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Nouveau Paradigme industriel

Namur, le 11 novembre 2016

A l’heure où le Gouvernement de Wallonie boucle ses négociations multilatérales sur le CETA (Comprehensive Economic and Trade Agreement), avec les autres entités fédérées belges, le gouvernement fédéral, la Commission et le Conseil de l’Union européenne, et même directement avec le Canada, il semble difficile de distinguer si ce moment intense de mobilisation d’acteurs régionaux va permettre une réactivation de l’économie wallonne [1]. La bonne nouvelle, en tout cas, est d’avoir remis le Parlement de Wallonie au cœur des choix économiques sensibles, lui qui avait été un peu oublié dans ces champs d’action si on le compare, par exemple, au modèle que constitue en cette matière le Parlement de Finlande et son Comité du Futur [2].

L’économie wallonne, on le sait, a été très affectée par l’annonce, début septembre 2016, de la fermeture de Caterpillar Charleroi. Cette entreprise internationale a longtemps été un des premiers pourvoyeurs privés d’emplois industriels en Wallonie, derrière Cockerill ou Arcelor. Installée depuis 1965 sur le site de Gosselies, la société américaine a en effet accueilli dans ses ateliers, durant ce bail de cinquante ans, jusqu’à 4500 emplois en 2005, avant de les réduire à près de 3000 en 2013, et d’annoncer son redéploiement sur d’autres sites européens du groupe. On a dit d’ailleurs un peu vite au moment de cette dernière crise que cette multinationale était “hors sol” et n’avait pas su s’intégrer dans le tissu économique wallon. Ce constat apparaît pourtant assez contradictoire avec le fait qu’aux emplois directs menacés, on devrait, nous dit-on dans la foulée, ajouter 4000 emplois indirects chez plus de 500 sous-traitants en Wallonie et à Bruxelles. Et d’oublier aussi que, voici dix ans, on considérait Caterpillar comme une entreprise dont d’anciens employés louaient le sens de l’éthique et l’intégrité [3], et qu’on décernait à son patron, Pierre Cuisinier, le titre de Manager de l’année 2005

Il fait peu de doute que le choc de la fermeture du site de Gosselies a alimenté la révolte wallonne contre le CETA, tant dans le chef des responsables politiques concernés que des associations ainsi que des citoyennes et citoyen. Ainsi, nous semblons parfois oublier, ou voulons ignorer, que les multinationales font évidemment partie intégrante de l’écosystème d’innovation, mais aussi de celui de l’emploi régional, comme en atteste le rôle que jouent GSK, UCB, AGC ou BAXTER en Wallonie. On n’ose toutefois pas penser que le contraire soit également vrai, c’est-à-dire que les termes de la résolution du Parlement wallon du 27 avril 2016 dont on a tant parlé [4] aient pu être lus à Chicago au printemps dernier. En effet, dans son article publié dans L’Echo du 28 avril 2016, Frédéric Rohart titrait : La Wallonie lance un pavé dans l’Atlantique. Il y est effectivement question des multinationales US…

Le débat stimulant qui a été mené autour de ces questions dans les médias et sur les réseaux sociaux a, n’en doutons pas, été très utile, car il a, de nouveau, posé la question des termes de développement d’une région comme la Wallonie face à la globalisation, mais aussi face aux modèles économiques qui la sous-tendent, ouvrant parfois la voie à des pistes d’alternatives.

Le Nouveau Paradigme industriel

Nous avons, à plusieurs reprises déjà, eu l’occasion de décrire les éléments constitutifs de la transition dans laquelle nous nous situons, c’est-à-dire du passage de la Wallonie d’un modèle de région européenne de tradition industrielle (RETI) classique vers un nouveau paradigme industriel (NPI) [5]. Ce nouveau paradigme reste celui d’une région marquée par l’industrie même si cette dernière n’est plus uniquement manufacturière et que sa définition même, y compris statistique, évolue, notamment pour y intégrer des services et des activités immatérielles. Néanmoins, l’évolution lui fait connaître une métamorphose et une mutation. La métamorphose est due à la prise de conscience par l’être humain, depuis les années 1970, que la Terre constitue un système aussi fini que fragile et qu’il s’agit d’en prendre soin si on veut la préserver dans le temps long. Ainsi, le développement durable, en tant que recherche d’harmonie entre tous les éléments du système, modifie-t-il progressivement, non seulement par une transformation progressive des normes internationales, nationales et locales, mais aussi par des changements d’attitudes individuelles qui se généralisent, le cours des échanges et par là de l’économie mondiale. La mutation, quant à elle, trouve son origine dans la Révolution cognitive. Déclenchée à la fin des années 1960, celle-ci – toujours en cours – se fonde sur l’intelligence, l’informatique et son application à la cybernétique et à la biologie. Biotechnologie et robotique en sont les moteurs principaux. La numérisation ou la digitalisation n’en est que le dernier avatar, voire une manière d’y sensibiliser une nouvelle génération. On l’a compris, ces mouvements sont séculaires, les changements technologiques nous paraissent en accélérations croissantes, mais, les sociologues nous le répètent, les valeurs et les comportements humains ne se transforment que de manière générationnelle, donc en escalier, marche après marche.

La difficulté pour chacun de nous est de nous situer dans ce processus et, plus encore, d’y situer notre région, notre pays et de prendre la mesure des changements. Nous ne disposons pas encore, en effet, des cadres de compréhension adéquats, des bonnes lunettes, pour voir avec clarté le nouveau monde qui se construit et, au même moment, nous sentons que celui pour lequel nous avons été préparés nous échappe. Nous ne le comprenons ni ne l’appréhendons plus comme hier. Pire, nous ne savons plus quel chemin prendre, quelle trajectoire suivre. D’autant que nous peinons à nous localiser dans la société moderne qui, elle-même fragmentée, nous donne à voir des expériences multiples qui nous paraissent tantôt enthousiasmantes, tantôt incohérentes, tantôt néfastes.

Nous voudrions, comme Philip Kitcher nous y invite, considérer le progrès comme une réduction de la distance entre un objectif collectif à atteindre et l’endroit où nous nous situons [6]. Mais la vision commune et partagée de cet objectif collectif, qui ferait probablement sens, ou, à tout le moins, débat, ne semble pas exister, ni au niveau mondial, ni au niveau européen, ni au niveau national ou régional. Dès lors, nous suivons le philosophe anglais dans sa seconde approche, plus pragmatique, qui consiste à tenter de résoudre les problèmes majeurs qui se posent à nous.

C’est dans cette perspective que j’identifierai trois enjeux que je crois essentiels pour la Wallonie et m’interrogerai sur la manière d’y répondre. Le premier est celui de la transition en cours vers le nouveau paradigme industriel. Le deuxième est celui de l’équilibre entre l’emploi productif et celui que je qualifierai de sociétal. Le troisième est celui de notre positionnement économique dans le monde.

1. Une vague de mutations dont on a perçu le sens, mais pas assez les exigences

Depuis les années 1970, la Wallonie mène deux efforts colossaux en même temps : d’une part, faire face au désinvestissement massif dans les secteurs traditionnels de son industrie, d’autre part, innover et investir dans des secteurs d’avenir qui n’existaient pas ou très peu. Durant toutes ces années, elle a manqué de capitaux, de travailleurs – le chômage résultant de la disparition des anciens secteurs déqualifie massivement employés et ouvriers – et surtout d’un volume suffisant d’entrepreneurs et de chercheurs innovants. Néanmoins, la Région a pu trouver les voies de son redéploiement par des efforts constants menés par les pouvoirs et opérateurs publics, régionaux et territoriaux, voire locaux, qui se sont souvent substitués aux financiers privés, trop souvent timides, voire absents, par les universités et centres de recherches, ainsi qu’une poignée d’entrepreneurs et de travailleurs, y compris quelques fameux syndicalistes, qui ont continué à croire en leur région. Prenant conscience des mutations nécessaires, s’appuyant sur les moyens européens, ceux-ci ont multiplié les plans stratégiques globaux, mais aussi les initiatives disparates et fragmentées qui ont permis à la Wallonie de mettre fin à son déclin. Étymologiquement, décliner signifie tomber, décroître, perdre sa vitalité, ses forces, aller vers sa fin. Décliner, cela veut aussi dire refuser. Les Wallons ont refusé de mourir, de cesser d’exister. Cet effort a abouti au milieu des années 1980, moment où ils ont pu affermir leur économie, préparer leur redressement, améliorer leur base industrielle, se reconvertir. Néanmoins, durant les années qui ont suivi, si du neuf se mettait en place, le vieux continuait à péricliter. Ceci signifie que tous les efforts pour se stabiliser ont porté, mais que le redressement n’a pas encore eu pleinement lieu dans toute la région. Centres de transpositions et de recherches, clusters, pôles de compétitivité, hubs créatifs, maisons du design, agences et conseils numériques ont sorti leurs effets, spin-offs, start-ups, etc. se sont multipliées. Un pôle a pris un poids considérable bénéficiant à la fois de la proximité métropolitaine de la capitale de l’Europe, des deux universités de Louvain-la-Neuve et de Leuven et de celles de Bruxelles ainsi que d’une attractivité environnementale et infrastructurelle remarquable : le Brabant wallon. Son poids en Recherche-développement (R&D) est tel, grâce aux entreprises à vocation internationale qui y sont localisées, que le Brabant wallon biaise l’ensemble des statistiques régionales et fait apparaître l’extrême faiblesse des autres provinces wallonnes [7].

La comparaison, réalisée par les chercheurs du Conseil économique et social de Wallonie sur des indicateurs de la Région wallonne et des régions européennes de tradition industrielle (RETI) comparables, entre 2005 et 2013, présentée dans l’édition 2016 des Regards sur la Wallonie, montre que le dynamisme économique ne lui permet toujours pas d’atteindre le niveau économique de la moyenne des RETI, même si elle fait généralement mieux que la moyenne des trois RETI les moins performantes, ce qui constitue une maigre consolation.

Moyenne des

15 RETI

Moyenne des 3 RETI moins performantes Wallonie
PIB en SPA par hab. EU=28 111,4 81,0 87,3
Taux d’emploi des 20-64 69,2 59,2 62,3
Taux chômage des 20-64 10,9 22,3 11,1
Dépenses R&D % PIB 1,61 0,86 2,91
Dépenses R&D entreprises 0,88 0,46 2,38
Dépenses R&D Pouvoirs publics 0,48 0,29 0,49

Regards sur la Wallonie, p. 12, Liège, CESW, Juin 2016 [8]. Sources Eurostat, Calculs CESW.

Ainsi, le rapport indique également que, après avoir atteint le point culminant en 2010, le niveau de PIB/habitant wallon (SPA) comparé à l’Europe des 28=100 s’est bel et bien dégradé année par année [9]. De même, la comparaison de la population wallonne en âge de travailler à 10 ans d’écart montre que les taux d’activité, d’emploi et de chômage sont quasiment identiques à ceux de 2005 [10].

Les données liées à la cohésion sociale sont probablement les plus inquiétantes. Même si l’enquête EU-SILC n’est plus détaillée par région depuis 2012, la Wallonie peut prendre pour elle le pire des conclusions de cette étude au niveau belge. Celle-ci indique que plus d’une personne sur cinq (21,2 % en 2014) est menacée de pauvreté ou d’exclusion sociale. Ainsi, suivant le CESW ce pourcentage se situerait entre 22,7 % et 23,9 % en Wallonie (contre 13,6 % et 17 % en Flandre). Dans les provinces wallonnes, entre 15 et 21 % de la population vit sous le seuil de pauvreté contre 9,7 à 12,5 % en Flandre. En 2015, on comptait en Wallonie, chaque mois, en moyenne 55.902 bénéficiaires du RIS (Revenu d’Intégration sociale) soit 48,1 % du nombre de bénéficiaires belges pour une population qui n’en représente que 32%. Entre 2014 et 2015, le nombre de bénéficiaires du RIS a augmenté de 17,3% en Wallonie [11]. Ne pensons pas que ces évolutions n’auront pas elles-mêmes des conséquences systémiques…

Si les recettes et méthodes prônées par les politiques internationales d’innovation sont probablement bien appliquées [12], on peut s’interroger sur leur intensité. Les efforts des gouvernements wallons n’ont pas été limités en matière d’innovation stratégique, dans la logique d’ailleurs des politiques écosystémiques prônées au niveau européen, avec leurs volets en matière d’attractivité, de compétitivité, de cohésion, d’innovation, ainsi que leurs déclinaisons en termes d’économie circulaire ou d’initiatives numériques [13]. Ils l’ont peut-être été en termes de volumes d’investissement à haut potentiel d’impact, tant pour des raisons de culture d’organisation que pour des questions de moyens disponibles.

On pourra pointer pour illustrer cette analyse, le fait que c’est la province qui a été la moins soutenue par les Fonds structurels européens qui se démarque dans le paysage wallon. C’est donc aussi, par extension, la province qui a sans doute privilégié les investissements dans le système d’innovation et les acteurs, plutôt que dans les infrastructures. En fait, le Brabant wallon constitue un véritable jardin d’innovation, sur le modèle de l’Innovation Garden Espoo en Finlande, dans lequel les processus d’incubation d’entreprises peuvent se réaliser. La métaphore, qui provient de la Brussels Innovation Union Conference (EU 2020 Flagship Initiative) en 2013, est belle, car tout le monde sait qu’un jardin ne se développe pas sans jardiniers. L’objectif est de faire s’élever le niveau de capital renouvelable (que l’on peut renouveler, de renouveau et d’innovation) de ses organisations, de ses territoires et de ses citoyens [14], de contribuer au bien-être de sa région, mais aussi au-delà, dans un monde sans frontières.

Si, en Wallonie, le cœur de notre développement actuel s’inscrit dans le Brabant wallon, d’autres jardins d’innovation pourraient se développer davantage autour de nos deux aéroports régionaux que sont Liège et Charleroi. L’Aéropôle de Charleroi Gosselies a évidemment cette vocation, mais sa connexion avec la métropole carolorégienne en construction n’a pas encore pu s’établir physiquement ni mentalement, la disparité sociale restant trop pesante entre la capitale du Pays-Noir et le plateau en développement technologique. Les Finlandais évoquent ici les concepts de Urban CleanTech – prévention des impacts industriels sur le changement climatique, en matière énergétique, mais aussi de pollution industrielle [15] -, de Human Health Tech, liée aux bassins de soins, biotechnologies, pharmacies, etc., de Digitalizing Industry, dans le domaine numérique et de la robotisation, de Welfare City, où le citoyen est au centre des attentions, et de Smart Citizen, où les technologies numériques contribuent à la régulation des risques et des nuisances urbaines. Ces sujets apparaissent comme autant de forces-clefs pour développer ces jardins d’innovation dans lesquels l’espace urbain sert de catalyseur entre les universités – en développement à Charleroi grâce à l’UMONS (que l’on devrait nommer Université de Wallonie à Charleroi) et à l’Université ouverte qui joue un rôle d’intégrateur des autres pôles académiques au sein de la métropole -, les PME et TPE de tout poil. Quant à Liège, elle dispose d’atouts majeurs, grâce à son positionnement (capitale économique wallonne avec le CESW, la SRIW, la SOGEPA, l’AEI, la Sowalfin, etc.), la Meuse, une belle connexion TGV avec Bruxelles, Paris et l’Allemagne, des axes autoroutiers remarquables, un aéroport fret, une puissance universitaire avec l’ULg (que l’on devrait appeler Université de Wallonie à Liège), une densité remarquable de hautes écoles, de centres de recherches et quelques entreprises fleurons technologiques…. L’articulation de ces instruments structurants et des outils de développement proprement liégeois fonctionne assez bien grâce et malgré le nombre d’opérateurs : SPI, GRE-Liège, Meusinvest, Liège-Europe-Métropole, Liège-Creative, Grand-Liège, etc. Les infrastructures se développent même si les difficultés de développement persistent, en particulier en matière de cohésion sociale.

2. Un nouvel équilibre à rechercher entre emploi productif et emploi sociétal

Le Rapport Brundtland (1987) sur le développement durable insiste sur la nécessité de construire un système économique capable de dégager des excédents. Or, en Wallonie, dès 1991, Henri Capron (ULB-DULBEA) montrait, dans le cadre des travaux La Wallonie au futur, que le secteur public était devenu l’activité dominante en Wallonie, supplantant ainsi l’activité industrielle. En effet, en 1989, l’emploi salarié par rapport à la population était de 6,47 % en Wallonie (contre 5,46 % en Flandre) tandis que l’emploi manufacturier, qui avait chuté de 12,8 % les quatre dernières années, était au niveau de 5,41 % contre 7,83 % en Flandre [16]. Le Professeur Capron mettait également en évidence la vulnérabilité de la Wallonie qui ne disposait plus que d’une base industrielle très faible et la nécessité pour la région de développer une véritable stratégie industrielle tant par une consolidation de ses acquis, que par une plus grande diversification. Pour ce faire, il insistait sur l’importance de la revitalisation qui devrait se fonder sur des pôles de compétitivité technologique structurants [17]. Parallèlement, et à la suite des recherches d’Albert Schleiper (CUNIC), pilotant un groupe d’économistes régionaux, ces travaux mettaient en évidence l’importance du secteur non marchand par rapport au secteur marchand, proportionnellement plus élevé que dans le reste de la Belgique, en raison de la réduction excessive ou de la croissance trop faible des emplois dans le secteur marchand. Ces travaux montraient que les activités non marchandes, concentrées dans les deux secteurs “Services publics, enseignement” et “Services divers”, représentaient ensemble 43,7 % de l’emploi salarié wallon (351.286 emplois sur 804.553) et 32,3 % de l’emploi total du côté flamand [18]. Ce différentiel de plus de 10 % représentait un déficit de plus de 90.000 emplois dans le secteur marchand wallon. Le groupe de travail arrivait à la conclusion que l’évolution de l’activité économique à l’horizon 2010 impliquait une répartition de l’emploi entre les divers secteurs compatibles avec la finalité des activités économiques, à savoir la création de richesse, ce qui, à court et à moyen terme, nécessite une importante croissance nette de l’emploi dans les secteurs industriels et tertiaires marchands [19].

Depuis cette période, nous avons souvent, de même que l’Union wallonne des Entreprises (UWE), fait écho à ce déséquilibre fatal. Des calculs semblables que nous avons réalisés cet été à partir des nouveaux chiffres de répartition de l’emploi par secteur macro-économique, publiés par l’UWE, montrent que, si en Flandre 63,8% de l’emploi se trouve dans les entreprises, ce pourcentage n’est que de 56,2 % en Wallonie (données 2014). Dans le nord de la Belgique, 15,1% de l’emploi se localise dans les administrations publiques. Ce chiffre atteint 21,4% en Wallonie.

Répartition de l’emploi par secteur macro-économique (2014) FLANDRE WALLONIE
Entreprises 63,8 % 56,2 %
Administrations publiques 15,1 % 21,4 %
Indépendants 21,1 % 22,5 %
Total 100 % 100 %

UWE, Août 2016

Si on adopte les mêmes proportions qu’en Flandre, il manque toujours environ 90.000 emplois dans les entreprises en Wallonie [20]. Comme l’indique l’UWE en commentant ses chiffres sur la valeur ajoutée, le propos n’est pas d’en déduire que le secteur public est trop important dans l’absolu, mais que, relativement à lui, le secteur des entreprises est trop peu développé. Dès lors, écrit l’UWE, la conclusion tirée dans les versions précédentes de nos études reste d’actualité : le poids du secteur privé reste insuffisant dans l’économie wallonne [21]. Nous en sommes nous aussi convaincus.

Depuis sa constitution en 2014, le Gouvernement a décidé de contingenter la fonction publique, mais cette mesure ne peut être efficace que si, parallèlement, le périmètre de l’action publique est redéfini en Wallonie de telle sorte que des missions prises en charge par le public aux niveaux régional, provincial, local ou de la Communauté française soient confiées ou rendues au domaine privé, c’est-à-dire des entreprises, de l’économie sociale ou même du monde associatif. Pour ce faire, il est probablement essentiel d’intensifier l’effort de sensibilisation et d’éducation des jeunes et des sans-emploi à la prise d’initiatives en matière entrepreneuriale et de renforcer les dispositifs d’accompagnement tant en matière de création que de transmission d’entreprises. Et ce, au-delà même du Pacte pour l’Emploi et la Formation, signé en juin 2016 avec les interlocuteurs sociaux et dont les premières mesures sont attendues début 2017 [22]. Ce Pacte fait en effet de la question de l’Emploi la priorité numéro 1 du Gouvernement wallon.

3. Le positionnement de l’économie wallonne dans le monde

Il existe une forme de tension au cœur du Nouveau Paradigme industriel qui, d’une part, nous pousse à valoriser l’économie de proximité et les circuits courts pour éviter les charges et coûts énergétiques et environnementaux et, d’autre part, intègre la spécialisation de l’économie mondiale qui permet le développement équitable des pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine [23]. En matière industrielle, la nouvelle génération d’activités orientées vers l’innovation est un écosystème socialement motivé et d’innovation ouverte, global par nature et interconnecté à une communauté d’acteurs de niveau mondial. Même à l’heure des technologies de l’information et de la communication, ce système est fait de rencontres physiques et d’échanges planétaires, y compris en marchandises.

De même, la continentalisation et la globalisation nécessitent – dans une logique de concurrence comme de coopération – la prise en compte d’échelles et de masses critiques des entreprises, des universités ainsi que des centres de recherches, afin notamment d’exister sur la carte de l’Europe et du monde et de pouvoir se trouver des partenaires de niveau international. Des dynamiques de réorganisations et de rapprochements sont en cours dans l’enseignement supérieur en Wallonie et à Bruxelles, des nécessités se font jour également dans le domaine des centres de recherche où le modèle allemand des Fraunhofer interpelle par ses capacités à établir des réseaux efficients de partenariats puissants en R & D. Créé en 1949 en prenant le nom du célèbre chercheur et entrepreneur munichois Joseph von Fraunhofer (1787-1826), cette organisation sans but lucratif réunit plus de 24.000 scientifiques et ingénieurs qui travaillent dans 66 instituts et unités de recherches avec un budget annuel de 2 milliers d’euros [24]. L’efficience et l’ouverture de ce type d’outil constituent une leçon pour tous les pays et régions d’Europe. L’objectif pour la Wallonie, comme pour la région finlandaise d’Espoo, consiste bien à ce que l’on puisse se dire qu’il s’agit d’un de ces endroits au monde où les réalisations concrètes sont possibles tant au point de vue de la recherche, que de l’innovation, ou de l’entrepreneuriat [25].

Dans le cadre de la Mission prospective Wallonie 21, menée au profit du Gouvernement wallon de 2000 à 2004, un plan d’action avait été élaboré en vue de contribuer à faire de la Wallonie une région de la connaissance, apprenante et créative. Plusieurs actions visaient directement l’internationalisation. Celles-ci restent d’actualité, car elles n’ont pas, à ce que je sache, été mises en œuvre. La première que je rappelle ici est l’idée vertueuse de construire systématiquement des partenariats intercontinentaux pour toute entreprise ou institution, avec un partenaire européen, un américain et un africain ou asiatique. Il s’agirait de mettre en place une action de promotion encourageant les organismes wallons à s’inscrire dans la mondialisation des échanges économiques, à renforcer la diversité, la coopération au développement, etc. La deuxième action que je souhaite pointer est la valorisation des compétences des populations d’origine étrangère sous le slogan Wallonie terre de couleurs, comme avantage compétitif dans l’interdépendance et le redéploiement régional. Une troisième mesure porte sur les centres de références scientifiques dans les différentes filières de développement innovantes. Intitulée Wallonia Knowledge Society Hub, elle a vocation à encadrer les activités immatérielles notamment en matière d’intérêt ou d’opportunité de financer des projets. Une quatrième action consiste en le lancement d’un programme global de formation culturelle et linguistique portant sur l’Allemagne et l’allemand visant tous les pôles de compétences et de développement, ainsi que tous les secteurs d’activités [26]. Une cinquième action pourrait concerner les agents de la fonction publique wallonne dont les efforts à l’international – singulièrement dans leurs relations avec la Commission européenne et ses différentes Directions générales – sont peu reconnus, peu soutenus, peu valorisés. Hors l’exemple du CETA, les Wallons sont dramatiquement absents des espaces internationaux où se construit le futur des politiques.

Ces mesures, complémentaires aux dynamiques internes d’activation de l’innovation et de l’entrepreneuriat, déjà amorcées pour certaines [27], auraient vocation à familiariser davantage les Wallonnes et les Wallons avec la globalisation, mais aussi à renforcer les relations culturelles et commerciales de proximité, notamment avec l’Allemagne. Les contacts avec la Flandre pourraient du reste faire objet de la même attention.

Conclusion : comment contribuer au bien-être dans un monde sans frontière ?

Depuis 2000 et le départ puis le bref retour d’Elio Di Rupo, de 2005 à 2007, les législatures wallonnes ont souffert d’un véritable déficit de leadership présidentiel, constructif et donnant confiance aux acteurs impliqués dans les fortes transitions dans lesquelles la Wallonie se positionne. Avec cette présente législature et la mobilisation autour du CETA, et si on évite l’opposition trop rude entre le monde de l’entreprise et une partie de la société civile, on pourrait se trouver à une bifurcation permettant une nouvelle mise en mouvement, avec la fonction de ministre-président renforcée. Il faut reconnaître à certains responsables politiques une grande volonté de transformation de la région et d’accompagnement des mutations économiques. C’est assurément le cas des deux ministres qui se sont succédé en disposant des postes de l’économie et de la recherche depuis 1999 : le libéral Serge Kubla et le socialiste Jean-Claude Marcourt. L’un et l’autre ont assumé une continuité d’actions qui a pu surprendre plus d’un observateur. Ainsi, ont-ils abordé les enjeux avec beaucoup de pragmatisme et de réalisme, – c’est-à-dire moins d’idéologie – en étant particulièrement attentifs aux politiques européennes et en intégrant, avec elles, les défis environnementaux et climatiques nécessaires, au travers, notamment, de la valorisation des économies sociales et circulaires. L’un et l’autre se sont également montrés conscients de la nécessité de rationaliser les outils d’accompagnement des entreprises, sans toutefois y parvenir encore. Le Gouvernement actuel a également su faire la place aux politiques territoriales qui s’appuient sur les acteurs locaux pour mettre en œuvre les politiques de reconversion européennes et wallonnes au niveau des bassins de projets, partout en Wallonie. Encore faut-il que tous les territoires s’en saisissent et franchissent réellement le pas.

La question de savoir comment nous pouvons contribuer au bien-être dans un monde sans frontière, – cette question se pose dans toute région de la planète – reste centrale pour les politiques, les entrepreneurs, les fonctionnaires, les associations et les chercheurs. Ici aussi la réponse des Finlandais est salutaire : en se saisissant des questions provocatrices, des défis difficiles, des discontinuités de la société moderne, en les traduisant en questions de recherche, en conduisant des travaux multidisciplinaires, et en les mettant en application dans des écosystèmes d’innovation ouverts, en infusant la région avec de la connaissance, en rendant ainsi le terrain fertile, et en permettant aux projets de grandir [28].

Paradoxalement, dans la Wallonie d’aujourd’hui, comme dans d’autres régions du monde, l’essentiel des défis de l’industrialisation ou de la réindustrialisation apparait probablement moins comme la nécessité de se positionner pour ou contre le développement durable, pour ou contre le défi climatique, pour ou contre la globalisation ou la territorialisation. En fait, ces choix n’existent pas, car il s’agit d’évolutions et d’enjeux dont nous nous sommes, de fait, toutes et tous collectivement, saisis, même si c’est avec plus ou moins d’ampleur, plus ou moins de conviction, plus ou moins d’empressement.

L’enjeu majeur et véritable, c’est probablement, comme le rappelait Thierry Weil, de concilier ou de réconcilier l’ensemble des acteurs, mais aussi les citoyennes et citoyens sur ces idées de progrès de la société et de prospérité économique, et, de surcroît, de pouvoir les articuler. Le professeur au centre d’économie industrielle de Mines Paris-Tech s’inspirait pour en parler des travaux de la Society for Progress [29], dont les personnalités membres reconnaissent la créativité et l’efficacité de la libre entreprise et d’un système économique décentralisé, tout en refusant l’incomplétude d’un système incapable de promouvoir efficacement les progrès sociétaux. C’est du dialogue entre praticiens et chercheurs, comme ceux entamés à l’initiative du professeur Subramanian Rangan (INSEAD, Fontainebleau) qu’elles attendent un nouveau paradigme, plus durable et plus satisfaisant [30].

C’est aussi probablement ce type de dialogue qu’il s’agirait de mettre en place en Europe, en Belgique et en Wallonie, si on souhaite, ensemble, lever les nombreuses ambiguïtés qui menacent encore et toujours notre développement.

Philippe Destatte

@PhD2050

[1] Cette réflexion trouve son origine dans une demande d’article destiné à la revue En Question, publiée par le centre d’analyse sociale Centre Avec, Décembre 2016. Elle constitue une version étendue de l’article envisagé.

[2] Riita SUURLA, Markku MARKKULA & Olli MUSTAJÄRVI, Developping and Implementing Knowledge Management in the Parliament of Finland, Helsinki, Parliament of Finland, Committee of the Future, 2002.

[3] Marcel LEROY et Pascal LORENT, Caterpillar, 40 ans “made in Belgium”, dans Le Soir, 3 juin 2005, p. 22. – P. LORENT, Le site carolo ne cesse de croître, Caterpillar, 35 ans “made in Belgium”, Des résultats chiffrés à la pelle mécanique…, dans Le Soir, 4 septembre 2000, p. 15.

[4] Parlement wallon, Session 2015-2016, CRI, Séance plénière, mercredi 27 avril 2016. CRI, n°16 (2015-2016).

[5] Ph. DESTATTE, A propos de quelques révolutions industrielles, Blog PhD2050, Namur, 8 août 2016. https://phd2050.org/2016/08/08/ri-1de3/ – Ph. DESTATTE, L’économie wallonne, les voies d’une transformation accélérée, Exposé présenté au Forum financier de la Banque nationale de Belgique, Université de Mons, le 3 novembre 2014, Blog PhD2050, 24 juin 2015. https://phd2050.org/2015/06/24/fofi/

[6] Philip KITCHER, Pragmatism and Progress, in Transactions of the Charles S. Peirce Society, Vol. 51, No. 4, The Idea of Pragmatism, Winter 2015, p. 475-494.

[7] La R & D par habitant dans les provinces wallonnes en €/hab 2009-2013 montre que celui-ci atteint en Brabant wallon les 4.342,4 € (2013), ce qui contribue largement à une moyenne wallonne de 743,6 €/hab. Le Hainaut et Liège sont respectivement à 315,3 € et 405,9 €, soit sous la moyenne européenne (2013) = 542 € (Eurostat 31.03.2016).

[8] A noter que la Wallonie n’est pas ici incluse dans la moyenne des RETI.

[9] Regards sur la Wallonie, p. 10, Liège, CESW, Juin 2016.

[10] Ibidem, p. 21.

[11] Ibidem, p. 40-41.

[12] Par exemple Regions and Innovation Policy, OECD Reviews of Regional Innovation, Paris, OECD, 2011.

[13] Opinion “Closing the Innovation Divide”, Brussels, Committee of the Regions, 2013. CdR 2414/2012 FINAL.

[14] Pia LAPPALAINEN, Markku MARKKULA, Hank KUNE eds., Orchestrating Regional Innovation Ecosystems, p. 15, Aalto University, 2015. http://ec.europa.eu/information_society/newsroom/cf/dae/itemdetail.cfm?item_id=22845&newsletter=126

[15] Hoora HASHEMI, An Overview on the Urban CleanTech Project, Helsinki-Uusimaa Regional Council, 2015. http://www.uudenmaanliitto.fi/files/17585/ROLE_OF_HELSINKI_UUSIMAA_REGIONAL_COUNCIL_(corr_20160126).pdf

[16] Henri CAPRON, Réflexions sur les structures économiques régionales, dans La Wallonie au futur, Le défi de l’éducation, p. 176-177, Charleroi, Institut Destrée, 1992.

[17] Ibidem, p. 173.

[18] Albert SCHLEIPER, Le devenir économique de la Wallonie, dans La Wallonie au futur…, p. 131-132.

[19] Ibidem, p. 135.

[20] Etudes sur la situation de l’entreprise, Portrait des Entreprises en Wallonie, Evolution, p. 22-23, Wavre, UWE, 08/2016.

[21] Ibidem, p. 17-20.

[22] Eliane TILLIEUX, Pacte pour l’Emploi et la Formation, Namur, Gouvernement wallon, Septembre 2016. http://gouvernement.wallonie.be/sites/default/files/nodes/story/8978-pacteemploiformation.pdf

[23] Voir à ce sujet le papier de Paul DE GRAUW, How far should we push globalisation?, Blog Ivory Tower, October 31, 2016, http://escoriallaan.blogspot.be/2016/10/how-far-should-we-push-globalisation.html

[24] Fraunhofer Institute for Technological Trend Analysis Int., Annual Report 2014, p. 13, Euskirchen, Fraunhofer-Gesellschaft, 2015.

[25] P. LAPPALAINEN, M. MARKKULA, H. KUNE eds., Orchestrating…, p. 16.

[26] Ph. DESTATTE, La formation tout au long de la vie, un enjeu pour un développement humain et durable des territoires, dans La Formation tout au long de la vie, Nouvelles questions, nouvelles perspectives, p. 253-270, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006.

[27] Voir notamment l’Axe 1 du Plan Marshall 4.0, Faire du capital humain un atout, p. 8-13, Namur, Gouvernement wallon, Décembre 2014.

[28] P. LAPPALAINEN, M. MARKKULA, H. KUNE eds., Orchestrating…, p. 21. How can we contribute to well-being in a world without borders ? By embracing the provocative questions, the difficult challenges, and the disruptive nature of modern society; by translating them into research questions, conducting the multi-disciplinary research, and applying it in open innovation ecosystems. By infusing the region with knowledge, tending the fertile soil, and enabling things to grow. Opinion Closing the Innovation Divide, Brussels, Committee of the Regions, 2013. CdR 2414/2012 FINAL.

[29] http://societyforprogress.org/index.html

[30] Thierry WEIL, Concilier prospérité et progrès de la société, dans The Conversation, Ed. UK, Nov. 1, 2016. http://theconversation.com/concilier-prosperite-economique-et-progres-de-la-societe-68003 – Subramanian RANGAN ed., Performance and Progress, Essays on Capitalism, Business, and Society, Oxford University Press, 2015.

Après avoir analysé les dérives sémantiques du concept de Révolution industrielle, rappelé comment l’idée de changement sociétal s’est construite au travers de la Révolution machiniste, et envisagé la Révolution cognitive du XXème siècle, notre réflexion porte sur la place du numérique dans ces mutations…

3. L’idée de Nouvelle Révolution industrielle au XXIème siècle

Au XXIème siècle, l’abus de l’utilisation du concept de révolution industrielle nous apparaît flagrant. Après la révolution numérique – qui suivant Jean Viard a même plus d’impact que le train [1] – puis la même mutation que l’on nomme digitale, celle des imprimantes 3D, celle du Big Data – qui sont sans nul doute fondamentalement liées -, il est même jusqu’à l’exploration de Mars qui aurait déjà provoqué une nouvelle révolution industrielle [2]. Nous avions d’ailleurs à peine tenté d’expliquer pourquoi la Troisième Révolution industrielle proclamée – et déjà revendue plusieurs fois – par Jeremy Rifkin [3] ne nous paraissait pas un modèle crédible, que nous étions confrontés à une nouvelle annonce. Comme aime à le rappeler Michel Godet, la mode a la mémoire courte…

3.1. Industrie 4.0.

Une quatrième révolution industrielle, avec le sigle moderniste d’Industrie 4.0, renvoyait à l’idée de l’usine numérisée et donc dite intelligente. La chronologie se fonde ici sur une trajectoire qui irait de la machine à vapeur (1784), de ce qui est nommé première révolution industrielle, mue par l’énergie hydraulique et fossile [4], au convoyeur (1870) d’une deuxième révolution industrielle portée par l’énergie électrique [5] et la production de masse, à l’automate programmable (1969) d’une troisième révolution industrielle fondée sur la logique programmable et les techniques de masse. Enfin, les logiciels de modélisation et l’internet industriel caractériseraient la quatrième révolution industrielle basée – depuis 2013 – sur la conception virtuelle et la modernisation [6]. Ce modèle trouverait son origine dans un des dix projets d’avenir de la stratégie high-tech lancée par le gouvernement fédéral allemand en 2006 [7]. Cette version initiale d’Industrie 4.0 se fonde sur une analyse prospective à l’horizon 2020 qui donne une grille de lecture inspirée par l’Institut Fraunhofer-IAO (Stuttgart) [8]. Quatre révolutions industrielles y sont recensées :

  1. Révolution industrielle par introduction de la production mécanique au moyen de l’eau et de la puissance de la vapeur (fin du XVIIIème s.) ;
  2. Révolution industrielle grâce à l’introduction du travail de masse par le biais de l’énergie électrique (début du XXème siècle) ;
  3. Révolution industrielle par l’utilisation de l’électronique et de l’informatique pour automatiser davantage la production (début des années ’70 du XXème siècle) ;
  4. Révolution industrielle basée sur la cyberphysique (aujourd’hui) [9].

En novembre 2014, le Comité économique et social européen (CESE) a organisé une conférence intitulée la Quatrième Révolution industrielle, une occasion pour l’Union européenne de prendre le leadership ? Le CESE y estime que, au-delà de la “servicisation” de l’industrie, un nouveau paradigme émerge, fondé sur l’internet des objets et des services. Dans ce modèle, le changement constituerait une nouvelle révolution industrielle qui ouvrirait une nouvelle ère succédant à l’automatisation : ce prodigieux bond en avant résulte d’une coopération verticale et horizontale entre la machine et l’internet, la machine et l’humain, la machine et la machine, tout au long de la chaîne de valeur et en temps réel. Des îlots d’automatisation seront interconnectés dans une multitude de réseaux et de variations. Les logiciels et les réseaux connecteront produits intelligents, services numériques et clients aux nouveaux “produits” innovants du futur [10]. Selon McKinsey, cette nouvelle révolution industrielle se fonderait sur l’idée que la moitié des douze technologies potentiellement de ruptures pour la prochaine décennie seraient numériques et auraient des vocations industrielles : l’internet mobile, l’automatisation de la recherche heuristique, l’internet des objets, la technologie du cloud, la robotique avancée, les véhicules intelligents, les imprimantes 3D [11]. Lorsqu’elle se pose, elle aussi, la question de savoir si Industrie 4.0 constitue un slogan marketing ou une vraie révolution industrielle ?, la Fabrique d’Industrie renvoie aux réseaux de production permettant l’interaction instantanée entre les outils industriels, la vitesse de conception des produits par intégration des cycles du design et des process de fabrication, ainsi qu’une plus grande flexibilité de la production grâce aux systèmes cyber-physiques (CPS), permettant une production de masse spécialisée, permettant la personnalisation des objets [12].

3.2. Distinguer changement dans le système et changement de système

La Fabrique d’Industrie aurait été plus précise ou davantage nuancée dans son titre en relisant l’article de François Bourdoncle dans le remarquable ouvrage intitulé L’industrie, notre avenir, que cette même Fabrique a publié en janvier 2015 sous la direction de Pierre Veltz et Thierry Weil. En effet, le président de FB&Cie et co-fondateur d’Exalead y avait décrit La révolution Big Data, en tant que troisième révolution numérique, c’est-à-dire troisième révolution dans l’histoire de l’informatique. Ce qui est assez différent d’une troisième ou quatrième révolution industrielle… Cette troisième période viendrait après une première transformation, de 1980 à 2000 qui est celle de l’avènement de l’informatique d’entreprises, avec ses formidables gains de productivité, et une deuxième, de 2000 à nos jours, qui serait celle des moteurs de recherche, des réseaux sociaux et de l’internet sur les téléphones mobiles, étendus du grand public aux entreprises. Nous avions identifié ce changement de paradigme lors des travaux La Wallonie au Futur [13], dès 1987, et décrit le lancement de cette phase d’économie numérique dans le travail de prospective de la Mission Prospective Wallonie 21 [14], dès 2000. Pour François Bourdoncle, la troisième révolution informatique vient de commencer, elle repose sur la capacité des entreprises à accumuler des quantités colossales de données, de les analyser et d’en tirer un profit commercial. Les exemples sont connus : Google, Facebook, Amazon, Apple-iTunes, Netflix, etc. Le président de FB&Cie voit quatre marqueurs de cette révolution Big Data : l’hybridation des métiers autour des usages, la convergence entre industrie et services, le déplacement de la valeur vers l’aval, au profit de la relation client et, enfin, l’accès massif au capital pour prendre le contrôle de l’ensemble de la chaîne de valeur [15].

L’intérêt de cette dernière approche, on l’aura compris, est qu’elle limite la révolution à la sphère numérique et ne fait pas d’un changement au sein d’un système technique, voire d’un sous-système, une mutation de l’ensemble du système, comme c’est le cas pour une révolution industrielle. Regarder l’évolution de cette manière ne sous-estime pas l’ampleur des changements actuels, inscrits dans la Révolution cognitive et marqués par les contraintes que nous nous imposons pour assurer la durabilité du système. Ce regard ne préjuge pas non plus l’ampleur des investissements humains et financiers nécessaires pour faire face à ces mutations. Ce que les Allemands appellent Industrie 4.0, et que, après les Français, nous essayons d’importer à notre tour, est une stratégie d’alliance lancée en 2011 entre l’Etat et les entreprises pour accélérer l’intégration entre le monde des TIC et celui de l’industrie. Là aussi, comme l’indiquent Dorothée Kohler et Jean-Daniel Weisz, une course contre la montre est engagée : celle de la redéfinition des modes d’apprentissage des savoirs. Comme l’écrit France Stratégie, qui a lancé fin 2015 un séminaire mensuel sur le sujet, le numérique ne nous attendra pas [16]. Ainsi, l’avenir du travail est-il devenu un enjeu de compétitivité au point que, à l’initiative du BMBF, le ministère de la Formation et de la Recherche, les Allemands ont lancé une réflexion réunissant tous les acteurs majeurs de cette problématique [17]. Cela nous rappelle que le changement technico-économique est souvent plus rapide que le changement social.

Conclusion : c’est l’être humain en société qui doit constituer la référence de tout horizon à construire

 D’abord, quatre idées peuvent résumer notre propos sur les révolutions industrielles.

  1. Les représentations du monde (macro-systèmes techniques, paradigmes, etc.) sont des concepts, modèles et systèmes. Ils sont donc construits par les êtres humains comme éléments intellectuels, pédagogiques, explicatifs. Ils n’existent pas en tant que réalités. Ils peuvent apparaître comme exploratoires ou stratégiques, et chaque fois pertinents ou fantaisistes. Il est assez vain de vouloir prouver qu’ils seraient – ou non – fondés sur le plan scientifique.
  1. La technique ne génère pas la société, elle en est une composante. Comme le rappelle François Caron, la formation d’un système technique peut-être analysée au travers de deux temps : d’abord, celui de l’émergence de technologies nouvelles, ensuite, celui de leur mise en cohérence au sein d’un système [18]. Cette observation peut expliquer certains décalages temporels. Les processus de transformations sont des processus dynamiques et complexes qui vivent des temporalités multiples.
  1. A chaque passage d’un type de société à un autre, quatre changements fondamentaux s’opèrent dans les pôles que constituent les matériaux, le temps, l’énergie et le vivant. (Gille, Portnoff, Gaudin). A chacun de ces pôles correspondent des innovations dans la troisième mutation : les polymères, l’intelligence artificielle, le nucléaire et le solaire, ainsi que la génétique. Il s’agit d’une grille de lecture particulièrement utile. Mais il en est d’autres, bien entendu.
  1. Si on les considère comme des mutations sociétales profondes et systémiques, des changements de civilisation, comme le fut la Révolution industrielle qui s’est effectuée dans nos pays, de 1700 à 1850 environ, ces transitions sont au nombre de trois : d’abord, la Révolution industrielle déjà mentionnée, ensuite, la Révolution cognitive que nous connaissons et, enfin, la transition vers le développement durable qui est une conséquence des limites et excès générés par l’industrialisation. Cette transition accompagne la dernière mutation. Je les vois comme les trois composantes du Nouveau Paradigme industriel [19] qui est à la fois notre héritage et le moment dans lequel nous vivons et pourrions vivre encore pendant un siècle ou davantage.

L’idée que ce n’est pas la technique qui fait le futur, mais que ce sont les femmes et les hommes qui le font, pourrait constituer notre conclusion. Elle est en filigrane de l’ouvrage que le physicien Chris Anderson, rédacteur en chef de Wired, a consacré à La Nouvelle Révolution industrielle : celle des Makers. Ainsi qu’il l’indique, l’ère de l’information, de l’informatique et de la communication, qui aurait commencé fin des années 1950, s’est poursuivie avec l’ordinateur personnel dans les années 1970 et 1980, puis avec internet dans les années 1990, n’aurait pas donné ses effets avant la démocratisation et l’amplification sur l’industrie manufacturière qu’elle produit seulement aujourd’hui. Dans cette révolution de fabricants, Anderson estime que ce sont les femmes et les hommes qui vont transformer la société, par leurs nouvelles pratiques permises par la technique numérique [20].

Les référents que nous avons cités ne disaient pas autre chose. Jacques Ellul estime dans Le système technicien que, aucune technique ne peut se développer hors d’un certain contexte économique, politique, intellectuel, si autonome qu’elle soit. Et là où ces conditions ne sont pas réalisées, la technique avorte [21]. Une technique n’est jamais un simple savoir-faire, expliquait-il quelques années plus tard, c’est tout ce qui l’a conditionné : nos mœurs, notre culture, notre organisation sociale, et un certain mode de raisonnement sur les relations entre l’homme et la société [22]. Quant au système technique de Bertrand Gille, Pierre Musso rappelle qu’il est autant technique que culturel, que les techniques elles-mêmes sont inscrites dans une culture. Musso affirme d’ailleurs que lui-même ne part jamais de la technique pour penser le futur, ce qui est aussi a priori notre cas. On pourrait d’ailleurs ajouter qu’à ce réseau d’interdépendance technologique, correspond une interdépendance générale [23]. Ainsi, le professeur à Telecom ParisTech rappelle-t-il avec raison que ce n’est pas l’imprimerie qui a fait la Renaissance, mais bien l’inverse [24], ni d’ailleurs l’ordinateur et l’internet qui généré la Guerre froide et les affrontements géopolitiques qui y sont liés. Mettons au crédit du président du World Economic Forum, Klaus Schwab, d’écrire dans son ouvrage sur The Fourth Industrial Revolution, qu’il la voit comme systémique et que – note-t-il – la technologie n’y est pas considérée comme une force exogène. Cela n’empêche que toute sa démonstration, comme beaucoup d’exercice du genre, soit technology-pushed [25].

Comme aurait pu le faire Jean-Paul Sartre, Musso qualifie le numérique de « baillon sonore » : un baillon médiatique, qui empêche de comprendre où se produit réellement la « grande transformation » contemporaine entamée dans les années 1980. Il faut, écrit-il, passer de mots emblèmes à la compréhension d’un processus industriel profond, « l’informatisation », et même la « téléinformatisation », comme nouvelle phase de l’industrialisation. La téléinformatisation est caractérisée par deux mutations anthropologiques de longue période. D’une part, une extension, un élargissement de toutes les activités et une augmentation des choses et des êtres par la téléinformatisation. (…) D’autre part, une « Grande Transformation », profonde, marquée par l’informatisation et l’automatisation qui oblige pour la première fois dans l’histoire à concevoir, à explorer et à s’aventurer dans des mondes artificiels, construits [26].

L’analyse rejoint celle que développait Gérard Valenduc près de trente ans auparavant lorsqu’il dénonçait les miracles californiens ou japonais dont la Wallonie se saisissait à son sens trop rapidement comme autant de mythes et de fantasmes technologiques. Le chercheur à la Fondation Travail-Université mettait fortement en doute la capacité de la Région wallonne de guérir les structures industrielles de la Wallonie, frappées d’obsolescence, par une cure intensive de nouvelles technologies inspirées d’une Silicon Valley, berceau du microprocesseur et des manipulations génétiques. Pour une région comme la nôtre, écrivait Valenduc, il n’y a pas de remède miracle. Aucun scénario de modernisation technologique ne pourra faire table rase d’un passé économique et social aussi riche que pesant [27]. Pierre Chaunu, déjà cité, aurait pu compléter en répétant ce qu’il écrivait deux ans plus tard en préface de l’ouvrage de François Caron : les phantasmes pseudo-scientifiques qui nous assiègent découragent l’effort. Il n’y a de destin implacable qu’en nous-mêmes [28]. Ainsi, la Révolution technologique ne saurait remplacer le récit commun, apte à rassembler, producteur de loyautés, que Jean Viard déplore ne plus exister chez ceux qui, selon le sociologue français, administrent plus qu’ils ne gouvernent [29].

C’est la raison essentielle pour laquelle nous nous devons de rester lucide. Avec Jean Tirole, nous pensons que le numérique représente de réelles occasions de faire progresser la société, mais aussi qu’il introduit de nouveaux dangers et en amplifie d’autres [30]. Gardons au numérique la place qui doit être la sienne dans le système d’innovation, mais ne pensons pas que la technologie constitue l’alpha et l’omega de notre avenir. Dans le présent, c’est l’être humain en société qui doit constituer la référence de tout horizon à construire.

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

[1] Ce qui est sûr, écrit Jean Viard à notre grande surprise, c’est que la révolution numérique est une partie de la solution à nos problèmes nouveaux, mais avec des constructions culturelles neuves. Jean VIARD, Le moment est venu de penser à l’avenir, p. 34sv, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2016.

[2] Mars, La nouvelle Terre promise, dans Le Vif-L’Express, 30 octobre 2015.

[3] Jeremy RIFKIN, The Third Industrial Revolution, How Lateral Power is transforming Energy, The Economy and the World, New York, Palgrave MacMillan, 2011. – Sur ces questions de changement de paradigmes sociétaux, voir Philippe DESTATTE & Pascale VAN DOREN, Foresight as a Tool to Stimulate Societal Paradigm Shift, European and Regional Experiences, in Martin POTUCEK, Pavel NOVACEK and Barbora SLINTAKOVA ed., The First Prague Workshop on Futures Studies Methodology, p. 91-105, CESES Papers, 11, Prague, 2004.

[6] Muriel DE VERICOURT, Usines intelligentes : la quatrième révolution industrielle, dans Industrie et technologies, 6 mars 2014, http://www.industrie-techno.com/usines-intelligentes-la-quatrieme-revolution-industrielle.28373 – voir aussi Michèle DEBONNEUIL, Et si on entrait dans la quatrième révolution industrielle ? Tribune, dans Variances, n° 50, ENSAE, ParisTech, Mai 2014. http://www.ensae.org/global/gene/link.php?doc_id=1275&fg=1

[7] Dorothée KOHLER & Jean-Daniel WEISZ, Industrie 4.0, ou l’avenir de l’industrie en Allemagne : vision, enjeux, méthodes, Notes d’analyse, Kohler C&C, 31 mai 2013, p. 6.

[8] Dieter SPATH, Oliver GANSCHAR, Stefan GERLACH, Moritz HÄMMERLE, Tobias KRAUSE, Sebastian SCHLUND, Produktionsabeit der Zukunft – Industrie 4.0, Stuttgart, Fraunhofer-Institut für Arbeitwirtschaft und Organisation – IAO, 2013.

[10] 4th Industrial Revolution, An Opportunity for EU to take the lead ?, Brussels, European Economic and Social Committee,14/11/2014.http://www.eesc.europa.eu/?i=portal.fr.events-and-activities-fourth-industrial-revolution

[11] Eric LABAYE (McKinsey Global Institute Analysis), Perspectives on Manufacturing, Disruptives technologies, and Industry 4.0, Brussels, EESC, Consultative Commission on Industrial Change, Nov. 14, 2014.http://www.eesc.europa.eu/resources/docs/labaye.pdf

[12] Industrie 4.0 : slogan marketing ou vraie révolution industrielle ? Paris, La Fabrique d’industrie, 2 juin 2015.http://www.la-fabrique.fr/Actualite/industrie-4-0-slogan-marketing-ou-vraie-revolution-industrielle

[13] La Wallonie au futur, Vers un nouveau paradigme, Charleroi, Institut Destrée, 1989.

[14] Philippe DESTATTE dir., Mission prospective Wallonie 21, La Wallonie à l’écoute de la prospective, Charleroi, Institut Destrée, 2003.

[15] François BOURDONCLE, La révolution Big Data, dans Pierre VELTZ et Thierry WEIL, L’industrie, notre avenir, p. 64-69, Paris, Eyrolles-La Fabrique de l’Industrie, Colloque de Cerisy, 2015.

[16] Tirer parti de la Révolution numérique, Enjeux, 2017-2027, Paris, France-Stratégie, p. 2, Mars 2016.

[17] Dorothée KOHLER et Jean-Daniel WEISZ, Industrie 4.0, Les défis de la transformation numérique du modèle industriel allemand, p. 11, Paris, La Documentation française, 2016.

[18] Fr. CARON, Les deux Révolutions industrielles du XXème siècle…, p. 19.

[19] Ph. DESTATTE, Le Nouveau Paradigme industriel, Blog PhD2050, Namur, 19 octobre 2014.

Le Nouveau Paradigme industriel : une grille de lecture

[20] Chris ANDERSON, Makers, The New Industrial Revolution, New York, Crown Business, 2012.

[21] J. ELLUL, Le système technicien…, p. 42.

[22] Intervention à Bordeaux en 1985, rapportée par Pierre DROUIN, Que transfère-t-on avec les techniques, dans Le Monde Economie, 20 mars 1985, p. 19.

[23] Wassily LEONTIEF, The structure of American economy, 1919-1929, An empirical application of equilibrium analysis, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1941. – F. CARON, op. cit., p. 21.

[24] Elizabeth EISENSTEIN, The printing press as an agent of change: communications and cultural transformations in early modern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1979.

[25] Klaus SCHWAB, The Fourth Industrial Revolution, p. 4 & 9, Geneva, World Economic Forum, 2016.

[26] Pierre MUSSO, « Révolution numérique » et « société de la connaissance », dans Ena Hors Les Murs, 1er avril 2014, p. 47-49.

[27] Gérard VALENDUC, Wallonie et nouvelles technologies : du phantasme à la reconversion, dans Le Soir, L’Economie aujourd’hui, 19 août 1983, p. A.

[28] Fr. CARON, Le résistible déclin des sociétés industrielles…, p. 13.

[29] Jean VIARD, Le moment est venu…, p. 66.

[30] Jean TIROLE, Economie du bien commun, p. 563, Paris, PuF, 2016.

Au XXIème siècle, l’abus de l’utilisation du concept de révolution industrielle nous apparaît flagrant. Après la révolution numérique puis la même mutation que l’on nomme digitale, celle des imprimantes 3D, celle du Big Data – qui sont sans nul doute fondamentalement liées -, il est même jusqu’à l’exploration de Mars qui aurait déjà provoqué une nouvelle révolution industrielle…

2. La Révolution cognitive entamée au XXème siècle

2.1. La Quatrième Révolution industrielle en… 1977 ?

Même s’ils n’ont pas été les premiers à observer la nouvelle vague de transformations [1], Simon Nora et Alain Minc ont bien établi, dès 1978, le lien entre ce qu’ils ont d’emblée appelé la révolution informatique, et les transformations technologiques qui, dans le passé, avaient eu cette vocation de provoquer une intense réorganisation de l’économie et de la société (…) : la machine à vapeur, les chemins de fer, l’électricité. Ainsi que les deux inspecteurs des finances l’écrivaient dans leur rapport au Président Valéry Giscard d’Estaing sur l’informatisation de la société : la « révolution informatique » aura des conséquences plus larges. Elle n’est pas la seule innovation technique de ces dernières années, mais elle constitue le facteur commun qui permet et accélère toutes les autres. Surtout, dans la mesure où elle bouleverse le traitement de l’information, elle va modifier les systèmes nerveux des organisations et de la société tout entière [2]. Ainsi, s’inscrivait-on dans une approche de changement social telle que décrite pour la Révolution industrielle et non la simple apparition de cette quatrième génération d’ordinateurs, celle des circuits intégrés, décrite en 1977 par Jacques Ellul. Celui-ci constatait l’accélération technique à partir d’exemples concrets de résultats si considérables, s’interrogeant pour savoir si on ne devait pas parler d’une quatrième Révolution industrielle… Déjà. [3] Étudiant en 1982 l’économie mondiale sur la trajectoire 1970-1990, le Centre d’Études prospectives et d’Informations internationales (CEPII) tentait, quant à lui, d’y identifier les enjeux d’une Troisième révolution industrielle, en vue de l’élaboration du neuvième plan [4]. Partout en Europe, la corrélation entre automatisation et montée du chômage se fait au moment où le nombre d’inactifs s’accroît et que les tensions sur la sécurité sociale s’accroissent. En décembre 1982, en Belgique, on songe sérieusement à taxer les robots [5]. Trente-cinq ans plus tard, on y réfléchit toujours…

La mise sur le marché, en 1983, de la mémoire RAM de 256 K, quadruplant alors la norme de 64 K est alors lue par le journal Le Monde comme une accélération de la révolution électronique pour des ordinateurs déjà considérés comme surdoués [6]. L’arrivée des PC Advanced Technologies (AT) d’IBM en 1984 – avec une mémoire interne de 512 k et une capacité de disque dur de 20 mégabytes, qualifiée de prodigieuse – donne, elle aussi, aux observateurs, cette impression révolutionnaire [7]. Joël de Rosnay observe alors l’avènement des machines intelligentes et décrit la mutation vers une nouvelle configuration : il se crée ainsi de nouveaux réseaux dans un système social complexe constitué par les hommes, les machines mécaniques et électroniques et les nouveaux moyens de communication intégrant la micro-informatique individualisée. C’est ce réseau pensant, analyse-t-il en octobre 1982, qui va bouleverser les conditions de vie de l’après-2000 en conduisant à ce que l’on pourrait appeler la “dématérialisation de l’économie” [8].

2.2. Vers une société de l’intelligence

C’est par l’intermédiaire de Raymond Collard, et d’un journal quotidien, que j’ai découvert, en avril 1985, le Rapport sur l’état de la technique, dont la présentation venait d’être faite à Paris. Ce nouveau rapport annonçait non pas l’avènement de la société de l’information, mais de la société de la création, dont la ressource essentielle est l’intelligence, le talent, et non plus le capital. C’est aussi pourquoi l’on parle de la révolution de l’intelligence, une révolution qui impose la mobilisation des intelligences, mobilisation qui ne peut pas s’effectuer par la contrainte [9]. Ce que Thierry Gaudin, Marcel Bayen et André-Yves Portnoff venaient de mettre en évidence, faisant suite à deux enquêtes successives sur l’innovation, mobilisant d’abord 300, puis 1200 experts, c’était que le monde occidental faisait face à un changement systémique dans lequel quatre registres de la technique étaient en train de s’activer simultanément, entraînant derrière eux leurs effets multiples sur la société. Ces domaines, en interaction systémique, sont les matériaux, l’énergie, la microélectronique et la biotechnologie / les sciences du vivant. Une mutation profonde des structures y était décrite, transformation pendant laquelle notre société passerait d’une industrie de masse, organisée en hiérarchies, avec du personnel moyennement qualifié, à une industrie de petites unités, structurées en réseaux, à haute densité de matière grise et de talents [10]. La transformation relevait moins des progrès dans chaque domaine que de l’intensité des relations entre ceux-ci et du foisonnement des possibilités offertes : hyperchoix et performances des matériaux (techno-polymères) et de la relation intellectuelle que l’on entretient avec eux (design), diversification ainsi que décentralisation des sources d’énergie et interconnexion de leurs réseaux, transformations des technologies de l’information et de la communication induisant la contraction fondamentale du temps, questions existentielles enfin que posent les sciences du vivant, l’application de l’informatique à la biologie sous le nom de génomique, relations ambigües de l’être humain et de ses sociétés avec la biosphère [11].

Le plus remarquable, peut-être de ce travail prospectif, auquel nous avons souvent fait allusion, et qui se décline ensuite par un grand nombre de développements, c’est qu’il a étendu le modèle d’analyse conçu par Bertrand Gille à l’ensemble de la société contemporaine [12]. François Caron notait d’ailleurs en 1997 que la recomposition du système technique s’est, depuis les années 1960, accompagnée d’une réorientation de la demande sociale. La critique de l’American way of life et la contestation de la consommation de masse de la décennie suivante apparaissent d’ailleurs comme une renaissance de cette société sous une forme nouvelle, correspondant mieux tant à la diversité des goûts des citoyens qu’à la personnalité des opérateurs industriels [13]. A nouveau, on observait un changement de civilisation, systémique dans ses transformations, dans ses effets et dans ses structures, comparable aux révolutions industrielles qui avaient pu se dérouler au Moyen Age ou à la période industrielle et que Jean Gimpel [14] ou Fernand Braudel avaient pu décrire [15].

2.3. La société des valeurs immatérielles

Parmi d’autres, en 1997, Paraskevas Caracostas et Ugur Muldur observent que le monde est entré dans la société de l’apprentissage [16]. De son côté, dans l’hommage qu’il rend à Jacques Lesourne en 1999, Alexis Jacquemin note, que les conditions de compétitivité sont désormais liées aux valeurs immatérielles : qualité de l’éducation et de la formation, efficacité de l’organisation industrielle, capacité d’amélioration continue des processus de production, intensité des efforts de recherche développement, qualité des produits et intégration dans les stratégies d’entreprises, prise en compte de la protection de l’environnement [17] . A côté de l’attention que l’on accorde au système éducatif dans la société de la connais­sance [18], il faut relever le rôle particulier de l’entreprise, celui d’une organisation apprenante au sein de laquelle les connaissances et les processus d’apprentissage construisent les compétences [19]. Dans son effort pour mesurer les investissements en capital humain dans l’entreprise américaine, Anthony Siesfield définit la connaissance comme l’ensemble des idées et des entendements accumulés, à la fois explicites et implicites, que les employés d’une entreprise utilisent pour accomplir leurs tâches quotidiennes [20]. Le capital humain et le capital d’organisation par des processus y sont aussi importants que complémentaires [21]. Dès lors, dans ce nouveau paradigme, l’entreprise apparaît-elle bien plus dépendante de ses employés que dans le monde industriel classique [22].

Ainsi, l’économie de la connaissance qui apparaît au XXème siècle peut-elle être définie comme une transformation des rapports de force existant entre les différents agents du champ économique, basée sur la maîtrise plus ou moins dominante des savoir-faire liés à la connaissance, à son accès, à sa production, à son utilisation et à sa diffusion [23]. L’utilisation des informations et des connaissances dans des processus économiques demande un apprentissage permanent au plan individuel, organisationnel et institutionnel. Cet apprentissage implique de mettre en question les routines de l’acquisition des connaissances, du rafraîchissement et de l’application concrète des connaissances [24].

On mesure ainsi, à la lecture de ces modèles et analyses, à la fois l’ampleur de la mutation en cours, la complexité d’en appréhender le système, mais surtout d’en comprendre et d’en communiquer les chemins. Nous les avions esquissés dans le cadre de la Mission Prospective Wallonie 21 [25].

N’oublions pas non plus la question des temporalités. En 2001, Thierry Gaudin, dans ses entretiens avec François L’Yvonnet, avait prévenu : chaque fois, la transformation complète du système technosocial prend un à deux siècles [26].

(à suivre)

Philippe Destatte

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[1] Parmi les pionniers, on peut citer Daniel BELL, Vers la société post-industrielle, Paris, Laffont, 1976. Alvin Toffler et John Naisbitt aussi, bien sûr.

[2] Simon NORA et Alain MINC, L’informatisation de la société, Rapport à M. le Président de la République, p. 11, Paris, La Documentation française, 1978. – Chris FREEMAN & Francisco LOUCÄ, As time goes by, From the Industrial Revolutions to the Information Revolution, Oxford University Press, 1998.

[3] J. ELLUL, Le système technicien…, p. 292-293.

[4] CEPII, L’économie mondiale 1970-1990 : enjeux d’une Troisième révolution industrielle, Rapport pour le IXe Plan, Septembre 1982.

[5] Belgique : le poids des inactifs, dans Le Monde de l’économie, 7 décembre 1982, p. 25.

[6] Roland-Pierre PARINGAUX, Composants électroniques : la guerre des “puces”, bataille de géants, Pourquoi les Japonais partent gagnant, dans Le Monde, 19 juillet 1983, p. 11.

[7] Jacques PONCIN, Deux nouveaux pions IBM sur l’échiquier des P.C., dans Le Soir, L’Economie aujourd’hui, 24 août 1984. – Il faut rappeler qu’à l’époque (1983), 97% des brevets utilisés par l’informatique européenne étaient américains ou japonais. Philippe DELMAS, Le Cow-boy et le Samouraï, Réflexion sur la compétitivité nippo-américaine dans les hautes technologies, Paris, Ministère des Relations extérieures, Centre d’Analyse et de Prévision, 1993.

[8] Joël de ROSNAY, Le réseau pensant, L’avènement des machines intelligentes annonce la diffusion du pouvoir, dans Deux siècles de révolution industrielle, p. 397, Paris, L’Expansion, 1983.

[9] Raymond COLLARD, Sciences, techniques et entreprises, Qu’attendre des entreprises wallonnes ?, dans La Wallonie, 4 avril 1985, p. 10. (A propos du Rapport sur l’état de la technique, La Révolution de l’intelligence, Sciences et Techniques, numéro spécial, mars 1985).  Raymond Collard allait poursuivre cette réflexion au travers du Groupe permanent de Recherche-Développement de Louvain (GRD). R. COLLARD, Le Groupe permanent de reche-développement de Louvain, Centre scientifique et technique de la Construction (CSTC), 2000, 23p. (Brochure publiée à l’occasion du 35ème anniversaire du GRD).

[10] Rapport sur l’état de la technique, La Révolution de l’intelligence, dans Sciences et Techniques, numéro spécial, mars 1985, Paris, ISF, Paris. – Rapport sur l’état de la technique, La Révolution de l’intelligence, dans Sciences et Techniques, numéro spécial, octobre 1983, Paris, Ministère de l’Industrie et de la Recherche.

[11] Thierry GAUDIN, Actualité de l’ethnotechnologie, dans Thierry GAUDIN et Elie FAROULT coord., L’empreinte de la technique, Ethnotechnologie prospective, Colloque de Cerisy, p. 379-392, Paris, L’Harmattan, 2010.

[12] L’auteur de l’Histoire des techniques, indiquait d’ailleurs lui-aussi que la notion même de système technique impose, dans une mesure certaine, une mutation globale, et non une série, ou des séries d’inventions, indépendantes les unes des autres, de progrès techniques partiels. B. GILLE dir., Histoire des techniques, p. 773-774, Paris, Gallimard, 1978.

[13] François CARON, Les deux Révolutions industrielles du XXème siècle, p. 373, Paris, Albin Michel, 1997.

[14] Jean GIMPEL, La Révolution industrielle au Moyen Age, Paris, Seuil, 1975.

[15] Th. GAUDIN, Actualité de l’ethnotechnologie…, p. 385 sv.

[16] Society is now a “learning” society, growth renders the process of technological change and intangible factors endogeous, and the development is now partly driven by perceived needs. Paraskevas CARACOSTAS & Ugar MULDUR, Society, The Endless Frontier, A European Vision of Research and Innovation Policies for the 21st Century, Brussels, European Commission, 1997.

[17] Alexis JACQUEMIN , La Compétitivité européenne et l’entreprise dans Jacques THEPOT, Michel GODET, Fabrice ROUBELAT et Assad SAAB dir., Décision, Prospective, Auto-organisation, Mélanges en l’honneur de Jacques Lesourne, p. 51, Paris, Dunod, 2000.

[18] B.A. LUNDVALL, The Learning Economy, Implications for Knowledge Base of Health and Education Systems, Séminaire Production, Mediation and Use of Knowledge in the Education and Health Systems, Paris, OCDE, 14 et 15 mai 1998.

[19] Christian LE BAS et Fabienne PICARD, Intelligence économique, analyse stratégique évolutionniste et compétences de l’organisation, dans Bernard GUILHON et Jean-Louis LEVET, De l’intelligence économique à l’économie de la connaissance, p. 15, Paris, Economica, 2003.

[20] Knowledge is the accumulated insights and understandings, both explicit and implicit, that the employees of a firm use to accomplish their assignments everyday. Laurie J. BASSI, Baruch LEV, Jonathan LOW, Daniel P. Mc MURRER, G. Anthony SIESFELD, Measuring Corporate Investments in Human Capital, dans Margaret M. BLAIR and Thomas A. KOCHAN, The New Relationship, Human Capital in the American Corporation, p. 337, Washington DC, Brookings Institution Press, 2000.

[21] Margaret M. BLAIR and Thomas A. KOCHAN, The New Relationship, Human Capital in the American Corporation, p. 22, Washington DC, Brookings Institution Press, 2000.

[22] Baruch LEV, Intangibles, Management, Measurement, and Reporting, p. 13, Washington DC, Brookings Institution Press, 2001.

[23] Philippe CLERC et Rémy PAUTRAT, Prospective des dispositifs nationaux d’intelligence économique, dans Bernard GUILHON et Jean-Louis LEVET dir., De l’intelligence économique à l’économie de la Connaissance…, p. 145.

[24] Gerhard KRAUSS, La pratique de l’intelligence économique d’un point de vue régional : l’exemple du Bade-Wurtemberg en Allemagne, dans Bernard GUILHON et Jean-Louis LEVET dir., De l’intelligence économique à l’économie de la Connaissance, p. 169.

[25] Ph. DESTATTE, La formation tout au long de la vie, un enjeu pour un développement humain et durable des territoires, dans Yves MORVAN dir., La formation tout au long de la vie, Nouvelles questions, nouvelles perspectives, p. 253-270, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006. – Ph. DESTATTE, MPW21, Les concepts de “régions de la connaissance, apprenantes et créatives” comme outlls de développement régional, Namur, Institut Destrée, 3 mai 2004. http://www.wallonie-en-ligne.net/Wallonie_Prospective/MPW21_R2004_02_Philippe-Destatte_Vision-Wallonie21_2004-05-03.pdf

[26] Thierry GAUDIN, L’avenir de l’esprit, Prospectives, Entretiens avec François L’Yvonnet, Paris, Albin Michel, 2001. – Th. Gaudin avait déjà évoqué ces grands vagues technologiques d’environ deux siècles dans Th. GAUDIN, Les métamorphoses du futur, Essai de prospective technologique, p. 5, Paris, Economica, 1988.

Namur, le 8 août 2016

A l’heure où, comme le rappelaient Étienne Klein et Vincent Bontemps, l’innovation – terme polysémique s’il en est -, semble devenue l’horizon ultime de toutes politiques, dans une période dans laquelle on nous proclame une nouvelle révolution industrielle de manière quasi annuelle, il est bon de se souvenir que le changement n’est pas une finalité… [1] Comme l’écrivait Jean Baudrillard, à la fois cité par Hartmut Rosa et par Bruno Cazin, en l’absence d’une direction ou d’un but déterminé, le changement rapide est perçu comme une immobilité fulgurante [2]. Une autre façon de rappeler qu’il n’est pas de vent favorable pour celui qui ne sait pas où il va…

 Certes, sur le plan politique, l’idée peut poser problème à ceux qui font du statu quo leur fonds de commerce. Culturellement, pourtant, cette idée de changement semble ancrée dans nos sociétés. Au point que John Roberts et Odd Westad indiquent que, avoir répandu sur toute la surface du globe l’idée que le changement était non seulement possible, mais souhaitable, est probablement le trait le plus important et le plus déstabilisant de l’influence culturelle européenne [3].

1. Les dérivations sémantiques du concept de Révolution industrielle

1.1. La Révolution industrielle : un mot-clef

Le cycle de l’Extension de l’Université de Mons consacré aux Révolutions et piloté par la très dynamique professeure Anne Staquet, a été l’occasion de rappeler ce qu’est le concept de Révolution industrielle et de tenter de clarifier son usage contemporain [4]. Comme le rappelait déjà le Professeur Etienne Hélin voici vingt-cinq ans, aucune définition de la Révolution industrielle ne s’impose avec autorité [5]. Néanmoins, l’appellation de Révolution industrielle est bien devenue, au début du XXème siècle, un keyword, dans le sens que lui donnait Raymond Williams : une de ces expressions-clefs autour desquelles se structure le vocabulaire social et politique d’une époque, et qui prend sens au sein d’un réseau de notions sœurs [6]. Car la volonté de Williams était bien, lors de son retour à l’Université de Cambridge en 1945, de relever l’ambiguïté du langage, la polysémie et l’incertitude qu’il induit dans la compréhension des idées. Ses efforts sont éclairants en ce qui concerne la Révolution industrielle. Ainsi qu’il le rappelle [7], le sens que l’on donne à l’industrie a été profondément marqué par deux dérivations sémantiques : d’une part, l’industrialisme, introduit par l’historien Thomas Carlyle dans les années 1830 (et, il l’omet, par l’économiste Saint-Simon dès 1823 [8], nous y reviendrons), pour indiquer l’avènement d’un nouvel ordre sociétal fondé sur la production mécanique organisée et, d’autre part, le concept de Révolution industrielle, d’abord essentiellement perçu comme des changements techniques dans la production. Dès les années 1830 pourtant, l’idée que c’est la Révolution industrielle qui détermine le nouvel ordre sociétal s’impose avec John Wade [9] (1833), Alphonse de Lamartine [10] (1836), Jean-Adolphe Blanqui [11] (1837), Friedrich Engels [12] (1845), John Stuart Mill (1848) [13], etc. Pour compléter, nous ajouterions bien sûr Natalis Briavoinne qui s’inscrit dès 1839, et avec une précision exemplaire, dans cette logique [14].

Ainsi, Williams montre-t-il que, d’emblée, et dès son apparition, deux sens se développent autour de l’idée de Révolution industrielle et que, même s’ils se recouvrent parfois, ils ont survécu jusqu’à nos jours. Le premier est celui d’une série d’innovations, d’inventions ou d’évolutions dans les techniques – dans le système technicien, comme aurait dit Jacques Ellul [15], ou dans le système technique aurait préféré Bertrand Gille [16]. Ces innovations justifient le fait que l’on pourrait, dans ce cas précis, parler de Première, Deuxième, voire de Troisième Révolution industrielle si on se limite à regarder ce système ou ce sous-système voué à la technique. Le second sens, beaucoup plus large, est celui d’un changement social, voire sociétal, historique et spécifique, qui institue l’industrialisme ou le capitalisme industriel.

1.2. Vers une lecture systémique de la Révolution industrielle

C’est ici d’ailleurs que Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon, joue véritablement un rôle pionnier par sa lecture politique et sociale. En effet, dès 1823-1824, le philosophe et économiste écrit dans Catéchisme des industriels que : l’époque actuelle est une époque de transition. Il émet alors une remarquable considération de l’avenir :

Les industriels, écrit-il, se constitueront première classe de la société ; les industriels les plus importants se chargeront gratuitement de diriger l’administration de la fortune publique ; ce sont eux qui feront la loi, ce sont eux qui fixeront le rang que les autres classes occuperont entre elles ; ils accorderont à chacune d’elles une importance proportionnée aux services que chacune d’elles rendra à l’industrie ; tel sera inévitablement le résultat final de la révolution actuelle ; et quand ce résultat sera obtenu, la tranquillité sera complètement assurée, la prospérité publique marchera avec toute la rapidité possible, et la société jouira de tout le bonheur individuel et collectif auquel la nature humaine pourrait prétendre.

Voilà notre opinion sur l’avenir des industriels et sur celui de la société. (…) [17].

Véritable théoricien du changement social, Saint-Simon argumente ensuite son analyse en rappelant que, historiquement, la classe industrielle n’a cessé de prendre de l’importance sur les autres, que les hommes tendent vers l’établissement d’un ordre social piloté par la classe occupée des travaux utiles, que la société se composant d’individus, le développement de l’intelligence sociale ne peut être que celui de l’intelligence individuelle sur une plus grande échelle, et enfin, que grâce à l’accroissement de l’éducation, les industriels les plus importants étant ceux qui font preuve de la plus grande capacité en administration, ce sont eux qui, en définitive, seront nécessairement chargés de la direction des intérêts sociaux [18].

Ainsi, l’économiste français vient-il compléter la démonstration de Williams, sur les deux niveaux de la mutation, mais aussi sur l’ampleur du changement de société qui fait passer l’humanité du régime qu’il qualifie de féodalo-militaire, au nouveau système d’industriel, avec entre les deux, un système intermédiaire, de passage ou de transition. Comme l’écrit Pierre Musso, Saint-Simon est ainsi le premier à analyser la Révolution (française) en termes systémiques, cherchant à définir ce qu’est le changement social qui était l’enjeu même de la Révolution. Le changement de système n’ayant pas été réalisé à ce moment-là, il est formulé comme objet d’analyse par Saint-Simon [19]. C’est à Etienne Bonnot de Condillac, et à son Traité des systèmes (1749), qu’il empruntera cette notion et sa définition [20].

1.3. Ruptures et continuités

La Révolution industrielle, même si elle trouve son origine dans les transformations de la technique, les dépasse en instaurant, puis en généralisant le système industriel, dont Adam Smith a bien décrit les mécanismes dès 1776 [21]. On dénommera bientôt son produit, le capitalisme, terme popularisé en France par Pierre Leroux (1848), Louis Auguste Blanqui (1869) et puis progressivement par les marxistes, à la suite de Friedrich Engels puis de Karl Marx [22]. Comme l’a enseigné Fernand Braudel, le capitalisme dépasse lui aussi la sphère économique : la pire des erreurs, écrivait l’historien français, c’est encore de soutenir que le capitalisme est “un système économique”, sans plus, alors qu’il vit de l’ordre social (…) [23]. Ainsi, le capitalisme étend son emprise sur un système plus large que l’économique et qui couvre au moins les champs du social, de l’idéologique, du politique, de l’éthique [24]. Les deux dérivations sémantiques que nous avons identifiées persistent dans des décennies de débats entre historiens et économistes, dont notamment Patrick Verley a largement rendu compte [25].

Même si le capitalisme ne naît pas avec la Révolution industrielle, c’est à ce moment que, comme l’industrie, il devient civilisation. C’est en cela que, comme l’indique Ronald Hartwell, de tous les changements historiques, la Révolution industrielle est une des grandes ruptures en histoire ; il n’est pas impossible en fait d’affirmer que cela a été la plus importante [26]. Arnold Toynbee le confirme encore en 1976-1977 : lorsqu’il évoque cette Révolution technologique et économique : quiconque jette un regard sur ses origines doit admettre que la révolution industrielle a renversé le rapport entre l’Homme et la biosphère [27]. On sait que Pierre Chaunu et François Caron ont nuancé cette idée de rupture en soulignant certaines continuités et en mettant en évidence l’accomplissement que constitue la mutation, le concept de révolution gardant son sens compte tenu des accélérations statistiques qu’il reflète, notamment en termes d’innovations scientifiques et techniques [28]. Pour ces historiens, la société industrielle ne s’est pas construite contre la société moderne : elle a été enfantée par elle. (…) la société industrielle est née d’un projet collectif, à dimension nationale, puis internationale, qui est apparue à l’époque moderne [29]. Ainsi, l’industriel entrepreneur et l’artisan innovateur apparaissent-ils comme des héritiers [30]. Loin de l’idée que l’invention ait été confiée pendant cette époque à des praticiens incultes et pratiquement illettrés, Caron et Chaunu – et en particulier ce dernier -, rappellent que l’innovation ne pousse que sur le terreau des cerveaux, dès le plus jeune âge malaxés, câblés, rompus à l’abstraction par un couplage neuronique multiple et réussi [31].

Ainsi, les progrès et les innovations techniques se succèdent de manière continue alors que les révolutions industrielles sont de vraies et rares mutations, sinon des ruptures. En 1956, Pierre Lebrun, historien et économiste de l’Université de Liège, demandait que l’on réserve l’appellation de Révolution industrielle à des phénomènes inscrits dans la longue durée, constituant de véritables changements de civilisation, des ruptures de rythme majeures vers un mouvement fortement accéléré, ainsi que des mutations totales, étendues à toutes les sphères de la société. Pour l’historien liégeois, les soi-disant révolutions successives des XIXème et XXème siècles doivent être envisagées comme le produit de l’évolution rapide qu’a engendrée cette rupture originelle, méritant seule le nom de révolution [32]. Près de trente ans plus tard, Pierre Lebrun précisera, avec Marinette Bruwier, Jan Dhondt et Georges Hansotte, qu’il semble inutile et dangereux de galvauder le terme de Révolution industrielle. Nous préférons le réserver au changement de civilisation qui s’est effectué dans nos pays de 1700 à 1850 environ. Les confusions et les extensions indues sont ainsi évitées ; les effets de l’accélération du rythme économique qu’entraîna la seule révolution industrielle sont mieux mis en lumière dans les “renouveaux” techniques qui se succèdent après elle (…) ; enfin le terme ainsi réservé a l’avantage de désigner le “cœur” d’une des grandes transformations économiques de l’humanité, d’un de ses grands changements de civilisation [33]. Ainsi, Pierre Lebrun se fondait-il explicitement sur l’analyse du philosophe Louis Althusser. L’auteur de Lire le Capital (1968 et 1969) considérait en effet que le mode de production capitaliste se caractérise par “une révolution ininterrompue dans les moyens de production”, avant tout dans les instruments de production” [34]. C’est en se fondant sur la même veine de pensée, celle d’Etienne Balibar, que l’Académicien liégeois voyait la Révolution industrielle comme la structure originale d’un changement de structure. Balibar avait en effet considéré que l’intelligence du passage ou de la transition d’un mode de production à un autre ne peut donc jamais apparaître comme un hiatus irrationnel entre deux « périodes » qui sont soumises au fonctionnement d’une structure, c’est-à-dire qui ont leur concept spécifié. La transition ne peut pas être un moment, si bref soit-il, de déstructuration. Elle est elle-même un mouvement soumis à une structure qu’il faut découvrir. (…) Les périodes de transition sont donc caractérisées, en même temps que par les formes de la non-correspondance, par la coexistence de plusieurs modes de production. Ainsi la manufacture n’est pas seulement en continuité, du point de vue de la nature de ses forces productives, avec le métier, mais elle suppose sa permanence dans certaines branches de production et même elle le développe à côté d’elle [35].

Le mot transition, plusieurs fois utilisé, signifie le passage d’un régime à un autre, ou d’un ordre de choses à un autre [36]. Dans un modèle de changement systémique, il s’agit de la période pendant laquelle un système déstructuré et en rupture de sens voit les transformations se réaliser dans l’ensemble de ses sous-systèmes, jusqu’à provoquer la mutation de l’ensemble du système lui-même. Si le regard n’est que technique, il contribue à supprimer le sens. Car tout, dans le développement technique, est moyen, et uniquement moyen, et les finalités ont pratiquement disparu [37].

Comme d’autres modèles de transformation ou de transition, celui-ci devrait continuer à nous inspirer en tant que grille de lecture des mutations en cours.

(à suivre)

Philippe Destatte

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[1] De quoi l’innovation est-elle le nom ? La conversation scientifique, sur France Culture, avec Vincent Bontemps (LARSIM-CEA), 28 novembre 2015. http://www.franceculture.fr/emission-la-conversation-scientifique-de-quoi-l-innovation-est-elle-le-nom-2015-10-03 – Vincent Karim BONTEMPS, What does Innovation stand for? Review of a watchword in research policies, Journal of Innovation Economics & Management 2014/3 (n° 15), p. 39-57.

[2] Jean BAUDRILLARD, L’an 2000 ne passera pas, dans Traverses, n° 33-34, 1995. – Harmut ROSA, L’accélération, Une critique sociale du temps, Théorie critique, p. 330, Paris, La Découverte, 2010. – Bruno CAZIN, Corps et âme !, dans Pierre GIORGINI, La transition fulgurante, Vers un bouleversement systémique du monde ?, p. 303, Montrouge, Bayard, 2014.

[3] John M. ROBERTS & Odd A. WESTAD, Histoire du monde, vol. 3, L’âge des révolutions, p. 395, Paris, Perrin, 2016.

[4] Philippe DESTATTE, Révolutions et transitions industrielles dans le Cœur du Hainaut (XIX-XXIèmes siècles), Conférence faite dans le cadre de l’Extension de l’UMONS, Cycle Révolutions, 9 novembre 2015. Ce texte constitue la mise au net, développée, de l’introduction de la conférence.

[5] Etienne HELIN, La Révolution industrielle : les mots ont-ils précédé les réalités?, dans L’idée de révolution, Colloque organisé par le Centre d’Histoire des Idées de l’Université de Picardie et dans le cadre du CERIC – ENS Fontenay / Saint-Cloud, Septembre 1991.

[6] Julien VINCENT, Cycle ou catastrophe ? L’invention de la “Révolution industrielle” en Grande-Bretagne, 1884-1914, dans Jean-Philippe GENÊT et François-Joseph RUGGIU dir., Les idées passent-elles la Manche ?, Savoirs, représentations, pratiques (France-Angleterre, X-XXème siècle), p. 66, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2007.

[7] The sense of industry as an institution was radically affected, from the period of its main early uses, by two further derivations: industrialism, introduced by Carlyle in the 1830s to indicate a new order of society based on organized mechanical production, and the phrase Industrial revolution, which is now so central a term. Industrial revolution is especially difficult to trace. It is usually recorded as first used by Arnold Toynbee, in lectures given 1881. (…) Most of the early uses referred to technical changes in production – a common latter meaning of industrial revolution itself – and this was still the primary sense as late as “Grande Révolution industrielle” (1827). The key transition, in the developed sense of revolution as instituting a new order of society, was in the 1830s, notably in Lamartine : “the 1789 du commerce et de l’industrie”, which he described as the real revolution. Wade (History of the Middle and Working Classes, 1833) wrote in similar terms of “this extraordinary revolution”. This sense of a major social change, amounting to a new order of life, was contemporary with Carlyle’s related sense of industrialism, and was a definition dependent on a distinguishable body of thinking, in English as well as in French, from the 1790s. The idea of a new social order based on major industrial change was clear in Southey and Owen, between 1811 and 1818, and was implicit as early as Blake in the early 1790s and Wordsworth at the turn of the century. In the 1840s, in both English and French (“a complete industrial revolution”, Mill, Principles of Political Economy, III, xvii; 1848 – revised to “a sort of industrial revolution”; ‘l’ère des révolutions industrielles”, Guibert 1847) the phrase become more common. (…) Blanqui, Engels – in German… (…) It is interesting that it has survived in two distinct (though overlapping) senses: on the series of technical inventions (from which we can speak of Second or Third Industrial Revolution); and of a wider but also more historically specific social change – the institution of industrialism or industrial capitalism. Raymond WILLIAMS, Keywords, A vocabulary of Culture and Society, p. 166-167, Oxford, Oxford University Press, Rev. 1983 (1976).

[8] Alain REY dir., Dictionnaire historique de la langue française, t. 2, p. 1824, Paris, Le Robert, 2006. – Henri de SAINT-SIMON, Deuxième appendice sur le libéralisme et l’industrialisme, dans Oeuvres, vol. 8, p. 178, Paris, Dentu, 1875. Nous invitons tous les industriels qui sont zélés pour le bien public et qui connaissent les rapports existants entre les intérêts généraux de la société et ceux de l’industrie, à ne plus souffrir plus longtemps qu’on les désigne par le nom de libéraux, nous les invitons d’arborer un nouveau drapeau et d’inscrire sur leur bannière la devise : Industrialisme.

[9] In this way, the progress of manufactures led to a salutary revolution in the manners of the great landowners, and through them to the subordinate ranks of the community.” John WADE, History of the Middle and Working Classes, with a Popular Exposition of the Economical and Political Principles which have influenced the Past and Present Condition of the Industrious Orders also an Appendix of Prices, Rates of Wages, Population, Poor-Rates, Mortality, Marriages, Crimes, Schools, Education, Occupations, and other statistical information, illustrative of the former and present state of society and of the agricultural, commercial, and manufacturing classes, p. 20, London, Effingham Wilson, 1835.

[10]Les principes absolus, les conséquences inflexibles, sont du domaine de la théorie. Les vérités expérimentales et les applications progressives sont le devoir et l’œuvre du législateur. Les préopinans peuvent donc se tranquilliser. Sans doute c’est une grande lutte que celle de deux intérêts aussi immenses, le monopole et la liberté. Je ne le nie pas ; c’est une révolution tout entière, c’est le 1789 du commerce et de l’industrie. Mais c’est une révolution dont votre main tient les rênes, c’est une révolution dont vos lumières et votre sagesse peuvent modérer la marche, tempérer l’excès, graduer les résultats, et qui, grâce à ces tempérens (sic) législatifs, au lieu des perturbations et des ruines que toute révolution sème autour d’elle, ne produira, si elle est comprise et acceptée par vous, que l’égalité des industries et la prospérité sans bornes de tous les intérêts.” Alphonse de LAMARTINE, Sur la liberté du commerce, (14 avril 1836), dans Discours prononcés à la Chambre par M. de Lamartine, député du Nord, 1835-1836, p. 66-67, Paris, Librairie de Charles Gosselin et Cie, 1836.

[11] Tandis que la Révolution française faisait de grandes expériences sociales sur un volcan, l’Angleterre commençait les siennes sur le terrain de l’industrie. La fin du XVIIIème siècle y était signalée par des découvertes admirables, destinées à changer la face du monde et à accroître de manière inespérée la puissance de leurs inventeurs. Les conditions du travail subissaient la plus profonde modification qu’elles aient éprouvées depuis l’origine des sociétés. Deux machines, désormais immortelles, la machine à vapeur et la machine à filer, bouleversaient le vieux système commercial et faisaient naître presque au même moment des produits matériels et des questions sociales, inconnus à nos pères. Les petits travailleurs allaient devenir tributaires des gros capitalistes ; le chariot remplaçait le rouet, et le cylindre à vapeur succédait aux manèges. (…) A peine éclose du cerveau de ces deux hommes de génie, Watt et Arkwright, la révolution industrielle se mit en possession de l’Angleterre. Adolphe BLANQUI, Histoire de l’économie politique en Europe depuis les Anciens jusqu’à nos jours, suivie d’une bibliographie raisonnée des principaux ouvrages d’économie politique, t. 2, p. 207-209, Paris, Guillaumin, 1837.

[12] Engels écrit en 1845 : L’histoire de la classe ouvrière en Angleterre commence dans la seconde moitié du siècle passé, avec l’invention de la machine à vapeur et des machines destinées au travail du coton. On sait que ces inventions déclenchèrent une révolution industrielle  qui, simultanément, transforma la société bourgeoise dans son ensemble et dont on commence seulement maintenant à saisir l’importance dans l’histoire du monde.

L’Angleterre est la terre classique de cette révolution qui fut d’autant plus puissante qu’elle s’est faite plus silencieusement. C’est pourquoi l’Angleterre est aussi la terre d’élection où se développe son résultat essentiel, le prolétariat. C’est seulement en Angleterre que le prolétariat peut être étudié dans tous ses tenants et ses aboutissants.

Pour le moment, nous n’avons pas à nous préoccuper ici de l’histoire de cette révolution, de son immense importance pour le présent et l’avenir. Cette étude, il faut la réserver à un travail ultérieur plus vaste. Provisoirement, nous devons nous limiter aux quelques renseignements nécessaires à l’intelligence des faits qui vont suivre, à l’intelligence de la situation actuelle des prolétaires anglais. F. ENGELS, La situation de la classe laborieuse en Angleterre (1845), p. 24, Paris, Ed. sociales, 1960.

[13] A country which produces for a larger market than its own, can introduce a more extended division of labor, can make greater use of machinery, and is more likely to make inventions and improvements in the processes of production. Whatever causes a greater quantity of anything to be produced in the same place, tends to the general increase of the productive powers of the world. There is another consideration, principally applicable to an early stage of the industrial advancement. A people may be in a quiescent, indolent, uncultivated state, with few wants and wishes, all their tastes being either fully satisfied or entirely undeveloped, and they may fail to put forth the whole of their productive energies for want of any sufficient object of desire. The opening of a foreign trade, by making them acquainted with new objects, or tempting them by the easier acquisition of things which they had not previously thought attainable, sometimes works a complete industrial revolution in a country whose resources were previously undeveloped for want of energy and ambition in the people, inducing those who were satisfied with scanty comforts and little work, to work harder for the gratification of their new tastes, and even to save, and accumulate capital, for the still more complete satisfaction of those tastes at a future time. John Stuart MILL, Principles of Political Economy, with some of their Applications to Social Philosophy, vol. 2, p. 121-122, Boston, Charles C. Little & James Brown, 1848.

[14] Dans la seconde moitié du siècle dernier, une marche plus rapide fut imprimée à l’esprit humain ; les connaissances reçurent une direction tout à la fois plus vive et plus pratique. Phénomène remarquable ! A l’époque même où toutes les classes et presque tous les peuples en Europe se précipitaient avec furie les uns contre les autres, accumulant d’immenses efforts pour s’entre-détruire, partout en même temps on se montra saisi d’un plus grand désir d’améliorer. Cette passion prit alors un si grand empire parmi les hommes; elle les doua de ressources si fécondes, qu’une guerre de vingt-cinq ans, accompagnée de convulsions intérieures ne put arrêter le progrès dans toutes les branches de l’organisation matérielle de la société. C’est qu’au milieu de cet immense désordre, la sphère du travail s’agrandissait ; les moyens d’exécution allaient en se multipliant et en se simplifiant chaque jour davantage. L’on vit en conséquence la population s’accroître par la diminution des chances de la mortalité. Les trésors que la terre renferment furent mieux et plus abondamment exploités ; l’homme produisit et consomma davantage; il devint plus riche. Tous ces changements constituent la révolution industrielle. Natalis BRIAVOINNE, De l’industrie en Belgique, t. 1, p. 185-186, Bruxelles, E. Dubois, 1839.

[15] Jacques ELLUL, Le Système technicien, Paris, Calman-Levy, 1977. – Le Cherche Midi, 2012.

[16] Toutes les techniques sont, à des degrés divers, dépendantes les unes des autres, et il faut nécessairement entre elles une certaine cohérence : cet ensemble de cohérences aux différents niveaux de toutes les structures de tous les ensembles et de toutes les filières compose ce que l’on peut appeler un système technique. Bertrand GILLE, Histoire des techniques, p. 19, Paris, Gallimard, 1978. – Bertrand GILLE, La notion de “système technique”, Essai d’épistémologie technique, dans Culture technique, Paris, CNRS, 1979, 1-8.

[17] Catéchisme des industriels, dans Oeuvres…, vol. 8, p. 41-42. – Sur ces aspects, voir Pierre MUSSO, Saint-Simon, L’industrialisme contre l’Etat, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2010. – Ghita IONESCU, La pensée politique de Saint-Simon, Textes précédés d’une introduction, Paris, Aubier-Montaigne, 1979. – The Political Thought of Saint-Simon, Oxford University Press, 1976.

[18] Ibidem, p. 43-44.

[19] P. MUSSO, Saint-Simon, l’industrialisme contre l’Etat…, p. 20.

[20] Ibidem, p. 20-21. Un système n’est autre chose que la disposition des différentes parties d’un art ou d’une science dans un ordre où elles se soutiennent toutes mutuellement et où les dernières s’expliquent par les premières. Celles qui rendent raison des autres s’appellent principes, et le système est d’autant plus parfait que les principes sont en plus petit nombre : il est de même à souhaiter qu’on les réduise à un seul. CONDILLAC, Traité des Systèmes, p. 1 et 2, La Haye, Neaulme, 1749. (Google Books)

[21] Adam SMITH, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations (1776), p. 48-49, New-York, The Modern Library, 1937. – Sur la Révolution industrielle des XVIII et XIXèmes siècles, voir Ph. DESTATTE, La Révolution industrielle, une accélération de l’esprit humain, dans Anne STAQUET éd., XIXème siècle : quand l’éclectisme devient un art, coll. Approches, p. 7-24, Mons, Editions de l’Université de Mons, 2013.

[22] Alain REY, Dictionnaire historique…, vol. 1, p. 614-615.

[23] Fernand BRAUDEL, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XV-XVIIIème siècle, t. 3, p. 540, Paris, Armand Colin, 1979.

[24] Michel BEAUD, Histoire du capitalisme, 1500-2010, p. 17, Paris, Seuil, 2010.

[25] Patrick VERLEY, L’échelle du monde, Essai sur l’industrialisation de l’Occident, Paris, Gallimard, 2013.

[26] Ronald Max HARTWELL, The Causes of the Industrial Revolution, An Essay in Methodology, in The Economic History Review, vol. 18, 1, p. 164-182, August 1965.

[27] Arnold TOYNBEE, La Grande aventure de l’humanité (Mankind and Mother Earth, A Narrative history of the world, Oxford University Press, 1976), p. 532, Paris-Bruxelles, Elsevier, 1977.

[28] François CARON, Le résistible déclin des sociétés industrielles, p. 13, Paris, Perrin, 1985. Préface de Pierre Chaunu.

[29] Ibidem, p. 21 et 33.

[30] Ibidem, p. 33.

[31] Ibidem, p. 31 pour Caron et 16 pour la formule lyrique de Chaunu.

[32] Pierre LEBRUN, Ashton (T. S.), La Révolution industrielle, 1760-1830, dans Revue belge de Philologie et d’Histoire, t. 34, fasc. 3, 1956. p. 813-817, p. 814.

[33] Pierre LEBRUN, Marinette BRUWIER, Jan DHONDT, Georges HANSOTTE, Essai sur la Révolution industrielle…, p. 28, n° 2 . – Notons que, par la périodisation longue qu’il décrit et le fait plonger jusqu’au cœur du XVIème siècle pour l’émergence du capitalisme, sinon à la fin du néolithique pour les tours de main dans la métallurgie, Pierre Lebrun pourrait argumenter l’idée d’accomplissement de François Caron. D’autres aspects sont davantage divergents que convergents.

[34] Ibidem. (L. ALTHUSSER, 1969, p. 15.)

[35] Etienne BALIBAR, Eléments pour une théorie du passage, dans Louis ALTHUSSER et Etienne BALIBAR, Lire le Capital, II, p. 178, 224-225, Paris, Maspero, 1969.

[36] Maurice LACHÂTRE, Dictionnaire français illustré, p. 1453, Paris, Librairie du Progrès, 1890. – Alain REY, Dictionnaire historique…, t.3, p. 3893-3894.

[37] Jacques Ellul à Radio-Canada en 1979. J. ELLUL, Ellul par lui-même, Paris, La Table ronde, 2008.

Olomouc (République tchèque), 29 octobre 2015

Lorsqu’on s’interroge sur les qualités du “bon prospectiviste” ou d’une bonne équipe de prospective, on mesure la nécessité de disposer autant de créativité que de rigueur et surtout d’allier profondeur d’analyse du système, longueur et largeur de vue, transdisciplinarité, volonté stratégique, donc action, volonté et capacité technique de mise en œuvre. Lorsqu’on agit dans le domaine public, on y ajoute également le détachement des contingences et échéances politiques, nécessaires à assurer l’indépendance de la réflexion prospective. Professeur émérite du Conservatoire national des Arts et métiers à Paris, l’économiste Jacques Lesourne, ancien titulaire de la Chaire de Prospective industrielle estime, quant à lui, que le critère fondamental de qualité en prospective, c’est l’honnêteté intellectuelle. De leur côté, les promoteurs de l’État du Futur, les pilotes du Millennium Project, Elizabeth Florescu et Jerome C. Glenn, notaient également dans leur rapport 2015-2016 que, malgré la crise de 2008, qui a révélé leur importance, les questions éthiques continuent à ne pas être suffisamment prises en compte dans les choix des décideurs  [1]. L’honnêteté, qui génère la confiance, ou l’absence d’honnêteté, qui fait perdre cette confiance, me paraissent aujourd’hui au cœur de la problématique du développement durable. Et de son avenir. Je vais essayer de le montrer au travers de deux exemples, vécus personnellement, pour en tirer quelques principes et pistes concrètes [2].

1. Manipulation technologique et empoisonnement efficient

Personne ne sera surpris que je prenne mon premier exemple dans ce qu’on appelle aujourd’hui l’affaire – ou le scandale – Volkswagen-Audi, qui a revêtu une dimension mondiale depuis que 18 septembre 2015, date à laquelle l’Agence américaine de Protection de l’Environnement (US Environment Protection Agency – EPA) a dénoncé l’attitude du groupe leader mondial de l’automobile en ouvrant une enquête auprès du Département de la Justice des États-Unis. A l’origine de ces investigations, on retrouve une ONG américaine dénommée International Council on Clean Transportation qui avait elle-même confié à la West Virginia University une étude sur le niveau de pollution comparé des moteurs diesel aux États-Unis et en Europe. Or, les tests réalisés par les chercheurs dans des conditions de circulation réelles ont révélé des niveaux de pollution bien plus élevés (entre 35 et 20 fois plus hauts que la limite légale selon les modèles) que ceux annoncés par le constructeur. Dès lors, l’EPA Californie a informé Volkswagen et Audi de leur violation du Clean Air Act en constatant le fait que les modèles vendus aux États-Unis depuis 2009 (soit environ 482.000 véhicules) disposaient d’un logiciel qui détournait les normes d’émissions établies par l’EPA. Contrairement à ce qu’on nous laisse régulièrement entendre, les normes des États-Unis sont bien plus strictes que celles qui sont en vigueur en Europe [3]. Le communiqué de l’EPA a produit une réaction en chaîne puisqu’il s’est avéré bien vite que l’ensemble des moteurs, soit plus de 11 millions de voitures, équipaient ces véhicules, au niveau mondial, du dispositif tricheur. Outre les dégâts financiers sur les différentes bourses mondiales, c’est une catastrophe économique qu’induit la chute de confiance irréversible vis-à-vis du groupe leader allemand.

Si j’ai choisi cet exemple, c’est parce qu’il constitue un événement flagrant illustrant mon propos. C’est aussi parce que j’en comprends bien les effets individuels, étant moi-même personnellement affecté par cette affaire.

En effet, à la date du 24 mai 2013, j’étais, pour la première fois, après 40 ans de fidélité à une marque française, entré, comme l’indiquait la lettre de bienvenue, dans le monde Audi ! Le message était clairement inscrit sur les documents qui m’avaient été remis ce jour-là : Audi San Mazuin Namur me remerciait de la confiance que je leur témoignais. Il fallait que je sache, écrivaient-ils, que ma satisfaction est leur priorité absolue [4]. La livraison du véhicule était présentée comme une expérience spéciale, et probablement l’était-elle, avec un véritable décorum et quelques salamalecs.

Ma motivation de ce changement était clairement le choix d’un véhicule écologique et efficient. Le modèle était une AUDI A4 Berline TDIe (pour Efficiency), 2 litres, 136 ch, avec une émission annoncée sur le bon de commande de 112 g de CO2 au kilomètre (Norme de dépollution suivant la directive 94/12/CE : EU5), en déplacements mixtes, consommation 4,3 l. (1999/100/CE).

Après avoir, durant les années qui précédaient cet achat, réduit la puissance du moteur de mon véhicule pour diminuer ma consommation de carburant et limiter les émissions, je dois bien reconnaître que cette nouvelle AUDI me rendait un plaisir de conduite tout en m’inscrivant dans la logique de durabilité pour laquelle je plaide régulièrement. Habitant en milieu rural, j’effectue de nombreux déplacements en voiture. Même si je suis un utilisateur régulier du train pour me rendre à Bruxelles et à Paris, je réalise plus de 30.000 kms par an en voiture. Divers contacts avec mon concessionnaire AUDI durant une vingtaine de mois me donnèrent quasi totale satisfaction même si j’étais parfois un peu agacé par l’empressement avec lequel le personnel me faisait remplir des enquêtes de satisfaction sur tablettes tactiles et l’insistance qui était la sienne pour me lui faire attribuer les évaluations les plus élevées. En février 2014, je recevais de mon concessionnaire une brochure qui me rappelait que les garanties Audi représentaient la sérénité en toutes circonstances. Et que mon véhicule bénéficiait d’une garantie globale de 2 ans. La confiance s’est néanmoins brisée brutalement bien avant le scandale international des logiciels tricheurs.

Image with Audi and Volkswagen

En effet, le 17 février 2015, après 21 mois et 88.000 kms, mon AUDI A4 tombe en panne un matin sur l’autoroute, après une dizaine de kilomètres parcourus. Le verdict est implacable : disque d’embrayage. Coût plus de 3.200 euros. Le choc vient de l’annonce que la garantie ne serait pas applicable en l’absence de fuite d’huile. L’employé de chez AUDI Mazuin est sans appel par rapport à ma question : la réparation est à votre charge, l’embrayage AUDI ne peut être défectueux. Vous avez dû rouler avec le pied sur la pédale d’embrayage (quand on conduit depuis 40 ans et que son apprentissage a été fait par son père garagiste, cela fait plaisir). Et puis l’estocade : si vous n’êtes pas content, vous n’avez qu’à prendre un avocat et aller en justice. Vous ne serez pas le premier à perdre. Le plus surprenant, probablement, pour un technicien de l’évaluation, c’est la réponse qui m’a été faite, lorsque, après avoir repris mon véhicule réparé, j’ai interrogé le préposé sur le fait que, ce jour-là, on ne me proposait pas de tablette numérique pour recueillir mon avis sur le service : pas besoin, on a bien vu que vous n’étiez pas content.

Faut-il dire qu’il s’agissait de quelque chose de plus profond qu’une insatisfaction ? Il s’agissait d’un véritable sentiment de trahison et, surtout, d’une rupture de confiance. Six mois avant le scandale Volkswagen-AUDI. L’enquête que j’ai menée à ce moment m’a donné des indices et m’a permis de récolter des témoignages, sans toutefois pouvoir le démontrer, de la fragilité des embrayages sur ces modèles, autant que de la morgue sinon de l’arrogance du constructeur à ce sujet. Néanmoins, j’ai préféré croire que le problème résidait davantage chez le concessionnaire que dans la marque.

Le courrier-circulaire – puisque non signé et adressé à Chère Madame, cher Monsieur – que j’ai reçu le 7 octobre 2015 avec le logo d’Audi, signé par le directeur Audi Import Belgique, confirme cette arrogance. Il y est indiqué que c’est le groupe Volkswagen qui a déclaré avoir installé un logiciel permettant de diminuer le niveau d’émissions d’oxydes d’azote lorsque les véhicules sont testés. Que c’est le groupe Volkswagen qui a identifié mon Audi parmi les véhicules trafiqués, que ni le distributeur ni nous (s’agit-il d’Audi ou du directeur Import ?) n’étions au courant de ces irrégularités, qu’ils regrettent. Ainsi, le groupe Volkswagen est-il cité quatre fois, comme un agent extérieur au système dont Audi aurait été la victime [5].

2. Les circuits courts de la malbouffe

Après cette affaire Volkswagen-Audi, la plupart des commentaires lus sur les réseaux sociaux, entendus dans les différents médias, ainsi que les prises de parole du monde politique, toutes tendances confondues, tendent à dénoncer le capitalisme non régulé, s’emportent sur le profit, les groupes économiques et financiers sans scrupules, etc. Ils y opposent souvent un autre modèle, qui est celui du développement durable, de l’environnementalisme, voire de l’écologie politique.

C’est pour cette raison que je veux opposer à ce premier exemple, lié à une expérience personnelle mais à vocation mondiale, une autre situation, très différente, mais qui, en rassemblant ces deux expériences, va nous obliger à tirer des conclusions plus nuancées.

A quelques kilomètres à peine de ce garage Audi, sur la même grand-route, est située une grande surface dont j’aime beaucoup le principe, et dont je ne citerai pas l’enseigne, car ses capacités financières ont peu à voir avec un groupe mondial de l’automobile. Il s’agit d’un magasin d’alimentation qui s’est donné comme objectif l’émergence d’un comportement d’achat en faveur des produits locaux. On y trouve en effet plusieurs centaines sinon pas loin de 1.000 produits qualifiés d’authentiques, fournis par 150 producteurs, dont une bonne partie est fabriquée à une distance de moins de 30 kms du point de vente. L’entreprise, qui a remporté plusieurs labels dans ce domaine, se qualifie d’entreprise durable et innovante et se veut partenaire de clients actifs et responsables. Par un concours de circonstances, j’ai découvert ce magasin à peu près au moment où je changeais de voiture et je m’y suis rendu assez régulièrement pour acheter des produits alimentaires, en particulier des produits laitiers, des fruits et un peu de viande, provenant de boucheries et de fermes locales. J’ai largement recommandé ce magasin autour de moi, dans ma famille, auprès de mes amis. Jusqu’au jour…

Jusqu’au jour de juin 2015 où, revenant de Namur, j’y fais quelques courses rapidement et rentre chez moi. Alors que je préparais les banales saucisses merguez achetées dans ce magasin dit durable, mon attention a été attirée par une étiquette imprimée, figurant au dos de l’emballage. Il s’agissait de l’étiquette des ingrédients que contient le produit en vertu de la réglementation européenne [6] :

Viande de bœuf 79 %. sauce (eau, sambal (piment rouge, acidifiant (E260)), sel, huile de SOJA. amidon modifié (maïs), protéine de LAIT. épices. colorant (E160c), stabilisants (E450, E451), épaississants (E412, E415), conservateur (E202, E211). GLUTEN. OEUF. POISSON. MOUTARDE. CELERI, eau, fibre végétale (bambou). stabilisants (E262. E331). sel. antioxydants (E301, E300)

Je ne garantis évidemment pas à 100 % la qualité de la transcription, compte tenu de la taille de la police de caractère. La lecture de la notice laisse tout de même l’impression d’avoir traversé l’Europe autoroutière de part en part. N’étant pas chimiste [7] (bien qu’ayant fait des humanités latin-sciences), c’est probablement l’idée du poisson dans la merguez qui m’a probablement heurté le plus, ainsi que la mention Bien cuire / Goed doorgaren, ce qui, pour de la viande de bœuf ne se justifiait pas nécessairement a priori. Ma réaction a été simple et lucide. J’ai jeté les 324 grammes du corps du délit à la poubelle et je n’ai plus mis, ni ne mettrai plus, les pieds dans ce magasin. Vous avez dit confiance ?

Conclusion : le développement durable comme éthique de responsabilité

Pour sortir du côté anecdotique de ces deux histoires, il s’agit de renouer avec la question de l’avenir du développement durable, en tirant quelques leçons de ces deux expériences humaines, à la fois générales et intimistes.

Le réflexe scientifique nous renvoie vers un référentiel et vers une question. Le référentiel est une définition du développement durable, acceptable par tous. La question est de savoir en quoi ce type de développement est concerné par ces deux expériences ainsi que ce que cela peut signifier pour l’avenir de nos civilisations.

Je ne perdrai pas votre temps et le mien sur la question de la définition du développement durable. La meilleure reste pour moi celle du rapport Brundtland. Il y est question, vous le savez, de répondre aux besoins du présent sans aliéner la capacité des générations futures à faire face aux leurs [8]. Néanmoins, on oublie souvent les deux priorités qui suivent : l’attention que nous devons aux plus démunis et les limites que les techniques et l’organisation sociale imposent à l’environnement.

Vous me direz – et vous aurez raison – que les plus démunis se moquent comme un poisson d’une pomme des logiciels tricheurs qui aliènent la santé des conducteurs et de leur famille et que, de surcroît, ils ont peu l’occasion de faire la fine bouche sur la qualité du blanc de poulet, du thon ou du haché qu’ils trouvent sur des marchés plus accessibles. Certes. Je vous répondrai donc que le cynisme qui semble prévaloir dans l’ensemble des chaînes de valeurs, à commencer par celles qui sont qualifiées de premium ou de durable, de bio ou de local (le fameux terroir) – constituant aujourd’hui comme une autre forme de luxe –, présage le pire quand on se fournit dans les plus grandes surfaces non labellisées. Parallèlement, on pourra mettre en évidence le fait que la vigilance des citoyens et des ONG, le contrôle des organismes publics ad hoc – comme l’EPA aux États-Unis ou l’AFSCA en Belgique en matière alimentaire –, constituent des garde-fous. On pourra considérer également que chacune des crises majeures – catastrophe de l’Union Carbide à Bhopal, poulets à la dioxine en Belgique, sang contaminé en France, vache folle en Grande Bretagne, catastrophe impliquant Tepco à Fukushima Daiichi, viandes de cheval de course sur le marché alimentaire, logiciel tricheur du groupe Volkswagen-Audi, pour n’en citer que quelques-unes –, constituent des expériences d’apprentissage du développement durable.

Revenant au Rapport Brundtland, on se rappellera que celui-ci préconise la recherche de l’harmonie, c’est-à-dire une combinaison heureuse entre les éléments d’un système qui fait que ceux-ci concourent au même effet d’ensemble lui permettant d’atteindre ses finalités. Ainsi, le développement durable active-t-il une série de sous-systèmes qui permettent la cohérence de l’ensemble et contribuent à la réalisation de ses objectifs : la participation effective des citoyens à la prise de décisions, la capacité de dégager des excédents économiques et de créer des compétences techniques sur une base soutenue et autonome, celle de trouver des solutions aux tensions nées d’un développement déséquilibré, le respect de l’obligation de préserver la base écologique en vue du développement, la recherche de solutions technologiques nouvelles, les réponses aux questions internationales en matière d’échanges et de financement, la souplesse administrative permettant de s’autocorriger, c’est-à-dire surtout les processus d’évaluation [9].

Le Rapport Brundtland a abordé également le rôle des sociétés transnationales, notamment dans le secteur de l’automobile, un des sujets qualifiés de très sensibles pour l’environnement (p. 72). La Première Ministre norvégienne et son équipe des Nations Unies appelaient d’ailleurs à la réduction de la pollution atmosphérique urbaine et industrielle et regrettait la faiblesse de la lutte contre la pollution provenant des automobiles en montrant que celle-ci avait des effets systémiques tant sur l’environnement global que sur la santé humaine (p. 143-144). Sur les questions alimentaires, le rapport développe la sécurité mondiale d’approvisionnement plutôt que la question de la qualité à l’égard de la santé, sauf en cas d’accident nucléaire.

Nous avons bien vu, néanmoins, que les réponses aux questions que nous avons posées, aux expériences que nous avons vécues ou observées n’étaient pas techniques ni normatives, d’autant qu’en l’occurrence, les normes existent. Les réponses que nous recherchons, les garde-fous que nous appelons de nos vœux, sont d’une autre nature : ils sont moraux, éthiques. Dans la dernière partie de son rapport de 1987, Gro Hartlem Brundtland écrivait avoir essayé de montrer de quelle façon la survie de l’humanité et son bien-être peuvent dépendre de la façon dont on saura élever le développement durable au rang d’une éthique mondiale (p. 252). C’est exact que cette exigence d’intégrer les générations futures comme parties prenantes de notre développement a renforcé l’exigence et l’urgence d’une réflexion sur la responsabilité et sur les choix qui la soutendent. A la suite de Max Weber [10], puis d’Hans Jonas [11], les sociologues Yvan Droz et Jean-Claude Lavigne l’affirmaient, eux qui renvoyaient à la question du sens et du “pour quoi ?“, à une intelligence critique, comme on devrait le faire d’ailleurs en prospective, pour justement éviter que ce soit l’être humain qui soit oublié ou sacrifié [12] . Dans la même inspiration, Pierre Calame a lui aussi annoncé que l’éthique du 21ème siècle serait une éthique de la responsabilité, parce que la responsabilité n’est rien d’autre que l’autre face de l’interdépendance (cette fois étendue à l’échelle de la planète) et la face cachée du droit [13].

C’est là, probablement, que réside l’avenir du développement durable : dans sa capacité de se transformer, au delà des objectifs internationaux, des directives et des règlements, en une conscience commune et partagée, en une morale qui prévale sur les petits bénéfices, les tricheries médiocres et les tromperies malsaines. Une vraie éthique de responsabilité qui restaure la confiance des femmes et des hommes dans un être humain, un citoyen plus honnête, parce que davantage conscient qu’en contribuant au progrès de la trajectoire commune, il assume la survie de ses enfants et petits-enfants. Et, accessoirement, la sienne.

Faut-il rappeler le message de Václav Havel, lorsqu’il affirmait haut et fort que la vérité et l’amour devaient l’emporter sur les mensonges et sur la haine ? C’est le Professeur Pavel Novacek, responsable du Nœud d’Europe centrale du Millennium Project et auteur d’un remarquable ouvrage sur le développement durable, qui rappelait ces paroles du président-philosophe : je n’ai pas l’illusion d’être celui qui va changer le monde. Néanmoins, j’agis selon le principe que chacun d’entre nous est tenu d’œuvrer comme s’il était capable d’améliorer le monde entier [14].

Et nous savons que la tâche paraît infinie et que, effectivement, nous ne serons jamais assez nombreux pour y faire face.

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

Sur le même sujet, voir : Transition énergétique et « stratégies subversives »

[1] Jacques LESOURNE, L’articulation prospective, stratégie et management, Futuribles , 27 avril 2000. – Jerome C. GLENN, Elizabeth FLORESCU and The Millennium Project Team, 2015-16, State of the Future, p. 208, Washington, The Millennium Project 2015.

[2] Ce texte est la version française d’une communication présentée à l’Université Palacký à Olomouc (République tchèque), le 29 octobre 2015, dans le cadre de la conférence Searching for Sustainable Living, Different Approaches, Shared Vision, en collaboration avec l’EADI (European Association of Development Research and Training Institutes), le Club de Rome (European Research Centre) et le Millennium Project.

[3] EPA, California Notify Volkswagen of Clean Air Act Violations / Carmaker allegedly used software that circumvents emissions testing for certain air pollutants. Release Date: 09/18/2015 http://yosemite.epa.gov/opa/admpress.nsf/bd4379a92ceceeac8525735900400c27/dfc8e33b5ab162b985257ec40057813b!OpenDocument#_ga=1.10414069.1186781118.1445769985

[4] Enquête de satisfaction, San Mazuin, 24 mai 2015.

[5] Courrier de Didier Willems du 7 octobre 2015. Concerne : votre Audi.

[6] Règlement (UE) no 1169/2011 du Parlement européen et du Conseil du 25 octobre 2011 concernant l’information des consommateurs sur les denrées alimentaires.

[7] On trouvera néanmoins à cette adresse une liste rouge des additifs alimentaires : http://www.naturopathie-holistique.fr/liste-rouge-des-additifs-alimentaires-(danger)-partie-1-15-104.html

[8] Philippe DESTATTE, Foresight: A Major Tool in tackling Sustainable Development, in Technological Forecasting and Social Change, Volume 77, Issue 9, November 2010, p. 1575-1587.

[9] Commission mondiale sur l’environnement et le développement, Notre avenir à tous, Québec, Editions du Fleuve et Publications du Québec, 1988. – Our Common Future, Report of the World Commission on Environment and Development, UNEP, 1987, A/42/427. http://www.un-documents.net/wced-ocf.htm

[10] Max WEBER, Le savant et le politique, Paris, Plon, 1995.

[11] Hans JONAS, Le principe responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Cerf, 1990 (1979).

[12] Yvan DROZ, Jean-Claude LAVIGNE, Ethique et développement durable, p. 24 et 8, Genève, Institut universitaire d’Etudes du Développement, 2006.

[13] Pierre CALAME, Sur l’œconomie : la méthodologie de la réinvention, à la fois sociétale et managériale, de la gouvernance, Actes de la Conférence-débat du Réseau Intelligence de la Complexité, avec le concours de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme – FPH, présidée par Pascal PETIT, p. 13, Paris, 25 novembre 2009.

[14] Pavel NOVACEK, Sustainable development, p. 314, Olomouc Palacky University, 2011. – P. NOVACEK, Sustainable Development or collapse, Regeneration and Transformation ? From Noah’s Zrk to the Titanic and Back again, Olomouc, Palacky University, 2015.

Mons, le 24 juin 2015

Le nouveau ministre-président issu des élections du 25 mai 2014 lançait deux signaux lors des fêtes de Wallonie [1]. D’une part, Paul Magnette déclarait au journal L’Écho le 20 septembre 2014 que La Wallonie ne se redresse pas assez vite, et qu’il fallait accélérer le mouvement [2]. D’autre part, dans son discours prononcé à Namur le même jour, le ministre-président soulignait que, s’il entendait les appels à la rupture, au changement, la vraie audace était d’y résister : quand on a développé une stratégie efficace, et toutes les évaluations reconnaissent que c’est le cas du Plan Marshall, la vraie audace c’est de résister à la tentation du changement pour le changement, et de maintenir le cap. L’économie wallonne a besoin de clarté et de prévisibilité [3]. Ces positionnements, qui ne sont contradictoires qu’en apparence, peuvent nous éclairer sur les chemins qui s’offrent désormais aux politiques régionales.

En effet, au moment où une nouvelle manne de compétences est transférée aux entités fédérées suite aux accords institutionnels d’octobre 2011, il est utile de rappeler ce que le professeur Michel Quévit écrivait en 1978, à savoir que l’autonomie de la Région wallonne ne suffit pas à jeter les bases d’un redéploiement industriel. Il faut de profondes réformes structurelles qui garantissent à la Wallonie le maintien d’une capacité d’action financière dans le cadre d’une politique industrielle valorisant les ressources humaines, matérielles et technologiques de sa région [4]. Ce discours, aux relents renardistes, est celui qui va être tenu dans de nombreux cénacles par plusieurs experts, y compris par le patron du RIDER dans le cadre des congrès prospectifs La Wallonie au futur qu’il co-animera de 1986 à 2003. Ces travaux, comme d’autres, auxquels l’Institut Destrée a contribué ou pas, ont été à la base des stratégies de reconversion qui ont été mises en place à partir de la fin des années 1990. Ce qu’il faut constater aujourd’hui c’est que l’ensemble de ces efforts ont consolidé le tissu économique et social de la Wallonie, ont profondément transformé notre région, ont fait émerger une véritable société d’acteurs – ce qui était une des ambitions de La Wallonie au futur -, ont multiplié les instruments pertinents de reconversion et de développement, ont empêché tout nouvel affaissement économique et mis en place les bases d’un redéploiement futur.

Ces efforts n’ont toutefois pas permis le redressement rapide et global de la Wallonie. C’est ce que montre bien l’évolution du PIB par habitant jusqu’en 2012, en tenant compte de toutes les limites que l’on connaît à cet indicateur.

Ayant dit et écrit cela, il faut pouvoir affirmer avec Paul Magnette la nécessité d’accélérer le mouvement [5]. La Déclaration de Politique régionale donne des pistes concrètes pour mettre en œuvre cette volonté. Je les ai présentées ailleurs, en réponse à cinq enjeux précis [6], et je les aurai bien entendu à l’esprit en envisageant les voies d’une transformation. Mon ambition ici est d’aller plus loin, sinon mon apport n’aurait que peu d’intérêt.

Mon exposé s’articulera en trois temps.

Le premier pour rappeler que, si nous sommes bien sortis du déclin, la situation de la Wallonie appelle bien une transformation accélérée.

Le deuxième pour évoquer quelles pourraient être, selon moi, quelques-unes des voies de cette transformation.

La troisième pour conclure sur l’idée d’une nouvelle bifurcation.

1. La Wallonie est sortie du déclin mais ne s’est pas redressée

Le temps long est le temps des sages, aimait répéter le grand historien français Fernand Braudel. Un regard sur l’indice du Produit intérieur brut estimé par habitant des trois régions rapportées à la Belgique (= 100) depuis la fin de la Révolution industrielle (1846-2012) montre en effet que la Wallonie a cessé de décliner, a stabilisé son évolution, et peut-être même amorcé un très léger redressement [7].

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Un regard plus précis sur l’évolution du Produit intérieur brut par habitant de la Belgique et de la Wallonie, en euros, de 1995 à 2012, sur base des comptes régionaux 2014 de l’Institut des Comptes nationaux (ICN) nous montre que le Produit intérieur brut par habitant de la Wallonie, prix courants, indices Belgique = 100 se maintient dans une fourchette de 71,9 (2002) à 73,6 (1996) depuis 1995 (73,5) jusqu’en 2012 (73,1). On pourra faire remarquer que le PIB est ici à prix courants mais si on le fait passer à prix constants, on ne gagne guère plus d’un point en 2011 : 74,2 % de la moyenne belge [8]. Dans tous les cas, on constate que, sous la barre des 75 % du PIB belge depuis les années 1990, malgré ses efforts, la Wallonie ne parvient pas à émerger au-dessus de ce niveau. Dit autrement, la part relative du PIB wallon qui était passée en dessus des 30 % du PIB dans les années 1950 (prix constants, séries lissées) n’a plus refranchi ce niveau [9].

Cette absence de décollage est à mettre en parallèle avec les sept plans stratégiques de redéploiement économique qui ont été lancés en Wallonie pendant cette période : Déclaration de Politique régionale complémentaire de 1997, Contrat d’Avenir pour la Wallonie de 1999-2000, Contrat d’Avenir actualisé de 2002, Contrat révisé en 2004, Plan Marshall de 2005, Plan Marshall 2.vert de 2009, Plan Marshall 2022 de 2012, ainsi que des programmes d’actions portés par les Fonds structurels européens pour un montant de 11,2 milliards d’€ – à prix constants 2005 – de 1989 à 2013 [10]. Si le montant des investissements affectés au Contrat d’Avenir durant ses premières années, faits surtout de réaffectations de moyens, reste difficile à établir avec précision, on peut néanmoins l’estimer à un peu moins d’un milliard d’euros. Pour ce qui concerne le Plan Marshall, durant la période 2004-2009, on atteint 1,6 milliards et pour 2009-2014, 2,8 milliards (y compris les financements dits alternatifs). On peut donc considérer qu’environ 5,5 milliards ont été affectés, en plus des politiques structurelles européennes auxquelles la Région wallonne apporte une large contribution additionnelle, aux stratégies de redéploiements de la Wallonie, de 2000 à 2014. Ce montant, apparemment considérable, reste toutefois de l’ordre de 5 à 7 % si on le rapporte au budget régional annuel [11].

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On souligne parfois que les performances de la Wallonie en matière de PIB par habitant se marquent surtout dans les accroissements annuels en % comparés à la Belgique. En faisant l’exercice pour la période 1995-2012, on observe en fait que la Wallonie ne fait mieux qu’en 1996, 1998, 2004, 2005, 2008 et 2010 [12]. Le calcul des accroissements moyens du PIB par habitant en % sur les périodes 1995-1999, 1999-2004, 2004-2008, 2008-2012, fait apparaître que la Wallonie n’a mieux performé que la Belgique que lors de la période 2004-2008.

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Si l’on observe la manière dont ces évolutions se marquent au niveau territorial, par exemple dans le Cœur du Hainaut, dans lequel nous travaillons depuis plusieurs années, la difficulté est d’abord statistique puisque les données ne sont pas formatées sur cet espace de 25 communes. En examinant les trois arrondissements de Mons, Soignies et Charleroi qui couvrent ce territoire mais en débordent largement, seul le dernier arrondissement atteint, sur la période 2003-2011, la moyenne du PIB wallon en passant de 105,2 à 100,9 (Wallonie=100), l’arrondissement de Mons passant de 87,9 à 84,8 et celui de Soignies – qui comprend les régions de La Louvière et du Centre – de 83,2 à 79 % de la moyenne wallonne [13]. Nous n’ignorons évidemment pas que ces territoires sont probablement les plus difficiles en matière de reconversion industrielle en Wallonie.

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Ces constats ne signifient évidemment pas que les politiques tant régionales qu’européennes qui ont été menées aient été mal conçues, inefficaces ou inefficientes. L’absence de décollage est aussi une stabilisation dans un contexte international, et en particulier européen, peu favorable. Nul ne peut prétendre en effet que ces efforts importants aient été inutiles. Nous pensons même pour notre part qu’ils s’inscrivent dans les politiques volontaristes considérables qui ont été menées par les élues et élus wallons, de manière de plus en plus émancipée et autonome du gouvernement central puis fédéral depuis 1968 [14].

La comparaison de l’évolution économique de la Wallonie avec Bruxelles et la Flandre étant peu pertinente hors de la géopolitique belge, il est intéressant de la mettre en parallèle avec les régions françaises voisines. Ainsi, lorsqu’on aligne les PIB par habitants de ces régions de 2009 à 2011, on observe que, si la Champagne-Ardenne (27.524 € en 2011) performe le mieux et la Picardie le moins bien, la Lorraine occupant la quatrième place de cette série de régions, la Wallonie (24.966 € en 2011) et le Nord Pas-de-Calais (25204 €) ont des évolutions semblables, alternant leur positionnement sur les deuxième et troisième places. Les chiffres 2012 – à confirmer -, placent la Wallonie en troisième position (24811 €) contre 24.866 € au Nord Pas-de-Calais.

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Si on peut mettre au crédit de Michel Quévit d’avoir décortiqué le déclin de la Wallonie au point que son nom ait longtemps été associé aux causes de cet affaissement, il faut lui reconnaître d’avoir été de ceux qui ont perçu les changements intervenus dans la période entre 1986 et 1991 dans laquelle, comme il l’indiquait en 1995, la Wallonie est sortie de sa première phase de restructuration défensive et a réalisé des ruptures culturelles importantes qui lui ont permis d’intégrer dans son approche de développement les nouvelles réalités de son environnement économique : globalisation, nouveaux modes de production, primauté des facteurs immatériels, etc. [15] J’ai moi même insisté, dans un exposé présenté à l’OCDE en 2000, puis publié par la DATAR l’année suivante, sur ce tournant de 1986, que les acteurs eux-mêmes avaient perçu. Que l’on lise les déclarations d’Arnaud Decléty, de Melchior Wathelet, de Philippe Busquin ou du président de l’UWE de l’époque, Michel Vanderstrick dans Wallonie 86, la revue du Conseil économique et social régional wallon [16]. Certes, cette inversion de tendance marque le pas après le retournement conjoncturel de 1990 et, si on observe une stagnation depuis la fin du siècle dernier, le déclin, c’est-à-dire la régression qui affectait la Wallonie, et plus particulièrement ses pôles de développement traditionnels, depuis le sortir de la Deuxième Guerre mondiale, paraissent bien s’être arrêtés. Les réponses régionales ont bien été essentiellement institutionnelles et défensives, même si quelques initiatives importantes ont été prises, par exemple dans le domaine des processus d’innovation. N’oublions pas du reste que, si un embryon de pouvoir et de politique économique régionale existe depuis la fin des années soixante et, surtout, depuis 1974, les secteurs nationaux, parmi lesquels la sidérurgie, restent gérés par le fédéral jusqu’en 1987.

Lors d’une conférence organisée, le 11 février 2013, à Namur, par le Forum financier, Joseph Pagano avait déjà insisté sur la chaîne causale qui handicape l’économie de la Wallonie, plombe son redressement mais permet également d’identifier les facteurs sur lesquels il faut activer les remèdes. Contrairement aux idées reçues, la capacité des Wallons à capter de la valeur ajoutée produite en dehors de la région est réelle, notamment par une mobilité de l’emploi vers Bruxelles, la Flandre et l’étranger, et joue favorablement puisque, au delà du PIB wallon, l’indice du revenu primaire s’élève à un niveau supérieur au PIB : 87,2 % de la moyenne belge. La différence entre ce niveau et le revenu disponible des Wallons (90,7 % de la moyenne belge en 2010) est constituée de la solidarité implicite. Toutefois, c’est le cumul de la faiblesse de la productivité et le bas niveau du taux d’emploi (84 % de la moyenne belge) qui continue à handicaper le PIB par habitant en Wallonie. Si la productivité régionale est plus faible que la moyenne belge (88 %), c’est à la fois à cause de la relative petitesse de la taille des entreprises wallonnes (97,21 % de la moyenne belge) et du manque de vigueur du dynamisme entrepreneurial wallon (86 % de la moyenne belge), le taux de création des entreprises étant élevé (104,26 % en 2012) mais contrecarré par un taux de disparition plus élevé que la moyenne belge (109 %) [17].

2. Les voies d’une transformation accélérée

Ma conviction en effet est que, en l’état, la Déclaration de Politique régionale 2014 permet de continuer à stabiliser l’économie wallonne, de poursuivre le redéploiement mais non de le réaliser dans des délais raisonnables. Au rythme actuel, Giuseppe Pagano estimait lors de ce même exposé, fait avec Vincent Reuter, le 11 février 2013, à la tribune du Forum financier de la BNB à Namur, que les efforts structurels entamés par le gouvernement régional, et notamment les mesures phares des différents Plans Marshall sont de nature à permettre à la Wallonie un rattrapage non pas de la Flandre mais de la moyenne belge – qu’elle contribue à tirer vers le bas – aux environs de 2040, c’est-à-dire dans 26 ans, plus d’un quart de siècle [18]. Avec un taux de croissance du PIB wallon de 4,4 % sur les années 2001 à 2011 contre 4 % en Flandre, des économistes sollicités par La Libre voyaient le rattrapage de cette région à l’horizon 2087, soit dans 73 ans [19]. Même si le prospectiviste pourrait gloser sur ces logiques mécanistes nécessitant la formule “toutes choses étant égales par ailleurs”, il est manifeste que ces constats sont intenables tant sur le plan social que sur le plan politique.

Nous devons donc impérativement considérer les voies d’une transformation accélérée.

Celle-ci passe assurément par une volonté de considérer, puis de surmonter, ce que l’exercice de prospective, mené en 2002-2003 avec la Direction de la Politique économique de l’Administration wallonne et l’Union wallonne des Entreprises, avait appelé les tabous wallons, ou ce que Christophe De Caevel a recensé comme les freins à l’industrialisation de la Wallonie dans un article de Trends-Tendances d’octobre 2014 [20].

Faisant référence à ce texte et à des opinions qui y sont exprimées, je voudrais faire part de deux convictions qui sont les miennes depuis de nombreuses années et qui s’en distancient. La première, c’est que je me porte en faux contre l’idée que le Plan Marshall ait des effets limités sur l’activité économique. La deuxième est que je ne pense pas que l’on puisse redéployer la Wallonie sans moyens financiers supplémentaires.

 

 2.1. Les effets structurels des plans prioritaires wallons

Le Plan Marshall et principalement les pôles de compétitivité qui sont, avec Creative Wallonia et avec le programme NEXT sur l’économie circulaire, les clefs de voûte de sa stratégie, constituent aujourd’hui le cœur du système d’innovation du nouveau Paradigme industriel de la Wallonie. Produit des efforts menés depuis des décennies, les six pôles de compétitivité (BioWin, GreenWin, Logistics in Wallonia, Mecatech, SkyWin, Wagralim) constituent les fondations sur lesquelles les acteurs wallons pourront à terme transformer et rebâtir leur économie. Ils constituent l’interface de redéploiement en ce qu’ils plongent leurs racines dans les compétences scientifiques, technologiques et industrielles anciennes de la région et les nourrissent pour les transformer en secteurs nouveaux. Un des enjeux du Nouveau Paradigme industriel consiste bien en cette faculté d’ajouter de la connaissance et des savoirs, notamment numériques, dans les secteurs traditionnels pour les inscrire, surtout par la formation, dans le nouveau modèle en cours d’élaboration. L’exemple de l’entreprise AMOS (Advanced Mechanical and Optical Systems) est, à cet égard, très parlant. Fondée en 1983 sous le signe d’un partenariat entre les Ateliers de la Meuse et l’Institut d’Astrophysique de Liège, cette entreprise est passée d’un modèle purement industriel à un paradigme cognitif innovant et performant que décrivait déjà son patron, Bill Collin, au début des années 2000 [21].

On aurait tort toutefois de vouloir mesurer les pôles de compétitivité à l’aune de la création d’emplois à court terme, comme on a eu tort d’en faire un argument politique de campagne en essayant de les vendre à l’opinion comme des machines pourvoyeuses d’emplois. La vocation des pôles de compétitivité est autre. Dans la conception que nous en avions, en 2003 déjà, il s’agissait d’utiliser les entreprises et entrepreneurs champions de la Wallonie comme catalyseurs de réactions en chaîne autour de métiers ou de filières implantés et fructueux, donc d’induire des cercles vertueux, par effet boule de neige, autour de différents noyaux d’excellence existants. L’impact attendu était davantage la création d’entreprises nouvelles, ainsi que le développement d’une image de marque, d’une notoriété et d’une visibilité pour la Wallonie [22]. Henri Capron qui en a été l’artisan scientifique en 2005 leur avait donné quatre objectifs :

– susciter un processus de fertilisation croisée entre les différentes catégories d’acteurs ;

– régénérer le capital social en favorisant les synergies entre acteurs ;

– assurer une meilleure maîtrise du potentiel de développement ;

– placer la région sur la voie des régions apprenantes, avec comme finalité de stimuler sur un territoire, le dynamisme, la compétitivité et l’attractivité [23].

Ces rôles-là ont assurément été tenus. Et avec beaucoup de sérieux et de savoir-faire.

2.2. Le redéploiement de la Wallonie a besoin de moyens supplémentaires

Depuis le premier Contrat d’avenir pour la Wallonie, lancé en 2000 par Elio Di Rupo, j’ai à la fois la conviction que les politiques qui sont inscrites dans ces stratégies wallonnes sont qualitativement globalement adéquates en termes de choix de mesures et insuffisantes quantitativement, c’est-à-dire sur les moyens mobilisés. Ainsi, ces mesures s’appuient sur les marges financières disponibles qui leur sont affectées et qui sont de l’ordre de 5 à 7 % du budget régional et non sur les 80 ou 90 % du budget régional, comme devrait le faire un réel business plan [24].

Ainsi, me paraît-il que le futur plan prioritaire wallon devrait investir une part du budget bien plus importante que les quelques centaines de millions d’euros annuels actuellement mobilisés. Et c’est d’autant plus vrai que, malgré les difficultés à la fois conjoncturelles et structurelles des finances publiques wallonnes, l’enveloppe des moyens régionaux s’est considérablement accrue avec les transferts du fédéral puisqu’elle passera – à la grosse louche – de moins de 8 milliards d’euros à plus de 13 milliards. Cette opération de mobilisation de moyens stratégiques nouveaux au profit du redéploiement wallon aurait l’avantage de réinterroger l’ensemble des politiques régionales. Ceux qui me connaissent savent que je reste frappé par la piste avancée par plusieurs administrateurs de l’UWE en 2003 lorsque, avec Didier Paquot et Pascale Van Doren, nous listions les tabous wallons à lever. Ces entrepreneurs affirmaient qu’ils étaient prêts à renoncer aux moyens dédiés par la Région wallonne aux politiques d’entreprises qui leur apparaissaient comme autant d’effets d’aubaine pour autant que le gouvernement wallon se saisisse des trois enjeux essentiels à leurs yeux qu’étaient le passage entre la recherche académique et la concrétisation de l’innovation dans l’entreprise, l’enseignement technique et professionnel ainsi que la mise à disposition de terrains industriels. C’est donc à plusieurs centaines de millions d’euros qu’ils étaient prêts à renoncer pour autant que ces moyens soient directement et clairement investis dans ces domaines-clefs. Tous les travaux que j’ai menés sur le terrain avec des entreprises, en particulier dans le Cœur du Hainaut, m’ont démontré la pertinence de ces constats.

Dans le même ordre d’idée, chacun a pu observer, à partir de ses compétences spécifiques, à quel point la Région wallonne avait développé, ces dernières années, une multitude de préoccupations dans des domaines qui semblent périphériques par rapport à ses métiers de base. La fonction publique wallonne s’est accrue de 18,4 % en passant de 2003 à 2012, de 14.755 à 17.482 emplois. Durant ces dix ans, le SPW est resté stable (de 10.360 à 10.036 agents) tandis que les OIP ont accru leur personnel en progressant de 4395 à 7446 [25].

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On peut dès lors s’interroger sur la possibilité – voire sur la nécessité – de resserrer son dispositif sur les compétences de base de l’Administration et d’y pourvoir, du reste, les postes de manière adéquate, ce qui est loin d’être le cas. La meilleure manière de procéder est certainement de laisser faire les instances du SPW, sur base du cahier des charges que constitue la Déclaration de Politique régionale.

Cet accroissement général de la fonction publique wallonne ne paraît pas toutefois la meilleure manière de répondre au déséquilibre depuis longtemps souligné entre les sphères marchandes productives et non productives en Wallonie. On se rappellera qu’un élément très important avait été apporté par la dynamique La Wallonie au futur en 1991, à l’initiative d’une équipe d’économistes qui avait travaillé sous la direction d’Albert Schleiper [26]. Ils avaient mis en évidence un déficit d’environ 80.000 emplois, dans le secteur marchand productif. Ces emplois auraient dû se trouver dans le secteur marchand et ils n’y étaient pas. L’Union wallonne des Entreprises est à plusieurs reprises parvenue à des conclusions similaires. Or, 80.000 emplois c’est évidemment considérable.

Ces problématiques, on le voit, sont au centre des questions de l’accélération du redéploiement. Les analyses, qui ont été réalisées sur les choix budgétaires comparés entre la Flandre, Bruxelles et la Wallonie, font apparaître des stratégies qui, me semble-t-il, peuvent être réinterrogées, non seulement à l’aune des politiques de rigueur ou d’austérité, ce qui est le cas, mais aussi selon l’objectif de ce redéploiement. Comme l’indiquent les auteurs d’une étude récente du département de Politiques économiques de l’Université de Namur, il est essentiel d’examiner les choix budgétaires à la lumière de leur impact potentiel sur la croissance et l’emploi. Or, tandis que les dépenses administratives et celles de la dette sont plus importantes en Wallonie qu’en Flandre, la recherche scientifique reste moins financée en Wallonie et à Bruxelles que dans le Nord. Néanmoins, la Wallonie affecte une plus grande proportion de ses dépenses publiques au domaine technologique, à l’expansion économique et à la formation professionnelle [27].

Complémentairement à ces considérations générales, je reprendrai, comme annoncé en introduction, à titre d’enjeux stimulants à saisir, et en les reformulant, les cinq freins au développement wallon identifiés par Christophe De Caevel et les experts qu’il a sollicités :

– la croissance des entreprises (Small n’est pas toujours beautiful) ;

– la territorialisation des politiques (le provincialisme) ;

– la valorisation des recherches ;

– la gestion de l’espace ;

– l’enseignement technique et professionnel (“la main d’œuvre”).

On constatera que les trois tabous wallons évoqués lors de la prospective des politiques d’entreprises en 2003, et dont le ministre de l’Économie et de la Recherche de l’époque n’avait pu se saisir, y sont toujours présents.

2.3. La croissance des entreprises

Je m’étendrai peu sur cet aspect que j’ai eu l’occasion de clarifier dans une analyse intitulée Le Nouveau Paradigme industriel, articulant les sociétés industrielles, la Révolution cognitive et le développement durable.

On sait que la croissance des entreprises, au delà de la moyenne de 9,3 personnes, constitue un enjeu par lui-même, bien après leur création. La diversification des PME et leur croissance par la valorisation de leur capital social constituent des pistes intéressantes à suivre. L’exemple du fournisseur d’énergie Lampiris est à cet égard intéressant. L’entreprise, créée par Bruno Venanzi, a lancé un programme intitulé Lampiris Smart en créant quatre outils : Lampiris Wood, Lampirist Nest, Lampiris Isol et Lampiris Warm [28]. Il s’agit pour l’entreprise liégeoise de valoriser son portefeuille de 800.000 clients en Belgique et 100.000 en France en développant des services nouveaux dans son environnement de métier.

Parallèlement, de nouvelles initiatives ont permis ces dernières années une mise en réseaux des entreprises, au delà des secteurs, ainsi que leur émergence dans un cadre wallon, au delà des organismes représentatifs comme l’Union wallonne des Entreprises, l’UCM, etc. Le rôle d’animation que constitue à cet égard le Cercle de Wallonie, avec ses différentes implantations à Liège, Belœil et Namur est un atout réel pour la Région.

Enfin, le développement d’un coaching de proximité et de niveau international, tel que nous l’avions imaginé dans la Prospective des Politiques d’Entreprises [29] et tel que le remplissent des organismes régionaux comme l’AWEX, la SOWALFIN, certains invests, peuvent renforcer toute cette dynamique porteuse.

2.4. La territorialisation des politiques régionales

Plusieurs questions se cachent derrière le reproche de provincialisme qui est adressé aux Wallons. D’une part, le fait pour des acteurs ou des entreprises de ne pas épouser la globalisation des économies et des marchés. Les efforts dans ce domaine, tant aux niveaux transfrontaliers qu’européen ou mondial ont été considérables et doivent être poursuivis. L’AWEX a déjà fait beaucoup. Le maillon le plus faible me paraît celui le plus facile à renforcer : le transfrontalier, où beaucoup reste à faire. Cet enjeu passe aussi par celui, beaucoup plus difficile, de la mobilité, qui est essentielle, et sur laquelle les Wallons ont manqué totalement d’ambitions. Ici, une vraie stratégie doit être réactivée, notamment dans le cadre de la révision du SDER ou de ce qu’il deviendra. D’autre part, vient la question de ce qu’on appelait les baronnies, de la guerre des bassins, etc. Même si tout le monde ne l’a pas encore compris, loin s’en faut, ce modèle est aujourd’hui dépassé. Si la Région wallonne et ses instruments de stimulation et de financement doivent garder un rôle de cohérence et de coordination, c’est bien au niveau territorial que les politiques d’entreprises doivent être menées et le sont d’ailleurs généralement. C’est dans cette proximité des acteurs autour des agences de développement, des invests, des universités, des centres de recherche, de formation et d’enseignement que doit se dessiner l’avenir économique de la Wallonie. C’est là que se construit l’environnement qui permettra aux entreprises de naître et de croître.

Il s’agit, à l’instar de ce qui se construit en France, de mettre en place un schéma stratégique territorial de développement économique et de l’innovation, en lien avec le processus de spécialisation intelligente de l’Union européenne [30]. L’objectif n’est évidemment pas d’imposer aux territoires wallons une vision régionale ou nationale comme cela a été fait dans le cadre des Contrats de Projets État-Régions mais de négocier un contrat, sur base d’une coconstruction stratégique [31]. Les efforts de conceptualisation de Systèmes territoriaux d’Innovation, tels qu’enclenchés dans le Cœur du Hainaut, vont dans ce sens.

 2.5. La valorisation des recherches

Objet de la préoccupation des pouvoirs publics wallons depuis les années 1970 – qui se souvient des centres de transposition créés par Guy Mathot comme ministre de la Région wallonne en 1978 ? [32] -, la question de la valorisation des recherches reste majeure et difficile. Celle-ci ne se résume pas au nombre de brevets ou projets d’investissements issus des pôles de compétitivité. Il n’y a pas de réponse simple à la question posée par des industriels montois ou borains au fait que, malgré le fait qu’ils soient diplômés ingénieur civil polytechnicien ou de gestion de l’UMons, que celle-ci dispose de laboratoires de pointe, avec des chercheurs de qualité, que les fonds structurels ont permis de mettre en place des fleurons technologiques comme Multitel, Materia Nova, InisMa, Certech, etc., ces entrepreneurs ont parfois l’impression de vivre à 1000 kms de ces outils. Et ils le disent. Or, je ne pense vraiment pas que le monde académique regarde aujourd’hui les industriels de haut comme ce fut peut-être le cas jadis en certains endroits. Je pense que désormais ce monde scientifique est très ouvert et très attentif à ces questions d’entrepreneuriat, de transferts de technologies, de dynamique d’innovation. Toutes les universités ont mis en place des outils d’interface avec les entreprises. Des outils locaux et performants aident aussi à mettre de l’huile dans les rouages, comme les Maisons de l’Entreprise, les Business Innovation Centres, etc. dont les responsables ont souvent les pieds et les mains dans les deux mondes.

Globalisation européenne et mondiale, territorialisation et entrepreneuriat constituent désormais les trois horizons des universités de Wallonie dans un environnement composé d’entreprises en mutations constantes et de jeunes spin-off…

 

2.6. La gestion de l’espace

La gestion de l’espace est une question essentielle, non seulement pour organiser un vivre ensemble durable mais aussi pour stimuler le redéploiement économique d’une région qui a été profondément marquée par son effondrement industriel dans les années 1960 et 1970 et en garde encore trop les stigmates. Beaucoup de choses ont été faites mais il faut bien pouvoir reconnaître que, contrairement à nos voisins français, le rythme des investissements à la réhabilitation n’a pas toujours été – et n’est toujours pas – aussi soutenu.

Néanmoins, Christophe De Caevel ne semble pas avoir été bien informé lorsque, évoquant l’asssainissement des friches par le Plan Marshall, il note qu’au dernier recensement toutefois, seuls 3 ha sur les 194 recensés dans le plan avaient été dépollués et aucune activité économique n’y avait été réinstallée [33].

Voici la situation des sites réhabilités fin octobre 2014, telle que communiquée par SPAQuE.

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2.7. L’enseignement technique et professionnel

Comment aborder en quelques mots un dossier aussi essentiel, aussi complexe, aussi difficile ? Sans faire de long développement, je me limiterai à trois principes généraux, en rappelant qu’aucune solution ne sera simple.

D’abord, dire qu’une révolution, c’est-à-dire une mutation profonde et systémique, de l’enseignement est indispensable. Je persiste à croire que la régionalisation peut constituer la base, le catalyseur, le déclencheur de cette révolution.

Ensuite, il me paraît que seule une autonomie – pédagogique et de gestion – des établissements, avec une responsabilisation multi-réseaux par bassin peut permettre cette révolution. Cette autonomie peut être limitée dans le temps, à cinq ou dix ans, afin de permettre l’expérimentation, l’évaluation puis la généralisation éventuelle de bonnes pratiques. Qu’on ne me dise pas que nous risquons de sacrifier une génération : cela fait des décennies que nous en sacrifions.

Enfin, faisons des entreprises les premières partenaires de l’enseignement technique et professionnel. Nous avons tous à y gagner.

Conclusion : Une bifurcation pour mettre en route l’accélérateur de particules

Ce que la Wallonie doit trouver, c’est le chemin d’une nouvelle bifurcation. Celle-ci permettra d’optimiser son système régional d’innovation. Il s’agit en effet de permettra à la région de renforcer ses capacités d’innovation, d’anticipation, d’adaptation au changement rapide et global. C’est pourquoi, il est essentiel d’en mesurer les enjeux et la manière d’y répondre. A nouveau, sans considérer par cette démarche qu’il n’existerait qu’un modèle unique, on peut mettre en évidence six enjeux d’un système régional d’apprentissage : l’extension et la professionnalisation des réseaux régionaux ; la construction d’une vision partagée du territoire ; la créativité pour produire de l’innovation ; la mobilisation du capital social ; la gouvernance des territoires ; la formation tout au long de la vie.

Ces défis, c’est-à-dire ces enjeux dont on se saisit, ne sont pas nouveaux. Nous les avons identifiés dès 2004 dans le cadre de la Mission Prospective Wallonie 21. Dix ans plus tard, nous gardons la même perception de deux Wallonie : celle qui se reconstruit, se diversifie et développe ses nouveaux pôles innovants et créatifs, et celle qui poursuit inéluctablement son affaissement. Dès lors, n’est-il pas nécessaire qu’on s’interroge – comme le fait, nous l’avons vu, le Ministre-Président wallon – sur les voies d’une transformation accélérée, c’est-à-dire qui permettrait d’activer une renaissance régionale dans des délais qui répondraient sans retard aux enjeux auxquels sont aussi confrontés la Belgique, l’Europe et le monde.

Avec Philippe Suinen, qui préside désormais l’Institut Destrée, je pense que l’assise économique de la Wallonie est désormais stabilisée grâce au plan Marshall et aux pôles de compétitivité. Au delà, l’ancien administrateur général de l’AWEX soulignait, dès février 2014, qu’il faut à présent mettre en route « l’accélérateur de particules » pour concrétiser la relance. Cela passera, disait-il à Édouard Delruelle à l’occasion des interviews de Zénobe 2, par la créativité, l’innovation… et l’ouverture au monde sans être décomplexé : « La Wallonie a besoin de cours d’extraversion ! » [34].

Cette ambition pourrait passer par trois choix stratégiques prioritaires.

  1. Considérer que la volonté crée la confiance mais que l’imposture la fait perdre. Ce qui implique, qu’au delà de la méthode Coué, c’est-à-dire de tentative de prophétie autoréalisatrice, on dise plutôt la vérité à tous et à chacun. Les êtres volontaires ne peuvent être que des citoyennes et des citoyens conscients.
  1. Faire en sorte que la pédagogie de l’action soit au centre de la responsabilité des élus. Comprendre pour expliquer le monde est leur tâche première. On ne peut mener une entreprise, une organisation ou une région à la réussite sans cueillir et fabriquer du sens. Aujourd’hui – faut-il le rappeler ? -, l’idéologie n’a plus cours. Mais le bien commun, l’intérêt général, les valeurs collectives, le pragmatisme et la cohérence du lien entre la trajectoire de l’individu et celle de la société tout entière, prévalent.
  1. Faire prendre conscience que la seule réelle capacité de transformation économique est dans l’entreprise. Le premier changement de mentalité pour les Wallons, c’est de quitter le seul chemin du salariat. C’est de prendre l’initiative. Parallèlement, le succès des entrepreneurs wallons passe par des réformes de comportements et de structures, qui dès la famille, dès l’école, donnent envie de créer et d’entreprendre. L’objectif est de faire en sorte que chacune et chacun se voient comme un entrepreneur.

Les travaux du Collège régional de Prospective de Wallonie ont montré, à partir d’expériences et d’exemples concrets, que, pour renouer la confiance en l’avenir, il était nécessaire pour les Wallonnes et les Wallons de développer des comportement plus positifs au travers des cinq axes que contituent une réelle coopération entre acteurs différents, la volonté de sortir de son univers de référence, les stratégies proactives offensives, l’adhésion à l’éthique et aux lois de la société, la prise de conscience de l’intérêt d’un avenir commun.

C’est assurément surtout de ces Wallonnes et de ces Wallons qu’il faut attendre le renouveau. Ce n’est que d’eux qu’il viendra. Soyons-en sûrs.

Philippe Destatte

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Sur le même sujet :

Cinq enjeux majeurs pour la législature wallonne (16 septembre 2014)

Les conditions d’un redéploiement de la Wallonie (16 février 2014)

Cinq défis de long terme pour rencontrer le Nouveau Paradigme industriel (31 décembre 2014)

La Wallonie, une gouvernance démocratique face à la crise (15 septembre 2015)

[1] Ce texte constitue la mise au net de la conférence que j’ai présentée le 3 novembre 2014 à l’Université de Mons dans le cadre du Forum financier de la Banque nationale de Belgique. Les données, certes récentes, n’ont pas été actualisées en 2015. Le Powerpoint de base a fait l’objet d’une diffusion sur le moment même par la BNB.

[2] Paul Magnette :La Wallonie ne se redresse pas assez vite”, Interview par François-Xavier Lefèvre, dans L’Écho, 20 septembre 2014, p. 5.

[3] http://gouvernement.wallonie.be/f-tes-de-wallonie-discours-du-ministre-pr-sident-paul-magnette.

[4] Michel QUEVIT, Les causes du déclin wallon, p. 289, Bruxelles, Vie ouvière, 1978.

[5] Paul Magnette : “La Wallonie ne se redresse pas assez vite”, … – Voir aussi la déclaration de Paul Magnette dans l’interview donnée à Martin Buxant sur Bel RTL, le 13 novembre 2014 : Il y a un redressement trop lent qu’il faut accélérer.

[6] Philippe DESTATTE, Cinq enjeux majeurs pour la législature wallonne, Blog PhD2050, 16 septembre 2014, https://phd2050.org/2014/09/16/5enjeux/

[7] Benoît BAYENET, Henri CAPRON & Philippe LIEGEOIS, Voyage au cœur de la Belgique fédérale, dans B. BAYENET, H. CAPRON & Ph. LIEGEOIS dir., L’Espace Wallonie-Bruxelles, Voyage au bout de la Belgique, p. 355, Bruxelles, De Boeck & Larcier, 2007. Avec des compléments ICN et calculs propres. (INS 1846-1981), ICN, 2005, 2008 + ICN, 2014.

[8] Conférence de Giuseppe Pagano au Forum financier à Namur, le 11 février 2013. – Philippe DESTATTE, Les conditions d’un redéploiement de la Wallonie, Blog PhD2050, Hour-en-Famenne, 16 février 2014, https://phd2050.org/2014/02/16/redeploiement/.

[9] Michel MIGNOLET et Marie-Eve MULQUIN, PIB et PRB de la Wallonie : des diagnostics contrastés, dans Regards économiques, Juin 2005, n° 31, p. 10. (PIB des trois régions belges, Parts régionales sur base des statistiques brutes, en monnaie constante et Parts relatives des PIB régionaux à prix constants) 1955-2003, INS, ICN, calculs CREW.

[10] Henri CAPRON, L’économie wallonne, une nouvelle dynamique de développement, dans Marc GERMAIN et René ROBAYE éds, L’état de la Wallonie, Portrait d’un pays et de ses habitants, p. 344, Namur, Editions namuroises – Institut Destrée, 2012.

[11] H. CAPRON, op. cit., p. 344-345. – Philippe DESTATTE et Serge ROLAND, Le Contrat d’avenir pour la Wallonie, Un essai de contractualisation pour une nouvelle gouvernance régionale (1999-2001), Working Paper, Mars 2002.

[12] ICN, Comptes régionaux, 2014, nos propres calculs.

[13] ICN et IWEPS, 27 juin 2013.

[14] Ph. DESTATTE, La Région wallonne, L’histoire d’un redéploiement économique et social, dans Marnix BEYENS et Ph. DESTATTE, Un autre pays, Nouvelle Histoire de Belgique (1970-2000), p. 209-278, Bruxelles, Le Cri, 2009.

[15] Michel QUEVIT et Vincent LEPAGE, La Wallonie, Une région économique en mutation, dans Freddy JORIS et Natalie ARCHAMBEAU, Wallonie, Atouts et références d’une région, p. 236, Namur, Gouvernement wallon, 1995.

[16] Wallonie 86, 3-4, 1986. – Philippe DESTATTE, Les questions ouvertes de la prospective wallonne ou quand la société civile appelle le changement, dans Territoires 2020, Revue d’études et de prospective de la DATAR, p. 139-153, Paris, La Documentation française, 1er trimestre 2001. – M. BEYEN et Ph. DESTATTE, Un autre pays, Nouvelle Histoire de Belgique 1970-2000, … p. 254 sv.

[17] Conférence de Giuseppe Pagano au Forum financier à Namur, le 11 février 2013. – Philippe DESTATTE, Les conditions d’un redéploiement de la Wallonie, Blog PhD2050, Hour-en-Famenne, 16 février 2014,

https://phd2050.org/2014/02/16/redeploiement/.

[18] Ph. DESTATTE, Les conditions d’un redéploiement de la Wallonie, Blog PhD2050, 16 février 2014, http://phd2050.org/2014/02/16/redeploiement/

[19] Frédéric CHARDON, La Wallonie dépassera la Flandre en 2087, dans La Libre, 16 mai 2013.

http://www.lalibre.be/actu/belgique/la-wallonie-depassera-la-flandre-en-2087-51b8fce0e4b0de6db9ca9011

[20] Christophe DE CAEVEL, Les cinq freins à la réindustrialisation de la Wallonie, dans Trends-Tendances, 16 octobre 2014.

[21] Voir AMOS : http://www.amos.be/fr/a-propos-2&a-propos-d-amos_16.html

[22] Philippe DESTATTE et Pascale VAN DOREN dir., Réflexion sur les politiques d’entreprises en Wallonie, Rapport final, p. 13, Namur, Cabinet du Ministre de l’Economie et des PME de la Région wallonne, Direction générale de l’Economie et de l’Emploi, Direction des Politiques économiques du Ministère de la Région wallonne et Institut Destrée, Décembre 2003.

http://www.wallonie-en-ligne.net/Wallonie_Prospective/ProspEnWal_Rapport-final_2003-12-04.pdf.

[23] Henri CAPRON, Economie régionale urbaine, Notes de cours, 2007. homepages.vub.ac.be/~hcapron/syleru2.ppt

[24] Philippe DESTATTE et Serge ROLAND, Le Contrat d’avenir pour la Wallonie, Un essai de contractualisation pour une nouvelle gouvernance régionale (1999-2001), p. 58, Namur, Institut Destrée, Mars 2002, (Working Paper), 66 p.

[25] La fonction publique de la Région wallonne, Tableau de bord statistique de l’emploi public, Namur, IWEPS, Avril 2009. – Chiffres-clefs de la Wallonie, n° 13, p. 212-213, Namur, IWEPS, Décembre 2013. – A noter que L’emploi public en Wallonie et en Fédération Wallonie-Bruxelles, Namur, IWEPS, Mars 2015, p. 20 limite également son information à l’année 2012.

[26] La Wallonie au futur, Le défi de l’éducation, p. 130sv, Charleroi, Institut Destrée, 1992. – Olivier MEUNIER, Regard sur l’économie wallonne : une brève analyse des comptes régionaux 1995-2006, Namur, IWEPS, 2008.

http://www.iweps.be/sites/default/files/Breves3.pdf

[27] Caroline PODGORNIK, Elodie LECUIVRE, Sébastien THONET et Robert DESCHAMPS, Comparaisons interrégionale et intercommunautaire des budgets et des dépenses 2014 des entités fédérées, Namur, Université de Namur, CERPE, Novembre 2014.

[28] http://www.lampiris.be/fr/smart

[29] Philippe DESTATTE et Pascale VAN DOREN dir., Réflexion sur les politiques d’entreprises en Wallonie…

http://www.wallonie-en-ligne.net/Wallonie_Prospective/ProspEnWal_Rapport-final_2003-12-04.pdf

[30] Les Universités et l’innovation, agir pour l’économie et la société, Proposition de la Conférence des Présidents des Universités françaises, 2014. http://www.cpu.fr/wp-content/uploads/2014/10/recommandation_140916_val-2.pdf.

[31] Les Contrats de Projet État-régions, Enquête demandée par la Commission des Finances du Sénat, p. 23, Paris, Cour des Comptes, Juillet 2014.

[32] Marnix BEYEN et Philippe DESTATTE, Un autre pays…, p. 231.

[33] Christophe DE CAEVEL, Les 5 freins à la réindustrialisation de la Wallonie, dans Trends-Tendances, 16 octobre 2014.

[34] Philippe SUINEN, dans Edouard DELRUELLE, Un Pacte pour la Wallonie, Zénobe 2, Février 2014, p. 29.

Trois transitions sociétales ont structuré le Cœur du Hainaut du XIXème au XXIème siècles :  d’abord, la Révolution industrielle, ensuite la transition vers le développement durable et enfin, la Révolution cognitive que nous vivons actuellement. Ce texte constitue la conclusion de l’analyse intitulée Transitions et reconversions dans le Cœur du Hainaut depuis la Révolution industrielle, qui a fait l’objet d’une communication au colloque de la Société des Sciences, des Arts et des Lettres du Hainaut, le 28 mars 2015, à la Faculté polytechnique de Mons.

Centre et Borinage, terres brûlées de l’économie belge

On a dit jadis, dans des milieux wallons qui leur voulaient du bien, que le Borinage et le Centre demeuraient les terres brûlées de l’économie belge [1]. En 1958, les chercheurs de l’Institut de Sociologie de l’ULB mettaient en discussion le concept de sous-développement économique quant à son application au Borinage. Ils en déduisaient qu’en dernière analyse, le problème borain est un problème de structures vieillies ou périmées [2]. Concernant la “composante technique”, les analystes du Centre d’Économie régionale rappelaient les nombreux constats de sous-équipement des entreprises : déficient, vétuste et périmé. En ce qui concerne la “composante humaine”, ils pointaient l’esprit et les méthodes complètement dépassés de direction ou d’organisation des entreprises. Ils concluaient d’ailleurs que l’on retrouvait dans le Borinage quelque analogie avec le “cercle vicieux” dans lequel sont enfermées certaines économies sous-développées : l’investissement sous toutes ses formes est réduit, et, inversement, l’esprit d’entreprise disparaît parce qu’il n’est plus stimulé par les perspectives ouvertes par un volume suffisant d’investissement[3] Le gouverneur du Hainaut, Émile Cornez – qui était né à Dour – ne disait pas autre chose lorsqu’il affirmait, en 1961, que le déclin du Centre et du Borinage était notamment dû au fait que de nombreuses usines avaient été réfractaires aux innovations sur le plan technique, et sur le plan commercial, ne réalisant pas les investissements nécessaires [4]. Max Drechsel indiquait d’ailleurs, au même moment, que le Centre et le Borinage sont des régions du 19e siècle. Et le Recteur ajoutait : dans la Belgique et dans l’Europe d’aujourd’hui, ce sont des “sous-régions”, dont le premier souci doit être de rechercher tous les moyens d’être reliées aux nouveaux pôles de croissance de la Belgique et de l’Europe [5].

Un modèle innovant pour une aire de richesses économiques

Aujourd’hui, dans le Cœur du Hainaut – qui est bien un organe de gouvernance et de développement du XXIème siècle – des instituts de recherche ont été mis en place dans le prolongement des facultés universitaires et de leurs départements, en évolution constante. Ils ont été fondés ou renforcés avec l’appui des Fonds structurels européens et de la Région wallonne. Par les mutations technologiques dont ces instituts sont porteurs et par leur irradiation sur le terrain économique, ils contribuent à un changement de paradigme sociétal dans l’espace des vingt-cinq communes dynamisées par l’intercommunale IDEA. Cette dernière est d’ailleurs l’épicentre de la transformation, portée par une prospective à l’horizon 2025 et le projet Cœur du Hainaut, centre d’Énergies, qui a identifié les cinq pôles de son redéploiement : Économie culturelle, créative et technologique, Matériaux et recyclage (en ce compris l’économie circulaire et l’écologie industrielle), Environnement et énergie, Risques transdisciplinaires, et Business Development. Le plan stratégique du 15 novembre 2013 de l’IDEA elle-même ambitionne, par sa vision de long terme, d’assurer un développement territorial durable et solidaire du Cœur du Hainaut en une aire de richesses économiques, en valorisant les disponibilités foncières importantes dont dispose le territoire, une accessibilité améliorée (eau, rail, route), ainsi que des ressources en eau à des prix compétitifs [6]. Trois zones d’activités économiques propices à une réindustrialisation soutiennent cette stratégie en présentant des superficies d’un seul tenant de vaste ampleur : Tertre, Feluy et Manage-Nord. Comme l’indiquait dernièrement Maïté Dufrasne, coordinatrice du projet de territoire, l’atout majeur pourrait consister en un terreau susceptible de faire émerger des synergies ou symbioses industrielles à l’origine d’un modèle économique innovant [7].

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Un potentiel de réindustrialisation au Cœur du Hainaut

Carte Maïté Dufrasne (IDEA), Nov. 2014

Une reconversion permanente des industries, de la gouvernance et des esprits

Depuis 1961, sinon 1835 pour le Borinage, ce qu’on appelle aujourd’hui le Cœur du Hainaut est à la recherche d’un nouveau souffle. Richard Stiévenart ne disait-il pas que la reconversion du Borinage, tout comme celle du Centre, sera une œuvre longue, ardue et même pénible ? [8] Le sociologue Pierre Feldheim était plus proche de la réalité encore, affirmant que la reconversion sera longue et jamais achevée, car les conditions de la prospérité économique et sociale sont en constante évolution et l’adaptation aux circonstances nouvelles nées de cette évolution devrait être, doit être, un processus permanent [9]. Inscrit dans ce Nouveau Paradigme industriel qui allie sociétés industrielles, développement durable et Révolution cognitive, le Cœur du Hainaut construit son redéploiement et prépare sa réindustrialisation en s’appuyant sur l’économie numérique et sur le GreenTech, l’économie du développement durable.

Dans son discours sur l’état de la Wallonie du 25 mars 2015, le Ministre-Président Paul Magnette indiquait que la Wallonie avait arrêté de décrocher [10]. Ce qui est peut-être vrai pour la Wallonie ne l’est pas pour le Cœur du Hainaut, en tout cas si on se base sur l’évolution du PIB par habitant des trois arrondissements de référence de cet espace : ceux de Mons, de Soignies et de Charleroi. Néanmoins, si l’érosion s’y poursuit dans les statistiques, les conditions du redéploiement sont aujourd’hui réunies. Les efforts produits par les entrepreneurs, les universités et les centres de recherche, les élus, et surtout l’intercommunale IDEA, en cours de mutation en véritable agence de développement territorial, ont empêché l’affaissement qui s’était produit jadis. Le dynamisme de Mons 2015, initiative lancée à l’initiative d’Elio Di Rupo, et de la stratégie du Cœur du Hainaut 2025 atteste de cette vigueur. Leur connexion dans une stratégie territoriale commune devrait permettre le redéploiement. La deuxième démarche bénéficierait de l’élan culturel, de l’aura internationale et du changement d’état d’esprit que porte Mons 2015. La première disposerait d’une véritable stratégie territoriale qui ne demande qu’à poursuivre sa mise en œuvre dans ce que le Conseil de Développement a appelé une gouvernance exemplaire.

Comme l’indiquait tout dernièrement Michel Molitor, le thème de la transition a sa place dans les analyses des mutations sociétales. Le vice-recteur honoraire de l’UCL rappelait que, dès les années 1970, Alain Touraine s’interrogeait sur la relation entre les crises et les mutations, considérant que la crise est un dérèglement qui appelle des restructurations et des remises en ordre alors que la mutation est un processus de changement irréversible, de transition d’un état à un autre qui passe par des crises, mais ne s’y réduit pas [11]. C’est une question très actuelle en effet, au moment où certains, à l’initiative notamment de Jean-Pascal Labille, s’intéressent au fait d’identifier la nature de ce que nous vivons [12].

Ainsi que Michel Molitor a raison de le rappeler, la crise du système industriel wallon s’inscrit dans une formidable mutation systémique amorcée dès les lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Avec le recul, nous commençons à mieux percevoir ses différents aspects et leurs enchaînements, mais en étant encore peu capables de saisir leurs évolutions dans l’avenir.

L’historien peut faire la comparaison avec cette grande période de mutations que constitua la fin du XVIIIème et le début du XIXème siècles. Robert Nisbet – cher à Michel Molitor – a bien montré le double processus qu’ont constitué la Révolution industrielle et la Révolution démocratique, ainsi que les bouleversements multiples qu’elles ont provoqués [13]. La sociologie, de Tocqueville à Marx en passant par Weber, est née de la volonté de nommer et de comprendre ces changements. C’est ce que Pierre Lebrun avait bien compris en s’adonnant à une socio-histoire, fondée sur une connaissance rigoureuse à la fois de la théorie économique et des données, en ambitionnant d’appréhender l’angoisse capitaliste [14].

Philippe Destatte

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[1] CRAINQUEVILLE, Le repos des guerriers dans Combat, 22 août 1963, p. 2.

[2] W. DEGRYSE, M. FAERMAN, A. LIEBMANN-WAYSBLATT, Borinage…, p. 250.

[3] Ibidem, p. 251.

[4] Émile CORNEZ, Allocution lors de la séance au Palais du Gouvernement provincial, dans Les Régions du Borinage et du Centre à l’heure de la reconversion…, p. 104 et 106.

[5] M. DRECHSEL, Introduction à l’étude des problèmes de la reconversion…, p. 31.

[6] Caroline DECAMPS et Maïté DUFRASNE, Un potentiel de réindustrialisation au Cœur du Hainaut, 18 Novembre 2014. – Plan stratégique de l’IDEA, 15 novembre 2013 :

http://www.idea.be/Uploads/Trc/Publications/15-11-2013_defenvoiag15nov2013planstrategique2014-2016.pdf

[7] Maïté DUFRASNE, Courriel du 11 mai 2015.

[8] Richard STIEVENART, Les conditions de la reconversion économique du Borinage, dans Les Régions du Borinage et du Centre à l’heure de la reconversion…, p. 113.

[9] Pierre FELDHEIM, Conclusions de la Semaine, dans Les Régions du Borinage et du Centre…, p. 437.

[10] Paul MAGNETTE, Discours sur l’état de la Wallonie, Namur, Parlement wallon, 25 mars 2015.

Cliquer pour accéder à 7401-paulmagnette-discoursetatdelawallonie25mars2015.pdf

[11] Michel MOLITOR, Courriel du 30 avril 2015.

[12] Ceci n’est pas une crise, Une fondation, un constat et trois grands objectifs, dans Solidaris, n°2, 2015.

[13] Robert NISBET, La tradition sociologique, coll. Quadrige, Paris, PUF, 2000.

[14] Pierre LEBRUN, D’une histoire l’autre, L’angoisse capitaliste : plus value ou civilisation, Essai d’introduction à la socio-histoire, Manuscrit, s. d.

Trois transitions sociétales ont structuré le Cœur du Hainaut du XIXème au XXIème siècle :  d’abord, la Révolution industrielle, ensuite la transition vers le développement durable et enfin, la Révolution cognitive que nous connaissons actuellement et que j’envisage ici.

3. La Révolution cognitive comme base d’un nouveau paradigme, à la fois pour les habitants, pour l’industrie et les services

Il n’est nul besoin de citer Daniel Bell, Alvin Toffler, John Naisbitt ou Bill Halal [1] pour évoquer la transition lente et progressive des sociétés dites industrielles vers les sociétés de la connaissance. Dans un colloque organisé en juin 1962 et qui peinait à prendre de la hauteur tandis que les orateurs paraissaient timorés malgré l’ampleur de l’enjeu – les problèmes universitaires du Hainaut – Max Drechsel vint, comme souvent, dire l’essentiel de ce qui devait être dit : si décisifs, en effet, que puissent être les investissements matériels dont le Hainaut a besoin pour réussir sa reconversion, ils ne peuvent l’emporter sur les investissements qui doivent assurer la formation de ses élites intellectuelles ainsi que celle des cadres supérieurs présidant à ses multiples activités. Et le recteur de l’Institut supérieur de Commerce de Mons, par ailleurs chargé de cours à la Faculté polytechnique, de poursuivre que chacun sait qu’en définitive, c’est la volonté et la capacité des hommes qui assurent la prospérité d’une nation ou d’une région. Le facteur instrumental et l’armature technique, en effet, n’ont d’efficacité qu’au travers des aptitudes de ceux qui les mettent en œuvre [2]. Suivait un plaidoyer du vice-président de la Société des Sciences, des Arts et des Lettres du Hainaut, pour la création de l’Université dans lequel, en alignant les raisons économiques et sociales, Max Drechsel décrivait parfaitement le nouveau changement de paradigme : l’industrie, pour sa reconversion, a besoin de chercheurs par centaines, bientôt par milliers. Aujourd’hui, poursuivait-il, la recherche scientifique est à l’expansion industrielle ce que les matières premières et la configuration géographique étaient à l’essor des usines du siècle dernier. (…) C’est vers des industries de grande finition qu’il faut, plus que jamais, tourner nos regards, vers des entreprises qui incorporent toujours plus de travail qualifié. (…) L’avenir est désormais à la recherche appliquée, (…) le laboratoire se confond, de plus en plus avec l’usine elle-même [3]. Professeur à la Faculté polytechnique, Jacques Franeau devait compléter cette vision d’avenir dans sa propre communication en soulignant combien l’évolution de la société est conditionnée par le développement des sciences et des techniques, ou, d’une façon plus générale, par le développement des connaissances et de leurs applications [4]. Confronté depuis les années 1930 aux crises et au problème de reconversion du Hainaut et de la Wallonie, Drechsel n’hésitait pas à appeler à tourner les pages de l’économie. Sous le titre d’une économie invisible, il déclarait en 1970 qu’en octroyant une protection légale supplémentaire à des structures économiques vieillies, on risque de les figer pour toujours et de les priver à tout jamais des dernières chances qui leur restent de se rénover. Que des communautés ethniques défendent leur originalité sur le plan de la culture, c’est légitime. Mais dans l’ordre économique, c’est la créativité, l’énergie et la volonté d’innover qu’il faut promouvoir partout [5].

Imagination créative et créatique

Les conditions de l’innovation technologique et en particulier la créativité sont au cœur des préoccupations du Conseil économique wallon du Hainaut, au début des années 1970, de son président le Gouverneur Emilien Vaes, ainsi que du député permanent Richard Stiévenart, président de l’IDEA. Le 12 décembre 1974, pour annoncer la fondation du Centre de Recherches technologiques du Hainaut qui sera implanté à Fleurus, mais avec une antenne à Mons, ils invitent le président du Conseil d’Administration de l’ULB, le professeur André Jaumotte, qui viendra parler de l’imagination créative et de la créatique [6]. L’imagination créatrice et le talent d’organisation vont de pair, écrivait le gouverneur Emilien Vaes deux ans plus tard : les progrès de notre industrie dépendent en ordre principal de notre capacité d’inventer, d’innover et d’améliorer notre technologie. Ce qui est en cause, c’est le processus même de la recherche et du développement, c’est-à-dire ce qui sépare la théorie de sa mise en œuvre industrielle, ou en d’autres termes, l’organisation pour la convergence du potentiel intellectuel et scientifique, c’est l’adaptation continue de l’entreprise, des hommes, des produits. En réalité, la véritable sécurité de l’emploi réside dans l’aptitude au changement ! [7]

Cette même année était créé à Mons le Centre d’Information régional pour l’Innovation (CIRI), présidé par le député permanent Philippe Busquin, alors administrateur délégué du Bureau d’Etudes économiques et sociales du Hainaut. Les collaborateurs du centre d’Information se voulaient très explicites : La Wallonie est malade, affirmaient-ils, elle a besoin d’une thérapie de choc. La Province avait alors fondé cet organisme en vue de créer des activités nouvelles, et donc de l’emploi. La technique développée consistait soit à réaliser un travail de créativité à partir des potentialités de l’entreprise, des principes nouveaux découverts en recherche fondamentale et des besoins du marché, soit à la création d’une rétroaction entre, d’une part, le marché, les consommateurs et le monde qui change, et, d’autre part, la recherche appliquée [8]. Il s’agissait aussi, comme pour le TSIRA à Charleroi, de poser la question difficile de la transposition de l’innovation à l’activité industrielle rentable [9]. La fin des années 1970 et les années 1980 voient d’ailleurs se multiplier les initiatives innovantes : création du Centre de Recherches technologiques du Hainaut, installé à Fleurus avec une extension à Mons pour étudier les silicates et s’intéresser aux multiples aspects concernant l’industrie des céramiques [10], création d’IDEATEL en 1977 pour l’installation de la télédistribution dans le Borinage et le Centre [11], intérêt – trop timide – pour les biotechnologies [12]. Mais, surtout, se marquait la volonté de faciliter le processus d’innovation dans les PME en le considérant comme un thème central des politiques de restructuration industrielles, surtout dans les régions de vieille industrialisation [13]. L’analyse montrait surtout, ce qui est toujours une réalité aujourd’hui, que, malgré tous les efforts de transposition, les flux universités-entreprises restaient très difficiles à activer [14].

L’impact du changement technologique en zone de reconversion

Le Centre interdisciplinaire d’Études philosophiques de l’Université de Mons (CIEPHUM) avait, en 1985, organisé un colloque coordonné par André Philippart et Claire Lejeune et consacré à l’impact du changement technologique en zone de reconversion Mons-Borinage. Outre la réflexion de fond sur les rapports entre la technologie et l’économique, la rencontre avait surtout pour vocation d’analyser les efforts de transformations collectifs et individuels. Ainsi que l’écrivait – comme une leçon très actuelle – la professeure Claire Lejeune en introduction : quand le changement s’avère inéluctable, la société n’a plus le choix, il faut réveiller le créateur ; il n’y a que lui pour incarner la nouveauté, c’est-à-dire la jeunesse et le mouvement dans une société paralysée par ses vieilles habitudes ; pour ressusciter l’humour de toutes les couleurs dans un monde déprimé qui a perdu le sens du rire [15].

Créateurs ou non, les hommes et femmes de bonne volonté n’avaient pas manqué : les Emile Cornez, Max Drechsel, Richard Stievenart, Yves Urbain, Roger De Looze, Hilaire Willot, René Panis [16], etc. Chargé de cours en économie à la Faculté Warocqué, l’orateur pressenti pour rappeler le processus de désindustrialisation et les efforts de reconversion industrielle du Borinage n’a toutefois pas le cœur à rire ce 4 février 1985. D’abord, parce que l’introduction au colloque faite par André Philippart l’a manifestement mis de méchante humeur, mais surtout parce que ce qu’il a à dire n’est guère agréable. D’emblée, Jean-François Escarmelle rappelle ce qui semble constituer une évidence : schématiquement, l’histoire économique du monde, d’un pays ou d’une région est une longue suite de phases d’industrialisation et de reconversions industrielles, ratées ou réussies [17]. Compte tenu de la structure industrielle monolithique du Borinage, la reconversion après la crise charbonnière a été – dit l’économiste montois – une reconversion complète qui s’est appuyée sur quatre axes principaux : (1) une intervention volontariste pour recréer les conditions d’une rénovation durable du tissu industriel. Cette intervention a été menée par les milieux politiques, économiques et sociaux et s’est opérée au travers de l’intercommunale IDEA dans le but de diversifier les activités en prenant appui sur quelques secteurs moteurs, générateurs de renouveau ; (2) l’insertion de la zone dans les mutations économiques globales de l’époque : tertiarisation de l’activité économique, grands programmes de travaux publics et nouveaux investissements industriels ; (3) le remodelage urbain de la région saccagée par l’exploitation minière (désenclavement, rénovation des sites industriels, démergement et assainissement du réseau hydraulique, infrastructures d’accueil pour de nouvelles activités industrielles) ; (4) la constitution d’un potentiel de travailleurs aux aptitudes nouvelles par la formation professionnelle et l’adaptation de l’enseignement technique [18]. Les efforts de rénovation industrielle ont porté sur la prospection d’investisseurs étrangers, surtout aux États-Unis, dans la chimie, les fabrications métalliques et l’électronique, l’utilisation maximale des lois d’expansion économique de 1959 et 1966, ainsi que sur le financement et l’aménagement de zonings, d’infrastructures et de bâtiments industriels adéquats [19]. Néanmoins, affirme Jean-François Escarmelle, la crise économique des années 1970 a enrayé ce redéploiement alors que l’industrie régionale était trop concentrée autour de secteurs en récession (sidérurgie, fabrications métalliques, verre, textile). De fait, poursuit-il, les fermetures conjuguées de plusieurs sièges d’exploitation de sociétés étrangères et d’un certain nombre d’entreprises vieillies dans les secteurs récessifs entraînèrent, par effet de “cascade”, la destruction du tissu industriel régional des sous-traitants, faisant ainsi de la région un véritable désert industriel. Et il conclut, implacable, que rien, ou à peu près rien, de concret n’a été réalisé dans la voie de la reconversion depuis bientôt dix ans de crise [20]. Néanmoins, comme l’indique encore Jean-François Escarmelle, peut-être pour laisser respirer l’assistance, la région n’est pas complètement démunie d’atouts face à l’enjeu principal que représente la capacité de maîtriser et de contrôler les mutations technologiques en cours. Mais le futur directeur général d’IDEA avertit : seules les technologies qui permettent à la fois de produire mieux et de consommer autrement pourront apporter à terme une solution à la désindustrialisation et à la crise [21]. Insistant sur l’importance des filières, Jean-François Escarmelle note qu’une politique industrielle régionale, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit en définitive, se doit de concevoir un système industriel et ensuite de le gérer : l’approche doit être avant tout organisationnelle et institutionnelle [22]. Enfin, parmi d’autres considérations, Escarmelle appelle à une mutation culturelle profonde car, par tradition historique ou pour des raisons qui tiennent tantôt à l’éducation, aux conditions de travail, aux salaires, peu d’adolescents – ou leurs parents – rêvent aujourd’hui de travailler dans l’industrie ; les professions libérales ou la fonction publique attirent davantage [23]. Enfin, l’économiste montois estime que la troisième révolution industrielle en cours redistribue les cartes à l’échelle mondiale [24].

Une véritable interface industrie-université

Sans rouvrir ici une discussion sur l’existence ou non d’une troisième Révolution industrielle, en 1985 ou trente ans plus tard, et en continuant à nous référer à l’analyse produite par Pierre Lebrun à ce sujet et rappelée ici [25], il faut se rappeler à quel point le discours officiel wallon est orienté vers les technologies en 1985, notamment à l’initiative du ministre de la Région wallonne Melchior Wathelet. En mai 1985 est organisé à la Faculté polytechnique de Mons un séminaire de l’Association industrielle Athéna (ARIA) fondée à l’initiative du ministre wallon des Technologies nouvelles et présidée par le Professeur Raymond Gorez de l’UCL. La mission de l’ARIA consiste alors à former et informer concernant la robotique industrielle. Le séminaire était introduit par le Recteur René Baland et par Guy Denuit de la société Corden Robots [26]. D’autres initiatives du même type méritent d’être mentionnées qui poussent alors le territoire, ses chercheurs et ses entreprises vers la Révolution cognitive. Ainsi, à l’occasion du 150ème anniversaire de l’École des Mines de Mons, est inauguré, à la Faculté polytechnique, le 25 septembre 1987, sous le mandat du Recteur Christian Bouquegneau, le Centre d’Études et de Recherches en Hautes Technologies. Il s’agit de réaliser une véritable interface industrie-université [27]. L’inauguration de la maîtrise en management de l’innovation, en 1988, avec l’appui du ministre de la Recherche et des Technologies nouvelles, Albert Liénard, renforce cette dynamique[28], de même que le lancement, la même année, de la s.a. Capcible, comme Centre d’Innovation et base de création d’entreprises [29].

Des initiatives sont prises également, notamment par le député permanent Claude Durieux, qui contribue à organiser un pôle de développement autour des systèmes d’information et de communication (image, son, intelligence artificielle, réseaux numériques à intégration de services, vidéotex, serveurs d’informations, automates programmables, supraconductivité, etc.) et un forum au Grand Hornu en 1989 [30], en collaboration avec les universités de Mons, Alcatel-Bell [31] et Atea-Siemens (installé à Colfontaine) [32], les Câbleries de Dour [33] et ses filiales Opticâble et Télécâble [34]. La très éphémère société LABEL (Laser Application Belgium), qui associait l’Université de Mons, Tractebel et la Province dans le domaine des lasers, s’inscrira dès 1988 dans ce sillage [35] . Quant à l’IDEA, elle organise en juin 1989 un colloque sur le design, comme trait d’union entre le fabricant et l’utilisateur [36].

Un enjeu à rencontrer : l’absence de pôle de recherche générateur de valeur ajoutée élevée

On doit à Martine Durez et à Bernard Lux, alors chargés de cours à la Faculté Warocqué, d’avoir, en 1991, analysé la réalité des politiques industrielles de Mons-Borinage à partir des statistiques d’emploi et d’établissements et d’avoir distingué quatre pôles de développement principaux permettant une dynamisation du secteur industriel en s’appuyant sur les atouts technologiques de la région : (1) les secteurs de l’extraction et l’industrie des minéraux non-métalliques avec les cimenteries CBR [37] et Obourg, la céramique dont Max Drechsel appelait déjà au développement dans les années 1930 [38]. Les moteurs que constituent le Centre de Recherche de l’Industrie belge de la Céramique (CRIBC) [39] et l’INISMA (Institut national interuniversitaire des Silicates, Sols et Matériaux) [40] méritaient d’être soulignés, ainsi que des entreprises du secteur comme Belref-Hepworth qui a été malheureusement directement impactée par la crise de la sidérurgie qui se fait sentir fin des années 1970 [41], Neoceram (Strepy-Bracquegnies) [42] et NGK (Baudour-Saint-Ghislain) [43] ; (2) les industries chimiques et du caoutchouc, dont la plupart ont déjà été évoquées : Gechem, New Carbochim, Sedema, Kemira [44], Carcoke, Akzo, Pirelli, Thomson Aircraft, etc. ; (3) les fabrications métalliques, secteur alors en difficulté : Tubel, Daitube, Europtube, Industrie boraine à Quiévrain, Gleason Works, Aleurope, etc. ; (4) enfin, les télécommunications, les constructions électriques et électroniques, représentées par les Câbleries de Dour, ancienne entreprise fusionnée avec les Câbleries de Seneffe en 1982, Bell et ATEA. Mais comme l’indiquaient les économistes de la Faculté Warocqué, le problème majeur était constitué par l’absence de pôle de recherche générateur de valeur ajoutée élevée [45]. Ainsi, Martine Durez et Bernard Lux concluaient-ils que, si la région disposait de créneaux susceptibles de développement comme la chimie, les industries cimentières et des céramiques, les télécommunications et les fabrications métalliques étaient davantage menacées. Les pistes d’avenir qu’ils percevaient étaient de trois natures : d’abord, une concertation stratégique globale pour opérer les choix des pôles de croissance et de recherche des synergies régionales, ensuite, un appui aux PLE pour rencontrer les freins au développement de ces entreprises, enfin, un effort constant de réajustement stratégique pour coller aux évolutions et aux volontés communes [46].

Les efforts déployés dans le cadre de l’objectif 1 Hainaut depuis le milieu des années 1990 ont profondément modifié le système territorial d’innovation en renforçant considérablement les outils de recherche-développement du territoire. La création de MATERIA NOVA par l’UMH, la Faculté polytechnique et l’IDEA dans le domaine du vieillissement des matériaux, des revêtements et néocéramiques, fut déterminante. De même, la fondation de MULTITEL Telecom par la Faculté polytechnique de Mons ouvrait la porte de ce qu’on appelait encore à l’époque les autoroutes de l’information : réseaux d’accès, télédistributions, fibres optiques, signaux vocaux, etc. [47]. A Seneffe, l’UCL fondait en 1996, avec les mêmes fonds structurels, le Centre de Ressources technologiques en Chimie (CERTECH). Quel que soit le jugement que l’on pose sur ces outils – et certains ont été cruels [48] – on ne peut pas dire que les analyses de Martine Durez et de Bernard Lux ont été perdues.

Le travail mené depuis 2008 dans le cadre de la prospective du Cœur du Hainaut, de la mise en place d’un partenariat stratégique local ainsi que de la préparation d’une nouvelle programmation FEDER a également répondu à cette idée de concertation stratégique globale pour opérer les choix des pôles de croissance et de recherche des synergies régionales. En fait, c’est une nouvelle stratégie qui s’est mise en place dans une logique de filiation / rupture.

Philippe Destatte

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[1] Daniel BELL, Notes on the Post-Industrial Society, in Public Interest, 6-7, 1967. – Alvin TOFFLER, The Third Wave, New York, William Morrow, 1980. – John NAISBITT, Megatrends, New York, Warner Books, 1982. – William HALAL, The Infinite Resources, Creating and Leading the Knowledge Enterprise, San Francisco, Jossey Bass, 1998. – Toffler y écrivait en 1980 : si nous voulons faciliter la transition entre la vieille civilisation qui se meurt et la nouvelle qui commence à prendre forme, si nous voulons conserver notre identité et notre capacité de conduire notre vie à travers les crises de plus en plus violentes qui nous attendent, il faut que nous soyons capables de discerner – et de créer – les innovations de la Troisième vague. Paris, Denoël, 1980, p. 160.

[2] Max DRECHSEL, Pour l’Université du Hainaut, dans Colloque sur les problèmes universitaires du Hainaut, tenu à Mons le 3 juin 1962, p. 54, Mons, Société des Sciences, des Arts et des Lettres du Hainaut, 1963.

[3] Ibidem, p. 54.

[4] Jacques FRANEAU, L’évolution de l’enseignement supérieur, dans Colloque sur les problèmes universitaires du Hainaut…, p. 65.

[5] M. Drechsel : une économie indivisible, dans La Libre Belgique, 17-18 janvier 1970, p. 2.

[6] Chronique du CEW du Hainaut, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 21, 1975, p. 47.

[7] Emilien VAES, Editorial, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 28, 1977/2, p. 4.

[8] Y. FREY et D. HORLIN, Innovation-emploi, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 29, 1977/3, p. 15-16. – Jean DUTILLEUL, Sur la voie du progrès avec le CIRI : la promotion de l’innovation et des nouvelles technologies, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 45, 1985, p. 18-20.

[9] Paul-Jean EVRARD et René CYPRES, Le Centre de transposition semi-industrielle de la recherche appliquée TSIRA, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 46, 1986, p. 28-34. – Le Centre de transposition semi-industrielle de recherche appliquée, n°17, 1973.

[10] Le Centre de Recherches technologiques du Hainaut, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 20, 1974, p. 42. – Chronique du CEW du Hainaut, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 21, 1975, p. 47.

[11] Où en est la télédistribution dans les régions du Centre et du Borinage ?, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 29, 1977/3, p. 27. – Raoul PIERARD, La télédistribution en Hainaut, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 27, 1977, p. 24-30.

[12] René CONSTANT, Les biotechnologies : un nouveau secteur d’avenir ? dans Bulletin économique du Hainaut, n° 48, 1987, p. 14-23.

[13] Martine DUREZ et José QUENON, L’analyse du processus d’innovation dans des PMI de l’Arrondissement de Mons, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 48, 1987, p. 26-31, p. 31.

[14] Kenneth BERTRAMS, Industrie et université en Wallonie : l’interaction innovante ? Eléments d’une histoire de la recherche industrielle (XIXe et XXe siècles), dans Ph. DESTATTE dir., Innovation, savoir-faire, performance, Vers une histoire économique de la Wallonie, p. 290-312, Charleroi, Institut Destrée, 2005.

[15] Claire LEJEUNE, Pour un langage transdisciplinaire, dans L’Impact du changement technologique en zone de reconversion Mons-Borinage, Numéro spécial de Réseaux, 46-49, p. 12, Mons, CIEPHUM, 1986.

[16] Victor BURE, J. DELADRIERE, René PANIS, Richard STIEVENART, Plan régional d’Aménagement de Mons-Borinage, Association intercommunale pour le Développement et l’Aménagement des Régions du Centre et du Borinage, Bruxelles, Ministère des Travaux publics, 1966.

[17] Jean-François ESCARMELLE, Désindustrialisation et reconversion industrielle, dans L’Impact du changement technologique en zone de reconversion Mons-Borinage…, p. 30. – La thèse de doctorat de J-Fr. ESCARMELLE à l’UMons (1985) portait sur l’Analyse du rôle du capital public dans les processus de restructuration sectorielle en Belgique

[18] Jean-François ESCARMELLE, Désindustrialisation et reconversion industrielle…, p. 31.

[19] Ibidem, p. 32.

[20] Ibidem, p. 33. – Le ministre des Affaires économiques du gouvernement de Gaston Eyskens, Jacques Van der Schueren, arrivait à la même conclusion lors du débat sur le Borinage à la Chambre le 18 février 1959 : je suis d’accord, disait-il, pour reconnaître que l’on a déjà fait beaucoup de promesses dans ce domaine, mais que, jusqu’à présent, fort peu de réalisations ont vu le jour. Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 18 février 1959, p. 30. On était évidemment vingt-cinq ans plus tôt…

[21] p. 34. – Jean-François Escarmelle a succédé à Jacques Donfut comme directeur général d’IDEA en 1989. Ettore RIZZA, Le second maître de Mons, Hommes et femmes de pouvoir, J-F Escarmelle, dans Le Soir, 28 juin 2011, p. 19.

[22] Jean-François ESCARMELLE, Désindustrialisation et reconversion industrielle…, p. 31.

[23] Ibidem, p. 37. Les chercheurs de l’Institut de Sociologie de l’ULB relèvent déjà, en 1958, un état d’esprit qui paraît décider les jeunes à éviter les responsabilités d’une exploitation individuelle et à rechercher plutôt un emploi dans la grosse industrie. W. DEGRYSE, M. FAERMAN, A. LIEBMANN-WAYSBLATT, Borinage…, p. 152. – Ce constat était encore apparu de manière éclatante lors d’une matinée de colloque à laquelle nous avions participé, Jean-François Escarmelle et moi-même, le 3 octobre 2009, à l’occasion du centième anniversaire de l’Athénée provincial Raoul Warocqué à Morlanwelz.

[24] Ibidem, p. 38.

[25] Voir Ph. DESTATTE, Transitions et reconversions dans le Cœur du Hainaut depuis la Révolution industrielle (1), note 42, Blog PhD2050, 29 avril 2015.

[26] On comptait alors 514 robots industriels en Belgique (1984). Un séminaire de l’ARIA à Mons, La robotique, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 45, 1985, p. 17.

[27] Christian BOUQUEGNEAU, La recherche à la Faculté polytechnique de Mons, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 50, 1988, p. 43.

[28] Innovation et management, Faculté polytechnique de Mons, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 52, 1989, p. 10.

[29] Capcible, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 51, 1989, p. 10.

[30] Le Grand Hornu Images asbl, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 49, 1987, p. 42-43. – Le Grand-Hornu : un pôle de développement, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 51, 1989, p. 8. – Cl. DURIEUX, Un exemple de liaison rt-industrie : le Grand-Hornu, dans La Wallonie au futur, Vers un nouveau paradigme, Cahier n°2, p. 43-45, Charleroi, Institut Destrée, 1987. – Martine DUBUISSON et Philippe BERKENBAUM, Grand Hornu : la nouvelle alliance, dans Le Soir, 27 octobre 1989, p. 24.

[31] Bell Téléphone Colfontaine, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 45, 1985, p. 57.

[32] GTE-ATEA Colfontaine, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 45, 1985, p. 57. Implanté à Pâturages depuis 1969, ATEA a installé un centre de production ultra-moderne à Colfontaine en 1971.

[33] Les Câbleries de Dour étaient nées de la fusion de Câbleries Corderies du Hainaut et de Senecable (Câbleries La Seneffoise et Tréfileries Associées) en 1977. Bulletin économique du Hainaut, n° 28, 1977/2, p. 31. – On relevait 16 entreprises de câbleries en 1896 mais 3 seulement en 1958, dont les Câbleries et Corderies du Hainaut à Dour. Cette entreprise occupait encore à l’époque 750 ouvriers. W. DEGRYSE, M. FAERMAN, A. LIEBMANN-WAYSBLATT, Borinage..., p. 33. – Voir aussi Les Régions du Borinage et du Centre à l’heure de la reconversion…, p. 141sv

[34] La SA Opticâble a été constituée le 17 juin 1977 pour procéder à la recherche et à la mise au point de systèmes de télécommunications pour câbles à fibres optiques. Son siège social a été établi à La Louvière. Bulletin économique du Hainaut, n° 29, 1977/3, p. 31. – En 1989, ce sont les Câbleries de Lyon, filiale d’ALCATEL, qui prirent le contrôle du Groupe des Câbleries de Dour. Câbleries de Dour, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 51, 1989, p. 40.

[35] Label, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 53, 1990, p. 78. – Laser Application Belgium Grand-Hornu, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 51, 1989, p.44. – Hornu, fin de parcours pour Label, dans Le Soir, 3 novembre 1990, p. 29.

[36] Au Grand Hornu, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 52, 1989, p. 17.

[37] Les Cimenteries CBR, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 54, 1991, p. 35-40. – W. DEGRYSE, M. FAERMAN, A. LIEBMANN-WAYSBLATT, Borinage…, p. 161-165.

[38] Max DRECHSEL, Rapport sur la situation de la Wallonie et l’avenir des industries wallonnes, dans Premier Congrès des Socialistes wallons, 8-9 janvier 1938 à Liège, p. 268, Huy, Imprimerie coopérative, (s.d.). – En 1929, Hector Fauvieau renseigne 4275 emplois dans l’industrie de la terre plastique pour les produits réfractaires et les verreries à Baudour, Tertre, Hautrage, Saint-Ghislain, Boussu, Wasmuël, Quaregnon et Jemappes. Hector FAUVIEAU, Le Borinage…, p. 106. – Décès de Max Drechsel, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 53, 1990, p. 10.

[39] Nouveauté en technologie céramique à la Faculté polytechnique de Mons, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 33, 1979, p. 44-45. – Centre technologique des Céramiques nouvelles, dans Bulletin économique du Hainaut, n°53, 1990, p. 82.

[40] Le Centre des Silicates constitue un des trois projets du Centre de Recherches technologiques du Hainaut. Le centre a bénéficié d’une partie des crédits parallèles de 1973 et 1976 sur base d’une volonté du Conseil économique wallon du Hainaut, lui permettant de disposer des locaux et équipements nécessaires à son développement. Chronique du CEW-Hainaut, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 35, 1980/1, p. 35.

[41] Emilien VAES, Editorial, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 31, 1978, p. 3. – En 1955, UCB a cédé sa division de produits réfractaires de Saint-Ghislain à la Société belge des Produits réfractaires Belref à Andenne qui reprit aussi, l’année suivante, les usines Victor Armand à Baudour. En 1956, 1276 personnes étaient occupées dans ce secteur dans le Borinage. W. DEGRYSE, M. FAERMAN, A. LIEBMANN-WAYSBLATT, Borinage…, p. 177-178.

[42] Neoceram a été constitué le 8 mai 1985 par la SRIW, Belref, Glaverbel, Diamond Board, et la Floridienne avec pour objets la recherche et la fabrication dans le domaine des nouvelles céramiques. Neoceram, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 46, 1986, p. 42.

[43] NGK Baudour, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 46, 1986, p. 42.

[44] Kemira s.a., dans Bulletin économique du Hainaut, n° 49, 1987, p. 61.

[45] Martine DUREZ et Bernard LUX, Politique économique et stratégie d’entreprise, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 54, 1991, p. 15-34, p. 31.

[46] Ibidem, p. 33.

[47] Serge BOUCHER, Multitel, Conférence de presse, Bilan, 27 octobre 2005.

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[48] Voir notamment Jean-Yves HUWART, Le second déclin de la Wallonie, En sortir, Bruxelles, Racine, 2007.

Dans un premier papier précédent, j’ai indiqué que le Cœur du Hainaut, c’est-à-dire les vingt-cinq communes de la zone d’action de l’Intercommunale wallonne IDEA sur l’espace Mons-Borinage-Centre-La Louvière, semblait constituer un espace pertinent pour analyser les transitions sociétales. Ces mutations sont au nombre de trois : d’abord, la Révolution industrielle, que j’ai abordée dans un deuxième texte, ensuite, la Révolution cognitive que nous connaissons actuellement et, enfin, la transition vers le développement durable qui accompagne cette dernière mutation. C’est cette transformation que j’envisage ici, en l’appliquant à l’évolution de ce territoire.

2. Le développement durable comme ambition de métamorphoser la société

Dans les années 1970 et 1980, les mutations de la société étaient bien engagées. Elles l’étaient notamment par la volonté des femmes et des hommes qui recherchaient une nouvelle harmonie au travers de l’espoir d’un développement plus soutenable. Ces mutations s’inscrivaient aussi dans une concurrence effreinée de recherche d’une productivité nouvelle par la Révolution de l’information et de la connaissance ainsi que par la construction rapide d’une nouvelle mondialisation de laquelle aucun territoire ne saurait rester à l’écart.

Les mutations industrielles du Cœur du Hainaut ont largement contribué à la prise de conscience de l’enjeu de la durabilité du territoire. Quatre champs de réflexion méritent d’être investis.

 2.1. Le Borinage : la dynamique d’un développement non-durable

Le système industriel sans développement et l’écroulement charbonnier dans le Borinage, tels que Paul-Marie Boulanger et André Lambert en ont ultérieurement démonté les processus [1], ont montré aux acteurs ce qu’était réellement une dynamique non durable et quelles étaient ses conséquences dramatiques pour la population. Or, comme les deux chercheurs de l’ADRASS l’ont bien mis en évidence, le développement d’une économie régionale consiste en une succession continue et harmonieuse d’activités, d’entreprises et de qualifications humaines. Pour que cette situation prévale, il est vital, écrivent-ils, que coexistent en permanence plusieurs générations d’activités et de technologies, plusieurs types concurrents d’usage des ressources naturelles, qu’à côté des activités en déclin ou en pleine maturité il y ait une pépinière suffisamment riche pour assurer demain les remplacement de la source des richesses actuelles. Et de conclure : la recherche d’une explication au caractère non-durable de l’expérience industrielle du Borinage passe donc par une compréhension de cette incapacité à attirer, retenir ou favoriser la croissance d’entreprises dynamiques, possédant les ressources nécessaires pour innover et s’adapter ainsi aux évolutions de la technique et de la demande ainsi qu’aux pressions de la concurrence [2]. Ce travail systématique reste à réaliser, tant pour le Borinage que pour le Cœur du Hainaut ou même pour l’ensemble de la Wallonie. Le réaliser permettrait sans nul doute de repartir aujourd’hui sur des bases plus tangibles…

 2.2. Des entreprises Seveso avant Seveso, comme éléments de prise de conscience

C’est sans nul doute que l’installation dans les années 1970 de nombreuses entreprises chimiques dont quelques-unes dites depuis 1982 “Seveso” – mais la catastrophe lombarde a eu lieu en 1976 –, corresponde à la prise de conscience écologique mondiale (Missions Apollo, rapports Meadows et Interfuturs, conférences des Nations Unies pour l’Environnement, etc.). Par effet retour, l’industrie chimique dans le Borinage et le Centre a contribué à l’engagement environnementaliste, au delà du simple effet NIMBY. Sous le titre la réindustrialisation et l’écologique, un collaborateur du Bureau d’Études économiques et sociales du Hainaut s’étonnait que, sous l’influence des mouvements écologiques, des populations se mobilisent contre les entreprises chimiques : nos populations, habituées aux nuisances engendrées par les charbonnages, les entreprises sidérurgiques, les cimenteries, etc. … les supportent ! Pourquoi cette intransigeance envers certaines entreprises ? s’interrogeaient-ils [3]. De nombreux comités de défense se sont en effet institués à Saint-Ghislain (notamment lors de l’implantation de Reilly Chemicals à Hautrage), Seneffe (émanations de la raffinerie Chevron à Feluy, etc.) ou ailleurs, pour refuser l’installation d’usines potentiellement dangereuses ou pour s’insurger contre des nuisances ou des dégagements nauséabonds. La création, fin 1973, d’une Commission provinciale de l’Environnement au sein du Bureau d’Etudes économiques et sociales en constitue une des étapes [4], de même que la création [5] du Service provincial de l’Environnement, avec son téléphone vert dédié, ainsi que, en 1978, l’inscription du Hainaut dans une politique globale de la collecte, du traitement et du recyclage des déchets [6] . En janvier 1990, la Commission provinciale organisait un colloque consacré à l’environnement, clef du futur, avec une table ronde conclusive composée des représentants des intercommunales de développement [7].

2.3. Une urbanisation sous pression industrielle

Le désordre de l’urbanisation, tant dans le Borinage que dans le Centre, deux espaces caractérisés par l’imbrication de l’industrie et de l’habitat, ont fait comprendre la nécessité d’un aménagement du territoire qui prenne en compte les écosystèmes. Dans les années 1970, le Borinage comportait pas loin de 100 terrils et sites charbonniers couvrant plus de 700 hectares tandis que le Centre comptait 56 terrils. L’ensemble avait été estimé en volume à l’équivallent de 1000 buttes de Waterloo… [8] Au point de vue de l’impact de ces reliquats de l’industrie, de leurs interactions avec l’habitat, de la question des reboisements, etc., l’influence des travaux du botaniste et écologue Paul Duvigneaud, professeur à la Faculté des Sciences ainsi qu’à la Faculté de Médecine et de Pharmacie de l’ULB, fut considérable. Le concepteur du Programme biologique mondial permit de donner un cadre de référence à l’analyse des situations urbaines en Hainaut [9].

4.4. Des questions énergétiques centrales

Enfin, faut-il rappeler à quel point, depuis le XVIIIème siècle, les questions énergétiques sont profondément liées à ce territoire ? En 1980 déjà, Philippe Busquin rappelait l’importance d’une vision régionale des problèmes énergétiques [10]. L’appellation Cœur du Hainaut, centre d’énergies a voulu le mettre en exergue. Au delà du charbon traditionnel, de la géothermie [11], de l’énergie solaire [12], des éoliennes [13], de la valorisation de la houille [14], etc., qui le façonnent, cet espace se voudrait exemplaire comme territoire à faible émission de carbone où les questions de développement durable sont au centre des préoccupations. Contrairement à d’autres régions, et grâce en particulier à l’IDEA et aux entreprises locales, l’économie circulaire n’est pas ici juste un slogan mais une dynamique largement mise en œuvre comme à Tertre-Hautrage-Villerot. N’en doutons pas, demain, les écozonings seront aussi des réalités dans le Centre. Pour divers auteurs, écrivait Paul Duvigneaud en 1980, la nouvelle révolution industrielle de la fin du XXème siècle sera le recyclage généralisé des déchets [15]. Certes, on en est encore loin mais ceux qui ont le plus souffert des nuisances peuvent être ceux qui relèvent le plus efficacement les défis.

Né de la Révolution industrielle et des déséquilibres engendrés par les sociétés industrielles, le développement durable, comme recherche d’une harmonie systémique, s’applique bien entendu également aux nouveaux paradigmes industriels et cognitifs.

Philippe Destatte

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 Lire la suite : Transitions et reconversions dans le Cœur du Hainaut depuis la Révolution industrielle (4)

[1] Paul-Marie BOULANGER, Chronique d’une mort économique annoncée : l’évolution des activités et des structures industrielles du Borinage, Bruxelles, Services scientifiques, techniques et culturels (SSTC) – Ottignies, ADRASS, 1999. – Paul-Marie BOULANGER et André LAMBERT, La dynamique d’un développement non-durable : le Borinage de 1750 à 1990, Bruxelles, SSTC, 2001.

[2] P.-M. BOULANGER et A. LAMBERT, La dynamique d’un développement non-durable…, p. 49-50.

[3] J-P BERTIAUX, Problèmes écologiques et développement industriel, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 28, 1977/2, p. 15. (réindustrialisation, p. 10 et citation p. 11). – Voir aussi Didier VERHEVE, La pétroléochimie et l’environnement, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 33, 1979, p. 5-11.

[4] Ibidem, p. 15.

[5] Philippe BUSQUIN, La lutte contre la pollution en Hainaut : création d’un Service interdisciplinaire de l’Environnement, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 30, 1978, p. 5-12.

[6] La Société de Développement régional pour la Wallonie (SDRW) avait, à ce moment, proposé un plan global de prise en charge des déchets pour la Wallonie suite à une étude réalisée à la demande du Comité ministériel des Affaires wallonnes. Jacques HOCHEPIED, De la notion de déchets à celle de gaspillage, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 31, 1978, p. 6. – Philippe BUSQUIN, Des réalisations et carences actuelles, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 31, 1978, p. 7. – Raoul PIERARD, Collecte, traitement et recyclage des déchets en Hainaut, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 31, 1978, p. 8-17. – R. DEVROEDE, Un plan wallon de gestion des déchets, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 31, 1978, p. 17. – Alfred CALIFICE, Les objectifs de la politique wallonne en matière de déchets solides, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 31, 1978, p. 20-21. – J-M DUBOIS, Un exemple de réutilisation des déchets : le recyclage du verre dans l’industrie du verre creux, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 33, 1979, p. 12-13. – P. MOISET, Les déchets comme source d’énergie, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 35, 1980/1, p. 22-26.

[7] L’environnement, clé du futur, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 53, 1990, p. 84.

[8] Le boisement des terrils, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 21, 1975/1, p. 44. A noter que ce numéro est tout entier consacré à l’environnement.

[9] Emilien VAES, Editorial, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 50, 1988, p. 4. – Voir Paul DUVIGNEAUD, La synthèse écologique, Populations, communautés, écosystèmes, biosphère, noosphère, Paris, Doin, 2ème éd., 1980. – Ecologie urbaine, Charleroi 18 novembre 1980, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 48, 1987, p. 10. – Paul DUVIGNEAUD e.a., Les composantes de l’écosystème Charleroi et les prospectives de développement socio-économique régional, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 38, 1981, p. 5-23. – Paul DUVIGNEAUD e.a., Les composantes de l’écosystème Charleroi et les prospectives de développement socio-économique régional, Mons, Bureau d’Études économiques et sociales du Hainaut, 1986, 60 p.

[10] Philippe BUSQUIN, La politique énergétique : une dimension régionale ?, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 35, 1980/1, p. 5-7.

[11] André DELMIER, La géothermie en Hainaut, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 35, 1980/1, p. 8-10. – D’importantes décisions du Conseil d’administration de l’IDEA en avril 1981, Géothermie, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 37, 1981/1, p. 47. – A Saint-Ghislain, Utilisation de la géothermie, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 47, 1987, p. 60.

[12] On songe au Centre de Recherche sur l’Énergie solaire (CRES) et aux travaux des professeurs Jacques Bougard et André Pilatte à la Faculté polytechnique dans les années 1980. Chr. BOUQUEGNEAU, La recherche à la Faculté polytechnique de Mons, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 50, 1988, p. 44.

[13] N’a-t-on pas oublié qu’en 1985 on fabriquait des mâts d’acier supports d’éoliennes de 9 tonnes et 22 mètres de longueur pour la Californie et pour Zeebruge à l’Industrielle Boraine à Quiévrain ? Industrielle boraine, Quiévrain, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 45, 1985, p. 61.

[14] Gazéification, Thulin, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 49, 1987, p. 9. – W. DEGRYSE, M. FAERMAN, A. LIEBMANN-WAYSBLATT, Borinage..., p. 217.

[15] P. DUVIGNEAUD, La synthèse écologique…, p. 282.

Dans un premier papier introductif, j’ai indiqué que le Cœur du Hainaut, c’est-à-dire les vingt-cinq communes de la zone d’action de l’Intercommunale wallonne IDEA sur l’espace Mons-Borinage-Centre-La Louvière, semblait constituer un espace pertinent pour analyser les transitions sociétales, comme le fut la Révolution industrielle qui s’est effectuée dans nos pays, de 1700 à 1850 environ [1]. Ces mutations sont au nombre de trois : d’abord, la Révolution industrielle déjà mentionnée, ensuite, la Révolution cognitive que nous connaissons actuellement et, enfin, la transition vers le développement durable qui accompagne cette dernière mutation. Je les vois comme les trois composantes du Nouveau Paradigme industriel qui est à la fois notre héritage et le moment dans lequel nous vivons et vivrons encore pendant un siècle ou davantage [2]. Je les aborderai successivement.

 

1. La Révolution industrielle et les sociétés industrielles dans lesquelles nous vivons

Le Borinage au XIXème siècle : une industrialisation sans développement

Dans l’introduction à son ouvrage sur le bassin de Mons et le charbonnage du Grand-Hornu du milieu du XVIIIème siècle au milieu du XIXème, Hubert Watelet évoque la transition de l’ère préindustrielle à l’ère industrielle. Dans la présentation qu’il fait par ailleurs du Grand-Hornu, l’historien indique, qu’outre l’avènement de l’ère du charbon, du fer et de la machine à vapeur, on peut voir la Révolution industrielle comme une transition d’une société et d’une activité essentiellement rurales, vers un monde beaucoup plus industriel et urbain [3] . Il rappelle d’ailleurs dans son ouvrage majeur que, pendant près de trois quarts de siècle, de la fin du XVIIIème jusqu’au milieu du XIXème siècles, le bassin de Mons, le Couchant de Mons ou le bassin du Flénu, selon les appellations qui lui étaient données, fut la région la plus productive en charbon de l’Europe continentale. En 1835, le bassin produisait à lui seul près de 30 % de la production de l’ensemble du bassin houiller qui va du Nord de la France aux vallées du Rhin et de la Ruhr [4]. Paradoxalement, ces années 1830 sont celles d’un renversement de compétitivité : l’industrialisation ne valorise pas suffisamment le secteur malgré la richesse et l’ampleur du gisement borain. Le Borinage se trouve dans l’incapacité de se transformer en pôle économique et social durable : c’est le titre de la thèse de Watelet : une industrialisation sans développement. Car, hors du secteur de la houille et des houillères, de leur équipement en pompes de Newcomen, il n’y eut pas de réelle diversification des activités qui se maintienne sur le long terme. Cette caractéristique, déjà été observée en 1785 par l’ancien médecin du gouverneur de Charles de Lorraine, François-Xavier Burtin, selon lequel, contrairement à Liège ou à Charleroi, Mons se borne à faire tirer sa houille, elle ne la vend et ne l’emploie [5], s’est longtemps maintenue.

Les raisons en sont multiples et complexes. Les salaires élevés des mineurs bien sûr [6], l’exportation du charbon hors du bassin dans une logique purement marchande, l’absence de conditions techniques favorables pour lancer une sidérurgie, le départ d’une partie de la décision économique et surtout financière vers Paris puis Bruxelles [7], l’absence d’entrepreneurs de haut vol à part quelques personnalités remarquables comme Henri Degorge-Legrand ou les Dorzée [8], toutes ces raisons expliquent l’absence de véritable développement de long terme du Borinage malgré le dynamisme de ses ateliers mécaniques du Grand-Hornu, de Jemappes ou de Boussu [9]. Hector Fauvieau notait également en 1924 que de nombreuses entreprises étaient nées, avaient atteint un certain degré de développement, puis avaient disparu : papeterie, fabriques de galvanisés, toiles métalliques, ateliers de construction… [10] Comme l’a bien formulé l’historien René Leboutte, le charbon omniprésent a étouffé cette diversification industrielle [11].

De la carbochimie à la chimie : une révolution ?

Cette absence de développement ne se retrouve pas dans le Centre et à La Louvière qui, outre l’œuvre des Parmentier et des Warocqué dans les charbonnages et les machines à vapeur [12], voient se construire d’autres secteurs industriels comme l’installation de la société de faïencerie Boch Frères (Jean-François et Victor) à l’ancienne poterie Keramis à Saint-Vaast, en 1844, sur cette partie de la commune qui deviendra La Louvière en 1869 [13]. De même, une puissante industrie métallurgique se développe dès les années 1840-1850 avec les Forges, Usines et Fonderies de Haine-Saint-Pierre [14], les Fonderies et Laminoirs Ernest Boucquéau, qui connaissent un surcroît de dynamisme après 1880 avec l’arrivée aux commandes de Gustave Boël et l’adoption du procédé Bessemer de fabrication de l’acier [15].

Outre les charbons, toute la zone connaît le développement d’autres exploitations du sous-sol : petit granit (Carrières du Hainaut à Soignies, 1888 [16]), marnes et craies pour les cimenteries (Cronfestu, première cimenterie belge de Portland en 1872, la Société des Ciments artificiels de et à Obourg, 1911, aujourd’hui Holcim), les argiles plastiques pour la porcelaine, la faïencerie (Faïencerie de Saint-Ghislain) et les céramiques (premier atelier de porcelaine en 1852) [17], le développement de la verrerie. Celle-ci va, du reste, connaître une croissance dans les deux bassins : à Ghlin depuis 1758, à Jemappes en 1863, à Neufvilles-lez-Mons (verrerie-gobeleterie Edmond Paul) [18], Verreries et Cristalleries du Hainaut à Manage [19], Durobor à Soignies [20], Glaverbel à Houdeng-Gœgnies, Verlipack à Ghlin [21], à Boussu également [22].

Et puis, vint la carbochimie. Née de l’utilisation du coke en sidérurgie, pour l’élaboration de la fonte dans les hauts fourneaux, elle a ensuite englobé, dans un sens plus large, la chimie des corps constituant des goudrons et des gaz, même si leur source n’était plus la houille. En 1929 pourtant, au moment où, à l’initiative de la Société générale – qui contrôlait majoritairement les charbonnages borains [23] –, l’Association charbonnière du Borinage allait édifier à Tertre, sur 30 hectares, des usines qualifiées de monstres par Hector Fauvieau, on pouvait s’imaginer être en face d’une révolution qui en très peu d’années changera complètement la face des choses ? [24] En 1956, Carbochimique utilisait 1344 travailleurs, parmi lesquels 150 chercheurs [25]. Au tournant de 1960, elle constituait encore l’espoir de poursuivre l’aventure industrielle boraine dans un domaine où les compétences des ingénieurs et des ouvriers restaient mobilisables [26]. Elle a certainement contribué à ancrer la chimie sur le territoire. Rappelons aussi l’industrie textile [27] et celle de la chaussure [28] qui faisaient réellement partie du paysage économique et social du Borinage et du Centre.

Fauvieau rappelait, en 1929, que contrairement aux autres bassins industriels, on ne rencontrait pas dans le Borinage les grandes activités de la métallurgie, de la sidérurgie, ni de la verrerie [29]. Les exemples des Hauts-Fourneaux de Longterne-Dour (1836) et des Hauts Fourneaux du Borinage à Pommerœul (1837) sont symptomatiques des échecs de développement de ce secteur [30]. Les Ateliers de construction de Boussu avaient aussi été l’œuvre des Dorzée dans la première moitié du XIXème siècle [31]. Les Forges et Laminoirs de Jemappes, fondés par Victor Demerbe en 1868, se sont maintenus jusqu’à leur faillite, au début des années 1980, après un conflit social dont on a gardé la mémoire, en même temps que l’entreprise de confection Salik à Quaregnon [32]. La partie “laminoirs” de Jemappes avait fermé auparavant, en 1957. Dès 1955, les Aciéries et Minières de la Sambre avaient fusionné avec le Groupe de Thy-le-Château. Leur division de Nimy avait fermé au profit du siège et des usines du Centre. On trouvait encore plus de soixante établissements de fabrications métalliques dans les arrondissements de Mons et Soignies en 1986, pour plus de 5000 emplois, avec l’importance des Ateliers de Braine-le-Comte et Thiriau réunis (ABT), fusionnés en 1983 mais qui avaient respectivement été créés en 1893 et 1899 pour la fabrication ferroviaire [33]. Depuis le XIXème siècle, la majeure partie des ateliers de fabrications métalliques du Centre et du Borinage a néanmoins vécu sur une double clientèle extraordinairement homogène : les charbonnages et les chemins de fer [34]. Malgré l’annonce régulière de sa fermeture, l’Arsenal de la SNCB existe toujours à Cuesmes, même s’il n’emploie plus que quelques centaines de travailleurs qui étaient encore plus de 1000 en 1956 [35]. La tentative de créer un pôle automobile à Seneffe-Manage (2430 emplois) aura été éphémère puisque British Leyland Industries Belgium, implantée progressivement dans les années 1970 fermera en 1981 [36]. Plus modestes, ni Usiflex à Bois d’Haine [37], ni les Ateliers mécaniques de Morlanwelz [38] ne pourront se maintenir. Entreprise constituée au début du XXème siècle, La Brugeoise et Nivelles (BN) à Manage, victime de la faillite du Groupe Bombardier, ne survivra pas à l’an 2000 [39]. Le défi majeur de ce secteur métallurgique né au XIXème siècle, c’est qu’il devait, disait Pierre Beaussart en 1988, alors directeur général de Fabrimetal, s’adapter à l’application, sous l’appellation de productique, de l’électronique et de l’informatique à la mécanique et l’utilisation accrue de nouveaux matériaux [40].

On aurait tort toutefois de limiter notre vision de l’industrialisation du Cœur du Hainaut aux secteurs dont le machinisme du XIXème siècle permet la valorisation et qui sont venus progressivement mourir sous nos yeux au XXème siècle. De nouvelles impulsions industrielles ont suivi, avec l’implantation, dans les années 1970, d’un véritable pôle de développement sur l’axe industriel Tertre-Feluy par l’installation d’une quinzaine d’industries chimiques et pétrochimiques, créatrices de plusieurs milliers d’emplois [41]. On peut citer la raffinerie Chevron Oil Belgium à Feluy (Standard Oil of California) [42], Belgochim (Phillip Petroleum & Petrofina), Ethyl Corporation (Feluy, 1975), Dow Corning (Seneffe, 1969), AKZO Chemie (Ghlin-Baudour), Chemviron (Feluy, 1975), Stauffer Chemical (Seneffe-Manage), Technicon Chemical, Pirelli (Ghlin-Baudour), Travenol Laboratories, Althouse (Tertre), Air liquide (Ghlin-Baudour), Sigma Coatings (Seneffe-Manage, 1969), Reilly Chemicals (Saint-Ghislain-Tertre), Virginia Chemicals (Ghlin-Baudour, 1977), Sedema (Tertre), Montefina (Feluy, 1980) [43].

Désindustrialisation, réindustrialisation, conversion, reconversion…

La mutation qu’a constituée la Révolution industrielle dans le Borinage a duré moins d’un siècle entre l’introduction des nouvelles techniques d’exhaure, permettant au bassin montois de répondre à l’accroissement de la demande en charbon, et les années 1840 où l’ensemble de la mutation capitaliste est réalisée, y compris le renouvellement du système financier [44]. Elle s’est probablement poursuivie, nous l’avons vu, plus tardivement dans le Centre. Comme l’écrivait Pierre Lebrun dans sa préface à l’ouvrage d’Hubert Watelet, le bassin de Mons constitue un des cinq grands pôles industriels de la Révolution industrielle belge, un pôle au comportement spécifique, écrivait-il [45]. Et, soulignant les qualités du travail qu’il avait entre les mains, Pierre Lebrun estimait que le livre de Watelet suscitait de nouvelles interrogations sur la combinaison des modes de production – ancien et nouveau –, sur le poids des traditionalismes, sur la permanence des formes anciennes, sur l’inachèvement des processus de modernisation. Les régions charbonnières belges en sont quasi mortes, concluait-il. Puis le professeur liégeois osait cette interrogation – nous étions en 1980 – la Wallonie n’est-elle pas en train d’en faire autant ? [46]

D’autres mutations étaient en effet nécessaires. La carte de la dynamique industrielle de la Belgique 1974-1986 fait apparaître un effondrement de l’emploi industriel dans le Borinage, le Centre et du reste aussi dans le Pays de Charleroi et les bassins liégeois [47]. Les causes en sont connues : mutations globales vers le tertiaire, déclin du sillon wallon, crises mondiales, etc. A l’aube de cette période, analysant La Seconde Révolution industrielle et la Wallonie, pour un PSC qui fut souvent très ouvert à la prospective [48], Alfred Califice soulignait l’importance du tertiaire pour nos régions de vieille industrialisation pour qui, c’était un passage obligé si on veut hisser l’économie wallonne jusqu’à un nouveau seuil de développement. Bien que formulée en 1967, sa pensée à ce sujet s’articule sur trois principes très actuels.

– Contrairement à d’autres régions le problème économique wallon n’est pas à proprement parler un problème “d’industrialisation” (d’où, soit dit en passant l’irrationalité d’une politique identique pour l’ensemble des communautés).

– Ce n’est que très partiellement un problème de “réindustrialisation” ou tout au moins cette transformation nécessaire prend-elle, une signification très particulière.

– Le problème est fondamentalement un problème de mutation de la population active, de réaffectation, de conversion, de reconversion dans toute l’acception du terme [49].

Ces différentes transformations seront au centre des ambitions, d’une part, du développement durable et, de l’autre, de la Révolution cognitive.

Philippe Destatte

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Lire la suite : Transitions et reconversions dans le Cœur du Hainaut depuis la Révolution industrielle (3)

 Sur le même sujet : Transitions et reconversions dans le Cœur du Hainaut depuis la Révolution industrielle (1)

Le Nouveau Paradigme industriel : une grille de lecture

 

[1] Pierre Lebrun distinguait quatre révolutions selon la source d’énergie : vapeur, électricité, pétrole et atome, et trois révolutions selon le processus productif (mécanisation, rationalisation, automation). Il indiquait au même endroit : il nous semble inutile et dangereux de galvauder le terme. Nous préférons le réserver au changement de civilisation qui s’est effectué dans nos pays de 1700 à 1850 environ. Les confusions et les extensions indues sont ainsi évitées ; les effets de l’accélération du rythme économique qu’entraîna la seule révolution industrielle sont mieux mis en lumière dans les “renouveaux” techniques qui se succèdent après elle (ae mode de production capitaliste se caractérise par “une révolution ininterrompue dans les moyens de production”, avant tout dans les instruments de production”, L. ALTHUSSER, Avertissement à l’édition du Capital, éd. Garnier-Flammarion, Paris, 1969, p. 15, p. 15) ; enfin le terme ainsi réservé a l’avantage de désigner le “cœur” d’une des grandes transformations économiques de l’humanité, d’un de ses grands changements de civilisation. (…) P. LEBRUN e.a., Essai…, p. 28, n. 2.

[2] Ph. DESTATTE, Le Nouveau paradigme industriel, Une grille de lecture, Blog PhD2050, 19 octobre 2014. https://phd2050.org/2014/10/19/npi/

[3] Hubert WATELET, Le Grand-Hornu, Joyau de la Révolution industrielle et du Borinage, p. 11, Boussu, Grand-Hornu Images, 1989.

[4] Hubert WATELET, Une industrialisation sans développement, Le Bassin de Mons et le charbonnage du Grand-Hornu du milieu du XVIIIème au milieu du XIXème siècles, p. 15 et 17, Université de Louvain-la-Neuve – Université d’Ottawa, 1980. – voir aussi Jean PUISSANT, A propos de l’innovation technologique dans les mines du Hainaut au XIXème siècle ou la guerre des échelles n’a pas eu lieu, dans L’innovation technologique, Facteur de changement (XIX-XX siècles), Etudes rassemblées par Ginette KURGAN-VAN HENTENRYK et Jean STENGERS, p. 63sv , Bruxelles, ULB, 1986.

[5] Extrait du premier rapport de François-Xavier BURTIN “De la houille et des houillers“, remis au ministre plénipotentiaire Belgiojoso, Bruxelles, 28 octobre 1785, reproduit dans Pol DEFOSSE et René VAN SANTBERGEN, La Révolution industrielle dans nos régions, 1750-1850, Documents pour servir à l’enseignement de l’histoire, coll. Chantier d’histoire vivante, p. 26-28, Bruxelles, AGR, 1967.

[6] Ibidem, p. 19. – M. DEHASSE, L’industrie charbonnière, dans Le Borinage, XXIIème semaine sociale universitaire, Revue de l’Institut de Sociologie, Bruxelles, 1950, p. 230-231. – Même si les salaires de mineurs étaient traditionnellement plus bas dans le Borinage qu’ailleurs en Belgique. Assunta BIANCHI, Le bassin du Couchant à Mons, Crises et restructurations de 1920 à 1959, dans Hans-Walter HERRMANN et Paul WYNANTS, Acht Jahrhunderte Steinkohlenbergbau Huit siècles de charbonnage, p. 201-228, p. 204, Namur, FUNDP, 2002.

[7] On peut nuancer cette analyse grâce à l’ouvrage de Jacqueline LEBRUN, Banques et crédit en Hainaut pendant la Révolution industrielle belge, coll. Histoire quantitative et développement de la Belgique, Bruxelles, Palais des Académies, 1999.

[8] Marinette BRUWIER, Machinistes liégeois et namurois dans le Borinage au XVIIIème siècle et au début du XIXème siècle, Les Rorive, les Dorzée, les Goffint, Contribution à l’histoire industrielle et sociale, dans Revue belge d’Histoire contemporaine, n° 2, 1970, p. 1-27, p. 12sv. – Sur l’ancienneté du capitalisme industriel dans le Centre : Philippe MOUREAUX, Charbon et capital dans le Hainaut du XVIIIème siècle, dans Mémoires et publications de la Société des Sciences, Arts et Lettres du Hainaut, vol. 78, 1964, p. 37-46. – On pourrait citer également Antoine Cornez et Louis Gallez dont l’atelier, à Wasmes, a, en quinze, produit autant de machines à vapeur que ceux de Legrand. Voir Anne VAN NECK, Les débuts de la machine à vapeur dans l’industrie belge, 1800-1850, coll. Histoire quantitative et développement de la Belgique, p. 341, Bruxelles, Palais des Académies, 1979.

[9] Les chercheurs de l’Institut de Sociologie de l’ULB faisaient le même constat en 1958 : en dehors des charbonnage, si l’on excepte le complexe industriel de Tertre – qui lui-même fait d’ailleurs partie intégrante de l’activité charbonnière – on ne trouve guère d’entreprises industrielles importantes dans la région. Ils décrivaient l’économie boraine comme celle d’une région en perte de vitesse, en expliquant la stagnation par l‘apathie de beaucoup de chefs d’entreprises, l’insuffisance quantitative et qualitative des voies de communication, la carence d’une organisation rationnelle de la production et de la distribution. W. DEGRYSE, M. FAERMAN, A. LIEBMANN-WAYSBLATT, Borinage…, p. 45 et 113. – Sur le dynamisme des ateliers de construction de machines à vapeur du Borinage, voir M. BRUWIER, L’Industrialisation en Hainaut au XIXème siècle, dans Passé et avenir des bassins industriels, p. 185-202, Luxembourg, Centre universitaire, Cahier n° 1. Reproduit dans M. BRUWIER, Industrie et société en Hainaut et en Wallonie…, p. 350.

[10] Hector FAUVIEAU, Le Borinage, Monographie politique, économique, sociale, p. 93, Frameries, Union des Imprimeries, 1929.

[11] René LEBOUTTE, Vie et mort des bassins industriels en Europe, 1750-2000, p. 85, Paris, L’Harmattan, 1997.

[12] Pierre LEBRUN, Marinette BRUWIER, Jan DHONDT et Georges HANSOTTE, Essai sur la révolution industrielle en Belgique…, p. 401. – Roger DARQUENNE, Esquisse historique du Centre industriel (1830-1914), Mémoire d’une région, Le Centre (1830-1914), Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, 1984. – Maurice VAN DEN EYNDE, Les Warocqué, Une dynastie de maîtres-charbonniers, Bruxelles, 1989. – M. BRUWIER, L’industrialisation en Hainaut…, p. 353. –

[13] Thierry LHOTE, La Louvière : une ville de 160 ans, dans Les Cahiers de l’Urbanisme, n° 25-26, p. 82sv, Namur, Septembre 1999. – Gérard BAVAY, La Louvière… Les villes neuves ont aussi une histoire, dans Julien MAQUET dir., La Louvière, Le patrimoine d’une métropole culturelle, p. 11-31, Namur, Institut du Patrimoine wallon, 2012. – – http://www.royalboch.com/historique/Noviboch, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 51, 1989, p. 42. – Noviboch est né en 1985 de la faillite de Boch-Keramis. – Manufacture royale de La Louvière, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 46, 1986, p. 43. – En 1988, la dernière faïencerie de Belgique a été cédée au Groupe Le Hodey : MRL Boch, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 53, 1990, p. 82.

[14] Anne VAN NECK, Les débuts de la machine à vapeur dans l’industrie belge, 1800-1850…, p. 346-349.

[15] Thierry DELPLANCQ, Aux sources des anciennes usines Boël à La Louvière, dans Des usines et des hommes, 2011, p. 34. – Pol BOËL, La sidérurgie du Centre à l’horizon 1992, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 50, 1988, p. 9-10.

[16] Voir l’interview de M. Lemaigre, administrateur-directeur général de la SA des carrières du Hainaut à Soignies, Christian PROVOST, Interview d’entreprises performantes : diversification et exportation, deux atouts maîtres, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 37, 1981/1, p. 27-28.

[17] Voir L. BODART, Les autres secteurs industriels du Borinage et du Centre, dans Les Régions du Borinage et du Centre à l’heure de la reconversion…, p. 236-247.

[18] La verrerie-gobeleterie Edmond Paul, qui a fermé ses portes à la fin des années 1950, comprenait encore plus de 300 travailleurs au début de cette décennie. W. DEGRYSE, M. FAERMAN, A. LIEBMANN-WAYSBLATT, Borinage…, p. 152.

[19] Verreries du Hainaut, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 49, 1987, p. 62. – Eric GEERKENS, La rationalisation dans l’industrie belge dans l’Entre-deux-Guerres, coll. Histoire quantitative et développement de la Belgique aux XIXème et XXème siècles, p. 527, Bruxelles, Palais des Académies, 2004.

[20] Fondée en 1928, la Compagnie internationale de Gobeleterie inébréchable (CIGI) a été reprise en 1960 par le Groupe Owens-Illinois de Toledo avant de prendre le nom de Durobor. La sa Durobor à Soignies, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 37, 1981/1, p. 30. – Durobor Soignies, Toute la gamme des verres, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 25, 1985, p. 61.

[21] Verlipack, Restructuration en quatre sociétés, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 46, 1986, p. 47. – Jean-François ESCARMELLE (avec la collaboration de Lionel MONNIER), L’Etat industriel dans les politiques de sortie de crise, Les expériences belge et française, p. 82, Louvain-la-Neuve, Cabay, 1985.

[22] Hector FAUVIEAU, Le Borinage…, p. 106. – Pour un panorama plus complet des activités dans un espace hennuyer, voir Jean PUISSANT e.a., Le Hainaut contemporain dans Claire BILLEN e.a. dir., Hainaut, Mille ans pour l’avenir…, p. 115-135. – Voir aussi René LEBOUTTE, Jean PUISSANT, Denis SCUTO, Un siècle d’histoire industrielle (1873-1973), Belgique, Luxembourg, Pays-Bas, Paris, SEDES, 1998. – François CAMMARATA et Pierre TILLY, Histoire sociale et industrielle de la Wallonie (1945-1980), Bruxelles, EVO, 2001. – Assunta BIANCHI e.a., Les industriels et leurs demeures en Hainaut (XIXe-début du XXe siècle), s.l., Culture et Démocratie, 2004

[23] On doit l’idée de l’installation de la carbonisation centrale à Antoine Galopin, avec un projet d’envergure puisque capable de traiter 3000 tonnes de charbon par jour. La création de la Société carbochimique a induit la création de Distrigaz pour acheminer l’énergie vers Bruxelles et plusieurs grandes villes. Eric GEERKENS, La rationalisation…, p. 166. – Mais il faut aussi voir les initiatives prises dans ce domaine dès la fin du siècle précédent par Evence Dieudonnée Coppée, puis son fils Evence II, à partir de Haine-Saint-Pierre. Léon DUBOIS, Lafarge Coppée, 150 ans d’industrie, Une mémoire pour demain, coll. Histoire et vie des entreprises, p. 183-217, Paris, Belfond, 1988.

[24] Hector FAUVIEAU, Le Borinage…, p. 108. – voir aussi : Albert JACQUEMIN, Terres et gens de Wallonie, p; 261-262, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1936.

[25] Parmi lesquels 25 universitaires et 40 ingénieurs techniciens. W. DEGRYSE, M. FAERMAN, A. LIEBMANN-WAYSBLATT, Borinage…, p. 139.

[26] René CYPRES, La carbochimie, base d’un essor nouveau du Borinage, dans Le Hainaut économique, Revue trimestrielle de l’Institut de Recherches économiques de la province de Hainaut, n° 1, 1961, p. 9-118. – Le député de Mons Léo Collard s’exprimait comme suit à la Chambre le 18 février 1959 : Voyons, il y a trois ans à peine, que des experts préconisaient un accroissement de production de 5 millions de tonnes. Aujourd’hui, d’autres experts, à moins que ce ne soient les mêmes, préconisent une réduction d’à peu près autant. Mesdames, Messieurs, je ne vais pas dauber facilement sur les experts et les expertises. La science n’enferme pas toutes les possibilités humaines ; qui oserait affirmer aujourd’hui que les circonstances qui justifient ce revirement — à supposer qu’il soit justifié, ce que je veux même bien admettre, étant dans l’impossibilité de prouver le contraire — que ces circonstances, dis-je, soient définitives et durables ? Je crois, au contraire, que le charbon qui est — faut-il le rappeler en passant ? — notre seule richesse naturelle, continue et continuera de représenter un potentiel considérable pour notre pays. Ne constate-t-on pas une tendance très nette à l’expansion des industries de valorisation de la houille? Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 18 février 1959, p. 24. – Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 20 janvier 1960, p. 28-29.

[27] Localisée principalement autour de Binche. En 1950, dans l’arrondissement de Mons, 146 entreprises y occupaient 1014 ouvriers (et surtout 90 % d’ouvrières). W. DEGRYSE, M. FAERMAN, A. LIEBMANN-WAYSBLATT, Borinage…, p. 130sv. – E. GEERKENS, La rationalisation…, p. 293.

[28] La manufacture Charlemagne Quenon dans le Borinage, fondée en 1894, occupait 700 ouvriers en 1915 et produisait 2000 paires de chaussures par jour. En 1937, près de 3000 ouvriers travaillaient toujours dans ce secteur dans le Borinage. Dans ce bassin, ils n’étaient plus que 1155 en 1955 au sein de 53 entreprises, et, suivant le recensement de 1961, 500 en 1960. – W. DEGRYSE, M. FAERMAN, A. LIEBMANN-WAYSBLATT, Borinage… p. 35 et 116-129. – H. FAUVIEAU, Le Borinage…, p. 109sv. – M. BRUWIER, Connaissance historique…, p. 389.

[29] Hector FAUVIEAU, Le Borinage…, p. 84.

[30] Hubert WATELET, Une industrialisation sans développement…, p. 285.

[31] La Société anonyme des Ateliers de Construction de Machines et Mécaniques de Boussu a été créé en 1839 par les Dorzée Père et Fils. Pasinomie, Règne de Léopold Ier, 3ème série, t. 10, p. 202, Bruxelles, Société typographique belge, 1840.

[32] Pierre TILLY, Origines et évolutions des politiques et des actions d’accompagnement des reconversions en Wallonie de 1977 à 2006, p. 18, Louvain, Presses universitaires, 2007.

[33] Pierre BEAUSSART, Les fabrications métalliques, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 50, 1988, p. 12.

[34] Georges VELTER (Fabrimetal), Les industries des fabrications métalliques dans le Borinage et dans le Centre, dans Les Régions du Borinage et du Centre à l’heure de la reconversion…, p. 187.

[35] W. DEGRYSE, M. FAERMAN, A. LIEBMANN-WAYSBLATT, Borinage..., p. 206.

[36] Une industrie en plein développement : la construction automobile dans le Centre, Interview de M. R.G. Van Driessche, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 27, 1977, p. 21-23. – ABT, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 47, 1987, p. 64. – Paul LAUNOIS, L’industrie chimique dans la Province de Hainaut, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 50, 1988, p. 63-66.

[37] Usiflex, Automatisation et flexibilité, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 47, 1987, p. 64.

[38] Ateliers de Morlanwelz, Nouveau départ, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 46, 1986, p. 47.

[39] BN : le vent en poupe, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 53, 1990, p. 78.

[40] Pierre BEAUSSART, Les fabrications métalliques…, p. 14.

[41] R. STIEVENART, XXème anniversaire de l’IDEA…, p. 10. – Emilien VAES, Editorial, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 27, 1977, p. 3.

[42] La raffinerie Chevron à Feluy, dans Bulletin économique du Hainaut, n°15, 1972.

[43] Simon LEFEBVRE, Le développement des activités chimiques en Hainaut, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 28, 1977/2, p. 5-7.

[44] H. WATELET, Une industrialisation sans développement…, p. 431-439.

[45] Pierre LEBRUN, préface à Hubert WATELET, Ibidem, p. 12.

[46] Ibidem. – Ailleurs, et quelques mois plus tard, Pierre Lebrun précisait que la période depuis 1975 était celle de l’ère de l’inadaptation de la force de travail aux technologies nouvelles, du dilemne emploi ou plus-value. Les contradictions du régime s’exacerbent. Le communautaire est relancé. On se bat pour Bruxelles et Bruxelles se bat pour elle-même. P. LEBRUN, Problématique de l’histoire économique liégeoise des XIXème et XXème siècles, dans Problématique de l’histoire liégeoise, A la mémoire de Jean Lejeune, p. 115, Liège, Le Grand Liège, 1981.

[47] Bernadette MERENNE-SCHOUMAKER et Christian VANDERMOTTEN, L’Industrie, dans Géographie de la Belgique, p. 384, Bruxelles, Crédit communal, 1992.

[48] J’y vois l’influence directe de Gaston Berger sur un terrain probablement préparé par le teilhardisme. Elle peut être observée également sur la génération suivante : Charles-Ferdinand Nothomb, Melchior Wathelet Père, Philippe Maystadt, etc.

[49] Alfred CALIFICE, L’avenir économique de la Wallonie et les secteurs industriels, dans La Seconde Révolution industrielle et la Wallonie, Rassemblement de l’Aile wallonne du PSC, Charleroi, 20 mai 1967, p. 74.