Tu honores ce drapeau wallon qui te couvre, Message à Jean-Maurice Dehousse

Mairie de Liège, le 18 février 2023 [1]

 

Mon cher Jean-Maurice ,

Tu honores ce drapeau wallon qui te couvre.

C’est pour t’entendre parler de droit constitutionnel que je t’ai rencontré pour la première fois, le 5 octobre 1981. Qui en serait surpris ?  La conférence portait sur un artifice, une entourloupe : tu te demandais comment activer l’article 17 ancien de la Constitution belge pour transférer, sans révision, l’exercice de l’enseignement, alors encore national, vers la Communauté française.

Proche de France Truffaut depuis quelques années, j’avais l’impression de bien te connaître tant elle vantait tes mérites [2]. J’avais déjà voté pour toi aux élections législatives du 17 décembre 1978, même si – ton parti me le pardonnera -, j’avais parallèlement coché la case de François Perin au Sénat. J’y trouvais une belle cohérence.

Fondation André Renard, Club Bastin-Yerna, Grand Liège, Institut Destrée, Club “Rencontres” avec Jean Mottard, Fondation Bologne-Lemaire : les lieux où nous croiser n’allaient pas manquer. Même pour moi qui me considérais comme un Spitaels’ boy, puisque c’est l’attraction intellectuelle du professeur de sociologie qui m’avait fait adhérer au Parti socialiste quand il en est devenu président en mars 1981.

Tout semblait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Oui, je sais, Jean-Maurice. Et je t’entends : “Philippe tu es un enfant“.

Jean-Maurice Dehousse – Premier président du Gouvernement de Wallonie (Photo Peustjens – De Standaard)

Premier ministre de Wallonie, tu t’inscrivais sur une trajectoire personnelle qui endossait la pensée fédéraliste de Jules Destrée, celle de Georges Truffaut et surtout celle de Fernand Dehousse [3], de Jean Rey. Tu pratiquais aussi le volontarisme de hussard de ces “extrémistes du possible”, ces autres renardistes : Freddy Terwagne, J-J Merlot et aussi André Cools. De ce dernier tu me confiais en 1992 : André Cools m’a tout appris en politique. En particulier la cruauté.

Au-delà de l’affirmation du fédéralisme et des réformes de structure, ce qui frappe le plus chez toi, le premier des ministres-présidents de la Wallonie, que tu étais et que tu resteras, c’est assurément ton gaullisme. Je l’entends au sens d’une volonté nationale de dépasser les clivages politiques pour rechercher un intérêt commun. Et je ne dis pas commun par distraction à la place de “intérêt régional”. Même si tu accordais la primauté à la Wallonie, cher Jean-Maurice, tu n’étais ni le premier ni le dernier des régionalistes. D’ailleurs, tu n’étais pas régionaliste au sens où la presse l’entend aujourd’hui : celui qui voudrait transférer toutes les compétences communautaires aux Régions. Contrairement à ton “ami” Jean Gol – à qui tu aimais tant faire des farces -, tu ne voulais pas non plus l’absorption des Régions par la Communauté. Tu es resté fidèle aux travaux du Congrès des Socialistes wallons tenu à Ans en 1991 sous la présidence de Robert Collignon, comme tu avais été fidèle à celui de Verviers de 1967. Ainsi, tu as été le premier artisan de ces transferts lors de la réforme de la Constitution de 1993, en les permettant par la création de l’article 138 de la Constitution. De même, par l’autonomie constitutive et l’élection directe du Parlement de Wallonie, tu as voulu renforcer la Région.

Aujourd’hui, beaucoup semblent avoir oublié que vous étiez alors, ton homologue flamand Louis Tobback et toi, les ministres des Réformes institutionnelles dans le Gouvernement de Jean-Luc Dehaene. Nous travaillions avec un attelage surprenant de spécialistes : le jeune Christophe Legast, juriste que nous avait recommandé Jacky Morael, Jacques Brassinne de La Buissière et Pierre Joly, mon plus proche collaborateur, détaché de la Cour des Comptes. En interaction bien sûr avec Philippe Busquin et Marc Foccroulle. Et sous le regard toujours aiguisé et alerte de Jean-Marie Roberti, gardien du phare renardiste.

Au service de la Wallonie, tu restais néanmoins fondamentalement attaché à la Communauté française dont tu as été un grand ministre de la Culture. Et tu n’appelais pas à sa disparition.

Je t’entends bien, cher Jean-Maurice, me dire, jusqu’il y a peu : Philippe, “là-dessus, nous n’avons jamais été d’accord. Nous ne serons jamais d’accord“.

En effet.

 

Il n’empêche que, plus que quiconque, tu as su baliser l’avenir de la Wallonie. Sans jamais que ton discours ne signifie repli mais, au contraire, s’inscrive constamment, par intelligence stratégique plus que par curiosité, dans les géopolitiques et les géoéconomies de l’Europe et du monde.

Certes, casquette de prolétaire sur la tête, écharpe rouge autour du cou, dans les brumes de Val Duchesse, toi, Jean-Maurice, le Renardiste, tu faisais de l’anticapitalisme et tu restais, autant que faire se peut, connecté à l’Interrégionale wallonne de la FGTB et à ton ami de toujours, Urbain Destrée. C’est pourtant toi, le même Jean-Maurice, qui répétait en leitmotiv cette formule que rappelle si souvent ton ancien collaborateur Philippe Suinen : sans profit, pas d’entreprise, sans entreprise pas d’emploi.

Mais c’est François Perin qui t’inspirait lorsque, ministre-président, tu affirmais les six principes qui, selon toi, devaient déterminer l’avenir de la Wallonie. Je te cite : 

  1. La Wallonie n’appartient à aucun groupe politique. Pas même au Parti socialiste. Nul ne peut prétendre à ce monopole. Sinon tout dialogue devient impossible.
  1. La Wallonie, ce n’est pas un bassin : la volonté d’union doit prédominer.
  1. La Wallonie, ce n’est pas un secteur industriel. Tous les secteurs, depuis la sidérurgie jusqu’à l’agriculture, sont en situation de combat.
  1. Il faut en Wallonie un accord sur le concept de la soli­darité sociale.
  1. La Wallonie est une adhésion, et une adhésion libre. Un territoire [ou] une population, doit pouvoir décider d’y entrer ou d’en sortir. Librement.
  1. Bruxelles, partant du principe précédent, ne peut être “annexée”. La Région bruxelloise forme une entité spéci­fique, qui doit pouvoir décider de son destin. Mais il faut une solidarité Wallonie-Bruxelles. Pour l’organiser, il faut un dialogue, qui viendra, disais-tu, tôt ou tard. Et il s’agit de s’y préparer [4].

Anticiper ce dialogue intrafrancophone. Nul doute que tu l’as fait.

D’ailleurs, en 1993, te préparant à une interpellation difficile – c’était au Restaurant La Presse, près de la Chambre – tu me rappelais que tu avais beaucoup appris des Bruxellois. En particulier de ce cher François Persoons qui, disais-tu – n’avait pas son pareil pour choisir un bon vin. De ton côté, Jean-Maurice, tu m’as dit avoir enseigné à ton homologue de la Culture qu’il fallait respecter certaines règles pour maintenir une bonne relation entre francophones de Bruxelles et Wallons de Wallonie.

Les accords Dehousse-Persoons sont bien loin. Mais ils nous rappellent ce principe élémentaire, aujourd’hui oublié.

 

Mon cher Jean-Maurice,

Le drapeau wallon, marqué de la date de 1912, et que tu tiens de ta grand-maman, est aujourd’hui bien à sa place.

Ce drapeau trouve son origine dans le fait que, le 7 juillet 1912, un juriste, député et militant wallon, comme toi, est venu ici même, à Liège pour participer au Congrès organisé par la Ligue wallonne.

Comme tu l’as si souvent fait, face à des congressistes un peu animés, un peu indécis et un peu brouillons, ce député a rédigé, porté, défendu une courte résolution et l’a fait voter par le congrès. Ce petit texte appelait à l’indépendance de la Wallonie vis-à-vis du pouvoir central ainsi qu’à la création d’une Commission composée d’un membre par quarante mille habitants, à l’instar de la Chambre des Représentants [5].

Sa résolution votée, ce juriste, député et militant wallon, comme toi, a porté sur les fonts baptismaux l’Assemblée wallonne, premier Parlement de Wallonie, créé le 20 octobre 1912.

Ce député s’appelait Jules Destrée. Avec ses amis, dans ce Parlement fantôme, ils ont façonné ce drapeau qui te couvre aujourd’hui et symbolise, encore et toujours, notre forte autonomie.

Toi, Jean-Maurice, tu t’es placé sur ces traces fédéralistes. Aujourd’hui, c’est toi qui honores ce drapeau.

Car, tu aimais à le rappeler, ce sont les Parlements qui fondent la démocratie et qui structurent l’État.

Merci, mon cher Jean-Maurice, pour toutes ces leçons d’intelligence, de résistance, et d’amitié.

 

 

Philippe Destatte

@PhD2050

 

[1] Texte de l’hommage rendu à l’Hôtel de Ville de Liège le 18 février 2023, lors des funérailles de Jean-Maurice Dehousse.

[2] Pour une biographie de Jean-Maurice Dehousse, voir Paul DELFORGE, Hommage à Jean-Maurice Dehousse, Liège 11 octobre 1936, 8 février 2023), Liège, Institut Destrée, 10 février 2023. : https://www.institut-destree.eu/2023-02-08_hommage_jean-maurice-dehousse.html

Et surtout : Paul DELFORGE, Jean-Maurice Dehousse, dans P. DELFORGE, Ph. DESTATTE et M. LIBON dir., Encyclopédie du Mouvement wallon, Parlementaires et ministres de la Wallonie (1974-2009), t. 4, p. 163-168, Namur, Institut Destrée, 2010.

[3] Georges TRUFFAUT et Fernand DEHOUSSE, L’État fédéral en Belgique, Liège, L’Action wallonne, 1938. Edition anastatique, Institut Destrée, 2002. Voir la préface de Jean-Maurice DEHOUSSE à l’ouvrage de Micheline LIBON, Georges Truffaut, Wallonie : utopies et réalités, collection Écrits politiques wallons, Charleroi, Institut Destrée, 2002.

[4] Les six principes de JMD, dans Jacques DUJARDIN, Le défi wallon, Après la descente aux enfers c’est l’heure, pour la Wallonie, du renouveau et du redéploiement, dans Le Vif, 24 février 1983, p. 25. Cité dans Ph. DESTATTE, L’identité wallonne, Essai sur l’affirmation politique de la Wallonie, XIXe-XXe siècles, coll. Notre Histoire, p. 26, Charleroi, Institut Destrée, 1997.

[5] Paul DELFORGE, L’Assemblée wallonne, 1912-1923, Premier Parlement de la Wallonie ?, p. 34sv, Namur, Institut Destrée, 2013.

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