Jalons pour une définition des territoires wallons, 3. Les territoires dans la réforme de l’Etat de 1969-1971

Namur, le 7 février 2013

Il serait faux de soutenir que les préoccupations territoriales étaient centrales dans la réforme de l’Etat portée par le gouvernement Eyskens-Merlot puis Eyskens-Cools. Néanmoins, le Parlement voit aboutir deux chantiers déjà engagés sous les législatures précédentes : d’une part, les regroupements de communes (à ne pas confondre avec leur fusion…) et, d’autre part, la décentralisation économique. Celle-ci s’inscrit dans une revendication plus globale chère aux régionalistes wallons et dans le cadre de la loi qui portera le nom d’un de leur chef de file : le socialiste amaytois Freddy Terwagne, ministre wallon des relations communautaires.

Les fédérations de communes et les grandes agglomérations

La déclaration de révision de la Constitution prononcée en 1965 envisageait d’accroître la décentralisation et d’insérer un article 108bis permettant de déterminer éventuellement les principes régissant les fédérations de communes et les grandes agglomérations [1]. Cette déclaration de révision a été renouvelée en 1968. Dès le 25 janvier 1969, le gouvernement Eyskens-Merlot (Eyskens IV) soumettait au Parlement un projet de décentralisation administrative comprenant la possibilité de constituer des agglomérations et des fédérations de communes en révision des articles 108 (attribution de certaines tâches aux communes et aux provinces, notamment en matière économique et application du principe de décentralisation), 108bis (principes régissant les fédérations de communes et les grandes agglomérations), 110 (adjonction d’une disposition en vue de couvrir les impositions en faveur des grandes agglomérations et fédérations de communes) et article 113 de la Constitution (adjonction d’une disposition en vue de couvrir les rétributions en faveur des grandes agglomérations et fédérations de communes). Le gouvernement Eyskens-Merlot avait bien entendu bénéficié des travaux antérieurs, notamment ceux du groupe de travail chargé d’étudier les problèmes se rapportant aux institutions centrales, à la décentralisation et à la déconcentration [2], institué au sein de la Commission Vanderpoorten-Meyers, durant la législature 1965-1968 [3]. Indépendamment du processus déjà en cours de fusion des communes et qui sera réactivé par la loi du 23 juillet 1971 , l’objectif du Gouvernement Eyskens-Merlot était de constituer des regroupements de communes en des ensembles de dimensions considérées comme plus adéquates et dont les ressources devaient leur permettre de répondre efficacement aux nouveaux besoins exprimés par la population. En l’occurrence, le gouvernement proposait de créer cinq agglomérations (Bruxelles, Anvers, Charleroi, Gand et Liège) et de permettre au reste du territoire de s’organiser en fédérations de communes. Le Groupe des 28, réuni du 24 septembre au 13 novembre 1969, composé de tous les partis politiques représentés au Parlement et chargé de préparer la révision de la Constitution, avait d’ailleurs marqué un accord unanime sur cette formule. L’ambition du gouvernement consistait à doter les unes et les autres d’organes élus au suffrage universel direct, de leur permettre d’organiser leur propre pouvoir fiscal ainsi que de donner la possibilité aux futurs conseils d’agglomérations et conseils de fédérations de communes de modifier les limites qui leur seraient assignées. Il faut noter que certains membres du Groupe des 28 avaient toutefois préconisé une mesure transitoire en vertu de laquelle la moitié des membres des conseils d’agglomérations serait directement élue par la population tandis que l’autre moitié serait désignée par les conseils communaux. Les mandataires communaux ne pourraient, dans cette hypothèse, se porter candidats à l’élection directe. Parallèlement, le gouvernement souhaitait renforcer les institutions provinciales et locales grâce à un allègement de la tutelle et à une extension de leurs attributions [4]. Tout cela fut confirmé dans la fameuse déclaration du Premier ministre devant les deux chambres le 18 février 1970. Il y précisait (point 33 sur 35…) que la loi fixerait les conditions et le mode suivant lesquels les agglomérations et les fédérations de communes peuvent s’entendre ou s’associer pour régler et gérer en commun des objets qui relèvent de leur compétence respective [5]. Dans sa nouvelle communication du 19 novembre 1970 à la Chambre, visant à lever les réticences de certains parlementaires et à encourager le travail de révision, Gaston Eyskens devait rappeler que la création des fédérations de communes et des agglomérations laissera aux communes qui les composent la possibilité d’utiliser à leur choix les formules des intercommunales, des conventions ou des accords pour la solution des problèmes techniques qui continuent de relever de leur compétence propre. Après le vote le 18 décembre 1970 de l’article 108bis, créant les agglomérations et fédérations de communes en application des principes de décentralisation énoncés à l’article 108, la loi organisant les agglomérations et les fédérations de communes est approuvée le 26 juillet 1971 et publiée au Moniteur belge le 24 août. La loi nouvelle dispose que toutes les communes devront, avant le 1er juillet 1976, être reprises dans une agglomération ou une fédération de commune à l’exception toutefois des communes qui après fusion, formeraient une entité suffisante. Dans son projet destiné à rassembler les progressistes, publié en 1971, le Groupe de réflexion B/Y (Max Bastin – Jacques Yerna), composé de membres des gauches chrétienne et socialiste, imaginait que les pouvoirs locaux wallons pourraient être regroupés en une vingtaine d’agglomérations et de fédérations de communes [6]. B/Y insistait toutefois en 1975 sur la nécessité de mettre en œuvre la loi du 23 juillet 1971 sur les fusions de communes avant celle du 26 juillet 1971 sur les fédérations : fédérer entre elles des entités locales impuissantes n’aurait aucun sens [7]. On sait toutefois que le gouvernement n’organisa en fait qu’une seule agglomération, celle des 19 communes de Bruxelles-Capitale, ainsi que cinq fédérations de communes périphériques à cette agglomération (Asse, Hal, Tervuren, Vilvorde et Zaventem), qui seront dissoutes au 1er janvier 1977 [8].

Décentralisation économique, recompositions territoriales, sans lien réel entre elles, ces deux démarches constituent la toile de fond de la régionalisation qui s’annonce au travers de la mise en œuvre de la loi Terwagne.

Des sociétés de développement régional ?

En matière d’expansion économique, le gouvernement Eyskens-Merlot souhaitait élaborer une nouvelle législation qui s’inscrive dans les perspectives de décentralisation économique et d’autonomie régionale, permettant aux pouvoirs publics de mener des politiques sectorielles plus spécifiques et plus efficaces en subordonnant l’attribution des aides publiques à l’acceptation par les bénéficiaires, de contrats de progrès [9]. Déjà, la Commission pour la Réforme des Institutions, créée par le gouvernement de Théo Lefèvre en 1962, avait souligné que les provinces et les communes prenaient sur le plan régional les initiatives nécessaires en vue de la promotion et de l’accueil économique, chaque province pouvant décider de constituer une ou plusieurs sociétés de développement régional. Dans ce schéma, la société de développement régional pouvait donc, selon les réalités et les nécessités économiques, couvrir une région correspondant à l’aire géographique d’une ou plusieurs provinces, ou encore une région constituée par des parties de provinces différentes ou une partie d’une province. La Commission avait aussi souligné que, au cas où la province intéressée ne prendrait pas d’initiative appropriée, un ensemble de communes pourrait décider de constituer une société de développement dans l’aire de leur compétence [10]. Tout en précisant que les aires des sociétés de développement régional ne pouvaient jamais se superposer. Il est intéressant de noter également que la Commission pour la Réforme des Institutions considérait que la participation des populations au Programme économique national se faisait précisément au travers des institutions publiques provinciales, intercommunales et communales, ainsi qu’au travers des sociétés régionales d’investissement et des sociétés de développement régional. Ces dernières, constituées sous la forme juridique des intercommunales, avaient d’ailleurs vocation à permettre la participation de toutes les forces vives de la région. Le ministre des Relations communautaires, Freddy Terwagne, souligne d’ailleurs lors de la discussion de l’article 107 quater le 18 juin 1970 au Sénat que la répartition des tâches entre les intercommunales et les sociétés de développement régional rencontre déjà une large acceptation de la part des premières [11].

Il est apparu au gouvernement Eyskens-Merlot que la décentralisation économique pouvait se faire par la voie législative classique et que la révision constitutionnelle n’était donc pas nécessaire. La loi dite Terwagne de planification et de décentralisation économiques est votée les 2 et 3 juillet 1970. Au delà des trois conseils économiques régionaux (Flandre, Wallonie et Brabant), la loi dispose en son article 15 que les conseils provinciaux détiennent l’initiative de créer les sociétés de développement régional. Le ressort territorial des SDR peut couvrir une ou plusieurs provinces ou parties de celle-ci, et est déterminé sur avis motivé du Conseil économique régional compétent, par arrêtés royaux délibérés en Conseil des Ministres. Leur objet est alors de donner une impulsion concrète à la réalisation de projets industriels et fournir le cadre institutionnel homogène aux organismes d’expansion économique déjà existants. Ainsi, la loi précise que les différentes tâches qui sont assignées aux SDR ne portent pas préjudice aux compétences des associations intercommunales régies par la loi du 1er mars 1922 et des sociétés d’équipement économique régional prévues par l’article 17 de la loi du 18 juillet 1959. Ces intercommunales peuvent continuer à assumer la réalisation du développement régional, tant en ce qui concerne la préparation que l’exécution, notamment des missions de gestion des immeubles, terrains, expropriations, travaux, etc.

La loi Leburton du 30 décembre 1970 sur l’expansion économique s’articule à la planification rénovée en profondeur par la loi Terwagne. La volonté du gouvernement est de construire un instrument de politique régionale plus sélectif et plus efficace que la législation en vigueur qui a été prolongée jusqu’au 31 décembre 1970. La nouvelle loi classe des zones de développement en deux catégories et octroie certains incitants spéciaux comme la prime d’emploi. Si la responsabilité de la détermination des zones est alors laissée au gouvernement central, sur avis des conseils économiques régionaux créés par la loi du 15 juillet 1970, c’est en attendant la mise en place des exécutifs régionaux. Le système se veut plus souple puisque le texte envisage la révision périodique de la délimitation des zones où les aides sont appliquées ainsi que leur classement en fonction des résultats obtenus. Les zones qui sont délimitées sur base des critères de l’article 11 (sous-emploi structurel, déclin réel ou imminent, niveau de vie, croissance économique) doivent constituer un tout organique permettant de mener efficacement une politique de développement régional [12]. Le projet, longuement débattu au Sénat mais quasi-imposé à la Chambre, est, sur le plan de la décentralisation, loin de rallier l’enthousiasme des régionalistes, tant flamands que wallons. Comme le fait remarquer le député Rassemblement wallon de Charleroi Etienne Knoops, un projet d’expansion économique doit d’abord être régional. Celui-ci l’est tellement peu, que s’il abroge les lois d’expansion économique régionale antérieures, il maintient par contre en vigueur la loi du 17 juillet 1959, qui, elle, organise des mesures générales d’expansion économique [13].

Le Groupe B/Y est quant à lui à tout le moins sceptique face aux dispositions de la Loi Terwagne puisqu’il observe en 1971 qu’il est difficile de dire si les SDR qui seront créées dans le cadre de cette législation seront ou ne seront pas des outils administratifs adaptés aux besoins de la décentralisation, considérant que trop d’incertitudes subsistent à ce sujet compte tenu du fait que la loi a confié l’initiative de leur création aux provinces [14]. Les conseils provinciaux sont convoqués en session extraordinaire, par arrêté royal, le 22 juin 1972, avec à l’ordre du jour, la création des SDR. Les Conseils provinciaux des provinces flamandes et le Luxembourg se prononcent pour une sdr par province tandis que Liège, le Hainaut et Namur veulent marquer leur solidarité en tant que provinces wallonnes en se prononçant pour une seule sdr pour la Wallonie. Contrairement à la Flandre qui crée cinq SDR, la Wallonie ne fonde qu’une seule société de développement régional : la SDRW. On peut y trouver une logique dans la mesure où, organes aux larges compétences, les SDR sont tout de même limitées par le fait qu’elles ne peuvent porter préjudice aux compétences des intercommunales et des sociétés d’équipement économique régional qui vont continuer à assumer la réalisation du développement régional [15].

Les orientations prises par la mise en œuvre de la Loi Terwagne vont marquer le territoire et permettre d’expliquer largement pourquoi les provinces flamandes continuent à jouer un rôle en matière de développement territorial, tandis qu’au plan wallon, les acteurs prédominants vont être les intercommunales d’aménagement et de développement économique, dans la diversité de leurs configurations spatiales.

(A suivre)

Philippe Destatte

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[1] Paul de STEXHE, La Révision de la Constitution belge de 1968-1972, p. 292 et 302sv., Namur, Sociétés d’Études morales, sociales et juridiques, 1972.

[2] La décentralisation consiste à attribuer à des autorités régionales ou locales des pouvoirs originellement attribués à l’administration centrale, celles-ci les exerçant alors dans un contexte d’autonomie sous la tutelle de l’exécutif et de l’administration centraux. Comme l’indiquait Freddy Terwagne à la Chambre des Représentants le 18 juin 1969, la décentralisation implique le transfert du pouvoir de décision à des organes ou à des autorités à l’égard desquels le pouvoir central ne conserve qu’un pouvoir de tutelle.  La déconcentration est la délégation par une autorité administrative centrale de son pouvoir de décision à un subordonné, l’administration centrale gardant un droit d’évocation.

[3] Robert SENELLE, Structures politiques, économiques et sociales de la Belgique, p. 84sv , Bruxelles, Ministère des Affaires étrangères et du Commerce extérieur, 1970. Herman Vanderpoorten était ministre de l’Intérieur et Paul Meyers, ancien ministre, président de la Commission. Le nom de la commission, installée le 20 octobre 1966, était Commission permanente pour l’Amélioration des Relations entre les Communautés linguistiques belges (Loi du 1er juillet 1966).

[4] Freddy TERWAGNE e.a. , Pour une Belgique régionale et communautaire, p. 43, Huy, s.d., 1970.

[5] R. SENELLE, La Révision de la Constitution, 1967-1971, p. 117, Bruxelles, Ministère des Affaires étrangères et du Commerce extérieur, 1972.

[6] GROUPE B/Y, Quelle Wallonie ? Quel socialisme ? Les Bases d’un rassemblement des progressistes, p. 186-187, Liège-Bruxelles, Fondation André Renard-Vie ouvrière, 1971.

[7] GROUPE B/Y, Quelle Wallonie ? Quel socialisme ?, Priorité : 100.000 emplois, p. 156-157, Liège-Bruxelles, Fondation André Renard-Vie ouvrière, 1975.

[8] A noter que le Code de la démocratie locale a transposé la loi du 26 juillet 1971 sur les agglomérations et fédérations de communes.

[9] Robert SENELLE, Structures politiques, économiques et sociales…, p. 129. Aux termes de la loi votée le 17 décembre 1970 (article 22), les contrats de progrès sont des conventions passées entre l’État et les entreprises qui désirent, conformément au plan économique et à la programmation scientifique, mettre en œuvre un programme d’innovation technologique et de développement industriel et/ou commercial s’étalant sur plusieurs années.

[10] Robert SENELLE, La révision de la Constitution, 1967-1971…, p. 76.

[11] Freddy TERWAGNE, La Reconnaissance des trois régions, Discussion de l’article 107 quater de la Constitution, Intervention au Sénat, le 18 juin 1970, dans Claude REMY,  Freddy Terwagne, Inscrire…,  p. 181.

[12] Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 17 décembre 1970, p. 5-13.

[13] Ibidem, p. 8. ARCHIVES DE L’INSTITUT DESTREE, Fonds Yves de Wasseige, Rapports sur les lois d’expansion économique, 1974-1985.

[14] GROUPE B/Y, Quelle Wallonie…, p. 210-211.

[15] Charles-Etienne LAGASSE et Bernard REMICHE, Une Constitution inachevée, p. 156 et 157, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1973.

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