“J’aurais honte, en tant qu’élu wallon, d’encore demander de l’argent à la Flandre”, Entretien avec Han Renard
Hour-en-Famenne, 1er février 2023
Philippe Destatte, président du prestigieux Institut Destrée, plaide pour plus de dignité wallonne [1]. “Les vieilles excuses pour le retard économique de la Wallonie ne sont plus crédibles”.
Il a passé une matinée entière en vidéoconférence avec des fonctionnaires de la Commission européenne et se retrouve à Londres l’après-midi : l’historien Philippe Destatte, dirigeant du prestigieux Institut Destrée, est un prospectiviste européen très recherché. Pourtant, il est heureux de trouver du temps pour une interview entre deux rendez-vous. Destatte est spécialisé dans le développement régional, le fédéralisme et la Wallonie. Pas plus tard qu’en octobre dernier, il a donné une conférence au Kurdistan irakien sur la situation belge, en présence de hauts responsables politiques locaux qui espéraient tirer des enseignements pour leur propre pays. Il était intitulé : “Du fédéralisme au confédéralisme, Apprendre à faire vivre ensemble des gens qui se meuvent déjà dans des univers différents” [2]. Destatte est un éminent représentant d’un régionalisme wallon quelque peu sous-estimé, et un partisan d’une Belgique fédérale ou confédérale – pour Destatte, il s’agit simplement d’un fédéralisme radical.
Han Renard : le président de la NVA, Bart De Wever, ne croit plus en un moyen légal, via une majorité des deux tiers, de réformer le pays d’ici 2024 et préconise une réforme de l’État dite “extralégale”, dans laquelle les départements fédéraux seraient déjà fonctionnellement divisés pour l’instant. Vous le comprenez ?
Philippe Destatte : d’une certaine manière, oui. Il voit que 2024 se rapproche, bien sûr. Et 2024 sera passionnant en Flandre. De Wever sera sous pression si son parti parvient à former une majorité avec le Vlaams Belang en 2024. Plus d’un nationaliste flamand se mettra alors à rêver de bloquer les institutions fédérales à partir de la Flandre. De Wever essaie maintenant de se distinguer avec un scénario alternatif. Mais ce n’est pas si facile. Outre la force du Vlaams Belang, on observe un refus catégorique des élus wallons d’entrer dans un dialogue sur la réforme de l’État. L’été dernier, avec l’Institut Destrée, nous avons présenté notre contribution au débat institutionnel : une vision élaborée de l’avenir pour une Belgique fédérale ou confédérale forte et simplifiée. Il n’est pas vrai que la Wallonie n’a rien à gagner d’une nouvelle réforme de l’État. La réforme de l’État n’est pas terminée, il reste encore beaucoup de détails à régler. Il faut donc continuer à transformer les institutions.
Han Renard : le rafistolage peut également signifier une nouvelle fédéralisation.
Philippe Destatte : je ne crois pas à cette refédéralisation. Les partis francophones tels que le MR plaident en faveur d’un transfert de nombreuses compétences vers le niveau fédéral – les libéraux flamands et le Premier ministre De Croo sont également de cet avis – mais cela ne fonctionnera plus. Par exemple, si vous proposez à la ministre wallonne de la Santé Christie Morreale de rendre à Bruxelles les compétences en matière de soins de santé, elle vous répondra : “Pas question, nous avons bien utilisé ces compétences en Wallonie“. Les élus wallons savent bien qu’ils font ce qu’ils veulent de leurs propres pouvoirs. Par exemple, les Flamands ont décidé de ne pas indexer les allocations familiales au nom de la discipline budgétaire. Les Wallons le feront et alloueront quelques centaines de millions d’euros à cette fin, alors que la Wallonie est en grande difficulté financière. Mais c’est un choix politique et c’est ce que signifie le fédéralisme.
Il n’est pas vrai que la Wallonie n’a rien à gagner d’une nouvelle réforme de l’État
Han Renard : que pensez-vous de la voie extralégale proposée par De Wever ? Pour cela, il faut une majorité fédérale et donc un soutien francophone ?
Philippe Destatte : Au cours de notre histoire, la Constitution a été enfreinte plus souvent et de manière beaucoup plus flagrante. À mes étudiants en droit, je donne toujours l’exemple de l’Accord ou, selon les opposants, du coup d’État de Loppem. Il sera difficile de faire mieux.
Château de Loppem – Wikimedia Commons
Han Renard : c’est le grand exemple de De Wever. Selon lui, nous avons besoin d’un nouveau coup, d’un nouveau moment Loppem.
Philippe Destatte : C’est incroyable ce qui s’est passé dans ce château de Flandre occidentale en 1918. Le roi Albert Ier, en partie par crainte d’un bouleversement social, se met alors d’accord avec un certain nombre de personnalités de premiers plans sur l’introduction du droit de suffrage universel unique. Le grand Emile Vandervelde, président du Parti ouvrier belge, écrit dans ses mémoires qu’il n’a appris que quelques jours plus tard ce qui avait été décidé là-bas [3], alors qu’il se battait depuis 30 ans pour ce suffrage universel. Incroyable. (rires) La Constitution n’a pas été modifiée avant 1921.
Dès lors, on pourrait penser qu’un accord politique sur la répartition fonctionnelle des départements fédéraux, comme cela s’est produit dans le passé pour la reconversion économique, l’éducation ou les permis d’exportation d’armes, serait tout simplement possible en 2024. Sans modifier la Constitution au préalable. Surtout si la situation du pays s’avérait exceptionnellement instable, et que la Belgique risquait de se retrouver bloquée à cause d’un score élevé du Vlaams Belang en Flandre et du PTB en Wallonie. Il n’est pas inconcevable qu’en 2024, le PS ne voie pas d’autre option que de former une coalition avec Ecolo et le PTB à Namur. Ensuite, le paysage politique serait tellement différent en Flandre et en Wallonie qu’une réelle coopération n’aurait vraiment pas de sens. Bien entendu, je comprends aussi les réactions dédaigneuses des autres partis politiques, qui pensent que Bart De Wever ferait mieux de s’occuper du port d’Anvers.
Han Renard : il n’y a pas que Bart De Wever qui semble être à bout, d’autres politiques flamands en ont également assez. Le président du CD&V, Sammy Mahdi, a par exemple récemment qualifié les francophones, qui selon lui refusent de réformer le pays, de fossoyeurs de la Belgique.
Philippe Destatte : je fais toujours une distinction entre les francophones et les Wallons, bien que pour de nombreux Flamands, cela semble être une seule et même chose. Généralement, les francophones et le front francophone qui se forme souvent à l’approche des élections rejettent tout dialogue avec les Flamands ou mettent sur la table des exigences telles que l’élargissement de Bruxelles. Ce qui n’a aucun sens et va à l’encontre de tous les accords belges signés depuis 1954. Aujourd’hui encore, ce vieux rêve francophone refait souvent surface. Voici quelques semaines, j’ai donné une conférence à Verviers. Des personnes dans le public ont déclaré : nous devons continuer à nous préoccuper du sort des francophones de la périphérie bruxelloise“. Je leur ai répondu de regarder l’état dans lequel se trouve Verviers et le niveau de décohésion sociale. Qu’est-ce que cela peut vous faire la situation linguistique de ces francophones de la périphérie ? Comme si le fait de devoir parler un peu de néerlandais au guichet communal était une atteinte à leurs droits fondamentaux. Les demandes institutionnelles des Wallons sont, et devraient être, d’une nature très différente. Et pour commencer, bien sûr, les francophones doivent mettre en ordre leurs propres institutions.
Han Renard : renommer la Communauté française en Fédération Wallonie-Bruxelles, un nom qui ne figure pas dans la Constitution, était aussi un peu extralégal, n’est-ce pas ?
Philippe Destatte : certainement, et j’ai toujours trouvé que ce choix était une atteinte à la loyauté fédérale. Il n’existe aucune raison pour que les Wallons aient une meilleure relation avec les francophones de Bruxelles qu’avec les Flamands. Au contraire, la Wallonie devrait rechercher la réconciliation et une coopération économique, scientifique et culturelle intense avec la Flandre. Au lieu d’être politiquement agressive en permanence, par exemple en renommant une telle fédération, la Wallonie devrait accepter la main tendue de la Flandre pour réformer la Belgique.
Han Renard : les réformes préconisées par les Flamands, avec une plus grande marge de manœuvre socio-économique pour les régions, risquent d’appauvrir les Wallons. En 2019, M. De Wever a déclaré qu’il y avait encore de la place pour un accord classique de pouvoirs en échange d’argent. Aujourd’hui, l’argent est dépensé.
Philippe Destatte : je plaiderais pour un peu plus de dignité wallonne [4]. Si j’étais un élu wallon, je serais gêné de demander de l’argent à la Flandre aujourd’hui. Surtout après les flux d’argent considérables qui passent de la Flandre à la Wallonie depuis des années. Le fait que la solidarité interpersonnelle demeure dans la sécurité sociale – ce que Bart De Wever veut également préserver, je pense – est une bonne chose. Mais les transferts financiers entre des entités fédérales comme la Flandre et la Wallonie : cela ne peut vraiment plus se faire. Et si les francophones commencent à négocier avec les Flamands en 2024 dans l’espoir d’obtenir de l’argent frais pour leur Communauté française virtuellement en faillite, je dis “non”. Faisons sauter cette Communauté française et transférons ses compétences aux régions de Bruxelles et de Wallonie.
Han Renard : qu’est-ce que cela résoudrait ?
Philippe Destatte : les régions financeront ces pouvoirs. La Wallonie a suffisamment de moyens pour prendre en charge des compétences comme l’éducation et la culture. De l’argent est dépensé inutilement en Wallonie, par exemple par le biais de subventions aux entreprises. Les entreprises elles-mêmes affirment que la Wallonie peut supprimer progressivement ce soutien. Si vous y parvenez, vous pourrez resserrer le budget wallon. Il en va de même pour les emplois subventionnés. La Flandre a cessé de le faire. Pourquoi la Wallonie continue-t-elle à y consacrer 1,5 à 2 milliards par an ? Il s’agit plutôt d’une dépense de luxe. Si l’argent est rare, il vaut mieux arrêter de le faire. Et puis il y a l’indexation wallonne des allocations familiales. Ne pouvez-vous pas aider les personnes qui ont vraiment des difficultés de manière plus ciblée ? Je vous appelle depuis dix kilomètres de la frontière française. Une fois la frontière franchie, il n’y a pas d’allocations familiales pour le premier enfant. La Région wallonne pourrait très bien décider de supprimer les allocations familiales pour le premier enfant également. De sorte que davantage de ressources soient libérées pour les crèches, l’éducation ou les soins de santé, par exemple.
Il est impératif que les Wallons eux-mêmes paient pour les choix politiques qu’ils font
Han Renard : les différences entre la Flandre et la Wallonie en termes de croissance économique et de taux d’emploi ne se sont pas atténuées ces dernières années, mais ont plutôt augmenté à nouveau.
Philippe Destatte : c’est vrai, et les vieilles excuses utilisées par les Wallons pour expliquer ces différences ne sont plus crédibles. Voici quelques décennies, en raison du déclin industriel de la Wallonie, des raisons objectives expliquaient la différence de performances économiques. Mais ces raisons ont aujourd’hui disparu.
Je suis un partisan de la plus grande transparence possible en ce qui concerne les flux financiers en Belgique. Suite à la nouvelle loi de financement de 2014, certains transferts financiers de la Flandre vers la Wallonie vont progressivement diminuer partir de 2024,. Cela n’aura pas d’effet de choc pour le budget wallon – les montants sont gérables – mais les Wallons devront quand même compenser ce déficit, notamment en remettant beaucoup plus de personnes au travail. Il est impératif aujourd’hui que les Wallons eux-mêmes paient pour les choix politiques qu’ils font.
Han Renard: de plus en plus d’élus et de faiseurs d’opinions flamands considèrent que la Belgique est désespérément coincée parce que le PS, le parti francophone le plus fort, semble bloquer toute véritable réforme, que ce soit sur les pensions, le marché du travail ou les institutions.
Philippe Destatte : la Flandre cible très fortement le PS. Mais pour l’instant, il n’est pas évident de savoir qui sera le plus grand parti en Wallonie en 2024. Le temps où le CVP et le PS pouvaient se partager le pouvoir entre eux est révolu. Et ce que le MR veut pour la Belgique n’est pas clair. Les ministres MR comme Willy Borsus et Adrien Dolimont font un travail sérieux au sein du gouvernement wallon. En revanche, le président du MR, Georges-Louis Bouchez, prône – en français sur la VRT – un retour au bilinguisme généralisé. Il ressemble à la réincarnation d’Omer Vanaudenhove. Ce dernier est allé également à contre-courant de l’histoire lors des négociations sur la réforme de l’État. Mais le vrai problème de la Wallonie n’est pas le sort de certains partis politiques, mais le fait qu’elle n’arrive tout simplement pas à trouver un nouvel élan. Malgré les efforts du Gouvernement wallon et du Premier ministre Elio Di Rupo (PS). Ce dernier fait l’objet de nombreuses critiques, et pourtant il fait de son mieux et essaie de mettre une dynamique en marche. Mais c’est extrêmement compliqué.
[1] Ce texte constitue une traduction de l’interview réalisée par la journaliste Han Renard le 1er février 2023 et publiée dans le magazine Knack le 4 février 2023 sous le titre Historicus Philippe Destatte: “Ik zou me als Waalse politicus schamen om nog geld te vragen aan Vlaanderen”.
[2] Ph. DESTATTE, From federalism to confederalism, A way of learning to live together in Irak and in Belgium?, Erbil, Kurdistan, Irak, October 8, 2022. – Blog PhD2050 :
https://phd2050.org/2022/10/09/erbil/
[3] Émile VANDERVELDE, Souvenirs d’un militant socialiste, p. 282-283, Paris, Denoël, 1939. – reproduit dans Ph. DESTATTE, Histoire de la Belgique contemporaine, Société et institutions, p. 108, Bruxelles, Larcier, 2019.
[4] On ne saurait s’en étonner. En 1997, je clôturais mon ouvrage sur l’identité wallonne par ces mots : quand l’avenir viendra – c’est-à-dire demain -, il s’agira de l’affronter avec dignité. Dignité d’hommes et de femmes qui accueillent l’autre avec sollicitude et altruisme. Dignité d’un peuple meurtri mais respectable et déterminé à ne faire aucune concession sur ses principes fondamentaux. Ph. DESTATTE, L’identité wallonne, Essai sur l’affirmation de la Wallonie (XIX-XXèmes siècles), coll. Notre Histoire, p. 434, Charleroi, Institut Destrée, 1997.