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Mons, le 28 mars 2014

Il est parfois nécessaire de clarifier son positionnement [1]. Je ne m’exprimerai pas ici comme enseignant à l’UMons, ni comme conseil de l’IDEA dans le processus de redéploiement du Cœur du Hainaut, ni comme intervenant sollicité au profit de la Province de Hainaut, celle-ci ayant été particulièrement curieuse et respectueuse des opinions de chacun des intervenants. Je tenterai de me situer au niveau de l’intérêt régional des enjeux.

J’avais, en 1996 – voici presque vingt ans – en introduction d’un colloque co-organisé par l’association des Provinces wallonnes et l’Institut Destrée, risqué, en parlant des provinces, ces vers de Marcel Hicter : On veût d’timps-in-timps des vîs bouhons qui r’florihèt : on voit de temps en temps de vieux buissons qui refleurissent [2]. Les dérèglements climatiques contemporains nous ouvrent en effet tous les espoirs. J’ajoutais que, peut-être verra-t-on demain, quand les risques de neige seront dissipés, une institution transplantée du jardin de la Belgique d’hier, refleurir dans le printemps de la Wallonie.

Ce temps est-il venu ? Le printemps de la Wallonie est très régulièrement annoncé. Les provinces y auront-elles leur place ? C’est la question centrale qui est à l’ordre du jour ou, pour reprendre la formulation de l’invitation du Collège provincial du Hainaut et de l’Université de Mons, quelle organisation des territoires sera, demain, la plus profitable au citoyen ?

C’est en effet une bonne manière pour moi d’échapper à l’exercice impossible des conclusions à tirer de plusieurs semaines de travaux aussi denses que riches ou de tenter la synthèse – forcément trop réductrice – des synthèses présentées par les sept rapporteurs qui m’ont précédé. Retrouver la question de base des organisateurs constitue aussi la manière la plus sûre de s’inscrire dans l’esprit scientifique cher à Gaston Bachelard et dont je rappelle souvent les préceptes à mes étudiants. Sans bien évidemment avoir l’ambition d’être un notaire objectif, je me nourrirai bien sûr de ce que j’ai entendu et lu dans le cadre de ces travaux stimulants menés par l’Université de Mons et les services provinciaux, pour y puiser des réponses mais aussi pour y réagir. Le président du Collège provincial Serge Hustache a en effet rappelé fort justement en introduction qu’il n’y avait pas de débat sans points de vue, et je lui en sais gré.

J’ai appris du sociologue Michel Molitor que trois conditions crédibilisent l’action collective : être porteuse de sens et de légitimité, être lisible et transparente, être cohérente. Abordant l’organisation des territoires la plus profitable au citoyen, j’ajouterai à cette troisième condition un critère qui prend tout son sens dans le contexte de la réforme de l’État, de la nouvelle loi de financement ainsi que des transferts infra-francophones que j’appelle de mes vœux : « être efficiente ». L’efficacité, c’est le contraire de la bureaucratie, disait dernièrement Jan Grauls, l’ancien représentant permanent de la Belgique aux Nations Unies [3]. Et l’efficience, c’est l’efficacité par le coût : le fait que les effets ont été obtenus à un coût raisonnable. Ou encore, c’est l’efficacité par l’économie : celles des moyens et des ressources et de leur optimalisation pour atteindre les résultats…

 1. L’organisation des territoires demain la plus profitable aux citoyens sera celle porteuse de sens et de légitimité

Plus que des bassins de vie, les territoires me paraissent devoir être des « bassins d’envie », pour reprendre une formule heureuse employée jadis par Etienne Timmermans (FRW) à la Plateforme d’Intelligence territoriale wallonne. Le sens du territoire me paraît devoir se nourrir davantage de la volonté des acteurs et citoyens de participer à un projet commun que d’un sentiment d’appartenance dont on surestime constamment l’intérêt ou l’importance. Ce n’est pas dans l’histoire commune, la culture et les affinités passées et présentes que nous devons rechercher les fondements de nos alliances futures mais dans la volonté de construire un avenir commun. Ne faites pas dire à l’historien que la connaissance de ces trajectoires n’est pas importante. Elle l’est bien sûr. Mais davantage pour expliquer, comprendre et reconnaître que pour unir. Le transfrontalier, même aux frontières Est de la Wallonie, plus négligé encore qu’aux frontières Sud, est là pour nous le rappeler, même si, par le passé, nous n’avons pas toujours saisi les occasions.

La légitimité ne paraît pas davantage nous insérer dans la gouvernance moderne que dans la recherche à tout crin d’une démocratie représentative à tous les niveaux. J’entends par gouvernance moderne celle que valorise le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) depuis le début des années 1990 : une gouvernance qui articule les entreprises, la sphère publique, les universités, les communes, les partenaires sociaux, les associations et les parties prenantes dans une démocratie délibérative, respectueuse de chacun et donc aussi des élus, mais qui construit des stratégies de long terme impliquant les acteurs.Je suis en effet de ceux qui pensent que la démocratie est essentielle dans les institutions de la démocratie mais que toute action n’est pas nécessairement fondée sur la démocratie. Faisons de nos communes et de nos parlements wallon, fédéral et européen de vrais organes de démocratie, fondés sur des partis politiques vraiment démocratiques, mais utilisons nos territoires comme des outils de développement durable et donc de cohésion sociale et de transition vers plus d’harmonie.  Les territoires de demain devront être à la fois porteurs d’une volonté des acteurs locaux qui en font partie et moteurs des tâches et compétences qui leur seront confiées par l’Europe, le Fédéral et l’Europe. En cela, ils seront légitimes et auront du sens. Et, à mes yeux, les provinces feront partie de ces territoires. Dans le cadre de la présente réflexion, je n’ai d’ailleurs entendu ou lu aucune prise de position qui allait dans le sens contraire.

2. La deuxième condition pour que l’organisation des territoires demain soit plus profitable aux citoyens, c’est qu’elle soit lisible et transparente

Un de nos grands problèmes, depuis des décennies, c’est que nous imposons au citoyen un système institutionnel illisible dans lequel il ne se reconnaît pas. Dès la Déclaration de Politique régionale 2009, l’actuelle législature a ajouté de la confusion à la confusion en introduisant l’idée des bassins de vie, puis celle des communautés de territoires, puis d’autres bassins de vie liés à l’enseignement, des bassins de formation, des bassins d’emplois, tout en mettant en concurrence ces bassins avec les provinces, ce qui n’avait pas de raison d’être. De surcroît, dans de nombreux milieux d’experts, d’administratifs ou de politiques, on défend l’idée que tous ces territoires devraient disposer de contours et frontières flous, à géographie et géométrie variables en fonction des indicateurs qui les fondent ou des enjeux qu’ils ont à rencontrer. Tout cela est inintelligible et ne me paraît pas raisonnable. Pour qu’ils soient lisibles et transparents pour les citoyens et pour les acteurs comme pour les élus, les territoires doivent être stables, donc disposer de frontières établies, constantes, fixées. Je n’ai pas dit figées, car des mécanismes peuvent leur permettre d’évoluer, comme les communes elles-mêmes qui les composent.

La géométrie variable ne peut donc fonctionner comme un rhéostat gradué en une multitude de positions. Les physiciens vous diront que ces systèmes occasionnent trop de perte d’énergie. Je me limiterai donc à trois positions, trois niveaux infrarégionaux en fonction d’un critère largement évoqué dans les ateliers de réflexion : la masse critique, inscrite dans une logique de subsidiarité, c’est-à-dire la capacité de portage de l’enjeu, la capacité réelle, opérationnelle à l’appréhender en termes d’action. Ainsi, le premier niveau doit-il être communal, le second niveau est celui du bassin de vie ou de la communauté de territoires du type Wallonie picarde ou Cœur du Hainaut, le troisième niveau est celui de l’espace provincial. L’optimisation de la lisibilité et de la transparence devra, à mon sens, passer par une attribution respective à ces trois niveaux des compétences mutualisées par les communes et les acteurs, d’une part, des compétences confiées par la Région ou d’autres institutions d’autre part.

3. Enfin, la troisième condition pour que l’organisation des territoires demain soit plus profitable aux citoyens, c’est qu’elle soit cohérente et efficiente

Avant tout, il me semble que la cohérence – c’est-à-dire la correspondance entre les objectifs de l’intervention et ceux des autres niveaux d’intervention qui interagissent avec la première – ainsi que l’efficience trouveront leur fondement dans trois variables interdépendantes : la répartition et la coordination des compétences, la qualité du service, ainsi que son financement.

3.1. La répartition et la coordination des compétences devront être opérées avec soin, de manière décrétale, et tenir compte du critère de masse critique, donc de la capacité à rencontrer les enjeux. Les services provinciaux, cela a été dit à plusieurs reprises, notamment par le député provincial Gérald Moortgat et par Alain Braun, constituent des atouts par leur connaissance de terrain des nouvelles compétences qui seront transférées à la Région wallonne dans le domaine de la santé notamment, mais pas seulement. La capacité des services provinciaux à territorialiser les compétences en matière de sport, d’écodéveloppement, d’agriculture, de sécurité et d’enseignement supérieur, est réelle. J’y ajouterais la culture, dans toutes ses dimensions, comme déconcentration régionale. Je pense en effet, qu’il faut, en Wallonie comme à Bruxelles, arrêter de critiquer systématiquement la Communauté française et de se plaindre sans cesse de son incapacité à gérer les matières qui lui ont été confiées depuis 1970, et plutôt transférer rapidement toutes ses compétences vers les Régions. Alors que les mécanismes de ces transferts existent depuis 1993, il me paraît que la responsabilité du monde politique en cette matière devient accablante.

Au niveau des bassins de vie, je localiserais la territorialisation du développement économique, du tourisme, de l’aménagement du territoire et de la mobilité, de la formation, en lien avec la province, l’enseignement secondaire, y compris technique et professionnel.

Le niveau communal constitue le lieu d’où partent les mutualisations mais l’enseignement primaire y a assurément une place. Il ne s’agit évidemment pas d’instaurer un nouveau fédéralisme à l’intérieur de la Wallonie, entité fédérée. N’imposons donc pas une exclusivité des compétences mais permettons un partage en fonction des principes que nous avons avancés, en assaisonnant notre mise en œuvre d’une bonne dose de pragmatisme.

3.2. La qualité des services est fondamentale. Elle est souvent soulignée en ce qui concerne les provinces et en particulier celle du Hainaut : Observatoire de la Santé, Institut provincial de Formation, Hainaut Développement, Lecture publique, etc. Les services provinciaux sont reconnus pour leur compétence mais aussi pour la qualité de leur pilotage administratif, leur culture de services publics, leurs capacités d’innovation, de créativité, d’adaptation. Cela ne fait aucun doute : il s’agit, a-t-on dit, d’une véritable légitimité fondée sur la compétence.

3.2. Le financement des services peut être organisé sur base de la fiscalité propre des territoires ou sur base des dotations, difficiles à objectiver, ainsi que Christian Behrendt l’a rappelé. Il peut aussi être organisé par des mécanismes de contractualisation avec la Région, le Fédéral et l’Europe. Ces mécanismes sont complexes, car ils impliquent la conception, la co-construction, le pilotage, l’évaluation de projets multiniveaux. Ils ont toutefois ma préférence car ils sont les plus orientés vers les besoins concrets des citoyens, des entreprises et des autres acteurs. Nathalie Quévy a rappelé la nécessité de clarification que la question du financement impliquait de la part de la Région wallonne.

Conclusion : que voulons-nous faire ensemble ?

Ma conclusion tiendra en cinq points.

1. La situation économique, financière, politique de la Wallonie à l’horizon 2025-2050 m’apparaît plus périlleuse que ce que nous en laissons paraître. L’heure n’est pas aux querelles institutionnelles infrarégionales. L’interterritorialité, c’est-à-dire l’alliance des territoires pour rencontrer des objectifs communs m’apparaît davantage à l’ordre du jour. Au delà, n’oublions pas la formule prononcée par Calogero Conti le 24 février dernier : rien n’est figé, aucune institution, dans son existence et son mode de gouvernance. Le Recteur de l’Université de Mons a raison, bien sûr.

2. Dans notre transition collective vers la société de la connaissance, les universités et les centres de recherche doivent être, avec les entreprises, au cœur du système d’innovation, donc au cœur des territoires, qui sont, par excellence, les lieux de ces transformations. L’heure est au partenariat avec les provinces et avec les intercommunales en voie de transformation en agences de développement territorial.

3. Les provinces sont très concernées par les matières dites personnalisables et doivent être les meilleurs atouts en vue de leur prise en charge par l’institution wallonne… Je l’ai rappelé, et cela a été souligné à plusieurs reprises, les compétences des provinces portent précisément sur des domaines qui, demain, seront l’objet de toutes les attentions du gouvernement wallon. En particulier, et cela a été souligné par le rapporter de l’atelier « Acteur de son territoire », l’institution provinciale exerce un rôle privilégié pour le développement de l’action sociale à un niveau de décisions qui touche les dispositifs locaux par lesquels les populations sont directement concernées.

4. Absorbé par la question des services qui était au centre de la réflexion menée par l’UMons et la Province de Hainaut, je n’ai rien dit de la question du pouvoir politique provincial. Je reste néanmoins très dubitatif sur la question de savoir s’il faudra, demain, maintenir un pouvoir politique provincial. J’entends bien l’argument classique No taxation without representation, sur le lien entre la fiscalité et la représentation démocratique. En fait, les travaux ici menés, mais aussi ma propre expérience, ne m’ont pas donné de réels arguments permettant de nourrir une réelle conviction selon laquelle il faudrait maintenir en Wallonie d’autres niveaux de taxation et de pouvoir – je dis bien de pouvoir, pas de services ni de gouvernance – que les niveaux communaux, régionaux et fédéraux.

5. Il est enfin un enjeu à la fois fondamental et paradoxal qui est celui des relations entre l’Université de Mons et la Province de Hainaut. Paradoxal, puisqu’au moment où elle prend une importance accrue par sa réorganisation mais aussi par différentes fusions et ouvertures, l’UMons laisse tomber son appellation de Mons-Hainaut. Celle-ci facilitait tout de même – permettez à un ancien Carolorégien de le relever – son recrutement à Charleroi. Fondamental, car tous les outils et concepts évoqués pour booster les relations entre l’UMons et la Province de Hainaut – plateforme de collaboration, partenariat gagnant-gagnant, alliance sur la formation, la santé (OSH-Institut Santé), la sécurité (Hainaut Sécurité – Institut Risques), le nouveau pôle hennuyer d’enseignement et l’IPF, etc. – s’inscrivent dans ce qui a été appelé ici la co-construction d’une expertise territoriale commune et d’un espace d’intelligence collective. Il faut dès lors remercier le Collège provincial d’avoir ouvert une réflexion structurée telle que celle-ci qui, n’en doutons pas, permettra, tant à l’Université qu’aux services provinciaux de rebondir pour préparer un avenir mieux construit. Les attentes sont plus nombreuses que les inquiétudes indiquait Alain Diseur, le directeur général des enseignements de la Province du Hainaut. Rien que cette alchimie entre la Province et l’UMons valait, je le pense, les efforts intenses de collaboration qui ont été réalisés.

Si on a une volonté d’avancer sur les projets, on n’aura pas trop de difficultés à se mettre d’accord sur les institutions, disait le ministre Stefaan De Clerck en clôturant son intervention le 28 mars à Mons. La question majeure à laquelle je vous renvoie est existentielle en effet : que voulons-nous faire ensemble ? En Cœur du Hainaut ou en Wallonie picarde ou encore dans le Pays de Charleroi, en Hainaut bien sûr. Mais aussi surtout en Wallonie.

Soyez convaincus que, lorsque nous aurons répondu ensemble à ces questions, le comment sera bien plus facile à construire.

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

[1] Ce texte constitue la remise au net d’un exposé présenté en clôture du colloque Terrains, territoires, territorialités : la Province au cœur du débat ?, organisé à la salle académique de l’Université de Mons par le Collège provincial du Hainaut et l’Université de Mons, le 28 mars 2014.

[2] Marcel Hicter, Cahiers JEB 1/83, p. 354, Andenne, Remy Magermans, 1983.

[3] Martine MAELSCHALCK, « L’efficacité, c’est le contraire de la bureaucratie« , dans L’Echo, 20 février 2014, p. 6.

Mons, le 19 mars 2014

Les bassins de vie sont des couillonnades qui ne reposent sur rien : je ne veux pas savoir qui les a inventés ! Cette jolie formule de Hervé Hasquin, concluait, nous l’avons écrit, un fort brillant discours prononcé à l’Université de Mons le 24 février dernier, lors de la soirée inaugurale de la réflexion lancée par le Collège provincial du Hainaut et l’UMons sur les territoires en Wallonie, ainsi que sur la place de la province dans la gouvernance supralocale. Si la formule est, disons, emportée, la question apparaît pertinente : quel est donc le couillon qui a inventé les bassins de vie ?

Dans un premier texte, nous avons abordé quelques origines des bassins de vie comme espaces d’observation. Nous nous penchons ici davantage sur les espaces d’action, en nous reposant la même question puis en tentant une conclusion très provisoire.

1. Charles Pasqua ? Dominique Voynet ? Jean-Pierre Chevènement ?

Ramener le citoyen et l’élu vers le local

Dans les années qui ont suivi le grand débat national de 1994, l’influence de la créativité politique et administrative française a continué à se faire sentir en Wallonie. Là, comme ici ou ailleurs – et c’est une banalité que de le rappeler –, le contexte de la mondialisation comme celui de l’intégration européenne ont eu tendance à ramener le citoyen comme l’élu vers le local, cadre qui lui apparaît plus rassurant, car apparemment davantage maîtrisable. Ce n’est pas sans intérêt que les Wallons ont observé la mise en œuvre des lois Pasqua du 4 février 1995, Voynet du 25 juin 1999 et Chevènement du 12 juillet 1999. La première disposait que Le schéma national propose une organisation du territoire fondée sur les notions de bassins de vie, organisés en pays, et de réseaux de villes (art. 2). Si elle ne revenait pas sur le concept de bassin de vie, la loi définissait un pays comme un territoire qui présente une cohésion géographique, culturelle, économique ou sociale. Celle-ci était reconnue par la ou les commission(s) départementale(s) de coopération intercommunale en fonction du nombre de départements concernés par le territoire. L’enjeu le plus attractif était, à nos yeux, contenu dans l’article 23 qui dispose notamment que les collectivités territoriales et leurs groupements définissent un projet commun de développement en concertation avec les acteurs concernés [1]. L’article 2 de la loi Voynet restait dans cette logique lorsqu’il rappelait notamment l’importance du développement local dans l’aménagement et le développement durable du territoire en l’organisant dans le cadre des bassins d’emploi et en le fondant sur la complémentarité et la solidarité des territoires ruraux et urbains. Ce développement local favorise au sein de pays présentant une cohésion géographique, historique, culturelle, économique et sociale la mise en valeur des potentialités du territoire, en s’appuyant sur une forte coopération intercommunale et sur l’initiative et la participation des acteurs locaux. L’article 49 de la loi faisait des comités d’expansion et des agences de développement économique créés à l’initiative des collectivités territoriales, ainsi que des comités de bassin d’emploi, les instruments potentiels des collectivités territoriales dans l’élaboration et la mise en œuvre de leurs stratégies de développement économique [2]. La troisième loi fondait les communautés d’agglomération comme établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) regroupant plusieurs communes formant, à la date de sa création, un ensemble de plus de 50000 habitants d’un seul tenant et sans enclave, autour d’une ou de plusieurs communes-centres de plus de 15000 habitants. Selon le texte, ces communes s’associent au sein d’un espace de solidarité, en vue d’élaborer et de conduire ensemble un projet commun de développement urbain et d’aménagement de leur territoire [3]. Vu du côté wallon de la frontière, l’aspect le plus séduisant dans cette législation était probablement l’idée de renouvellement de la démocratie locale, constituant une véritable révolution des territoires. Comme l’affichait un document du Conseil économique et social de Midi-Pyrénées : l’avenir de la commune, c’est la communauté. L’avenir de la Communauté, c’est le Pays [4] . A l’initiative des communes et de leurs groupements, des Conseils de Développement composés de représentants des milieux sociaux, culturels et associatifs pouvaient en effet être librement organisés dans les Pays et les agglomérations. Ce Conseil de Développement était associé à la rédaction d’une Charte de Développement durable du projet de Pays ou d’Agglomération, donc destinée à répondre aux attentes des habitants.

Partager des perspectives futures

La Loi dite SRU (Solidarité et renouvellement urbain) complétait utilement ce dispositif en clarifiant les règles du jeu mais aussi en mettant en place ces outils intégrateurs que sont les SCOT (Schémas de Cohérence territoriale) et les PLU (Plans locaux d’Urbanisme). Ainsi, les SCOT s’affirment-ils comme des documents de planification stratégique intercommunale, c’est-à-dire de conception, de mise en œuvre et de suivi, mobilisant les acteurs du territoire, dans une perspective de développement durable. Les SCOT exposent, comme le dit la loi, le diagnostic établi au regard des prévisions économiques et démographiques et des besoins répertoriés en matière de développement économique, d’aménagement de l’espace, d’environnement, d’équilibre social de l’habitat, de transports, d’équipements et de services [5]. Le lien se fait néanmoins avec le territoire observé lorsque les promoteurs du SCOT de l’Arc Comtat-Ventoux écrivent dès la fin 2000 que cette dynamique concerne un bassin de vie, zone géographique où les habitants ressentent une appartenance à un territoire commun parce qu’ils y habitent, y travaillent, y ont des activités associatives et de loisirs, mais aussi des perspectives futures qu’ils souhaitent partager [6].

Sans aucun doute, l’idée de bassin de vie percole au travers de la frontière franco-wallonne. Le mot lui-même commence à faire fortune. Ainsi, en 1995, le président de l’intercommunale IGRETEC estime que le bassin de vie de Charleroi a reçu sa juste part. Quelques mois plus tard, la ville de Mons annonce qu’une société parisienne, développeur de bassin de vie, sera associée au développement du site des Grands Près, tandis que, un peu plus tard, IGRETEC valorise le bassin de vie de Charleroi dans le cadre des réalisations de l’Objectif 1 Hainaut. C’est là, en février 1998 que se concrétise formellement un bassin de vie, avec l’installation – une première wallonne – d’une communauté urbaine carolo-thudienne, « nouvelle cohérence supra-locale », « structure supra-communale », « proche des communautés urbaines françaises »… Cette Communauté urbaine de Charleroi-Val de Sambre rassemble quinze communes. Le ministre wallo-communautaire Jean-Claude Van Cauwenberghe en est l’instigateur, positionnant d’emblée cette institution en partenaire de la Région wallonne et en alternative à l’institution provinciale, qualifiée d’héritage de la Belgique unitaire.  En mai de la même année, une seconde communauté urbaine émerge en Hainaut : à l’initiative du ministre Willy Taminiaux, le Centre se présente également comme un bassin de vie de douze entités fédérant près de 253.000 habitants [7].

 On ne saurait nier que l’implantation de ces dispositifs sur les territoires français a fasciné un certain nombre de chercheurs, de fonctionnaires et d’acteurs territoriaux wallons alors que se développaient des relations et collaborations interrégionales, transfrontalières, voire directement avec la DATAR, ETD, le CERTU, l’OIPR [8], etc.

 2. L’Institut Destrée et le Secrétariat du SDER ?

Des contrats de plan Région-Bassin ?

Le congrès La Wallonie au futur, Sortir du XXème siècle, organisé par l’Institut Destrée dans le cadre de l’exercice de prospective du même nom, avait, en 1998, constitué un moment important de prise de conscience d’idées décentralisatrices infrarégionales que Renaud Degueldre, directeur général du Bureau économique de la Province de Namur, avait bien énoncées sous la forme de trois prérequis : d’abord, que la Région wallonne prenne conscience qu’elle ne peut jouer le rôle d’opérateur et qu’elle a besoin d’opérateurs sous-régionaux seuls capables d’intégrer le caractère pluriel de la Wallonie, ensuite, que la Région wallonne définisse, pour chacune de ses politiques, un plan de développement concerté ; et enfin, que les sous-régions prennent, quant à elles, conscience des limites de leur autonomie pour inscrire leurs actions en soutien d’une politique de développement régional. En d’autres termes, concluait le patron du BEP, la porte doit être ouverte sur une contractualisation formelle des rapports entre les partenaires du développement, sur base d’un cahier des charges précisant les objectifs et les devoirs de chacun  [9]. J’ai déjà écrit, ailleurs, combien ces principes trouvaient des traductions en termes d’actions dans les mécanismes de subsidiarité active et de « contrat de plan Région-Bassin » défendus par Christophe Derenne, rapporteur au même congrès prospectif [10]. Dans le rapport général des travaux, j’avais moi-même relayé l’idée que, si le sous-régionalisme est un concept connoté négativement, impulser des dynamiques de changement au niveau sous-régional est indispensable, car c’est à ce niveau, et à partir des acteurs de terrain, que l’on peut appréhender les réalités et disparités territoriales qui existent concrètement. La dynamique de développement du bassin du Hainaut occidental nous était apparue, à l’un comme à l’autre, comme un modèle qu’il faudrait étendre à toutes les entités composant la Wallonie, ainsi qu’à la région, prise dans son ensemble [11].

Cette proposition allait être affinée par l’Institut Destrée, allié aux entreprises CEMAC (Jean-Louis Dethier) et OGM (François Burhin), lors du colloque Contrats, territoires et développement régional, tenu le 11 mai 1999 à Namur. A côté et dans le cadre d’un Contrat-plan régional wallon, je proposais en tirant quelques conclusions, que soient mis en place des contrats territoriaux de partenariats et de développement : de nouveaux territoires pertinents qui se constitueraient librement, peut-être pour des durées déterminées, sur les principes de l’adhésion volontaire et du pragmatisme [12]. Cette réflexion se nourrissait bien entendu des travaux de la journée, en particulier en ce qui concerne les territoires, des interventions de Jacques Cherèque, vice-présent du Conseil général de Meurthe-et-Moselle, de Damien Devouassoux (DATAR), de Luc Maréchal et de Bernadette Mérenne. Cette réflexion faisait appel aussi, sans s’en cacher, aux travaux de la revue française Pouvoirs locaux, alors très impliquée dans les débats sur les quatre lois que nous avons longuement évoquées.

Les aires de coopération du SDER

Mais le moment était également stratégique en Wallonie puisque, comme devait le rappeler Luc Maréchal, le gouvernement wallon était en passe d’adopter définitivement le Schéma de Développement de l’Espace régional, ce qui sera chose faite le 27 mai 1999. L’Inspecteur général de la Division de l’Aménagement rappelait que ce texte avait intégré la nécessité de mettre en place un processus d’association des communes autour d’objectifs de développement territorial. Au delà des aires de coopération transrégionales, Luc Maréchal entrevoyait l’établissement de schémas d’agglomération pour Charleroi, Liège, Namur et Mons tandis qu’il concevait des aires de coopération en milieu rural, appelés pays. Il concluait que la détermination de ces aires pourrait être le fruit d’un double processus qui lie association politique volontaire des collectivités locales autour d’un projet stratégique comportant des objectifs évaluables et la régulation du processus de formation au niveau régional. Pour ces aires, précisait-il, on peut également ouvrir de nouvelles voies : une tutelle sur les résultats à atteindre et sur la qualité des systèmes de gestion et de décision internes (normes de qualité, ISO, etc.) [13]. S’il était moins explicite, le SDER, tel qu’adopté par le gouvernement wallon, encourageait les aires de coopérations supracommunales regroupant plusieurs communes qui pourraient prendre la forme de communautés urbaines pour les agglomérations urbaines et de projets de pays en milieu rural. Le texte précisait que les aires de coopérations devront notamment, pour être reconnues par la Région, se doter d’un schéma territorial qui sera en cohérence avec les principes du SDER et avec le Projets de structure spatiale. Ces schémas serviraient de documents de référence lors des révisions du plan de secteur, tandis que la Région mettrait en place une politique de soutien financier pour soutenir les projets de ces aires de coopération [14]. C’était évidemment peu de chose comparé aux dispositifs législatifs français. Ces éléments étaient toutefois suffisants pour encourager des dynamiques expérimentales.

 Des outils concrets de développement territorial

Il est assez paradoxal que la première de ces expériences, Luxembourg 2010, allait se concevoir, à partir de la fin 2000, sur le territoire de la province de Luxembourg et de la zone de l’intercommunale IDELUX. Cet exercice s’élabore dans la foulée de la réalisation d’un Schéma de Développement de l’Espace provincial (SDEP) dans lequel, en 1999, émerge déjà un concept de bassin de vie. L’inspiration méthodologique française, et notamment celle, très « datarienne » du Comité de Liaison des Comités de bassin d’emploi est patente dans la nouvelle démarche [15]. C’est en province de Luxembourg également que, dans un souci tant de se rapprocher des besoins des acteurs du développement, en particulier des entreprises et des communes, que de rencontrer les spécificités territoriales, l’intercommunale IDELUX propose en 2003 un réel découpage en bassins de vie. Ainsi, en se fondant sur les Repères… (2002) de la CPDT, IDELUX identifie neuf bassins de vie, comme autant de problématiques territoriales spécifiques, qu’il organise en cinq espaces opérationnels : Famenne, Ardenne de l’Est et Luxembourg-Liège (Vielsalm), Pays d’Arlon, Agglomération du PED et Gaume du Sud, Centre-Ardenne et Bordure ardennaise septentrionale, Ouest ardennais [16].

 En fait l’idée progressait que le développement local et territorial n’était pas le sous-localisme et que, comme l’indiquait Bernadette Mérenne, il manque un niveau intermédiaire entre la Région et la commune. D’ailleurs, la professeur à l’ULg appelait à la création de sous-ensembles spatiaux qui soient des espaces de solidarité, des zones d’équipements en commun, où les forces centrifuges seraient moins fortes que les forces centripètes et où pourraient se développer des projets communs qui aboutissent à des succès partagés par les intervenants locaux. Et c’est avec beaucoup de clarté que la géographe affirmait que les communes, parfois rivales, sont à la fois trop grandes pour s’adapter aux solidarités sociales et trop petites pour gérer les réalités du monde entrepreneurial, qu’il soit privé ou public. Aujourd’hui, la commune ne constitue plus la bonne taille. Je prône les espaces où existe réellement un sentiment général d’appartenance et d’organisation commune [17]. De son côté, lors des travaux de l’exercice de prospective Wallonie 2020, le directeur du CREAT (UCL), Yves Hanin, plaidera pour que la Wallonie puisse retrouver des territoires de projets : le projet de pays est un outil intéressant pour mettre une série d’acteurs en relation pas seulement pour exister à l’échelle du marché international, mais pour retrouver, au travers d’un projet de territoire, une adéquation entre identité, patrimoine et cohabitation. Le schéma d’agglomération pourrait être aussi un élément pertinent, une échelle pertinente, un projet pertinent pour gérer des problèmes de services à la collectivité [18]. Dans ses conclusions, Wallonie 2020 appelait d’ailleurs à intégrer les territoires infrarégionaux comme partie prenante de la contractualisation régionale [19].

3. Le Gouvernement wallon ?

Dès le début des années 2000, le président du gouvernement wallon avait demandé à des chercheurs de l’Université libre de Bruxelles de rédiger un guide méthodologique. Il s’agissait pour l’IGEAT d’élaborer des processus de construction de contrats d’avenir locaux. Les bassins de vie y étaient assez vaguement évoqués comme échelles pour que les communes puissent y concevoir des partenariats. Il faut toutefois noter que le glossaire de cet ouvrage reprenait la définition du bassin de vie qu’en avait donnée en 1997 le Dictionnaire réalisé en France par ATEA-CRIDEL [20]. Le ministre-président rappellera d’ailleurs l’intérêt de ce travail et la vision qui était la sienne de la supracommunalité lors de son discours de clôture des travaux de l’exercice de prospective Wallonie 2020 [21].

Une montée en puissance dans les DPR

Dans sa quatrième partie portant sur le Plan stratégique transversal visant au développement territorial équilibré et durable, la Déclaration de Politique régionale de 2004 affirmait qu’un développement harmonieux de la Wallonie implique un développement équilibré de l’ensemble de ses bassins de vie [22]. La notion prenait un tour plus orienté vers le développement territorial lorsque cette même DPR indiquait que le territoire est devenu une notion plus humaine qu’administrative et précisait : cette notion de territoire en tant que bassin de vie, d’espace de solidarité est fondamentale puisqu’il s’agit d’élaborer un projet de développement global (économique, social, environnemental et culturel), partagé et approprié par l’ensemble de la population habitant cet espace. Ce projet s’appuie notamment sur le Schéma de Développement de l’Espace régional (SDER) [23]. Il faut noter que, parallèlement, la Déclaration de politique communautaire 2004-2009 (DPC) annonce la création d’une dynamique collective portant sur la reconnaissance de bassins scolaires dans le cadre du Contrat stratégique pour l’éducation que le gouvernement organise. La DPC dit aussi que celui-ci définira des lignes directrices en matière de maillage culturel et de développement territorial, notamment en déterminant les périmètres des bassins (culturels ?) selon des critères objectifs [24].

La Déclaration de Politique régionale 2009 indique la volonté du nouveau gouvernement de simplifier le paysage institutionnel situé entre la Région et la commune, en réformant l’institution provinciale pour la faire évoluer, à terme et après révision de la Constitution, en communauté de territoires adaptée comme entité de gestion des intérêts supra-communaux, de pilotage politique des intercommunales, de soutien aux politiques communales et de déconcentration de missions régionales et communautaires dans le cadre des stratégies établies par la Région et/ou les Communautés. Plus loin, la Déclaration précise que les organes de la communauté de territoires seront : une assemblée qui délibère en public et composée d’élus communaux sur base des principes de représentation minimale et de représentation proportionnelle ; un collège exécutif responsable devant l’assemblée. Les intercommunales correspondant à l’échelle des bassins de vie seront appelées à évoluer en agences techniques d’exécution des orientations politiques de la communauté de territoires [25]. Enfin, le texte précise que, dans l’attente de la transformation des provinces en communautés de territoires et afin de mieux mettre en œuvre des projets communs répondant aux besoins de plusieurs communes, le gouvernement encouragera de nouvelles formes de collaboration entre communes, constituées sur base volontaire, afin de maximiser, au profit de toute la Wallonie, les effets de pôle que représentent les territoires. Les communes pourront ainsi conclure ensemble un contrat de développement durable qui identifiera les moyens, projets et actions prioritaires à mettre en œuvre pour rencontrer les réalités urbaines, rurales ou semi-rurales qui leur sont spécifiques. De son côté, la Déclaration de Politique communautaire 2009-2010 annonce l’approfondissement des initiatives prises dans le domaine de l’éducation, notamment sur base de l’expérience menée dans le bassin scolaire de Charleroi, en développant des instances de co-responsabilisation par bassin de vie [26]. Dans cette démarche, un bassin de vie sera défini comme une zone géographique, pertinente, en matière de politique croisée en termes d’enseignement qualifiant, de formation professionnelle et d’emploi [27].

Une conclusion très provisoire

Une réflexion autour du concept de bassin de vie, y compris les bassins d’emplois et bassins scolaires, organisée lors d’un séminaire de la Plateforme d’Intelligence territoriale wallonne, le 8 décembre 2009, avait posé la question de la stabilité des espaces dans le temps long (10, 20 ou 50 ans) et fait la distinction entre des territoires d’observation, nécessitant une stabilité temporelle des limites spatiales, et des territoires d’action, dont les espaces pouvaient varier en fonction des enjeux. Les travaux de Wallonie 2030, menés en 2010-2011 par le Collège régional de Prospective de Wallonie, ont également insisté sur la nécessité de reconsidérer le territoire, que ce soit en termes de localisation de l’activité économique et d’inscription des populations, ou en termes de partage des responsabilités entre acteurs : les politiques, les individus, mais également les acteurs économiques. Wallonie 2030 a bien montré la nécessité d’une plus grande transversalité entre les politiques menées et entre les acteurs, en insistant sur le fait qu’on ne peut plus penser, par exemple, les politiques d’emploi, sans articulation des politiques économiques, d’éducation, de recherche, d’aménagement du territoire, et que les acteurs se situent face à une diversité de mouvements : un mouvement déterritorialisé de l’activité économique et des trajectoires professionnelles, mais également un mouvement de proximité, de mise en réseau d’acteurs au niveau local, particulièrement sur les bassins de vie et les bassins scolaires, si on distingue les deux. Corollaire de la coordination régionale, le Collège a aussi affirmé que l’efficacité des politiques régionales passe par davantage de décentralisation entre la région et les communes, comme l’a souligné lors du congrès de clôture, Louise-Marie Bataille, secrétaire générale de l’Union des Villes et des Communes de Wallonie. Dans ce cadre, les bassins de vie jouent un rôle d’interface en améliorant, grâce à leur masse critique, la performance des politiques locales. Dans tous les cas, y a-t-on conclu, on ne fera pas l’économie d’une réelle mise en cohérence et en convergence des initiatives dans le contrat qui devra être élaboré entre la Région et ses territoires [28].

Ces problématiques ont évidemment gardé toute leur pertinence au moment où il nous faut conclure en répondant enfin à la question qui a inventé les bassins de vie ? Comme souvent, lorsqu’il s’agit d’innovations, surtout si elles sont polymorphes, il est difficile, sinon impossible, d’identifier un seul acteur, une seule trajectoire, un moment et un lieu. Il est en tout cas assez clair que les bassins de vie n’ont pas émergé subitement en Wallonie lors de la dernière ou des deux dernières législatures. L’idée est complexe et profonde, dépasse largement nos frontières et notre siècle. L’influence française est assurémment déterminante [29]. L’influence allemande, compte tenu du contexte de l’époque, est inquiétante.

Politiques sectorielles et transversalités

La première partie de la conclusion de ce texte a, en fait, déjà été écrite, sous le titre de Qu’est-ce qu’un bassin de vie en Wallonie ? Ce texte faisait suite à la présentation par le ministre des pouvoirs locaux Paul Furlan de son livre De la ville aux bassins de vie, le 29 novembre 2012, au Cercle de Wallonie à Liège [30]. J’y rappelais surtout la difficulté de fonder la pertinence du concept, y compris sur le plan statistique, d’établir le lien avec les autres politiques sectorielles dans un souci de transversalité, ainsi qu’avec les logiques volontaristes supracommunales qui, elles, ne s’appuient que très partiellement sur les diagnostics rétrospectifs et actuels pour s’inscrire, par une démarche prospective, dans des enjeux, des visions et des stratégies de long terme. Le ministre des Pouvoirs locaux avait en effet confirmé, comme il l’avait fait au Parlement [31], que, pour lui, les communautés de communes correspondaient bien aux bassins de vie et que le redéploiement de la Wallonie ne se ferait que sur base de bassins de vie, de communautés de communes, et à la fois dans la réalité de terrain et porté par les élus locaux. Les deux colloques intitulés Communautés de territoires et intelligence territoriale, organisés les 13 et 19 décembre 2013 à Liège et à Charleroi, à l’initiative de Paul Furlan, n’ont pas remis fondamentalement en cause ce positionnement [32].

La deuxième partie de la conclusion est prématurée. Il faut attendre les multiples remarques introduites dans le projet de SDER par les acteurs locaux qui constituent, dans le meilleur des cas, autant d’efforts pour clarifier la relation que le gouvernement wallon a tenté d’instaurer entre bassins de vie et communautés de territoires. Dans les textes, la confusion entre territoire d’observation et territoire d’action y a atteint des sommets desquels il est en effet nécessaire de redescendre au risque de confier des rôles de gouvernance à des espaces fondés par et pour une statistique dont, nous l’avons entendu de la part des chercheurs des différents domaines, la qualité est elle-même interrogée.

Clarté territoriale et évidence institutionnelle

Ce qui est frappant c’est bien sûr le caractère polysémique du concept de bassin de vie mais surtout le fait que, au nom de la diversité des enjeux et à part quelques exceptions, on a défendu jusqu’ici la pluralité des définitions et surtout des espaces. Cette conception me paraît totalement orientée vers les experts et non vers les bénéficiaires comme la bonne gouvernance devrait nous y inciter. Le citoyen, comme l’élu, du reste, est lui, confronté à une multitude d’enjeux dans la vie quotidienne et, dès lors, n’a que faire d’un territoire à géométrie variable qui changerait de forme au gré des indicateurs, de la manière de les construire ainsi que de croiser – ou pas – les approches sectorielles : emploi, enseignement, santé, développement économique, aménagement, etc. Ce dont les citoyens et les élus ont besoin, avant tout, c’est de clarté territoriale et d’évidence institutionnelle. La stabilisation des territoires, comme celle des institutions, constituent des nécessités démocratiques absolues. Leur simplicité est la condition même de leur compréhension, de leur appropriation ainsi que de la qualité des réponses que ces territoires et ces institutions apportent aux citoyens.

Ainsi que je l’ai écrit dans un texte récent, le bassin de vie est au centre de la problématique de la territorialité et du débat ouvert sur la décentralisation des politiques régionales. On peut en donner une définition robuste, qui fut nourrie par un débat très constructif avec Pierre Got à la Plateforme d’Intelligence territoriale wallonne, le 20 novembre 2012 : un bassin de vie est une aire de coopération territoriale à laquelle aurait adhéré librement un certain nombre de communes où, d’une part, se réalise un projet de développement endogène et transversal durable porté par les acteurs et où, d’autre part, peuvent se mettre en œuvre, par contractualisation, des politiques publiques régionales territorialisées [33].

J’avais, en ce qui me concerne, et en vue d’un entretien avec le journaliste Marc Sirlereau (RTBF), le 14 septembre 2012, avancé sept principes que je pense utiles pour construire des bassins de vie :

1. s’appuyer sur des projets collectifs de long terme (vs pertinence « scientifique ») ;

2. formaliser des contractualisations multiniveaux (internes et externes, supracommunales et multiacteurs) qui s’appuient sur les acteurs existants, en particulier les communes, les entreprises et les associations ;

3. prendre en compte le polycentrisme et la complémentarité rural-urbain (Huy-Waremme, Mons-La Louvière, etc.) ;

4. se fonder sur l’interterritorialité (pragmatisme vs compétitions et hiérarchies institutionnelles) ;

5. rechercher une meilleure efficience par une meilleure utilisation des ressources (humaines, budgétaires ou territoriales) disponibles ;

6. intégrer et mettre en cohérence maximale des compétences (bassins d’emplois, bassins scolaires, judiciaires, etc.) ;

7. professionnaliser les structures avec des outils de qualité (intercommunales de développement, universités, CSEF, centres culturels, etc.).

 Ce ne sont bien sûr que des pistes.

 Au delà, il apparaît certain que, si on restait dans cette bizarrerie qui ferait que plus personne ne saurait ce qu’est un bassin de vie, on pourrait se dire que la question de Hervé Hasquin qui nous sert de titre deviendrait particulièrement pertinente.

 Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050


[1] Loi no 95-115 du 4 février 1995 d’orientation pour l’aménagement et le développement du territoire, Journal officiel de la République française n° 31 du 5 février 1995, p. 1973. legifrance.gouv.fr – Texte initial.

[2] Loi no 99-533 du 25 juin 1999 d’orientation pour l’aménagement et le développement durable du territoire et portant modification de la loi n° 95-115 du 4 février 1995 d’orientation pour l’aménagement et le développement du territoire, Journal officiel de la République française, n° 148 du 29 juin 1999, p. 9515. legifrance.gouv.fr- Texte initial.

[3] Loi no 99-586 du 12 juillet 1999 relative au renforcement et à la simplification de la coopération intercommunale, Journal officiel de la République française, n° 160 du 13 juillet 1999, p. 10361. legifrance.gouv.fr – Texte initial.

[4] Pays et agglomérations… pour un renouvellement de la démocratie locale, Toulouse, Conseil économique et social régional de Midi-Pyrénées, s.d, [2004 ?].

[5] Loi n° 2000-1208 du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbains, Journal officiel de la République française, n° 289 du 14 décembre 2000, p. 19777. legifrance.gouv.fr – Texte initial.

[6] Qu’est-ce qu’un SCOT ?, Carpentras, Syndicat mixte Comtat Ventoux, 15 décembre 2000. http://www.scotcomtatventoux.fr

[7] Hugo LEBLUD, Igretec, dans L’Echo, 13 décembre 1995. – H. LEBLUD, « Technologique » pour Mons, dans L’Echo, 20 mars 1996. – H. LEBLUD, Objectif 1 : Igretec plaide « non coupable », dans L’Echo, 3 mai 1997. – H. LEBLUD, Charleroi – Thuin : vers une nouvelle cohérence supra-locale, dans L’Echo, 18 février 1998. – H. LEBLUD, Le Centre se trouve enfin une identité politique, dans L’Echo, 16 mai 1998.

[8] Le Centre de Ressources du Développement territorial (ETD), le Centre d’Etude sur les Réseaux, les Transports, l’Urbanisme et les Constructions publiques (CERTU), L’Observatoire international de Prospective régionale (OIPR).

[9] Renaud DEGUELDRE, Infrastructures structurantes et informations, dans La Wallonie au futur, Sortir du XXème siècle, Innovation, évaluation, prospective, p. 205, Charleroi, Institut Destrée, 1999.

[10] Ph. DESTATTE, Jalons pour une définition des territoires…, p. 40.

[11] Ph. DESTATTE, Rapport général du quatrième Congrès La Wallonie au futur, Sortir du XXème siècle : évaluation, innovation, prospective, dans La Wallonie au futur, Sortir du XXème siècle…, p. 431-432. A noter que cette dynamique du Hainaut occidental était particulièrement intéressante avec différentes initiatives telles que la création d’un Comité de Bassin du Hainaut Occidental, dans le cadre de l’initiative communautaire PME, la fusion des chambres de commerce de Tournai et Mouscron en une Chambre de Commerce et de l’Industrie du Hainaut Occidental, ainsi que la création du Comité de Pilotage de la région de Tournai, Ath, Mouscron (COPITAM). L’influence territoriale française, notamment de la loi d’orientation, y était peut-être plus manifeste qu’ailleurs. Voir Henri CAPRON, Valérie AJZENMAN, Florence HENNART, Livre blanc du Hainaut occidental, p. 2 et 37, Bruxelles, Dulbea-CERT, à l’initiative d’IDETA, Février 2001.

[12] Ph. DESTATTE, Pistes méthodologiques pour rédiger une nouvelle déclaration de politique régionale, dans Contrats, territoires et développement régional, p. 139-140, Charleroi, Institut Destrée, 1999.

[13] Luc MARECHAL, Le Schéma de Développement de l’Espace régional : un processus vers l’évaluation et la contractualisation, dans Contrats, territoire et développement régional…, p. 68-69.

[14] Gouvernement wallon, Schéma de Développement de l’Espace régional, adopté par le Gouvernement wallon le 27 mai 1999, Annexe 2, p. A.6, Namur, MRW, Secrétariat du SDER, 1999. – Ph. DESTATTE et L. MARECHAL, Prospective des espaces en transition territoriale et politique : la Wallonie, dans Yves JEAN et Guy BAUDELLE, L’Europe, Aménager les territoires, p. 378-389, coll. U, Paris, A. Colin, 2009.

[15] Voir le document de référence utilisé au début de la démarche : Olivier MAZEL, Pascal VAZARD et Klaus WERNER, Construire un projet de territoire, Du diagnostic aux stratégies, Comité des Liaison des Comités de bassin d’emploi, Paris DATAR, 1997.

[16] Bassins de vie, Proposition de découpage et ses fondements, Arlon, IDELUX, 8 octobre 2003, 4 p. + Annexe cartographique. Document aimablement fourni par Henry Demortier, 17 mars 2014. – René Delcominette quitte Idelux, il garde la passion, dans L’Echo, 30 août 2011. – A noter que ces bassins étaient encore au cœur de la réflexion organisée en 2013 dans le même territoire pour construire un SDEL (Schéma de Développement de l’Espace luxembourgeois).

[17] Patricia del MARMOL, La Wallonie devrait reprendre le pouvoir, La masse critique « une réflexion en profondeur que pose Bernadette Mérenne, docteur en géographie de l’ULg, dans L’Echo, 20 novembre 2001. – voir aussi B. MERENNE, Aménagement du territoire et bassins de vie, Exposé à la Plateforme d’Intelligence territoriale wallonne, Namur, Institut Destrée, 23 juin 2011.

[18] Y. HANIN, Développement territorial, enjeux et stratégie, dans Wallonie 2020, Une réflexion prospective citoyenne sur le devenir de la Wallonie, Actes de l’exercice de prospective mené en Région Wallonie de novembre 2001 à février 2004, p. 116, Charleroi, Institut Destrée, 2005.

[19] Wallonie 2020, Une réflexion prospective citoyenne sur le devenir de la Wallonie, Actes…, p. 601-602.

[20] Dominique-Paule DECOSTER dir., Vers des Contrats d’Avenir locaux, Elaborer et réussir sa stratégie de développement communal, p. 126 et 154, Bruxelles-Namur, ULB-IGEAT – Région wallonne, sd [2003]. – Voir aussi D-P DECOSTER, Gouvernance locale, développement local et participation citoyenne, Charleroi, ULB, 2002. – Voir aussi Pierre GOVAERTS, Christian VANDERMOTTEN dir., Les communautés urbaines, Namur, CPDT, 2003.

[21] Wallonie 2020, Une réflexion prospective citoyenne sur le devenir de la Wallonie, Actes de l’exercice de prospective mené en Région Wallonie de novembre 2001 à décembre 2004, p. 586-587, Charleroi, Institut Destrée, 2005.

[22] Déclaration de Politique régionale wallonne, 2004, p. 35.

[23] Ibidem, p. 72. (Partie 6, Aménagement du territoire).

[24] Déclaration de Politique communautaire 2004-2009, p. 5 et 44, Bruxelles, 2004. – Pierre BOUILLON et David COPPI, PS-CDH : le contrat au net, Intitulé de l’accord : « Wallonie-Bruxelles, 2004-2009 », dans Le Soir, 10 juillet 2004, p. 1 et 4.

[25] Déclaration de Politique régionale 2009-2014, Une énergie partagée pour une société durable, humaine et solidaire,  p. 255-257, Namur, Parlement wallon, 15 juillet 2009.

[26] Déclaration de Politique communautaire 2009-2014, Une énergie partagée pour une société durable, humaine et solidaire, p. 23-24, Bruxelles, 15 juillet 2009. – voir aussi Xavier BODSON, Bassins de vie : pour une meilleure articulation entre l’emploi, la formation et l’enseignement, Bruxelles, IEV, Septembre 2009.

[27] Conseil économique et social de Wallonie, Avis A 1068 relatif aux bassins de vie et pôles de synergie, p. 2.

[28] Ph. DESTATTE, Wallonie 2030, Quelles seraient les bases d’un contrat social pour une Wallonie renouvelée ? Rapport général du congrès du 25 mars 2011 au Palais des Congrès de Namur, p. 5, 7, 17, Namur, Collège régional de Prospective de Wallonie, 2011.

Cliquer pour accéder à Philippe-Destatte_Wallonie2030_Rapport-General_2011-03-25_Final_ter.pdf

[29] Voir notamment : Olivier HEUSKIN, Le concept de communauté urbaine : notions de base et repères essentiels, Exposé présenté à la séance plénière de l’asbl Liège Demain, le 14 décembre 2009.

[30] Paul FURLAN, De la ville aux bassins de vie, Entretiens avec Marcel Leroy, Liège, Luc Pire, 2012. Voir : Ph. DESTATTE, Qu’est-ce qu’un bassin de vie en Wallonie ? Blog PhD2050, 29 novembre 2012.

[31] Parlement wallon, Compte rendu intégral, n° 7 (2012-2013), mardi 2 octobre 2012 p. 16.

[32] Orientations en vue de l’élaboration d’une politique de la ville ou des territoires en Wallonie, Namur, SPW-DGO4, 31 janvier 2014, Draft 28 p.

[33] Ph. DESTATTE, Les mots pour le dire : SDER et autres SRADDT, p. 2, Blog PhD2050, 20 janvier 2014.

Mons, le 18 mars 2014

Les bassins de vie sont des couillonnades qui ne reposent sur rien : je ne veux pas savoir qui les a inventés ! Cette jolie formule de Hervé Hasquin, secrétaire perpétuel de l’Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique, ancien ministre-président de la Communauté française, vaut assurément son pesant de plans de secteurs. Il s’agissait de la conclusion d’un fort brillant discours prononcé à la salle académique de la Faculté Warocqué, le 24 février dernier, lors de la soirée inaugurale de la réflexion lancée par le Collège provincial du Hainaut et l’Université de Mons sur les territoires en Wallonie ainsi que sur la place de la province dans la gouvernance supralocale.

Si la formule est, disons, emportée, la question est assurément pertinente : quel est donc le couillon qui a inventé les bassins de vie ?

1. Le Troisième Reich ?

Si on regarde dans le temps long et indépendamment des anciennes principautés ou des divisions en départements puis en provinces qui en résulteront, mais en relations avec elles, des espaces de proximité se sont dessinés au travers des siècles. Ainsi, en 1936, dans Terres et gens de Wallonie, Albert Jacquemin identifiait-il, çà et là, des régions qu’il qualifiait de « naturelles » sans qu’aucune typologie ne soit établie : le Tournaisis, le Pays d’Ath, le Borinage, la région montoise, le Centre, le pays de Sennette, le Pays de Charleroi, l’Entre-Sambre-et-Meuse, le Pays brabançon, la Basse-Sambre, le Namurois, la Fagne, la Famenne, l’Ardenne, le Condroz, la Hesbaye, le Pays de Liège, le Pays de Herve, le Pays de Vesdre, etc. [1]. J’ai déjà tenté d’expliquer ailleurs comment des politiques dites régionales s’étaient mises en œuvre, notamment à l’initiative de Gaston Eyskens, qui allaient, dans les années soixante et soixante-dix, constituer les premières initiatives de politiques territoriales dans le cadre d’une Belgique en voie – très lente – de régionalisation [2].

Lebensraum

Les géographes sérieux dénonceront là un inventaire à la Prévert alors que la rationalité scientifique nous renvoie vers les statistiques et la recherche d’espaces homogènes ou polarisés. L’ombre de leur collègue allemand Walter Christaller (1893-1969) pourrait d’ailleurs bien se profiler. Ce chercheur, dont le nom reste attaché au modèle dit « christallérien » des lieux centraux développé dans une thèse originale, a acquis une réputation sulfureuse bien méritée pour avoir non seulement adhéré au parti nazi en 1940 mais s’être surtout consacré à des opérations « d’aménagement » des territoires conquis à l’Est par la Wehrmacht pour y (ré)introduire une densité aryenne significative dans la cadre du sinistre Lebensraum national-socialiste [3]. Il ferait assurément un couillon parfait. Son modèle reste très opératoire. Ainsi, comme l’indiquait une étude de l’Institut d’Aménagement et d’Urbanisme d’Ile de France en 2008 : le modèle de Christaller répond à trois principes d’organisation : le marché, la circulation et le niveau administratif. Il prend la forme d’un système relationnel pyramidal dans lequel la rareté des produits et des services offerts par les villes est proportionnelle au rang des villes. Le rayonnement d’une ville est lié en grande partie aux services qu’elle rend. A partir de ce constat, l’aire des bassins de vie peut varier en fonction du pouvoir d’attraction de la commune-centre sur son espace avoisinant [4].

2. L’INSEE et la DATAR ?

La notion de bassin de vie avait ressurgi en France lors du grand débat national activé en 1994 par le ministre de l’Intérieur et de l’Aménagement du Territoire, Charles Pasqua. La recherche d’une définition de ces bassins avait été lancée en vue de la création des « pays ».  Il s’agissait de montrer le contenu et les multiples facettes de cette aire géographique de proximité des emplois et services, davantage considérée comme un territoire d’observation que comme un territoire d’action. Diverses propositions étaient en concurrence : asseoir cette entité sur les zones d’emploi telles que définies par l’INSEE et le ministère du Travail en 1982, se fonder sur les zones de petite chalandise, ou encore faire appel à un plus ancien découpage de l’INSEE qu’étaient les zones de peuplement industriel et urbain (ZPIU) [5].

Des définitions à succès

Deux définitions des bassins de vie ont émergé de ces réflexions sur le zonage : d’abord, le bassin de vie est vu comme un ensemble de communes parmi lequel les habitants trouvent la majorité des commerces et des services dont ils ont besoin habituellement, et, ensuite, le bassin de vie est décrit comme le plus petit territoire sur lequel les habitants ont accès à la fois aux équipements et à l’emploi [6]. Parallèlement, dans le Dictionnaire multilingue de l’Aménagement du territoire et du développement local publié en 1997, les deux approches sont mêlées. Un bassin de vie y est défini comme un territoire présentant une cohérence géographique, sociale, culturelle et économique, exprimant des besoins homogènes en matières d’activités et de services. Les auteurs ajoutent que la délimitation d’un bassin correspond à des zones d’activités homogènes reposant sur des besoins locaux et structurés à partir du flux migratoire quotidien de la population et de la capacité d’attraction des équipements et services publics et privés (transport, enseignement, santé, action sociale) [7]. Cette définition, dont je n’ai pas encore retrouvé l’origine première, sera appelée à un grand succès puisqu’elle figure également quelques années plus tard dans le glossaire de la DATAR puis de la DIACT [8]. Elle aura aussi, nous le verrons, un certain écho en Wallonie.

A la recherche des territoires vécus

C’est certainement pour mettre fin au caractère flou de ces objets et dans la prolongation du débat national que l’INSEE avait tenté, dès 1996, de déterminer le territoire sous influence de la ville en créant le zonage en aires urbaines (ZAU), basé sur une dépendance exprimée en termes d’emploi. Le recensement de 1999 avait permis d’identifier 354 aires urbaines représentant près de 14.000 communes, soit 77 % de la population française. Ainsi, les ZAU apparaissaient-elles, aux yeux de certains observateurs, comme d’excellents outils pour analyser l’emploi et le développement économique et constituaient-elles des territoires pertinents pour envisager certaines coopérations intercommunales [9]. L’INSEE, en collaboration avec la DATAR, a poursuivi cette réflexion en complétant la description de l’organisation du territoire par l’emploi dans les pôles urbains et ruraux au moyen d’une représentation de l’organisation des territoires par les services. Ces efforts ont débouché sur la réalisation de la fameuse carte « en oursins » des territoires vécus qui présentait l’organisation territoriale de l’emploi et des services ainsi que les liens entre les 36.500 communes françaises avec les pôles de services intermédiaires [10]. Néanmoins, les ZAU et leur complément rural, les ZAUER (zonage en aires urbaines et aires d’emploi de l’espace rural), ne semblaient pas correspondre aux attentes, ni en termes d’étude, ni pour y mener des politiques territoriales. Ainsi, le Comité interministériel d’Aménagement et de Développement du Territoire (CIADT) de décembre 2002 a-t-il confié à l’INSEE la mission d’approfondir la question avec plusieurs partenaires [11]. En partant des « Territoires vécus » et en prenant en compte l’accès aux services scolaires,de santé ainsi qu’à l’emploi, 2812 bassins de services intermédiaires (BSI) ont été identifiés avant que le dispositif ne soit resserré sur 1916 zones qualifiées de bassins de vie. 171 ont pour pôle une agglomération de plus de 30.000 habitants et 1745 sont qualifiés de « bassins de vie des bourgs et des petites villes » et disposent d’un ou de plusieurs pôles de services intermédiaires [12]. Comme les ZAU et les ZAUER, les bassins de vie apparaissent comme des outils au service de l’aménagement du territoire, destinés à déterminer des territoires au plus proche des habitants sur lesquels fonder des politiques efficaces [13]. Des définitions des bassins de vie en ont résulté : les plus petits territoires dans lesquels puissent s’accomplir la majorité des actes courants : il s’agit de l’accès aux services privés ou publics fréquentés assez souvent, et de l’accès à l’emploi [14].

On le voit, une volonté initiale politique et territoriale – construire des pays dans une logique d’intercommunalité – a rencontré une volonté de découpage de l’espace en zones d’analyses et d’observations. La passerelle entre ces deux conceptions n’a pourtant jamais été enlevée, entretenant dès lors, et constamment, la confusion. Ainsi, Pierre Mauroy écrivait-il en 2003 que l’enjeu principal de ces agglomérations transfrontalières est de bâtir une communauté de destin entre habitants qui partagent un même territoire, un même bassin de vie, une même culture [15]. Le président de la Mission opérationnelle transfrontalière (MOT) ne visait évidemment pas un territoire réservé à l’observation.

3. Le SES, l’IWEPS et la CPDT ?

Depuis le début des années 2000, le Service des Etudes et de la Statistique du Ministère de la Région wallonne, puis l’IWEPS, se sont largement intéressés à la question du zonage territorial wallon, principalement sous l’angle du développement économique et en particulier de l’emploi [16]. C’est la question des bassins d’emploi et des régions fonctionnelles déjà évoquée par ailleurs. Cette réflexion, initialement portée par Yves de Wasseige et Michel Laffut, a ouvert un dialogue tant avec les membres de la Plateforme d’Intelligence territoriale wallonne qu’avec les chercheurs de la Conférence permanente du Développement territorial (CPDT).

Volontarisme et empirisme

C’est en 2003, à l’occasion de la réalisation du Tableau de bord du Développement territorial, que les chercheurs de la CPDT ont, eux aussi, fait appel au concept de bassin de vie pour tenter de rencontrer une nécessité d’échelle intermédiaire entre les communes et les arrondissements, qui exprimerait les indicateurs en fonction d’entités cohérentes, fondées sur les comportements spatiaux effectifs des populations locales. Ils y définissaient les bassins de vie comme des regroupements de communes dont les habitants partagent globalement les mêmes comportements spatiaux en matière de recours aux services, de culture, d’emplois, etc. tout en précisant qu’il s’agissait d’une première proposition de lecture des cohérences à l’échelle supracommunale et en considérant que tels quels, ces ensembles proposés s’inscrivaient dans une réflexion en termes de Pays ou de Communautés urbaines [17]. Ces bassins ont été construits en alliant une démarche qu’ils ont qualifiée à la fois de volontariste et d’empirique. Volontariste parce qu’elle mobilisait les pôles régionaux, locaux et dits d’appui en milieu rural définis dans le SDER de 1999 ; empirique parce qu’elle s’appuyait sur une observation des comportements et des affinités intercommunales mis en évidence par les indicateurs utilisés pour les Repères pour une dynamique territoriale en Wallonie (2002), prioritairement les navettes vers les centres scolaires du niveau secondaire et les centres d’achats semi-courants, mais aussi les zones d’influence des centres hospitaliers locaux et les bassins d’emploi [18]. L’objectif de la CPDT était clairement d’obtenir des bassins de taille relativement homogène autour des pôles du SDER. Ainsi, la Wallonie fut-elle découpée en 49 bassins de vie en faisant appel à ces critères mais aussi, dans certains cas, par exemple, aux affinités socio-culturelles des communes ou à la connaissance du terrain par les chercheurs. Trois bassins échappaient aux pôles du SDER : la région de la Basse-Sambre, le Pays des Collines, la région Ourthe-Amblève. Quatre pôles du SDER ne trouvaient pas, quant à eux, de bassins de vie : Mouscron, Comines, Spa et Walcourt.

La CPDT va avoir l’occasion de revenir longuement sur le concept dans au moins deux études préparatoires à la révision du SDER : la première sur les stratégies et projets d’agglomération, la seconde sur la structure fonctionnelle du territoire wallon : hiérarchie urbaine et aires d’influence [19]. On y retrouve la tension entre l’effort de définir un bassin de vie selon une approche analytique, qui additionnerait les types de bassins sectoriels déjà évoqués, permettant d’obtenir un maillage complet du territoire avec des mailles différentes selon ces secteurs, et une approche plus institutionnelle, au sens de la loi belge du 26 juillet 1971 créant les agglomérations, mais non appliquée en Wallonie [20]. La réflexion sur la hiérarchie urbaine et les aires d’influence des pôles urbains est motivée par une volonté de polycentrisme, prônée par le Schéma européen de Développement de l’Espace communautaire (SDEC), par les stratégies des territoires voisins à la Wallonie mais aussi par quatre utilités spécifiques : minimiser la demande de mobilité, assurer une équité territoriale dans la répartition des services et fonctions, permettre le positionnement adéquat des grandes villes wallonnes par rapport aux fonctions métropolitaines et mettre en place une nouvelle gouvernance supracommunale. Concernant cette dernière potentialité, la CPDT rappelait que ces bassins pourraient en partie correspondre à des espaces de coopération, de concertation entre acteurs à propos de la localisation des équipements ou services de niveaux supralocaux. Les chercheurs notaient utilement qu’il importe toutefois de différencier un travail analytique et statistique qui pourra éventuellement servir de base à la discussion, et la réelle définition des périmètres opérationnels, par nature politique et citoyenne [21].

Une impression de confusion

En préparant les travaux de révision du SDER par son diagnostic territorial 2011, la CPDT ne peut que constater les efforts menés par les porteurs des politiques sectorielles  (logement, emploi, enseignement, etc.) de se fonder sur des territoires supracommunaux, plus englobants et de tenter de correspondre à un territoire de vie entre fonctionnalité et politique [22]. Les dynamiques prospectives menées sur le territoire sont prises en compte mais l’impression de grande confusion et de non choix prédomine.

Mais à ce moment, les esprits n’étaient probablement pas encore suffisamment mûrs pour qu’émerge, d’un projet de nouveau SDER, des espaces identifiés d’une part comme des bassins de vie et, d’autre part, comme des communautés de territoires. Entre les uns et les autres, en 2013, des arbitrages conceptuels et méthodologiques apparaissaient encore à réaliser.

A suivre…

Philippe Destatte

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[1] Albert JACQUEMIN, Terres et gens de Wallonie, Bruxelles, Renaissance du Livre, 1936.

[2] Voir Philippe DESTATTE, Décentralisation, sous-régions fonctionnelles et intelligence territoriale en Wallonie, Jalons pour une définition des territoires, avant-propos de Philippe DESTATTE et Michaël VAN CUTSEM dir., Quelle(s) visions(s) pour les territoire(s) wallon(s) ? Les territoires dialoguent avec leur région, p. 5-52, Namur, Institut Destrée, 2013. Ainsi que sur ce blog.

[3] Mechtild RÖSSLER, Geography and Area Planning under National-Socialism, in Margit SZÖLLÖSI-JANZE ed., Science in the Third Reich, p. 59-79, Oxford & New York, Berg Publishers, 2001.

[4] Jérôme BERTRAND e.a., Bassins de vie et déplacements, p. 9, Paris, Institut d’Aménagement et d’Urbanisme d’Ile de France, Juillet 2008, 78 p. Les auteurs font remarquer que les conditions topographiques, la desserte par les transports, le pouvoir d’achat des ménages, le poids économique et historique des villes peuvent modifier sensiblement l’organisation spatiale théoriquement régulière résultant de ce modèle. (p. 9, note 1).

[6] Ibidem, p. 9.

[7] Armelle LE BARS, Didier MINOT, Dominique PARTENAY dir., Dictionnaire multilingue de l’aménagement du territoire et du développement local, Paris, La Maison du dictionnaire – ATEA-CRIDEL (Centre de Rencontre et d’Initiative pour le Développement local), 1997.

[8] http://www.diact.gouv.fr/fr_1/contenus_secondaires_714/glossaire_7/#art4 (2009-02-13) – Lien qui n’est plus visite qu’en cache en 2014, compte tenu de la disparition de la DIACT.

[9] Philippe JULIEN, La France en 1916 bassins de vie, dans Economie et Statistique, n0 402, 2007, p. 25-39, p. 26.

[10] Vincent VALLES, Territoire vécus, organisation territoriale de l’emploi et des services, édition 2002, carte format mural INSEE, 2002. Atlas statistiques INSEE. http://www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc/tv2002.pdf

[11] Structuration de l’espace rural : une approche par les bassins de vie, Rapport de l’INSEE pour la DATAR, avec la participation de l’Institut français de l’Environnement (IFEN), de l’Institut national de Recherche agronomique (INRA) et du Service central des Enquêtes et Études statistiques du Ministère de l’Agriculture (SCEES), Paris, DATAR, Juillet 2003. On y lit que le bassin de vie est, en milieu rural, le plus petit territoire sur lequel s’organise la vie des habitants relativement à l’accès à l’emploi et à un certain nombre d’équipements (équipements de santé, d’éducation, autres équipements non concurrentiels et enfin équipements concurrentiels) de niveau intermédiaire au sens de la carte « Territoires vécus », ou de niveau légèrement supérieur.

[12] Ph. JULIEN, La France en 1916 bassins de vie…, p. 34-35.

[13] Ibidem, p. 38.

[14] Ph. JULIEN, Jacques POUGNARD, Les bassins de vie, au cœur de la vie des bourgs et des petites villes, dans INSEE Première, n° 953, Avril 2004. Il faut noter qu’après 2012, l’INSEE abandonnera la référence à l’emploi dans cette définition.

Cliquer pour accéder à IP953.pdf

[15] Pierre MAUROY, Vers l’Intercommunalité transfrontalière, dans Les Cahiers de la MOT, Août 2003, p. 3.

[16] Yves de WASSEIGE, Michel LAFFUT, Christine RUYTERS, Pascal SCHLEIPER, Projet de zonage du territoire belge, Construction de bassins d’emploi, dans Quatorzième Congrès des Économistes de Langue française, Les conditions de croissance régionale, p. 151-170, Charleroi, CIFOP, 2000. – Y. de WASSEIGE e.a., Bassins d’emploi et régions fonctionnelles, Méthodologie et définition des bassins d’emploi belges, MRW-SES, Discussion Papers, Décembre 2000. – Y. de WASSEIGE e.a., Méthodologie et définition des bassins d’emplois wallons, MRW-SES, Discussion Papers, Février 2001. – Y. de WASSEIGE e.a., Bassins d’emploi et régions fonctionnelles, Inventaire et synthèse des territoires sous-régionaux, MRW-SES, Discussion Papers, Mars 2001. – Yves de WASSEIGE e.a., Bassins d’emploi et régions fonctionnelles, Élaboration d’une typologie socio-économique des bassins d’emploi wallons, MRW-SES, Discussion Papers, Mai 2002. – Michel LAFFUT, Bassins de vie, Bassins de ville, Conception et construction, Quelques éléments de cadrage, Réflexion au sujet d’une politique de la ville en Wallonie, CESW, Liège, 25 janvier 2013 (ppt). – M. LAFFUT, Bassin de vie – Bassin de Ville, Note de cadrage, dans Bassin de Ville, Bassin de vie, Actes du colloque de Charleroi des 6-7 octobre 2011, p. 43-45, Namur, SPW-DGO4, 2013.

[17] Tableau de bord du Développement territorial, p. 16-17, Namur, MRW-DGATLP, 2004. – Voir aussi le Glossaire, p. 200 et l’annexe. On dispose déjà d’un premier exemple de bassin de vie d’observation dans le Bassin de vie Havelange, Clavier, Somme-Leuze, Hamois, Ciney, Gesves et Ohey identifié à l’occasion de la réalisation du Programme communal de Développement rural (PCDR), p. 14, Administration communale de Havelange, Décembre 1998. Il y est précisé que dans le cours du texte qui suit et dans de nombreux tableaux, les données disponibles pour la commune de HAVELANGE seront mises en comparaison avec celles relatives à la  » micro-région  » dont la commune fait partie. Cette micro-région,  » bassin de vie  » pour les habitants de HAVELANGE, est constituée pour les besoins de l’étude par les communes de CLAVIER,SOMME-LEUZE, HAMOIS, HAVELANGE, CINEY, GESVES et OHEY. Cette micro-région servira tantôt de  » référentiel de normalité « , tantôt de zone sur laquelle seront étudiés les flux qui concernent la commune ( démographie, emplois, tourisme, …). http://www.havelange.be/pictures/PCDR_HAVELANGE.pdf

[18] Christian VANDERMOTTEN dir., Repères pour une dynamique territoriale en Wallonie, p. 19-32, Namur Région wallonne – CPDT, 2002.

[19] Alain MALHERBE, Véronique BONIVER, Raphaelle HAROU et Anne SINZOT, Expertise veille : stratégies et projets d’agglomération, Namur, CPDT, Octobre 2010. – Jean-Marc LAMBOTTE, Alexandre LECLERCQ et Cédric BAZET SIMONI, Structure fonctionnelle du territoire wallon : hiérarchie urbaine et aires d’influence, Namur, CPDT,  Octobre 2011.

[20] Ph. DESTATTE, Décentralisation, sous-régions fonctionnelles et intelligence territoriale en Wallonie…, p. 27. – A. MALHERBE e.a., op. cit., p. 14.

[21] J.-M. LAMBOTTE, e.a., op. cit., p. 6.

[22] Voir L’évolution des projets sous-régionaux, dans CPDT, Diagnostic territorial de la Wallonie, p. 245-250, Namur, SPW, 2011.

Namur, le 21 janvier 2014

Au moment où communes et acteurs wallons se penchent sur le Schéma de Développement de l’Espace régional wallon (SDER), il me semble utile de revenir sur l’importance des mots utilisés pour parler du développement territorial. Plus encore que la pauvreté conceptuelle, le risque majeur qui guette à la fois le chercheur et l’acteur n’est-il pas en effet l’ambiguïté, c’est-à-dire l’expression équivoque qui, parce qu’elle présente plusieurs sens possibles, débouche sur l’incertitude de l’interprétation. Le prospectiviste allemand Günter Clar soulignait, voici quelques années lors d’un séminaire résidentiel du Collège européen de Prospective territoriale à Etiolles (Evry), que, contrairement à ce qu’on en dit parfois, la prospective ne réduit guère l’incertitude, ne réduit pas la complexité non plus, même si elle les met en évidence. Sa première vertu, suivant le directeur de Steinbeis Europa Zentrum (Stuttgart) serait plutôt de réduire l’ambiguïté, premier résultat tangible de l’intelligence collective.

Un projet gouvernemental d’aménagement et de dévelop-pement durables de la région et de ses territoires

Le premier parmi les mots utiles à la compréhension du projet de révision du SDER est probablement celui de territoire. Le territoire n’est pas simplement un espace, car il implique un processus d’appropriation par une société ou un groupe qui y vit, y travaille, des limites précises et consacrées, l’exercice d’un pouvoir ou en tout cas d’une volonté, une dénomination, une identité [1]. Le prospectiviste français Guy Loinger (1942-2012) voyait le territoire comme un construit sociétal, une étendue terrestre sur laquelle vivait un groupe humain, dont les pratiques sociales sont structurées par des règles, des lois, une culture, un mode d’organisation politique et institutionnel [2]. En France, la référence territoriale renvoie au niveau local, c’est-à-dire régional, départemental, ainsi qu’aux niveaux des communautés urbaines et intercommunalités. En région, et en particulier en Wallonie, les territoires apparaissent comme des entités infrarégionales, parfois d’ailleurs non institutionnalisées.

Le SDER semble avoir des difficultés à exprimer ce qu’il est. Dans sa version adoptée par le Gouvernement wallon le 7 novembre 2013, il s’affirme à la fois comme Une vision pour le territoire wallon (couverture) et un projet de territoire (p. 6). Ce n’est certainement pas le dénigrer que d’écrire qu’il n’est actuellement ni l’un ni l’autre. Une vision est une image partagée et décrite en termes précis d’un futur souhaité [3]. Le partage implique l’appropriation, c’est-à-dire la possession, la co-construction par les acteurs. Consultation et concertation ne sont pas des outils d’implication et permettent rarement l’appropriation, car ils maintiennent – ou créent même parfois – la distance. La vision doit exprimer la volonté commune de l’ensemble des acteurs dans l’ensemble des champs de l’action. Le SDER du 7 novembre 2013 pourrait constituer la vision du Gouvernement wallon en termes d’aménagement et de structuration de la Wallonie et de ses territoires. Le projet de territoire consiste en la représentation et l’expression d’un avenir souhaitable ainsi que des stratégies pour y parvenir. C’est à la fois un plan d’action qui répond aux enjeux du territoire et un processus collectif qui permet de le construire et de se l’approprier. Un schéma régional ne pourrait être un projet de territoire que s’il abordait l’ensemble des aspects liés à la vie et à l’avenir de la région en y exprimant à la fois la vision partagée et la stratégie de mise en œuvre de l’ensemble des acteurs.

Que serait dès lors le Schéma de Développement de l’Espace régional ? Comment le qualifier et le définir ? Nous dirions que c’est un projet gouvernemental d’aménagement et de développement durables de la Wallonie et de ses territoires qui devrait décliner de manière territoriale l’ensemble des politiques régionales présentes et fixer, sinon un cadre général, du moins des balises pour les politiques futures. Cette dernière précision est nécessaire. D’une part, il s’agit de penser la région en termes de développement territorial, c’est-à-dire, selon Bernadette Mérenne, Guy Baudelle et Catherine Guy, dans un processus volontariste cherchant à accroître la compétitivité des territoires en impliquant les acteurs dans le cadre d’actions concertées, généralement transversales et souvent à forte dimension spatiale [4]. Ainsi, une des finalités principales du SDER consiste à articuler les projets de territoires, existants ou potentiels avec le projet régional et à fixer le cadre général des relations avec ces territoires de projets qu’ils soient infrarégionaux ou transfrontaliers. D’autre part, il s’agit de réaffirmer l’importance de la durabilité des stratégies de mise en œuvre de ces politiques suivant l’exemple des Schémas régionaux d’Aménagement et de Développement durables des Territoires régionaux français (SRADDT).

Bassins de vie, développement endogène et communautés de territoires

Le bassin de vie est au centre de la problématique de la territorialité et du débat ouvert sur la décentralisation des politiques régionales. On peut en donner une définition robuste, nourrie par un débat très constructif avec Pierre Got à la Plateforme d’Intelligence territoriale wallonne, le 20 novembre 2012 : un bassin de vie est une aire de coopération territoriale à laquelle aurait adhéré librement un certain nombre de communes où, d’une part, se réalise un projet de développement endogène et transversal durable porté par les acteurs et où, d’autre part, peuvent se mettre en œuvre, par contractualisation, des politiques publiques régionales territorialisées. La notion de développement endogène durable recouvre celle de projet global. On peut d’ailleurs définir ce type de développement comme celui qui mobilise les ressources locales en matière de savoirs, de cultures et d’expériences pour construire une économie locale mais néanmoins ouverte, respectueuse des attentes et des besoins des populations. Quand on revient au rapport Brundtland, on voit d’ailleurs que le développement durable constitue bien une approche systémique. L’idée de transversalité est également précieuse. Enfin, ce projet doit nécessairement être porté ET partagé par les acteurs. Notons, ainsi que le signalait dernièrement Joseph Charlier, que le développement endogène au niveau de bassins de vie ne saurait être assimilé à une forme de cocooning, de refermement et d’enfermement sur soi ainsi que sur son entité infrarégionale conçue comme un pré carré auquel on serait forcé de limiter sa mobilité. Dans le monde contemporain, l’espace est métropolisé et s’il faut permettre et favoriser la mobilité durable, on ne saurait empêcher les déplacements sans risque de retomber dans le paradigme des vieilles gens aux vieilles idées dans de vieilles maisons, que dénonçait déjà Alfred Sauvy dans les années soixante.

Les bassins de vie pourraient se décliner sous la forme de communautés de territoires (grammaticalement avec s) dès lors qu’ils associeraient librement des communes au travers, d’un ou de plusieurs bassins de vie, ou d’une partie d’entre eux. Le Cœur du Hainaut (25 communes), la Wallonie picarde (20 communes), la Communauté urbaine du Centre (13 communes) ou les provinces du Brabant wallon (27 communes) ou du Luxembourg (44 communes) en sont des exemples parmi d’autres. Au delà des institutions qui représentent et gèrent les deux provinces, ces territoires disposent ou disposeront dès lors d’une gouvernance appropriée. Le processus de gouvernance est le processus par lequel une organisation ou une société se conduit elle-même, les dynamiques de communication et de contrôle étant centraux dans ce processus [5], comme l’ajoute Steven Rosell. Issue de l’expérience de la coopération internationale, de la globalisation et de l’interdépendance économique, cette approche de la gouvernance est vue comme un processus de coordination d’acteurs, de groupes sociaux, d’institutions qui produisent des compromis, des consensus politiques et sociaux permettant d’atteindre des buts propres – discutés et définis collectivement – dans des environnements fragmentés et incertains [6]. Cette façon de voir le concept permet d’échapper à une vision par trop économiste et de rendre celui-ci opératoire pour aborder clairement la question de la place de l’État dans la gestion du territoire. Même s’il change profondément la nature de la relation entre les citoyens et l’État, le concept de gouvernance ne saurait se substituer à la fonction de gouvernement ni de démocratie représentative. On se situe en effet ici dans une complémentarité d’approches qui interpelle les dirigeants et renforce leur attente d’action collective en s’appuyant sur les autres piliers de la société.

Une cohésion territoriale qui nous ramène à l’Europe

La notion de cohésion territoriale, née au milieu des années 1990 dans les rencontres de l’Assemblée des Régions d’Europe (ARE) et incluse comme objectif de l’Union dans les traités européens (Amsterdam, 1997 et Lisbonne, 2009) nous est toujours apparue fondamentale. Elle est mentionnée à la page 60 du projet de SDER dans un encart sur les territoires ruraux. L’ARE définissait la cohésion territoriale comme une dynamique de territoires se développant harmonieusement et en synergie les uns avec les autres, visant des priorités et des objectifs communs, en mettant en œuvre des stratégies à l’aide de moyens et d’outils adaptés à leur capital territorial, et offrant à tous les citoyens un accès égal aux services et opportunités [7]. Telle que précisée dans le Livre vert qui lui a été consacré en 2008, la cohésion territoriale consiste à garantir le développement harmonieux de tous les territoires de l’UE et à permettre à leurs habitants de tirer le meilleur parti de leurs caractéristiques propres. Elle est, à ce titre, un moyen de faire de la diversité un atout qui contribue au développement durable de l’ensemble de l’Union [8]. Comme l’écrivaient les auteurs de La France, aménager les territoires, sous la direction d’Yves Jean et de Martin Vanier, trois principes peuvent en constituer les orientations d’une réponse politique : 1° un développement plus équilibré à toutes les échelles territoriales, 2° un développement plus durable des territoires, 3° une intégration des territoires dans l’ensemble européen.

On le voit, loin d’être simplement un concept de rencontre, la cohésion territoriale est porteuse de sens et structurante. Parce qu’elle peut aider les territoires à valoriser leurs potentiels spécifiques dans un sens durable, parce qu’elle peut assurer un accès équitable des territoires aux services sociaux, ainsi qu’aux grands réseaux, parce qu’elle peut renforcer la mise en réseaux et les connexions entre territoires ainsi que la coopération territoriale européenne [9]. Ainsi, la notion nous apparaît-elle centrale dans tout document d’orientation, qu’il soit, ou non, contraignant.

En commission de l’Aménagement du territoire du Parlement wallon, le 10 décembre 2013, le ministre Philippe Henry en charge de cette compétence au Gouvernement wallon présentait le projet de SDER tel qu’adopté par les ministres de Wallonie. Ce faisant, il plaidait avec raison pour que des documents comme le SDER et le Code de Développement territorial (CoDT), nouvelle version du CWATUPE, soient conséquents et reconnus comme suffisamment fiables par l’ensemble des acteurs, parce qu’ils seront lisibles et transparents pour l’ensemble des acteurs [10].

On ne saurait mieux dire l’importance des mots, concepts et notions qui seront utilisés. Ainsi que la nécessaire cohérence de ceux-ci entre les deux textes.

Philippe Destatte

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[1] Roger BRUNET, René FERRAS et Hervé THERY, Les mots de la géographie, Dictionnaire critique, Paris-Montpellier, Reclus-La Documentation française, 2009. – Guy BAUDELLE, Catherine GUY, Bernadette MERENNE-SCHOUMAKER, Le développement territorial en Europe, Concepts, enjeux et débats, p. 16-17, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011.

[2] Guy LOINGER, Eléments de méthodologie de la prospective territoriale, Pont-à-Mousson, CIPF de Nancy, 2007.

[3] Philippe DESTATTE et Philippe DURANCE dir., Les mots-clefs de la prospective territoriale, p. 53, Paris, DATAR-Documentation française, 2009.

[4] G. BAUDELLE, C. GUY, B. MERENNE-SCHOUMAKER, Le développement territorial en Europe…, p. 22.

[5] Steven A. ROSELL ea, Governing in an Information Society, p. 21, Montréal, Institute for Research on Public Policy, 1992. Cité par J.N. ROSENAU, op. cit., p. 146. – On trouvera une critique des conceptions de James N. Rosenau sur la gouvernance, l’Etat et la société civile dans Jean-François THIBAULT, As If the World Were a Virtual Global Policy : The Political Philosophy of Global Governance,  p. 1, Ottawa, 2001. http://www.theglobalsite.ac.uk. 17/02/02.

[6] Arnaldo BAGNASCO et Patrick LE GALES dir., Villes en Europe, p. 38, Paris, La Découverte, 1997.

[7] Cohésion territoriale, Adopté le 11 juin 2008, Réunion de Bureau de l’ARE, Wroclaw, Dolnoslaskie (PL), Strasbourg, Assemblée des Régions d’Europe, 2008.

[8] Livre vert sur la cohésion territoriale : faire de la diversité un atout, p. 14, Bruxelles, Commission des Communautés européennes, 6 octobre 2008 (COM (2008) 616 final).

[9] Yves JEAN et Martin VANIER dir., La France, Aménager les territoires, p. 86-87, Paris, A. Colin, 2e éd., 2013.

[10] Parlement wallon, Séance publique de Commission de l’Environnement, de l’Aménagement du territoire et de la Mobilité, CRAC, n°49 (2013-2014), Mardi 10 décembre 2013, p. 21.

Namur, le 27 novembre 2013

Le territoire est le rapport d’une société à son espace

C’est avec raison que Guy Baudelle, Catherine Guy et Bernadette Mérenne-Schoumaker soulignaient récemment le caractère à la fois flou et complexe du terme « territoire » dans ses usages contemporains.

Compte tenu de ma trajectoire professionnelle, j’ai aisément adhéré à une conception très braudélienne [1] du territoire comme rapport d’une société à son espace, construction historique faite de permanences et de perpétuelles remises en cause. Comme l’écrivent Félix Damette et Jacques Scheibling, des structures anciennes se maintiennent dans la longue durée, d’autres s’effacent ou changent de contenu [2]. On pourrait ajouter également que, tels des îlots volcaniques, des territoires semblent émerger du néant. Affirmer avec trop d’insistance ce néant serait toutefois faire fi de la tectonique des plaques, chère à mon collègue Michaël Van Cutsem [3]. Dès 1995, Roger Brunet notait que le territoire tient à la projection sur un espace donné des structures spécifiques d’un groupe humain, qui incluent le mode de découpage et de gestion de l’espace, l’aménagement de cet espace. Il contribue en retour à fonder cette spécificité, à conforter le sentiment d’appartenance, il aide à la cristallisation des représentations collectives, des symboles qui s’incarnent dans des hauts lieux [4]. C’est du reste de cette manière que, à Paris-Diderot comme à l’Université de Reims, j’aborde ces concepts d’espace et de territoire, essentiels à la compréhension de mon cours de prospective. Bernadette Mérenne et ses collègues déjà évoqués convoquent d’ailleurs le même Roger Brunet dans une définition commune mais plus récente : le territoire est un espace approprié par un groupe social (voire un individu) avec un sentiment d’appartenance ou conscience de son appropriation ; c’est souvent aussi un espace aménagé par ce groupe ainsi qu’un espace d’identité [5]. Même si j’ai toujours été réticent à cette idée de sentiment d’appartenance [6], celle d’appropriation me convainc sans nul doute puisqu’elle est centrale tant en matières de gouvernance que de prospective. Mais les auteurs de Le développement territorial en Europe éclairent l’analyse du concept de territoire par trois précieuses dimensions. D’abord, sa facette existentielle, son identité traduite par un nom, outil d’appropriation, renforçant bien l’idée que le territoire est l’espace d’une société. Ensuite, la facette physique du territoire, celle des configurations territoriales, la physionomie du territoire, naturelle, bien sûr, mais aussi matérielle, modelée par les mains humaines. Enfin, une facette organisationnelle : le territoire est un système organisé par des acteurs et en évolution constante, porté qu’il est par des dynamiques territoriales [7]. Ces trois dimensions, qui donnent corps à l’analyse du géographe, nous permettent de mieux appréhender la réalité de ce territoire particulier qui se distingue des autres espaces, institutionnalisés ou non.

La territorialisation comme processus de convergence des politiques

L’attention portée aux territoires par les pouvoirs publics, notamment par la Commission européenne et le Comité des Régions, mais aussi par les Etats-membres et par les régions elles-mêmes, a débouché sur un processus de territorialisation. Celui-ci consiste bien à faire converger les différentes politiques en mobilisant des outils et des sources de financement variés pour agir sur plusieurs paramètres à la fois de manière à accroître l’efficacité globale [8]. Cette territorialisation s’inscrit à l’intersection de trois champs nouveaux : d’abord, la gouvernance multiniveaux puisqu’elle articule des étages et périmètres différents de l’action publique ; ensuite, l’implication des acteurs territoriaux dans une logique de coconstruction de projets ainsi que leur mise en œuvre collective. Enfin, elle substitue à des approches sectorielles « en silo », une approche transversale qui s’inscrit territorialement.

Notons que ces concepts de territoire et de territorialisation étaient au centre d’une réflexion intitulée Les Midis de la Province, organisée par la Province de Hainaut ce 22 novembre à Tournai [9] où les députés provinciaux Serge Hustache et Gérald Moorgat échangeaint publiquement avec notamment Stef Vande Meulebroucke (Eurométropole Lille-Kortrijk-Tournai), Alain De Roover (Wallonie Développement) et Tom De Schutter (Union des Villes et Communes de Wallonie). Il s’agissait d’une étape supplémentaire dans un processus qui a vu, depuis quelques mois, l’institution provinciale valoriser ses atouts et tenter de se positionner dans le débat sur l’avenir des territoires. Car, ainsi que l’indiquait le politologue français Alain Faure dans Le dictionnaire des politiques publiques, la notion de territoire est aussi historiquement attachée à des enjeux de pouvoir et de domination [10]. En d’autres mots, la concurrence des territoires s’exerce et, en Wallonie – comme en France, du reste –, elle se manifeste avec une acuité certaine. Il faut dire que l’émergence de nouvelles formes territoriales, notamment supracommunales, force chacun à… marquer son territoire. Il faut reconnaître que les rédacteurs de la Déclaration de Politique régionale 2008-2014 ont certainement opéré une association malheureuse et préjudiciable en insérant dans ce texte une phrase qui liait la réforme des institutions infrarégionales que constituent les provinces et la mise en place d’aires supracommunales en application du Schéma de Développement de l’Espace régional de 1999 :

Afin de simplifier le paysage institutionnel situé entre la Région et la commune, le Gouvernement réformera l’institution provinciale pour la faire évoluer, à terme et après révision de la Constitution, en communauté de territoires adaptée comme entité de gestion des intérêts supra-communaux, de pilotage politique des intercommunales, de soutien aux politiques communales et de déconcentration de missions régionales et communautaires dans le cadre des stratégies établies par la Région et/ou les Communautés [11].

On comprend que les provinces wallonnes se soient senties menacées par une stratégie régionale ainsi affirmée. Certes, nous l’avons montré ailleurs, la menace de substituer des sous-régions aux provinces n’est pas nouvelle et avait déjà fait l’objet d’un accord politique assez élaboré en 1977, dans le cadre du Pacte d’Egmont [12].

Institutions déconcentrées et décentralisées versus territoires de gouvernance ?

C’est avec raison que, lors du débat de Tournai, le député provincial Serge Hustache a pu rappeler la confusion qui subsiste au sein du Gouvernement wallon sur ce que recouvre l’idée d’aire de coopération supracommunale. Partant d’une conférence faite par le ministre des Pouvoirs locaux Paul Furlan au Cercle de Wallonie en novembre 2012, je m’étais d’ailleurs interrogé pour savoir qu’est-ce qu’un bassin de vie en Wallonie ? Néanmoins, il ne paraît pas raisonnable de ranger ces derniers objets et les provinces sous un même vocable de territoires et de les mettre en concurrence si on veut bien considérer tant la nature que la vocation différentes de ces instruments.

En effet, les provinces constituent, en vertu de la Constitution, des composantes de la Belgique et des subdivisions de la Région wallonne qui exerce sa tutelle sur ces institutions [13]. De même, les provinces gèrent des compétences déconcentrées en provenance de l’État fédéral, de la Région wallonne et de la Communauté française, ainsi que des compétences décentralisées dans lesquelles elles exercent leur autonomie en vertu du principe de l’intérêt provincial et sur base de leur autonomie fiscale. L’existence d’un Conseil provincial élu directement leur donne également une réelle capacité démocratique.

Les aires de coopération supracommunales ne sont pas de même nature. Elles n’ont pas de vocation institutionnelle mais s’inscrivent plutôt dans des logiques de gouvernance multiniveaux. Certes, elles peuvent rechercher des légitimités démocratiques dans l’organisation de conférences de bourgmestres ou de conseils des élus mais leur rôle consiste avant tout à impliquer les acteurs dans des dynamiques collectives : les communes bien sûr, mais aussi les entreprises, les universités, les associations, les acteurs locaux et régionaux (invests, agences, comités subrégionaux de l’emploi et de la formation, etc.) ainsi que les citoyens. Leur mode de fonctionnement privilégié réside dans la recherche du consensus en vue de la mise en œuvre de projets communs ainsi que dans la contractualisation avec les différents niveaux de gouvernement. Ainsi, la Plateforme d’Intelligence territoriale wallonne a-t-elle défini, dès le 14 septembre 2012, le bassin de vie comme une aire de coopération territoriale où, d’une part, se réalise un projet de développement endogène et transversal durable porté par les acteurs et où, d’autre part, peuvent se mettre en œuvre, par contractualisation, des politiques publiques territorialisées. Cette définition se fonde sur les modèles d’aires supracommunales de Wallonie picarde et du Cœur du Hainaut où de solides projets de territoires ont été déployés [14]. Ce sont, à notre avis, les expériences les plus avancées en Wallonie, notamment parce qu’elles bénéficient à la fois des fortes implications professionnelles des intercommunales de développement IDETA-IEG-IPALLE ainsi qu’IDEA ; et parce qu’elles interagissent de plus en plus vigoureusement avec les instances régionales.

La distinction entre les institutions décentralisées et déconcentrées que sont les provinces et les territoires supracommunaux de gouvernance que constituent les bassins de vie se complexifie lorsqu’on considère que les premières peuvent également s’affirmer comme des territoires de projet. La province de Luxembourg, à travers notamment son gouverneur Bernard Caprasse et l’intercommunale IDELUX, la députation de la province de Liège et l’intercommunale SPI, le Bureau économique de la Province de Namur, la province du Brabant wallon ont tenté, avec des niveaux d’implications différents, de rassembler les acteurs de leur espace dans des exercices de prospective ou de stratégie. Ils ont eu à s’articuler avec d’autres démarches, internes – comme Pays de Famenne, Prospect 15 ou Pays de Herve Futur – ou transfrontalières – comme la Grande Région ou le Parc des Trois Pays. Ce faisant, ils ont constitué des bassins de vie d’une autre nature que les expériences hennuyères, avec d’autres mécanismes de gouvernance que le classique gouvernement provincial.

Faire le pari de l’interterritorialité…

S’il ne fait aucun doute que les institutions provinciales doivent continuer à se rénover, comme les institutions régionales et locales du reste, on ne voit que trop bien qu’elles ne constituent pas directement une alternative aux bassins de vie. Partout en Wallonie, les provinces sont porteuses de compétences réelles et offrent à la Région wallonne comme aux communes des relais de proximité solides et fiables dans des secteurs déterminants : la santé, la culture, l’enseignement, le développement économique, les infrastructures, etc. Ce que nous avons dit à Tournai, nous inspirant d’ailleurs des exemples de la gouvernance territoriale française, c’est que la pertinence et la robustesse des territoires tiennent à la fois à leur capacité à fédérer les acteurs qui s’y déploient pour construire des projets communs et à interagir avec d’autres pour coproduire des politiques publiques. C’est ce que Martin Vanier a appelé l’interterritorialité. Comme il l’a souligné dans la démarche prospective Objectif 2020 du Conseil régional du Nord – Pas de Calais : faire le pari de l’interterritorialité aujourd’hui, c’est prendre acte de la complexité territoriale tant décriée par certains, et c’est croire à la capacité de chacun des échelons de fabriquer du lien, de la coordination, de l’intercession, de la convention, de la contractualisation pour optimiser l’efficacité de l’action publique globale [15].

Aujourd’hui, les bassins de vie construits comme des aires de coopération supracommunales sur base du SDER de 1999 et qui émergent comme territoires de projet sont en train de faire la démonstration de leur pertinence et de leur robustesse en mettant en œuvre leur plan d’action ainsi qu’en construisant leur stratégie territoriale pour préparer avec la Région la prochaine programmation FEDER 2014-2020. Au delà de la collaboration qu’elles apportent à ces projets, les provinces ne sauraient simplement répondre aux sollicitations et poursuivre leur business as usual. Pour elles, le moment apparaît moins à la communication défensive qu’à l’investissement massif dans l’interterritorialité et au positionnement sur les espaces de coopérations adéquats, tant au sein de la Région que de manières transfrontalières et interrégionales.

Car à l’heure des défis stratégiques et financiers considérables qui s’imposent tant à la Wallonie qu’à la Région wallonne, les choix ne pourront être que ceux de l’efficience et de la capacité de chacun à travailler avec tous pour le redressement et le bien-être communs.

Philippe Destatte

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[1] Fernand BRAUDEL, L’identité de la France, Espace et histoire, Paris, Arthaud-Flammarion, 1986.

[2] Félix DAMETTE et Jacques SCHEIBLING, Le Territoire français, Permanences et mutations, p. 29, Paris, Hachette, 2ème édition, 2003.

[3] Michaël VAN CUTSEM, La prospective territoriale en Wallonie : un mécano à géométrie variable, dans Territoires wallons, n° 5, Septembre 2010, p. 113-125.

[4] Roger BRUNET, Les mots de la géographie, Dictionnaire critique, p. 480, Paris, La Documentation française, 1993.

[5] Roger BRUNET, René FERRAS et Hervé THERY, Les mots de la géographie, Dictionnaire critique, Paris-Montpellier, Reclus-La Documentation française, 2009. – Guy BAUDELLE, Catherine GUY, Bernadette MERENNE-SCHOUMAKER, Le développement territorial en Europe, Concepts, enjeux et débats, p. 16-17, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011.

[6] Philippe DESTATTE, L’identité wallonne : une volonté de participer plutôt qu’un sentiment d’appartenance, Contribution à une réflexion citoyenne, dans Cahiers marxistes, n° 207, Octobre-novembre 1997, p. 149-168.

[7] Guy BAUDELLE, Catherine GUY, Bernadette MERENNE-SCHOUMAKER, Le développement territorial…, p. 17-18.

[8] Ibidem…, p. 133.

[9] L’éco-développement territorial, à défaut de pétrole ? Office du Tourisme de Tournai, 22 novembre 2013.

[10] Alain FAURE, Territoires/territorialisation, dans Laurie BOUSSAGUET, Sophie JACQUOT et Pauline RAVINET dir., Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2004. http://hal.inria.fr/docs/00/11/32/96/PDF/dicooAF.pdf

[11] Une énergie partagée pour une société durable, humaine et solidaire, Projet de Déclaration de Politique régionale wallonne, 2009-2014, p. 235.

[12] Philippe DESTATTE, Jalons pour une définition des territoires wallons, 4. Les sous-régions d’Egmont-Stuyvenberg (1977-1978), Blog PhD2050, 8 février 2013,

http://phd2050.org/2013/02/08/sous-regions/

[13] Joël HODEIGE et Anne BORGHS, sous la direction du Professeur Michel HERBIET, Rapport préliminaire au séminaire du 30 janvier 1996, dans La province : une institution à redéfinir ?, p. 120-123, Charleroi, Institut Destrée, 1996.

[14] Construisant cette définition, la Plateforme d’Intelligence territoriale wallonne n’ignorait évidemment pas qu’il existe une autre acception du bassin de vie, tel que le conçoit, par exemple, l’INSEE : le plus petit territoire sur lequel les habitants ont accès aux équipements et services les plus courants.

http://www.insee.fr/fr/methodes/default.asp?page=zonages/bassin-vie-2012.htm (27.11.2013)

[15] Démarche prospective sur les conditions de mise en œuvre de politiques interterritoriales, Note D2DPE n°35, Région Nord – Pas de Calais, Objectif 2020, Avril 2010, p. 4-5. – Martin VANIER, Le Pouvoir des territoires : essai sur l’interterritorialité, Paris, Economica, 2010.

Namur, le 11 juin 2013
 

Nous avions, depuis plusieurs années, associé ces différents événements qui marquaient et marquent encore les années 2012 et 2013 : centième anniversaire de la Lettre au roi de Jules Destrée, centième anniversaire de la création de l’Assemblée wallonne, 75ème anniversaire de la création de l’Institut Destrée, ici à Namur, le 11 juin 1938, jour pour jour [1].

Mais, avec l’Institut Destrée, chacun sait depuis longtemps que le souvenir et l’histoire ne sont que des tremplins pour mieux comprendre le présent et pour préparer l’avenir.

Le souvenir et l’histoire ne sont que des tremplins pour mieux préparer l’avenir

L’évocation de La Lettre au roi nous a permis de redire l’actualité de ce texte, au moins sur le fond, ainsi que notre souhait de voir se poursuivre l’expérience du fédéralisme. De nos jours, ce n’est pas innocent à souligner. Un fédéralisme, voire un confédéralisme – système dans lequel nous sommes probablement déjà inscrits – plus évolué certes, plus avancé, parce que plus raisonnable et simplifié. Ce nouveau fédéralisme sera exclusivement fondé sur les régions, parce que dans la société dite de la connaissance, nous ne pouvons plus nous permettre de séparer l’économie, l’emploi, la formation, l’éducation, la culture et la recherche. Et ces régions, nous en verrions volontiers quatre, égales en droits et en compétences, parce que beaucoup de Germanophones le revendiquent, parce que beaucoup de Bruxellois le demandent, parce que beaucoup de Wallons le souhaitent et parce que les Flamands, je le pense vraiment, feront de toute manière ce qu’ils voudront…

Le centième anniversaire de la création de l’Assemblée wallonne, fondée le 20 octobre 1912, nous a donné l’occasion de sortir, d’une part, en co-édition avec le Parlement wallon, le beau livre de Paul Delforge, mais surtout de lancer, d’autre part, un appel aux députés wallons, pour leur dire que, à l’heure de tous les défis pour la Wallonie – qu’il s’agisse de son redéploiement économique et social, des transitions climatiques, énergétiques et environnementales, de son avenir institutionnel ou du renouveau de la gouvernance régionale –, l’Institut Destrée veut saluer le travail de terrain des parlementaires wallons d’aujourd’hui et les inviter à s’unir pour assumer avec vigueur le rôle, collectif et considérable à la fois, que la population attend d’eux dans les années qui viennent.

Ce salut, bien entendu, n’était pas ni purement formel, ni circonstanciel. Il renvoie plus largement à l’appel que nous avions lancé en mars 2011, au départ d’une vingtaine de membres de notre Collège régional de Prospective, présidé par Pierre Gustin, directeur Entreprises et Institutionnels Wallonie de la Banque ING. Appel destiné à sensibiliser le monde politique wallon, et en particulier le Gouvernement wallon, à la nécessité d’anticiper les résultats des réformes institutionnelles, surtout les effets de la loi de financement, en ouvrant un dialogue entre les différentes sphères de la société wallonne en vue de la rédaction d’un nouveau contrat social ou sociétal. Faut-il dire que l’accord institutionnel d’octobre 2011 n’a évidemment rien changé à cette nécessité.

Le 75ème anniversaire de l’Institut Destrée, enfin, était lui aussi moins destiné à évoquer le passé comme vain et prétentieux ressassement qu’à implanter des jalons pour l’avenir. Les intervenants d’aujourd’hui au Parlement wallon, comme Philippe Suinen lors du dîner officiel d’anniversaire de ce 10 juin au Cercle de Wallonie, y ont d’ailleurs largement contribué. Le Comité du futur de l’Institut Destrée a indiqué des directions qui sont claires en ce qui nous concerne et qui nous permettront de travail à l’avenir.

Ce que nous a dit le Comité du futur, c’est que les acteurs wallons continuent à nous attendre sur les problématiques majeures qui sont les nôtres. Ils nous invitent à le faire en lien avec les universités,en tout cas les universités de Liège et de Namur qui étaient représentées chacune par leur Recteur, exprimant un double besoin, une double nécessité, que Mme Annick Castiaux a utilement rappelé(e) ce matin : d’une part, voir l’Institut Destrée apporter ses compétences en prospective aux acteurs wallons, y compris les universités, pour renforcer leurs capacités d’anticipation, notre capacité commune ; voir l’Institut Destrée, d’autre part, participer au foisonnement intellectuel et scientifique, lié à l’innovation remarquable, qui existe aujourd’hui dans les universités, dans un certain nombre de centres de recherches et dans les entreprises wallonnes qui y sont associées. Le modèle que Mme Léna-Maija Laurèn de l’Université de Turku nous a exposé d’une Finland Futures Academy, passerelle vers un Comité de l’Avenir du Parlement de Finlande, est un modèle que nous pouvons explorer au travers de l’idée d’une Wallonia Futures Academy, réseau commun orienté vers la prospective, tourné vers le Parlement wallon. L’Assemblée wallonne étant effectivement la clef de voûte du système,parce que, dans une démocratie, le Parlement est le lieu indépendant de pensée et de préparation de l’action.

Prospective et prospective, gouvernance et gouvernance

Ce qui me paraît important aujourd’hui, et c’est une ambiguïté que je vais m’efforcer de lever, c’est qu’il y a prospective et prospective, comme il y a gouvernance et gouvernance.

Quand je dis qu’il y a prospective et prospective, c’est bien connu des prospectivistes qui savent qu’il existe une prospective qu’on appelle en anglais forecasting, qui est une prospective de prévision, d’observation du système, auquel on ne touche pas, qu’on n’essaie pas de mettre en œuvre, que l’on regarde, que l’on observe, que l’on examine, et sur lequel on fait des études et écrit des rapports. Parallèlement, il existe ce foresight, c’est-à-dire une prospective qui se veut stratégique, une prospective qui est évidemment orientée vers un long terme plus lointain,qui permet de rendre des marges de manœuvres aux acteurs, c’est-à-dire d’intégrer les idées de changement, qui sont fondamentales. Philippe Maystadt a rappelé le nom d’Egard Morin. Ainsi, avec l’auteur de La Méthode, il s’agit de faire des approches qui ne sont pas sectorielles, mais systémiques,qui sont, de plus, porteuses d’une volonté de changement,qui touchent donc au système et essaient de mettre ce système en mouvement, ou, comme le disait un prospectiviste portugais à l’OCDE, qui créent une movida, une mise en mouvement, comme on en a connu dans un certain nombre de territoires. Et c’est tout différent parce que la première s’habille d’une vision très scientifique, d’un regard épistémologique : on regarde et on ne touche pas. Elle sert à légitimer les décisions et les actions des élus qui diront : « j’ai un rapport de prospective éminent ici et je vais vous en dire les conclusions ». L’autre veut quant à elle faire bouger le système :  elle va mobiliser les acteurs  – pensons à Michel Crozier, L’Acteur et le Système : concevons le système ensemble, et puis travaillons, essayons de le connaître et activons ensemble le système, co-construisons. On voit que le positionnement de la prospective est différent. Le positionnement des élus est différent dans ce jeu-là aussi.

La gouvernance et la gouvernance sont deux mots différents. Il y a une première gouvernance dont on parle souvent, qui est celle de la procédure, du bon gouvernement, celle qui s’occupe du problème du cumul des élus et de choses semblables. Et puis il existe une autre gouvernance, celle qui est promue par le Programme des Nations Unies pour le Développement, d’abord orientée vers le Sud puis appliquée au Nord par la Commission européenne notamment, qui est une vision trifonctionnelle de la société, qui considère que les responsables politiques ne sont plus, dans le monde complexe et incertain dans lequel nous vivons, à même de prendre tous seuls les décisions qui modifient fondamentalement l’évolution de la société. Cette gouvernance s’articule sur au moins trois sphères. Je dis au moins trois, car la place des universités dans ce modèle n’est pas claire. Ces trois sphères sont : un monde de l’entreprise, un monde public, avec des élus et des fonctionnaires, et une société civile avec des citoyens et des associations. Une interaction doit être créée entre ces trois sphères. Une implication des entreprises est nécessaire dans l’action publique, une modestie qui est affirmée par les élus, qui sont, à ce moment-là, les maîtres des horloges, ceux qui donnent les impulsions. Cfr. les efforts en 1999, du Gouvernement arc-en-ciel, cette tentative d’Elio Di Rupo de dire : « nous vous tendons la main, qu’est-ce que vous voulez ? Faisons-le ensemble », avec l’idée de lancer un contrat d’avenir, et, à l’époque, il faut le reconnaître, une forme d’incompréhension d’un bon nombre des élus, de membres de la société civile et des entreprises ne comprenant pas ce qu’Elio Di Rupo voulait et pensant, probablement, qu’il faisait du marketing. Mais cette ouverture n’a malheureusement duré que quelques mois en Wallonie et s’est refermée après trois mois. Mais dans d’autres pays elle continue à s’ouvrir. Cela, c’est la gouvernance dans son deuxième sens.

Nous sommes aujourd’hui dans un pays qui vit des moments très difficiles. Très difficiles mentalement, très difficiles institutionnellement. C’est en tout cas, l’explication que l’on peut trouver sur la difficulté de remettre en place cette gouvernance. Le fait que, pour les Francophones – comme on dit –, mais surtout aussi pour les Wallons, se développe une crainte de voir l’État belgique disparaître par la volonté des Flamands. Le leitmotiv majeur est devenu : « il faut sauver la Belgique ». Un autre aspect, parallèle, qui se marque au niveau régional, sauf si je me trompe très fort, est de se plaindre qu’on crée des coalitions à trois, et de dire que c’est très difficile. Ces raisons sont des excuses, ou de bons motifs, pour créer une logique de gouvernement d’exception, en disant « nous devons absolument atteindre ces objectifs, notamment sauver la Belgique », ce qui est fondamental. Il n’est plus l’heure, il n’est plus temps d’avoir ou de créer une gouvernance ouverte telle que le prône le Programme des Nations unies pour le Développement.

Le sentiment que j’ai c’est que ces raisons, ces circonstances, nous poussent aujourd’hui à avoir un gouvernement plus fort, des partis plus prégnants, des acteurs plus contrôlés, des consultants plus disciplinés, et une prospective plus scientifique, c’est-à-dire non liée à la gouvernance.

Nous ne sommes pas les seuls dans cette situation. Je lis un témoin peu suspect et à distance des problématiques wallonnes, écrire que « s’il n’y avait que les tyrans à ne pas aimer la démocratie, le monde irait mieux« . Ce témoin, c’est François Bayrou, dans son ouvrage De la vérité en politique. Et il poursuit : « les ennemis les plus retors, les plus dissimulés, les plus difficiles à débusquer, ce sont les gouvernants ordinaires, ordinairement cyniques, ceux qui considèrent, depuis l’origine pour ainsi dire de fondation, qu’il est inévitable de décider à la place du peuple obtus » [2]. C’est un discours que l’on entend aujourd’hui en Wallonie : « nous avons un peuple obtus. Nous avons des entreprises qui ne pensent qu’à elles. Nous avons une société civile qui revendique, une administration qui n’est plus à la disposition des élus ».

La Wallonie a besoin, je crois, d’une démocratie renforcée, c’est-à-dire, d’une part, d’un Parlement plus libre de l’Exécutif, un Parlement plus respecté par l’Exécutif, où les parlementaires sont respectés, et, d’autre part, où les partis politiques sont des lieux de renforcement de la démocratie et non des outils de lotissement de l’État.

La Wallonie a besoin d’une gouvernance renforcée où la sphère publique, l’Administration, sont valorisées pour leurs compétences, leur indépendance et le rôle de conseil, apprécié, qu’elles donnent aux élus,où les entreprises sont respectées, entendues, appréciées, non seulement dans une logique de concertation, comme on le voit au Conseil économique et social, avec des corps intermédiaires, mais aussi dans leur implication en tant qu’entreprises, comme parties prenantes du développement, au niveau régional comme au niveau territorial, c’est-à-dire, dans les intercommunales de développement – les agences de développement territorial comme on les appelle aujourd’hui. La Wallonie a également besoin d’une gouvernance dans laquelle la société civile est impliquée, avec des citoyennes et des citoyens en tant que tels, mais aussi des associations, des universités et des centres de recherche qui peuvent contribuer, ensemble, à des projets communs. Cette approche, je le répète, appelle la reconnaissance des acteurs entre eux. D’abord, évidemment les élus, que je n’ai pas cités dans ces dernières catégories, en les considérant, non pas avec mépris, mais comme les maîtres des horloges, ceux qui vont donner l’impulsion, même s’ils ne sont pas les seuls à la donner,mais surtout ceux qui vont prendre les décisions le moment venu. Tous doivent respecter les décisions qui sont prises dans les enceintes comme celles-ci, comme ce Parlement, qui est un lieu de démocratie représentative. C’est d’ailleurs ce que Philippe Maystadt nous a dit lorsqu’il a parlé des processus d’implication des acteurs dans le développement durable et le développement durable offre pour moi une chance réelle de pratiquer une prospective stratégique et une gouvernance délibérative.

Et je salue les représentants du Cabinet du Ministre Jean-Marc Nollet qui construisent les stratégies wallonnes de développement durable, parce qu’elles sont fondamentales sur les questions d’élaboration d’un pouvoir commun d’action, c’est-à-dire d’une gouvernance participative.

C’est dans ce cadre-là que nous avons offert par l’intermédiaire du rapport du Comité du Futur notre disponibilité à travailler avec les élus et en premier chef avec le Parlement wallon.

Au delà de l’avenir de l’Institut Destrée, celui de la Wallonie

Pour conclure, je voudrais vous remercier.

Je voudrais remercier ceux qui nous ont fait ou nous font confiance, nous ont encouragés, non pas depuis 75 ans mais depuis dix ou vingt ans ; avec qui l’Institut Destrée a œuvré dans des logiques vraiment partenariales. Un certain nombre d’entre eux sont dans cette salle. Beaucoup sont à l’extérieur. Robert Collignon quand il était ministre-président puis président du Parlement a été un interlocuteur très respectueux de notre positionnement et avec qui nous avons eu beaucoup de plaisir à travailler. Anne-Marie Straus nous a fait confiance, tant comme chef de Cabinet du Ministre Serge Kubla que comme directrice générale de la Recherche. Olivier Vanderijst nous a profondément encouragés dans notre travail sur la prospective à un moment, en 2004, où les relations avec le ministre-président qui était le sien était dans un contexte beaucoup plus difficile. Dans l’Administration, Angelo Antole qui a longtemps suivi nos dossiers au Secrétariat général, Florence Hennart dans notre exercice de prospective sur les politiques d’entreprises, Luc Maréchal, pour l’Aménagement du territoire et ses collègues de la direction de l’Aménagement et de l’Urbanisme, Christian Bastin, Claude Baleux avec qui l’Institut Destrée accompagne toujours les territoires en partenariat avec la DGO4 dans cet outil partenarial remarquable qu’est la Plateforme d’Intelligence territoriale wallonne pour lequel Ghislain Géron disait encore au Cercle de Wallonie sa satisfaction de le voir fonctionner. Philippe Suinen a rappelé nos collaborations depuis vingt ans, Olga Zrihen qui nous a fait confiance lorsqu’elle siégeait au Parlement européen et que nous retrouvons régulièrement sur le chantier du Cœur du Hainaut, Freddy Joris, qui était en première ligne comme chef de Cabinet de Robert Collignon, Philippe Adam, patron de la SPAQuE, plus ponctuellement mais avec beaucoup de plaisir, et bien d’autres, évidemment.

Je voudrais remercier le président de l’Institut Destrée, Jacques Brassinne, et les membres du Conseil d’Administration, nos deux vice-présidents, Micheline Libon et Paul Ficheroulle. Tous ceux qui nous font confiance, car changer de métier au sein même d’une organisation, dans une logique de rupture-filiation est toujours très difficile. Machiavel a écrit des choses terribles là-dessus. Remercier aussi Jacques Lanotte et Yves de Wasseige, la génération précédente de l’Institut Destrée, toujours présente sur le pont, et avec qui on garde la main serrée.

Et puis, remercier cette équipe d’élite qui est la nôtre : Marie-Anne Delahaut, Paul Delforge, Michaël Van Cutsem, les trois responsables des Pôles, Coumba Sylla et, en particulier, Marie Dewez et Jonathan Collin, ma garde rapprochée, qui ont magistralement organisé ces deux jours.

Remercier aussi Philippe Suinen et les membres du Comité du futur : Bernadette Mérenne, Denis Mathen, Pierre Gustin, Olivier Vanderijst, qui sont à nouveau parmi nous ce matin. Ils ont participé à un questionnement de nous-mêmes, en nous penchant vers le futur. Avec, vous en conviendrez, un risque énorme que nous avons pris et assumé. L’idée qui en est sortie est un renforcement de nos activités en prospective. Mais ce n’était pas la seule alternative.

Je voudrais aussi dire notre gratitude au Président du Parlement wallon, M. Patrick Dupriez, les parlementaires – ils étaient nombreux au Cercle de Wallonie et sont encore présents aujourd’hui. Grand merci aussi aux services du Parlement, en particulier Madame Bénédicte Lebrun et Monsieur Dany Olemans, pour leur accueil.

Nos vœux enfin, Monsieur le Président Dupriez, pour que, comme vous l’avez souligné, nous continuions le dialogue que nous avons entamé. Ce qui peut se passer sur ces questions de prospective et de gouvernance dépasse vraiment la question de l’avenir de l’Institut Destrée. Ne doutons pas que les choix qui devront être faits touchent à l’avenir de l’ensemble de la Wallonie. Et cela, c’est exaltant pour vous tous comme pour nous.

Philippe Destatte

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[1] Ce texte constitue la mise au net du discours prononcé au Parlement wallon le 11 juin 2013 à l’occasion du 75ème anniversaire de l’Institut Destrée.

[2] François BAYROU, De la vérité en politique, p. 57-58, Paris, Plon, 2013.

Namur, le 10 avril 2013

Au début des années 2000, un consensus sémantique et méthodologique s’est fondé à différents niveaux, se construisant dans le cadre de la convergence intellectuellement créative entre la prospective latine ou française et le foresight anglo-saxon, particulièrement les initiatives prises par l’Unité K2 de la DG Recherche de la Commission européenne sous l’impulsion notamment de Paraskevas Caracostas, Günter Clar, Elie Faroult et Christian Svanfeldt [1]. Une définition formelle en a émergé : de la nature de celle qu’on espère parce que notre rationalité les désire mais qu’on craint également, parce que notre liberté risque d’en souffrir. Cette formalisation, nourrie des travaux de Futuribles (Paris), du LIPSOR (CNAM, Paris) et de PREST (Manchester), a été successivement adoptée par la Société wallonne de l’Évaluation et de la Prospective de Wallonie, la Mutual Learning Platform de la Commission européenne et par le Collège européen de Prospective, né au sein de et soutenu par la DATAR dans la deuxième partie des années 2000. C’est grosso modo cette définition qui figure dans le Glossaire de la Prospective territoriale qui constitue le fruit des travaux de ce Collège :

La prospective est une démarche indépendante, dialectique et rigoureuse, menée de manière transdisciplinaire et collective et destinée à éclairer les questions du présent et de l’avenir, d’une part en les considérant dans leur cadre holistique, systémique et complexe et, d’autre part, en les inscrivant, au delà de l’historicité, dans la temporalité.

Elle se complète par deux paragraphes, placés en commentaires dans le glossaire, qui éclairent la discipline :

Exploratoire, la prospective permet de déceler les tendances et contre-tendances d’évolution, d’identifier les continuités, les ruptures et les bifurcations des variables de l’environnement (acteurs et facteurs), ainsi que de déterminer l’éventail des futurs possibles.

Normative, la prospective permet de construire des visions de futurs souhaitables, d’élaborer des stratégies collectives et des logiques d’intervention possibles et, dès lors, d’améliorer la qualité des décisions à prendre [2].

Une définition riche mais insatisfaisante

D’une part, il s’agit d’une définition riche parce qu’elle insiste sur le positionnement d’une démarche qui s’affranchit des pouvoirs et doctrines pour s’inscrire dans une logique de pensée libre, d’échanges avec autrui et de délibération ouverte, de travail en équipe, tout en affirmant ces exigences que sont la rigueur méthodologique, la transdisciplinarité et l’intelligence collective, si difficiles à réaliser. La prospective moderne intègre ces pensées systémiques et complexes qui, de Teilhard de Chardin [3] à Edgar Morin [4], en passant par Jacques Lesourne [5], Joël de Rosnay [6], Pierre Gonod [7]  et Thierry Gaudin [8], ont modelé ou renouvelé la prospective. L’essentiel est dit par l’auteur de La Méthode, lorsqu’il souligne que l’interaction des variables dans un système complexe est tel qu’il est impossible à l’esprit humain de les concevoir analytiquement ou de tenter de procéder par isolement de ces variables si l’on veut concevoir l’ensemble d’un système ou même d’un sous-système complexe [9] .

D’autre part, cette définition de la prospective m’apparaît aujourd’hui insatisfaisante et porteuse d’une faiblesse manifeste dans la mesure où elle n’indique pas clairement que la prospective est résolument tournée vers l’action. Encore faut-il noter que celle-ci doit être orientée vers un but : l’action pour l’action, notait Gaston Berger, le saut dans l’absurde qui conduit à n’importe quoi n’est pas non plus une action véritable. Celle-ci est une série de mouvements tendant à une fin ; elle n’est pas l’agitation par laquelle on cherche à faire croire aux autres qu’on est puissant et efficace [10].

L’action qui résulte de la prospective a pour finalité le changement, c’est-à-dire la transformation d’une partie ou de la totalité d’un système [11].  Peter Bishop et Andy Hines ne s’y trompent pas : les premiers mots de l’ouvrage de référence de ces professeurs de Strategic Foresight à l’Université de Houston sont : Foresight is fundamently about the study of change [12]. Ce changement, on le sait depuis les travaux de Gregory Bateson [13], ne peut être que le résultat d’un processus collectif, mobilisateur. Loin de n’être que celui qui pensait que, simplement en regardant le futur, on pouvait le modifier, Gaston Berger voyait le changement comme une dynamique lourde à mettre en œuvre et difficile à mener, ainsi que l’avaient montré les chercheurs américains de la psychologie sociale dont les modèles l’inspiraient [14]. Les théories du changement et les processus de transformation décrits par Kurt Lewin [15] – une des figures les plus importantes de la psychologie du XXème siècle –, ou encore de Lippitt, Watson et Westley [16], jusqu’à ceux d’Edgar Morin [17] ou de Richard Slaughter – évoqué ci-après –, montrent tous la difficulté du changement des rapports de force, de la rupture de l’inertie et de la mise en mouvement du système.

Encore faut-il distinguer la profondeur des changements opérés. C’est en s’appuyant sur les travaux de Chris Argyris et de Donald A. Schön [18] que Jean-Philippe Bootz a montré que la prospective opérait selon des modèles d’apprentissage organisationnel en double boucle, c’est-à-dire que sa vocation était de porter des stratégies de rupture, d’opérer des changements structurels, intentionnels et non-routiniers [19]. Les travaux des prospectivistes australiens Richard Slaughter et Luke Naismith, utilisés par le Collège régional de Prospective de Wallonie depuis dix ans déjà, ont bien montré la différence entre un simple changement comme variation d’une situation donnée, répétitive et cyclique par nature tandis qu’une transformation consiste en une altération essentielle. La transformation assume le besoin d’un passage fondamental à un autre niveau de pensée et d’action, un changement dans la conscience [20]. Ainsi, pour constituer une transformation, le changement doit-il être systémique, d’une magnétude qui affecte tous les aspects du fonctionnement institutionnel, davantage qu’un simple changement qui n’en toucherait qu’une partie.

Une prospective du regard ou une prospective de la transformation ?

Dans le trépied qui soutient la prospective – long terme, approche systémique de la complexité, processus de changement –, les deux premiers sont en fait des moyens tandis que le dernier relève des fins.

À une prospective du regard, porteuse de régulation cosmétique, se substitue une prospective de la transformation. Celle-ci, pourtant, ne va pas de soi. Comme l’indiquent Crozier et Friedberg, même dans le plus humble contexte, l’élément décisif du comportement, c’est le jeu du pouvoir et d’influence auquel l’individu participe et à travers lequel il affirme son existence sociale malgré les contraintes. Or tout changement est dangereux, car il met en question immanquablement les conditions de son jeu, ses sources de pouvoir et sa liberté d’action en modifiant ou en faisant disparaître les zones d’incertitude pertinentes qu’il contrôle [21]. On comprend mieux pourquoi la prospective fait peur à tous ceux qui veulent voir se perpétuer le système des valeurs, attitudes, comportements et pouvoirs anciens. Et si, d’aventure, ils se sentent obligés de s’y investir, ils n’auront de cesse de tenter de la contrôler. Tâche insurmontable, bien sûr, car cette indiscipline, comme l’indique Michel Godet, ne s’exerce que dans un cadre de liberté [22]. De surcroît, et c’est la pierre angulaire de ce classique L’Acteur et le système, qui ne devrait jamais quitter la table de chevet du chef d’entreprise et du décideur politique : le changement réussi ne peut être la conséquence du remplacement d’un modèle ancien par un modèle nouveau qui aurait été conçu à l’avance par des sages quelconques ; il est le résultat d’un processus collectif à travers lequel sont mobilisées, voire créées, les ressources et capacités des participants nécessaires pour la constitution de nouveaux jeux dont la mise en œuvre libre non contrainte permettra au système de s’orienter ou de se réorienter comme un ensemble humain et non comme une machine [23]. Nous en avons, du reste, fait plusieurs fois l’expérience en Wallonie… [24]

Une définition de la prospective qui tiendrait mieux compte de ces considérations pourrait s’écrire comme suit. La prospective est une démarche indépendante, dialectique et rigoureuse, menée de manière transdisciplinaire en s’appuyant sur la longue durée. Elle peut éclairer les questions du présent et de l’avenir, d’une part en les considérant dans leur cadre holistique, systémique et complexe et, d’autre part, en les inscrivant, au delà de l’historicité, dans la temporalité. Résolument tournée vers le projet et vers l’action, la prospective a vocation à provoquer une ou plusieurs transformation(s) au sein du système qu’elle appréhende en mobilisant l’intelligence collective.

Quant à la distinction entre prospective normative et exploratoire, même si elle paraît éclairante sur la méthode qui sera utilisée – on explore les avenirs possibles avant de s’interroger sur les enjeux de long terme, de construire une vision du futur souhaitable et de construire les chemins pour répondre aux enjeux et atteindre la vision –, elle peut laisser penser que l’on pourrait s’en tenir à l’une sans activer l’autre. La prospective exploratoire se confondrait dès lors avec une sorte de prévision qui se maintiendrait à distance du système à activer. Epistémologiquement séduisant peut-être, mais contraire à l’ambition de la  prospective…

Certes, beaucoup reste à dire au delà de cette définition qui n’est jamais qu’une parmi celles qui sont possibles. La mise en débat ne peut être que fructueuse. On pourrait ajouter que la prospective s’inscrit dans la gouvernance qui est désormais son terrain de prédilection, pour les entreprises, les organisations ou les territoires. On devrait peut-être également signaler qu’elle est probablement la méthode de prédilection pour aborder le développement durable qui, par nature, appelle le changement, et pour piloter en cette période dite de transition [25]. Celle-ci, constitue d’ailleurs une des phases du processus de changement intégré au cœur du modèle de Kurt Lewin, déjà évoqué… Ces considérations peuvent, du reste, nous paraître abstraites. Mais le psychologue germano-américain ne répétait-il pas qu’il n’y avait rien de si pratique qu’une bonne théorie ? [26]

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

 

 


[1] Voir par exemple, et parmi beaucoup d’autres productions : A Practical Guide to Regional Foresight, FOREN Network, December 2001.

[2] Philippe DESTATTE et Philippe DURANCE dir., Les mots-clefs de la prospective territoriale, p. 43, coll. Travaux, Paris, La Documentation française – DATAR, 2009.

[3] Pierre TEILHARD de CHARDIN, Écrits du temps de la Guerre,1916-1919, Paris, Seuil, 1976. – André DANZIN et Jacques MASUREL, Teilhard de Chardin, visionnaire du monde nouveau, Paris, Editions du Rocher, 2005.

[4] Edgar MORIN, Introduction à la pensée complexe, Paris, Seuil, 2005.

[5] Jacques LESOURNE, Les systèmes du destin, Paris, Dalloz, 1976.

[6] Joël DE ROSNAY, Le macroscope, Vers une vision globale, Paris, Seuil, 1975.

[7] Pierre GONOD, Dynamique des systèmes et méthodes prospectives, coll. Travaux et recherches de prospective, Paris, Futuribles international – LIPS – DATAR, Mars 1996.

[8] Thierry GAUDIN, Discours de la méthode créatrice, Entretiens avec François L’Yvonnet, Gordes, Ose savoir-Le Relié, 2003.

[9] Edgar MORIN, Sociologie, p. 191, Paris, Fayard, 1994.

[10] Gaston BERGER, Le chef d’entreprise, philosophe en action, Extraits d’une conférence faite à la Section d’Études générales du Centre de Recherches et d’Études des Chefs d’Entreprises, le 8 mars 1955, dans Prospective 7, PuF-Centre d’Études prospectives, Avril 1961, p. 50.

[11] S’il nous fallait écrire une définition du changement, elle serait proche de celle que Guy Rocher applique au changement social : toute transformation observable dans le temps, qui affecte, d’une manière qui ne soit pas que provisoire ou éphémère, la structure et le fonctionnement de l’organisation sociale d’une collectivité donnée et modifie le cours de son histoire. Guy ROCHER, Introduction à la sociologie générale, 3. Le changement social, p. 22, Paris, Editions HMH, 1968.

[12] Peter BISHOP & Andy HINES, Teaching about the Future, p. 1, New York, Palgrave Macmillan, 2012.

[13] Gregory BATESON, Steps to an Ecology of Mind: Collected Essays in Antropology, Psychiatry, Evolution and Epistemology, University of Chicago Press, 1972. – Notamment La double contrainte (1969), dans G. BATESON, Vers une écologie de l’esprit, Paris, Seuil, 1980.

[14] Gaston BERGER, L’Encyclopédie française, t. XX : Le Monde en devenir, 1959, p. 12-14, 20, 54, , reproduit dans Phénoménologie du temps et prospective, p. 271, Paris, PuF, 1964.

[15] Kurt LEWIN, Frontiers in Group Dynamics, dans Human Relations, 1947, n° 1, p. 2-38. – K. LEWIN, Psychologie dynamique, Les relations humaines, coll. Bibliothèque scientifique internationale, p. 244sv., Paris, PuF, 1964. – Bernard BURNES, Kurt Lewin and the Planned Approach to change: A Re-appraisal, Journal of Management Studies, septembre 2004, p. 977-1002. – Voir aussi Karl E. WEICK and Robert E. QUINN, Organizational Change and Development, Annual Review of Psychology, 1999, p. 361-386.

[16] Ronald LIPPITT, Jeanne WATSON & Bruce WESTLEY, The Dynamics of Planned Change, A Comparative Study of Principles and Techniques, New York, Harcourt, Brace & Cie, 1958.

[17] Edgar MORIN, La méthode, 1. La Nature de la Nature, p. 158sv., Paris, Seuil, 1977.

[18] Chris ARGYRIS & Donald A. SCHON, Organizational Learning, A Theory of Action Perspective, Reading, Mass., Addison Wesley, 1978.

[19] Jean-Philippe BOOTZ, Prospective et apprentissage organisationnel, coll. Travaux et recherches de prospective, Paris, Futuribles international, LIPSOR, Datar, Commissariat général du Plan, 2001.

[20] Richard A. SLAUGHTER, The Transformative Cycle : a Tool for Illuminating Change, in Richard A. SLAUGHTER, Luke NAISMITH and Neil HOUGHTON, The Transformative Cycle, p. 5-19, Australian Foresight Institute, Swinburne University, 2004.

[21] Michel CROZIER & Erhard FRIEDBERG, L’acteur et le système, p. 386, Paris, Le Seuil, 1977.

[22] Pierre SEIN, Prospective, Réfléchir librement et ensemble, dans Sud-Ouest basque, 10 juin 1992, p. 1. – Voir aussi Michel GODET, Prospective et dynamique des territoires, dans Futuribles, Novembre 2001, p. 25-34.

[23] M. CROZIER et E. FRIEDBERG, L’acteur et le système…, p. 391.

[24] Philippe DESTATTE, Les questions ouvertes de la prospective wallonne ou quand la société civile appelle le changement, dans Territoires 2020, Revue d’études et de prospective de la DATAR, n° 3, Juin 2001, p. 139-153.

[25] Denis STOKKINK dir., La transition : un enjeu économique et social pour la Wallonie, Bruxelles, Pour la Solidarité, Mars 2013.

[26] « There is nothing so practical as a good theory », Kurt LEWIN, Problems of research in social psychology in D. CARTWRIGHT, éd., Field Theory in Social Science, London, Social Science Paperbacks, 1943-1944.

 

Namur, le 13 février 2013

Alors que pendant longtemps, à la suite des tentatives de créer un régionalisme provincial puis de l’analyse de Michel Quévit sur Les Causes du déclin wallon, le sous-régionalisme était fustigé à Namur comme un des maux majeurs de la Wallonie, voire apparaissait comme la cause principale de sa non-reconversion. Des analyses ont contribué à renverser cette croyance. Ainsi, évoquant en 1998 les initiateurs « sous-régionaux », l’économiste Yves de Wasseige soulignait-il que ce sont les forces locales (sous-régionales) qui peuvent seules assurer l’avenir par des initiatives locales, en constituant et articulant des réseaux d’actions et d’échanges entre entreprises, entre écoles, ainsi que des réseaux mixtes : entreprises, écoles, associations, services, administrations locales [1]. L’ancien sénateur et juge à la Cour constitutionnelle considérait également que la Région wallonne se devait de favoriser cette évolution, en faisant évoluer les législations et réglementations, mais aussi en donnant aux villes, associations et communautés urbaines des méthodes de travail et d’organisation d’une telle fonction.

Il est intéressant d’établir le lien entre ce regard nouveau posé par Yves de Wasseige sur les territoires et la réflexion à laquelle il a participé concernant les bassins d’emploi et régions fonctionnelles, en collaboration avec des chercheurs du Service des Études et de la Statistique du Ministère de la Région wallonne (MRW) ainsi que l’Observatoire socio-économique du bassin de Charleroi, en concertation avec Luc Maréchal de la Division de l’Aménagement et de l’Urbanisme du MRW [2]. Cette réflexion a pris la forme d’une série d’études destinées à réaliser un projet de zonage du territoire wallon en se basant notamment sur le modèle du programme MIRABEL de l’INSEE. L’objectif de ce travail a consisté à faire émerger des aires de coopérations supra-communales, dont le principe avait été posé dans le SDER de 1999, en délimitant des régions multifonctionnelles, sur base de bassins d’emploi identifiés au départ des flux intercommunaux domicile-travail, puis d’y ajouter progressivement d’autres critères pour rendre compte du développement territorial. L’exercice avait un caractère méthodologique et exploratoire, car il était fondé sur le recensement de 1991 et destiné à préparer le travail à réaliser lors du recensement suivant. Trente-et-un bassins d’emploi wallons avaient été identifiés qui disposaient d’une certaine cohérence avec les plans de secteur [3]. Cette réflexion, poursuivie au sein de l’IWEPS, puis un temps arrêtée après le décès de Jean Houard, a pu reprendre à l’initiative de Michel Laffut [4].

Sortir du XXème siècle

Le rapport du carrefour Territoire, qualité de vie et bien-être social, au congrès La Wallonie au futur, Sortir du XXème siècle, organisé à l’Université de Mons en octobre 1998, a lui aussi affirmé la nécessité de redéfinir les échelles pertinentes du développement régional en se basant notamment sur les travaux et témoignages de Thérèse Snoy, Philippe Adam, Georges Benko, Pierre Calame, Michel Foucart, Jean-Louis Guigou, Luc Maréchal, Michel Quévit et Patrick Viveret. Le rapporteur, l’économiste Christophe Derenne, y plaidait pour un « nouveau » niveau de territoire pertinent, sous la forme de bassin, qui change en fonction du champ d’action considéré, et qui puisse s’appuyer sur des espaces de représentation politique stables et adaptés. Dès lors, Christophe Derenne estimait que les Communautés urbaines ou les Pays constituaient des notions pertinentes à développer sur l’ensemble du territoire wallon. Le rapporteur puisait chez Pierre Calame la notion de subsidiarité active pour intégrer ce nouveau maillage de sous-régions dans un développement territorial conçu au niveau régional, permettant une large concertation des acteurs à ces deux niveaux et entre ceux-ci. Cette subsidiarité active reposait sur quatre principes simples, avancés par Pierre Calame, qui méritent d’être rappelés :

1. C’est au niveau le plus « bas », le plus proche du terrain, que l’on peut inventer des réponses adaptées à la diversité des contextes et mobilisant au mieux les acteurs et leur créativité.

2. Cette invention doit se faire à l’intérieur d’un certain nombre de « contraintes » exprimées par le niveau d’au-dessus et qui résument les nécessités de cohérence.

3. Ces contraintes ne doivent pas être définies comme des normes uniformes, par des « obligations de moyens », mais par des « obligations de résultat », ce qui permet à chaque niveau (…) d’inventer les moyens les plus appropriés d’atteindre ce résultat.

4. Enfin, une obligation de résultat suppose une évaluation conjointe, elle-même moteur de l’innovation [5].

Christophe Derenne concluait que cette subsidiarité active pouvait se traduire concrètement dans le concept de « Contrat de plan Région-Bassin », ce qui indiquait bien la nécessaire réévaluation de nos échelles de pouvoirs : reconnaître cette diversité sous-régionale-là, c’est reconnaître les territoires pour mieux les transcender [6].

Cette approche a largement recueilli le soutien de l’ensemble du congrès La Wallonie au futur. Le rapport général indiquait qu’innover, c’est intégrer les réalités en termes d’espace. Il soulignait qu’impulser des dynamiques de changement au niveau sous-régional est indispensable, car les réalités sous-régionales existent, particulièrement en matière économique. Le rapporteur général proposait de remailler le territoire wallon avec de nouveaux outils, de nouvelles plateformes qui intègrent les acteurs autour de contrats de développement. Il indiquait que les intercommunales ont un rôle décisif à jouer dans le cadre de ce remaillage, pour autant qu’elles puissent s’y adapter et compenser fondamentalement leur manque de représentation des acteurs, en particulier des chercheurs et des entreprises. La conclusion du rapport sur ce point rejoignait celle de Christophe Derenne en affirmant que reconnaître la diversité régionale de cette manière-là – qu’on le fasse par les bassins de formation, les communautés urbaines, les pays ou les arrondissements –, c’est vider un vieux débat en Wallonie [7].

L’Institut Destrée a fait sienne cette réflexion sur l’innovation territoriale dans la suite du congrès de Mons en s’appliquant à la mettre en œuvre en même temps que les outils que sont l’évaluation, la prospective ainsi que la contractualisation des politiques publiques. Le 11 mai 1999 se tenait au Château de Namur une journée d’étude intitulée Contrats, territoires et développement régional où ces questions ont été mises en débat. Cette rencontre permit notamment à Luc Maréchal de préciser la place que le nouveau SDER réserverait aux territoires supracommunaux, tandis que Bernadette Mérenne plaidait pour des territoires généralistes infrarégionaux capables d’intégrer des actions et des mesures dans les différents domaines de l’action publique et correspondant à des entités dirigées ou représentées par des partenaires démocratiquement élus et responsables devant les citoyens : de vrais espaces de solidarité où les habitants décident d’unir leur destin et de cheminer ensemble vers l’avenir. La professeure à l’Université de Liège estimait que ces nouveaux territoires généralistes ne pouvaient être ni les provinces, ni même les arrondissements, mais de nouveaux regroupements de communes en « communautés », « pays » ou « réseaux » [8]. Au nom de l’Union wallonne des Entreprises, Alain Lesage soutenait lui aussi cette approche en plaidant pour l’introduction de projets de territoires qui aient leur cohérence propre mais qui s’appuient sur une définition, des critères et une cohérence régionale, tout en soulignant qu’un SDER qui émanerait uniquement de l’autorité centrale ne serait tout simplement pas applicable, par manque d’adhésion au projet [9].

Les conclusions de ces travaux sur la contractualisation contenaient des pistes méthodologiques pour rédiger une nouvelle déclaration de politique régionale. Le processus proposé était porteur d’initiatives à deux niveaux. Le premier visait à élaborer des projets globaux d’intérêt régional dans le cadre d’un Contrat-plan régional wallon. C’est là que seraient inscrits les grands chantiers : assurer le développement durable régional, réduire les inégalités territoriales, rencontrer les enjeux du SDER, inscrire la Wallonie dans le cadre des axes métropolitains et des euro-corridors, etc. Le deuxième niveau portait sur la mise en place de Contrats territoriaux de Partenariats et de Développement. L’idée était que, soit par priorité dans les zones d’aides européennes, soit au travers de plusieurs expériences-pilotes, le gouvernement wallon valorise de nouveaux territoires pertinents qui se constituent librement, peut-être pour des durées déterminées, sur les principes de l’adhésion volontaire et du pragmatisme. Transgressant les limites des arrondissements et des provinces, des entreprises, des universités, des centres d’innovation (CEI), des écoles, des intercommunales, des sociétés de consultance et de transports, des centres de formation, des écoles secondaires, etc. s’associeront dans un territoire à la fois bassin de préoccupation commune, communauté de dessein et espace démocratique de développement. Il était proposé que l’ensemble des acteurs de ce territoire siègent dans un Conseil territorial de Partenariat et de Développement et établissent, pour dix ans, avec le gouvernement et l’administration wallonnes, des actions qui seraient formalisées dans des Contrats territoriaux de Partenariats et de Développement. Des critères d’éligibilité devaient être établis par l’Administration wallonne pour le financement des contrats territoriaux, des mécanismes de régulation et des règles de mise en place du processus. Des obligations de résultat devaient également être fixées. Le succès de ces outils résidait dans la contractualisation formelle – avec explication rigoureuse des engagements réciproques et signature –, dans la planification des opérations du projet entre tous les acteurs, avec suivis technique et financier à chaque étape et à chaque niveau et publicité de l’évolution du projet. Ces dynamiques, menées avec souplesse, devaient permettre d’optimiser les crédits, de multiplier les centres nerveux, mais aussi, en les connectant et en leur donnant une cohérence globale, d’assurer une meilleure participation à l’ensemble [10].

 La mise en œuvre du SDER de 1999

Bien d’avantage que celle du Contrat d’Avenir pour la Wallonie, qui n’a pas, ou très peu, activé les territoires [11], la réalisation puis la mise en œuvre du Schéma de Développement de l’Espace régional (SDER), adopté par le gouvernement wallon le 27 mai 1999, a suscité un certain nombres de démarches territoriales qui s’appuyaient sur la notion d’aires de coopération supracommunale qui, indique le SDER, pouvaient prendre la forme de « communautés urbaines » pour les agglomérations urbaines » et de « projets de pays » en milieu rural. Le SDER considérait nécessaire de mener une réflexion sur l’aspect territorial des aires de coopération (les dimensions les plus adéquates, la nécessaire cohérence et/ou complémentarité spatiale, économique, sociale et culturelle à l’intérieur de l’aire); sur les missions et les compétences que les aires de coopération sont le mieux à même de prendre en charge; sur les formes juridiques possibles ou envisageables. Il indiquait également que les aires de coopération supracommunale devront notamment, pour être reconnues par la Région, se doter d’un schéma territorial qui sera en cohérence avec les principes du SDER et avec le Projet de structure spatiale. Ces schémas serviront de documents de référence lors des révisions du plan de secteur. D’autre part, la Région mettra en place une politique de soutien financier de façon à permettre le financement des projets de ces aires de coopération supracommunale [12].

C’est notamment sous ces impulsions que des initiatives-pilotes de mobilisation des acteurs locaux ont été lancées en Wallonie dans le but de mettre en place des aires de coopération supracommunale destinées à faire face à des problèmes communs d’aménagement du territoire, d’attractivité ou de compétitivité. Ces initiatives ont pu émerger à partir de pouvoirs locaux (Luxembourg 2010 ou Charleroi 2020), d’agences de développement économique ou culturelle (Liège 2020 ou Prospect 15 – Arrondissement de Dinant), voire à partir de l’implication de simples citoyens (Herve au Futur). Dans tous les cas, ces démarches se sont donné pour objet de déterminer les enjeux du territoire, de dégager une vision commune, et de tenter d’articuler cette dernière avec les outils structurels de programmation de la Région wallonne. Chacune de ces initiatives a suivi son propre parcours, en adaptant les méthodes de travail, de manière empirique et chemin faisant, à son questionnement spécifique. Ainsi, ces territoires ont entamé des processus collectifs cognitifs tels que valorisés par la Commission européenne dans le cadre de la stratégie de Lisbonne, notamment dans les actions-pilotes « Territoires intelligents, territoires de la connaissance » (Knowledge Regions) lancées par la Commission européenne.

Le souci d’articuler ces dynamiques à la trajectoire régionale restait néanmoins réel. Il s’est exprimé clairement lors de l’exercice de prospective Wallonie 2020, comme l’une des réponses à l’enjeu « Ajustement des sphères publiques » (comment ajuster les institutions et les opérateurs publics pour que, dans une société en transition où l’individu est en changement accéléré, l’Etat constitue une autorité collective audacieuse et reconnue ?). Ainsi, l’action prioritaire 13 portait sur l’intégration des territoires infrarégionaux comme partie prenante du Contrat d’avenir pour la Wallonie : provinces, intercommunales, pays, communautés urbaines, villes et communes. Sur l’enjeu qui interrogeait la stratégie et la proactivité, l’action 11 avait appelé à valoriser et fédérer des dynamiques territoriales, contractuelles et endogènes en appliquant le principe de subsidiarité dans la Région wallonne et dans la Communauté française. La justification de cette action est intéressante à rappeler : une large part de la vitalité d’un pays, d’une région ou d’une province, relève dorénavant de la dynamique territoriale et de la capacité des milieux locaux et régionaux – dont l’assise géographique est à géométrie variable – à rassembler ou à produire les conditions de leur développement. L’assise territoriale à privilégier pour un meilleur essor régional pourrait être celle de la supra/transcommunalité dont les limites dites de cohérence doivent être analysées.

Le renouvellement des outils de la démocratie wallonne passe par la valorisation et la fédération de ces dynamiques territoriales contractuelles et endogènes : les communautés de communes, les projets de pays, les communautés urbaines, tels que développés par le biais des aires de coopération supracommunale dans le Schéma de Développement de l’Espace régional (SDER). Il s’agit de favoriser une bonne application du principe de subsidiarité dans la mise en œuvre de politiques de développement, la subsidiarité n’étant possible que s’il existe des dynamiques convergentes tant au niveau régional qu’au niveau local. La fédération des initiatives au niveau régional permettrait en outre la mise en place de mini-programmes dans une vision cohérente  [13].

Cette dernière proposition renvoyait elle-même à l’action 2 qui répondait à un enjeu interrogeant les rapports entre l’individualisme dans lequel est enfermé le citoyen d’une part, et le besoin d’intérêt général d’autre part. L’action 2, intitulée Initiation d’espaces de gouvernance infrarégionaux, prônait la création de conseils de développement sur des territoires déterminés, à la fois comme outils de démocratie et de participation pour contribuer à la création de communautés visant à dépasser un sous-régionalisme de féodalité par un processus de contractualisation avec le niveau régional [14]. On ne sera pas surpris de lire dans la liste des participants parmi les plus impliqués dans cet exercice de prospective régionale les noms de pilotes menant des travaux de même nature dans les territoires ou se préparant à les mener : le gouverneur Bernard Caprasse, Henry Demortier et Nadine Godet (Luxembourg 2010), André Ellebaudt (Prospect 15), Joseph Charlier (Herve au Futur), Eric Hellendorf (Wallonie picarde 2025), notamment. De nombreux experts étaient impliqués dans l’exercice Wallonie 2020, parmi lesquels Yves Hanin (CREAT – UCL) et Ghislain Géron (DGATLP) avaient largement introduit et mis en débat la dynamique du SDER auprès des participants [15].

L’initiative prise le 13 février 2004 par l’Institut Destrée, en collaboration avec la Société wallonne de l’Evaluation et de la Prospective (SWEP), de réunir les initiateurs et porteurs de ces différents exercices, au Conseil économique et social de la Région wallonne, a constitué un premier effort de dialogue entre les porteurs de ces projets. Il s’agissait notamment de dresser un panorama, voire une typologie, de l’application de la démarche prospective en Wallonie, à partir d’expériences diverses et selon une approche pédagogique permettant de couvrir les principales questions de méthodes liées à l’organisation de démarches prospectives [16]. En réalité, ce séminaire a mis en évidence deux éléments essentiels : le premier est le fait que ces exercices étaient menés indépendamment les uns des autres et que les flux d’information entre eux étaient extrêmement faibles. Le second élément portait sur l’innovation des démarches de terrain qui méritaient à la fois une visibilité vers l’extérieur et étaient elles-mêmes curieuses des autres initiatives, wallonnes ou de niveau international.

C’est ainsi que, début 2006, la Division de l’Aménagement et de l’Urbanisme de la Direction générale de l’Aménagement du Territoire du Ministère de la Région wallonne et l’Institut Destrée ont conçu un projet de Plateforme d’information et de réseautage des territoires de la connaissance émergents en Wallonie, bien vite dénommé Intelligence territoriale wallonne. L’objectif du projet est alors double : d’une part, assurer une visibilité des différentes initiatives de construction d’aires de collaborations supracommunales en Wallonie, de leurs cheminements et de leurs méthodes de construction et de développement ainsi que, d’autre part, produire une information sur les avancées de l’intelligence et de la prospective territoriales en Wallonie, susceptibles d’alimenter les processus en cours et en gestation. Ainsi, la Plateforme a-t-elle pour vocation de mieux faire connaître, au niveau de l’ensemble de la Wallonie, ce qui se fait dans les territoires infrarégionaux et d’amorcer un dialogue, d’abord méthodologique, dans la logique d’une gouvernance multiniveaux de la Wallonie. Progressivement, un réseau dynamique de veille collective et de collecte mutualisée d’informations sur les initiatives wallonnes, européennes et mondiales dans le domaine de la prospective territoriale est mis en place. Une compréhension commune du système territorial se développe à partir d’un séminaire réunissant régulièrement les pilotes des démarches en cours et les experts ou acteurs impliqués dans de telles expériences à d’autres niveaux territoriaux (autres régions européennes, experts de la Commission européenne, etc). C’est peu dire que, au cours des ans, une base informationnelle d’expériences et un langage commun se sont constitués entre ces territoires, la DGO4 et l’Institut Destrée. La Conférence permanente du Développement territorial est également, avec plus ou moins d’intensité, associée aux travaux de la Plateforme, de même que d’autres acteurs importants comme l’Union des Villes et des Communes de Wallonie, Inter-environnement Wallonie, la direction opérationnelle des Pouvoirs locaux du SPW, etc.

Aux premières initiatives territoriales déjà citées, s’en sont ajoutées d’autres, à des niveaux de gouvernance divers. Mais la dynamique de coopération supracommunale s’est renforcée en plusieurs endroits et notamment au travers des exercices Wallonie picarde 2025 et Cœur du Hainaut, Centre d’Energie 2025, ce dernier étant, sans doute, le plus abouti sur les plans méthodologique et opérationnel. Dans le même temps, et ainsi que le constatait Michaël Van Cutsem en 2010, la prospective territoriale est devenue un indicateur de la nécessité d’un redécoupage territorial de la Wallonie [17]. Parallèlement, la question de la gouvernance multiniveaux s’est posée avec plus d’acuité. Ainsi, le premier des neuf enjeux identifiés en 2011 par le Collège régional de Prospective de Wallonie lors de l’exercice Wallonie 2030 était précisément de savoir comment assurer le développement des territoires au bénéfice de la Région tout entière. Comme l’avait bien indiqué la fabrique de prospective « Territorialisation des politiques », une des premières réponses réside dans l’élaboration d’un référentiel territorial intégré, c’est-à-dire la construction d’un plan stratégique d’ensemble qui rassemble à la fois la vision territoriale (le SDER) et le développement économique et social (le Plan prioritaire wallon) ainsi que des plans de secteurs rénovés face au défi climatique et aux perspectives énergétiques. Contractualisation mais aussi inter-territorialité étaient les maîtres-mots d’une nouvelle gouvernance territoriale [18].

Conclusion : le territoire pertinent est celui qui mobilise librement ses acteurs autour d’une vision commune et partagée

Réunis en quasi-symbiose, le développement économique, le découpage administratif et l’aménagement du territoire constituent des approches spécifiques de réalités communes [19]. Même si les années 1960 et 1970 sont ponctuées de déclarations pour lier intimement l’aménagement du territoire et la planification économique [20], de trop nombreux acteurs se sont efforcés de séparer ces politiques publiques pour des raisons de frontières bureaucratiques et de pré-carrés politiques. À l’heure des transversalités, de la condamnation des politiques en silos et du développement durable – systémique par nature –, ces frontières ont de moins en moins de sens. Le développement territorial rapproche ceux qui se préoccupent d’économie et ceux qui pratiquent l’aménagement autour du concept de durabilité [21], tandis que les passerelles se multiplient entre l’emploi, la formation, l’enseignement et l’innovation. Ces rapprochements finiront – comment en douter ? – par prévaloir. Même en Wallonie.

Car ce qui frappe dans le regard très incomplet et encore fort chaotique que nous avons jeté sur le développement et l’aménagement régionaux lors de notre cheminement le long de cette trajectoire belge puis wallonne, depuis la fin des années 1950, c’est le caractère totalement sectoriel et cloisonné des efforts entrepris pour organiser le territoire. Sauf peut-être au moment de la tentative de mise en place des sous-régions d’Egmont-Stuyvenberg, on ne perçoit guère le processus d’intégration des enjeux ni d’association des acteurs. Le SDER de 1999, lui-même, indique presque naturellement qu’il ne se substitue pas à la planification économique régionale, même si les mesures qu’il préconise concernent les aspects spatiaux de l’économie et des différents secteurs qui la composent [22]. En fait, comme le rappelle souvent Luc Maréchal, le SDER n’énonce pas la politique économique, celle des transports et de la mobilité ou du tourisme : à partir du territoire, en amont, il décrit et énonce les capacités et le potentiel du territoire, dont les choix et options possibles, tandis que, en aval, il territorialise les politiques sectorielles ou transversales qui ont été déterminées par les acteurs qualifiés.

Or, comme l’explique Armand Frémont, la géographie n’est pas la géométrie. La pertinence des territoires – on le sait sur le terrain – est moins liée à la cohérence des données et à l’homogénéité statistique des ressources, activités, déplacements qu’à la capacité des acteurs à s’organiser librement autour d’une vision d’un avenir commun et partagé [23]. Complémentairement, l’approche des territoires par la logique de la gouvernance publique associant les acteurs majeurs que sont les entreprises, la sphère publique et la société civile ne saurait vider ces territoires de leur sens politique, exigence de la démocratie et de la légitimité. C’est pourquoi le territoire ne peut s’inscrire que dans un espace reconnu, régional ou national, cadre et espace politique. C’est pourquoi aussi, il ne peut se contenter de sa gouvernance fonctionnelle et doit s’appuyer sur ce qui fonde son existence supracommunale : les communes. Comme le soulignait déjà le vice-premier ministre Léon Hurez dans une interview du 28 janvier 1978, la base des sous-régions, ce sont les communes. Déjà par le passé, les communes se sont fréquemment regroupées en intercommunales pour exécuter certaines tâches. C’est ce pouvoir exécutif qui sera repris par les sous-régions [24]. On mesure l’intérêt et l’importance de faire des communes l’une des pierres angulaires de toute réforme territoriale. Même si leur positionnement stratégique, à côté et face aux entreprises – qui sont aussi et surtout des acteurs déterminants du développement -, nécessite une articulation efficace, directe ou indirecte, avec les niveaux régional et européen.

Philippe Destatte

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[1] Yves de WASSEIGE, Identité wallonne et projet de développement, p. 148-150, dans Jean-Jacques ANDRIEN e.a., Oser être wallon, Gerpinnes, Quorum, 1998.

[2] Interrogé à ce propos le 21 janvier 2013, Yves de Wasseige a confirmé ce lien entre son hypothèse de départ et le travail entamé avec le SES.

[3] Yves de WASSEIGE, Michel LAFFUT, Christine RUYTERS, Pascal SCHLEIPER, Projet de zonage du territoire belge, Construction de bassins d’emploi, dans Quatorzième Congrès des Économistes de Langue française, Les conditions de croissance régionale,  p. 151-170, Charleroi, CIFOP, 2000. Y. de WASSEIGE e.a., Bassins d’emploi et régions fonctionnelles, Méthodologie et définition des bassins d’emploi belges, MRW-SES, Discussion Papers, Décembre 2000.  Y. de WASSEIGE e.a., Méthodologie et définition des bassins d’emploi wallons, MRW-SES, Discussion Papers, Février 2001. – Y. de WASSEIGE e.a., Bassins d’emploi et régions fonctionnelles, Inventaire et synthèse des territoires sous-régionaux, MRW-SES, Discussion Papers, Mars 2001. Yves de WASSEIGE e.a., Bassins d’emploi et régions fonctionnelles, Élaboration d’une typologie socio-économique des bassins d’emploi wallons, MRW-SES, Discussion Papers, Mai 2002.

[4] Michel LAFFUT, Bassins de vie, Bassins de ville, Conception et construction, Quelques éléments de cadrage, Réflexion au sujet d’une politique de la ville en Wallonie, CESW, Liège, 25 janvier 2013 (ppt). M. LAFFUT, Bassin de vie – Bassin de Ville, Note de cadrage, dans Bassin de Ville, Bassin de vie, Actes du colloque de Charleroi des 6-7 octobre 2011, p. 43-45, Namur, SPW-DGO4, 2013.

[5] Pierre CALAME, Réforme des pouvoirs, des articulations grippées, dans Oser l’avenir, alliance pour un monde responsable et solidaire,  Document de travail n° 100, Fondation Mayer, 1998.

[6] Christophe DERENNE, Rapport du Carrefour 5, Territoire, qualité de vie et bien-être social, dans La Wallonie au Futur, Sortir du XXème siècle : évaluation, innovation, prospective, p. 366-367, Charleroi, Institut Destrée, 1999.

[7] Philippe DESTATTE, Rapport général, dans La Wallonie au futur…, p. 431.

[8] Bernadette MERENNE, Cinq remarques sur la contractualisation, les territoires et le développement régional, dans Ph. DESTATTE, Contrats, territoires et développement régional, p. 130-131, Charleroi, Institut Destrée, 1999.

[9] Alain LESAGE, Les contrats : difficultés et opportunités, dans Ph. DESTATTE, Contrats…, p. 125.

[10] Philippe DESTATTE, Pistes méthodologiques pour rédiger une nouvelle déclaration de politique régionale, dans Contrats, territoires et développement régional…, p. 139-141.

[11] Sur la question d’un « plan stratégique intégrateur », voir Christian VANDERMOTTEN, La planification régionale et transrégionale en Wallonie, dans Les Cahiers de l’Urbanisme, juin 2001, n° 34, p. 55.

[12] Schéma de Développement de l’Espace régional adopté par le Gouvernement wallon le 27 mai 1999, Annexe 2, A5-A6, Namur, Secrétariat du SDER, 1999. Sur le SDER et ses effets : Philippe DESTATTE et Luc MARECHAL, Prospective des espaces en transition territoriale et politique : la Wallonie, dans Yves JEAN et Guy BAUDELLE, L’Europe, Aménager les territoires, p. 378-389, Paris, A. Colin, 2009. – Voir aussi sur la supracommunalité dans le SDER de 1999 : Pierre GOT, A propos du SDER : la coopération supracommunale, dans Cahiers de l’Urbanisme, n°33, Mars 2001. – L. MARECHAL, Les aires de coopération supracommunales dans le SDER, coll. Notes de recherche, Namur, Secrétariat du SDER, 2001. – L. MARECHAL, Villes et réseaux en coopération et en concurrence, dans Politique, Numéro hors-série L’Odyssée de l’espace, Octobre 2012, p. 32-44.

[13] Wallonie 2020, Un réflexion prospective citoyenne sur le devenir de la Wallonie, Actes de l’exercice de prospective mené en Région Wallonie de novembre 2001 à février 2004, p. 466-467, Charleroi, Institut Destrée, 2005.

[14] Ibidem, p. 462.

[15] Yves HANIN, Développement territorial, enjeux et stratégie, dans Wallonie 2020…, p. 89-122. – Ghislain GERON, Le projet de développement territorial du SDER, dans Wallonie 2020, p. 123-157.

[16] On trouvera une bonne partie des contributions sur le site de l’Institut Destrée :

http://www.wallonie-en-ligne.net/2004_Prospective-developpement/Actes.htm (8 février 2013)

[17] Michaël VAN CUTSEM, La prospective territoriale en Wallonie : un mécano à géométries variables, dans Territoires wallons, 15 septembre 2010, p. 126-127.

[18] Wallonie 2030, Vers un contrat sociétal pour la Wallonie dans un cadre de régionalisation renouvelé, Namur, Collège régional de Prospective de Wallonie – Institut Destrée, 25 mars 2011. On trouvera sur le site de rapport général du Congrès ainsi que les travaux de la fabrique Territorialisation des politiques, présidée par Luc Maréchal et Dominique Hicguet. http://www.college-prospective-wallonie.org/

[19] Voir à ce sujet le dialogue sur les compétences à attribuer aux territoires, et en particulier aux SDR, entre Freddy Terwagne et François Persoons, dans Annales parlementaires, Chambre des Représentants, Mercredi 18 juin 1969, p. 27.

[20] Intégration de la planification économique et de l’aménagement du territoire, New York, Nations Unies, Département des Affaires économiques et sociales, 1976, p. 87-88, cité par L. MARECHAL, Villes et réseaux..., p. 43.

([21]) Guy BAUDELLE, Catherine GUY et Bernadette MERENNE-SCHOUMAKER, Le développement territorial en Europe, Concepts, enjeux et débats, Rennes, PuR, 2011.

([22]) Schéma de Développement de l’Espace régional…, p. A4, Namur, 1999.

([23]) Guy BAUDELLE, Catherine GUY et Bernadette MERENNE-SCHOUMAKER, Le développement territorial en Europe, Concepts, enjeux et débats, p. 20-21, Rennes, PUR, 2011.

([24]) Le point de vue de Léon Hurez, dans En direct, Mensuel du Parti socialiste belge, n° 35, Février 1978, p. 14.

 Namur, le 8 février 2013

Le Pacte d’Egmont, aussi appelé Pacte communautaire, est le fruit de négociations qui se déroulent au Palais d’Egmont à Bruxelles au lendemain des élections législatives du 17 avril 1977. Le Premier Ministre Léo Tindemans ainsi que les représentants des partis politiques qui vont former la majorité gouvernementale se réunissent du 9 au 24 mai pour élaborer ce Pacte qui sera annexé à la déclaration gouvernementale du 7 juin 1977. Ce sont les deux secrétaires d’État à la réforme des institutions, Ferdinand De Bondt (CVP) et Jacques Hoyaux (PSB) qui ont été chargés de traduire cet accord politique en termes juridiques. Les zones de flou étant propices à des interprétations divergentes entre ces deux Cabinets, le Pacte d’Egmont est complété, affiné, par les négociations entre des délégués des partis politiques (Comité des Vingt-Deux) qui se tiennent du 24 septembre 1977 au 23 février 1978 au Château du Stuyvenberg et permettent de réaliser les arbitrages indispensables. Un accord en sort qui est présenté par le Premier ministre Léo Tindemans et adopté au Parlement le 28 février 1978. Un projet de loi concrétisant le Pacte communautaire et les accords du Stuyvenberg est déposé au Parlement début juillet 1978.

Des organes d’exécution non politiques

Dans le but d’alléger les tâches des communes et de rationaliser le secteur des intercommunales, le Pacte d’Egmont prévoit la création de sous-régions [1] qui doivent être mises en place en 1982 ou 1983. L’idée était inscrite comme hypothèse dans le programme de réforme de l’État que le PSB avait déposé à la veille des vacances parlementaires de 1976 après l’avoir fait approuver par ses fédérations flamandes, wallonnes et bruxelloises [2]. Elle avait également été préparée au sein de la SDRW dans le cadre des études préalables au Plan régional d’Aménagement du Territoire wallon, ainsi qu’à la section wallonne du Bureau du Plan [3]. Le Parti social chrétien et le CVP soutiennent les sous-régions comme ultime concession à la suppression des conseils provinciaux, pour que ces pouvoirs intermédiaires constituent, outre les communes, le réceptacle des compétences des provinces ou des intercommunales [4]. Sortie des discussions du palais d’Egmont, la sous-région ne se veut pas pas un pouvoir politique, mais un pouvoir d’exécution situé entre des communes fortes et dotées de larges compétences (y compris celles anciennement exercées par les provinces en tant que pouvoir décentralisé) et une région autonome et souveraine dans de nombreux domaines. Elles ne disposent donc d’aucun pouvoir réglementaire. Il faut observer que si la loi a consacré les notions d’intérêt communal et d’intérêt provincial, les négociateurs ont définitivement établi qu’il n’y a pas d’intérêt sous-régional [5].

Bien qu’organes d’exécution non politiques, les sous-régions se devaient toutefois d’être également des organes démocratiques. C’est pourquoi, un conseil de sous-région devait être organisé. Ses membres devaient être nommés sur base des communes. Lors des élections communales, des listes de sous-régions devaient être déposées sous le parrainage de listes communales. Ce parrainage devait être assumé par les listes déposées dans les différentes communes constituant la sous-région. Les voix en faveur de ces listes devaient être regroupées après le vote pour permettre de constituer un conseil de sous-région par un système innovant à mi-chemin entre élections directe et indirecte. Dès sa constitution, le conseil de sous-région devait désigner en son sein un président ainsi qu’un bureau selon le mode en vigueur pour la désignation des bureaux des CPAS par les conseils communaux, c’est-à-dire en assurant une représentation proportionnelle aux tendances politiques présentes au sein du conseil de sous-région. Certaines sources évoquaient un exécutif de cinq personnes [6]. Il faut noter que, s’il n’y avait pas d’incompatibilité entre un mandat communal et un mandat à la sous-région, il y avait incompatibilité entre la fonction de conseiller de sous-région et les mandats de membre de la Chambre des Représentants et de conseiller régional.

Des délimitations différentes en Flandre et en Wallonie

 Des divergences entre Flamands et Wallons sont apparues quant il s’est agi de réaliser le découpage en sous-régions, les premiers préconisant une organisation suivant les arrondissements électoraux, les seconds souhaitant s’appuyer sur une délimitation socio-économique de la Wallonie au travers des plans de secteur. Une délimitation différente au Nord et au Sud fut donc décidée. La Région flamande devait comprendre 11 sous-régions et la Région bruxelloise une sous-région dont les tâches seraient exécutées par les organes de la Région bruxelloise. Malgré le souhait de certains négociateurs francophones, en particulier du Parti social chrétien, de donner aux sous-régions une ampleur comparable aux provinces, voire d’en reconstituer certaines, comme le Luxembourg, une répartition de la Wallonie en 13 sous-régions fut réalisée en utilisant les plans de secteur, à l’exception de la sous-région germanophone, créée quant à elle sur base linguistique. Il faut noter que le projet précisait que plusieurs sous-régions pouvaient s’associer pour réaliser ensemble certaines tâches limitées.

Source : Archives de l'Institut Destrée, Fonds Jacques Hoyaux, Réforme de l'Etat 1978-1979, Egmont-StuyvenbergRéalisation DGO4 (Pascal Maes) - Institut Destrée

Source : Archives de l’Institut Destrée, Fonds Jacques Hoyaux, Réforme de l’Etat 1977-1978, Egmont-Stuyvenberg – Réalisation DGO4 (Pascal Maes) – Institut Destrée

 Les sous-régions conçues dans le cadre du Pacte d’Egmont et des accords du Stuyvenberg ne disposaient donc que d’attributions d’exécution, exercées sous le contrôle de la Région. Ces attributions étaient de quatre types :

– celles déléguées par la loi, notamment certaines attributions confiées par les communes aux intercommunales à buts multiples. La liste de ces compétences devait s’inspirer de celle figurant dans la loi du 26 juillet 1971 sur les agglomérations et sur les fédérations de communes ;

– celles librement déléguées par les communes, la région, la communauté ou l’État ;

– celles transférées des provinces aux sous-régions, sachant qu’une partie importante de ces attributions devait être transmises aux communes ;

– celles assumant un rôle d’organe consultatif privilégié pour diverses matières comme l’aménagement du territoire, les communications, etc., lorsque le problème porte sur un territoire excédant celui d’une commune [7]. Il était également annoncé que les attributions provinciales (enseignement, soins de santé, etc.) devaient être transférées aux communes qui auraient eu le choix entre leur intégration communale ou leur transfert à la sous-région. Le financement des sous-régions devait être assuré sans fiscalité sous-régionale, mais par des rétributions pour services rendus versés par les pouvoirs déléguants (communes, région, communauté, État), par des subventions de ces pouvoirs, par des donations et legs, par des emprunts souscrits avec la garantie des communes, de la Région ou de l’État, et enfin par des contributions des communes aux frais de fonctionnement selon une répartition fixée par la Région.

Les liens avec les intercommunales et les communes

Les intercommunales, qui exerçaient des tâches à objectifs généraux par délégation des communes, devaient être reprises, ainsi que leur patrimoine et leur personnel, par les sous-régions. Les communes gardaient la liberté de s’associer pour des tâches spécifiques ne relevant pas de la compétence obligatoire des sous-régions, mais un avis de la région pour créer de nouvelles intercommunales à objectifs obligatoirement limités devenait nécessaire. Une réforme de la loi de 1922 sur les intercommunales devait réaliser une plus grande démocratie interne au sein des intercommunales, limiter précisément leur objet ainsi que permettre la rationalisation et la coordination des intercommunales.

La dérobade du Premier Ministre Léo Tindemans à la Chambre, le 11 octobre 1978, faisait capoter le Pacte d’Egmont, les accords du Stuyvenberg et, par la même occasion, les sous-régions. Elles semblent disparaître. Elles n’émergent plus des discussions communautaires ni des lois d’août 1980. Le contexte socio-économique se modifie lui aussi [8]. La tentative de leur mise en place fin des années 1970 est particulièrement fascinante : avec la réalisation des plans de secteur, cette expérience représente probablement le plus grand effort politique d’organisation territoriale volontariste de la Région wallonne. On soulignera aussi ce moment de rapprochement entre des dynamiques administratives, de développement économique régional ainsi que d’aménagement du territoire.

 (A suivre)

Philippe Destatte

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[1] Qu’est-ce alors qu’une sous-région ? En 1972, un juriste aussi averti sur les questions régionales que Fernand Dehousse, les considérait comme des zones économiques. Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 15 mars 1972, p. 488. A noter que Henri Deruelles, député de l’arrondissement de Mons et rapporteur de la loi sur les fédérations de communes et les agglomérations, considérait, le 28 mars 1973, qu’une sous-région était plus généralement une partie de région. Ibidem., 28 mars 1973, p. 1318. Enfin, en janvier 1975, Jean Gol secrétaire d’État à l’Ecole régionale wallonne indiquait au Parlement qu’il avait chargé ses services d’établir une étude des particularités de chacune des sous-régions wallonnes. Ibidem., 23 janvier 1975 p. 1322.

[2] Louis VERNIERS, Le citoyen dans la Belgique nouvelle,  p. 157, Bruxelles, A. De Boeck, 1976.

[3] René SCHOONBRODT dir., Etudes préparatoires au Plan régional d’Aménagement du Territoire wallon, Projet de création de sous-régions en Wallonie, 15 p. + cartes, SDRW, Décembre 1977. – Propositions pour une restructuration de la Wallonie en zones de développement et d’aménagement, Bureau du Plan, Section wallonne, 1977. – Voir Christian VANDERMOTTEN dir., Aires de coopération, Rapport final de la CPDT, p. 173, Namur, MRW, 15 décembre 2006.

[4] Charles-Ferdinand NOTHOMB, La vérité est bonne, coll. Politiques, p. 213, Bruxelles, Didier Hatier, 1987. Jacques Hoyaux confirme par ailleurs que l’idée des sous-régions était chère à André Cools comme moyen de suppression des provinces. Entretien du 9 janvier 2013. Néanmoins, dans le projet, les provinces en tant que telles n’étaient pas supprimées, sauf celle du Brabant qui devait être scindée ; les gouverneurs restaient en place avec une fonction de tutelle administrative. Les députations permanentes étaient supprimées en même temps que les conseils provinciaux. Du dialogue communautaire de l’hiver 1976-1977 au Pacte communautaire de mai 1977 (III), dans Courrier hebdomadaire, Bruxelles, CRISP, n° 783-784, 16 décembre 1977, p. 27-28.

[5] Archives de l’Institut Destrée, Fonds Jacques Hoyaux, Réforme de l’État, Egmont-Stuyvenberg, Groupes parlementaires, Rapport sur les négociations du Stuyvenberg,  28 janvier 1978, p. 11. – Bernard ANSELME, Les organes régionaux de décentralisation économique d’aujourd’hui et de demain, dans Socialisme, avril-juin 1978, p. 259-266.

[6] Egmont-Stuyvenberg : en pratique, ce qui va changer, dans Vers l’Avenir, 19 janvier 1978, reproduit dans Henri LEMAÎTRE, Les gouvernements belges de 1968 à 1980, Annexe XIV, Stavelot, Chauveheid, 1982. À noter que l’annexe XIII présente une carte des sous-régions.

[7] Pacte communautaire, p. 53, Bruxelles, Secrétariat d’Etat à la réforme des institutions, 1978.

([8]) Marnix BEYEN et Philippe DESTATTE, Un autre pays, Nouvelle histoire de Belgique, 1970-2000, p. 236sv., Bruxelles, Le Cri, 2009. – En avril 1980, l’Exécutif régional wallon a défini sept zones de rénovation économique : le Hainaut occidental, Mons-La Louvière, Charleroi, Namur-Brabant wallon, Luxembourg, Liège-Huy-Waremme, Verviers et décidé de la création de cinq agences de reconversion : Hainaut occidental (à Tournai), Namur-Brabant wallon (à Wavre), Luxembourg (à Arlon), Liège-Huy-Waremme-Verviers (à Liège). C’est le Conseil d’Administration de la SRIW qui a procédé à la nomination des responsables des agences. Dossier pour Wallonie 2000, CRISP-RTBF, p. 50, Bruxelles-Liège, 1982.

Namur, le 7 février 2013

Il serait faux de soutenir que les préoccupations territoriales étaient centrales dans la réforme de l’Etat portée par le gouvernement Eyskens-Merlot puis Eyskens-Cools. Néanmoins, le Parlement voit aboutir deux chantiers déjà engagés sous les législatures précédentes : d’une part, les regroupements de communes (à ne pas confondre avec leur fusion…) et, d’autre part, la décentralisation économique. Celle-ci s’inscrit dans une revendication plus globale chère aux régionalistes wallons et dans le cadre de la loi qui portera le nom d’un de leur chef de file : le socialiste amaytois Freddy Terwagne, ministre wallon des relations communautaires.

Les fédérations de communes et les grandes agglomérations

La déclaration de révision de la Constitution prononcée en 1965 envisageait d’accroître la décentralisation et d’insérer un article 108bis permettant de déterminer éventuellement les principes régissant les fédérations de communes et les grandes agglomérations [1]. Cette déclaration de révision a été renouvelée en 1968. Dès le 25 janvier 1969, le gouvernement Eyskens-Merlot (Eyskens IV) soumettait au Parlement un projet de décentralisation administrative comprenant la possibilité de constituer des agglomérations et des fédérations de communes en révision des articles 108 (attribution de certaines tâches aux communes et aux provinces, notamment en matière économique et application du principe de décentralisation), 108bis (principes régissant les fédérations de communes et les grandes agglomérations), 110 (adjonction d’une disposition en vue de couvrir les impositions en faveur des grandes agglomérations et fédérations de communes) et article 113 de la Constitution (adjonction d’une disposition en vue de couvrir les rétributions en faveur des grandes agglomérations et fédérations de communes). Le gouvernement Eyskens-Merlot avait bien entendu bénéficié des travaux antérieurs, notamment ceux du groupe de travail chargé d’étudier les problèmes se rapportant aux institutions centrales, à la décentralisation et à la déconcentration [2], institué au sein de la Commission Vanderpoorten-Meyers, durant la législature 1965-1968 [3]. Indépendamment du processus déjà en cours de fusion des communes et qui sera réactivé par la loi du 23 juillet 1971 , l’objectif du Gouvernement Eyskens-Merlot était de constituer des regroupements de communes en des ensembles de dimensions considérées comme plus adéquates et dont les ressources devaient leur permettre de répondre efficacement aux nouveaux besoins exprimés par la population. En l’occurrence, le gouvernement proposait de créer cinq agglomérations (Bruxelles, Anvers, Charleroi, Gand et Liège) et de permettre au reste du territoire de s’organiser en fédérations de communes. Le Groupe des 28, réuni du 24 septembre au 13 novembre 1969, composé de tous les partis politiques représentés au Parlement et chargé de préparer la révision de la Constitution, avait d’ailleurs marqué un accord unanime sur cette formule. L’ambition du gouvernement consistait à doter les unes et les autres d’organes élus au suffrage universel direct, de leur permettre d’organiser leur propre pouvoir fiscal ainsi que de donner la possibilité aux futurs conseils d’agglomérations et conseils de fédérations de communes de modifier les limites qui leur seraient assignées. Il faut noter que certains membres du Groupe des 28 avaient toutefois préconisé une mesure transitoire en vertu de laquelle la moitié des membres des conseils d’agglomérations serait directement élue par la population tandis que l’autre moitié serait désignée par les conseils communaux. Les mandataires communaux ne pourraient, dans cette hypothèse, se porter candidats à l’élection directe. Parallèlement, le gouvernement souhaitait renforcer les institutions provinciales et locales grâce à un allègement de la tutelle et à une extension de leurs attributions [4]. Tout cela fut confirmé dans la fameuse déclaration du Premier ministre devant les deux chambres le 18 février 1970. Il y précisait (point 33 sur 35…) que la loi fixerait les conditions et le mode suivant lesquels les agglomérations et les fédérations de communes peuvent s’entendre ou s’associer pour régler et gérer en commun des objets qui relèvent de leur compétence respective [5]. Dans sa nouvelle communication du 19 novembre 1970 à la Chambre, visant à lever les réticences de certains parlementaires et à encourager le travail de révision, Gaston Eyskens devait rappeler que la création des fédérations de communes et des agglomérations laissera aux communes qui les composent la possibilité d’utiliser à leur choix les formules des intercommunales, des conventions ou des accords pour la solution des problèmes techniques qui continuent de relever de leur compétence propre. Après le vote le 18 décembre 1970 de l’article 108bis, créant les agglomérations et fédérations de communes en application des principes de décentralisation énoncés à l’article 108, la loi organisant les agglomérations et les fédérations de communes est approuvée le 26 juillet 1971 et publiée au Moniteur belge le 24 août. La loi nouvelle dispose que toutes les communes devront, avant le 1er juillet 1976, être reprises dans une agglomération ou une fédération de commune à l’exception toutefois des communes qui après fusion, formeraient une entité suffisante. Dans son projet destiné à rassembler les progressistes, publié en 1971, le Groupe de réflexion B/Y (Max Bastin – Jacques Yerna), composé de membres des gauches chrétienne et socialiste, imaginait que les pouvoirs locaux wallons pourraient être regroupés en une vingtaine d’agglomérations et de fédérations de communes [6]. B/Y insistait toutefois en 1975 sur la nécessité de mettre en œuvre la loi du 23 juillet 1971 sur les fusions de communes avant celle du 26 juillet 1971 sur les fédérations : fédérer entre elles des entités locales impuissantes n’aurait aucun sens [7]. On sait toutefois que le gouvernement n’organisa en fait qu’une seule agglomération, celle des 19 communes de Bruxelles-Capitale, ainsi que cinq fédérations de communes périphériques à cette agglomération (Asse, Hal, Tervuren, Vilvorde et Zaventem), qui seront dissoutes au 1er janvier 1977 [8].

Décentralisation économique, recompositions territoriales, sans lien réel entre elles, ces deux démarches constituent la toile de fond de la régionalisation qui s’annonce au travers de la mise en œuvre de la loi Terwagne.

Des sociétés de développement régional ?

En matière d’expansion économique, le gouvernement Eyskens-Merlot souhaitait élaborer une nouvelle législation qui s’inscrive dans les perspectives de décentralisation économique et d’autonomie régionale, permettant aux pouvoirs publics de mener des politiques sectorielles plus spécifiques et plus efficaces en subordonnant l’attribution des aides publiques à l’acceptation par les bénéficiaires, de contrats de progrès [9]. Déjà, la Commission pour la Réforme des Institutions, créée par le gouvernement de Théo Lefèvre en 1962, avait souligné que les provinces et les communes prenaient sur le plan régional les initiatives nécessaires en vue de la promotion et de l’accueil économique, chaque province pouvant décider de constituer une ou plusieurs sociétés de développement régional. Dans ce schéma, la société de développement régional pouvait donc, selon les réalités et les nécessités économiques, couvrir une région correspondant à l’aire géographique d’une ou plusieurs provinces, ou encore une région constituée par des parties de provinces différentes ou une partie d’une province. La Commission avait aussi souligné que, au cas où la province intéressée ne prendrait pas d’initiative appropriée, un ensemble de communes pourrait décider de constituer une société de développement dans l’aire de leur compétence [10]. Tout en précisant que les aires des sociétés de développement régional ne pouvaient jamais se superposer. Il est intéressant de noter également que la Commission pour la Réforme des Institutions considérait que la participation des populations au Programme économique national se faisait précisément au travers des institutions publiques provinciales, intercommunales et communales, ainsi qu’au travers des sociétés régionales d’investissement et des sociétés de développement régional. Ces dernières, constituées sous la forme juridique des intercommunales, avaient d’ailleurs vocation à permettre la participation de toutes les forces vives de la région. Le ministre des Relations communautaires, Freddy Terwagne, souligne d’ailleurs lors de la discussion de l’article 107 quater le 18 juin 1970 au Sénat que la répartition des tâches entre les intercommunales et les sociétés de développement régional rencontre déjà une large acceptation de la part des premières [11].

Il est apparu au gouvernement Eyskens-Merlot que la décentralisation économique pouvait se faire par la voie législative classique et que la révision constitutionnelle n’était donc pas nécessaire. La loi dite Terwagne de planification et de décentralisation économiques est votée les 2 et 3 juillet 1970. Au delà des trois conseils économiques régionaux (Flandre, Wallonie et Brabant), la loi dispose en son article 15 que les conseils provinciaux détiennent l’initiative de créer les sociétés de développement régional. Le ressort territorial des SDR peut couvrir une ou plusieurs provinces ou parties de celle-ci, et est déterminé sur avis motivé du Conseil économique régional compétent, par arrêtés royaux délibérés en Conseil des Ministres. Leur objet est alors de donner une impulsion concrète à la réalisation de projets industriels et fournir le cadre institutionnel homogène aux organismes d’expansion économique déjà existants. Ainsi, la loi précise que les différentes tâches qui sont assignées aux SDR ne portent pas préjudice aux compétences des associations intercommunales régies par la loi du 1er mars 1922 et des sociétés d’équipement économique régional prévues par l’article 17 de la loi du 18 juillet 1959. Ces intercommunales peuvent continuer à assumer la réalisation du développement régional, tant en ce qui concerne la préparation que l’exécution, notamment des missions de gestion des immeubles, terrains, expropriations, travaux, etc.

La loi Leburton du 30 décembre 1970 sur l’expansion économique s’articule à la planification rénovée en profondeur par la loi Terwagne. La volonté du gouvernement est de construire un instrument de politique régionale plus sélectif et plus efficace que la législation en vigueur qui a été prolongée jusqu’au 31 décembre 1970. La nouvelle loi classe des zones de développement en deux catégories et octroie certains incitants spéciaux comme la prime d’emploi. Si la responsabilité de la détermination des zones est alors laissée au gouvernement central, sur avis des conseils économiques régionaux créés par la loi du 15 juillet 1970, c’est en attendant la mise en place des exécutifs régionaux. Le système se veut plus souple puisque le texte envisage la révision périodique de la délimitation des zones où les aides sont appliquées ainsi que leur classement en fonction des résultats obtenus. Les zones qui sont délimitées sur base des critères de l’article 11 (sous-emploi structurel, déclin réel ou imminent, niveau de vie, croissance économique) doivent constituer un tout organique permettant de mener efficacement une politique de développement régional [12]. Le projet, longuement débattu au Sénat mais quasi-imposé à la Chambre, est, sur le plan de la décentralisation, loin de rallier l’enthousiasme des régionalistes, tant flamands que wallons. Comme le fait remarquer le député Rassemblement wallon de Charleroi Etienne Knoops, un projet d’expansion économique doit d’abord être régional. Celui-ci l’est tellement peu, que s’il abroge les lois d’expansion économique régionale antérieures, il maintient par contre en vigueur la loi du 17 juillet 1959, qui, elle, organise des mesures générales d’expansion économique [13].

Le Groupe B/Y est quant à lui à tout le moins sceptique face aux dispositions de la Loi Terwagne puisqu’il observe en 1971 qu’il est difficile de dire si les SDR qui seront créées dans le cadre de cette législation seront ou ne seront pas des outils administratifs adaptés aux besoins de la décentralisation, considérant que trop d’incertitudes subsistent à ce sujet compte tenu du fait que la loi a confié l’initiative de leur création aux provinces [14]. Les conseils provinciaux sont convoqués en session extraordinaire, par arrêté royal, le 22 juin 1972, avec à l’ordre du jour, la création des SDR. Les Conseils provinciaux des provinces flamandes et le Luxembourg se prononcent pour une sdr par province tandis que Liège, le Hainaut et Namur veulent marquer leur solidarité en tant que provinces wallonnes en se prononçant pour une seule sdr pour la Wallonie. Contrairement à la Flandre qui crée cinq SDR, la Wallonie ne fonde qu’une seule société de développement régional : la SDRW. On peut y trouver une logique dans la mesure où, organes aux larges compétences, les SDR sont tout de même limitées par le fait qu’elles ne peuvent porter préjudice aux compétences des intercommunales et des sociétés d’équipement économique régional qui vont continuer à assumer la réalisation du développement régional [15].

Les orientations prises par la mise en œuvre de la Loi Terwagne vont marquer le territoire et permettre d’expliquer largement pourquoi les provinces flamandes continuent à jouer un rôle en matière de développement territorial, tandis qu’au plan wallon, les acteurs prédominants vont être les intercommunales d’aménagement et de développement économique, dans la diversité de leurs configurations spatiales.

(A suivre)

Philippe Destatte

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[1] Paul de STEXHE, La Révision de la Constitution belge de 1968-1972, p. 292 et 302sv., Namur, Sociétés d’Études morales, sociales et juridiques, 1972.

[2] La décentralisation consiste à attribuer à des autorités régionales ou locales des pouvoirs originellement attribués à l’administration centrale, celles-ci les exerçant alors dans un contexte d’autonomie sous la tutelle de l’exécutif et de l’administration centraux. Comme l’indiquait Freddy Terwagne à la Chambre des Représentants le 18 juin 1969, la décentralisation implique le transfert du pouvoir de décision à des organes ou à des autorités à l’égard desquels le pouvoir central ne conserve qu’un pouvoir de tutelle.  La déconcentration est la délégation par une autorité administrative centrale de son pouvoir de décision à un subordonné, l’administration centrale gardant un droit d’évocation.

[3] Robert SENELLE, Structures politiques, économiques et sociales de la Belgique, p. 84sv , Bruxelles, Ministère des Affaires étrangères et du Commerce extérieur, 1970. Herman Vanderpoorten était ministre de l’Intérieur et Paul Meyers, ancien ministre, président de la Commission. Le nom de la commission, installée le 20 octobre 1966, était Commission permanente pour l’Amélioration des Relations entre les Communautés linguistiques belges (Loi du 1er juillet 1966).

[4] Freddy TERWAGNE e.a. , Pour une Belgique régionale et communautaire, p. 43, Huy, s.d., 1970.

[5] R. SENELLE, La Révision de la Constitution, 1967-1971, p. 117, Bruxelles, Ministère des Affaires étrangères et du Commerce extérieur, 1972.

[6] GROUPE B/Y, Quelle Wallonie ? Quel socialisme ? Les Bases d’un rassemblement des progressistes, p. 186-187, Liège-Bruxelles, Fondation André Renard-Vie ouvrière, 1971.

[7] GROUPE B/Y, Quelle Wallonie ? Quel socialisme ?, Priorité : 100.000 emplois, p. 156-157, Liège-Bruxelles, Fondation André Renard-Vie ouvrière, 1975.

[8] A noter que le Code de la démocratie locale a transposé la loi du 26 juillet 1971 sur les agglomérations et fédérations de communes.

[9] Robert SENELLE, Structures politiques, économiques et sociales…, p. 129. Aux termes de la loi votée le 17 décembre 1970 (article 22), les contrats de progrès sont des conventions passées entre l’État et les entreprises qui désirent, conformément au plan économique et à la programmation scientifique, mettre en œuvre un programme d’innovation technologique et de développement industriel et/ou commercial s’étalant sur plusieurs années.

[10] Robert SENELLE, La révision de la Constitution, 1967-1971…, p. 76.

[11] Freddy TERWAGNE, La Reconnaissance des trois régions, Discussion de l’article 107 quater de la Constitution, Intervention au Sénat, le 18 juin 1970, dans Claude REMY,  Freddy Terwagne, Inscrire…,  p. 181.

[12] Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 17 décembre 1970, p. 5-13.

[13] Ibidem, p. 8. ARCHIVES DE L’INSTITUT DESTREE, Fonds Yves de Wasseige, Rapports sur les lois d’expansion économique, 1974-1985.

[14] GROUPE B/Y, Quelle Wallonie…, p. 210-211.

[15] Charles-Etienne LAGASSE et Bernard REMICHE, Une Constitution inachevée, p. 156 et 157, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1973.