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Mairie de Liège, le 18 février 2023 [1]

 

Mon cher Jean-Maurice ,

Tu honores ce drapeau wallon qui te couvre.

C’est pour t’entendre parler de droit constitutionnel que je t’ai rencontré pour la première fois, le 5 octobre 1981. Qui en serait surpris ?  La conférence portait sur un artifice, une entourloupe : tu te demandais comment activer l’article 17 ancien de la Constitution belge pour transférer, sans révision, l’exercice de l’enseignement, alors encore national, vers la Communauté française.

Proche de France Truffaut depuis quelques années, j’avais l’impression de bien te connaître tant elle vantait tes mérites [2]. J’avais déjà voté pour toi aux élections législatives du 17 décembre 1978, même si – ton parti me le pardonnera -, j’avais parallèlement coché la case de François Perin au Sénat. J’y trouvais une belle cohérence.

Fondation André Renard, Club Bastin-Yerna, Grand Liège, Institut Destrée, Club “Rencontres” avec Jean Mottard, Fondation Bologne-Lemaire : les lieux où nous croiser n’allaient pas manquer. Même pour moi qui me considérais comme un Spitaels’ boy, puisque c’est l’attraction intellectuelle du professeur de sociologie qui m’avait fait adhérer au Parti socialiste quand il en est devenu président en mars 1981.

Tout semblait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Oui, je sais, Jean-Maurice. Et je t’entends : “Philippe tu es un enfant“.

Jean-Maurice Dehousse – Premier président du Gouvernement de Wallonie (Photo Peustjens – De Standaard)

Premier ministre de Wallonie, tu t’inscrivais sur une trajectoire personnelle qui endossait la pensée fédéraliste de Jules Destrée, celle de Georges Truffaut et surtout celle de Fernand Dehousse [3], de Jean Rey. Tu pratiquais aussi le volontarisme de hussard de ces “extrémistes du possible”, ces autres renardistes : Freddy Terwagne, J-J Merlot et aussi André Cools. De ce dernier tu me confiais en 1992 : André Cools m’a tout appris en politique. En particulier la cruauté.

Au-delà de l’affirmation du fédéralisme et des réformes de structure, ce qui frappe le plus chez toi, le premier des ministres-présidents de la Wallonie, que tu étais et que tu resteras, c’est assurément ton gaullisme. Je l’entends au sens d’une volonté nationale de dépasser les clivages politiques pour rechercher un intérêt commun. Et je ne dis pas commun par distraction à la place de “intérêt régional”. Même si tu accordais la primauté à la Wallonie, cher Jean-Maurice, tu n’étais ni le premier ni le dernier des régionalistes. D’ailleurs, tu n’étais pas régionaliste au sens où la presse l’entend aujourd’hui : celui qui voudrait transférer toutes les compétences communautaires aux Régions. Contrairement à ton “ami” Jean Gol – à qui tu aimais tant faire des farces -, tu ne voulais pas non plus l’absorption des Régions par la Communauté. Tu es resté fidèle aux travaux du Congrès des Socialistes wallons tenu à Ans en 1991 sous la présidence de Robert Collignon, comme tu avais été fidèle à celui de Verviers de 1967. Ainsi, tu as été le premier artisan de ces transferts lors de la réforme de la Constitution de 1993, en les permettant par la création de l’article 138 de la Constitution. De même, par l’autonomie constitutive et l’élection directe du Parlement de Wallonie, tu as voulu renforcer la Région.

Aujourd’hui, beaucoup semblent avoir oublié que vous étiez alors, ton homologue flamand Louis Tobback et toi, les ministres des Réformes institutionnelles dans le Gouvernement de Jean-Luc Dehaene. Nous travaillions avec un attelage surprenant de spécialistes : le jeune Christophe Legast, juriste que nous avait recommandé Jacky Morael, Jacques Brassinne de La Buissière et Pierre Joly, mon plus proche collaborateur, détaché de la Cour des Comptes. En interaction bien sûr avec Philippe Busquin et Marc Foccroulle. Et sous le regard toujours aiguisé et alerte de Jean-Marie Roberti, gardien du phare renardiste.

Au service de la Wallonie, tu restais néanmoins fondamentalement attaché à la Communauté française dont tu as été un grand ministre de la Culture. Et tu n’appelais pas à sa disparition.

Je t’entends bien, cher Jean-Maurice, me dire, jusqu’il y a peu : Philippe, “là-dessus, nous n’avons jamais été d’accord. Nous ne serons jamais d’accord“.

En effet.

 

Il n’empêche que, plus que quiconque, tu as su baliser l’avenir de la Wallonie. Sans jamais que ton discours ne signifie repli mais, au contraire, s’inscrive constamment, par intelligence stratégique plus que par curiosité, dans les géopolitiques et les géoéconomies de l’Europe et du monde.

Certes, casquette de prolétaire sur la tête, écharpe rouge autour du cou, dans les brumes de Val Duchesse, toi, Jean-Maurice, le Renardiste, tu faisais de l’anticapitalisme et tu restais, autant que faire se peut, connecté à l’Interrégionale wallonne de la FGTB et à ton ami de toujours, Urbain Destrée. C’est pourtant toi, le même Jean-Maurice, qui répétait en leitmotiv cette formule que rappelle si souvent ton ancien collaborateur Philippe Suinen : sans profit, pas d’entreprise, sans entreprise pas d’emploi.

Mais c’est François Perin qui t’inspirait lorsque, ministre-président, tu affirmais les six principes qui, selon toi, devaient déterminer l’avenir de la Wallonie. Je te cite : 

  1. La Wallonie n’appartient à aucun groupe politique. Pas même au Parti socialiste. Nul ne peut prétendre à ce monopole. Sinon tout dialogue devient impossible.
  1. La Wallonie, ce n’est pas un bassin : la volonté d’union doit prédominer.
  1. La Wallonie, ce n’est pas un secteur industriel. Tous les secteurs, depuis la sidérurgie jusqu’à l’agriculture, sont en situation de combat.
  1. Il faut en Wallonie un accord sur le concept de la soli­darité sociale.
  1. La Wallonie est une adhésion, et une adhésion libre. Un territoire [ou] une population, doit pouvoir décider d’y entrer ou d’en sortir. Librement.
  1. Bruxelles, partant du principe précédent, ne peut être “annexée”. La Région bruxelloise forme une entité spéci­fique, qui doit pouvoir décider de son destin. Mais il faut une solidarité Wallonie-Bruxelles. Pour l’organiser, il faut un dialogue, qui viendra, disais-tu, tôt ou tard. Et il s’agit de s’y préparer [4].

Anticiper ce dialogue intrafrancophone. Nul doute que tu l’as fait.

D’ailleurs, en 1993, te préparant à une interpellation difficile – c’était au Restaurant La Presse, près de la Chambre – tu me rappelais que tu avais beaucoup appris des Bruxellois. En particulier de ce cher François Persoons qui, disais-tu – n’avait pas son pareil pour choisir un bon vin. De ton côté, Jean-Maurice, tu m’as dit avoir enseigné à ton homologue de la Culture qu’il fallait respecter certaines règles pour maintenir une bonne relation entre francophones de Bruxelles et Wallons de Wallonie.

Les accords Dehousse-Persoons sont bien loin. Mais ils nous rappellent ce principe élémentaire, aujourd’hui oublié.

 

Mon cher Jean-Maurice,

Le drapeau wallon, marqué de la date de 1912, et que tu tiens de ta grand-maman, est aujourd’hui bien à sa place.

Ce drapeau trouve son origine dans le fait que, le 7 juillet 1912, un juriste, député et militant wallon, comme toi, est venu ici même, à Liège pour participer au Congrès organisé par la Ligue wallonne.

Comme tu l’as si souvent fait, face à des congressistes un peu animés, un peu indécis et un peu brouillons, ce député a rédigé, porté, défendu une courte résolution et l’a fait voter par le congrès. Ce petit texte appelait à l’indépendance de la Wallonie vis-à-vis du pouvoir central ainsi qu’à la création d’une Commission composée d’un membre par quarante mille habitants, à l’instar de la Chambre des Représentants [5].

Sa résolution votée, ce juriste, député et militant wallon, comme toi, a porté sur les fonts baptismaux l’Assemblée wallonne, premier Parlement de Wallonie, créé le 20 octobre 1912.

Ce député s’appelait Jules Destrée. Avec ses amis, dans ce Parlement fantôme, ils ont façonné ce drapeau qui te couvre aujourd’hui et symbolise, encore et toujours, notre forte autonomie.

Toi, Jean-Maurice, tu t’es placé sur ces traces fédéralistes. Aujourd’hui, c’est toi qui honores ce drapeau.

Car, tu aimais à le rappeler, ce sont les Parlements qui fondent la démocratie et qui structurent l’État.

Merci, mon cher Jean-Maurice, pour toutes ces leçons d’intelligence, de résistance, et d’amitié.

 

 

Philippe Destatte

@PhD2050

 

[1] Texte de l’hommage rendu à l’Hôtel de Ville de Liège le 18 février 2023, lors des funérailles de Jean-Maurice Dehousse.

[2] Pour une biographie de Jean-Maurice Dehousse, voir Paul DELFORGE, Hommage à Jean-Maurice Dehousse, Liège 11 octobre 1936, 8 février 2023), Liège, Institut Destrée, 10 février 2023. : https://www.institut-destree.eu/2023-02-08_hommage_jean-maurice-dehousse.html

Et surtout : Paul DELFORGE, Jean-Maurice Dehousse, dans P. DELFORGE, Ph. DESTATTE et M. LIBON dir., Encyclopédie du Mouvement wallon, Parlementaires et ministres de la Wallonie (1974-2009), t. 4, p. 163-168, Namur, Institut Destrée, 2010.

[3] Georges TRUFFAUT et Fernand DEHOUSSE, L’État fédéral en Belgique, Liège, L’Action wallonne, 1938. Edition anastatique, Institut Destrée, 2002. Voir la préface de Jean-Maurice DEHOUSSE à l’ouvrage de Micheline LIBON, Georges Truffaut, Wallonie : utopies et réalités, collection Écrits politiques wallons, Charleroi, Institut Destrée, 2002.

[4] Les six principes de JMD, dans Jacques DUJARDIN, Le défi wallon, Après la descente aux enfers c’est l’heure, pour la Wallonie, du renouveau et du redéploiement, dans Le Vif, 24 février 1983, p. 25. Cité dans Ph. DESTATTE, L’identité wallonne, Essai sur l’affirmation politique de la Wallonie, XIXe-XXe siècles, coll. Notre Histoire, p. 26, Charleroi, Institut Destrée, 1997.

[5] Paul DELFORGE, L’Assemblée wallonne, 1912-1923, Premier Parlement de la Wallonie ?, p. 34sv, Namur, Institut Destrée, 2013.

Louvain-la-Neuve, 15 mai 2006

1. Introduction

S’il y a une fausse idée claire – a pu dire le député hennuyer Louis Piérard – c’est bien celle de la politique d’indépendance ([1]). C’était à la Chambre des Députés, le 10 février 1937. Rarement un concept politique fut plus difficile à manier. Si, souvent indistinctement, on voit utiliser les mots de “neutralité” ou “mains libres”, à côté de celui d’indépendance, pour désigner la politique étrangère de la Belgique de 1936 à 1940, tous ces mots sont éminemment politiques, donc subjectifs, connotés et sujets à des interprétations diverses. Que vous usiez d’un mot plutôt que d’un autre, et vous voilà engagé dans le contexte et le débat de l’époque. Or, cette époque reste, sous certains aspects, très proche de la nôtre… Ce danger constitue aussi l’intérêt d’une relecture des sources, ou en tout cas d’un certain nombre d’entre elles. Intérêt personnel et individuel en ce qui me concerne, car je n’ai ni la prétention ni l’ambition de renouveler le regard collectif sur ces événements. Le présent questionnement s’est limité à rechercher la part prise par Paul-Henri Spaak dans ces événements afin de peut-être mieux le comprendre après avoir longtemps dépouillé des sources – notamment celles du Mouvement wallon d’Avant-guerre – qui n’affichaient généralement pas une très grande sympathie pour le ministre belge des Affaires étrangères, souvent considéré dans le pays wallon au mieux comme “un tourneu d’casaque” (un retourneur de veste) au pire comme un traître vendu à Berlin ([2]).

C’est le 13 juin 1936 que Spaak arrive aux Affaires étrangères dans le Gouvernement Van Zeeland. Quatre événements majeurs viennent de changer le contexte politique de celui qui était simplement ministre des Transports dans le gouvernement précédent.

  1. Les élections du 24 mai 1936 ont offert une victoire extraordinaire à Léon Degrelle : il a obtenu 21 élus à la Chambre, soit presque autant que les libéraux qui, en aban­donnant un mandat, en ont 23 ([3]). Le POB, quant à lui, recule de trois sièges, surtout au bénéfice du Parti communiste qui triple sa représentation (9 députés) et, dans une moins mesure, de Rex. Le Parti catholique a perdu 16 sièges : il est mangé par les rexistes, mais a aussi perdu des voix au profit des nationalistes flamands du VNV qui ont doublé leur représentation ([4]).
  2. A Paris, moins de trois mois après la victoire du Frente popular en Espagne, le Front populaire conduit par Léon Blum obtient la majorité absolue à l’Assemblée nationale française, le 3 mai 1936. Léon Blum constitue dès lors un gouvernement minoritaire SFIO-radicaux, soutenu de l’extérieur par les communistes, avec l’ambition de mener un programme de réformes de structure. L’expérience va durer jusqu’en juin 1937.
  3. Le 5 mai 1936, les troupes italiennes de Mussolini ont fait leur entrée à Addis-Abeba. Trois jours plus tard, Victor Emmanuel III signe un décret annexant l’Ethiopie. C’est l’échec de la SDN.
  4. Hitler, de son côté, par un incroyable coup de bluff, vient de réoccuper la Rhénanie le 7 mars 1936 et de répudier le Pacte de Locarno : les armées allemandes sont de nouveau menaçantes à la frontière de la Belgique.

2. Quelle est la situation diplomatique de la Belgique en 1938 ?

Le 6 mars 1936, des lettres échangées entre les gouvernements français et belges ont mis fin à l’accord militaire franco-belge de 1920. Ce texte défensif et secret avait été signé le 29 juin 1920 par le maréchal Foch, le général Maglinse, chef d’état-major général de l’armée belge, et son homologue français, le général Buat. Le principe de cet accord avait été approuvé par le gouvernement belge, à l’initiative de Paul-Émile Janson, ministre de la Défense nationale, le 9 septembre 1920. Interprété par les uns comme une entente purement technique et par les autres – parmi lesquels le gouvernement français – comme une véritable alliance, l’accord militaire va faire l’objet de polémiques sur sa vocation, d’autant que le roi lui-même a été laissé dans l’ignorance de ses dispositions pratiques ([5]). Retenons pourtant, avec l’ancien secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, Fernand Vanlangenhove, la formule de l’historien français Pierre Renouvin : ce n’était pas un traité d’alliance, mais cela y ressemblait beaucoup ([6]).

Depuis 1928, des critiques s’étaient élevées à l’encontre de cet accord, surtout en Flandre ([7]). Selon certains, le Traité de Locarno du 16 octobre 1925 pouvait dorénavant suffire à garantir notre frontière avec l’Allemagne. Le traité d’assistance mutuelle conclu entre la France et l’URSS le 2 mai 1935, en réponse au réarmement allemand et en complément de l’accord de la Stresa du 16 avril 1935, va irriter le mouvement flamand qui, au travers du Los van Frankrijk, va faire campagne pour la dénonciation de l’accord militaire franco-belge, notamment en y liant le vote des crédits militaires. Le Premier ministre et ancien ministre des Affaires étrangères Paul Van Zeeland, considérant ce texte opaque et périmé – ce qui n’était pas faux –, avait souhaité limiter strictement les relations avec la République au maintien des contacts entre états-majors, ayant pour objet l’exécution des engagements définis par le Traité de Locarno ([8]).

L’évolution de la politique étrangère de la Belgique va connaître cinq moments forts qui constituent autant d’étapes qui nous mènent de 1936 à 1940 :

  1. La redéfinition de la politique étrangère par la Belgique dès 1936;
  2. Le discours de Hitler du 30 janvier 1937;
  3. La Déclaration franco-britannique du 23 avril 1937;
  4. La Déclaration allemande du 13 octobre 1937;
  5. La confrontation à la réalité : de l’Anschluss à l’attaque de la Belgique.

A) Première étape : la redéfinition de la politique étrangère de la Belgique

Nombreux sont ceux qui vont s’interroger sur le fait de savoir si cette redéfinition ouvre une nouvelle politique. En effet, y a-t-il une véritable rupture de politique, le 20 juillet 1936, lorsque le nouveau ministre des Affaires étrangères Paul-Henri Spaak annonce, lors d’un déjeuner devant la presse internationale, qu’il va bâtir une politique étrangère exclusivement et intégralement belge sur les trois réalités indiscutables que sont, à ses yeux, la position géographique de la Belgique, l’existence de populations flamandes et wallonnes, et la relativité de ses forces ([9]) ?

Y a-t-il une véritable rupture de politique, le 9 septembre 1936, lorsque le Premier ministre van Zeeland déclare que les intérêts dont le gouvernement a la charge sont ceux des Belges et que son gouvernement n’admettra jamais que ces intérêts soient obnubilés par n’importe quelle combinaison de diplomatie étrangère ([10]) ?

Y a-t-il une véritable rupture de politique, le 14 octobre 1936, lorsque, devant le Conseil des ministres réuni au Palais royal, le roi Léopold III approuve – en la répétant – la formule du ministre des Affaires étrangères d’une politique “exclusivement et intégralement belge” et estime que cette politique doit viser résolument à nous placer en dehors des conflits de nos voisins; elle répond à notre idéal national ([11]) ?

Qui a impulsé cette politique ? Le roi utilise les mots de Spaak qui, lui-même, a utilisé ceux d’une lettre adressée par le roi à Paul Van Zeeland le 13 juillet 1936. C’est dans celle-ci que Léopold III notait que la Belgique, située entre trois grandes puissances, devait éviter de lier son sort à l’une de ces puissances et devait écarter tout engagement qui la lierait au-delà d’obligations concernant sa seule défense ([12]). Spaak notera en 1969 qu’il ne s’agissait pas d’une nouvelle politique de neutralité : adversaire du nazisme et du fascisme, je ne croyais pourtant pas que le monde libre devait aller délibérément à la guerre dans le but de changer les régimes politiques d’Italie et d’Allemagne ([13]).

D’emblée, en tous cas, cette position heurte le parti de Paul-Henri Spaak. Une vive réaction se manifeste au Conseil général du Parti ouvrier belge le 23 juillet, opposant à son ministre la résolution du congrès du 2 juin qui prône notamment la sécurité collective et l’assistance mutuelle ([14]). Spaak doit à nouveau se défendre devant un Conseil général le 27 juillet, conseil lors duquel on le suspecte de sympathies envers le fascisme ([15]). Dans certains milieux, ces suspicions se poursuivront longtemps.

Dès le 19 octobre, le Quai d’Orsay a posé par télégramme cinq questions au ministère des Affaires étrangères. Le baron Pierre Van Zuylen les a qualifiées de oiseuses. Elles vont toutefois être répétées par la presse et les parlementaires pendant plusieurs années et vont rarement recevoir de réponses claires ou constantes.

– Quel sera le statut nouveau de la Belgique : la Belgique retourne-t-elle directement ou indirectement à la conception de la neutralité telle qu’elle existait avant 1914 ?

– Comment la Belgique entend-elle défendre son territoire : entend-elle se défendre à la frontière ou compte-t-elle se retrancher derrière l’Escaut ?

– Comment la Belgique conçoit-elle la garantie française ? La France ne peut la donner que moyennant la conclusion d’accords d’états-majors.

– La Belgique entend-elle conclure des accords également avec l’Allemagne ?

– Comment la Belgique accepterait-elle les obligations découlant de l’article 16 du Pacte de la Société des Nations ? ([16]) Ce dernier article porte, nous le savons, sur le droit de passage au travers d’un autre pays en vue de ramener un tiers à la raison s’il a provoqué un conflit et agressé un membre de la Société des Nations.

Des interpellations jointes de Hubin-Relecom – le communiste bruxellois Xavier Relecom – et de Borginon – le nationaliste flamand Henri Borginon – ont lieu le 28 octobre 1936 à la Chambre. La question que pose le député socialiste wallon Georges Hubin concernant les orientations nouvelles de la politique extérieure de la Belgique et particulièrement du discours du roi le 14 octobre nous intéresse spécifiquement. Cette question porte sur le maintien des contacts d’états-majors que le parlementaire hutois considère comme une condition de l’efficacité des garanties d’assistance formulées dans les accords internationaux, donc un élément capital de la sécurité de la Belgique. Rappelant que le Premier ministre Van Zeeland avait montré que les accords de Londres du 19 mars 1936 avaient pour objet d’enlever ce que la mise en œuvre de l’accord de 1920 avait de mystérieux, mais de maintenir les contacts entre les états-majors ([17]), Hubin veut savoir si le discours du roi les remet en question : Comme chacun le sait, M. le Ministre des Affaires étrangères est très éloquent, mais l’éloquence n’a que faire ici; il s’agit de répondre “oui” ou “non([18]). Dans un long discours, qui irrite manifestement une bonne partie de la Chambre, Spaak essaie de noyer le poisson, se querelle avec les communistes, non sans provocation que l’on pourrait qualifier de politicienne de sa part, et ce n’est que poussé dans ses derniers retranchements que, après plusieurs formulations, il accepte finalement de lâcher que les contacts d’états-majors anglo-franco-belge subsistent comme il avait été prévu à Londres ([19]).

Paul-Henri Spaak en 1937 (Wikimedias Commons)

B) Deuxième étape : le discours de Hitler du 30 janvier 1937

Le 22 décembre 1936, un diplomate allemand à Bruxelles, M. Brauer fait une démarche aux Affaires étrangères pour tester l’intérêt pour la Belgique d’une déclaration allemande favorable à l’indépendance du royaume ([20]). Très rapidement, c’est-à-dire le 30 janvier 1936, dans un discours au Reichstadt, Hitler déclare qu’il était prêt à considérer les territoires de la Belgique et des Pays-Bas comme neutres et inviolables ([21]). Pour le sénateur socialiste Henri Rolin, l’accord du 13 octobre est une demande sur une suggestion faite par Berlin. Il était difficile de la refuser ([22]). L’ambassadeur de Belgique à Berlin, le vicomte Jacques Davignon, recevait de Von Neurath la confirmation qu’il s’agissait bien d’une offre du Führer ([23]).

A la Chambre, le 17 février 1937, Paul-Henri Spaak inscrit sa politique dans la continuité de celle de l’ancien ministre des Affaires étrangères Paul Hymans et des déclarations que ce dernier vient de faire le 11 février à la Chambre et auxquelles Spaak adhère et répète :

La Belgique a le droit d’agir selon sa volonté en s’inspirant des circonstances et de ses intérêts […] Elle n’a d’autres obligations que celles qu’elle a librement acceptées : les obligations du Pacte de la Société des Nations et, temporairement, celles des obligations du Traité de Locarno qui ont été maintenues par les accords de Londres de mars 1936 après la dénonciation de ce traité. Ces obligations ne subsistent qu’à titre provisoire en attendant l’établissement d’un régime nouveau d’équilibre et de paix que l’Angleterre s’efforce difficilement de négocier aujourd’hui. Dans ces négociations auxquelles la Belgique est associée, il appartiendra au gouvernement de préciser les obligations que la Belgique est à même d’assumer et de remplir. C’est là qu’apparaîtra la politique nouvelle annoncée. Cette politique d’indépendance doit avoir cependant une direction, une orientation. Elle tendra, selon le discours royal, à écarter, à éviter la guerre. Elle sera intégralement belge. La Belgique s’efforcera de se tenir en dehors des grandes compétitions internationales. Et par conséquent, quels que soient nos amitiés et nos penchants, la Belgique ne s’attachera, ne s’inféodera à la politique d’aucun État ([24]).”

Continuité donc pour Paul-Henri Spaak, sauf sur l’actualité venant de Berlin :

Nous avons pris acte également, avec une réelle satisfaction, des paroles prononcées par le chancelier Hitler dans son discours du 30 janvier, car nous y voyons, en ce qui concerne la Belgique, la manifestation d’un état d’esprit qui fait entrevoir la possibilité d’un accord  ([25]).

Dès ce moment, le lien est établi avec la capitale du Reich pour tenter d’obtenir une garantie formelle, effort dont les Anglais et les Français sont tenus informés.

 

C) Troisième étape : la déclaration franco-britannique du 23 avril 1937

 Cette déclaration fixe la position des gouvernements anglais et français vis-à-vis de la Belgique : Belgique déliée de toute obligation résultant soit du Traité de Locarno soit des arrangements intervenus à Londres le 19 mars 1936.

Spaak parle à nouveau à la Chambre le 29 avril 1937 pour commenter la déclaration franco-anglaise remise quelques jours auparavant. Il s’agit avant tout de prendre acte des engagements nouveaux souscrits par la Belgique :

– volonté de défendre ses frontières contre toute agression et d’empêcher que son territoire soit utilisé comme passage ou base d’opérations contre un de ses voisins;

– volonté d’organiser à cet effet, de manière efficace, la défense de la Belgique;

– fidélité de la Belgique au Pacte de la SDN et à ses obligations.

La France et l’Angleterre considèrent la Belgique déliée de toute obligation résultant pour elle par le traité de Locarno ou les arrangements de Londres du 19 mars 1936, mais déclarent maintenir à l’égard de la Belgique tous les engagements d’assistance qu’ils ont pris envers elle par ces mêmes actes ([26]).

Spaak en conclut que, depuis cet événement, une modification importante a donc été apportée au statut international de la Belgique. C’est pour le ministre l’occasion de rappeler à la fois le changement de contexte international intervenu depuis les dernières années et aussi de redire les bases de la politique étrangère de la Belgique. Spaak répète donc ce qui lui vient du roi :

Nous voulons d’abord, et avant tout, trouver la formule qui fera notre peuple unanime. Nous ne voulons ni sacrifier à une idéologie qui serait plus spécialement wallonne ou plus spécialement flamande. Nous voulons une politique exclusivement et intégralement belge. Nous voulons une politique solidement basée sur notre tradition nationale, une politique qui nous permette de remplir le rôle qui nous est dévolu en Europe. La Belgique n’a pas d’intérêt en dehors de ses frontières; elle n’a pas d’autre ambition que de rester ce qu’elle est; elle ne cherche rien, elle ne demande rien d’autre que la paix.

Spaak rappelle que la politique militaire est intimement liée à la politique extérieure. Il affirme toujours son “réalisme” : […] ce qui importe, ce ne sont pas les engagements que l’on prend, ce sont les engagements que l’on tient ([27]).

La déclaration franco-anglaise du 24 avril clôt pour nous cette période, que l’on pourrait appeler l’ère des accords militaires, et je m’en réjouis ([28]).

 

 D). Quatrième étape : la déclaration de Konstantin von Neurath du 13 octobre 1937 confirmant la détermination du Reich à ne pas porter atteinte à l’inviolabilité et à l’intégrité de la Belgique.

Résultat logique du double cheminement de la politique internationale ou, comme le présente Paul-Henri Spaak, suite naturelle […] de toute la politique qu’il s’est efforcé de réaliser ([29]), le gouvernement belge échange des lettres diplomatiques avec l’Allemagne et obtient de Hitler, le 13 octobre 1937, la promesse que l’Allemagne respectera l’inviolabilité et l’intégrité du territoire belge, Bruxelles s’engageant à s’opposer à tout passage de troupes au travers du territoire belge ([30]). Pierre Renouvin estime que la conséquence de cet accord et de la politique de Paul-Henri Spaak, sera, à l’heure de l’Anschluss et de l’affaire tchécoslovaque, d’empêcher la possibilité de passage de l’armée française, prévue en vertu de l’article 16 du Pacte de la Société des Nations.

Au Sénat, le 20 octobre 1937, Henri Rolin qui est à tout le moins sceptique cite le correspondant du Times à Berlin :

Les avantages autant au point de vue stratégique que diplomatique qui résulteront pour l’Allemagne de la déclaration qu’elle va faire sont considérables. L’assurance supposée que la Belgique ne donnera pas passage aux troupes françaises et ne donnera pas de bases à l’aviation britannique ajoutera à la sécurité de l’Allemagne et aura pour conséquence de raccourcir la frontière à défendre en même temps qu’une étape sera franchie dans l’objectif poursuivi de neutraliser la frontière occidentale pour le cas d’hostilités qui viendraient à surgir dans l’est de l’Europe ([31]).

Spaak se fâche, qualifie l’article de grotesque. Ce n’est pas, dit-il, le correspondant du Times à Berlin qui est chargé d’interpréter la politique belge. C’est moi !

Rolin ose : Je ne dis pas que cette interprétation soit exacte, mais je vous ai dit quelle était l’importance que j’y attache.

Spaak à nouveau : C’est moi, je le répète, qui interprète la politique internationale de la Belgique. Ce n’est pas le correspondant du Times à Berlin ([32]).

Le député socialiste de Liège Georges Truffaut interpelle le ministre des Affaires étrangères à la Chambre, le 21 octobre 1937, concernant ce qu’il appelle le pacte belgo-allemand du 13 octobre 1937. Le député liégeois considère en effet, lui aussi, que cet accord est l’aboutissement fatal de notre nouvelle orientation politique puisque, de cette manière, la Belgique participe de fait à la barrière que l’Allemagne construit à l’ouest du Rhin pour bloquer les Franco-Britanniques sur la ligne d’Alsace, avant de passer par la Pologne et la Tchécoslovaquie pour attaquer la Russie. Dès lors, Georges Truffaut affirme hautement qu’il n’a pas confiance dans la politique extérieure du gouvernement.

Elle est dangereuse à la fois au point de vue extérieur, parce qu’elle affaiblit encore la SDN et ouvre une nouvelle brèche dans le système de la sécurité collective; parce qu’elle fait le jeu des pays autoritaires; et, au point de vue intérieur, parce qu’elle aboutit à faire sentir aux Wallons que, désormais, ils ne jouent plus aucun rôle dans la direction de ce pays que leurs pères ont créé.

 Je n’ai pas confiance, surtout, parce que je n’ai pas confiance dans l’Allemagne hitlérienne ([33]).

Le nationaliste flamand Henri Borginon, le communiste Albert Marteaux, le catholique Henry Carton de Wiart, le libéral Paul Hymans, le communiste Xavier Relecom, notamment, prennent le relais, tantôt pour dénoncer, tantôt pour appuyer la politique d’indépendance. Spaak montre son exaspération à répondre aux questions très nombreuses qui lui sont posées et face aux avis multiples étrangers qui lui sont opposés et qui confirment la satisfaction allemande et italienne de voir le système de défense mutuelle contre l’Allemagne se démanteler. Il grogne à nouveau :

[…] pour les commentaires de la politique étrangère belge, à l’heure actuelle, c’est moi qui compte. Ce ne sont ni les journaux allemands, ni les journaux belges, ni même les journaux officiels ou officieux italiens. Quand on veut avoir des commentaires au sujet de la politique étrangère belge, c’est à moi qu’il faut en référer ([34]).

Dans le même débat, tant Carton de Wiart que Paul Hymans viennent appuyer la politique du gouvernement, et donc défendre Spaak. On est impressionné par la qualité et l’assurance de leurs réponses lorsqu’on les compare aux explications embrouillées et confuses du ministre des Affaires étrangères. Hymans note que La déclaration du gouvernement allemand apporte un appoint de sécurité à la Belgique et à l’Europe occidentale. En somme, l’Allemagne renouvelle l’engagement qu’elle avait pris en 1925 par le traité de Locarno, que rompit la réoccupation militaire de la Rhénanie. Il ajoute que, enfin, voici que l’Allemagne, à son tour, nous offre son assistance contre une agression ou un invasion. J’ose dire qu’il est assez difficile d’imaginer que la Belgique soit attaquée par l’Angleterre, la France ou la Hollande ([35]).

Mais Hitler lui-même semble accabler Spaak lorsque, le 20 février 1938, le Führer déclare : le grand effort vers une véritable neutralité que nous pouvons observer dans une série d’États européens nous remplit d’une satisfaction profonde et sincère ([36]).

Malgré les oppositions et notamment celle de son parti, Paul-Henri Spaak veut tenir un discours sans ambages, discours qu’il pense être celui de la vérité. Il le fait encore en confirmant sa politique devant le Congrès du POB le 23 février 1938. A la lecture de son intervention, on mesure la distance qui le sépare à la fois de l’aile wallonne du Parti ouvrier belge, mais aussi d’Henri Rolin :

 Je refuse quant à moi d’admettre l’idée que la prochaine guerre sera celle du fascisme contre la démocratie. Je me refuse à camoufler les causes de la guerre, à tromper les hommes sur la réalité. Si la guerre éclate, c’est parce que les peuples auront à défendre leurs intérêts vitaux et si l’on va au fond des choses une fois de plus, ce seront les impérialismes qui se heurteront. La démocratie n’a rien à faire là-dedans. Un bloc démocratique ! Avec l’URSS, laissez-moi sourire. L’Angleterre faisant la guerre pour la démocratie ! Vous croyez vraiment que tel sera son mobile essentiel et que la défense des colonies, des marchés, du pétrole et du cuivre n’y sera pas pour quelque chose ? Un bloc démocratique avec les alliés de la France ? Avec la Pologne et la Yougoslavie et la Roumanie ? Non, assez de justifier votre politique avec des raisons aussi ridicules et aussi fausses. Si vous croyez la guerre inévitable, ayez le courage de dire franchement pourquoi vous la ferez ([37]).

 Nous sommes à quelques semaines de l’Anschluss. Le ministre des Affaires étrangères va désormais être confronté à la réalité.

 

E). La confrontation à la réalité : de l’Anschluss à la Campagne des Dix-huit jours

C’est un homme amer qui se présente à la Chambre le 22 mars 1938. Mais peut-être ne se rend-il pas compte qu’il donne cette sensation aux députés. Lorsqu’il répond à ce qu’il qualifie de “pessimisme” tel qu’exprimé à la Chambre, Paul-Henri Spaak affirme : “Je crois que c’est un raisonnement par trop simpliste que celui qui conclut à dire : Voyez ce qui s’est passé en Autriche ; que la Belgique prenne garde. Non, vraiment, les deux problèmes ne sont pas identiques. Il n’y a au fond, aucune comparaison possible entre le problème austro-allemand et le problème germano-belge. La garantie donnée par le chancelier Hitler, le 11 juillet 1936 est très différente de la garantie donnée le 13 octobre 1937. Enfin, la différence essentielle qu’il y a entre le problème autrichien et le problème belge, c’est que la Belgique a la garantie formelle de la France et de l’Angleterre ([38]).

Son honorable collègue Georges Truffaut est porteur d’une question qu’il était capable de faire naître seul, mais qui venait peut-être aussi du Quai d’Orsay, comme le suggère le directeur général du ministère ([39]). Truffaut demande à Spaak s’il accorderait le libre passage à la France dans le cas où la France voudrait se porter au secours de la Tchécoslovaquie en attaquant l’Allemagne. Paul-Henri Spaak rétorque durement : Je m’élève contre cette pensée qui tendrait à faire croire que nos voisins ont le droit de passer par la Belgique ou même le droit de demander le passage, pour exécuter des obligations prises en dehors de nous, dans des traités auxquels nous ne sommes pas partie. […] Seul l’article 16 du Pacte de la Société des Nations mentionne les facilités de passage. J’ai déjà donné de cet article, une interprétation qui n’a été contestée par personne, ni au Parlement belge, ni au-dehors ([40]).

Spaak sent toutefois qu’il n’a pas su trouver les mots pour unir derrière sa politique l’ensemble des députés. Il ajoute dès lors que l’homme qu’il envie ce jour, c’est Giuseppe Motta, le président de la Confédération suisse, qui, par les paroles qu’il a prononcées, a groupé autour de lui, sans aucune exception, toutes les bonnes volontés de la nation suisse ([41]).

Spaak devient Premier ministre le 15 mai 1938. Dans ce que le professeur Michel Dumoulin a appelé à raison “un véritable coup de force”, il a formé son gouvernement en vingt-quatre heures sans avoir consulté aucun groupe politique, refusant de se rendre à la convocation du Bureau de son parti ([42]).Il veut créer ou recréer une démocratie où chacun prendra ses responsabilités, […] la notion d’autorité et de responsabilité n’étant pas, dit-il, contraire à la notion de démocratie ([43]).

L’été est chaud. Il connaît une nouvelle “crise de la politique d’indépendance”. Faisant  suite aux manœuvres de l’armée belge dirigées contre la France, de nombreux Wallons se sont émus. Dans Le Peuple du 13 août 1938, le député socialiste de Thuin, Max Buset s’en prend ouvertement à Léopold III, accusé de manifester des sympathies à l’égard des puissances fascistes ([44]).

Alors que des états d’âme s’expriment jusqu’au sein du Conseil des ministres le 25 juillet 1938, Spaak y déclare que l’Allemagne n’a aucune visée offensive à l’Ouest, qu’elle veut juste avoir les mains libres en Europe centrale. Il plaide aussi pour le réalisme économique – l’Allemagne étant un marché très vaste – au moment où un ministre belge a été reçu pour la première fois officiellement à Berlin depuis vingt ans. Il s’agit de l’extraparlementaire gantois Paul Heymans, en charge des Affaires économiques. Compte tenu de l’opinion wallonne, les socialistes Achille Delattre et Joseph Merlot sont réticents tandis que Spaak dénonce les déclarations du bourgmestre de Liège Xavier Neujean qui s’en prend à l’Allemagne et réclame encore et toujours le renforcement des fortifications ([45]).

Lorsque, le 29 septembre 1938, les accords de Munich sont signés, c’est sans illusion aucune que, par la grâce de la médiation de Mussolini, le Français Édouard Daladier et le Britannique Neville Chamberlain cèdent à Hitler le territoire des Sudètes, en échange d’une reconnaissance, par l’Allemagne, de ses frontières ouest. La Belgique cultive – seule d’ailleurs – les illusions, elle qui estime, dans son isolement, n’avoir aucune responsabilité dans ce fâcheux état de choses ([46]). Hitler, quant à lui, ne manquera pas de faire exprimer à Spaak, par l’intermédiaire du nouvel ambassadeur d’Allemagne à Bruxelles Vicco Karl von Bülow-Schwante, la satisfaction avec laquelle il a suivi le développement de la politique d’indépendance, pleinement sanctionnée par la question tchécoslovaque ([47]).

Le 4 octobre 1938, après Munich et la dislocation de la Tchécoslovaquie, Spaak affirme que la politique que nous pratiquons depuis deux années a pleinement donné ses fruits. Si, au cours de ces semaines tragiques, j’ai à plusieurs reprises dû envisager l’hypothèse de la guerre, j’ai toujours cru, cependant que notre pays pourrait y échapper et que les promesses qui lui avaient été faites seraient tenues ([48]). Et d’ajouter lors du débat du 3 novembre, lorsque le député socialiste bruxellois Fernand Brunfaut rappelle que l’Allemagne avait donné des garanties à la Tchécoslovaquie avant de la soumettre ensuite à son coup de force, que le Premier ministre se refuse à considérer que le sort ou la position de la Belgique soit comparable à celui de l’Autriche ou de la Tchécoslovaquie ([49]).

1er septembre 1939 : les panzers se ruent à l’assaut de la Pologne. Le gouvernement Pierlot – catholique-libéral – constitué le 18 avril s’ouvre aux socialistes le 3 septembre 1939, date de la déclaration de guerre à l’Allemagne par la France et la Grande-Bretagne. Ce même 3 septembre, le gouvernement déclare officiellement sa neutralité dans le conflit qui vient d’éclater en Europe ([50]).

La Belgique tremble, terrorisée par son voisin de l’Est, mais ne modifie pas sa politique. Au moment où, le 3 septembre, elle proclame officiellement sa neutralité, les seize divisions de l’armée belge sont au poste, là où le général-major Raoul Van Overstraeten les a disposées, c’est-à-dire déployées pour deux tiers face à la France et un tiers face à l’Allemagne ([51]). Comme l’a écrit Fernand Vanlangenhove, secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, vue de Berlin, la politique d’indépendance de la Belgique présentait un intérêt stratégique pour l’Allemagne, car elle pouvait réduire le risque d’une attaque franco-anglaise contre ses centres vitaux, au moment où les nazis s’occupaient de l’Autriche, de la Tchécoslovaquie ou de la Pologne. Lorsque le sort de ces États fut réglé, c’est-à-dire fin septembre, la neutralité belge perdit la valeur qu’elle avait eue temporairement pour les entreprises de conquête du Führer ([52]).

Au Sénat, le 17 avril 1940, Spaak peut encore rappeler sa politique, même si le doute, manifestement, s’insère progressivement dans son esprit : en réalité, la politique que nous faisons, et que vous approuvez, se résume en ces mots : neutres, aussi longtemps que ce sera possible, aussi longtemps que nous pourrons l’être dans la dignité et la fierté, mais si, par malheur, cette neutralité est violée par quelqu’un, courageux comme nous l’avons été en 1914 ([53]).

Au Parlement, le 10 mai 1940, dans l’ambiance dramatique que l’on sait, juste avant la dissolution, Spaak conclut sa communication par ces mots : Notre pays se trouve devant une cruelle épreuve. Ce jour, qui est grave pour lui, est un jour désastreux pour moi : ai-je besoin de vous dire que le rêve que j’avais fait n’est pas la réalité d’aujourd’hui ? Et cependant, au moment où nous entrons dans une phase nouvelle de notre histoire, j’ai l’impression qu’il ne me faut rien changer aux définitions que j’ai données ici même il y a quelques jours à peine de notre politique extérieure ([54]).

Ainsi, constatait-il l’échec d’une politique dont il gardait – et gardera – la conviction que c’était la seule possible.

 

3. Conclusion : la politique de qui ?

La question qui reste est celle-ci : la politique de Paul-Henri Spaak était-elle bien sa propre politique ? Ou bien cette politique était-elle celle de ses mentors dont Michel Dumoulin et Jean Stengers ont bien montré l’importance des influences ?

Le roi, d’abord qui n’avait cessé de le cornaquer. Vu par le gouvernement, la neutralité était un programme concret imposé par une situation donnée. Du côté du roi, elle correspondait à une inclination profonde, a écrit Hubert Pierlot ([55]).

Spaak, séduit et subjugué par De Man, comme l’a montré Michel Dumoulin ([56]). C’est évident. Mais sur quel chemin ? Celui du socialisme national ? De ce socialisme d’une nouvelle espèce, socialisme nouveau, qu’ils ont théorisé ensemble pour la Belgique en 1937 ([57]) ? Ce chemin était celui qui a mené De Man tellement au-delà du marxisme qu’il en a, en 1940, rejoint l’Ordre nouveau ([58]). De fait, le rexiste Pierre Daye avait affirmé que nous finirons par nous entendre avec Monsieur Spaak ([59]).

Heureusement, à Wijnendale, Pierlot a joué les exorcistes et le petit homme, que l’on disait pourtant modeste et sans charisme, a amené Paul-Henri Spaak sur le chemin qui allait valoriser ses talents européen et atlantiste, et faire de lui l’une des personnalités respectée de l’Après-Guerre.

 

Philippe Destatte

@PhD2050

([1]) Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 10 février 1937, p. 596. – Ce texte constitue mon intervention Intervention au colloque Paul-Henri Spaak et la France, organisé à Louvain-la-Neuve par le Département d’histoire, les 15 et 16 mai 2006. Il a été publié sous le titre : Philippe DESTATTE, Paul-Henri Spaak et la politique des “mains libres” dans Geneviève DUCHENNE, Vincent DUJARDIN et Michel DUMOULIN, Rey, Snoy, Spaak, fondateurs belges de l’Europe, Actes du colloque organisé par la Fondation Paul-Henri Spaak et l’Institut historique belge de Rome, en collaboration avec le Groupe d’Etudes d’Histoire de l’Europe contemporaine, à l’Academia Belgica à Rome, 10-11 mai 2007, p. 57-77, Bruxelles, Bruylant, 2007.

([2]) Notamment l’interview de Fernand Hautot, 15 avril 1985. – Philippe DESTATTE, L’identité wallonne, Essai sur l’affirmation politique de la Wallonie (XIX-XXèmes siècles), Charleroi, Institut Destrée, 1997.

([3]) Jules GERARD-LIBOIS, José GOTOVITCH, L’an 40, La Belgique occupée, p. 29, note 11, Bruxelles, CRISP, 1971. Les auteurs don­nent les chiffres suivants une moyenne nationale de 11,49 %, 15,1 % en Wallonie et 18,5 % à Bruxelles. La moyenne la plus forte en Wallonie était le Luxembourg (29,6 %), puis Namur (20,3 %), Liège (19,3 %) et le Hainaut (8,7 %). – Jean-Michel ETIENNE, Le mouvement rexiste jusqu’en 1940, p. 53-63, Paris, A. Colin – Fondation nationale des Sciences politiques, 1968.

([4]) Roger DE SMET, René EVALENKO et William FRAEYS, Atlas des élections belges, 1919-1954, p. 58-61, Bruxelles, 1958. – Carl-Henrik HöJER, Le régime parlementaire belge de 1918 à 1940, p. 247-248, Bruxelles, CRISP,1969.

([5]) Fernand VANLANGENHOVE, L’élaboration de la politique étrangère de la Belgique entre les deux guerres mondiales, p. 21-23 et 96-100, Bruxelles, Palais des Académies, 1980. – Fernand VANLANGENHOVE, La Belgique en quête de sécurité, p. 26-28, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1969. Le titre de l’accord d’états-majors était Accord militaire défensif franco-belge pour le cas d’une agression allemande non provoquée. Notons que les lettres ont été échangées les 10 et 15 septembre 1920 entre le Premier ministre et le président du Conseil, ministre des Affaires étrangères de France.

([6]) Fernand VANLANGENHOVE, L’élaboration de la politique étrangère…, p. 23.

([7]) Guido PROVOOST, Vlaanderen en het militair-politiek beleid in Belgïe tussen de twee wereldoorlogen, coll. Biblioteek van de Vlaamse Beweging, Leuven, Davidsfonds, 1976. L’accord militaire franco-belge est reproduit dans le vol. 1, p. 571-573.

([8]) Paul-Henri SPAAK,  Combats inachevés, t.1, De l’indépendance à l’alliance, p. 51, Paris, Fayard, 1969.

([9]) La situation internationale européenne définie par M. Spaak, Le ministre belge se pro­nonce pour l’abandon des pactes de sécurité collective, dans L’Express, 21 et 22 juillet 1936, p. 1. – Paul-Henri SPAAK, Combats inachevés…, I, p. 44-45.

([10]) Baron Pierre van ZUYLEN, Les mains libres, Politique extérieure de la Belgique, p. 365, Paris, Desclée De Brouwer – Bruxelles, Edition universelle, 1950.

([11]) Général VAN OVERSTRAETEN, Albert I, Léopold III, Vingt ans de politique militaire belge, 1920-1940, p. 233, Bruxelles, Desclée De Brouwer, 1946.

([12]) Vincent DUJARDIN et Michel DUMOULIN, Paul van Zeeland (1893-1973), p. 66, Bruxelles, Racine, 1977.

([13]) Paul-Henri SPAAK, Combats inachevés, I, p. 45.

([14]) Paul-Henri SPAAK, Combats inachevés, I, p. 47.

([15]) Michel DUMOULIN, Spaak,  p. 78, Bruxelles, Racine, 1999.

([16]) Baron Pierre VAN ZUYLEN, Les mains libres…, p. 372-373.

([17]) Fernand VANLANGENHOVE, L’élaboration de la politique étrangère de la Belgique…, p. 185.

([18]) Annales parlementaires, Chambre, 28 octobre 1936, p. 363.

([19]) Annales parlementairesChambre, 28 octobre 1936, p. 377.

([20]) Baron Pierre VAN ZUYLEN, Les mains libres…,  p. 381

([21]) Annales parlementaires, Chambre, Carton de Wiart, 16 février 1937, p. 643 – Spaak Chambre 21 octobre 1937, p. 153.

([22]) Annales parlementaires, Sénat, 20 octobre 1937, p. 195.

([23]) Baron Pierre VAN ZUYLEN, Les mains libres…, p. 382.

([24]) Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 17 février 1937, p. 663.

([25]) Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 17 février 1937, p. 664.

([26]) Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 29 avril 1937, p. 1285.

([27]) Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 29 avril 1937, p. 1286.

([28]) Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 29 avril 1937, p. 1287.

([29]) Baron Pierre van ZUYLEN, op. cit., p. 408.

([30]) Baron Pierre van ZUYLEN, op. cit., p. 406-409. – Pierre RENOUVIN, Histoire des relations internationales, Les crises du XXème siècle, … t. 2, p. 161. – A noter que Spaak continuera ensuite à qualifier cet accord d’unilatéral. Paul-Henri SPAAK, Combats inachevés…, t. 1, p. 56.

([31]) Cité par Henri Rolin dans Annales parlementaires,  Sénat, 20 octobre 1937, p. 195.

([32]) Annales parlementaires, Sénat, 20 octobre 1937, p. 196.

([33]) Le pacte belgo-allemand du 13 octobre 1937, Interpellation de M. G. Truffaut, député de Liège, à M. le ministre des Affaires étrangères, Chambre des Représentants, Séance du 21 octobre 1937, p. 26, Liège, Editions de l’Action wallonne, 1937.

([34]) Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 21 octobre 1937, p. 154.

([35]) Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 21 octobre 1937, p. 159.

([36]) Cité par Georges Truffaut dans Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 16 mars 1938, p. 1059.

([37]) Paul-Henri SPAAK, Pour la paix, Discours prononcé au Conseil général du POB (23 février 1938), p. 15 et 16, Bruxelles, Labor, [s.d.].

([38]) Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 22 mars 1938, p. 1110-1111.

([39]) Baron Pierre VAN ZUYLEN, Les mains libres…, p. 438-439.

([40]) Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 22 mars 1938, p. 1111.

([41]) Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 22 mars 1938, p. 1111.

([42]) Michel DUMOULIN, Spaak…, p. 103.

([43]) Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 18 mai 1938, p. 1638

([44]) Michel DUMOULIN, Spaak, p. 114.

([45]) Michel DUMOULIN, Spaak, p. 114. – Philippe DESTATTE, L’identité wallonne, Essai…, p. 178.

([46]) Baron Pierre VAN ZUYLEN, op. cit., p. 444.

([47]) Fernand VANLANGENHOVE, L’élaboration de la politique étrangère de la Belgique…, p. 305.

([48]) Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 4 octobre 1938, p. 6.

([49]) Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 3 novembre 1938, p. 43.

([50]) Déclaration de neutralité, dans Le Moniteur belge, 3 septembre 1939, p. 6045-6048.

([51]) Jean VANWELKENHUYZEN, Neutralité armée, La politique militaire de la Belgique pendant la drôle de guerre, p. 17, Bruxelles, Renaissance du Livre, 1979.

([52]) Fernand VANLANGENHOVE, op. cit., p. 319. – Sur les craintes de Hitler d’une attaque franco-anglaise sur la Ruhr, avec l’aide de la Belgique et de la Hollande, voir son discours du 23 novembre 1939 à ses généraux, dans Henri BERNARD, Panorama d’une défaite, Bataille de Belgique-Dunkerque, 10 mai – 4 juin 1940, p. 49, note 14, Gembloux, Duculot, 1984.

([53]) Annales parlementaires, Sénat, 17 avril 1940, p. 966.

([54]) Annales parlementaires, Sénat, 10 mai 1940.

([55]) Jean STENGERS, Léopold III et le gouvernement, Les deux politiques belges de 1940, Paris-Gembloux, Duculot, 1980.

([56]) Michel DUMOULIN, Spaak…, p. 65. – Paul-Henri SPAAK, Combats inachevés…, I, p. 25 et 32.

([57]) Voir Paul-Henri SPAAK et Henri DE MAN, Pour un socialisme nouveau, Paris-Bruxelles, Labor, 25 mai 1937.

([58]) Zeev STERNHELL, Ni droite ni gauche, L’idéologie fasciste en France, Paris, Seuil, 1983. – Philippe DESTATTE, Socialisme national et nationalisme social, Deux dimensions essentielles de l’enseignement du national-socialisme, dans Cahiers de Clio, 93/94, p. 13-70, Université de Liège, 1988.

([59]) Michel DUMOULIN, Spaak…, p. 97.

Hour-en-Famenne, le 22 août 2020

L’attention que j’ai portée aux questions du fédéralisme et du confédéralisme depuis plus de trente ans [1] est d’abord professionnelle : j’ai commencé à expliquer à des étudiants en 1980 que le fédéralisme était une doctrine préconisant une certaine liberté d’action des parties associées, combinée à une unité d’ensemble, plutôt qu’un dogme de division. Je continue à le faire aujourd’hui, notamment à l’École de Droit de l’Université de Mons. Parallèlement, le fédéralisme est devenu chez moi la meilleure réponse aux difficultés de répondre aux enjeux d’un pays complexe et la meilleure manière d’organiser l’État pour répondre à ses enjeux de manière pacifique. Cette conviction je l’ai acquise en fréquentant, écoutant, lisant François Perin, Jean-Maurice Dehousse, Jacques Hoyaux, Robert Collignon, Jacques Brassinne, Philippe Suinen, Karl-Heinz Lambertz et quelques autres…

Au-delà de la mécanique fédéraliste et de toutes ses variantes, il reste toujours pour moi une interrogation de l’ancien secrétaire général de la Commission européenne, Émile Noël, que j’ai connu comme président de l’Institut européen de Florence dans les années 1990. J’avais eu l’occasion de l’accueillir à Liège en 1995 pour un colloque européen. À cette occasion, celui qui était alors président du Centre de Formation européenne (CIFE) de Nice avait posé cette question fondamentale : la structure fédérale contribue-t-elle véritablement à l’épanouissement culturel, au dynamisme politique, au développement économique ? [2]

Ce doute, je ne suis pas le seul à le partager aujourd’hui. Une classe politique tout entière s’interroge, qui semble à la fois déconnectée du passé, victime d’amnésie et frappée d’effroi, celui qui empêche d’avancer dans l’avenir. Et j’ai de surcroît l’impression que de nombreux experts, politologues et constitutionnalistes sont figés dans des postures qui les empêchent eux aussi de franchir le pas vers l’avenir, et qu’ils participent à ce que Michel Crozier appelait “une société bloquée”.

Dans un débat organisé par Henri Goldman à paraître dans le numéro de septembre 2020 de la revue Politique, j’ai eu l’occasion d’échanger avec Philippe Van Parijs et Hugues Dumont sur l’évolution institutionnelle de la Belgique. Après ces échanges cordiaux que l’on découvrira dans peu de temps, j’ai voulu lever quelques ambiguïtés et rendre claire ma position en sept points.

  1. Je défends pour la Belgique un projet – que j’appelle fédéraliste – de quatre entités fédérées – des régions-communautés distinctes et territorialisées – intitulées Flandre, Bruxelles, OstBelgien et Wallonie, disposant des mêmes droits, des mêmes devoirs et des mêmes compétences, ainsi que nous le présentons avec Jacques Brassinne depuis 2007 [3].
  1. Comme le constitutionnaliste Fernand Dehousse – qui n’était pas un Flamand – l’a fait de 1938 à la fin de sa vie, au milieu des années 1970, je persiste à considérer que le confédéralisme n’est somme toute qu’une forme différente de fédéralisme [4].
  1. Si on veut appeler cela du confédéralisme et que cela fait plaisir aux partis politiques flamands qui ont tous – sauf le Belang et le Partij van de Arbeid – prôné cette formule confédérale à un certain moment, je n’y vois pas d’inconvénient : bien sûr, mon (con)fédéralisme à moi est à quatre composantes, à statut égal.
  1. De plus en plus, je pense que notre exécutif et notre législatif, au niveau fédéral, doivent abandonner un nationalisme désuet et dépassé, que quelques masques tricolores de mauvais goût ne parviendront pas à ranimer, et s’emparer de la formule que le professeur Élie Baussart exposait déjà en 1928 : “la Flandre et la Wallonie ne sont pas faites pour la Belgique, la Belgique est faite pour la Flandre et la Wallonie. Comme l’État, observait-il, est fait pour le citoyen et non le citoyen pour l’État” [5]. Sans doute, en 2020, aurait-il ajouté les entités de Bruxelles et de l’OstBelgien.
  1. Comme nous l’avions affirmé avec mon collègue historien de l’Université d’Anvers Marnix Beyen, en conclusion générale de la Nouvelle Histoire de Belgique (1970-2008), une fédération simplifiée et transparente aurait pour vertu d’augmenter l’attachement des citoyennes et des citoyens aux structures politiques, sans pour autant les exclure des identités multiples. Dans une telle configuration, l’identité belge ne reposerait plus en premier lieu sur des sentiments négatifs [6].
  1. Car, c’est un autre Dehousse – Franklin – petit fils de Fernand et fils de Jean-Maurice, ces deux réformateurs wallons de l’État belge, qui le constate avec force et raison aujourd’hui, ce 18 août 2020 : la Belgique est malade de sa mauvaise gestion publique – et de la particratie – bien plus que du fédéralisme [7].
  1. Les outils existent, tant pour soigner les plaies d’un État inachevé que celles de sa gestion chaotique. Au lieu de maudire les élues et les élus ainsi que les experts, il appartient aux citoyennes et aux citoyens de se saisir des enjeux de la Cité. Initiative de l’Observatoire québécois de la Démocratie de l’UQAM, l’Université d’été de la participation citoyenne et de la gouvernance démocratique en Wallonie et au Québec l’a bien montré en cette troisième semaine d’août 2020 : la santé démocratique d’un pays ne peut aujourd’hui se fonder que sur l’interaction constante entre, d’une part, une représentation solide d’élus déterminés à chercher le bien commun et, d’autre part, l’implication et l’expertise citoyennes que les parlements et autres assemblées nationales se doivent de mobiliser.

Il ne s’agit plus de gadgets pour faire semblant, mais d’innovations sociales et de contrôle démocratique.

Philippe Destatte

@PhD2050

 

[1] Notamment : Ph. DESTATTE, Séparation, décentralisation fédéralisme, La pensée régionaliste de Jules Destrée (1895-1936), Bruxelles, Direction générale de l’Enseignement, de la Formation et de la Recherche de la Communauté française, 1988. – Ph. DESTATTE, La Wallonie : une entité fédérée ? dans La Wallonie, une Région en Europe, coll. Études et documents, p. 382-392, Nice – Charleroi, Cife – Institut Destrée, 1997. – Ph. DESTATTE dir., Le fédéralisme dans les États-nations, Regards croisés entre la Wallonie et le monde, Bruxelles, Presses interuniversitaires européennes, 1999. – Ph. DESTATTE, Bruxelles, la Flandre et la Wallonie, un nouveau paradigme pour la Belgique ? dans Fédéralisme : stop ou encore ? p. 113-120, Numéro spécial des Cahiers marxistes, octobre-novembre 2000. https://phd2050.org/2020/08/21/resurgence-paradigme/ – Ph. DESTATTE, Le (con)fédéralisme en Belgique n’est pas un problème, c’est une solution, conférence (Con)federalism: cure or curse, Rethinking Belgium’s institutions in the European Context, 11th public event of the Re-Bel initiative, Fondation universitaire, Bruxelles,19 juin 2014. Blog PhD2050, 14 juillet 2014. https://phd2050.org/2014/07/14/confederalisme/ – Ph. DESTATTE, Quel avenir pour le fédéralisme belge ?, in Die Besonderheiten des belgischen Bundesstaatsmodells und ihre Auswirkungen auf die Rechtsstellung der Deutschsprachigen Gemeinschaft, Beiträge zum Kolloquium vom 16. September 2016 im Parlament der Der Deutschsprachigen in Eupen, Scriftenreihe der Deutschsprachigen Gemeinschaft, Band 3, 63-69, 2017. – Ph. DESTATTE, Le confédéralisme, spectre institutionnel, Blog PhD2050, Institut Destrée, Working Paper, 31 p., 28 décembre 2019, http://www.institut-destree.eu/wa_files/philippe-destatte_confederalisme_spectre-institutionnel_consolide_2019-12-31.pdf

[2] Ph. DESTATTE, A Émile Noël, La Wallonie, une Région en Europe, p. 9, Nice – Charleroi, Cife – Institut Destrée, 1997.

[3] Jacques BRASSINNE de LA BUISSIERE et Philippe DESTATTE, Un fédéralisme raisonnable et efficace pour un État équilibré, 24 février 2007, 4p. http://www.institut-destree.eu/Archives/2007-02-24_J-Brassinne_Ph-Destatte_Quatrieme-Voie_FR.pdf

[4] Notamment : Fernand DEHOUSSE et Georges TRUFFAUT, L’État fédéral en Belgique, p. 15, Liège, Éditions de l’Action wallonne, 1938. – Fernand DEHOUSSE, Les projets fédéralistes de 1938 à nos jours, dans Jacques LANOTTE éd., L’histoire du mouvement wallon, Journée d’étude de Charleroi, 26 février 1976, p. 27, Charleroi, Institut Destrée, 1978.

[5] Elie BAUSSART, 1930 verra-t-il la faillite de 1830 ?, dans La Terre wallonne, Octobre 1928, p. 24.

[6] Marnix BEYEN et Philippe DESTATTE, Un autre pays, Nouvelle histoire de Belgique 1970-2000, [volume 9 de la Nouvelle Histoire politique de la Belgique contemporaine de 1830 à nos jours, sous la direction de Michel Dumoulin, Vincent Dujardin et Mark Van den Wijngaert], coll. Histoire, p. 395, Bruxelles, Le Cri, 2009.

[7] Franklin DEHOUSSE, La Belgique, malade de sa mauvaise gestion publique bien plus que du fédéralisme, dans L’Écho, 18 août 2020, p. 9.

Entretien avec Filip Rogiers, journaliste au quotidien De Standaard [1]

Hour-en-Famenne, 27 juillet 2020

 

Une Wallonie d’où le chômage serait banni

Filip Rogiers : l’image d’un PS “demandeur de rien” depuis 2000 est-elle correcte, avec les deux exceptions que sont les accords du Lambermont en 2001 et l’accord dit Papillon en 2010 ?

Philippe Destatte : les réformes institutionnelles, de 1970 à 2014, correspondent pour moi, de manière évidente, à l’avancement d’un long processus. Pour les Wallons, il faut se dire que ce processus est d’une autre nature que la question linguistique ou communautaire à laquelle on la réduit souvent. N’oublions jamais qu’un député wallon comme Jules Destrée a voté la loi Coremans De Vriendt d’égalité (Gelijkheidswet) en 1898, de même qu’il a voulu mettre fin en 1928 à toute solidarité des Wallons avec les francophones de Flandre, car, disait-il, ils ne s’intéressaient pas au sort des ouvriers de Wallonie. Ce qui l’intéressait avant tout, c’est un projet de société correspondant à des valeurs humanistes, libérales et sociales-démocrates. C’est en cela que le régionalisme politique et le fédéralisme ont pris tout leur sens en Wallonie. Avec des socialistes qui, de Georges Truffaut à Guy Spitaels, en passant par Freddy Terwagne et Jean-Maurice Dehousse, ont revendiqué la réforme de l’État, non comme une fin en soi, mais pour atteindre des objectifs précis. Ces objectifs avaient été bien exprimés par le syndicaliste liégeois André Renard dès 1950 lorsqu’il avait rejoint le Mouvement wallon : faire de la Wallonie, disait-il, une région où il fait bon vivre et d’où le chômage serait banni. Après la réforme de 1993, les élus wallons ont considéré que c’était là leur objectif principal. Ils se sont focalisés sur cette ambition dont Elio Di Rupo a été le porteur en 1999 avec la tentative de Contrat d’Avenir, puis en 2005 avec le Plan Marshall piloté par Jean-Claude Marcourt, donc des politiques volontaristes de redressement. Leur problème institutionnel était plutôt intrafrancophone : celui de la Communauté française et sa loi de financement bancale, la difficulté aussi de s’accorder avec certains Bruxellois francophones qui ne s’intéressent pas à l’avenir de la Wallonie et sont encore à rêver à l’élargissement de Bruxelles au-delà des 19 communes ou au tracé d’un couloir par Rhode-Saint-Genèse… Cela, c’est une maladie qui a aussi touché les socialistes.

Filip Rogiers : peut-on défendre la thèse que la deuxième réforme de l’État de 1980 est la première réforme essentielle parce qu’elle ne concernait pas la langue, la culture ou l’éducation – comme en 1970 -, mais des domaines plus « durs » comme l’argent et autonomie économique ? C’est précisément cette réforme de l’État qui a été fortement influencée par le mouvement ouvrier socialiste et André Renard.

Philippe Destatte : les Flamands ont considéré en 1970 que, avec la Loi Terwagne de décentralisation économique, les Wallons étaient servis en échange de l’autonomie culturelle qui était accordée aux communautés et qui satisfaisait les Flamands. À partir de ce moment, et en l’absence d’une loi spéciale de mise en œuvre de l’article 107quater créant les régions, mais ne les délimitant pas, les Wallons vont courir longtemps après la création de leur région, dans un climat d’effondrement de leur économie. C’est le grand échec d’André Cools et de Fernand Dehousse, puis de Jacques Hoyaux avec la débâcle d’Egmont-Stuyvenberg à cause du manque de courage politique du Premier ministre CVP, Leo Tindemans. Au moment de la régionalisation provisoire et de la loi Perin-Vandekerckhove, de 1974 à 1977, les socialistes sont même complètement hors-jeu. Dans le gouvernement Martens, Guy Spitaels et Philippe Moureaux seront les artisans, du côté socialiste, de la mise en œuvre du 107quater pour la Wallonie et la Flandre, comme ils le seront pour la création de la Région de Bruxelles – de façon complètement inattendue – en 1988. On mesure évidemment le temps perdu pour qu’aboutisse enfin ce fédéralisme régional revendiqué depuis 1970, sinon depuis 1938 pour les socialistes wallons, si on se réfère à la proposition écrite par Fernand Dehousse et Georges Truffaut et déposée au Parlement en 1938. Rappelons que le parti libéral n’était pas absent de tout cela : il a apporté son soutien, décisif, en 1970 et en 1980 (avec Gérard Delruelle d’abord, Jean Gol ensuite) aux majorités socialistes – sociales- chrétiennes.

La priorité à la Région wallonne sur la Communauté française

Filip Rogiers : dans le passé, l’argent, notamment pour l’enseignement francophone, a joué un rôle crucial dans la volonté des partis francophones de parler ou non de la réforme de l’État.

 Philippe Destatte : la loi spéciale relative au financement des Communautés et des Régions du 16 janvier 1989 a été le ver dans le fruit de la réforme de l’État de 1988. J’ai toujours eu la conviction que ces accords  avaient été forcés par ce qu’on appellera plus tard l’Affaire Agusta. D’ailleurs l’idée des ordinateurs Toshiba flamands est un mythe : dès mai 1988, il apparaissait clairement aux yeux d’experts wallons que l’éducation ne pourrait pas se développer dans le cadre de la Communauté française. C’est d’ailleurs toujours le cas. C’est plus qu’un péché originel pour cette institution. C’est le mérite de Robert Collignon, soutenu par Guy Spitaels – comme JJ Merlot et Terwagne l’avaient fait en 1967 – d’avoir dessiné un autre modèle pour les Wallons au Congrès des Socialistes wallons à Ans en 1991. C’est ce modèle qui a été défendu en 1993 par Philippe Busquin, alors président du Parti socialiste, l’IEV, Jean-Maurice Dehousse et son Cabinet. La priorité à ce moment est véritablement donnée à la Région sur la Communauté, y compris pour les Wallons, la capacité constitutionnelle de transférer l’exercice des compétences communautaires vers les régions wallonne, bruxelloise ainsi que régionales wallonnes vers la Communauté-Région germanophone. La nouvelle discussion de la loi de financement a conduit aux accords de 2001, avec les transferts de compétences (lois communale et provinciale, agriculture, commerce extérieur) qui figuraient déjà dans le programme de 1991. En guise de concession, un peu plus d’autonomie fiscale fut accordée. Elle était revendiquée par les partis flamands. Ceux-ci seront de plus en plus obsédés par la question de la scission de BHV. Les blocages politiques au niveau fédéral en ces années 2004-2014 portent surtout sur des questions de cette nature. En réalité, pour les Wallons, ces impasses administratives et linguistiques constituent autant de pièges – comme la revendication de l’élargissement de Bruxelles – qui les écartent de leur objectif de redressement de la Wallonie. C’est d’ailleurs BHV qui est à l’origine de la réforme institutionnelle de 2011-2014, ultime effort, disait-on à l’époque, pour sauver durablement la Belgique. On comprend donc les réticences de responsables politiques wallons à s’engager dans de telles négociations qui mettent en péril in fine leurs capacités financières, comme ce fut le cas avec le transfert des soins de santé ou des allocations familiales, sans les budgets correspondants, et qui constituent tout de même un coup de canif dans ce qu’ils avaient identifié comme devant rester fédéral.

Une volonté de gestion serrée et sérieuse de la Wallonie

Filip Rogiers : grâce au COVID-19, on voit un changement de paradigme politique : les investissements publics (dans les soins de santé, par exemple) sont désormais plus facilement acceptés, il y a moins d’obsession pour l’équilibre budgétaire ou l’austérité. Cela pourrait-il faciliter la réforme de l’État, avec des exigences financières et économiques ?

Philippe Destatte : j’observe que pour le Parti socialiste – wallon et bruxellois –, comme pour les autres partis politiques « francophones », « toucher à la sécurité sociale » reste fondamentalement un tabou. En 2014, des concessions ont malheureusement  été faites aux Flamands en ces matières, en échange, probablement, d’avantages substantiels dans la loi spéciale de financement : je pense au moratoire de dix ans sur les transferts interrégionaux. Le programme actuel du PS n’indique pas qu’il pourrait en être de même à l’avenir. Paul Magnette a toujours été très clair sur le sujet, même si je vois bien que les matières transférées ont été prises en charge au niveau régional avec beaucoup de sérieux et même, je pense, sans état d’âme de la part des gestionnaires. Ceci dit, les discours sur les dépassements budgétaires en période de crise Covid-19 sont très relatifs. Ils ne dureront probablement qu’un temps et j’ai la conviction, qu’au-delà du Plan de relance européen, un pays comme la Belgique n’a pas la capacité de laisser filer ses dépenses publiques bien plus loin que ce qui a été fait depuis mars 2020. Il s’agit d’une question de durabilité et de respect des générations futures. En tout cas, le Gouvernement wallon Di Rupo-Borsus a mis en place fin 2019 une logique de Budget Base Zéro comme la préconisait Herman Van Rompuy au moment du plan de convergence pour entrer dans l’euro, lorsqu’il était ministre du Budget dans le gouvernement Dehaene. Le Covid n’a pas remis en cause cette logique vertueuse du Gouvernement wallon qui a même été réaffirmée par le ministre du Budget Jean-Luc Crucke lors d’une réunion du Gouvernement fin avril 2020. Dans son récent contrôle budgétaire de juillet 2020, le Gouvernement wallon a voulu également s’inscrire dans sa trajectoire d’avant Covid, ce qui montre à tout le moins une volonté de gestion serrée et sérieuse. Je n’ignore pas que, du côté de la Communauté française, des voix se sont élevées pour revoir la loi spéciale de financement de 2014. Je pense que ce ne serait pas sérieux de la part des Wallons de rompre un tel engagement en dernière phase du moratoire. Il faut assumer cet accord et faire avec les moyens dont on dispose sous peine de perdre en crédibilité. Cela passe à mon sens par une indispensable et urgente remise en ordre intrafrancophone. Donc par le transfert et la réorganisation de toutes les compétences de la Communauté française. Cela constitue, à mes yeux, une partie des réformes de structure dont parlait André Renard et qui devaient accompagner le fédéralisme : mettre de l’ordre dans sa maison.

L’institutionnel ne peut jamais être une finalité, juste un moyen

Filip Rogiers : quelle réforme de l’État pensez-vous que les négociations entre Bart De Wever et Paul Magnette pourraient donner? Quelle réforme de l’État souhaitez-vous voir naître?

Philippe Destatte : l’objectif premier est de trouver un modèle institutionnel qui permette à la Belgique de fonctionner autrement qu’à coup de gouvernements fédéraux en affaires courantes, en pouvoirs spéciaux conditionnés par des partis qui sont dans l’opposition, ou reposants sur une minorité de 31 députés sur 150. Ces situations ne sont pas dignes d’une démocratie moderne. Les différences fondamentales qui séparent la Wallonie et la Flandre ne datent pas d’hier, mais d’avant-hier. Dans cette relation, il faut désormais impérativement intégrer l’émergence des réalités bruxelloise – constitutionnellement bilingue et socialement multiculturelle, avec un rôle de capitale européenne – ainsi que germanophone. Comme le rappelle volontiers Philippe Suinen, président de l’Institut Destrée, la valorisation de la diversité de la Belgique constitue un atout pour chacune des Régions. Il faut donc organiser cette diversité autour de ces quatre régions linguistiques dont les frontières n’ont pas bougé depuis qu’elles ont été fixées en 1963. Le moment est venu – et Bart De Wever et Paul Magnette sont des hommes jeunes et nouveaux qui ont tout à prouver – de transformer à nouveau la Belgique. J’ai donné au moins deux pistes dernièrement : la première, inspirée par le constitutionnaliste bruxellois Hugues Dumont pourrait être d’ouvrir le jeu, comme en 1830-1831, en confiant à un congrès national élu la tâche de s’organiser en Constituante et au travers d’un large débat, de proposer et de débattre de solutions nouvelles. Ce congrès serait élu, travaillerait parallèlement et indépendamment du gouvernement, et pourquoi pas, serait constitué de manière innovante par un électorat plus ouvert et plus jeune [2]. La deuxième idée, débattue avec l’économiste flamand Geert Noels, consisterait à s’inspirer du modèle suisse pour former un gouvernement fédéral, celui-ci ou les suivants, en en faisant un organe plus consensuel, plus responsable, plus restreint – composé de 7 ministres – issu des partis politiques principaux, élus directement par la Chambre, et dont le ou la Première ministre serait désigné(e) pour un an, non renouvelable l’année suivante [3].

Filip Rogiers : est-il plausible que la distinction entre la Région wallonne et la Communauté française (Fédération Wallonie Bruxelles) soit supprimée?

Philippe Destatte : j’ignore si ce sujet est au programme des négociateurs. Mais vous n’êtes pas sans savoir qu’en 2007, un groupe de travail constitué au sein de l’Institut Destrée que nous avions constitué Jacques Brassinne et moi-même, a rédigé un projet simplifiant les institutions belges par la reconnaissance d’un fédéralisme à quatre entités fédérées. Cette idée s’impose de plus en plus dans le débat public. En étudiant le projet de confédéralisme défendu par la NVA, j’ai pris l’initiative de réfléchir aux points de concordance et de discordance entre ces deux approches. J’ai montré qu’un modèle hybride pouvait être constitué. Celui-ci n’est qu’un kriegspiel. Mais il a le mérite de montrer que, si on a la sagesse de ne pas se perdre dans les mots et les spectres – comme le confédéralisme [4] – un avenir commun peut être construit. Tout en ayant toujours à l’esprit que l’institutionnel ne peut jamais être une finalité, juste un moyen, pour pacifier les relations et amener davantage de bien-être à chacun.

[1] Ce texte constitue l’interview complète réalisée par Filip Rogiers par voie électronique et qui a servi de base à l’article publié dans De Standaard du 1er août 2020 : F. ROGIERS, PS : demandeur de rien (tot er geld nodig is). https://www.standaard.be/cnt/dmf20200730_95442949

[2] Ph. DESTATTE, Un congrès national pour se construire un nouvel avenir, Blog PhD2050, Hour-en-Famenne, 28 mars 2020,  https://phd2050.org/2020/03/28/congres-national/

[3] Ph. DESTATTE et Geert NOELS, Une formule magique pour former un gouvernement fédéral, Blog PhD2050, Bruxelles, 25 juillet 2020, https://phd2050.org/2020/07/25/magique/

[4] Ph. DESTATTE, Le confédéralisme, spectre institutionnel, Blog PhD2050, Institut Destrée, Working Paper, 31 p., 28 décembre 2019, http://www.institut-destree.eu/wa_files/philippe-destatte_confederalisme_spectre-institutionnel_consolide_2019-12-31.pdf

Namur, le 16 novembre 2019

La référence au confédéralisme apparaît souvent dans des moments d’intenses tensions politiques. C’est d’ailleurs ce qui rend son appréhension difficile et freine voire empêche généralement toute tentative d’en dégager les principes clairs, pour en établir une théorie générale ou pour le définir en tant que notion autonome, comme a pu le faire le juriste français Olivier Beaud pour le fédéralisme [1].

1. Séparation administrative, fédération et confédération

En Belgique, les idées de fédération et de confédération vont intéresser dès la fin du XVIIIe siècle ceux qui s’interrogent sur l’avenir des pays et recherchent une autonomie provinciale, régionale voire – concept hérité de 1830 et du conflit avec le roi Guillaume d’Orange – une séparation administrative [2]. Celle-ci avait notamment été proposée par Alexandre Gendebien (1789-1869), personnalité libérale montoise et futur membre du Gouvernement provisoire, un des principaux porte-paroles de la délégation belge envoyée à La Haye début septembre 1830. Lors d’une entrevue avec le ministre de l’Intérieur du Royaume uni des Pays-Bas, Edmond de la Coste (1788-1870), l’idée avait été exprimée par ceux qui se considéraient comme les représentants des Belges, de maintenir la dynastie Nassau à la tête de ce royaume, mais de confier au Prince d’Orange la fonction de vice-roi ou de lieutenant-général de la Belgique, avec une résidence continue à Bruxelles [3]. Cette solution à la crise entre La Haye et Bruxelles, qui plaçait la Belgique et les Pays-Bas sous le même sceptre, était celle qui unissait alors la Norvège et la Suède. Cette opinion fut également défendue à Amsterdam notamment dans un plaidoyer daté d’octobre 1830 et attribué à l’ancien ministre des Affaires étrangères Guisbert Charles Van Hogendorp (1762-1834) pour lequel l’idée de la séparation sous une même dynastie s’opposait à une séparation absolue de la Belgique et des Pays-Bas, de type monarchie constitutionnelle voire république fédérative et indépendante [4].

Dès lors, en 1894 consécutivement aux effets électoraux de la première révision constitutionnelle [5], puis en 1897 avec le projet de réforme de l’État de Julien Delaite (1868-1928) [6], puis encore en 1912, au Congrès wallon de Liège, mais aussi dans La Lettre au roi de Jules Destrée [7], l’idée de séparation administrative vient à nouveau au-devant de la scène politique. Ce concept est encore présent dans la mémoire collective, même si on lui reproche déjà son caractère flou et instable, voire son manque d’opérationnalité [8]. Néanmoins, comme l’écrira Destrée en 1921, ce mot de séparation, qui n’avait rien de bien effrayant avant la guerre, deviendra une sorte d’épouvantail [9]. C’est vrai que la Flamenpolitik était passée par là. À cette époque, une partie du Mouvement flamand a revendiqué le fédéralisme et l’a obtenu partiellement et momentanément dans le cadre du Raad Van Vlaanderen, mis en place en collaboration avec l’appui de l’occupant allemand. Ainsi, comme l’a montré l’historien Paul Delforge, le Vlaamsche Landsbond est créé à Bruxelles dès juin 1916. Dans le manifeste produit le 26 août de la même année, cette organisation flamande déclare poursuivre comme objectif principal la réalisation de la séparation de la Wallonie et de la Flandre, au sein d’une confédération de régions autonomes sous le nom d’États-Unis de Belgique. L’État confédéral ne conserverait comme compétence que les Affaires étrangères, les douanes, le système monétaire, la marine et les chemins de fer [10].

Fin du XIXe siècle,  à côté de l’idée de “séparation administrative”, souvent brandie comme une menace, celle de confédération fait l’objet de réflexion et apparaît comme une formule plus constructive. Quand en 1897 le poète et homme politique libéral liégeois Albert Mockel (1866-1945) donne une description de la séparation administrative complète entre la Wallonie et la Flandre, il voit un parlement pour chacune d’elles, et l’union des deux petits États dans une chambre fédérale élue paritairement [11]. On retrouve cette parité dans le projet déjà mentionné du chimiste liégeois Julien Delaite qui conçoit un Parlement fédéral, composé de députés wallons et flamands en nombre égal, comme en Autriche, où les deux parties de l’Empire ont le même nombre de députés à l’Assemblée législative [12]. Au Congrès wallon de juillet 1912, pendant le vaste débat qui fut mené autour de l’idée de séparation administrative, le député socialiste liégeois Léon Troclet (1872-1946) imaginait une confédération des États-Belgique-Unis, dans lesquels la Flandre et la Wallonie seraient associées avec les Pays-Bas et le Grand-duché de Luxembourg [13]. La formule renvoyait manifestement aux événements de la Révolution dite brabançonne de 1789. En effet, lorsque, en conflit avec leur empereur Joseph II d’Autriche, les États généraux se réunissent en congrès souverain à Bruxelles en janvier 1790, à l’invitation des États de Brabant, les provinces s’unissent et se confédèrent sous la dénomination d’États belgiques unis (Article 1 de leur Traité d’union) [14]. Ainsi, après s’être déclarées libres et indépendantes, les différentes provinces s’émancipent de la couronne de l’empereur d’Autriche, jugé trop centralisateur, et créent un État fédératif [15]. Elles délèguent leurs intérêts collectifs – organisation et entretien de l’armée, relations avec les puissances étrangères, frappe de la monnaie [16] – à un Congrès souverain des États belgiques unis renouvelable tous les trois ans. Comme l’indique l’historien Henri Pirenne (1862-1935), pour établir leur République belge, les révolutionnaires ont pris comme modèle la Constitution américaine, sans les droits politiques ni les garanties démocratiques qu’elle contient [17]. La Constitution belgique de 1790 refuse à toute province le droit de sécession [18].

Certes, ce type de confédéralisme nous renvoie davantage à des formules provinciales que régionales, mais nous devons nous souvenir que, certainement jusqu’en 1967, au Congrès des socialistes wallons des 25 et 26 novembre à Verviers, l’option d’une régionalisation sur base des provinces était restée une trajectoire crédible chez de nombreux élus, wallons comme flamands d’ailleurs [19]. D’ailleurs, depuis le projet Delaite, certains projets de fédéralismes régionaux étaient eux-mêmes fondés sur l’assemblage des provinces [20].

2. Le gouvernement national incomplet selon Émile de Laveleye

Fédéralisme et confédéralisme sont théorisés en Belgique au XIXe siècle. J’ai montré ailleurs [21] l’influence directe d’Émile de Laveleye (1863-1892) sur le Mouvement wallon.  Cette personnalité de niveau européen, voire mondial, qui enseigna à l’Université de Gand, mais aussi l’économie politique à l’Université de Liège de 1863 jusqu’à sa mort, rendit populaires les analyses sur la Constitution américaine d’Alexis de Tocqueville (1805-1859), de James Bryce (1868-1928) et d’Albert Shaw (1857-1947) [22].

Dans le chapitre de l’ouvrage Le gouvernement dans la démocratie, intitulé Le Régime fédératif, Émile de Laveleye rappelle que Tocqueville a exposé en quoi consiste le régime fédératif des États-Unis et le nomme, faute d’un terme plus adéquat, un gouvernement national incomplet. Dans la science politique allemande, écrit le professeur liégeois, on trouve le mot juste qui le définit : c’est un Bundestaat, un État fédératif, en opposition avec un Staatenbund, ou fédération d’États.

Dans l’État fédératif, le gouvernement central a le droit de faire des lois et d’en imposer le respect à ses agents : cours de justice, force publique, employés du fisc, et ainsi agir directement sur tous les citoyens de l’Union. Dans la fédération d’États, qui n’est en réalité qu’une alliance étroite et permanente d’États indépendants, le pouvoir central n’a de rapports qu’avec ces États et il n’atteint les citoyens que par leur intermédiaire [23].

Prenant l’exemple des États-Unis, de Laveleye note qu’en 1787, Alexander Hamilton (1757-1804) exposa avec une lucidité merveilleuse les principes fondamentaux qui doivent servir de base à un État fédératif, observant que c’est à lui que les États-Unis doivent la force d’union qui fait leur force. Et de Laveleye de citer Hamilton : Chaque État aura intérêt à payer le moins possible et à laisser payer le plus possible ses voisins. Les intérêts particuliers ont plus d’action sur les hommes que les intérêts généraux. Les États fédérés, ne consultant que leur avantage immédiat, seront autant de pouvoirs excentriques, suivant une direction opposée à celle du gouvernement de l’Union, et comme ils entraîneront leurs citoyens, la confédération sera sans cesse menacée de dissolution [24]. C’est évidemment une leçon de l’histoire…

Observant que Montesquieu, Rousseau, Bryce et Tocqueville ont vanté les avantages du système fédératif, de Laveleye cite l’auteur de La démocratie en Amérique qui disait voir dans ce système une des plus puissantes combinaisons en faveur de la prospérité et de la liberté humaines [25]. On comprend évidemment qu’Émile de Laveleye constitue une des sources du fédéralisme belge, pour les Wallons et les Flamands du reste, même si, au XIXe siècle, ce sont les premiers qui s’y intéressent [26]. Dans un autre chapitre de son livre, le professeur liégeois précise toutefois que lorsque l’histoire a créé un État unitaire, il peut être difficile de le transformer en fédération. Il propose alors de rendre aux provinces leur autonomie, en conservant au pouvoir central les attributions nécessaires pour le maintien de l’ordre et la défense de l’indépendance nationale [27]. L’État démocratique, qu’il décrit alors, ne doit être que la confédération des villes libres et des provinces autonomes [28].

Les Belges du XIXe et du XXe siècle savent donc bien que, à côté du fédéralisme, existe le confédéralisme. Ils ont bien sûr entendu parler de l’histoire américaine. Ils savent que les États-Unis ont fondé un système confédéral entre 1777 et 1781 sous la forme d’une union d’États, l’ont transformé en un État d’Union ou État fédéral en 1787 [29].

Néanmoins, comme le rappelait le politologue français Thierry Chopin (1972-), à la fin du XVIIIe siècle, au moment de la campagne de ratification par les conventions des États du projet de Constitution fédérale américaine, le terme de fédération est encore entendu dans son acception classique, c’est-à-dire comme synonyme de confédération [30]. Il n’est pas sûr qu’ils perçoivent clairement les différences, mais comme le souligne Chopin en citant Tocqueville : Le grand caractère qui distingue la nouvelle Union américaine de l’ancienne est celui-ci : l’ancienne Union gouvernait les États, non les individus. […]. Le nouveau gouvernement fédéral est bien véritablement le gouvernement de l’Union, dans tout ce qui est de son ressort ; il ne s’adresse point aux États, mais aux individus ; il commande à chacun des citoyens américains, qu’il soit né dans le Massachusetts ou la Géorgie, et non point au Massachusetts ou à la Géorgie, et il a des moyens qui lui sont propres de forcer chacun de ses individus à l’obéissance sans recourir à d’autre autorité que la sienne. […] L’action du pouvoir central sur chaque individu dans ce cas est directe et non indirecte [31].

Les Belges n’ignorent pas que les États sudistes ont voulu refonder une confédération – The Confederate State of America – en 1861 pour des raisons d’ailleurs largement économiques. C’est la cause principale de la Guerre civile.

3. L’État (con)fédéral en Belgique ?

Durant l’Entre-deux-guerres, dans un contexte marqué par la résurgence de projets autonomistes flamands portés par le Frontpartij et les partis fascisants Vlaams Nationaal Verbond (VNV) ou Verdinaso [32], les Wallons vont s’intéresser à nouveau de très près à ces questions, en particulier Fernand Dehousse (1906-1976), professeur de droit constitutionnel à l’Université de Liège, et Georges Truffaut (1901-1942), député socialiste liégeois, un des animateurs de l’Action wallonne avec Jean Rey et Marcel Thiry, notamment. Dans une étude que Truffaut et Dehousse signent en 1938 et qui est intitulée L’État fédéral en Belgique, ils indiquent que, à côté du fédéralisme dont la définition n’est pas unique puisqu’il désigne des formes diverses d’association entre deux ou plusieurs collectivités humaines, existe la Confédération d’États. Celle-ci, écrivent-ils, n’est pas aisée à caractériser, car il s’agit ici aussi, d’un mode très variable d’association. Souvent, notent-ils encore, la Confédération d’États se distingue assez peu de l’État fédéral [33]. Ces différentes formes sont donc le produit de l’histoire non de la raison, idée que le professeur Fernand Dehousse – et futur ministre des réformes institutionnelles du gouvernement de Gaston Eyskens en 1971-72 – répétera toute sa vie [34], à la suite de Jules Destrée. Dans un autre texte éclairant, daté de 1947, le professeur rappellera que les chercheurs ont consacré à ces concepts une abondante littérature qui pourrait remplir toute une bibliothèque et que la science politique ne sait toujours pas à quoi s’en tenir à ce sujet. Dès lors, indique-t-il à la manière de de Laveleye, toute la question est là, et elle n’est pas simple : où finit la Confédération d’États (le Staatenbund des Allemands) et où commence l’État fédéral (dénommé, par les mêmes, Bundesstaat). La réponse, dit Dehousse, est toute empirique : c’est le volume des attributions respectivement dévolues au pouvoir central dans la Confédération d’États et dans l’État fédéral. Si ce volume est réduit, on a, à notre avis, affaire à une Confédération d’États. S’il est important, l’association est un État fédéral [35]. Plus tard, lors d’un colloque organisé par l’Institut Destrée, en 1976, Fernand Dehousse évoquera comme autre différence l’existence ou non du droit de sécession [36]. Lors du Congrès national wallon de 1945 néanmoins, le professeur avait préconisé ce droit pour la Wallonie, considérant devant ses amis que le fédéralisme constituait un dernier essai de vie en commun dans le cadre de la Belgique [37].

1936-37 constitue un autre moment important pendant lequel le confédéralisme va se manifester en Wallonie. Lorsque Léon Blum (1872-1950) constitue le gouvernement du Front populaire, le 4 juin 1936 à Paris, en le fondant sur une majorité composée de communistes, de socialistes et de radicaux de gauche, certains à Bruxelles s’inquiètent du régime qui se met en place dans la République. Par le discours du roi du 14 octobre 1936, le Gouvernement de Paul Van Zeeland (1893-1973) et de Paul-Henri Spaak (1893-1973) dénonce les accords militaires signés avec la France depuis le 7 septembre 1920. Ces accords d’États-majors donnaient pourtant quelques espoirs de résister à l’Allemagne devenue hitlérienne depuis 1933. Face au retour à une neutralité dite des “mains libres”, y compris de s’accommoder du Reich, comme Léopold III tentera de le faire plus tard, les Wallons s’exaspèrent. Le 21 novembre 1937, Arille Carlier (1887-1963), personnalité libérale carolorégienne, s’exprime au Congrès du mouvement La Concentration wallonne réuni à Tournai, pour revendiquer la reconnaissance de la souveraineté de l’État wallon, lequel doit avoir ses propres pouvoirs constitutionnels : législatif (un Parlement wallon), exécutif et judiciaire, ainsi que les autres attributs de la souveraineté extérieure : défense nationale, traités de commerce). En effet, pour l’ancien avocat stagiaire de Jules Destrée, la doctrine fédéraliste considérant les affaires étrangères comme une chose commune, il faut, dit-il, aller plus loin. Ce que Arille Carlier revendique alors, c’est la transformation de l’État belge unitaire et centralisé en une Confédération d’États : Wallonie, Bruxelles, Flandre. Le lien belge est maintenu par une union réelle ou personnelle [38]. Aux réticences des députés socialistes liégeois François Van Belle et Georges Truffaut, présents, qui demandent qu’on attende la fin des travaux de la Commission mise en place à Liège sous la présidence de Fernand Dehousse pour préparer un projet de fédéralisme, Carlier répond que le fédéralisme impliquant une politique étrangère commune ne convient plus et que la Wallonie entend disposer librement d’elle-même dans tous les domaines [39]. La résolution n’est finalement que très légèrement amendée. L’ordre du jour qui est voté affirme que la Wallonie ne pourra atteindre son idéal national, dans le cadre belge, que si la Belgique prend la forme d’États-Unis de Flandre, de Bruxelles et de Wallonie [40].

Cette revendication de la Concentration wallonne montre à nouveau le caractère fluctuant du périmètre de l’État fédéral face à des enjeux que l’on peut qualifier de vitaux. Vitaux en effet, car, comme l’indiquait Jean Rey (1902-1983) un an plus tard : la neutralité, dans l’Europe de 1938, c’est en réalité la résignation devant une éventuelle servitude, c’est l’acceptation de la défaite de nos idéaux, c’est l’acceptation de vivre en nation d’esclaves plutôt que de combattre en peuple d’hommes libres [41]. Quelle formidable clairvoyance, tellement différente de la cécité de Paul-Henri Spaak [42] ! Aujourd’hui, en Belgique, les relations internationales sont attribuées aux entités qui disposent de la compétence considérée. Régions et communautés possèdent ainsi la capacité de signer des traités internationaux pour ce qui relève des compétences qui leur ont été transférées.

C’est aussi dans un contexte dramatique, celui de la Seconde Guerre mondiale, qu’un projet  clandestin voit le jour à l’initiative de la Fédération liégeoise du Parti socialiste belge et de sa Commission des Affaires wallonnes. Fernand Dehousse, qui y a largement contribué avec d’autres personnalités comme Jean Marcy, Simon Paque, Léon-Eli Troclet et Paul Gruselin, le qualifiera de vraiment très avancé et qui, même s’il conserve des éléments de l’État fédéral, se rapproche même beaucoup plus d’une Confédération étant donnée l’étendue des compétences qu’il donne aux États fédérés [43]. Le projet se présente sous forme de 14 résolutions. La résolution 2 indique que la Commission se prononce pour un système fédéral à trois membres, tout en indiquant à la résolution 3 que :

1° La Belgique est une Confédération d’États comprenant trois parties : Bruxelles, la Flandre, la Wallonie ;

2° Dans les États, tous les pouvoirs émanent de la collectivité ; dans la Confédération, ils émanent des États. La Confédération n’a d’autres attributions que celles qui lui sont expressément déléguées par les États ;

3° Le droit de sécession est reconnu à chacun des États membres (…) [44]. Notons que l’État bruxellois est composé des 19 communes de l’agglomération, même s’il peut être étendu par référendum. Le projet précise qu’un sort spécial pourrait être réservé au sein de la confédération aux cantons d’Eupen et de Saint-Vith ainsi qu’aux communes allemandes du canton de Malmedy. Nous sommes en 1944…

Ainsi, le confédéralisme est inscrit de manière presque aussi nette que le fédéralisme dans la revendication wallonne de la fin du XIXe siècle jusqu’à, y compris, la Seconde Guerre mondiale. L’observation de l’Après-Guerre ne fait pas apparaître une autre dynamique même si, le fédéralisme aboutissant, le confédéralisme sera diabolisé comme une menace. Comme l’avaient été la séparation administrative et le fédéralisme avant lui.

À suivre : Le confédéralisme, spectre institutionnel (3),  Une dialectique endogène  (1946 – 1995)

Philippe Destatte

PhD2050

 

[1] Thierry CHOPIN, Olivier Beaud, Théorie de la Fédération, dans Critique internationale, vol. 46, n° 1, 2010, p. 187-193. – Olivier BEAUD, Théorie de la fédération, Paris, PuF, 2ed., 2009. – Le juriste français n’hésite d’ailleurs pas à repartir de la définition du philosophe allemand Samuel Pufendorf (1632-1694) qui a inauguré la pensée politico-juridique moderne relative au phénomène fédéral. Selon Pufendorf, la confédération consiste en ce que plusieurs peuples, sans cesser d’être autant d’États distincts, s’unissent pour toujours en vue de leur conservation et de leur défense mutuelle, faisant pour cet effet dépendre de leur commun consentement l’exercice de certaines parties de leur souveraineté. Samuel PUFENDORF, Du droit naturel et des gens (De iure naturae et gentium), dans Œuvres complètes, Gesammelte Werke, Bd 4, 2 Teil, Berlin, Akademie Verlag, 1998, p. 685, cité dans Olivier BEAUD, Théorie de la Fédération…, p. 17. Beaud se réfère aussi au juriste italien Pellegrino Rossi qui définissait ainsi la (con)fédération en 1832 : Toute Confédération (Confederazione) est un état intermédiaire entre l’indépendance absolue de plusieurs individualités politiques et leur complète fusion dans une seule souveraineté. Ibidem, p. 17. – Yves LEJEUNE, L’État fédéral est-­il une bonne clé pour comprendre le fédéralisme. Un commentaire du livre d’Olivier Beaud, Théorie de la Fédération, dans Revue belge de Droit constitutionnel, 2009/2.

[2] Robert DEMOULIN, Les journées de septembre 1830 à Bruxelles et en province, Etude critique d’après les sources, p. 71n, Paris, Droz – Liège, Faculté de Philosophie et Lettres, 1934. – voir une lettre de de Potter à Gendebien écrite à Paris le 31 août 1830 où le premier évoque une “séparation administrative et parlementaire”. Théodore JUSTE, La Révolution belge de 1830, Appendice, p. 172, Bruxelles, 1872. – R. DEMOULIN, La Révolution de 1830, p. 24, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1950.

[3] Théodore JUSTE, Histoire de la Révolution belge de 1790, précédé d’un tableau historique du règne de l’Empereur Joseph II et suivie d’un coup d’œil sur la Révolution de 1830, vol. 2, p. 33 et 43, Bruxelles, Jamar, 1846.

[4] Séparation de la Hollande et de la Belgique, 22 octobre 1830, p. 43, Amsterdam, Diederichs Frères, 1830. (De Scheiding van Holland en België, ibidem). – R. DEMOULIN, Les journées…, p. 37.

[5] La division des deux parties du pays au point de vue des opinions deviendra plus sensible encore par la question des langues. La scission qui se fera au Parlement entre les deux éléments dont se compose le pays ira s’accentuant, et du Parlement s’étendra au reste du pays. Les Wallons perdront tout espoir de ramener l’entente avec les habitants de la partie flamande du pays sur le terrain politique ; la question des langues achèvera le divorce, et de là à une séparation administrative, il n’y aura qu’une faible distance. Gazette de Charleroi, 2 septembre 1894, p. 1.

[6] “Comité exécutif” dans L’Ame wallonne, 1er janvier 1898, n°1, p. 1. – Julien DELAITE, Étude d’un régime séparatiste en Belgique, Rapport présenté au Congrès wallon de Liège, p. 6, Liège, M. Thone, 1912.

[7] Sur cette lettre, voir Ph. DESTATTE, Catherine LANNEAU et Fabrice MEURANT-PAILHE dir., Jules Destrée, La Lettre au roi , et au-delà, 1912-2012, Liège-Namur, Musée de la Vie wallonne-Institut Destrée, 2013.

[8] Le député limbourgeois et ministre d’État catholique Joris Helleputte (1852-1925) n’était d’ailleurs pas contredit lorsqu’il affirmait à la Chambre en 1920 que l’autonomie politique pouvait s’entendre dans des sens différents : est-ce la séparation du pays en deux régions autonomes, ayant un souverain commun, réalisant ainsi un système d’union personnelle -, sous la souveraineté du roi Albert ? Ou bien est-ce la séparation absolue de façon à constituer deux pays distincts? Nous ne le savons pas très bien. De tout temps d’ailleurs, ceux qui se sont réclamés de la séparation administrative se sont gardés de définir leur système. L’honorable M. Destrée lui-même n’a jamais donné à cet égard des précisions à la Chambre. Je connais évidemment moins bien ce qui se passe au dehors ; ceci a d’ailleurs moins d’importance et moins d’autorité… Annales parlementaires, Chambre, 9 mars 1920, p. 502.

[9] Jules DESTREE, Wallons et Flamands… #, p. 152. – On peut évidemment contester l’idée que le concept n’avait rien d’effrayant, notamment si on se souvient de la résolution du congrès de juillet 1912 : “Le Congrès, toutes réserves faites au sujet des formes à donner à l’idée séparatiste ; émet le vœu de voir  la Wallonie séparée de la Flandre en vue de l’extension de son indépendance vis-à-vis du pouvoir central et de la libre extension de son activité propre ; désigne aux fins d’étudier la question une Commission, à raison d’un membre par quarante mille habitants.” #

[10] Paul DELFORGE, La Wallonie et la Première Guerre mondiale, Pour une histoire de la séparation administrative, p. 140, Namur, Institut Destrée, 2008.

[11] Albert MOCKEL, Camille Lemonnier et la Belgique, dans Mercure de France, tome 22, Avril-juin 1897, p. 101n.

[12] J. DELAITE, op. cit.

[13] Congrès wallon organisé par la Ligue wallonne de Liège, 7 juillet 1912, p. 40, Liège, Imp. Victor Carpentier, 1912.

[14] Traité d’union et établissement du Congrès souverain des Etats Belgiques Unis, Bruxelles, le 11 janvier 1790, dans Recueil des Ordonnances des Pays-Bas, 3e série, t. XIII, p. 418sv, reproduit dans L. VERNIERS, P. BONENFANT et F. QUICKE, Lectures historiques, L’Histoire d’après les sources, Histoire de Belgique, t. II, p. 229, , Bruxelles, De Boeck, 1936.

[15] Henri PIRENNE, Histoire de Belgique, vol. 3, p. 245, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1950.

[16] Ces provinces mettent en commun, unissent et concentrent la puissance souveraine ; laquelle elles bornent toutefois et restreignent aux objets suivants : à celui d’une défense commune ; au pouvoir de faire la paix et la guerre, et par conséquent, à la levée et l’entretien d’une armée nationale ; ainsi qu’à ordonner faire construire et entretenir les fortifications nécessaires ; à contracter des alliances, tant offensives que défensives, avec les puissances étrangères ; à nommer envoyer et recevoir, des résidents ou ambassadeurs, ou autres agents quelconques ; le tout par l’autorité seule de la puissance ainsi concentrée,  et sans aucun recours aux provinces respectives. L’on est convenu en même temps, de l’influence que chaque province, par ses députés, aura dans les délibérations et sur les objets repris dans le présent traité (Article 2).

[17] H. PIRENNE, Histoire de Belgique…, vol. 3, p. 245-246.

[18] Cette union sera stable, perpétuelle, irrévocable. Il ne sera libre à aucune province, ni à plusieurs, pas même à la pluralité, de rompre cette union, ou de s’en séparer, sous prétexte ou d’après un motif quelconque. (Article 11). Traité d’union et établissement du Congrès souverain des Etats Belgiques Unis…, op. cit, p. 229.

[19] Pierre BARY, Le provincialisme dépassé pour les socialistes wallons, C’est la Wallonie tout entière qui constitue une région, La création d’un exécutif et d’une assemblée à l’ordre du jour du prochain congrès de Verviers, dans Le Soir, 31 octobre 1967, p. 2.

[20] P. DELFORGE, Un siècle de projets fédéralistes…, p. 31. – Les projets (con)fédéralistes à base provinciale restent d’actualité chez certains chercheurs, voir par exemple : Filip REYNTJENS, Onze provincies als deelstaten, in De Standaard, 4 Juli 2019, p. 36. F. Reyntjens est professeur émérite en Droit et Politique – Institute of Development Policy (IOB) à l’Université d’Anvers.

[21] PhD Identité wallonne et fédéralisme

[22] Emile de LAVELEYE, La forme nouvelle du gouvernement aux Etats-Unis et en Suisse, dans La Revue des Deux Mondes, t. 77, 1886, p. 626-650. – La transformation du gouvernement local aux Etats-Unis, dans Revue des Deux Mondes, t. 94, 1887, p. 638-668. – James BRYCE, The Predictions of Hamilton and De Tocqueville,  – J. BRYCE, The American Commonwealth, Macmillan and Co, 1888.

[23] E. de LAVELEYE,  p. 71,

[24] Ibidem, p. 72. – (…) it will be the interest of each state to pay as little itself and to let its neighbors pay as much as possible. Particular interests have always more influence upon men than general. The several states therefore consulting their immediate advantage may be considered as so many eccentric powers tending in a contrary direction to the government of the union ; and as they will generally carry the people along with them, the confederacy  will be in continual danger of dissolution. Alexander HAMILTON, Speech to the New York Assembly, February 15, 1787, in Carson HOLLOWAY & Bradford P. WILSON, The Political Writings of Alexander Hamilton, Vol. 1, 1769-1789, p. 283, New York, Cambridge University Press, 2017.

[25] E. de LAVELEYE, Le gouvernement dans la démocratie…, p. 72.

[26] Ph. DESTATTE, Some questions regarding the birth of Federalist demands in Wallonia, in Ph. DESTATTE, L’idée fédéraliste dans les Etats-nations, Regards croisés entre la Wallonie et le monde, p. 13-35, Bruxelles, Presses interuniversitaires européennes, 1999. – Ph. DESTATTE, L’identité wallonne, Essai sur l’affirmation politique de la Wallonie (XIX-XXèmes siècles), p. 63-64, Charleroi, Institut Destrée, 1997.

[27] E. de LAVELEYE, Le gouvernement…, p. 78.

[28] Ibidem, p. 80.

[29] Même si on peut considérer avec Olivier Beaud le caractère anachronique de voir dans le régime constitutionnel américain des débuts (1787-1861) un Etat fédéral, donc un pouvoir (relativement) centralisé au seul motif que la jurisprudence de la Cour suprême aurait interprété la Constitution dans un sens favorable au pouvoir de l’Union. O. BEAUD, Théorie de la fédération…, p. 26.  – Jean-Maurice DEHOUSSE, Subsidiarité et coopération dans le système fédéral, dans Ph. DESTATTE e.a., La Wallonie, une Région en Europe, p. 335, Nice-Charleroi, CIFE-Institut Destrée, 1997.

[30] Thierry CHOPIN, Tocqueville et l’idée de fédération, dans Revue française d’Histoire des Idées politiques, vol. 13, n° 1, 2001, p. 73-103.

[31] Th. CHOPIN, Tocqueville et l’idée de fédération…,op. cit.

[32] P. DELFORGE, Mouvement wallon et fédéralisme, dans Ph. DESTATTE, L’idée fédéraliste dans les Etats-nations, Regards croisés entre la Wallonie et le monde, p. 286, Bruxelles, Presses inteuniversitaires européennes, 1999.

[33] Georges TRUFFAUT & Fernand DEHOUSSE, L’Etat fédéral en Belgique, p. 14-15, Liège, Editions de l’Action wallonne, 1938. – http://www.sfdi.org/wp-content/uploads/2014/03/MelRousseau.pdf

[34] Chaque groupe d’Etats se conforme, en fait, aux conditions qui sont les siennes et qui diffèrent d’un groupe à l’autre. Les formes de fédéralisme sont, dès lors, le produit de l’histoire, non celui d’on ne sait quelle raison abstraite. C’est là une constatation d’une portée capitale (…) Fernand DEHOUSSE, Le Fédéralisme et la Question wallonne, Congrès des Socialistes wallons, 5 et 6 juillet 1947, p. 11, La Louvière, ICO, 1947. – F. DEHOUSSE, Les projets fédéralistes de 1938 à nos jours, p. 27, dans Jacques LANOTTE éd., L’histoire du Mouvement wallon, Journée d’étude de Charleroi, le 26 février 1976, p. 27, Charleroi, Institut Destrée, 1978. – Fernand Dehousse n’est d’ailleurs pas le seul à défendre cette idée, voir par exemple Paul REUTER, Confédération et fédération : “vetera et nova”, dans La Communauté internationale, Mélanges offerts à Charles Rousseau, p. 1999-218, Paris, Pedone, 1974. http://www.sfdi.org/wp-content/uploads/2014/03/MelRousseau.pdf-

“les structures fédérales ne relèvent d’aucune règle juridique générale que celle-ci soit de droit international ou de droit constitutionnel ; chacune d’entre elles ne relève que du droit constitutionnel qui lui est propre.

[35] F. DEHOUSSE, Le fédéralisme et la question wallonne…, p. 12-15.

[36] F. DEHOUSSE, Les projets fédéralistes…, p. 28.

[37] F. DEHOUSSE, L’autonomie de la Wallonie dans le cadre de la Belgique, dans Le Congrès de Liège des 20 et 21 octobre 1945, Débats et résolutions, p. 45, Liège, Editions du Congrès national wallon, s.d., 1945.

[38] Huitième congrès de la Concentration wallonne, Tournai, 21 novembre 1937, Compte rendu officiel, p. 39, Courcelles, Office central de Propagande, sd.

[39] Ibidem, p. 41 et 45.

[40] Ibidem, p. 46.

[41] Jean REY, La politique étrangère de la Belgique, p. 12, Liège, Editions de l’Action wallonne, Octobre 1938.

[42] Ph. DESTATTE, Paul-Henri Spaak et la politique des “mains libres”, Intervention au colloque Paul-Henri Spaak et la France, organisé à Louvain-la-Neuve par le Département d’histoire, les 15 et 16 mai 2006, publié dans Geneviève DUCHENNE, Vincent DUJARDIN et Michel DUMOULIN, Rey, Snoy, Spaak, fondateurs belges de l’Europe, Actes du colloque organisé par la Fondation Paul-Henri Spaak et l’Institut historique belge de Rome, en collaboration avec le Groupe d’Etudes d’Histoire de l’Europe contemporaine, à l’Academia Belgica à Rome, 10-11 mai 2007, p. 57-77, Bruxelles, Bruylant, 2007.

[43] F. DEHOUSSE, Les projets fédéralistes…, p. 31.

[44] On en trouve une description précise dans Paul DELFORGE, Un siècle de projets fédéralistes pour la Wallonie, 1905-2005, p. 70-71, Charleroi, Institut Destrée, 2005. – Commission des Affaires wallonnes de la Fédération liégeoise du PSB, Projet d’instauration du fédéralisme en Belgique, Liège, Société d’impression et d’édition, (1944). – Freddy JORIS, Les Wallons et la réforme de l’État, DE l’État unitaire à L’État “communautaire et régional” (1890-1970), p. 202, Charleroi, Institut Destrée, 1998.

Liège, le 21 janvier 2017

L’initiative prise par le président de l’asbl Le Grand Liège, Michel Foret, dédiée à la mobilisation des forces vives liégeoises, est particulièrement bienvenue [1]. L’ancien ministre wallon de l’Aménagement du Territoire et ancien gouverneur de la province de Liège, qui a pris la succession d’une série de personnalités remarquables, de Georges Truffaut [2] à Jean-Maurice Dehousse, a en effet décidé, voici quelques mois, de saluer les 80 ans de cette association fondée en 1937, pour réfléchir à l’avenir de Liège à l’horizon 2037. Ainsi, Michel Foret et le Grand Liège se sont-ils inscrits dans la logique volontariste du fondateur de cet organisme, le député Georges Truffaut, lui qui disait veiller à être toujours en première ligne. Et qui – c’est plus rare – le faisait vraiment [3].

 

Photo “Le Grand Liège”

Consolider la prospective liégeoise et wallonne

La réflexion ouverte par le président du Grand Liège s’est accélérée à la mi 2016. Lorsque Michel Foret, après avoir travaillé avec le groupe de personnalités qui ont réfléchi aux trajectoires de la Wallonie à l’horizon 2036 [4], s’est interrogé sur la démarche prospective qu’il souhaitait entamer, il s’est avéré que, pour être bien consolidée, celle-ci nécessitait au moins quatre ingrédients.

  1. Une capacité d’habiter le temps le temps, c’est-à-dire de développer des visions de long terme, de jouer sur les temporalités, d’explorer les couloirs du temps, de rechercher les bifurcations, les alternatives, les nouvelles trajectoires. Le Grand Liège le fait d’emblée, se prête à ce jeu en articulant trois dates clés : 1937, date de sa fondation, le présent en 2017 et 2037, l’année des 100 ans du Grand Liège, horizon d’un redéploiement possible et solide du territoire liégeois. Comme je suis toujours en appétit de long terme, j’ajouterai naturellement 2097, qui est évidemment le miroir de la distance entre 1937 et aujourd’hui, ainsi qu’un clin d’œil à mon ami et collègue prospectiviste Thierry Gaudin qui, depuis le début des années 1990 travaille à l’horizon 2100 [5].
  1. Une capacité d’intelligence collective, collaborative, permettant, par la transdisciplinarité, d’appréhender, d’analyser les systèmes complexes, de réunir les facultés permettant de comprendre le présent et d’anticiper les évolutions possibles du système et de ses variables. Le Grand Liège a réuni à plusieurs reprises, et actuellement encore, un certain nombre de personnalités – acteurs, entrepreneurs et chercheurs innovants – capables de mobiliser adroitement cette intelligence collective.
  1. Comme le soulignait le philosophe André Gorz, l’intelligence ne se développe réellement que si elle a un but, un projet précis, un désir, un besoin [6]. C’est le troisième volet de la prospective, sa vocation même : la volonté stratégique, le changement. La prospective est une réflexion créatrice, totalement orientée vers l’action. Tous les hommes rêvent : mais pas de la même façon, écrivait Lawrence dans les Sept piliers de la sagesse (1926). Et il ajoutait : ceux qui rêvent la nuit dans les recoins poussiéreux de leur esprit séveillent au jour pour découvrir que ce nétait là que vanité : mais les rêveurs du jour sont dangereux, car ils peuvent jouer leur rêve les yeux ouverts pour le rendre possible [7]. C’est ce que le jeune officier britannique, immortalisé par le magnifique Peter O’Toole dans Lawrence d’Arabie, avait fait lors de sa participation à la révolte arabe de 1916 à 1918. Par les multiples initiatives qu’il a prises, par son souci d’ouverture sur le monde, le Grand Liège a montré, au fil de ses 80 ans, sa capacité d’anticiper un certain nombre de mutations et sa volonté de transformation de Liège avec des projets concrets. Georges Truffaut était avant tout un homme d’action, tout comme ceux qu’il a pu réunir autour de lui – je pense à des hommes de premier plan comme Fernand Dehousse ou Jean Rey -, et comme ceux qui lui ont succédé à la tête de l’association.
  1. Le quatrième ingrédient de la prospective est la liberté. Liberté méthodologique, liberté d’expression, ce qui signifie dire le vrai. Nous devons, dit avec raison Edgar Morin, sans cesse lutter pour ne pas croire à nos illusions [8]. La sagesse réside donc dans le refus de la dogmatisation, dans la confrontation constante, régulière, quotidienne, de nos idées à notre expérience réelle. Il n’est de transformation durable que dans l’action concrète, jamais dans la seule communication. Pourtant, très dernièrement, au Val Saint-Lambert, Gérard Lamarche, nous disait – un peu grinçant – que ce que les Wallons avaient développé de mieux c’était le marketing, au sens de la communication. Ainsi, pour introduire sa conférence sur la question de savoir Comment relancer l’économie en Wallonie ?, l’administrateur délégué de GBL affichait sans enthousiasme une récente couverture du journal parisien Libération qui présentait la Région Wallonie sous la forme d’un village gaulois. C’est néanmoins une image enjolivée de la Wallonie que nous n’avons cessé de valoriser depuis plus de 15 ans pour, disait-on, “créer un climat favorable aux affaires”, sans nous rendre toujours compte de la distorsion entre cette image et la réalité du terrain. Or, aujourd’hui, si nous voulons nous rendre compte de l’ampleur des mobilisations à mener, des efforts à fournir, et distinguer la trajectoire entre la vérité d’aujourd’hui et les objectifs souhaitables de demain, nous devons déciller nos yeux aveuglés. Regardons-nous tels que nous sommes dans le miroir, sinon nous finirons par ressembler au héros du roman d’Oscar Wilde. C’est un ministre-président liégeois, Melchior Wathelet Senior, qui disait dans les années 1980 qu’un fait est toujours plus fort qu’un ministre-président.

2. Des mutations en cours, qui appellent à s’engager et s’investir

Évoquer les mutations en cours qui impacteront demain le développement du territoire d’action du Grand Liège consiste avant tout à donner une grille de lecture succincte et globale de ces transformations. J’ai décrit plus précisément ailleurs [9] ce modèle en le dénommant Nouveau Paradigme industriel :

  1. un approfondissement et une extension de la société industrielle et de sa civilisation – pour parler comme Fernand Braudel -, c’est-à-dire de notre manière de penser, de nous penser, et de notre mentalité. C’est la poursuite de notre société capitaliste et machiniste qui néanmoins intègre et se nourrit de nouvelles vagues d’innovations, mais qui n’en modifient pas fondamentalement les structures ;
  2. la seconde mutation, née de la fin des années 1960, puis surtout des années 1980, est celle de la poursuite de la transition progressive vers une ère dite cognitive dont la révolution affecte l’organisation de tous les domaines de la civilisation, tant la production que la culture. Cette métamorphose est marquée par la convergence entre, d’une part, les technologies de l’information et de la communication et, d’autre part, les sciences de la vie. Sur le long terme, le mouvement est plus large et plus important qu’on ne l’imagine communément: il  pourrait s’étendre encore progressivement sur un siècle et demi à deux siècles ;
  3. la troisième mutation se développe sur la prise de conscience, développée également depuis les années 1960, que nous vivons dans un système clos et fragile, et que nous le menaçons par la croissance démesurée de nos activités. Le développement durable nous impose de maximiser l’efficience des ressources utilisées et de limiter les impacts environnementaux de nos activités pour rechercher un nouvel équilibre, une nouvelle harmonie entre les êtres humains autant que entre les êtres humains et la nature.

Le Nouveau Paradigme industriel du XXIème siècle est la conjonction de ces trois mouvements intimement imbriqués, dont deux se superposent historiquement et progressivement l’un à l’autre. Les défis qui en découlent sont connus : le défaut d’innovation, la pression sur les ressources, les coûts énergétiques, le changement climatique et la transformation du contexte entrepreneurial. On peut également les formuler sous forme de questions pressantes posées à l’avenir :

Comment renforcer l’industrie avec les innovations de la Révolution cognitive ?

Comment voulons-nous concrètement appliquer les principes de l’économie circulaire à toutes les activités de la chaîne de valeur pour aboutir à un modèle sans déchet dans l’industrie de l’avenir ?

Comment voulons-nous réduire la consommation d’énergie afin d’améliorer la compétitivité de l’industrie ?

Comment voulons-nous préparer les différents acteurs, et en particulier les entreprises, à l’économie sans carbone ?

Comment construire un réel partenariat entre politiques, société civile et entreprises pour créer une gouvernance multiniveaux positive et dans laquelle tous sont gagnants ?

3. Dans quel processus prospectif le Grand Liège s’inscrit-il ?

Pour définir rapidement un diagnostic prospectif détaillé sur l’évolution de la province de Liège dans la Wallonie, la Belgique, l’Europe et le monde, il s’agit d’avoir en tête les travaux récents des acteurs et opérateurs liégeois et wallons : d’abord notre université et la trentaine d’institutions qui forment le Pôle académique Liège-Luxembourg dont elle est le moteur principal, ensuite les outils territoriaux comme le GRE, la SPI, Liège Together, Meusinvest, l’AREBS, Liège Europe Métropole, l’Instance Bassin – Enseignement qualifiant – Formation – Emploi, enfin les outils régionaux : le Conseil économique et social de Wallonie, le Groupe SRIW-SOGEPA-Sowalfin, le SPW, l’UWE, le Forem, la CPDT, l’AEI, l’IWEPS, l’AWEX, etc. Nous y trouvons des données, des évolutions potentielles, des stratégies déjà bien élaborées. Nous devons aussi nous nourrir des travaux des pôles de compétitivité et de quelques grandes entreprises ou associations comme l’IDD. Complémentairement, Alain Malherbe, docteur en Art de Bâtir et Urbanisme, coordinateur scientifique au CREAT (UCL) et à la CPDT, a élaboré un panorama des évolutions qui impactent et impacteront le territoire d’action du Grand Liège. Il l’a fait à partir de ses travaux personnels, notamment de sa thèse de doctorat sur “Liège et son hinterland transfrontalier” [10], mais aussi sur base de l’analyse territoriale qui vient d’être réalisée dans le cadre du Schéma de Développement territorial wallon (SDT) par la Conférence permanente du Développement territorial (CPDT) et dont il est une des principales chevilles ouvrières. Ce travail doit être complété par les regards et constats dressés lors des tables rondes organisées par le Grand Liège et portant sur deux enjeux prioritaires déjà identifiés lors des courts séminaires de septembre, octobre et novembre : la Mobilisation des atouts régionaux, et Dynamisme et attractivité liégeois.

La première table ronde, animée par Jacques Pélerin, président du Comité exécutif du GRE-Liège, essaie donc de répondre à la question de savoir comment améliorer les performances socio-économiques de la province de Liège pour qu’elle devienne une locomotive du développement wallon ? Ce macro-enjeu peut se décliner sous forme d’au moins quatre enjeux plus focalisés :

– comment renforcer l’efficacité de nos systèmes de développement ?

– comment bénéficier des atouts de l’Université, des hôpitaux et des entreprises du secteur dans les importantes mutations à venir au sein du pôle de santé liégeois ?

– comment créer une véritable convergence entre le pôle culturel et le pôle Image d’une part, et le développement économique de l’autre ?

– comment faire en sorte que toutes les catégories de population connaissent des retombées en termes d’emploi et de cohésion sociale, en particulier grâce au progrès technologique ?

La seconde table ronde, animée par Philippe Suinen, président de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Wallonie, tente de répondre à la question de savoir comment capter une partie des flux de l’économie globalisée vers une métropole qui se donne une véritable vocation régionale, nationale et internationale ? Cela implique de s’interroger sur les enjeux suivants :

– comment resituer la province de Liège dans le cadre international et faire de Liège un moteur dans l’Euregio ?

– comment faire en sorte que les connexions rapides de Liège avec Bruxelles renforcent la dynamique liégeoise plutôt que la dépendance de Liège avec Bruxelles ?

– comment faire de Liège un pôle de référence et la placer en position de leadership sur des réseaux européens performants ?

– comment interagir avec l’immigration pour bénéficier de ses réseaux et valoriser des potentiels culturels, linguistiques et sociaux au profit du développement liégeois et wallon ?

En termes de méthode, la prospective fuit la logique classique, pourtant chère aux grands bureaux de consultants, selon laquelle un diagnostic du présent génère des enjeux auxquels répond linéairement une stratégie. Au contraire, identifiant des enjeux de long terme sous forme de questions adressées à l’avenir, la prospective construit une stratégie sur base d’une trajectoire souhaitable destinée à atteindre une vision du futur désiré qu’elle s’est attaché à décrire précisément en travaillant avec les parties prenantes.

4. Plus de démocratie, un meilleur développement et trois inquiétudes

La question que nous avons à nous poser par rapport à nos temporalités est celle de savoir quelle est notre vision de Liège en 2037 – voire 2097, si l’on veut se donner de la marge de manœuvre pour des projets d’envergure – mais c’est plus difficile à concevoir. Dans le cadre de nos travaux sur La Wallonie au futur, nous avions qualifié cette vision en appelant de nos vœux une Région que nous espérions plus démocratique, donc pratiquant aussi davantage la bonne gouvernance impliquant les acteur, autant que les citoyennes et citoyens, en s’inscrivant dans un meilleur développement.

Ces dernières années, ces derniers mois, ces dernières semaines même, j’ai eu l’occasion de décrire la trajectoire de Liège et de sa province, en disant tout le bien que je pense des mobilisations en cours à l’initiative de ses principaux acteurs, en particulier Liège 2017 puis Liège Together, ainsi que le GRE-Liège [11]. Mais nul besoin d’ajouter des fleurs aux fleurs : je viens de dire pourquoi. Aujourd’hui, je veux exprimer trois inquiétudes qui se sont confirmées récemment.

La première inquiétude porte, en ce qui concerne Liège comme en ce qui concerne la Wallonie, sur la faible intensité des moyens publics consacrés à la reconversion quand on les compare à l’ampleur des moyens disponibles. Quelle que soit la qualité des initiatives prises – et je crois que la plupart des politiques d’innovation verticales ou horizontales qui sont menées sont très pertinentes -, on n’y consacre en fait que des marges budgétaires qui ne permettent pas, ou de très loin, d’atteindre les masses critiques nécessaires au décollage de l’économie régionale. Tout comme pour le Plan Marshall, on n’investit globalement guère plus que 3 ou 4% des budgets publics. Il apparaît donc nécessaire d’inverser cette logique et de consacrer l’essentiel des moyens collectifs au redéploiement.

Ma deuxième inquiétude est motivée par la faiblesse des investissements en Recherche-Développement. Alors que chaque Wallonne ou Wallon consacre annuellement en moyenne 743,6 euros à la R&D, ce montant est surfait au niveau territorial par la puissance des investissements de recherche du Brabant wallon où chaque habitant-e y consacre en moyenne 4.342 euros, ce qui est considérable si l’on sait que la moyenne belge n’est que de 855 euros. Quant à la moyenne des dépenses de R&D par habitant dans la province de Liège, elle n’est que de 405 euros, soit moins de la moitié de la moyenne belge et 150 euros de moins que la moyenne européenne. Ces chiffres Eurostat qui portent sur l’année 2013 ont été publiés fin 2016 [12]. On peut craindre qu’ils se soient encore dégradés ces trois dernières années. Certes, les pouvoirs publics ne sont pas nécessairement en première ligne de notre recherche-développement même si les crédits de Politique scientifique de la Wallonie sont passés de 172,2 millions d’euros en 2003 à 338,6 millions d’euros dix ans plus tard [13]. Mais les entreprises y prennent une part particulièrement large en Wallonie : 78,5% (soit plus de 2,1 milliards d’euros) contre 20,2% pour ce qui concerne l’enseignement supérieur et les centres de recherche agréés, ceux-ci représentant environ 3% [14].

Ma troisième inquiétude porte sur la cohésion sociale. En 2015, 15,6 % des jeunes de la province de Liège sont sans emploi et sans formation (NEETs). Ce pourcentage dépasse depuis deux ans la moyenne wallonne et est plus de trois points au-dessus des moyennes belge et européenne [15]. Les dernières mises à jour (21 décembre 2016) du taux d’emploi d’Eurostat pour les 20 à 64 ans sur les NUTS2 affichent un taux de 60,8 % pour la Province de Liège pour 61,5 % de moyenne wallonne (dont 69,2 % pour le Brabant wallon), 67,2 % pour ce qui concerne la moyenne belge mais 70 % pour la moyenne européenne (28) ou 70,4 % pour la province d’Anvers [16]. Certes, le Hainaut ne fait guère mieux avec un taux d’emploi à 58,0. Néanmoins, comme je l’indiquais dernièrement, l’arrondissement de Liège, avec 57,4 %, est sous le niveau hennuyer [17]. Et ce qui trouble le plus, c’est cette nouvelle convergence entre les trajectoires liégeoises et hennuyères. C’est d’autant plus inquiétant que, comme l’indique très justement le rapport analytique 2015 du Bassin EFE de Liège, l’offre de formation y est riche et diversifiée [18].

Nous ne pouvons à la fois négliger l’affectation de nos moyens publics, nos moyens en R&D et notre jeunesse sans sacrifier notre avenir. Disons-nous aussi que, chaque fois que nous détournons 4.000 euros de notre objectif de redressement, nous nous privons d’un chercheur pendant un mois et nous nous éloignons donc de notre capacité de redéploiement à moyen et long termes.

 5. La métropolisation, c’est l’inscription économique et sociale dans la mondialisation

Si ces différents facteurs sont aussi au centre de nos préoccupations, c’est qu’ils fondent la conception même de la métropolisation liégeoise, en cours ou potentielle. Ainsi, dans la province de Liège, comme dans le Hainaut, et en particulier à Charleroi, on affirme de plus en plus, en s’appuyant sur un discours européen, qui n’est certes pas monolithique, la nécessité de construire des pôles métropolitains. Sans me prononcer sur les espaces qui seraient pertinents pour faire émerger ces pôles, je voudrais attirer l’attention sur le fait que “faire métropole”, comme on dit en France, c’est moins une question de volume ou de densité de population, ou encore de dynamique d’urbanisation que de concentration de valeur à l’intérieur et autour des villes les plus importantes. Les aires métropolitaines représentent des points d’ancrage de l’économie globale, pour reprendre une belle formule de Bernadette Mérenne-Schoumaker, la métropolisation découlant de la globalisation [19]. Comme l’indiquait François Ascher, la métropolisation n’apparaît donc pas simplement comme la croissance des grandes villes et la modification de leurs formes. C’est un processus qui s’inscrit dans des transformations plus fondamentales, qui est profondément dépendant de l’économie internationale et des dynamiques des mutations sociétales [20]. Ainsi, dans ce que Martin Vanier pourrait appeler “la déformation” des territoires, un rôle moteur et croissant est dévolu aux flux matériels et immatériels, aux infrastructures et réseaux économiques et sociaux [21]. Les effets d’agglomération restent évidemment essentiels, y compris dans une économie en dématérialisation [22]. Mais développer une attractivité au travers d’une pauvreté en accroissement, d’une précarité rampante par phénomène de déséconomie d’agglomération [23], et d’institutions de soutien social performantes n’inscrira pas ces provinces, ces communautés urbaines ou ces villes dans une mondialisation harmonieuse [24]. Le risque d’ailleurs est grand que les métropoles assurent la croissance, mais sans développement [25], y compris au sens des aires du futur SDT wallon. Car, au-delà des dynamiques d’innovation qui sollicitent les capacités créatives scientifiques, technologiques et artistiques [26], la métropolisation, c’est d’abord un défi économique et social, c’est l’inscription dans la mondialisation – européenne et globale -, l’échange de nos produits et services avec ceux qui voudront bien les rémunérer, l’acquisition, aux meilleurs prix des produits et services de qualité dont nous avons besoin [27]. C’est cette transaction répétée, ces valeurs acquises par notre positionnement de ville porte [28] potentielle au carrefour de la Flandre, des Pays-Bas et de l’Allemagne, notre créativité et notre travail qui, seuls, peuvent nous permettre d’intégrer l’ensemble de nos populations et celles que nous pourrions accueillir d’ici 2037 ou 2097 dans un projet commun et soutenable. Ce sont ces valeurs, matérielles et immatérielles qui nous permettront de répondre aux questions du sens et de la cohésion sociale sur lesquelles les travaux préparatoires ont tant insisté : comment fait-on vivre les personnes ? Comment favorise-t-on l’emploi ? Comment implique-t-on la population dans les grands défis ?

La prospective, ce n’est pas dire le futur. La prospective, c’est réfléchir ensemble pour comprendre le présent et pour construire un avenir dans lequel nous pouvons toutes et tous nous impliquer. Ce projet que le Grand Liège et son président Michel Foret ont souhaité voir se mettre en place est aujourd’hui le nôtre, collectivement. Il est à la fois modeste et particulièrement ambitieux. Il s’agit, ni plus ni moins, de nous mobiliser pour conforter ou produire deux ou trois idées qui nous positionnent en tant que Liégeoi-se-s et Wallon-ne-s dans le monde de 2037 voire de 2097, en s’inscrivant dans des systèmes territoriaux pertinents et en créant prioritairement de la valeur, afin de ne laisser personne de côté [29].

Philippe Destatte

@PhD2050

[1] Ce texte constitue la mise au net de mon exposé introductif au colloque prospectif Liège à l’horizon 2037 organisé au Palais des Congrès de Liège par l’association Le Grand Liège, le 21 janvier 2017.

[2] Homme politique liégeois, militant wallon (Liège 1901 – Hereford, Grande-Bretagne 1942). Membre à l’athénée de Liège de la Ligue des Lycéens wallons en 1919, il est diplômé en 1922 de l’École de Navigation d’Anvers. Rédacteur à la Wallonie en 1924, il participe aux travaux de la Ligue wallonne. En 1932, il devient conseiller communal de Liège, puis député socialiste (1934) et échevin des Travaux l’année suivante. Partisan convaincu de la réunion à la France, notamment dans les congrès de Concentration wallonne où il s’exprime depuis 1930, il adopte, en 1938, une position conciliante dictée par la situation internationale. Il prépare avec Fernand Dehousse une étude sur l’instauration de L’Etat fédéral en Belgique (1938), projet qui sera déposé au Parlement. Officier de réserve, Georges Truffaut est mobilisé en 1940 mais, le 28 mai 1940, refusant la capitulation, il rejoint l’Angleterre où il fait des propositions à Churchill pour reconstituer une armée et continuer la lutte. Il contribue à organiser les forces belges en Grande-Bretagne et remplit plusieurs missions, notamment en Afrique du Nord. Le 3 avril 1942, il est tué accidentellement, lors d’une exercice près de Londres.

[3] Micheline LIBON, Georges Truffaut, Wallonie : utopies et réalités, coll. Ecrits politiques wallons, Namur, Institut Destrée, 2002.

[4] Philippe DESTATTE, Les trajectoires prospectives de la Wallonie (2016-2036), dans Virginie de MORIAME et Giuseppe PAGANO, Où va la Wallonie ? Actes du cycle de conférences UO-UMONS, p. 65-87, Charleroi, Université ouverte, 2016. – Blog PhD2050, Charleroi, 25 février 2016, https://phd2050.org/2016/02/28/trajectoires-prospectives-de-la-wallonie-2016-2036/

[5] Thierry GAUDIN, 2100, Récit d’un prochain siècle, Paris, Payot, 1993.

[6] André GORZ, L’immatériel, Connaissance, valeur et capital, p. 13-38, Paris, Galilée, 2003.

[7] Thomas Edward LAWRENCE, Les sept piliers de la sagesse, p. 15, Paris, Laffont, 1993 (1926).

[8] Edgar MORIN, Pensée complexe et pensée globale, Paris, Fondation Gulbenkian, 14 avril 2014, reproduit dans Dans quel monde voulons-nous vivre ? 25 réponses d’aujourd’hui, Positive Economy Forum, p. 77, Paris, Flammarion, 2014.

[9] Ph. DESTATTE, Le Nouveau Paradigme industriel : une grille de lecture, Blog PhD2050, 19 octobre 2014. https://phd2050.org/2014/10/19/npi/Cinq défis de long terme pour rencontrer le Nouveau Paradigme industriel, Blog PhD2050, 31 décembre 2014. https//phd2050.wordpress.com/2014/12/31/npi2/

[10] Alain MALHERBE, Mutations et ressources de territorialisation de l’espace transfrontalier Meuse-Rhin sur le temps long : vers une métropole polycentrique transfrontalière ? Louvain-la-Neuve, UCL, 2015.

[11] Ph. DESTATTE, Liège : entre innovation et prospective, Pour une vision renouvelée du système territorial, dans Veille, Le magazine professionnel de l’Intelligence économique et du Management de la Connaissance, Numéro spécial Liège 2017 – Wallonie, n°132, Paris-Vendôme, Juillet-Août 2012, p. 34-36. – Liège 2017 : une voie pour la métamorphose de la Wallonie, Blog PhD2050, 25 novembre 2012, http://phd2050.org/2012/11/25/liege-2017-une-voie-pour-la-metamorphose-de-la-wallonie/ Version actualisée publiée dans Les Cahiers nouveaux, Discours politiques et aménagements du territoire, n°88, Juin 2014, p. 113-116. – Liège au coeur de la reconversion industrielle wallonne, Blog PhD2050, 28 mai 2015, https://phd2050.org/2015/05/28/lriw/

[12] Dépenses totales de R&D en Wallonie et dans les provinces wallonnes (NUTS 2) – 2009-2013 en €/hab. – Eurostat 30.11.2016.

[13] Regards sur la Wallonie, p. 16, Liège, CESW, 2016.

[14] Mais là aussi on peut être préoccupé comme le Conseil wallon de la Politique scientifique par le fait que 60% des investissements sont réalisés dans le hightech (et en particulier la pharmacie 49%) et dans les grandes entreprises ((57,4%). L’insuffisance de la R&D dans les PME et les secteurs traditionnels est donc manifeste. Évaluation de la politique scientifique de la Wallonie et de la Fédération Wallonie-Bruxelles, 2013, Liège, Conseil wallon de la Politique scientifique, 2014. http://www.cesw.be/index.php?page=rapport-d-evaluation-de-la-politique-scientifique

Évaluation de la politique scientifique de la Wallonie et de la Fédération Wallonie-Bruxelles, 2014-2015, Liège, Conseil wallon de la Politique scientifique, p. 29-32, Décembre 2016.

http://www.cesw.be/uploads/publications/fichiers/CPS_rapportEvaluation_2014-2015_web.pdf

[15] Nombre de NEETs (Ni en emploi, ni dans l’éducation ou la formation) en pourcentage de la population âgée de 15 à 24 ans (2010-2015) – NUTS 2 – Eurostat Calculs SPF ETCS -13.10.2016. EU28 (2015) = 12 ; BE (2015) = 12,2 ; W (2015) = 15,0.

[16] Données Eurostat, SPF ETCS, 21 décembre 2016.

[17] Données IWEPS-Steunpunt WSE, données SPF Eco, ONSS, ONSSAPL, INASTI, INAMI, ONEm-St92, BCSS.

[18] Premier Rapport analytique et prospectif, Présentation, Bassin IBEFE de Liège, 2015.

http://bassinefe-liege.be/diagnostic/rapport-analytique-et-prospectif

[19] Guy BAUDELLE, Catherine GUY et Bernadette MERENNE-SCHOUMAKER, Le développement territorial en Europe, Concepts, enjeux et débats, p. 40, Rennes, PuR, 2011.

[20] François ASCHER, Métropolisation, Concentration de valeur à l’intérieur et autour des villes les plus importantes, dans Jacques LEVY et Michel LUSSAULT dir., Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, p. 612-615, Paris, Belin, 2003. – voir aussi Pierre VELTZ, Mondialisation, villes et territoires, Paris, PuF, 2005. – P. VELZ, Paris, France, Monde, Repenser l’économie par le territoire, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2013.

[21] Martin VANIER, La métropolisation ou la fin annoncée des territoires ? dans Métropolitiques, 22 avril 2013. http://www.metropolitiques.eu/La-metropolisation-ou-la-fin.html

[22] Jean-Claude PRAGER, Les élus locaux et le développement économique : de la croissance subie à la recherche d’une stratégie de développement dans la société du savoir, dans Ville et économie, p. 16, Paris, Institut des Villes – La Documentation française, 2004.

[23] G. BAUDELLE, C. GUY et B. MERENNE-SCHOUMAKER, Le développement territorial en Europe…, p. 94 et 208.

[24] Ainsi, selon les Séries statistiques du Marché du travail en Wallonie (Décembre 2016), publiées par l’IWEPS en janvier 2017, les demandeurs d’emploi inoccupés (DEI) dans la province de Liège représentaient toujours 49.387 personnes fin 2016. Le taux de chômage de la ville de Liège était de 25,2% en décembre 2016. La province de Liège comptait, en 2015, 32.441 bénéficiaires du revenu d’intégration sociale (RIS) sur les 89.626 bénéficiaires wallons. Ce chiffre provincial a presque doublé depuis 2001 (17.813) et rectifie ceux donnés en juin 2016 par le CESW (Regards 2016) par une augmentation de plus de 11.000 bénéficiaires en 2015 par rapport au chiffre donné en juin 2016. Données SPF Intégration sociale – IWEPS, 28 octobre 2016.

[25] The State of European Cities 2016, Cities leading the way to a better future, p. 75, European Commission – UN Habitat, 2016. Laurent DAVEZIES, La crise qui vient, La nouvelle fracture territoriale, p. 89, Paris, Seuil – La République des idées, 2012. – L. DAVEZIES, La métropole, joker du développement territorial… sur le papier, dans Revue d’économie financière, n°86, 2006, p. 13-28. http://www.persee.fr/doc/ecofi_0987-3368_2006_num_86_5_4195

[26] Sylvie CHALEYE et Nadine MASSARD, Géographie de l’innovation en Europe, Observer la diversité des régions françaises, p. 22, Paris, DATAR-La Documentation française, 2012.

[27] Cette réflexion renvoie d’ailleurs à celle de Christophe Guilly pour savoir comment élaborer un modèle économique complémentaire (et non alternatif) pour la France périphérique sans évoquer le protectionnisme, qui par ailleurs apparaît aussi comme une entrave aux métropoles ? C. GUILLY, La France périphérique, Comment on a sacrifié les classes populaires, p. 176, Paris, Flammarion, 2015.

[28] G. BAUDELLE, C. GUY et B. MERENNE-SCHOUMAKER, Le développement territorial en Europe…, p. 227.

[29] Walang iwanan : “Ne laisser personne de côté” Gawad Kalinga. Voir Tony MELOTO, “Nous ne devons laisser personne de côté“, dans Dans quel monde voulons-nous vivre…, p. 89.

Namur, Parlement de Wallonie, 21 novembre 2015 [1]

Cinquante ans s’étaient écoulés depuis 1940, lorsque Wallonie libre m’avait demandé, le 16 juin 1990, de prendre la parole à la commémoration organisée à Verviers, sous la présidence de Christian Louthe. Beaucoup de vétérans nous ont quittés depuis, en particulier François Perin et André Baudson, avec qui j’avais partagé la tribune ce jour-là. Vingt-cinq ans plus tard, me voici à nouveau parmi vous, cette fois dans ce Parlement de Wallonie, qui est à la fois le symbole de notre existence collective et celui de la construction de notre avenir démocratique [2]. Rappelons-nous, en effet, ce geste remarquable de Jules Destrée en 1912 : au moment où la Wallonie prenait conscience d’elle-même, il faisait en sorte que l’expression de sa réalité prenne la forme d’un Parlement représentatif de ses forces vives et politiques : l’Assemblée wallonne. C’est pour défendre cette idée de la démocratie que des Wallonnes et des Wallons se sont levés voici 75 ans, ainsi que vous en rendez compte.

D’autres que moi ont déjà rappelé l’importance qu’a constitué le geste de ces jeunes de l’Avant-Garde wallonne lorsque, dès le 2 juin 1940, ils décidèrent de maintenir, sous l’occupation allemande, et malgré elle, l’hommage qu’ils rendaient le 18 juin, depuis 1928, au monument à l’Aigle blessé, pour honorer la Grande Armée disloquée à Waterloo. Aller fleurir, moins de trois semaines après la capitulation de la Belgique, et le lendemain de celle de la République, un monument dédié à l’Armée française, constitue un geste assez inouï d’audace et de courage. Un professeur de lettres, Maurice Bologne, va assumer la présidence de ce groupe de résistance, qui s’appellera naturellement Wallonie libre aux lendemains de l’appel du Général de Gaulle.

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Dès la fin août 1940, le premier numéro d’un périodique portant ce nom paraît. C’est en toute logique que les premiers destinataires de ce journal sont les membres de la Société historique pour la Défense et l’Illustration de la Wallonie, dont Maurice Bologne est secrétaire depuis sa fondation en 1938. Cette société savante prendra, en janvier 1960, le nom d’Institut Jules Destrée.

La première page de ce premier numéro de Wallonie libre contient un appel aux Wallons :

Nous déciderons nous-mêmes de notre destin conformé­ment aux aspirations profondes de nos populations et sans prendre conseil auprès de l’étranger. […].

La République wallonne s’annonce déjà à l’horizon. Des hommes courageux et fiers, aux conceptions sociales har­dies, la préparent avec enthousiasme. Soyez dès à présent prêts à répondre à leur appel. VINDEX [3].Retenons, comme un exemple à suivre au XXIème siècle, ce volontarisme de ces pionniers de la Wallonie, soucieux d’affronter eux-mêmes leur destin. Retenons ce choix, malgré les immenses difficultés du moment, de rester maîtres de leur histoire et de suivre leur propre trajectoire.

Puisqu’il m’a été demandé, par le Président de la Wallonie libre d’aujourd’hui, M. Jacques Dupont, d’éclairer les perspectives d’une Wallonie autonome, je vais le faire à partir de quatre manières de définir le concept d’autonomie.

Je le ferai dans le même état d’esprit que celui que prônait le Ministre-Président Robert Collignon, le 9 février 1994, devant ce Parlement, c’est-à-dire sans complaisance et en considérant que la Wallonie a besoin de lucidité et d’efficacité, et non d’un discours qui occulterait tant ses réels redressements que ses faiblesses structurelles [4].

1. L’autonomie, c’est d’abord déterminer la loi à laquelle on se soumet

Étymologiquement, l’autonomie est la condition d’une personne ou d’une collectivité politique qui détermine elle-même la loi à laquelle elle se soumet [5]. Historiquement, en effet, le mot – qui n’est guère utilisé avant le milieu du XVIIIème siècle [6], désignait la liberté dont jouissaient les villes grecques dans l’Empire romain, puisqu’elles disposaient du droit de se gouverner par leurs propres lois, c’est-à-dire qu’elles choisissaient elles-mêmes leurs magistrats et ne dépendaient du gouverneur romain de la province dans laquelle elles se situaient que pour les affaires majeures qui intéressaient l’État. C’est donc, par extension, l’état d’un peuple qui se gouverne par ses propres normes, qui dispose du droit d’avoir une législation et une administration indépendantes [7]. Cette conception nous renvoie dès lors aux projets de réforme de l’État avancés depuis la fin du XIXème siècle par le Mouvement wallon. Je ne m’y étends pas : les travaux des historiens les ont longuement décrits [8]. Mais d’emblée, on y retrouve les idées de libre disposition, d’indépendance, de liberté, de self-government. Ce dernier concept, qui nous paraît très contemporain, ne fût-ce que par la langue employée, se trouvait déjà dans la bouche d’une personnalité comme Julien Delaite en 1898, lorsque ce professeur de Sciences à l’Université de Liège proposait que soient constitués un Parlement fédéral paritaire, trois ministères com­muns (Affaires étrangères, Guerre et, pour une part, les Finances), deux conseils régionaux ou Parlements provinciaux avec budget et exécutif propres [9]. Au travers de ce mot anglais de self-governement, on retrouve l’influence de son collègue Emile de Laveleye et, par l’intermédiaire de cet autre professeur, l’apprentissage de la pensée fédéraliste de l’Américain Alexander Hamilton [10] et du Britannique, d’origine irlandaise, James Bryce [11].

Lors du Congrès national wallon de 1945, Fernand Dehousse défendait le 20 octobre non pas l’option fédéraliste, comme on le dit souvent par raccourci, mais l’autonomie de la Wallonie. Bien entendu, s’exprimant le premier jour pour déployer son argumentation, le professeur de droit constitutionnel liégeois précisait que sous ce titre, c’est le fédéralisme qui est visé. S’il n’est pas mentionné plus explicitement, c’est, je pense, en raison de ses différentes formes, des différences nuances qu’il peut présenter. […] C’est un régime qui naît de l’histoire, qui est approprié aux besoins de chaque peuple et qui, par conséquent, présente un grand nombre de variantes [12]. Le 21 octobre, deuxième jour du congrès, Fernand Schreurs devait préciser que l’idée d’autonomie recouvrait au moins trois choses : le fédéralisme tel que décrit par la proposition Truffaut-Dehousse de 1938, le confédéralisme tel qu’on le trouve dans le projet de la Fédération liégeoise du Parti socialiste, ainsi que l’Union personnelle [13]. Celle-ci nous ramène à une forme de séparation administrative telle que les révolutionnaires de 1830 l’avaient préconisée pour maintenir un lien entre les royaumes de Hollande et de Belgique, avant que Guillaume d’Orange n’envoie son armée pour tenter de mater Bruxelles. On voit que cette autonomie-là n’est guère très éloignée de l’indépendance prônée en 1945 par François Van Belle et ses amis…

En effet, l’autonomie politique complète mène à la souveraineté. Depuis Jean Bodin, celle-ci se définit d’abord comme un pouvoir unifié, indivisible, suprême, attribué à l’État [14]. Mais cette vision théologico-politique de l’auteur de La République a évolué depuis le XVIème siècle français et, le fédéralisme passant par là, l’unité est devenue union contractuelle, libre entente, et l’État s’est décliné, répartissant entre ses composantes ce pouvoir qui s’est désacralisé. On sait que le système fédéral belge est vecteur de cette souveraineté dans les compétences qui sont transférées aux entités fédérées, qu’on appelle États fédérés, car c’est bien l’État lui-même qui est transféré – ni décentralisé, ni déconcentré – au niveau des Communautés et des Régions. Cela surprend des fédéralistes aussi concernés que les États-uniens et les Canadiens [15]. Cela place nos amis français dans l’incompréhension totale. Comme l’indiquait Jean-Maurice Dehousse en 1980, l’objectif de la suite de la réforme de l’État consistait à renverser l’équation, en établissant la souveraineté des Régions, ne délé­guant plus à l’État que des fonctions d’autorité et de sécurité auxquelles les Régions doivent être associées [16]. De même, la Wallonie a-t-elle accédé à la souveraineté internationale pour les gestions dont elle a la charge, y compris la capacité de conclure des traités, ainsi que le soulignait le Ministre-Président Guy Spitaels, dès novembre 1994 [17]. Ainsi, nous ne sommes guère si loin de ce que demandait Arille Carlier en 1937, lorsque l’ancien stagiaire de Jules Destrée revendiquait la reconnaissance de la souveraineté de l’État wallon, lequel doit avoir ses propres pouvoirs constitutionnels : un Parlement wallon, un Exécutif, le pouvoir judiciaire et la souveraineté extérieure [18].

Le 17 novembre 2015, lors du colloque organisé au Parlement de Wallonie sur le renouvellement de la démocratie, son président rappelait également que son assemblée constituait un Parlement national à part entière, au sens du Traité de Lisbonne [19]. André Antoine inscrivait lui aussi la Wallonie dans cette forme de séparation des pouvoirs verticale, en rappelant fort justement que les entités fédérées n’étaient pas sous le Fédéral dans un système pyramidal, mais à côté de lui et estimait que, dès lors, l’Exécutif fédéral comme le Législatif fédéral devraient renoncer à leur leadership pour présider chaque fois le Comité de Concertation quand il se réunissait, pour piloter seul la Cour des Comptes ou pour désigner les membres du Conseil constitutionnel [20]. Travaillant dans la clandestinité à leur proposition de fédéralisme, sous la direction de Fernand Dehousse, les socialistes liégeois notaient déjà que, dans leur projet, aucun lien de subordi­nation n’existe entre les États fédérés et la Fédération : chaque partie agit en pleine souveraineté dans le domaine qui lui est réservé [21]. Il est des rêves qui peuvent devenir des réalités…

Pour clore temporairement ce sujet, j’attire néanmoins votre attention sur le fait que le fédéralisme, ce n’est pas que de l’autonomie : c’est également de la coopération. Cela vaudrait un autre exposé [22].

2. L’autonomie, c’est ensuite prendre en compte les volontés individuelles

Plus philosophiquement, l’autonomie constitue la liberté et le droit, pour l’individu, de déterminer librement les règles auxquelles il se soumet. C’est l’expression de l’autonomie de la volonté, que l’on trouve dans l’éthique d’Emmanuel Kant. Le philosophe considère que l’autonomie est le principe de la dignité de la nature humaine et de toute nature raisonnable [23]. C’est donc l’idée que les volontés individuelles déterminent les formes, les conditions, les effets des actes juridiques. Combien de fois, aujourd’hui, dans la nouvelle gouvernance, n’invoque-t-on pas la nécessité de l’implication des citoyens dans la démocratie ? Involvement and commitment, comme disent les Anglo-saxons. Défendant la réforme de l’État au Sénat, le 18 juin 1970, le ministre wallon des Relations communautaires, Freddy Terwagne, estimait que, au centre de nos préoccupations fondamentales, il n’y a pas seulement la langue ou le territoire, mais encore et surtout l’homme. Instaurer un système régional, dans la Belgique de 1970, c’est construire une démocratie nouvelle [24].

Ce 17 novembre, au Parlement de Wallonie, la Professeure Dominique Schnapper a fait un plaidoyer pour la démocratie représentative. Mais la sociologue française a aussi insisté sur l’importance de la participation. Davantage que des mécanismes de consultation et de concertation, le bon fonctionnement de la démocratie nécessite en effet l’implication des acteurs et des citoyens en tant que collectivité politique. Cette logique de coconstruction des politiques régionales établit un nouveau rôle pour les élus. Ceux-ci doivent continuer à tendre vers l’idéal churchillien d’un leadership assumé, et conserver toute la souveraineté de leur décision en tant qu’élus, seuls légitimes pour engager la collectivité. Citoyens et acteurs peuvent, quant à eux, s’impliquer dans la préparation de la décision, favoriser des innovations et des alternatives, contribuer à la mise en œuvre et à l’évaluation. Plutôt que de s’inscrire dans des concertations d’interlocuteurs sociaux qui ne sont généralement que de futiles jeux de rôles, construisons donc de robustes partenariats avec les élus, pour faire avancer des idées concrètes et préparer des politiques collectives. Mais, de grâce, laissons-les décider là où ils sont en responsabilité.

3. L’autonomie, c’est aussi, l’indépendance matérielle ou individuelle

Plus couramment, lorsqu’on invoque l’autonomie, il s’agit de la liberté, comme indépendance matérielle ou individuelle, c’est-à-dire de vivre sans l’aide d’autrui : responsabilisation et capacité (empowerment, comme on dit aujourd’hui, à la manière du Président Barack Obama) [25].

C’est ici que nous avons un souci. Nous vivons, depuis la mise en place des lois de financement, aux crochets de la Flandre. Certains disent que c’est légitime. C’est peut-être légitime. Mais ce n’est pas digne. Doit-on se réunir à Bruxelles pour tenter de se sauver ? Doit-on se réunir à la France ? Je ne crois à aucune de ces formules, aujourd’hui, car elles reportent sur d’autres le poids de l’effort que nous avons nous-mêmes à fournir. Je pense en effet qu’il est urgent de nous relever d’abord par nous-mêmes, et de négocier ensuite des partenariats, des alliances, voire des fusions si nous en avons alors le désir. Et si les partenaires potentiels en ont eux-mêmes l’envie. Au tournant de 1988, dans une conjoncture favorable, nous sommes parvenus à arrêter notre déclin structurel. Nous avons stabilisé notre économie. Il s’agit désormais, comme l’a indiqué plusieurs fois le Ministre-Président Paul Magnette, d’accélérer notre redressement. Deux fois déjà, en 2011 et 2014, le Collège régional de Prospective de Wallonie a donné des pistes concrètes pour mener à bien ce processus [26]. Ces deux appels s’inscrivaient dans le cadre d’un travail prospectif important, intitulé Wallonie 2030, qui avait mobilisé une centaine d’acteurs et fait le double et lucide constat de la situation d’un fédéralisme wallon, exactement cinquante ans après la dénonciation de la désindustrialisation de la Wallonie par André Renard et la naissance du Mouvement populaire wallon. Nous y considérions alors, ce 11 mars 2011, que le projet de création d’une Wallonie, qui soit à la fois démocratique et prospère, avait partiellement réussi dans la mesure où un Parlement wallon, un gouvernement, un Conseil économique et social, une Société régionale d’Investissement, c’est-à-dire des institutions qui constituent une Région, avaient effectivement été conçus et créés. Mais nous considérions que ce projet a aussi partiellement échoué, car, pour toute une série de raisons, la Wallonie rêvée en 1961 n’a pas été réalisée dans la mesure où notre société elle-même, dite moderne et avancée, génère encore tant d’illettrisme, tant d’impéritie, tant d’incompétence, tant de chômage, tant de pauvreté [27]. Pouvons-nous soutenir un autre discours aujourd’hui ? Personnellement, je ne le crois pas. Les méthodologies qui sont prônées par les sages du Collège régional de Prospective n’ont pas été suivies. Il faut pouvoir le reconnaître.

Ce 20 novembre 2015, dans une brillante conférence à l’Université de Mons, consacrée au grand John Maynard Keynes, le Professeur Joseph Pagano résumait en quatre mots ou en deux phrases la théorie classique de l’économie, incarnée par Alfred Marshall. La formule était : tout va bien, attendons. A l’inverse, rappelait le vice-recteur de l’UMONS, le message de Keynes quant à lui était très différent, car il affirmait : occupons-nous des problèmes [28]. C’est du volontarisme de l’auteur de la Théorie générale dont nous devons assurément nous inspirer aujourd’hui.

4. L’autonomie, enfin, c’est aussi la distance que peut franchir un véhicule, sans être ravitaillé en carburant

C’est le sens de la formule qui porte sur l’autonomie du vol d’un avion, ou du voyage d’un navire. C’est la trajectoire qu’il peut réaliser par lui-même. Pour un territoire, pour la Wallonie, le carburant, ce sont les femmes et les hommes organisés, pas seulement les élues et élus qui siègent dans ce Parlement, mais toutes celles et tous ceux qui contribuent à faire avancer la Région, par leurs idées, leur travail, leurs contributions. Ce 21 novembre 2015, au Collège régional de Prospective de Wallonie, Etienne Denoël indiquait qu’en réformant l’enseignement de la Communauté française pour le rendre plus performant, on pouvait accroître le PIB de 0,9 %. Ainsi, selon le consultant de chez McKinsey, grâce à l’éducation, la Wallonie pourrait rejoindre la trajectoire de la Flandre en 50 ans… Cette idée m’est insupportable. D’abord parce que, évidemment, rejoindre la trajectoire de la Flandre n’est pas davantage une fin en soi pour la Wallonie que de vouloir sauver la Belgique à tout prix. Ensuite parce que, même si nous sommes tous d’accord pour dire que l’investissement dans l’enseignement est urgent, nous ne pouvons pas attendre de sacrifier à nouveau deux générations pour faire de la Wallonie une région prospère. Enfin, parce que je ne peux imaginer qu’on ne réforme pas plus rapidement nos institutions en charge de l’enseignement, de la culture, de la recherche et de l’audiovisuel, non seulement en les transférant aux régions, mais aussi en transformant complètement leur cadre budgétaire. En 1989, Philippe Maystadt indiquait que l’autonomie financière accrue constituait le vecteur d’une confiance renforcée qui repose sur la conviction de voir se former en Wallonie une capacité de gestion publique qui allie la rigueur à l’imagination [29]. La rigueur, c’est évidemment le retour rapide à l’équilibre budgétaire qui est la meilleure garantie de pérennisation et de confiance dans les institutions ; l’imagination, c’est la transformation complète de la manière d’appréhender les recettes et surtout les dépenses. L’autonomie fiscale, chère à Thierry Bodson, implique la confrontation régulière des dépenses à des objectifs et des finalités claires en matière de gestion publique. Reconnaissons qu’en Wallonie, ce mécanisme n’existe pas. Sans vision, nous favorisons les discours et les actes de tous ceux qui font leur lit de notre incapacité à construire un horizon commun. Sans vision partagée et lucide de ce que nous voulons faire de cette société, nous ne saurions affecter des moyens à des politiques qui ont du sens. Et ce qu’on dit du budget, on peut également le dire de la fonction publique, domaine où le chantier est considérable pour un gouvernement volontariste.

Conclusion : le contraire de l’autonomie, c’est la dépendance

Le contraire de l’autonomie, c’est la dépendance, la subordination, la tutelle, ces enfers auxquels le Mouvement wallon – et en premier lieu Wallonie libre, en 1940 – s’est toujours efforcé d’échapper.

L’autonomie, ce n’est donc pas seulement de l’ingénierie institutionnelle même si celle-ci reste importante – on sait que je promeus un fédéralisme à quatre régions.

François Perin déclarait au journal Le Monde le 23-24 mai 1971, concernant les résultats de la réforme institutionnelle de 1971 : un simple texte ne peut jamais calmer une anxiété quelconque. Or le problème de la reconversion industrielle wallonne et le problème de l’aménagement du territoire, de la liquidation de ce qui est vieux et inutilisable et de son remplacement par des industries plus modernes n’est pas résolu par quelques lignes dans la Constitution belge […] [30].

Faut-il rappeler que ces questions ne sont toujours pas résolues aujourd’hui ? Nous ne pourrons le faire qu’en étant pragmatiques, c’est-à-dire en se posant les questions pertinentes et en se saisissant concrètement des problèmes, sans a priori idéologiques, mais en prenant en compte le bien commun.

A l’heure où, à nouveau au côté de la France – qui vient de subir de lâches et méprisables attentats terroristes –, et aussi avec d’autres alliés, nous faisons face à de redoutables destructeurs de nos valeurs communes, je vous redis mon attachement à ce qui nous unit et réunit : plus de démocratie et un meilleur développement.

Wallonie libre et l’Institut Destrée ont, je l’ai rappelé, des fondateurs qui leur sont communs. Le 23 décembre 1998, devant le cercueil de la dernière d’entre eux, l’ancienne Préfète Aimée Lemaire, épouse de Maurice Bologne, j’ai fait le serment de ne pas rompre avec l’image qu’elle nous a laissée, ni avec la volonté wallonne qui fut la sienne. J’ai fait la promesse de nous impliquer dans la construction d’une société de l’intelligence, une Wallonie de l’humanisme, un monde de respect. Quel meilleur endroit pour s’en souvenir que ce Parlement de Wallonie ? Quel meilleur moment que cet anniversaire de notre entrée en Résistance ?

Je vous remercie.

Philippe Destatte

@PhD2050

 

[1] Ce texte constitue la mise au net de mes notes du discours prononcé le 21 novembre 2015 au Parlement de Wallonie à l’occasion du 75ème anniversaire du mouvement Wallonie libre et du 70ème anniversaire du Congrès national wallon de 1945.

[2] Voir Paul DELFORGE, L’Assemblée wallonne 1912-1923, Premier Parlement de Wallonie ?, Charleroi, Institut Destrée, 2013.

[3] VINDEX (= Maurice BOLOGNE), Wallons toujours, dans La Wallonie libre, n°[1], s.d. [août 1940], p. 1.

[4] Conseil régional wallon, Compte rendu, Séance du 9 février 1994, p. 6. – Paul PIRET, Dehousse secoue le cocotier PS, dans Vers l’Avenir, 10 février 1994.

[5] Maurice LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, p. 101, Paris, PuF, 1976.

[6] Alain REY dir., Dictionnaire historique de la langue française, t.1, p. 264, Paris, Le Robert, 2006.

[7] Maurice LACHATRE, Nouveau dictionnaire universel, t. 1, p. 448, Paris, Docks de la Librairie, 1865-1870.

[8] Voir notamment : Freddy JORIS, Les Wallons et la réforme de l’Etat, Charleroi, Institut Destrée, 1995. – Paul DELFORGE, Un siècle de projets fédéralistes pour la Wallonie, Charleroi, Institut Destrée, 2005. – Philippe DESTATTE, L’identité wallonne, Essai sur l’affirmation politique de la Wallonie, XIX-XXème siècles, Charleroi, Institut Destrée, 1997.

[9] Julien DELAITE, Etude d’un régime séparatiste en Belgique, Rapport présenté au congrès wallon de Liège, p. 10-11, Liège, M. Thone, 1912.

[10] Alexander HAMILTON, The Federalist Papers, https://www.congress.gov/resources/display/content/The+Federalist+Papers. – Ron CHERNOW, Alexander Hamilton, NY, Penguin Press, 2004. – Morton J. FRISCH, Alexander Hamilton and the Political Order, NY-London, University Press of America, 1991.

[11] James BRYCE, The American Commonwealth, London, MacMillan, 1888, 1927 ; Philadelphia, John D. Morris & Cie, 1906.

https://archive.org/stream/americancoma00bryc#page/n9/mode/2up

[12] Fernand DEHOUSSE, Congrès national wallon, 20 octobre 1945, p. 43, Liège, Éditions du Congrès national wallon, 1945.

[13] Georges TRUFFAUT et Fernand DEHOUSSE, L’État fédéral en Belgique, Liège, Éditions de l’Action wallonne, 1938. Reproduction anastatique, Charleroi, Institut Destrée, 2002.

[14] Olivier BEAUD, Souveraineté, dans Philippe RAYNAUD et Stéphane RIALS, Dictionnaire de philosophie politique, p. 625-633, Paris, PuF, 1996.

[15] D’autant que, chez les Anglo-Saxons, l’idée de souveraineté est restée très absolue. Ainsi, Alan Renwick et Ian Swinburn la qualifient de pouvoir suprême : Sovereignty is supreme power. It resides in that body which has the ultimate decision-making power. A. RENWICK & I. SWUNBURN, Basic Political Concepts, p. 153, London-Sydney, Hutchinson, 1980.

[16] Jean-Maurice DEHOUSSE, Discours du premier mai 1985 à Ciney, dactylographié. – J.-M. Dehousse, au meeting du 1er mai à Liège : “La nécessité de notre liberté wallonne”, dans La Wallonie, 2 mai 1985, p. 6.

[17] CONSEIL REGIONAL WALLON, Compte rendu, Séance du 23 novembre 1993, p. 5.

[18] Huitième congrès de la Concentration wallonne, Tournai, 21 novembre 1937, Compte rendu officiel, p. 39, Courcelles, Office central de Propagande, s.d. – Le Huitième congrès de la Concentration wallonne, dans L’Action wallonne, 15 décembre 1937, p. 4.

[19] Même si, comme l’écrivait Jean-Marc Ferry, on peut revendiquer la souveraineté politique sans affirmer une identité nationale, et inversement l’affirmation de l’identité nationale peut trouver d’autres expressions que la souveraineté politique. Jean-Marc FERRY, Les puissances de l’expérience, t. 2, p. 182, Paris, Éditions du Cerf, 1991.

[20] Accueil par M. André Antoine, Président du Parlement de Wallonie, en attente de publication, 2016.

[21] FHMW, Fonds Jean Marcy, PSB, Commission des Affaires wallonnes, Étude du fédé­ralisme. – COMMISSION DES AFFAIRES WALLONNES DE LA FEDERATION LIE­GEOISE DU PSB, Projet d’instauration du fédéralisme en Belgique, p. 47, Liège, Société d’Impression et d’Edition, s.d. – Réédition en 1961 : PSB, Le fédéralisme, Ce qu’en pensait la Fédération lié­geoise du PSB dès 1945, Liège, Biblio, 1961. La Commission était composée de Fernand Dehousse, Jean Marcy, Léon-Eli Troclet, Paul Gruselin, Jean Leemans, Jules Lemaire et Simon Paque.

[22] voir Ph. DESTATTE dir., La Wallonie, une région en Europe, p. 382-392, Charleroi, Institut Destrée, 1997.

[23] Emmanuel KANT, Fondation de la métaphysique des mœurs, p. 117, Paris, Garnier Flammarion, 1994.

[24] Annales parlementaires, Sénat, 18 juin 1970, p. 2012.

[25] Le dictionnaire de philosophie politique de Raynaud et Rials ne s’y est pas trompé qui renvoie l’entrée “Autonomie” à l’entrée “Liberté (liberté et autonomie)“, rédigée par Alain RENAUT, op. cit., p. 47 et 345sv.

[26] Appel pour un contrat sociétal wallon, Namur, Collège régional de Prospective de Wallonie, 2 mars 2011, publié dans La Libre Belgique, 4 mars 2011. http://www.college-prospective-wallonie.org/Appel_Contrat-societal.htmPrincipes destinés à guider l’élaboration et la mise en œuvre de la prochaine déclaration de Politique régionale de Wallonie, Namur, Collège régional de Prospective de Wallonie, 27 mai 2014. http://www.college-prospective-wallonie.org/Principes_DPR-2014.htm

[27] Ph. DESTATTE, Wallonie 2030, Quelles seraient les bases d’un contrat sociétal pour une Wallonie renouvelée, Rapport général du congrès du 25 mars 2011.

Cliquer pour accéder à Philippe-Destatte_Wallonie2030_Rapport-General_2011-03-25_Final_ter.pdf

[28] Joseph PAGANO, Keynes, Université de Mons, 20 novembre 2015.

[29] Aspects financiers du fédéralisme, Le cas de la Région wallonne, p. 99, Namur, Ministère de la Région wallonne, Budget et Finances, Décembre 1989.

[30] Le Monde, le 23-24 mai 1971, p.10.

Liège, le 11 octobre 2015

Permettez-moi d’abord de remercier et féliciter l’Alliance Wallonie-France d’avoir souhaité commémorer le Congrès national wallon des 20 et 21 octobre 1945, soixante-dix ans après sa tenue et ici-même, à Liège. C’est pour moi un triple honneur de répondre à votre invitation d’évoquer cet événement majeur de l’histoire de la Wallonie. Un honneur en tant qu’historien d’abord, en tant que Wallon, ensuite, en tant que citoyen et démocrate, enfin. Ces trois regards s’articulent naturellement entre passé, présent et avenir.

1. En tant qu’historien : un regard vers le passé

Un honneur d’historien, bien sûr, car c’est mon métier, ma profession, depuis 35 ans, d’écrire et surtout d’enseigner l’histoire. L’existence du Congrès national wallon de 1945 ne me fut toutefois pas apprise sur les bancs de l’Université de Liège et il m’a fallu attendre le double choc de mes deux rencontres avec Hervé Hasquin, en 1980, – et donc l’Institut Destrée –, et avec Jean Louvet, début 1982, pour prendre conscience de l’importance de cet événement dans l’histoire de la Wallonie et donc dans ma propre existence. Certes, on trouve une demi-page sur le sujet dans l’Histoire de la Wallonie publiée sous la direction de Léopold Genicot, en 1973, mais cette partie, ayant été rédigée par le Père André Boland, professeur aux Facultés de Namur et de Saint-Louis [1], n’avait pas reçu toute l’attention requise de la part des chercheurs liégeois.

Cela allait rapidement changer puisque, dès 1986, au moment même où nous lancions à l’Institut Destrée le Centre interuniversitaire d’Histoire de la Wallonie et du Mouvement wallon, le professeur Paul Gérin organisait, dans le cadre de son cours de critique historique de l’époque contemporaine, une enquête auprès des participants au congrès de 1945 toujours en vie. C’est ce travail qui allait servir de premier matériel à la recherche et à la publication par Philippe Raxhon de son Histoire du Congrès wallon de 1945, judicieusement sous-titrée : Un avenir politique pour la Wallonie ? Cet ouvrage a été édité par l’Institut Destrée en 1995, avec une préface de Paul Gérin. A l’issue d’une recherche précise, mobilisant des sources et des témoignages nouveaux, Philippe Raxhon concluait que, après le coup de théâtre du vote sentimental favorable à la réunion de la Wallonie à la France, (…) la Wallonie cessa d’être mythique aux yeux d’une avant-garde démocratique wallonne, pour devenir un projet politique et institutionnel cohérent dont les étapes de modifications constitutionnelles vers l’instauration de l’État fédéral belge seraient la concrétisation [2]. Mais, me direz-vous, et vous aurez raison, depuis 1995, vingt ans de fédéralisme ont coulé sous le pont de la Belgique. Nous y reviendrons, vous bien sûr lors de vos débats, et moi-même dans quelques instants.

Il me faut dire encore qu’outre cette édition, nous n’étions pas restés inactifs pour commémorer le cinquantième anniversaire du congrès puisque mon collègue Paul Delforge réalisait des interviews et un montage audiovisuel d’anciens témoins et non des moindres puisqu’il s’agit de personnalités comme Aimée Bologne-Lemaire, Léon Halkin, Alfred Califice, André Schreurs, etc. De son côté, avec l’appui du Ministre-Président Robert Collignon, Marie-Anne Delahaut préparait avec Jean Louvet les matériaux pour écrire une pièce de théâtre qui devait faire revivre le congrès dans différentes villes wallonnes en reprenant comme titre la formule d’Olympe Gilbart, le coup de semonce 3. Son acteur principal, Jean-Claude Derudder, devait d’ailleurs recevoir le prix du Wallon de l’année 1996 pour sa magistrale interprétation de plusieurs ténors du congrès.

En ce qui me concerne, et depuis le milieu des années 1980, le Congrès national wallon n’a cessé d’être au cœur de mon enseignement de l’histoire de la Wallonie, que ce soit dans le secondaire, que je n’ai jamais cessé de fréquenter, dans le supérieur ou encore à l’université, où j’enseigne depuis plus de dix ans l’histoire de la Belgique – et donc aussi de la Wallonie –, de ses sociétés et de ses institutions à l’Université de Mons. Il est rare que je ne l’évoque pas également dans mes exposés devant un public plus large, en particulier lorsqu’il s’agit de la réforme de l’État.

En effet, le Congrès national wallon polarise véritablement la demande wallonne en matière d’autonomie dans le contexte fondamentalement dramatique qui est celui de la sortie de la guerre 1940-1945. Et ce moment, on doit le regretter, ne fait pas suffisamment partie, malgré nos efforts, de l’histoire collective de la Wallonie, de sa compréhension de sa propre trajectoire. Je dirais même que cette absence rend incompréhensible dans beaucoup d’esprits, y compris de chercheurs et du monde politique, la demande sociale wallonne en termes de réforme de l’État. Observons d’ailleurs que de nombreuses personnalités politiques wallonnes, et non des moindres, considèrent que le Mouvement wallon démarre réellement avec André Renard en 1960-1961. Non seulement, elles ignorent qu’André Renard était présent en 1950 déjà, tout comme il était actif dans la résistance wallonne, mais surtout que la volonté qui animait le congrès était née des trahisons de la Lys et du Canal Albert, comme le disait François Simon, un dur Ardennais vivant à Bruxelles, co-fondateur de Wallonie libre en 1940 [4]. Celui qui avait peut-être pu rencontrer le Général De Gaulle à Alger, en 1944, rappelait que ceux qui avaient trahi sur le champ de bataille avaient pratiquement déchiré le peu de solidarité qui existait dans la Belgique. Ces trahisons, disait-il, n’ont jamais été le fait des régimes wallons, mais partout où notre jeunesse combattait en avant, en arrière, à gauche, à droite, elle voyait d’autres régiments qui étaient appelés à la soutenir, abandonner la bataille, et certains même accueillir Hitler en libérateur ! (Applaudissements). Il est né aussi poursuivait Simon ce sentiment de l’abandon de nos camarades dans les camps de prisonniers  5. (…) C’est là, notait Simon, que la rupture s’est faite.

C’est cela que l’on veut nous faire oublier depuis. C’est cela qu’on ne cesse de minimiser, de cacher, de pervertir. La presse bien pensante, mais aussi des historiens au service de je ne sais quelle cause, ont empêché que cette compréhension soit faite. Entendez-moi bien, mon souci n’est pas et n’a jamais été de fustiger la Flandre et les Flamands pour l’attitude de ceux qui ont trahi. Ma préoccupation a été de dire que, si on ne saisit pas ce qui s’est passé entre 1940 et 1945 en Belgique, on ne comprend pas la rupture qu’a constituée le vote du congrès de 1945 ni le résultat, qui le prolonge, de la consultation populaire de 1950. Et, à nouveau, je rends ici hommage à Hervé Hasquin, pour avoir non seulement cherché et trouvé des preuves de ces défaillances, mais aussi, d’avoir eu le courage de les rendre publiques 6. Ces témoignages se sont, bien entendu, multipliés et renforcés depuis.

Philippe-Destatte_Alliance-Wallonie-France_2015-10-11Ph. Destatte au Palais des Congrès de Liège, 11 octobre 2015, Photo AWF

J’ajouterai que, au delà de ces questions que Simon qualifiait de sentimentales, mais qui sont hautement politiques, la présentation, par Fernand Schreurs, secrétaire général du Congrès, des griefs de la Wallonie sont définis dans les domaines économiques, notamment la concentration financière et la désindustrialisation [7]. Ces aspects du rapport seront tellement convaincants qu’ils auront des répercussions sur le futur Premier Ministre Jean Duvieusart, déjà préoccupé avant-guerre par cette question, mais aussi sur Paul Henry Spaak, dont on connaît la volatilité et l’opportunisme, mais qui dégagera les moyens pour faire réaliser le remarquable rapport du Conseil économique wallon sur l’état de la Wallonie, publié en 1947 8.

Le droit que s’octroie la Wallonie en ce 20 octobre 1945, c’est, comme l’écrit Théo Pirard, celui de scruter son destin [9]. En fait, il s’agit, pour le congrès, de définir des solutions pour liquider le problème wallon. Elles sont au nombre de quatre : quatre posi­tions qui seront défendues tour à tour, sur lesquelles le congrès aura à se prononcer :

  1. Le maintien de la structure unitaire de la Belgique avec des modifications plus ou moins importantes dans l’appa­reil constitutionnel ou légal;
  2. L’autonomie de la Wallonie dans le cadre de la Belgique;
  3. L’indépendance complète de la Wallonie;
  4. La réunion de la Wallonie à la France  10.

Comme le confirmera le député Joseph Merlot à la Chambre, deux votes écrits et secrets ont été prévus dès avant le congrès et organisés durant l’événement 11. Un premier vote, qualifié de sentimental mais au scrutin secret, accorde 486 voix à la réunion à la France, 391 voix au fédéralisme, 154 voix à l’indépendance de la Wallonie et 17 voix à la formule de décentralisation de la Belgique. Pourtant, au terme de la deuxième journée de discours et de débats, c’est à main levée que l’assemblée se prononce, à l’unanimité moins 2 voix, pour l’autonomie de la Wallonie dans le cadre de la Belgique 12. Ainsi que l’explique Fernand Schreurs, cette éti­quette recouvre à la fois l’Etat fédéral selon la formule Truffaut – Dehousse, la confé­dération d’Etats présentée par la Fédération socialiste liégeoise et l’union personnelle ou réelle 13. Dans un souci d’unité et de réalisme politique, les ténors du mouvement ont rallié leurs militants à la solution raisonnable de l’auto­nomie 14. Comme l’a dit Charles Plisnier dans un discours pourtant enflammé, on ne fait pas l’impasse d’une expérience politique 15.

Ainsi que l’indique François Simon en tribune libre du journal Le Gaulois, les partisans de l’indépendance de la Wallonie et du rattachement à la France ont estimé qu’une dernière expérience restait à tenter, une dernière preuve à faire : celle qui consiste à faire éclater la mauvaise foi des diri­geants unitaires et l’impossibilité de doter la Wallonie, dans le cadre belge, d’un système qui lui rende son entière souve­raineté 16.

2. En tant que Wallon : une analyse du présent

En tant que Wallon, le regard que je porte sur le présent ne laisse pas de m’inquiéter. De 1945 au milieu des années 1960, sous les effets conjugués de son absence de dynamisme, d’innovation, d’autonomie, de créativité, de volonté de redéploiement, la Wallonie a poursuivi son déclin. Il faut ajouter à ces causes, le choix des holdings comme la Générale de transférer 20 % de ses participations du Sud vers le Nord. La Wallonie qui représente 33,2 % des activités de la Générale, en 1965, n’en représente plus que 28,6 %, en 1980. La part de la Flandre est passée de 53,5 à 60 % du portefeuille belge du holding 17. Des constats semblables peuvent être faits pour d’autres groupes financiers, comme Brufina, Cofinindus. En 1963, la richesse par habitant est passé sous celle de la Flandre et il a fallu attendre la fin des années soixante pour que la Wallonie puisse vraiment commencer à agir pour changer sa trajectoire. Ainsi, je ne suis pas de ceux qui pensent que les efforts de redéploiement de la Wallonie commencent en 1997 ou en 1999. Si les ministres Fernand Delmotte, Jean-Pierre Grafé, Jean Defraigne, Jean Gol, Alfred Califice, Robert Moreau, Guy Mathot, Jean-Maurice Dehousse, Philippe Busquin, Melchior Wathelet, Bernard Anselme, Guy Spitaels et Robert Collignon – et j’en oublie ! – n’avaient pas fait ce qu’ils ont fait et donné à la Wallonie, elle n’aurait pas enrayé son déclin dans la seconde moitié des années 1980. Néanmoins, et malgré les contrats d’avenir et les plans dits Marshall, nous nous maintenons sur un palier, mais nous stagnons. Nous nous redéployons, mais nous ne décollons pas. Nous gérons au mieux, certes, mais nous ne nous transformons pas véritablement. Nous voulons accélérer – ce sont les mots du Ministre-président Paul Magnette – mais nous n’accélérons pas encore 18. Les dernières analyses entendues ne sont pas là pour nous rassurer 19. La responsabilité de cette situation ne résulte pas de quelques-uns, ni de nos gouvernants, ni des Flamands, ni du fédéral, ni de l’Europe. Cette responsabilité nous est imputable. Elle est collective. Elle résulte de vous, elle résulte de moi.

Certes, le fédéralisme ne nous a pas éblouis par sa capacité de transformation. Il a fallu vingt ans depuis 1945 pour commencer, très timidement à l’obtenir. Il reste partiel, saucissonné entre la Région wallonne et la Communauté française, et l’intérêt, le bien commun wallon restent fondamentalement brouillés par les logiques de partis qui, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, restent éloignés de la Wallonie. Intérêt régional et bien commun sont également affectés par des logiques syndicales qui ne font plus de la Wallonie leur rêve d’une justice sociale et d’une région d’où serait bannie le chômage, pour citer approximativement André Renard 20. Comment le pourraient-ils, me direz-vous ? Il en est de même du monde associatif qui éprouve des difficultés gigantesques à mobiliser. Les entreprises semblent aujourd’hui les seules à vraiment s’inscrire dans un cadre wallon tout en s’articulant avec la nécessaire mondialisation. Il me suffit d’ailleurs de fréquenter parfois le Cercle de Wallonie, l’Union wallonne des Entreprises ou les sections wallonnes du Forum financier pour retrouver l’allant que l’on rencontrait hier dans d’autres lieux.

Le présent n’est pas sombre, car il est le lieu de nos actions, le moment où nous pouvons construire un avenir meilleur. Je crois néanmoins qu’aujourd’hui il est difficile de dire à nos enfants et à nos petits-enfants ce qu’on m’a dit dans les années 1970, 1980 et 1990 : encore dix ans, encore vingt ans, et la Wallonie se portera mieux. Or aujourd’hui, les meilleurs économistes nous disent que la Wallonie ne pourra rattraper ni la moyenne belge ni la moyenne européenne avant vingt ans, toutes choses restant constantes par ailleurs.

Ma conviction est donc qu’il faut changer de trajectoire et construire l’avenir autrement.

3. En tant que citoyen et démocrate : l’avenir est à construire maintenant

Je vous entends me répondre, Monsieur le Président de l’Alliance Wallonie-France : “l’avenir de la Wallonie sera français”.

Philosophiquement, cette idée ne me perturbe pas. D’ailleurs, personne n’a jamais relevé l’exergue que j’avais placé, en toute conscience, dans mon essai de 1997 sur l’identité wallonne, dû à la plume de Fernand Braudel : quand je me pose des questions sur l’identité de notre pays, observé par priorité à travers l’épaisseur de son passé, n’est-ce pas à propos de la France de demain que je me tourne et m’interroge ? 21

De même, comme prospectiviste, lorsque je regarde les trajectoires possibles de la Wallonie dans le contexte d’une disparition éventuelle de la Belgique, ainsi que je l’ai fait au Sénat français en 2004 22 ou à l’ARAU à Bruxelles en 2005 23, l’idée de réunion de la Wallonie à la France me paraît une alternative crédible. Davantage crédible en tout cas que l’idée – saugrenue, aurait dit François Perin – d’une Belgique résiduelle, sans la Flandre mais avec un roi, que préfigurerait la soi-disant Fédération Wallonie-Bruxelles.

Nonobstant le fait que j’habite à moins de 15 kms de la France, que j’enseigne de manière plus ou moins hebdomadaire, depuis plus de dix ans à Paris et à Reims, que j’accepte volontiers chantiers et conférences dans les régions françaises, que Paris me paraît davantage capitale que Bruxelles ou Namur et que, dès lors, je me sens déjà largement réuni à la France, ceci n’est pas un coming-out réunioniste.

Pour trois raisons que je pense essentielles.

La première est une question de temporalité. Il me paraît en effet que, compte tenu de son état général et de sa santé économique et sociale, la Wallonie n’est pas en mesure de négocier valablement avec l’Élysée, Matignon, le Quai d’Orsay ou toute autre instance, sa réunion à la République dans les conditions actuelles. Si nous devions le faire, ne laissons pas penser à nos amis qu’après voir été largués par les Flamands, puis par les Bruxellois, voire par les germanophones, nous chercherions notre salut dans une sécurité française par incapacité à mettre de l’ordre dans notre région, par manque de résilience, c’est-à-dire par incapacité à se saisir et à répondre aux enjeux qui sont les nôtres. Le sursaut de dignité que je prône depuis des années à l’égard des Flamands, je le préconise aussi à l’égard des Français.

La deuxième raison pour laquelle je ne veux pas me réunir maintenant à la République est que, je ne crois pas davantage en une France ontologique qu’en une Wallonie éternelle. Lors d’un colloque organisé par Claire Lejeune à l’Université de Mons en octobre 1994, Claude Julien – ancien directeur du Monde diplomatique – posait la question de savoir s’il est possible de se dire Français, de culture française aujourd’hui, sans dire si nous nous rangeons pour la période 1940-1945, du côté de Vichy ou du côté de la Résistance ? 24 Or il est intenable de soutenir que la France de Vichy n’était pas la France.

On ne l’a pas suffisamment rappelé, le Congrès de 1945 réunissait plus d’un millier de congressistes, parmi lesquels plus de 300 chefs de la Résistance, dans le contexte de sortie de guerre que j’ai rappelé. La France à laquelle nous aspirons quand nous en parlons comme alternative n’est pas celle du projet que portaient hier Pétain et Laval. Parce que, bien sûr, en tant que Wallons, nous avons refusé ceux d’Hendrik De Man et de Léon Degrelle. Par fidélité à nos pères, nous qui faisons constamment la leçon au Vlaams Belang, à la NVA et à tous les Flamands qui n’ont pas rompu avec leur passé, nous ne saurions aspirer à vivre et à collaborer dans et avec une France aux mains, hier de Jean-Marie Le Pen, aujourd’hui ou demain de Marine Le Pen. Notre fidélité à ceux de 1940-1945, à ceux qui aimaient la Wallonie et la France et sont morts ou ont souffert pour la liberté et la démocratie est à ce prix. Et je pense évidemment à des Georges Truffaut, Luc Javaux, et à tant d’autres. Je pense à mon grand-père liégeois qui a passé une bonne partie de la guerre en captivité, à mes grands-parents châtelettains, dont la maison fut brutalement perquisitionnée par la Gestapo, à ma grand-mère résistante, arrêtée, battue et incarcérée à la prison de Charleroi, à mon père enfant, bousculé par les nazis. Certes, nous avions aussi nos collaborateurs wallons mais, comme l’a bien montré l’historien Martin Conway, ils étaient assiégés chez eux, écartés, pestiférés 25. Vingt ans après la guerre, ma grand-mère m’interdisait encore la fréquentation de jeunes gens parce que l’attitude de leurs parents avait été douteuse pendant ces années sombres.

La troisième raison enfin, c’est que nous ne saurions soutenir aujourd’hui que la Wallonie ne dispose pas d’une certaine souveraineté. Le fédéralisme a transféré l’État pour ce qui concerne les compétences au niveau des entités fédérées. Et ces compétences sont gigantesques. Notre Congrès national wallon est réuni en permanence. Il s’agit de notre Parlement de Wallonie qui, depuis 20 ans cette année, est élu directement et séparément du fédéral. C’est lui qui, demain, sera au centre de toute décision quant à l’avenir de notre région. C’est avec lui, et donc avec ses membres, qu’il vous faut dialoguer, c’est lui qu’il faut nourrir de vos analyses, c’est lui qu’il vous faut connecter aux acteurs de la gouvernance française.

Conclusion : Si c’est la France, ce sera la France libre

Je conclurai en me référant à une des grandes figures du Mouvement wallon et un des fondateurs de l’Institut Destrée. Arille Carlier, avocat, ancien stagiaire de Jules Destrée, de sensibilité libérale s’interrogeant en 1938 sur la réunion de la Wallonie à la France, estimait qu’il n’est pas démontré qu’un peuple de nationalité française ne puisse atteindre à la plénitude de sa vie nationale sans faire partie de l’État français 26.

Faut-il dire que, 77 ans plus tard, la complexité du monde contemporain rend, d’une part, cette question dérisoire et, d’autre part, sa réponse plus urgente que jamais.

Je pense dès lors que vos réflexions ainsi que vos travaux de sensibilisation et de pédagogie, sont, plus que jamais, utiles et salutaires.

Mais je m’en voudrais de ne pas vous inviter à un effort supplémentaire.

A l’heure où les ministres wallons invoquent le patriotisme économique de la Wallonie, je dis que nos patries sont en danger.

D’une part, je crains pour notre capacité de redressement de la Wallonie, malgré les efforts fournis, ceux-ci étant très insuffisants et pas assez profonds. L’échec de nos politiques de redéploiement aurait des conséquences terribles tant sur notre vie sociale que sur notre cohésion territoriale.

D’autre part, je crains aussi pour l’évolution de la France. Emberlificotée dans ses contradictions, incapable de renouveler son modèle d’intégration républicain, hésitante sur ses stratégies industrielles, sociales, éducationnelles et culturelles, la République semble laisser l’initiative à ses forces les plus antidémocratiques, les plus irrationnelles, les plus intégristes. Les valeurs de la République paraissent se déliter tout comme la Nation : la communauté des citoyens se fragmente en d’inutiles et vains communautarismes…

En tant que Wallonnes et Wallons, nous avons le devoir de secourir la France, de l’aider à voir clair en elle-même et d’appuyer ceux qui – de droite, du centre ou de gauche – lui permettront, comme en juin 1940, de renouer avec une certaine idée de la France. Cette idée que nous partageons. Et nul doute que les élections régionales françaises nous en donneront l’occasion.

Enfin, si demain ou après-demain, comme on doit l’anticiper, à défaut de le craindre, la Belgique venait à disparaître, il nous faudrait choisir d’autres alternatives. Mais, je le dis tout net : si c’est la France, ce sera la France libre.

Philippe Destatte

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[1] André BOLAND, Les naissances de la Wallonie, dans Léopold GENICOT, dir., Histoire de la Wallonie, p. 463, Toulouse, Privat, 1973.

[2] Philippe RAXHON, Histoire du congrès wallon d’octobre 1945, Un avenir politique pour la Wallonie, p. 119, Charleroi, Institut Destrée, 2015. – Actes du colloque scientifique interna­tional sur le Congrès national wallon de 1945, dans La Vie wallonne, avril 1997. – On trouvera également une importante revue de presse portant sur l’ensemble de la période dans L’Opinion wallonne, notamment les numéros 4 d’octobre – novembre 1945 et 5 de 1946.

[3] In memoriam, Olympe Gilbart, dans La Nouvelle Revue wallonne, avril – septembre 1958, p. 107. – Olympe GILBART, Un coup de semonce qui doit être entendu, tel est le sens profond du Congrès national wallon, dans La Meuse, 25 octobre 1945, p. 1.

[4] Sur François Simon, voir Paul DELFORGE, François Simon, dans Encyclopédie du Mouvement wallon, t. 3, p. 1479-1480, Charleroi, Institut Destrée, 2001.

[5] La Wallonie a parlé, La première assemblée des États généraux de Wallonie reven­dique l’autonomie de la Wallonie, dans Le Gaulois, 22 octobre 1945, p. 1. – Marie-Françoise GIHOUSSE, Mouvements wallons de Résistance, p. 100-102, Charleroi, Institut Destrée, 1984. – Voir le mémoire, attribué à François Simon, relatant son voyage. FHMW, Fonds Raymond VANHAM, Wallonie libre, D. Divers rapports, 11 pages. – M. François Simon prend la parole, Ibidem, p. 2.

[6] Hervé HASQUIN, Historiographie et politique, Essai sur l’histoire de Belgique et la Wallonie, p. 123, Charleroi, Institut Destrée, 1982.

[7] Le congrès de Liège des 20 et 21 octobre 1945, Débats et résolutions, p. 21, Liège, Éditions du Congrès national wallon, [s.d.].

[8] Économie wallonne, Rapport présenté au Gouvernement belge par le Conseil économique wallon, 20 mai 1947, Liège, Éditions du Conseil économique wallon, 1947.

[9] Théo PIRARD, Ce samedi et ce dimanche à Liège, la Wallonie va scruter son destin, dans La Meuse, 20 et 21 octobre 1945, p. 1.

[10] Le congrès de Liège des 20 et 21 octobre 1945..., p. 81-82.

[11] Annales parlementaires, Chambre des Représentants, Séance du 8 novembre 1945, p. 1.249.

[12] Le congrès réuni à Liège a choisi à l’unanimité moins deux voix le fédéralisme dans le cadre d’une Belgique réformée, dans La Meuse, 22 octobre 1945, p. 1 & 2.

[13] Le congrès de Liège des 20 et 21 octobre 1945…, p. 88.

[14] Le congrès a voté, dans La Wallonie libre, novembre 1945, p. 1sv. – Le congrès de Liège des 20 et 21 octobre 1945…, p. 82.

[15] Le congrès de Liège des 20 et 21 octobre 1945…, p. 106. – Sur Charles Plisnier et le mouvement wallon : José FONTAINE, Plisnier et la question nationale, dans Paul ARON, dir., Charles Plisnier, Entre l’Évangile et la Révolution, p. 111-123, Bruxelles, Labor, 1988. – Philippe DESTATTE, Actualité politique de Charles Plisnier sur la question wallonne, dans Francophonie vivante, décembre 1996, p. 245-250.

[16] François SIMON, Pourquoi le repli, dans Le Gaulois, 24 octobre 1945, p. 1. – Voir les réactions des principaux témoins, vingt-cinq ans plus tard : Il y a vingt-cinq ans : le premier Congrès national wallon, La Wallonie interroge : Si c’était à refaire, recommenceriez-vous ?, dans La Wallonie, 24 et 25 octobre 1970, p. 8, 9 et 10.

[17] Jean-Rémi SORTIA, Présence de la Société générale de Belgique en Wallonie : 1900-1980, dans Wallonie 86, n° 74, p. 133-150.

[18] Ph. DESTATTE, L’économie wallonne, les voies d’une transformation accélérée, Exposé présenté au Forum financier de la Banque nationale de Belgique, Université de Mons, le 3 novembre 2014, Blog PhD2050, 24 juin 2015, https://phd2050.org/2015/06/24/fofi/

[19] Philippe DONNAY, Perspectives économiques régionales 2015-2012, Conférence présentée au CESW, 21 septembre 2015. – Jules GAZON, Wallonie, Connais-toi toi-même ! dans Le Soir, 5 octobre 2015. – Giuseppe PAGANO, L’économie wallonne : forces et faiblesses, Cycle de conférences UMONS – Université ouverte, Où va la Wallonie ? Charleroi, 8 octobre 2015.

[20] Ph. DESTATTE, L’identité wallonne, Essai sur l’affirmation politique de la Wallonie (XIX-XXèmes siècles), p. 231-232, Charleroi, Institut Destrée, 1997.

[21] Fernand BRAUDEL, L’identité de la France, Espace et histoire, p. 20, Paris, Arthaud-Flammarion, 1986. dans Ph. DESTATTE, L’identité wallonne…, p. 11.

[22] Ph. DESTATTE, “Scruter son destin”, Quelle actualité pour les alternatives de 1945 concernant l’avenir de la Wallonie, Conférence au Sénat français à l’initiative du Cercle franco-wallon, Paris, 18 octobre 2004.

[23] Ph. DESTATTE, Les différentes alternatives d’évolution du modèle institutionnel belge et les conséquences pour Bruxelles, dans Bruxelles dans la Belgique post-fédérale, p. 42-51, Bruxelles, Atelier de Recherche et d’Action urbaine (ARAU), 2005.

[24] Voir Citoyenneté européenne et culture, Cahiers internationaux de Symbolisme, n° 80-81-82, 1995. La citation n’y figure pas, il s’agit d’un verbatim que j’ai pris en note à cette occasion.

[25] Martin CONWAY, Degrelle, Les années de collaboration, Ottignies, Quorum, 1994.

[26] Arille CARLIER, Qu’est-ce qu’une nation ? Qu’est-ce qu’un Etat ?, dans La Wallonie nouvelle, 6 mars 1938, p. 1 & 2.

Bruxelles, 14 juillet 2014

Ainsi que je le dis souvent à mes étudiants, le fédéralisme n’est pas un problème, c’est une solution. Aussi, devons-nous le considérer comme tel.

Pour répondre aux questions concernant l’évolution du fédéralisme en Belgique ainsi que sa pertinence pour faire face aux tensions entre les populations qui composent la Belgique, je pense nécessaire d’aborder la question de l’ambiguïté [1]. Cette idée est évidemment centrale puisqu’elle détermine la manière dont on comprend les mots, les concepts, les idées qui, naturellement ou historiquement, ont leur vie propre et donc évoluent et se transforment. L’ambiguïté est la capacité des mots de se charger de plusieurs interprétations et donc de plusieurs sens possibles. L’ambiguïté crée de l’incertitude. Si elle porte sur des variables déterminantes, elle est de nature à déstabiliser la compréhension du système et à vicier le dialogue, voire à le rendre impossible tant qu’elle subsiste.

C’est dans cet esprit que je voudrais évoquer deux idées recueillies d’emblée dans le discours de Kris Deschouwer mais qui polluent aussi l’ensemble des relations entre les acteurs du système politique belge. La première est la question de l’utilisation du concept d’ethno-linguistique pour fonder une analyse territoriale, politique ou institutionnelle au XXIème siècle. La deuxième est la question du fédéralisme lui-même et de ce qui apparaît aujourd’hui comme son prolongement ou son corollaire, le confédéralisme.

1. L’opérationnalité du concept d’ethnie dans le fédéralisme du XXIème siècle

On ne saurait nier que le concept d’ethnie a pris le relais de celui de race dans le système idéologique de ceux qui ont pensé la réforme de l’État jusque dans les années 1970 et au début des années 1980. Probablement est-il resté opératoire plus longtemps d’ailleurs en Flandre et à Bruxelles. Il en est de même de la langue comme moteur du fédéralisme qui est mise en cause dès les premières réunions de l’Assemblée wallonne qui voit l’affrontement entre une vision territoriale wallonne et une vision linguistique de défense des francophones de Bruxelles puis de Flandre. Cette dynamique va s’accentuer, d’une part, avec la rupture, au début des années ’20, entre ces défenseurs des fransquillons et ceux qui s’affirment régionalistes et fédéralistes, et d’autre part, par l’émergence des communautés culturelles. Ces dernières apparaissent plus tôt qu’on ne s’en souvient généralement puisque les premières expériences remontent à la fin des années 1930. En effet, si le développement des régions participe d’une conception et d’un large mouvement de niveau au moins européen, il n’en est pas de même des communautés culturelles qui constituent assurément une originalité dans le développement du fédéralisme. Les historiens Jean-Pierre Nandrin et Pierre Sauvage font naître ce concept dans les années 1930. La notion de communauté populaire, Volksgemeenschap, chère au mouvement flamand, aurait été empruntée à la Volksgemeinschaft allemande et au paradigme du romantisme herdérien [2]. On pourrait aussi, avec le sociologue Claude Javeau, évoquer le parrainage de Ferdinand Tönnies et de son ouvrage Gemeinschaft und Gesellschaft, qui, dès 1887, a défini de manière aussi périlleuse la notion de communauté sur la base de liens de nature individuelle fondés sur le sang [3]. En 1936, le Centre d’Études pour la Réforme de l’État reconnaissait l’existence de deux communautés culturelles principales [4]. Le Centre définissait comme suit le concept de communauté : le vocable est moderne, il comporte des notions fort anciennes, mais qui se sont chargées d’une nouvelle valeur psychologique. Il décrit l’attachement, par toutes les fibres du cœur, à un groupement culturel; il met moins l’accent sur les éléments politiques et matériels que sur les facteurs culturels et linguistiques. Il traduit en fait une réalité très noble et très respectable. La communauté est une entité qui a de véritables droits. L’élite ne peut se développer complètement et remplir sa mission éducative que si elle reste étroitement en contact avec elle [5].

La notion d’ethnisme, chère à Guy Héraud [6] et à Charles-François Becquet [7], voire à Maurice Bologne [8] ou Maurits Van Haegendoren [9] sera le dernier avatar d’une pensée qui, en Wallonie sera largement remise en cause par le Manifeste pour la Culture wallonne de 1983 qui, contrairement à ce que son nom pourrait laisser penser, fonde le régionalisme wallon sur des bases véritablement territoriales et citoyennes. Dans ce cas en effet, ce sont les limites géographiques de l’espace territorial qui fondent la qualité de citoyen de l’entité fédérée, indépendamment de sa nationalité. Ce mouvement, qui a trouvé un renforcement juridique dans le traité européen de Maastricht, fait en l’occurrence d’une ou d’un habitant de la Wallonie, une Wallonne ou un Wallon, quelles que soient ses origines. Le texte exprime l’idée forte que Sont de Wallonie, sans réserve, tous ceux qui vivent et travaillent dans l’espace wallon. Sont de Wallonie toutes les pensées et toutes les croyances respectueuses de l’Homme, sans exclusive. En tant que communauté simplement humaine, la Wallonie veut émerger dans une appropriation de soi qui sera aussi ouverture au monde.

Ainsi, personnellement, mais si je n’ignore pas que l’ethnicité, l’ethno-nationalisme, et toutes leurs déclinaisons sont toujours opérationnels en science politique et en sociologie, je voudrais disqualifier ce concept dans le cadre d’une discussion portant sur l’avenir de la Belgique. Nous ne pouvons, en effet, pas construire l’avenir avec les mots du passé. En 1998, Bart Maddens, Roeland Beerten et Jaak Billiet considéraient que le discours nationaliste flamand dominant pouvait être qualifié d’ethnique dans le sens où l’identité nationale est décrite comme un héritage culturel statique qui serait sensé être préservé pour les générations futures tandis qu’en Wallonie, les tenants du régionalisme adoptent plus généralement une approche plus républicaine de l’identité nationale. Ils insistent sur le fait que, dans l’optique wallonne, l’autonomie régionale est nécessaire pour défendre les intérêts socio-économiques communs des Wallons dans l’État belge, et non pour préserver un héritage culturel wallon [10]. Mis à part quelques exceptions comme la surprenante déclaration du ministre-président Rudy Demotte durant l’été 2013, même les défenseurs du concept de nation, comme José Fontaine et la revue Toudi, ont en tête une conception ouverte qui se réfère à un modèle post-national comme celui que défend le philosophe allemand Jürgen Habermas [11] ou exprimé par la sociologue française Dominique Schnapper dans son essai sur La Communauté des Citoyens, Sur l’idée moderne de nation [12]. Ces conceptions sont en effet très loin de ce que l’historien français appelle le nationalisme des nationalistes [13]et sont ouvertes au rêve de construire une nation sans nationalisme, ce dernier étant compris comme une exacerbation d’un sentiment national.

2. Les ambiguïtés des concepts de fédéralisme et de confédéralisme

Ce n’était pas un historien mais plutôt l’un de nos plus grands constitutionnalistes, ancien ministre des Relations communautaires qui le disait : le fédéralisme, un des vocables les plus complexes de la science politique, n’est pas une notion juridique, c’est en réalité un produit de l’histoire. Et Fernand Dehousse ajoutait lors d’un exposé fait à l’Institut Destrée le 26 février 1976 : c’est un régime qu’un certain nombre de peuples, très nombreux d’ailleurs, se sont donné les uns après les autres et qui, de ce fait, a comporté et comporte des variantes multiples à travers le temps et les lieux [14].

Ce que Fernand Dehousse aimait à rappeler, c’est que, partout dans le monde, la logique fédéraliste avait vocation à articuler ces deux grands principes contradictoires que sont le besoin d’autonomie et le besoin d’association. Tantôt, ce principe prend une direction centripète, ce qui est le cas des Etats-Unis ou de l’Europe en construction, tantôt il prend une forme centrifuge, ce qui est la logique dans laquelle s’inscrivent la Belgique et la Suisse. Le rédacteur principal du premier projet fédéraliste jamais déposé à la Chambre belge posait la question de la différence entre une confédération d’Etats et un Etat fédéral, en estimant que cette classification était très relative et extrêmement difficile à déterminer au point que, selon certains auteurs, ces différences n’existeraient pas ou que seul le droit de session, tel qu’il était inscrit dans le droit soviétique, constituerait le signe distinctif d’une confédération [15]. Du reste, le constitutionnaliste confirmait ce qu’il avait déjà écrit en 1938 avec Georges Truffaut dans L’État fédéral en Belgique, à savoir que, souvent, la confédération d’États se distingue assez peu de l’État fédéral [16].

Néanmoins, comparant son projet déposé à la Chambre en 1938 par Georges Truffaut et quelques autres parlementaires socialistes, à celui rédigé dans la clandestinité par quelques socialistes liégeois parmi lesquels le futur député Simon Paque, le futur ministre Léon-Eli Troclet et le futur bourgmestre de Liège Paul Gruselin, Fernand Dehousse indique toutefois que s’il conserve des éléments de l’État fédéral, le second projet se rapproche davantage d’une confédération étant donnée l’étendue des compétences qu’il donne aux États fédérés, et qui sont beaucoup plus grandes que dans le système fédéral orthodoxe. Car, c’est bien l’essentiel disait Dehousse : l’essence profonde du fédéralisme, c’est un réaménagement des compétences et du fonctionnement de l’appareil de l’État. (…) “Tout le reste est littérature [17].

Dès lors, je défendrais l’idée que ce qui est important quand on construit des institutions, ce n’est pas de se lancer dans des discussions sans fin pour savoir comment ces institutions devraient être qualifiées – de fédéralisme ou de confédéralisme – mais de les utiliser concrètement comme des outils destinés à améliorer le bien-être des citoyens et de renforcer l’harmonie du système dans sa totalité.

3. Le phénomène que l’on appelle fédéralisme ou confédéralisme constitue-t-il un outil intéressant ?

En Belgique, le fédéralisme s’est progressivement déployé depuis le début des années 1970. Il est courant de le qualifier de “sui generis” et de “centrifuge”. La première idée exprime l’originalité de la réforme de l’État belge mais aussi le mouvement qui l’anime depuis l’ambition, affirmée au milieu des années quatre-vingt dix, d’achever le processus de ce fédéralisme. Le qualificatif “centrifuge” montre, quant à lui, la direction de ce mouvement dans la longue durée. Le système institutionnel belge est en effet soumis à une quadruple attraction : d’abord, un nationalisme flamand véritable – c’est-à-dire une volonté irrationnelle mais objectivée pour la Flandre de constituer un pays –; ensuite, la proximité intellectuelle et culturelle de la France et de la Wallonie; troisièmement, l’aspiration, plus récente, de l’agglomération de Bruxelles à une plus grande autonomie régionale. Enfin, il faut observer que la Communauté germanophone, qui constitue de fait déjà une quatrième région, aspire à son détachement de la Wallonie pour former un quatrième État fédéré dans le système belge. Ce quadruple mouvement centrifuge est tellement puissant que d’aucuns considèrent que lorsque, en 1993, le Parlement belge a enfin inscrit à l’article 1 de la Constitution que la Belgique est un État fédéral composé de Communautés et de Régions, les institutions étaient déjà largement teintées de confédéralisme.

En effet, s’il existe, le fédéralisme classique s’accommoderait difficilement des trois principes du fédéralisme belge : 1. l’équipollence des normes – c’est-à-dire l’égalité de puissance juridique entre la loi fédérale et les lois des entités fédérées –; 2. l’exclusivité des compétences localisées soit au niveau fédéral soit au niveau des entités fédérées sur leur territoire respectif; 3. l’usage exclusif, lui aussi par les entités fédérées, de la capacité internationale des compétences qui leur ont été transférées, y compris le droit de signer des traités internationaux. Ajoutons que deux des entités fédérées de l’État fédéral belge disposent d’une réelle souveraineté dans l’exercice de leurs compétences grâce à un système d’élection directe et séparée de leurs membres, ainsi que d’une autonomie constitutive, embryon d’un pouvoir constitutionnel : le Parlement flamand et le Parlement wallon.

Je partage fortement l’idée selon laquelle ces derniers quarante ans – je me réfère à juillet 1974 et à la loi Perin – Vandekerckhove, la première étape concrète de la régionalisation –, le fédéralisme a amélioré les relations entre les Flamands et les Wallons et progressivement rendu possible l’émergence d’une “collectivité politique” à Bruxelles ainsi que dans la communauté germanophone. Cette formulation de collectivité politique, avec une référence à la Wallonie, provient de Francis Delperée [18], dans un moment plus inspiré que lorsqu’il qualifia le confédéralisme de “fédéralisme des cons“. Nous devons nous souvenir qu’à cette époque, dans les années ’70, alors que les différents ministres des Réformes institutionnelles (Freddy Terwagne, Leo Tindemans, François Perin, Jacques Hoyaux, etc.) insistaient sur le fait que leurs propositions étaient tout sauf du fédéralisme, Francis Delperée proclamait que la Belgique était, à juste titre, devenue un État fédéral, vingt ans en avance sur la Constitution de 1993.

Un des avantages de l’émergence du fédéralisme en Belgique était aussi le fait que, dans nos régions, avec nos compétences, nous sommes responsables de notre avenir. Et ceux qui étaient des minorités dans cette Belgique unitaire, comme les Wallons, ne sont plus en réalité des minorités. A Namur, les Wallons ne constituent pas une minorité. Ils décident par eux-mêmes, sous leur propre responsabilité. Leurs politiques peuvent réussir ou échouer, mais au moins ce succès ou cet échec est le leur. Et ils ne peuvent plus proclamer que ce qui leur arrive est la faute de la Flandre ou de Bruxelles.

Néanmoins, j’ai parfois l’impression que, comme chercheurs, nous confondons les modèles virtuels avec la réalité. Ainsi, après le commentaire de Paul De Grauwe au sujet de la souveraineté dans le système fédéral et les transferts de souveraineté, il m’apparaît que le système belge a survécu non tant par la pertinence de ses institutions mais parce que – et c’est la réalité ! –nous avons transféré la souveraineté à nos partis politiques. Ceci ne constitue pas une opinion positive ou négative : il s’agit d’une observation.

En tout cas, je peux être d’accord avec Jan Verlaes sur le fait que, dans une confédération, on peut disposer du droit de sécession, mais pas dans une fédération. Fernand Dehousse avait aussi pris ce fait en considération. Mais, ayant dit cela, comment, en tant que Wallons, pourrait-on vraiment penser que le principe d’autodétermination de Woodrow Wilson, tel qu’inscrit dans le premier article de la Charte des Nations Unies, puisse s’appliquer à tous les peuples et à toutes les nations du monde à l’exception de la Flandre ?

Quand j’examine la fragilité du système fédéral belge, je constate qu’il réside dans sa bipolarité, dans cette confrontation en face à face entre les Flamands et les francophones. Cette confrontation est renforcée par l’idée de Fédération Wallonie-Bruxelles, provenant directement de la stratégie du FDF conçue par Serge Moureaux et Antoinette Spaak, en 2006 et 2008, et reprise par Rudy Demotte et Charles Picqué, comme une machine de guerre à l’encontre de la Flandre [19]. Car ils font mine de penser – comme le fait Olivier Maingain – que Bruxelles est francophone. Mais vous savez qu’elle ne l’est pas.

En ce qui me concerne, l’alternative est clairement une vision polycentrique construite autour de quatre régions ou communautés-régions recevant toutes les compétences résiduelles non attribuées à l’État fédéral. Ces régions politiques sont basées sur les quatre régions linguistiques telles qu’inscrites dans la Constitution (Article 4) : la région de langue française, la région de langue néerlandaise, la région bilingue de Bruxelles-Capitale et la région germanophone. Ce système signifie un nouvel équilibre et une réelle refondation du fédéralisme.

Le projet, appelé Brassinne-Destatte, de Fédéralisme raisonnable et efficace dans un Etat équilibré [20], construit sur ces quatre régions et publié en 2007, fait son chemin et a été valorisé par Karlheinz Lambertz, Johan Vande Lanotte et Didier Reynders. Toutefois, la principale difficulté de ce modèle réside dans le fait qu’il implique un désengagement de ces communautés “ethniques” dont il a été question – Communauté flamande et Communauté française – dans le but de faire la place à une réelle collectivité régionale et politique à Bruxelles, fondée sur les 19 communes, avec ses propres objectifs et une réelle cohésion basée sur une conception bilingue.

Conclusion : fertilité intellectuelle et créativité institutionnelle

La Flandre, la Wallonie et la région germanophone se transforment progressivement d’un modèle ethnique vers un modèle construit sur la citoyenneté. Ce changement s’opère non seulement à cause de la supériorité de ce qu’on appelle le modèle républicain mais à cause de la diversité culturelle des populations et modèles du XXIème siècle. Le système politique et institutionnel s’adapte dès lors à cette évolution.

Pour conclure, permettez-moi de mettre en évidence l’ambiguïté du mot “curse” en anglais. Il s’agit d’un mot-clef dans la réflexion de Re-Bel : (con)federalism: cure or curse? Si “curse” signifie le diable, la mauvaise fortune, mauvais, maléfique, en anglais, il signifie également la période des règles pour la femme. Cette sémantique est caractéristique d’une société européenne primitive, qui rejetait la femme. En ce qui me concerne, je souhaiterais, dès lors, revenir à cette signification. En effet, son association d’idée avec la fertilité – la fertilité intellectuelle et la créativité institutionnelle – est celle dont nous avons besoin pour continuer à construire un fédéralisme pertinent. Ou, si l’on préfère, un confédéralisme… L’essentiel, c’est que ce (con)fédéralisme reconnaisse les autres en vue d’un dialogue réel et positif afin d’équilibrer les besoins d’autonomie, de coopération, d’association, de transparence, d’autonomisation, de cohésion sociale et, surtout, de démocratie.

Et ne jamais oublier que nous faisons partie de l’Union européenne, qui oriente fortement l’avenir de nos institutions et celui de notre État fédéral, même dans le cadre d’un processus potentiel de séparation entre les entités fédérées.

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

 

[1] Ces questions ont été posées par Paul De Grauwe et Kris Deschouwer à la conférence (Con)federalism: cure or curse, Rethinking Belgium’s institutions in the European Context, 11th public event of the Re-Bel initiative, Fondation universitaire, Bruxelles,19 juin 2014. Ce texte constitue la remise au net de mon intervention préparée avant et pendant cet événement.

[2] Jean-Pierre NANDRIN, De l’Etat unitaire à l’Etat fédéral, Bref aperçu de l’évolution institutionnelle de la Belgique, dans Serge JAUMAIN éd., La réforme de l’Etat… et après, L’impact des débats institutionnels en Belgique et au Canada, p. 14, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 1997. – Pierre SAUVAGE, Jacques Leclercq, Les catholiques et la question wallonne, p. 10, Charleroi, Institut Destrée, 1988. – Il n’est pas impossible de trouver des acceptions plus anciennes mais moins courantes. Par exemple : Les solutions équitables se dégageront d’elles-mêmes si nous réussissons à opposer à la ténacité flamande une égale ténacité wallonne. Pour cela, il faut tout d’abord que la Wallonie prenne conscience d’elle-même, de sa communauté linguistique et morale, de sa force passée et présente. Jules DESTREE, Les Arts anciens du Hainaut, Résumé et conclusions, p. 24, Bruxelles, Imprimerie Veuve Mommon, 1911. – Voir aussi l’intervention de Hervé Hasquin au Conseil de la Communauté française, le 25 juin 1993. CONSEIL DE LA COMMUNAUTE FRANCAISE, Session 1992-1993, Compte rendu intégral, Séance du vendredi 25 juin 1993, p. 18-19, CRI, N° 15 (1992-1993).

[3] Claude JAVAUX, De la Belgitude à l’éclatement du pays, dans Hugues DUMONT, Christian FRANCK, François OST et Jean-Louis De BROUWER, Belgitude et crise de l’Etat belge, p. 152, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 1989. – Ferdinand TöNNIES, Communauté et société, Paris, Puf, 1977.

[4] Lid Studiecentrum tot Hervorming van den Staat.

[5] Robert SENELLE, La Constitution belge commentée, p. 153, Bruxelles, Ministère des Affaires étrangères, 1974.

[6] Guy HERAUD, L’Europe des ethnies, Préface d’Alexandre MARC, Nice, CIFE, 1963. – G. HERAUD, Qu’est-ce que l’ethnisme ?, dans L’Europe en formation, n° 76-77, Juillet-Août 1966.

[7] Charles-François BECQUET, L’Ethnie française d’Europe, Paris, Nouvelles Editions latines, 1963.

[8] Guy HERAUD & Hendrik BRUGMANS, Philosophie de l’ethnisme et du fédéralisme, coll. Etudes et documents, Nalinnes, Institut Destrée, 1969.

[9] Maurits VAN HAEGENDOREN, Un fédéralisme honteux, dans Belgique 1830-1980 : la réforme de l’Etat, Numéro spécial de L’Europe en formation, p. 89-93. – M. VAN HAEGENDOREN, Nationalisme en Federalisme, Politieke Bedenkingen, Antwerpen, De Nederlandsche Boekhandel, 1971.

[10] Bart MADDENS, Roeland BEERTEN & Jaak BILLIET, The National Consciousness of the Flemings and the Walloons, An Empirical Investigation, in Kas DEPREZ and Louis VOS, Nationalism in Belgium, Shifting Identities, 1780-1995, p. 204, London, MacMillan, 1998.

[11] Jürgen HABERMAS, Après l’Etat-nation, Une nouvelle constellation politique, Paris, Fayard, 1998.

[12] Dominique SCHNAPPER, La Communauté des citoyens, Sur l’idée moderne de nation, Paris, Gallimard, 1994.

[13] Raoul GIRARDET, Le nationalisme français, 1870-1974, p. 16, Paris, Seuil, 1983.

[14] Fernand DEHOUSSE, Les projets fédéralistes de 1938 à nos jours, dans Jacques LANOTTE éd., L’histoire du mouvement wallon, Journée d’étude de Charleroi, 26 février 1976, p. 27, Charleroi, Institut Destrée, 1978.

[15] Ibidem, p. 28.

[16] Fernand DEHOUSSE et Georges TRUFFAUT, L’Etat fédéral en Belgique, p. 15, Liège, Editions de l’Action wallonne, 1938.

[17] F. DEHOUSSE, Les projets fédéralistes…, p. 31 et 37.

[18] Francis DELPEREE, Histoire des mouvements wallons et avenir de la Wallonie, dans J. LANOTTE éd., L’histoire du Mouvement wallon…, p. 85-100.

[19] Jean-Marie KLINKENBERG & Philippe DESTATTE, La recherche de l’autonomie culturelle en Wallonie et à Bruxelles francophone : de la communauté culturelle aux séductions régionales, dans Mark VAN DEN WIJNGAERT éd., D’une Belgique unitaire à une Belgique fédérale, 40 ans d’évolution politique des communautés et des régions (1971-2011), Etude à l’occasion du 40ème anniversaire du Parlement flamand, p. 78-81, Bruxelles, Vlaams Parlement – ASP, 2011. – Voir aussi Ph. DESTATTE, L’idée fédéraliste dans les Etats-nations, Regards croisés entre la Wallonie et le monde, Bruxelles-Charleroi, Presses interuniversitaires européennes – Institut Destrée, 1999. – La Wallonie, une région en Europe, Nice – Charleroi, CIFE – Institut Destrée, 1997.

[20] Jacques BRASSINNE DE LA BUISSIERE & Philippe DESTATTE, Un fédéralisme efficace et raisonnable pour un Etat équilibré, Namur, 24 Février 2007.

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