de la société. C’est qu’au milieu de cet immense désordre, la sphère du travail s’agrandissait ; les moyens d’exécution allaient en se multipliant et en se simplifiant chaque jour davantage. L’on vit en conséquence la population s’accroître par la diminution des chances de la mortalité. Les trésors que la terre renferme furent mieux et plus abondamment exploités ; l’homme produisit et consomma davantage; il devint plus riche. Tous ces changements constituent la révolution industrielle [6].

La Révolution informatique

Le système en place

Avec le système mis en place par la Révolution industrielle des XVIIIe et XIXe siècles, un circuit s’établit entre l’accumulation du capital et une croissance économique auto-entretenue, alors que cela n’existait pas dans l’économie rurale. Les investisseurs, dont la motivation est le profit (bénéfice), vont chercher à élever la productivité (production par unité de travail) par des innovations technologiques : mécanique, pétrole, automobile, électricité, etc.

Ces productions et technologies stimulent la croissance pendant un temps puis s’essoufflent. Il faut donc susciter, par des investissements dans la recherche, de constantes innovations. Ces investissements dépendent bien sûr des conditions et de l’environnement économiques et financiers : profits, crédits, taux d’intérêt (prix de l’argent qu’on emprunte), liquidités monétaires.

Les blocages technologiques et les nouveaux financements

Au début des années 1970 sont apparues aux États-Unis, et plus particulièrement dans la Silicon Valley, une multitude de petites entreprises en marge des grands monopoles industriels. Alors que l’on parlait de « blocages technologiques », ces petites affaires, créées par quelques ingénieurs, souvent formés dans les grands laboratoires, se sont fabriqué un créneau dans le domaine des technologies de l’information et de la communication. Ces entreprises avaient trouvé dans le capital-risque (venture capital) une solution originale à leurs besoins de financement : leur technologie très avancée, susceptible de dégager une forte valeur ajoutée leur avait permis d’associer à leur projet industriel un ou plusieurs investisseurs privés. Les seconds pariaient sur la créativité des premiers. Apple Computer, Digital Equipment et plus de 3000 autres nouvelles sociétés américaines ont pu attirer en dix ans près de 7 milliards de dollars d’investissements [7].

Peu d’entre elles allaient pourtant résister aux coûts de la recherche de pointe ou à la concurrence des géants du marché de l’informatique comme IBM. En 1983, cette société avait acquis 30% du marché mondial (100 milliards de $) de ce secteur. Elle consacre aujourd’hui plus de 1500 millions de $ par an pour sa recherche et son développement.

Les nouveaux pôles de croissance

Les autres entreprises, comme General Electric, ITT, American Telegraph & Telephone ont, à leur tour, réorienté leurs activités vers les technologies nouvelles polarisées dans la Silicon Valley où les petites affaires se font de moins en moins nombreuses (phénomène de concentration et absorption par les grands groupes).

Le gouvernement fédéral américain a, dans le même temps, repris un rôle primordial dans le développement des secteurs de pointes en relançant les recherches fondamentale et appliquée dans les domaines militaire et spatial, recherches confiées à des entreprises privées, subsidiées à cet effet.

Entretemps, un second pôle de croissance a pris une ampleur tout aussi considérable. Inaugurée en 1969 avec un capital de 2 millions de $, modernisée depuis grâce à plus de 200 millions de $ d’investissements, la société japonaise NEC de Kynshu est devenue la première productrice mondiale des circuits intégrés.

Les activités motrices

Aucune technologie ne s’est infiltrée aussi largement et profondément que l’électronique en si peu de temps. La Révolution, basée sur l’information a suscité ses industries motrices : informatique, télématique, biotechnologie.

À côté de ces domaines nouveaux, la mutation technologique opère aussi dans les secteurs dits « traditionnels » : automatisation, robotique, programmation, conception assistée par ordinateur, coupe au laser. Les États-Unis et le Japon qui, depuis 1974, n’ont cessé d’améliorer leur industrie textile savent qu’il n’y a pas de secteur condamné, seulement des technologies dépassées.

L’Europe occidentale apparaît comme le troisième pôle de la grande mutation technologique. Son retard est important par rapport à ses concurrents, mais la communauté européenne vient de relever le défi en développant le programme « Esprit » (European Strategic Program for Research and Development in Information Technology), qui doit permettre dans les dix prochaines années de rejoindre et dépasser le Japon et les États-Unis. À cet effet, 750 millions d’ECU (plus de 600 millions de $) vont être investis d’ici 1988 dans la micro-électronique, les technologies de logiciels, les systèmes de bureautique et la production intégrée par ordinateur. Des accords ont été passés avec les grands consortiums européens : Bull, Inria (France), ICL et GEC (Grande Bretagne), Olivetti (Italie) et Siemens (République fédérale allemande).

La Wallonie

Comme au XIXe siècle, la Wallonie est interpellée par la nouvelle « révolution industrielle ». À cette époque, elle a prouvé sa capacité à modifier ses structures avec efficacité et, après des tensions, à retrouver un équilibre social où l’Homme est davantage respecté.

Pour les amener dans les usines et les bureaux, la première Révolution industrielle avait chassé les individus de leur foyer. La nouvelle révolution pourrait les y ramener par le « télétravail ».

Assurément, le projet ATHENA participe à cet effort de mutation technologique. Il doit s’affirmer et s’appuyer sur toutes les forces régionales qui doivent avoir en tête les modèles de transformations précédentes. Ici, comme aux États-Unis – le secteur de la microbiologie et ses liaisons avec l’industrie chimique sont caractéristiques – les nouvelles technologies ne pourront se développer qu’en prenant appui sur des secteurs classiques déjà existants.

Comme Natalis Briavoinne en 1839, nous devons savoir que les réactions en chaîne de ces adoptions technologiques vont déclencher une mutation et vont modifier radicalement tous les domaines qu’elles atteindront.

C’est cela une révolution.

Philippe Destatte

@PhD2050

[1] Philippe DESTATTE, Mutations, dans Actualquarto n° 355, du 6 septembre 1984, p. 8-9.

[2] Jacques ELLUL, La Cassure, dans Le Monde, 18 février 1983, p. 2. L’auteur de Le Système technicien (Paris, Calmann-Lévy, 1977) écrit : Le premier défaut est évidemment de ne pas réaliser ce que signifie le terme même de  » seconde révolution industrielle  » par manque de réflexion sur… la première révolution industrielle du dix-huitième siècle. On ne prend pas du tout conscience de ce qui s’est passé alors ! Il faut arriver à  » se mettre dans la peau  » des gens du dix-huitième siècle. Qu’est-ce qui a changé sous l’impact du développement de l’industrie lourde et de l’apparition d’une nouvelle source d’énergie (charbon, métallurgie, textile) ? L’entreprise a radicalement changé : elle a cessé d’être une  » manufacture « . Le rôle de l’argent a été fondamentalement transformé (au lieu d’être investi dans le commerce, il s’est investi dans l’industrie). Il y a eu un déplacement massif de la population (urbanisation – usine) et création d’une nouvelle classe sociale liée à un nouveau mode de rétribution du travail : le salariat. Voir aussi : Jacques ELLUL, Changer de révolution, L’inéluctable prolétariat, Paris, Seuil, 1982.

[3] Alvin TOFFLER, La Troisième vague, Paris, Denoël, 1980.

[4] John Naisbitt écrit : Dans la société de l’informatique, nous avons systématisé la production du savoir et amplifié notre pouvoir intellectuel. Pour user d’une métaphore empruntée au langage de l’industrie, nous produisons désormais du savoir en masse, et ce savoir représente le moteur de notre économie. John NAISBITT, Les Dix commandements de l’avenir, (Megatrends), p. 44, Montréal, Primeur, Paris, Sand, 1982.

[5] Pierre LEBRUN, Marinette BRUWIER, Jan DHONDT, Georges HANSOTTE, Essai sur la Révolution industrielle en Belgique, 1770-1847, Bruxelles, Palais des Académies, 1979. – P. LEBRUN, Histoire quantitative et développement de la Belgique au XIXe siècle, Etat des recherches, règles méthodologiques, choix épistémologiques, dans Cahiers de Clio, n°64, Liège, 1980, p. 35-39.

[6] Natalis BRIAVOINNE, De l’industrie en Belgique, t. 1, p. 185-186, Bruxelles, E. Dubois, 1839.

[7] Pierre MASSANT, Aventure risquée ou capital risque, UCL, Cellule de Liaison Recherche et Développement, 6 avril 1984.

Referring to a study in March 2017 by the Institute for the Future (Palo Alto, California), the Mosan Free University College (HELMo) [1] noted, at the start of the 2018-2019 academic year, that 85% of the jobs in 2030 have not yet been invented [2]. The HELMo team rightly pointed out that population ageing, climate and energy changes, mass migrations and, of course, digital technologies, robotisation and other scientific advances are all drivers of change that will revolutionise the entire world. Highlighting its vocational emphasis as a higher education institution, it wondered whether the jobs for which it was training people today would still exist tomorrow. At the same time, its Director-President Alexandre Lodez, along with the teaching staff representative, lawyer Vincent Thiry, and the student representative, pointed out that HELMo did not only want to train human operational resources in response to a particular demand from the labour market, but also wanted to train responsible citizens capable of progressing throughout their careers and lives. Everyone was asking a key question: What, therefore, are the key skills to be consolidated or developed?

I will try to answer this question in three stages.

Firstly, by mentioning the global upheavals and their effects on jobs. Then, by drawing on a survey carried out by futurists and experts from around the world this summer, the results of which were summarised in early September 2018. And finally, by a short conclusion expressing utopia and realism.

1. Global upheavals

On the issue of technical and economic changes, we could proceed by mentioning the many contemporary studies dealing with this topic, including those by Jeremy Rifkin [3], Chris Anderson [4], Dorothée Kohler and Jean-Daniel Weisz [5], François Bourdoncle and Pierre Veltz and Thierry Weil [6]. We could also describe the New Industrial Paradigm [7]. Or, to reflect current events, we could even call on Thierry Geerts, head of Google Belgium, whose work, Digitalis [8] is very popular at present.

But it is to Raymond Collard that I will refer. Former professor at the University of Namur, Honorary Director-General of the Research, Statistics and Information Service at the Ministry of the Wallonia Region – the current Public Service of Wallonia – and scientific coordinator of the permanent Louvain Research and Development Group, Raymond Collard was born in 1928, but his death in Jemeppe-sur-Meuse on 8 July 2018 was met with indifference by Wallonia. It was only through an email from my colleague and friend André-Yves Portnoff on 13 September that I learned, from Paris, about his death.

On 15 March 1985, an article in the journal La Wallonie caught my attention. The title of this paper by Raymond Collard was provocative: Seeking Walloon pioneers! But the question was specific and could be asked again thirty-three years later: Are there, among the readers of this journal, men and women who can identify large or small businesses in Wallonia that truly live according to the principles of the “intelligence revolution”? The paper made reference to the presentation, in Paris, of the report drawn up by a team led by futurists: according to the report on the state of technology, we are witnessing the advent not of the information society, as is often said, particularly in Japan, but of the “creation society”, whose vital resource is intelligence and talent rather than capital. That is also why we talk of the intelligence revolution, a revolution which requires the harnessing of intelligence, something which cannot be done by force. The normal relationships between power and skills are altered at all levels.

The report itself, entitled La Révolution de l’intelligence [9], complemented my reading of the works of John Naisbitt [10] and Alvin Toffler [11]. It was described extensively by Raymond Collard. This relationship builder, as André-Yves Portnoff [12] called him, had travelled to Paris for the presentation of this document by Thierry Gaudin, civil engineer and head of the Centre de Prospective et d’Évaluation [Foresight and Assessment Centre] at the French ministry of Research, and Portnoff, then editor-in-chief of Sciences et Techniques, published by the French Society of Scientists and Engineers. The Minister for Research and Technology, Hubert Currien, and the Minister for Industrial Redeployment and Foreign Trade Edith Cresson were present at the event. Both were members of the government of Laurent Fabius while François Mitterrand was President of the Republic. It is not surprising that two ministers were present since the Centre de Prospective et d’Évaluation (CPE) was a service common to both ministries.

S-T_Revolution-Intelligence_1985

After finding this report, then photocopying it in the library, I literally devoured it – and then bought it on eBay. In 2018, it spells out a first clear message: the upheavals we are experiencing today are not new, even if they seem to be gathering momentum. Another message from Thierry Gaudin is that the cognitive revolution, reflected in the changes underway, has been ongoing since the start of the 1970s and will continue for several more decades.

I was not surprised then, as I am not surprised now. The conceptual context of the evolution of the technological system, leading to widespread change in all areas of society, is one I was familiar with. It had been taught to me at the University of Liège by Professor Pierre Lebrun, a historian and economist with a brilliant, incisive mind, whose astute words I would go and listen to, as one might listen to some freebooter down at the harbour. I taught this conceptual context to my students at Les Rivageois (Haute École Charlemagne) and at the High School Liège 2, and I teach it still at the University of Mons and even in Paris. Which is only fitting.

The analysis model for this context was conceptualised by Bertrand Gille, a technology historian and Professor at the École pratique des Hautes Études in Paris. In it, the director of the remarkable Histoire des Techniques in L’Encyclopédie de La Pléade, at Gallimard [13], clearly showed that it was the convergence of the rapid changes in the levels of training among the population and the spread of scientific and technical knowledge that was the driver of the technological progress that brought about the engineering Industrial Revolution. It will come as no surprise that Bertrand Gille was also a former teacher of Professor Robert Halleux, who was himself the founder of the Science and Technology Centre at the University of Liège. In this way, Bertrand Gille left his mark on several generations of researchers, historians and futurists, some devoting themselves to just one of the tasks, others to the other, and still others to both.

This model, which was reviewed by Jacques Ellul and Thierry Gaudin, imagines that the medieval technological system, highlighted by Fernand Braudel, Georges Duby and Emmanuel Leroy Ladurie, corresponds to an industrial technological system, which was the driving force and the product of an Industrial Revolution, described by Pierre Lebrun, Marinette Bruwier et al.[14], and, finally, a technological system under development, under construction, fostering the Intelligence Revolution and far from over. Land was key in the first revolution, capital in the second, and the third is based on the minds of men and women. Each time, it is materials, energy, the relationship with living beings and time that are involved.

In 1985, Raymond Collard explained what he had clearly understood from the report produced by Gaudin and Portnoff and the several hundred researchers they enlisted: the importance of the four major changes in the poles that are restructuring society:

– the huge choice of materials and their horizontal percolation, ranging from uses in the high-tech sectors to more common uses;

– the tension between nuclear power and saving energy resources, in a context of recycling;

– the relationship with living beings and the huge field of biotechnology, including genetics;

– the new structure of time punctuated in nanoseconds by microprocessors.

Raymond Collard explored all these points some time later in a remarkable speech to the first Wallonia toward the future Congress in Charleroi, in October 1987, entitled: Foresight 2007 … recovering from the crisis, changes in work production methods and employment, which is still available online on The Destree Institute website [15]. In this speech, Collard, who was Professor at the Faculty of Economics and Social Sciences at the University of Namur, noted the following: it has been written that microelectronics is intellectualising industry. We are experiencing an industrial revolution that can be described as an “intelligence revolution”. The development of the possibilities created by the dramatic advances in microelectronics has opened up vast spheres to computer technology. Tomorrow, we will make greater use of artificial intelligence, which will be in evidence everywhere with the implementation of fifth-generation computers [16].

The 1985 report by the CPE remains a mine of information for anyone wanting to understand the changes underway, by looking both retrospectively – examining futures that did not happen – and prospectively – envisaging possible futures to construct a desirable future. There are some precepts to be drawn that are useful mainly for higher educational institutions and our businesses. The following give us cause to reflect:

experience shows that the introduction of new technologies is harmonious only if the training comes before the machines” (p.15).

it is no longer possible to develop quality without giving each person control over their own work” (p.15).

giving a voice only to management means wasting 99% of the intellectual resources in the business” or the organisation. (…) Harnessing all the intelligence is becoming essential (p.42).

“a successful company is one that is best able to harness the imagination, intelligence and desire of its staff” (45).

“the new source of power is not money in the hands of a few, but information in the hands of many”. Quotation taken from the works of John Naisbitt (p.45).

But, above all, the text shows, in the words of the German philosopher Martin Heidegger, that the essence of technology has nothing to do with technology [17]. Everything in technology was first dreamed up by man, and what has been successful has also been accepted by human society, states the report [18]. For this report on the state of technology is also a lesson in foresight. It reminds us, specifically through retrospect, that we are very poor at anticipating what does not already exist. Of course, as Gaston Berger stated on several occasions, the future does not exist as an object of knowledge. It exists solely as a land for conquest, desire and strategy. It is the place, along with the present, where we can innovate and create.

We often mistakenly believe that technologies will find their application very quickly or even immediately. Interviewed in February 1970 about 1980, the writer Arthur Koestler, author of Zero and Infinity, envisaged – as we do today – our houses inhabited by domestic robots that are programmed every morning. He imagined electric mini-cars in city centres closed to all other forms of traffic. He thought that telematic communications would, in 1980, allow us to talk constantly by video so as to avoid travelling. Interviewed at the same time, the great American futurist Herman Kahn, cofounder of the Hudson Institute, imagined that, in 1980, teaching would be assisted by computers which would play, for children, an educational role equivalent to the role filled by their parents and teachers[19].

The world continues to change, sustained, and also constrained, by the four poles. The transition challenges us and we are trying to give the impression that we are in control of it, even if we have no idea what we will find during its consolidation phase, sometime in the 22nd century.

Which jobs will survive these upheavals? Such foresight concerning jobs and qualifications is difficult. It involves identifying changes in employment and jobs while the labour market is changing, organisations are changing and the environment and the economic ecosystem are changing. But it also involves taking into account the possible life paths of the learners in this changing society [20], anticipating skills needs and measuring workforce turnover.

What we have also shown, by working with the area authorities, vocational education institutions and training bodies is that it is often at micro and territorial level that we are able to anticipate, since it seems that the project areas will be required, in ten to fifteen years at the latest, to be places for interaction and the implementation of (re)harmonised education, training and transformation policies for our society, with varying degrees of decentralisation, deconcentration, delegation, contractualisation and stakeholder autonomy. It is probably the latter context that will be the most creative and innovative, and one in which progress must be made. This requires cohesive, inspirational visions per area at the European, federal, regional and territorial level.

In leading the permanent Louvain Research and Development Group since the mid-1960s, particularly with the help of Philippe le Hodey and Michel Woitrin and the support of Professor Philippe de Woot, Raymond Collard had successfully set up and operated a genuine platform of the sort advocated by the European Commission today. Referring, as always, to Thierry Gaudin, he noted in 2000 that understanding innovation means grasping technology, not in terms of what is already there but in terms of revealing what is not yet there [21]. And although Raymond Collard recognised that this required a considerable R&D effort, he observed that this was not enough: as an act of creation which the market has to validate, innovation is the result of an interdisciplinary and interactive process, consisting of interactions within the business itself and between the business and its environment, particularly in terms of “winning” and managing knowledge and skills [22]. With, at the heart its approach, the idea, dear to François Perroux and highlighted by the work of the Louvain Research and Development Group in 2002, that a spirit is creative if it is both open and suited to combining what it receives and finding new combinatorial frameworks [23].

This thought is undoubtedly still powerful, and will remain so.

2. Foresight: from technological innovation to educational innovation

Like any historian, the futurist cannot work without raw material, without a source. For the latter, collective intelligence is the real fuel for his innovative capacity.

To that end, in 2000, The Destree Institute joined the Millennium Project. This global network for future studies and research was founded in 1996 in Washington by the American Council for the United Nations University, with the objective of improving the future prospects for humanity. It is a global participatory think tank, organised in more than sixty nodes, which are themselves heads of networks, involving universities, businesses and private and public research centres. Since 2002, The Destree Institute has represented the Brussels-Area Node which aims to be cross-border and connected with the European institutions [24].

The-Millennium-Project_logo250

In preparation for a wide-ranging study entitled Future Work/Technology 2050, the Millennium Project Planning Committee drafted some global scenarios to which they sought reactions from around 450 futurists and other researchers or stakeholders. A series of seminars was organised in twenty countries in order to identify the issues and determine appropriate strategies to address them. It was on this basis that a series of real-time consultations with experts (Real-Time Delphi) was organised on issues of education and learning, government and governance, businesses and work, culture and art and science and technology. From a series of 250 identified actions, 20 were selected by the panel of experts in the field of education and learning.

The complete list of the 20 actions is shown below. I have ordered them, for the first five at least, according to their level of relevance – effectiveness and feasibility –, as they were ranked by the international panel.

The first action on this list concerns the educational axes. This involves:

4. Increase focus on developing creativity, critical thinking, human relations, philosophy, entrepreneurship (individual and teams), art, self-employment, social harmony, ethics, and values, to know thyself to build and lead a meaningful working life with self-assessment of progress on one’s own goals and objectives (as Finland is implementing). 

The second will delight futurist teachers, since it involves:

20. Include futures as we include history in the curriculum. Teach alternative visions of the future, foresight, and the ability to assess potential futures. 

The third action is a measure of social cohesion:

6. Make Tele-education free everywhere; ubiquitous, lifelong learning systems.

The fourth, in my view, is probably the most important at the operational level:

2. Shift education/learning systems more toward mastering skills than mastering a profession. 

The fifth will totally transform the system:

3. In parallel to STEM (and/or STEAM – science, technology, engineering, arts, and mathematics) create a hybrid system of self-paced inquiry-based learning for self-actualization; retrain teachers as coaches using new AI tools with students.

The 15 other actions are listed in no particular order, some complementing initiatives on the ground, particularly in the Liège-Luxembourg academic Pole.

1. Make increasing individual intelligence a national objective of education (by whatever definition of intelligence a nation selects, increasing “it” would be a national objective). 

5. Continually update the way we teach and how we learn from on-going new insights in neuroscience. 

7. Unify universities and vocational training centres and increase cooperation between schools and outside public good projects.

8. Utilize robots and Artificial Intelligence in education. 

9. Focus on exponential technologies and team entrepreneurship.

10. Change curriculum at all levels to normalize self-employment. 

11. Train guidance counsellors to be more future-oriented in schools. 

12. Share the responsibility of parenting as an educational community. 

13. Promote “communities of practice” that continually seek improvement of learning systems. 

14. Integrate Simulation-Based Learning using multiplayer environments. 

15. Include learning the security concerns with respect to teaching (and learning) technology. 

16. Incorporate job market intelligence systems into education and employment systems. 

17. The government, employers across all industry sectors, and the labour unions should cooperate in creating adequate models of lifelong learning. 

18. Create systems of learning from birth to three years old; this is the key stage for developing creativity, personality. 

19. Create mass public awareness campaigns with celebrities about actions to address the issues in the great transitions coming up around the world [25].

We can appreciate that these actions do not all have the same relevance, status or potential impact. That is why the top five have been highlighted. However, the majority are based on a proactive logic of increasing our capacities for educating and emancipating men and women. The fact that these actions have been thought about on all continents, by disparate stakeholders, with a genuine convergence of thought, is certainly not insignificant.

3. Conclusion: in the long term, humans are the safest bet

As regards Wallonia, and Liège in particular, we are familiar with the need to create value collectively so that we are able to make ourselves autonomous and so that we can be certain of being able to face the challenges of the future. Without question, we must place social cohesion and energy and environmental risks at the top of this list of challenges. Innovative and creative capacities will be central to the skills that our young people and we ourselves must harness to address these challenges. These needs can be found at the core of the educational and learning choices up to 2050 identified by the Millennium Project experts.

The 1985 report on The Intelligence Revolution, as highlighted by Raymond Collard, is both distant from us in retroforesight terms and close to us in terms of the relevance of the long-term challenges it contains. In this respect, it fits powerfully and pertinently into our temporality. In the report, Thierry Gaudin and André-Yves Portnoff noted that setting creation in motion means sharing questions before answers and accepting uncertainty and drift. Dogmatism is no longer possible (…) as a result, utopia is evolving into realism. In the long term, humans are the safest bet [26].

Of course, betting on humans has to be the right decision. It is men and women who are hard at work, and who must remain so. This implies that they are capable of meeting the challenges, their own and also those of the society in which they operate. Technically. Mentally. Ethically.

Philippe Destatte

@PhD2050

[1] This text is a revised version of a speech made at the start of the HELMo 2018-2019 academic year, on 18 September 2018, on the subject of The jobs of tomorrow... A question of intelligence.

[2] The experts that attended the IFTF workshop in March 2017 estimated that around 85% of the jobs that today’s learners will be doing in 2030 haven’t been invented yet. This makes the famous prediction that 65% of grade school kids from 1999 will end up in jobs that haven’t yet been created seem conservative in comparison. The next era of Human/Machine Partnerships, Emerging Technologies, Impact on Society and Work in 2030, Palo Alto, Cal., Institute for the Future – DELL Technologies, 2017.

http://www.iftf.org/fileadmin/user_upload/downloads/th/SR1940_IFTFforDellTechnologies_Human-Machine_070717_readerhigh-res.pdf

[3] In particular, his best book: Jeremy RIFKIN, The End of Work, The Decline of the Global Labor Force and the Dawn of the PostMarket Era, New York, Tarcher, 1994.

[4] Chris ANDERSON, Makers, The New Industrial Revolution, New York, Crown Business, 2012.

[5] Dorothée KOHLER and Jean-Daniel WEISZ, Industrie 4.0, Les défis de la transformation numérique du modèle industriel allemand, p. 11, Paris, La Documentation française, 2016.

[6] François BOURDONCLE, La révolution Big Data, in Pierre VELTZ and Thierry WEIL, L’industrie, notre avenir, p. 64-69, Paris, Eyrolles-La Fabrique de l’Industrie, Colloque de Cerisy, 2015.

[7] Philippe DESTATTE, The New Industrial Paradigm, Keynote at The Industrial Materials Association (IMA-Europe) 20th Anniversary, IMAGINE event, Brussels, The Square, September 24th, 2014, Blog PhD2050, September 24, 2014.

https://phd2050.org/2014/09/26/nip/

[8] Thierry GEERTS, Digitalis, Comment réinventer le monde, Brussels, Racine, 2018.

[9] La Révolution de l’intelligence, Rapport sur l’état de la technique, Paris, Ministère de l’Industrie et de la Recherche, Sciences et Techniques Special Edition, October 1983.

[10] John NAISBITT, Megatrends, Ten New Directions Transforming our Lives, New York, Warner Book, 1982. – London and Sydney, Futura – Macdonald & Co, 1984.

[11] Alvin TOFFLER, The Third Wave, New York, William Morrow and Company, 1980.

[12] André-Yves PORTNOFF, Raymond Collard, un tisseur de liens, Note, Paris, 10 September 2018.

[13] Bertrand GILLE dir., Histoire des Techniques, Techniques et civilisations, Technique et sciences, Paris, Gallimard, 1978.

[14] Pierre LEBRUN, Marinette BRUWIER, Jan DHONDT and Georges HANSOTTE, Essai sur la Révolution industrielle en Belgique, 1770-1847, Brussels, Académie royale, 1981.

[15] Raymond COLLARD, Prospective 2007… sorties de la crise, transformations des modes de production, du travail et de l’emploi, dans La Wallonie au futur, Cahier n°2, p. 124, Charleroi, The Destree Institute, 1987.

http://www.wallonie-en-ligne.net/Wallonie-Futur-1_1987/WF1-CB05_Collard-R.htm

[16] R. COLLARD, Prospective 2007…, p. 124.

[17] This was his 1953 lecture. Martin HEIDEGGER, Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958. – Our translation.

[18] La Révolution de l’intelligence…, p. 182.

[19] La Révolution de l’intelligence…, p. 24.

[20] Didier VRANCKEN, L’histoire d’un double basculement, preface to D. VRANCKEN, Le crépuscule du social, Liège, Presses universitaires de Liège, 2014.

[21] Thierry GAUDIN, Les dieux intérieurs, Philosophie de l’innovation, Strasbourg, Koenigshoffen, Cohérence, 1985.

[22] Raymond COLLARD, Le Groupe permanent Recherche – développement de Louvain, p. 11, Brussels, Centre scientifique et Technique de la Construction (CSTC), 2000.

[23] Permanent Leuven Research and Development Group, 37th year, Peut-on industrialiser la créativité?, 2002. – François PERROUX, Industrie et création collective, t. 1, Saintsimonisme du XXe siècle et création collective, p. 166, Paris, Presses universitaires de France, 1964.

[24] http://www.millennium-project.org/

[25] Jerome GLENN, Results of the Education and Learning Real-Time Delphi that assessed 20 long-range actions to address future works-technology dynamics, Sept 2, 2018.

[26] La Révolution de l’intelligence…, p. 187.

Se référant à une étude de mars 2017 de l’Institute for the Future (Palo Alto, Californie), la Haute École libre mosane [1] rappelait, à l’occasion de sa rentrée académique 2018-2019, que 85 % des métiers de 2030 n’avaient pas encore été inventés [2]. L’équipe d’HELMo indiquait justement que le vieillissement de la population,
les changements climatiques et énergétiques, les migrations de masse et bien sûr, les technologies numériques, la robotisation et les autres progrès scientifiques sont autant de facteurs de changement qui bouleversent le monde dans sa globalité. Soulignant sa vocation professionnalisante, en tant que Haute École, elle se demandait si les métiers auxquels elle forme aujourd’hui existeront encore demain ? Dans le même temps, son directeur-président Alexandre Lodez, mais aussi le représentant du personnel enseignant, l’avocat Vincent Thiry et la déléguée des étudiants, insistaient sur le fait qu’HELMo ne souhaitait pas former uniquement des ressources humaines opérationnelles, en réponse à telle ou telle demande ponctuelle du marché
du travail, mais veut aussi former des citoyens responsables, capables d’évoluer tout au long de leur carrière et de leur vie. Toutes et tous posaient une question essentielle : quelles sont dès lors les compétences clés à renforcer ou à développer ?

J’essaierai d’y répondre en trois temps.

D’abord en évoquant les bouleversements du monde et leurs effets sur les métiers. Ensuite, en utilisant les résultats d’une enquête menée par des prospectivistes et experts du monde entier cet été 2018, et dont les résultats ont été synthétisés début septembre. Enfin, par une brève conclusion qui articule utopie et réalisme.

 

1. Les bouleversements du monde

Sur la question des transformations technico-économiques, nous pourrions entrer en matière en évoquant les multiples travaux contemporains qui en traitent, de Jeremy Rifkin [3] à Chris Anderson [4], de Dorothée Kohler et Jean-Daniel Weisz [5], à François Bourdoncle, Pierre Veltz ou Thierry Weil [6]. Nous pourrions également décrire le Nouveau Paradigme industriel [7]. Ou même, pour être dans l’actualité immédiate, faire appel à Thierry Geerts, patron de Google Belgique, dont l’ouvrage, Digitalis [8] est actuellement présent partout.

C’est plutôt à Raymond Collard que je me réfèrerai. Ancien professeur à l’Université de Namur, directeur général honoraire du Service des Études, de la Statistique et de l’Informatique au Ministère de la Région wallonne – l’actuel Service public de Wallonie -, coordinateur scientifique du Groupe permanente de Recherche et Développement de Louvain, Raymond Collard, qui était né en 1928, est mort à Jemeppe-sur-Meuse, dans l’indifférence de la Wallonie, le 8 juillet 2018. Ce n’est que par un courriel de mon collègue et ami André-Yves Portnoff du 13 septembre que j’ai appris, depuis Paris, son décès.

Le 15 mars 1985, j’avais été interpellé par un article dans le journal La Wallonie. Le titre de ce papier signé Raymond Collard était provocateur : On cherche des pionniers wallons ! Mais la question était précise, et pourrait être reposée trente-trois ans plus tard : Y a-t-il parmi les lecteurs de ce journal des hommes et des femmes qui peuvent identifier en Wallonie des entreprises petites ou grandes qui vivent réellement selon les principes de la « révolution de l’intelligence ? Le papier faisait référence à la présentation à Paris, du rapport élaboré par une équipe pilotée de prospectivistes : d’après le rapport sur l’état de la technique, nous assistons à l’avènement, non pas de la société de l’information, comme on le dit souvent, notamment au Japon, mais de la « société de création », dont la ressource essentielle est l’intelligence, le talent, et non plus le capital. C’est aussi pourquoi l’on parle de la révolution de l’intelligence, une révolution qui impose la mobilisation des intelligences, mobilisation qui ne peut pas s’effectuer par la contrainte. Les relations habituelles entre le pouvoir et les talents sont modifiés à tous les niveaux. […], c’est-à-dire qui s’efforcent avant tout de mobiliser toutes les intelligences et les énergies de leurs travailleurs et de leurs cadres [9].

Le rapport lui-même, intitulé La Révolution de l’intelligence [10], complétait bien mes lectures des travaux de John Naisbitt [11] ou d’Alvin Toffler [12]. Il était largement décrit par Raymond Collard. Ce tisseur de liens, comme l’a appelé André-Yves Portnoff [13] s’était déplacé à Paris pour la présentation du document par Thierry Gaudin, ingénieur des Ponts et chef du Centre de Prospective et d’Évaluation au Ministère français de la Recherche et Portnoff, alors rédacteur en chef de Sciences et Techniques, édité par la Société des Ingénieurs et Scientifiques de France. Le ministre de la Recherche et de la Technologie, Hubert Currien, ainsi que la ministre du Redéploiement industriel et du Commerce extérieur assistaient à l’événement. Tous deux étaient membres du Gouvernement de Laurent Fabius, sous la présidence de la République de François Mitterrand. Il ne faut pas s’étonner de cette double présence ministérielle puisque le Centre de Prospective et d’Évaluation (CPE) était un service commun à ces deux ministères.

S-T_Revolution-Intelligence_1985

Ce rapport, après l’avoir recherché, puis photocopié en bibliothèque, je l’ai littéralement dévoré, – et depuis acquis sur eBay. Il appelle en 2018 un premier message clair : les bouleversements que nous connaissons aujourd’hui ne sont pas neufs, même s’ils nous paraissent monter en puissance. Les mutations en cours, la Révolution cognitive est en œuvre depuis le début des années 1970 et elle va se poursuivre encore pendant quelques décennies, ce qui constitue un autre message de Thierry Gaudin.

Je n’en étais pas étonné hier, comme je ne suis pas étonné aujourd’hui. Le cadre conceptuel de l’évolution du système technique emmenant avec lui une mutation généralisée de tous les domaines de la société était, est celui que je connaissais. Il m’avait été enseigné à l’Université de Liège par le Professeur Pierre Lebrun, – historien et économiste, esprit brillant et mordant dont j’allais écouter la parole aiguisée, comme on va entendre quelque flibustier sur le port. Ce cadre conceptuel, je l’avais enseigné à mes étudiants aux Rivageois (Haute École Charlemagne) et à l’Athénée de Liège 2, et je l’enseigne toujours à l’Université de Mons, ou même à Paris. Ce qui constitue un juste retour.

Le modèle d’analyse en a été conceptualisé par Bertrand Gille, historien des techniques, professeur à l’École pratique des Hautes Études à Paris. Le directeur de la remarquable Histoire des Techniques dans L’Encyclopédie de La Pléade, chez Gallimard [14], y a bien montré que ce sont la conjonction de l’évolution rapide des niveaux de formation des populations et la diffusion des connaissances scientifiques et techniques qui ont constitué le moteur du progrès technique permettant la Révolution industrielle machiniste. On ne s’étonnera pas que Bertrand Gille fût aussi l’ancien maître du professeur Robert Halleux, lui-même fondateur du Centre d’Histoire des Sciences et des Techniques de l’Université de Liège. Ainsi, Bertrand Gille a-t-il marqué plusieurs générations de chercheurs, historiens et prospectivistes, certains ne s’adonnant qu’à une des tâches, d’autres à l’autre, d’autres encore, aux deux.

Ce modèle, revu par Jacques Ellul et Thierry Gaudin conçoit que, au système technique médiéval, mis en évidence par Fernand Braudel, Georges Duby et Emmanuel Leroy Ladurie, correspond un système technique industriel, moteur et produit d’une Révolution industrielle, décrit par Pierre Lebrun, Marinette Bruwier et quelques autres [15], et enfin, un système technique en développement, en construction, porteur de la Révolution de l’intelligence, loin d’être terminée. La terre était centrale dans la première, le capital dans la seconde, la troisième repose sur l’esprit des femmes et des hommes. À chaque fois, ce sont les matériaux, l’énergie, la relation avec le vivant et le temps qui sont sollicités.

En 1985, Raymond Collard nous explique ce qu’il a bien compris du rapport de Gaudin et Portnoff et des centaines de chercheurs qu’ils ont mobilisés : l’importance des quatre grandes mutations dans les pôles qui restructurent la société :

– l’hyperchoix des matériaux et leur percolation horizontale, allant des usages dans les secteurs de pointes aux utilisations les plus usuelles ;

– la tension entre la puissance de l’énergie électrique nucléaire et l’économie des ressources énergétiques, dans un contexte de recyclage ;

– la relation avec le vivant et l’immense domaine des biotechnologies, y compris la génétique ;

– la nouvelle structure du temps, rythmé en nanosecondes par les microprocesseurs.

Raymond Collard détaillera un peu plus tard tout cela dans une remarquable communication au Premier Congrès La Wallonie au futur à Charleroi, en octobre 1987, intitulée : Prospective 2007… sorties de la crise, transformations des modes de production du travail et de l’emploi, toujours en ligne sur le site de l’Institut Destrée [16]. Le professeur aux Facultés des Sciences économiques et sociales de Namur y notait que : on a pu écrire que la microélectronique intellectualisait l’industrie. Nous vivons une révolution industrielle que l’on peut qualifier de « révolution de l’intelligence ». Le dévelop­pement des possibilités ouvertes par les progrès fulgurants de la microélectronique a ouvert des champs immenses à l’informatique. Demain, on utilisera davantage l’intelligence artificielle, qui se manifestera partout avec la mise en place des ordinateurs de la cinquième génération [17].

 Le rapport du CPE de 1985 reste une mine pour celui qui veut décrypter les changements en cours, par un regard à la fois rétroprospectif – considérer des avenirs qui n’ont pas eu lieu – et prospectif – envisager les avenirs possibles pour construire un futur souhaitable. On peut en tirer quelques préceptes, fondamentalement utiles pour les établissements d’enseignement supérieur, mais aussi pour nos entreprises. En voici, parmi d’autres, pour nous pousser à réfléchir :

« l’expérience montre que les techniques nouvelles ne s’introduisent harmonieusement que si la formation n’arrive pas après les machines » (p. 15).

« il n’est plus possible de développer la qualité sans confier à chacun le contrôle de son propre travail » (p. 15).

« ne donner la parole qu’à la direction, c’est gaspiller 99% des ressources intellectuelles de l’entreprise » ou de l’organisation. (…) La mobilisation de toutes les intelligences devient indispensable (p. 42).

« l’entreprise qui réussit est celle qui parvient à mobiliser le mieux l’imagination, l’intelligence, la volonté de son personnel » (45).

« la nouvelle source de puissance n’est plus le capital détenu par certains, mais l’information détenue par beaucoup« . Citation tirée des travaux de John Naisbitt (p. 45).

Mais le texte montre surtout, avec le philosophe allemand Martin Heidegger, que l’essence de la technique n’est rien de technique [18]. Tout dans la technique a d’abord été rêvé par l’homme, et ce qui a réussi a été en outre accepté par la société des hommes, rappelle le rapport [19]. Car ce rapport sur l’état de la technique est aussi une leçon de prospective. Il nous rappelle, précisément par la rétroprospective, qu’on n’anticipe que très mal ce qui n’existe pas déjà. Bien entendu, comme le répétait Gaston Berger, le futur n’existe pas comme objet de connaissance. Il n’existe que comme terrain de conquête, de volonté, de stratégie. C’est l’espace, avec le présent, où on peut innover et créer.

C’est souvent à tort que nous pensons que les technologies vont trouver très vite, voire tout de suite, leur application. Interrogé en février 1970 sur 1980, l’écrivain Arthur Koestler, auteur de Le Zéro et l’infini, voyait – comme nous aujourd’hui – nos maisons peuplées de robots domestiques programmés chaque matin. Il imaginait des mini-voitures électriques dans les cœurs de villes interdits à toute autre circulation. Il pensait que des communications télématiques permettraient, en 1980, de nous parler constamment en vidéo pour éviter les déplacements. Interrogé au même moment, le grand prospectiviste américain Herman Kahn, cofondateur de l’Hudson Institute, imaginait qu’en 1980, l’enseignement serait assisté par des ordinateurs qui joueraient auprès des enfants un rôle d’éducation équivalent à celui que remplissaient leurs parents et leurs professeurs [20].

Le monde poursuit sa mutation, porté, mais contraint aussi, par les quatre pôles. La transition nous interpelle et nous essayons de faire mine de la contrôler, même si nous n’avons aucune idée de que nous trouverons lors de sa phase de consolidation, quelque part au XXIIe siècle.

Quels métiers survivront à ces bouleversements ? Cette prospective des métiers et des qualifications est délicate. Il s’agit à la fois de discerner les évolutions de l’emploi et des métiers alors que le marché du travail se transforme, que les organisations mutent et que l’environnement, l’écosystème économique, se modifie. Mais il s’agit aussi de prendre en compte les parcours de vie possibles des apprenants dans cette société en mutation [21], d’anticiper les besoins en compétences, de mesurer le renouvellement de la main-d’œuvre.

Ce que nous avons montré également, en travaillant avec les instances bassins, enseignement qualifiant et formation, c’est que, c’est souvent au niveau micro et territorial que l’on peut anticiper, les territoires de projet paraissant appelés à constituer, à l’avenir de dix à quinze ans au plus tard, les lieux d’interaction et de mise en œuvre des politiques (re)mariées d’enseignement et de formation, et donc de transformation de notre société. Avec plus ou moins de décentralisation, de déconcentration, de délégation, de contractualisation, ou d’autonomie des acteurs. C’est probablement ce dernier cadre qui sera le plus créatif et le plus innovant et sur lequel nous devons progresser. Cela demande tant des visions européennes, fédérales, régionales et territoriales par bassin, réconciliatrices et mobilisatrices.

En animant le Groupe permanent de Recherche-Développement de Louvain depuis le milieu des années 1960, avec notamment l’appui de Philippe le Hodey, de Michel Woitrin et le concours du Professeur Philippe de Woot, Raymond Collard avait réussi à mettre en place et à faire fonctionner une véritable plateforme telle que la Commission européenne le préconise aujourd’hui. Se référant encore et toujours à Thierry Gaudin, il notait en 2000 que comprendre l’innovation c’est prendre la technique, non pas dans ce qui est déjà là, mais dans le dévoilement de ce qui n’est pas encore là [22]. Et si Raymond Collard reconnaissait que cela demandait de nombreux efforts en R&D, il remarquait que cela ne suffisait pas : acte de création que le marché est appelé à confirmer, l’innovation résulte d’un processus interdisciplinaire et interactif, fait à la fois d’interactions internes à l’entreprise elle-même et de l’entreprise avec son environnement, tout particulièrement dans la « conquête » et la gestion des savoirs et des compétences [23]. Avec, au cœur de sa démarche, l’idée, chère à François Perroux et mise en exergue par les travaux du GRD de Louvain en 2002, qu’un esprit est créateur s’il est tout ensemble, ouvert, propre à combiner ce qu’il accueille et à trouver de nouveaux schèmes combinatoires [24].

Nul doute que cette pensée reste, et restera féconde…

2. Prospective : de l’innovation technologique à l’innovation pédagogique

Tout comme l’historien, le prospectiviste ne peut travailler sans matière première, sans source. Pour ce dernier, l’intelligence collective constitue le véritable carburant de sa capacité d’innovation.

À cet effet, l’Institut Destrée a rejoint, en 2000, le Millennium Project. Ce réseau mondial de recherches et d’études prospectives a été fondé en 1996 à Washington par le Conseil américain pour l’Université des Nations Unies, avec l’objectif d’améliorer les perspectives futures de l’humanité. Il s’agit d’un think tank participatif global, organisé en plus de soixante nœuds (Nodes), eux-mêmes têtes de réseaux, et réunissant des universités, des entreprises et des centres de recherche privés et publics. L’Institut Destrée y représente depuis 2002 le Nœud de l’Aire de Bruxelles (Brussels’ Area Node) qui se veut transfrontalier et connecté avec les institutions européennes [25].

En préparation d’une large étude intitulée L’avenir du Travail par rapport à la Technologie à l’horizon 2050 (Future Work/Technology 2050), le Comité de Programmation (Planning Committee) du Millennium Project a rédigé des scénarios globaux et fait réagir à ceux-ci environ 450 prospectivistes et autres chercheurs ou acteurs. Une série de séminaires ont été organisés dans vingt pays afin d’identifier des enjeux et d’y répondre par des stratégies adaptées. C’est sur cette base qu’une série de consultations d’experts en temps réels (Real-Time Delphi) ont été organisées sur les questions d’éducation et d’apprentissage, de gouvernement et de gouvernance, d’entreprises et de travail, de culture et d’art ainsi que de science et technologie. À partir d’un ensemble de 250 actions identifiées, 20 ont été sélectionnées par le panel d’experts dans le domaine de l’éducation et de l’apprentissage.

Voici la liste complète des 20 actions. Je les ai ordonnées, en tout cas pour les cinq premières, en fonction du niveau de leur pertinence – à la fois efficacité et faisabilité -, telles qu’elles ont été classées par le panel international.

La première dans ce classement porte sur les axes de l’éducation. Il s’agit de :

4. Mettre davantage l’accent sur le développement de la créativité, la pensée critique, les relations humaines, la philosophie, l’entrepreneuriat (individuel et en équipe), l’art, le travail indépendant, l’harmonie sociale, l’éthique et les valeurs, de se connaître pour construire et mener une vie active pleine de sens, avec une auto-évaluation des progrès réalisés sur ses propres buts et objectifs (comme la Finlande le met en œuvre).

La deuxième ravit l’enseignant en prospective, puisqu’il s’agit de :

20. Faire une place aux études du futur dans les programmes comme nous le faisons pour l’histoire. Enseigner des visions alternatives du futur, la prospective, et la capacité à évaluer les futurs possibles.

La troisième action est une mesure de cohésion sociale :

6. Rendre la télé-éducation gratuite partout ; et les systèmes d’apprentissage tout au long de la vie omniprésents.

La quatrième m’apparaît probablement la plus importante sur le plan opérationnel :

2. Orienter davantage les systèmes d’éducation et d’apprentissage vers la maîtrise de compétences plutôt que vers la maîtrise d’une profession.

La cinquième est profondément transformatrice du système :

3. Parallèlement au rôle de la science, des technologies, de l’ingénierie, des arts et des mathématiques (STEM / STEAM), créer un système hybride d’autoapprentissage, basé sur la recherche et la réalisation de soi ; transformer les enseignants en coaches / entraîneurs, utilisant de nouveaux outils d’intelligence artificielle avec les étudiants. Les 15 autres actions sont ici livrées sans hiérarchie, certaines raisonnant avec des initiatives de terrain, notamment au niveau du Pôle académique Liège-Luxembourg :

1. Faire de l’intelligence individuelle un objectif national de l’éducation (quelle que soit la définition de l’intelligence choisie par un pays, l’augmenter constituerait un objectif national).

5. Mettre continuellement à jour la manière dont nous enseignons et comment nous apprenons des nouvelles connaissances sur les neurosciences.

7. Unifier les universités et les centres de formation professionnelle et renforcer la coopération entre les écoles et les projets extérieurs de bien public.

8. Utiliser des robots et de l’intelligence artificielle en éducation.

9. Se concentrer sur les technologies exponentielles (exponential technologies [26]) et l’esprit d’entreprendre.

10. Changer de programme à tous les niveaux pour normaliser le travail indépendant.

11. Former les conseillers d’orientation à être plus tournés vers l’avenir dans les écoles.

12. Partager la responsabilité de la parentalité en tant que communauté éducative.

13. Promouvoir des «communautés de pratique» qui cherchent continuellement à améliorer les systèmes d’apprentissage.

14. Intégrer l’apprentissage basé sur la simulation en utilisant des environnements multijoueurs.

15. Inclure l’apprentissage des problèmes de sécurité liés à la technologie d’enseignement (et d’apprentissage).

16. Intégrer les systèmes d’information qui existent sur le marché du travail dans les systèmes d’éducation et d’emploi.

17. Le gouvernement, les employeurs de tous les secteurs industriels et les syndicats devraient coopérer pour créer des modèles adéquats d’apprentissage tout au long de la vie.

18. Créer des systèmes d’apprentissage de la naissance à trois ans ; c’est la phase clé pour développer la créativité, la personnalité.

19. Créer des campagnes de sensibilisation de masse avec des célébrités sur les actions à entreprendre pour résoudre les problèmes liés aux grandes transitions à travers le monde [27].

On mesure que toutes ces actions n’ont pas la même pertinence, le même statut, le même impact potentiel. C’est pour cette raison que les cinq premières ont été mises en exergue. La plupart s’inscrivent toutefois dans une logique volontariste d’accroissement de nos capacités d’éducation et d’émancipation des femmes et des hommes. Le fait qu’elles aient été pensées sur tous les continents, par des acteurs hétérogènes, avec une réelle convergence de pensée, n’est certainement pas indifférent.

3. Conclusion : à long terme, les paris sur l’être humain sont les plus sûrs

Pour la Wallonie, comme pour Liège en particulier, nous savons la nécessité de créer collectivement de la valeur dans le but de pouvoir nous rendre autonomes, ainsi que d’être sûrs de pouvoir faire face aux défis de l’avenir. Aux premiers rangs de ceux-ci, il n’est nul doute que nous devons placer la cohésion sociale et les risques énergétiques et environnementaux. Les capacités d’innovation et de créativité seront au centre des compétences que nos jeunes et nous-mêmes devrons mobiliser pour y faire face. Nous avons retrouvé ces nécessités au centre des choix d’éducation et d’apprentissage à l’horizon 2050 pour les experts du Millennium Project.

Le rapport de 1985 sur La Révolution de l’Intelligence, tel que valorisé par Raymond Collard, nous est à la fois lointain par l’horizon rétroprospectif et proche par l’actualité des enjeux de long terme qu’il contenait. En cela, il s’inscrit puissamment et avec pertinence dans notre temporalité. Thierry Gaudin et André-Yves Portnoff y notaient que, mettre en mouvement la création, c’est partager les questions avant les réponses, accepter l’incertitude et le mouvement. Aucun dogmatisme n’est plus possible (…) dès lors, l’utopie se mue en réalisme. À long terme, les paris sur l’être humain sont les plus sûrs [28].

Bien sûr que parier sur l’être humain ne peut constituer que le bon choix. C’est lui, c’est elle, qui est à la manœuvre, qui doit le rester. Ce qui implique qu’ils soient à la hauteur des défis, les leurs, mais aussi ceux de la société dans laquelle ils évoluent. Techniquement. Mentalement. Éthiquement.

Philippe Destatte

@PhD2050

 

[1] Ce texte constitue une mise au net d’une intervention faite à l’occasion de la rentrée académique 2018-2019 d’HELMo, le 18 septembre 2018 sur le thème Les métiers de demain… Question d’intelligence(s).

[2] The experts that attended the IFTF workshop in March 2017 estimated that around 85% of the jobs that today’s learners will be doing in 2030 haven’t been invented yet. This makes the famous prediction that 65% of grade school kids from 1999 will end up in jobs that haven’t yet been created seem conservative in comparison. The next era of Human / Machine Partnerships, Emerging Technologies, Impact on Society and Work in 2030, Palo Alto, Cal., Institute for the Future – DELL Technologies, 2017.

http://www.iftf.org/fileadmin/user_upload/downloads/th/SR1940_IFTFforDellTechnologies_Human-Machine_070717_readerhigh-res.pdf

[3] En particulier, son meilleur livre : Jeremy RIFKIN, The End of Work, The Decline of the Global Labor Force and the Dawn of the PostMarket Era, New York, Tarcher, 1994.

[4] Chris ANDERSON, Makers, The New Industrial Revolution, New York, Crown Business, 2012.

[5] Dorothée KOHLER et Jean-Daniel WEISZ, Industrie 4.0, Les défis de la transformation numérique du modèle industriel allemand, p. 11, Paris, La Documentation française, 2016.

[6] François BOURDONCLE, La révolution Big Data, dans Pierre VELTZ et Thierry WEIL, L’industrie, notre avenir, p. 64-69, Paris, Eyrolles-La Fabrique de l’Industrie, Colloque de Cerisy, 2015.

[7] Philippe DESTATTE, Le Nouveau Paradigme industriel : une grille de lecture, Blog PhD2050, 19 octobre 2014. https://phd2050.org/2014/10/19/npi/

[8] Thierry GEERTS, Digitalis, Comment réinventer le monde, Bruxelles, Racine, 2018.

[9] Raymond COLLARD, On cherche des pionniers wallons !, dans La Wallonie, 15 mars 1985, p. 10. – R. COLLARD, Sciences, techniques et entreprises, Qu’attendre des entreprises wallonnes ? dans La Wallonie, 4 avril 1985, p. 10.

[10] La Révolution de l’intelligence, Rapport sur l’état de la technique, Paris, Ministère de l’Industrie et de la Recherche, Numéro Spécial de Sciences et Techniques, Octobre 1983.

[11] John NAISBITT, Megatrends, Ten New Directions Transforming our Lives, New York, Warner Book, 1982. – London and Sydney, Futura – Macdonald & Co, 1984. – Edition française : Les dix commandements de l’avenir, Paris-Montréal, Sand-Primeur, 1982.

[12] Alvin TOFFLER, The Third Wave, New York, William Morrow and Company, 1980. – Edition française : La Troisième vague, Paris, Denoël, 1980.

[13] André-Yves PORTNOFF, Raymond Collard, un tisseur de liens, Note, Paris, 10 septembre 2018.

[14] Bertrand GILLE dir., Histoire des Techniques, Techniques et civilisations, Technique et sciences, Paris, Gallimard, 1978.

[15] Pierre LEBRUN, Marinette BRUWIER, Jan DHONDT et Georges HANSOTTE, Essai sur la Révolution industrielle en Belgique, 1770-1847, Bruxelles, Académie royale, 1981.

[16] Raymond COLLARD, Prospective 2007… sorties de la crise, transformations des modes de production, du travail et de l’emploi, dans La Wallonie au futur, Cahier n°2, p. 124.Charleroi, Institut Destrée, 1987.

http://www.wallonie-en-ligne.net/Wallonie-Futur-1_1987/WF1-CB05_Collard-R.htm

[17] Raymond COLLARD, Prospective 2007… sorties de la crise, transformations des modes de production, du travail et de l’emploi, dans La Wallonie au futur, Cahier n°2, p. 124.Charleroi, Institut Destrée, 1987.

[18] Il s’agit de sa conférence de 1953. Martin HEIDEGGER, Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958.

[19] La Révolution de l’intelligence…, p. 182.

[20] La Révolution de l’intelligence…, p. 24.

[21] Didier VRANCKEN, L’histoire d’un double basculement, préface à D. VRANCKEN, Le crépuscule du social, Liège, Presses universitaires de Liège, 2014.

[22] Thierry GAUDIN, Les dieux intérieurs, Philosophie de l’innovation, Strasbourg, Koenigshoffen, Cohérence, 1985.

[23] Raymond COLLARD, Le Groupe permanent Recherche – développement de Louvain, p. 11, Bruxelles, Centre scientifique et Technique de la Construction (CSTC), 2000.

[24] Groupe permanent de Recherche-Développement de Louvain, 37e année, Peut-on industrialiser la créativité ?, 2002. – François PERROUX, Industrie et création collective, t. 1, Saintsimonisme du XXe siècle et création collective, p. 166, Paris, Presses universitaires de France, 1964.

[25] http://www.millennium-project.org/

[26] Voir par exemple : Tech Trends 2018, Exponential technology watch list: Innovation opportunities on the horizon, , Deloitte, Dec. 2017. https://www2.deloitte.com/insights/us/en/focus/tech-trends/2018/exponential-technology-digital-innovation.html

[27] Jerome GLENN, Results of the Education and Learning Real-Time Delphi that assessed 20 long-range actions to address future works-technology dynamics, Sept 2, 2018.

[28] La Révolution de l’intelligence…, p. 187.