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Mons, le 19 mars 2014

Les bassins de vie sont des couillonnades qui ne reposent sur rien : je ne veux pas savoir qui les a inventés ! Cette jolie formule de Hervé Hasquin, concluait, nous l’avons écrit, un fort brillant discours prononcé à l’Université de Mons le 24 février dernier, lors de la soirée inaugurale de la réflexion lancée par le Collège provincial du Hainaut et l’UMons sur les territoires en Wallonie, ainsi que sur la place de la province dans la gouvernance supralocale. Si la formule est, disons, emportée, la question apparaît pertinente : quel est donc le couillon qui a inventé les bassins de vie ?

Dans un premier texte, nous avons abordé quelques origines des bassins de vie comme espaces d’observation. Nous nous penchons ici davantage sur les espaces d’action, en nous reposant la même question puis en tentant une conclusion très provisoire.

1. Charles Pasqua ? Dominique Voynet ? Jean-Pierre Chevènement ?

Ramener le citoyen et l’élu vers le local

Dans les années qui ont suivi le grand débat national de 1994, l’influence de la créativité politique et administrative française a continué à se faire sentir en Wallonie. Là, comme ici ou ailleurs – et c’est une banalité que de le rappeler –, le contexte de la mondialisation comme celui de l’intégration européenne ont eu tendance à ramener le citoyen comme l’élu vers le local, cadre qui lui apparaît plus rassurant, car apparemment davantage maîtrisable. Ce n’est pas sans intérêt que les Wallons ont observé la mise en œuvre des lois Pasqua du 4 février 1995, Voynet du 25 juin 1999 et Chevènement du 12 juillet 1999. La première disposait que Le schéma national propose une organisation du territoire fondée sur les notions de bassins de vie, organisés en pays, et de réseaux de villes (art. 2). Si elle ne revenait pas sur le concept de bassin de vie, la loi définissait un pays comme un territoire qui présente une cohésion géographique, culturelle, économique ou sociale. Celle-ci était reconnue par la ou les commission(s) départementale(s) de coopération intercommunale en fonction du nombre de départements concernés par le territoire. L’enjeu le plus attractif était, à nos yeux, contenu dans l’article 23 qui dispose notamment que les collectivités territoriales et leurs groupements définissent un projet commun de développement en concertation avec les acteurs concernés [1]. L’article 2 de la loi Voynet restait dans cette logique lorsqu’il rappelait notamment l’importance du développement local dans l’aménagement et le développement durable du territoire en l’organisant dans le cadre des bassins d’emploi et en le fondant sur la complémentarité et la solidarité des territoires ruraux et urbains. Ce développement local favorise au sein de pays présentant une cohésion géographique, historique, culturelle, économique et sociale la mise en valeur des potentialités du territoire, en s’appuyant sur une forte coopération intercommunale et sur l’initiative et la participation des acteurs locaux. L’article 49 de la loi faisait des comités d’expansion et des agences de développement économique créés à l’initiative des collectivités territoriales, ainsi que des comités de bassin d’emploi, les instruments potentiels des collectivités territoriales dans l’élaboration et la mise en œuvre de leurs stratégies de développement économique [2]. La troisième loi fondait les communautés d’agglomération comme établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) regroupant plusieurs communes formant, à la date de sa création, un ensemble de plus de 50000 habitants d’un seul tenant et sans enclave, autour d’une ou de plusieurs communes-centres de plus de 15000 habitants. Selon le texte, ces communes s’associent au sein d’un espace de solidarité, en vue d’élaborer et de conduire ensemble un projet commun de développement urbain et d’aménagement de leur territoire [3]. Vu du côté wallon de la frontière, l’aspect le plus séduisant dans cette législation était probablement l’idée de renouvellement de la démocratie locale, constituant une véritable révolution des territoires. Comme l’affichait un document du Conseil économique et social de Midi-Pyrénées : l’avenir de la commune, c’est la communauté. L’avenir de la Communauté, c’est le Pays [4] . A l’initiative des communes et de leurs groupements, des Conseils de Développement composés de représentants des milieux sociaux, culturels et associatifs pouvaient en effet être librement organisés dans les Pays et les agglomérations. Ce Conseil de Développement était associé à la rédaction d’une Charte de Développement durable du projet de Pays ou d’Agglomération, donc destinée à répondre aux attentes des habitants.

Partager des perspectives futures

La Loi dite SRU (Solidarité et renouvellement urbain) complétait utilement ce dispositif en clarifiant les règles du jeu mais aussi en mettant en place ces outils intégrateurs que sont les SCOT (Schémas de Cohérence territoriale) et les PLU (Plans locaux d’Urbanisme). Ainsi, les SCOT s’affirment-ils comme des documents de planification stratégique intercommunale, c’est-à-dire de conception, de mise en œuvre et de suivi, mobilisant les acteurs du territoire, dans une perspective de développement durable. Les SCOT exposent, comme le dit la loi, le diagnostic établi au regard des prévisions économiques et démographiques et des besoins répertoriés en matière de développement économique, d’aménagement de l’espace, d’environnement, d’équilibre social de l’habitat, de transports, d’équipements et de services [5]. Le lien se fait néanmoins avec le territoire observé lorsque les promoteurs du SCOT de l’Arc Comtat-Ventoux écrivent dès la fin 2000 que cette dynamique concerne un bassin de vie, zone géographique où les habitants ressentent une appartenance à un territoire commun parce qu’ils y habitent, y travaillent, y ont des activités associatives et de loisirs, mais aussi des perspectives futures qu’ils souhaitent partager [6].

Sans aucun doute, l’idée de bassin de vie percole au travers de la frontière franco-wallonne. Le mot lui-même commence à faire fortune. Ainsi, en 1995, le président de l’intercommunale IGRETEC estime que le bassin de vie de Charleroi a reçu sa juste part. Quelques mois plus tard, la ville de Mons annonce qu’une société parisienne, développeur de bassin de vie, sera associée au développement du site des Grands Près, tandis que, un peu plus tard, IGRETEC valorise le bassin de vie de Charleroi dans le cadre des réalisations de l’Objectif 1 Hainaut. C’est là, en février 1998 que se concrétise formellement un bassin de vie, avec l’installation – une première wallonne – d’une communauté urbaine carolo-thudienne, “nouvelle cohérence supra-locale”, “structure supra-communale”, “proche des communautés urbaines françaises”… Cette Communauté urbaine de Charleroi-Val de Sambre rassemble quinze communes. Le ministre wallo-communautaire Jean-Claude Van Cauwenberghe en est l’instigateur, positionnant d’emblée cette institution en partenaire de la Région wallonne et en alternative à l’institution provinciale, qualifiée d’héritage de la Belgique unitaire.  En mai de la même année, une seconde communauté urbaine émerge en Hainaut : à l’initiative du ministre Willy Taminiaux, le Centre se présente également comme un bassin de vie de douze entités fédérant près de 253.000 habitants [7].

 On ne saurait nier que l’implantation de ces dispositifs sur les territoires français a fasciné un certain nombre de chercheurs, de fonctionnaires et d’acteurs territoriaux wallons alors que se développaient des relations et collaborations interrégionales, transfrontalières, voire directement avec la DATAR, ETD, le CERTU, l’OIPR [8], etc.

 2. L’Institut Destrée et le Secrétariat du SDER ?

Des contrats de plan Région-Bassin ?

Le congrès La Wallonie au futur, Sortir du XXème siècle, organisé par l’Institut Destrée dans le cadre de l’exercice de prospective du même nom, avait, en 1998, constitué un moment important de prise de conscience d’idées décentralisatrices infrarégionales que Renaud Degueldre, directeur général du Bureau économique de la Province de Namur, avait bien énoncées sous la forme de trois prérequis : d’abord, que la Région wallonne prenne conscience qu’elle ne peut jouer le rôle d’opérateur et qu’elle a besoin d’opérateurs sous-régionaux seuls capables d’intégrer le caractère pluriel de la Wallonie, ensuite, que la Région wallonne définisse, pour chacune de ses politiques, un plan de développement concerté ; et enfin, que les sous-régions prennent, quant à elles, conscience des limites de leur autonomie pour inscrire leurs actions en soutien d’une politique de développement régional. En d’autres termes, concluait le patron du BEP, la porte doit être ouverte sur une contractualisation formelle des rapports entre les partenaires du développement, sur base d’un cahier des charges précisant les objectifs et les devoirs de chacun  [9]. J’ai déjà écrit, ailleurs, combien ces principes trouvaient des traductions en termes d’actions dans les mécanismes de subsidiarité active et de “contrat de plan Région-Bassin” défendus par Christophe Derenne, rapporteur au même congrès prospectif [10]. Dans le rapport général des travaux, j’avais moi-même relayé l’idée que, si le sous-régionalisme est un concept connoté négativement, impulser des dynamiques de changement au niveau sous-régional est indispensable, car c’est à ce niveau, et à partir des acteurs de terrain, que l’on peut appréhender les réalités et disparités territoriales qui existent concrètement. La dynamique de développement du bassin du Hainaut occidental nous était apparue, à l’un comme à l’autre, comme un modèle qu’il faudrait étendre à toutes les entités composant la Wallonie, ainsi qu’à la région, prise dans son ensemble [11].

Cette proposition allait être affinée par l’Institut Destrée, allié aux entreprises CEMAC (Jean-Louis Dethier) et OGM (François Burhin), lors du colloque Contrats, territoires et développement régional, tenu le 11 mai 1999 à Namur. A côté et dans le cadre d’un Contrat-plan régional wallon, je proposais en tirant quelques conclusions, que soient mis en place des contrats territoriaux de partenariats et de développement : de nouveaux territoires pertinents qui se constitueraient librement, peut-être pour des durées déterminées, sur les principes de l’adhésion volontaire et du pragmatisme [12]. Cette réflexion se nourrissait bien entendu des travaux de la journée, en particulier en ce qui concerne les territoires, des interventions de Jacques Cherèque, vice-présent du Conseil général de Meurthe-et-Moselle, de Damien Devouassoux (DATAR), de Luc Maréchal et de Bernadette Mérenne. Cette réflexion faisait appel aussi, sans s’en cacher, aux travaux de la revue française Pouvoirs locaux, alors très impliquée dans les débats sur les quatre lois que nous avons longuement évoquées.

Les aires de coopération du SDER

Mais le moment était également stratégique en Wallonie puisque, comme devait le rappeler Luc Maréchal, le gouvernement wallon était en passe d’adopter définitivement le Schéma de Développement de l’Espace régional, ce qui sera chose faite le 27 mai 1999. L’Inspecteur général de la Division de l’Aménagement rappelait que ce texte avait intégré la nécessité de mettre en place un processus d’association des communes autour d’objectifs de développement territorial. Au delà des aires de coopération transrégionales, Luc Maréchal entrevoyait l’établissement de schémas d’agglomération pour Charleroi, Liège, Namur et Mons tandis qu’il concevait des aires de coopération en milieu rural, appelés pays. Il concluait que la détermination de ces aires pourrait être le fruit d’un double processus qui lie association politique volontaire des collectivités locales autour d’un projet stratégique comportant des objectifs évaluables et la régulation du processus de formation au niveau régional. Pour ces aires, précisait-il, on peut également ouvrir de nouvelles voies : une tutelle sur les résultats à atteindre et sur la qualité des systèmes de gestion et de décision internes (normes de qualité, ISO, etc.) [13]. S’il était moins explicite, le SDER, tel qu’adopté par le gouvernement wallon, encourageait les aires de coopérations supracommunales regroupant plusieurs communes qui pourraient prendre la forme de communautés urbaines pour les agglomérations urbaines et de projets de pays en milieu rural. Le texte précisait que les aires de coopérations devront notamment, pour être reconnues par la Région, se doter d’un schéma territorial qui sera en cohérence avec les principes du SDER et avec le Projets de structure spatiale. Ces schémas serviraient de documents de référence lors des révisions du plan de secteur, tandis que la Région mettrait en place une politique de soutien financier pour soutenir les projets de ces aires de coopération [14]. C’était évidemment peu de chose comparé aux dispositifs législatifs français. Ces éléments étaient toutefois suffisants pour encourager des dynamiques expérimentales.

 Des outils concrets de développement territorial

Il est assez paradoxal que la première de ces expériences, Luxembourg 2010, allait se concevoir, à partir de la fin 2000, sur le territoire de la province de Luxembourg et de la zone de l’intercommunale IDELUX. Cet exercice s’élabore dans la foulée de la réalisation d’un Schéma de Développement de l’Espace provincial (SDEP) dans lequel, en 1999, émerge déjà un concept de bassin de vie. L’inspiration méthodologique française, et notamment celle, très “datarienne” du Comité de Liaison des Comités de bassin d’emploi est patente dans la nouvelle démarche [15]. C’est en province de Luxembourg également que, dans un souci tant de se rapprocher des besoins des acteurs du développement, en particulier des entreprises et des communes, que de rencontrer les spécificités territoriales, l’intercommunale IDELUX propose en 2003 un réel découpage en bassins de vie. Ainsi, en se fondant sur les Repères… (2002) de la CPDT, IDELUX identifie neuf bassins de vie, comme autant de problématiques territoriales spécifiques, qu’il organise en cinq espaces opérationnels : Famenne, Ardenne de l’Est et Luxembourg-Liège (Vielsalm), Pays d’Arlon, Agglomération du PED et Gaume du Sud, Centre-Ardenne et Bordure ardennaise septentrionale, Ouest ardennais [16].

 En fait l’idée progressait que le développement local et territorial n’était pas le sous-localisme et que, comme l’indiquait Bernadette Mérenne, il manque un niveau intermédiaire entre la Région et la commune. D’ailleurs, la professeur à l’ULg appelait à la création de sous-ensembles spatiaux qui soient des espaces de solidarité, des zones d’équipements en commun, où les forces centrifuges seraient moins fortes que les forces centripètes et où pourraient se développer des projets communs qui aboutissent à des succès partagés par les intervenants locaux. Et c’est avec beaucoup de clarté que la géographe affirmait que les communes, parfois rivales, sont à la fois trop grandes pour s’adapter aux solidarités sociales et trop petites pour gérer les réalités du monde entrepreneurial, qu’il soit privé ou public. Aujourd’hui, la commune ne constitue plus la bonne taille. Je prône les espaces où existe réellement un sentiment général d’appartenance et d’organisation commune [17]. De son côté, lors des travaux de l’exercice de prospective Wallonie 2020, le directeur du CREAT (UCL), Yves Hanin, plaidera pour que la Wallonie puisse retrouver des territoires de projets : le projet de pays est un outil intéressant pour mettre une série d’acteurs en relation pas seulement pour exister à l’échelle du marché international, mais pour retrouver, au travers d’un projet de territoire, une adéquation entre identité, patrimoine et cohabitation. Le schéma d’agglomération pourrait être aussi un élément pertinent, une échelle pertinente, un projet pertinent pour gérer des problèmes de services à la collectivité [18]. Dans ses conclusions, Wallonie 2020 appelait d’ailleurs à intégrer les territoires infrarégionaux comme partie prenante de la contractualisation régionale [19].

3. Le Gouvernement wallon ?

Dès le début des années 2000, le président du gouvernement wallon avait demandé à des chercheurs de l’Université libre de Bruxelles de rédiger un guide méthodologique. Il s’agissait pour l’IGEAT d’élaborer des processus de construction de contrats d’avenir locaux. Les bassins de vie y étaient assez vaguement évoqués comme échelles pour que les communes puissent y concevoir des partenariats. Il faut toutefois noter que le glossaire de cet ouvrage reprenait la définition du bassin de vie qu’en avait donnée en 1997 le Dictionnaire réalisé en France par ATEA-CRIDEL [20]. Le ministre-président rappellera d’ailleurs l’intérêt de ce travail et la vision qui était la sienne de la supracommunalité lors de son discours de clôture des travaux de l’exercice de prospective Wallonie 2020 [21].

Une montée en puissance dans les DPR

Dans sa quatrième partie portant sur le Plan stratégique transversal visant au développement territorial équilibré et durable, la Déclaration de Politique régionale de 2004 affirmait qu’un développement harmonieux de la Wallonie implique un développement équilibré de l’ensemble de ses bassins de vie [22]. La notion prenait un tour plus orienté vers le développement territorial lorsque cette même DPR indiquait que le territoire est devenu une notion plus humaine qu’administrative et précisait : cette notion de territoire en tant que bassin de vie, d’espace de solidarité est fondamentale puisqu’il s’agit d’élaborer un projet de développement global (économique, social, environnemental et culturel), partagé et approprié par l’ensemble de la population habitant cet espace. Ce projet s’appuie notamment sur le Schéma de Développement de l’Espace régional (SDER) [23]. Il faut noter que, parallèlement, la Déclaration de politique communautaire 2004-2009 (DPC) annonce la création d’une dynamique collective portant sur la reconnaissance de bassins scolaires dans le cadre du Contrat stratégique pour l’éducation que le gouvernement organise. La DPC dit aussi que celui-ci définira des lignes directrices en matière de maillage culturel et de développement territorial, notamment en déterminant les périmètres des bassins (culturels ?) selon des critères objectifs [24].

La Déclaration de Politique régionale 2009 indique la volonté du nouveau gouvernement de simplifier le paysage institutionnel situé entre la Région et la commune, en réformant l’institution provinciale pour la faire évoluer, à terme et après révision de la Constitution, en communauté de territoires adaptée comme entité de gestion des intérêts supra-communaux, de pilotage politique des intercommunales, de soutien aux politiques communales et de déconcentration de missions régionales et communautaires dans le cadre des stratégies établies par la Région et/ou les Communautés. Plus loin, la Déclaration précise que les organes de la communauté de territoires seront : une assemblée qui délibère en public et composée d’élus communaux sur base des principes de représentation minimale et de représentation proportionnelle ; un collège exécutif responsable devant l’assemblée. Les intercommunales correspondant à l’échelle des bassins de vie seront appelées à évoluer en agences techniques d’exécution des orientations politiques de la communauté de territoires [25]. Enfin, le texte précise que, dans l’attente de la transformation des provinces en communautés de territoires et afin de mieux mettre en œuvre des projets communs répondant aux besoins de plusieurs communes, le gouvernement encouragera de nouvelles formes de collaboration entre communes, constituées sur base volontaire, afin de maximiser, au profit de toute la Wallonie, les effets de pôle que représentent les territoires. Les communes pourront ainsi conclure ensemble un contrat de développement durable qui identifiera les moyens, projets et actions prioritaires à mettre en œuvre pour rencontrer les réalités urbaines, rurales ou semi-rurales qui leur sont spécifiques. De son côté, la Déclaration de Politique communautaire 2009-2010 annonce l’approfondissement des initiatives prises dans le domaine de l’éducation, notamment sur base de l’expérience menée dans le bassin scolaire de Charleroi, en développant des instances de co-responsabilisation par bassin de vie [26]. Dans cette démarche, un bassin de vie sera défini comme une zone géographique, pertinente, en matière de politique croisée en termes d’enseignement qualifiant, de formation professionnelle et d’emploi [27].

Une conclusion très provisoire

Une réflexion autour du concept de bassin de vie, y compris les bassins d’emplois et bassins scolaires, organisée lors d’un séminaire de la Plateforme d’Intelligence territoriale wallonne, le 8 décembre 2009, avait posé la question de la stabilité des espaces dans le temps long (10, 20 ou 50 ans) et fait la distinction entre des territoires d’observation, nécessitant une stabilité temporelle des limites spatiales, et des territoires d’action, dont les espaces pouvaient varier en fonction des enjeux. Les travaux de Wallonie 2030, menés en 2010-2011 par le Collège régional de Prospective de Wallonie, ont également insisté sur la nécessité de reconsidérer le territoire, que ce soit en termes de localisation de l’activité économique et d’inscription des populations, ou en termes de partage des responsabilités entre acteurs : les politiques, les individus, mais également les acteurs économiques. Wallonie 2030 a bien montré la nécessité d’une plus grande transversalité entre les politiques menées et entre les acteurs, en insistant sur le fait qu’on ne peut plus penser, par exemple, les politiques d’emploi, sans articulation des politiques économiques, d’éducation, de recherche, d’aménagement du territoire, et que les acteurs se situent face à une diversité de mouvements : un mouvement déterritorialisé de l’activité économique et des trajectoires professionnelles, mais également un mouvement de proximité, de mise en réseau d’acteurs au niveau local, particulièrement sur les bassins de vie et les bassins scolaires, si on distingue les deux. Corollaire de la coordination régionale, le Collège a aussi affirmé que l’efficacité des politiques régionales passe par davantage de décentralisation entre la région et les communes, comme l’a souligné lors du congrès de clôture, Louise-Marie Bataille, secrétaire générale de l’Union des Villes et des Communes de Wallonie. Dans ce cadre, les bassins de vie jouent un rôle d’interface en améliorant, grâce à leur masse critique, la performance des politiques locales. Dans tous les cas, y a-t-on conclu, on ne fera pas l’économie d’une réelle mise en cohérence et en convergence des initiatives dans le contrat qui devra être élaboré entre la Région et ses territoires [28].

Ces problématiques ont évidemment gardé toute leur pertinence au moment où il nous faut conclure en répondant enfin à la question qui a inventé les bassins de vie ? Comme souvent, lorsqu’il s’agit d’innovations, surtout si elles sont polymorphes, il est difficile, sinon impossible, d’identifier un seul acteur, une seule trajectoire, un moment et un lieu. Il est en tout cas assez clair que les bassins de vie n’ont pas émergé subitement en Wallonie lors de la dernière ou des deux dernières législatures. L’idée est complexe et profonde, dépasse largement nos frontières et notre siècle. L’influence française est assurémment déterminante [29]. L’influence allemande, compte tenu du contexte de l’époque, est inquiétante.

Politiques sectorielles et transversalités

La première partie de la conclusion de ce texte a, en fait, déjà été écrite, sous le titre de Qu’est-ce qu’un bassin de vie en Wallonie ? Ce texte faisait suite à la présentation par le ministre des pouvoirs locaux Paul Furlan de son livre De la ville aux bassins de vie, le 29 novembre 2012, au Cercle de Wallonie à Liège [30]. J’y rappelais surtout la difficulté de fonder la pertinence du concept, y compris sur le plan statistique, d’établir le lien avec les autres politiques sectorielles dans un souci de transversalité, ainsi qu’avec les logiques volontaristes supracommunales qui, elles, ne s’appuient que très partiellement sur les diagnostics rétrospectifs et actuels pour s’inscrire, par une démarche prospective, dans des enjeux, des visions et des stratégies de long terme. Le ministre des Pouvoirs locaux avait en effet confirmé, comme il l’avait fait au Parlement [31], que, pour lui, les communautés de communes correspondaient bien aux bassins de vie et que le redéploiement de la Wallonie ne se ferait que sur base de bassins de vie, de communautés de communes, et à la fois dans la réalité de terrain et porté par les élus locaux. Les deux colloques intitulés Communautés de territoires et intelligence territoriale, organisés les 13 et 19 décembre 2013 à Liège et à Charleroi, à l’initiative de Paul Furlan, n’ont pas remis fondamentalement en cause ce positionnement [32].

La deuxième partie de la conclusion est prématurée. Il faut attendre les multiples remarques introduites dans le projet de SDER par les acteurs locaux qui constituent, dans le meilleur des cas, autant d’efforts pour clarifier la relation que le gouvernement wallon a tenté d’instaurer entre bassins de vie et communautés de territoires. Dans les textes, la confusion entre territoire d’observation et territoire d’action y a atteint des sommets desquels il est en effet nécessaire de redescendre au risque de confier des rôles de gouvernance à des espaces fondés par et pour une statistique dont, nous l’avons entendu de la part des chercheurs des différents domaines, la qualité est elle-même interrogée.

Clarté territoriale et évidence institutionnelle

Ce qui est frappant c’est bien sûr le caractère polysémique du concept de bassin de vie mais surtout le fait que, au nom de la diversité des enjeux et à part quelques exceptions, on a défendu jusqu’ici la pluralité des définitions et surtout des espaces. Cette conception me paraît totalement orientée vers les experts et non vers les bénéficiaires comme la bonne gouvernance devrait nous y inciter. Le citoyen, comme l’élu, du reste, est lui, confronté à une multitude d’enjeux dans la vie quotidienne et, dès lors, n’a que faire d’un territoire à géométrie variable qui changerait de forme au gré des indicateurs, de la manière de les construire ainsi que de croiser – ou pas – les approches sectorielles : emploi, enseignement, santé, développement économique, aménagement, etc. Ce dont les citoyens et les élus ont besoin, avant tout, c’est de clarté territoriale et d’évidence institutionnelle. La stabilisation des territoires, comme celle des institutions, constituent des nécessités démocratiques absolues. Leur simplicité est la condition même de leur compréhension, de leur appropriation ainsi que de la qualité des réponses que ces territoires et ces institutions apportent aux citoyens.

Ainsi que je l’ai écrit dans un texte récent, le bassin de vie est au centre de la problématique de la territorialité et du débat ouvert sur la décentralisation des politiques régionales. On peut en donner une définition robuste, qui fut nourrie par un débat très constructif avec Pierre Got à la Plateforme d’Intelligence territoriale wallonne, le 20 novembre 2012 : un bassin de vie est une aire de coopération territoriale à laquelle aurait adhéré librement un certain nombre de communes où, d’une part, se réalise un projet de développement endogène et transversal durable porté par les acteurs et où, d’autre part, peuvent se mettre en œuvre, par contractualisation, des politiques publiques régionales territorialisées [33].

J’avais, en ce qui me concerne, et en vue d’un entretien avec le journaliste Marc Sirlereau (RTBF), le 14 septembre 2012, avancé sept principes que je pense utiles pour construire des bassins de vie :

1. s’appuyer sur des projets collectifs de long terme (vs pertinence « scientifique ») ;

2. formaliser des contractualisations multiniveaux (internes et externes, supracommunales et multiacteurs) qui s’appuient sur les acteurs existants, en particulier les communes, les entreprises et les associations ;

3. prendre en compte le polycentrisme et la complémentarité rural-urbain (Huy-Waremme, Mons-La Louvière, etc.) ;

4. se fonder sur l’interterritorialité (pragmatisme vs compétitions et hiérarchies institutionnelles) ;

5. rechercher une meilleure efficience par une meilleure utilisation des ressources (humaines, budgétaires ou territoriales) disponibles ;

6. intégrer et mettre en cohérence maximale des compétences (bassins d’emplois, bassins scolaires, judiciaires, etc.) ;

7. professionnaliser les structures avec des outils de qualité (intercommunales de développement, universités, CSEF, centres culturels, etc.).

 Ce ne sont bien sûr que des pistes.

 Au delà, il apparaît certain que, si on restait dans cette bizarrerie qui ferait que plus personne ne saurait ce qu’est un bassin de vie, on pourrait se dire que la question de Hervé Hasquin qui nous sert de titre deviendrait particulièrement pertinente.

 Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050


[1] Loi no 95-115 du 4 février 1995 d’orientation pour l’aménagement et le développement du territoire, Journal officiel de la République française n° 31 du 5 février 1995, p. 1973. legifrance.gouv.fr – Texte initial.

[2] Loi no 99-533 du 25 juin 1999 d’orientation pour l’aménagement et le développement durable du territoire et portant modification de la loi n° 95-115 du 4 février 1995 d’orientation pour l’aménagement et le développement du territoire, Journal officiel de la République française, n° 148 du 29 juin 1999, p. 9515. legifrance.gouv.fr- Texte initial.

[3] Loi no 99-586 du 12 juillet 1999 relative au renforcement et à la simplification de la coopération intercommunale, Journal officiel de la République française, n° 160 du 13 juillet 1999, p. 10361. legifrance.gouv.fr – Texte initial.

[4] Pays et agglomérations… pour un renouvellement de la démocratie locale, Toulouse, Conseil économique et social régional de Midi-Pyrénées, s.d, [2004 ?].

[5] Loi n° 2000-1208 du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbains, Journal officiel de la République française, n° 289 du 14 décembre 2000, p. 19777. legifrance.gouv.fr – Texte initial.

[6] Qu’est-ce qu’un SCOT ?, Carpentras, Syndicat mixte Comtat Ventoux, 15 décembre 2000. http://www.scotcomtatventoux.fr

[7] Hugo LEBLUD, Igretec, dans L’Echo, 13 décembre 1995. – H. LEBLUD, “Technologique” pour Mons, dans L’Echo, 20 mars 1996. – H. LEBLUD, Objectif 1 : Igretec plaide “non coupable”, dans L’Echo, 3 mai 1997. – H. LEBLUD, Charleroi – Thuin : vers une nouvelle cohérence supra-locale, dans L’Echo, 18 février 1998. – H. LEBLUD, Le Centre se trouve enfin une identité politique, dans L’Echo, 16 mai 1998.

[8] Le Centre de Ressources du Développement territorial (ETD), le Centre d’Etude sur les Réseaux, les Transports, l’Urbanisme et les Constructions publiques (CERTU), L’Observatoire international de Prospective régionale (OIPR).

[9] Renaud DEGUELDRE, Infrastructures structurantes et informations, dans La Wallonie au futur, Sortir du XXème siècle, Innovation, évaluation, prospective, p. 205, Charleroi, Institut Destrée, 1999.

[10] Ph. DESTATTE, Jalons pour une définition des territoires…, p. 40.

[11] Ph. DESTATTE, Rapport général du quatrième Congrès La Wallonie au futur, Sortir du XXème siècle : évaluation, innovation, prospective, dans La Wallonie au futur, Sortir du XXème siècle…, p. 431-432. A noter que cette dynamique du Hainaut occidental était particulièrement intéressante avec différentes initiatives telles que la création d’un Comité de Bassin du Hainaut Occidental, dans le cadre de l’initiative communautaire PME, la fusion des chambres de commerce de Tournai et Mouscron en une Chambre de Commerce et de l’Industrie du Hainaut Occidental, ainsi que la création du Comité de Pilotage de la région de Tournai, Ath, Mouscron (COPITAM). L’influence territoriale française, notamment de la loi d’orientation, y était peut-être plus manifeste qu’ailleurs. Voir Henri CAPRON, Valérie AJZENMAN, Florence HENNART, Livre blanc du Hainaut occidental, p. 2 et 37, Bruxelles, Dulbea-CERT, à l’initiative d’IDETA, Février 2001.

[12] Ph. DESTATTE, Pistes méthodologiques pour rédiger une nouvelle déclaration de politique régionale, dans Contrats, territoires et développement régional, p. 139-140, Charleroi, Institut Destrée, 1999.

[13] Luc MARECHAL, Le Schéma de Développement de l’Espace régional : un processus vers l’évaluation et la contractualisation, dans Contrats, territoire et développement régional…, p. 68-69.

[14] Gouvernement wallon, Schéma de Développement de l’Espace régional, adopté par le Gouvernement wallon le 27 mai 1999, Annexe 2, p. A.6, Namur, MRW, Secrétariat du SDER, 1999. – Ph. DESTATTE et L. MARECHAL, Prospective des espaces en transition territoriale et politique : la Wallonie, dans Yves JEAN et Guy BAUDELLE, L’Europe, Aménager les territoires, p. 378-389, coll. U, Paris, A. Colin, 2009.

[15] Voir le document de référence utilisé au début de la démarche : Olivier MAZEL, Pascal VAZARD et Klaus WERNER, Construire un projet de territoire, Du diagnostic aux stratégies, Comité des Liaison des Comités de bassin d’emploi, Paris DATAR, 1997.

[16] Bassins de vie, Proposition de découpage et ses fondements, Arlon, IDELUX, 8 octobre 2003, 4 p. + Annexe cartographique. Document aimablement fourni par Henry Demortier, 17 mars 2014. – René Delcominette quitte Idelux, il garde la passion, dans L’Echo, 30 août 2011. – A noter que ces bassins étaient encore au cœur de la réflexion organisée en 2013 dans le même territoire pour construire un SDEL (Schéma de Développement de l’Espace luxembourgeois).

[17] Patricia del MARMOL, La Wallonie devrait reprendre le pouvoir, La masse critique « une réflexion en profondeur que pose Bernadette Mérenne, docteur en géographie de l’ULg, dans L’Echo, 20 novembre 2001. – voir aussi B. MERENNE, Aménagement du territoire et bassins de vie, Exposé à la Plateforme d’Intelligence territoriale wallonne, Namur, Institut Destrée, 23 juin 2011.

[18] Y. HANIN, Développement territorial, enjeux et stratégie, dans Wallonie 2020, Une réflexion prospective citoyenne sur le devenir de la Wallonie, Actes de l’exercice de prospective mené en Région Wallonie de novembre 2001 à février 2004, p. 116, Charleroi, Institut Destrée, 2005.

[19] Wallonie 2020, Une réflexion prospective citoyenne sur le devenir de la Wallonie, Actes…, p. 601-602.

[20] Dominique-Paule DECOSTER dir., Vers des Contrats d’Avenir locaux, Elaborer et réussir sa stratégie de développement communal, p. 126 et 154, Bruxelles-Namur, ULB-IGEAT – Région wallonne, sd [2003]. – Voir aussi D-P DECOSTER, Gouvernance locale, développement local et participation citoyenne, Charleroi, ULB, 2002. – Voir aussi Pierre GOVAERTS, Christian VANDERMOTTEN dir., Les communautés urbaines, Namur, CPDT, 2003.

[21] Wallonie 2020, Une réflexion prospective citoyenne sur le devenir de la Wallonie, Actes de l’exercice de prospective mené en Région Wallonie de novembre 2001 à décembre 2004, p. 586-587, Charleroi, Institut Destrée, 2005.

[22] Déclaration de Politique régionale wallonne, 2004, p. 35.

[23] Ibidem, p. 72. (Partie 6, Aménagement du territoire).

[24] Déclaration de Politique communautaire 2004-2009, p. 5 et 44, Bruxelles, 2004. – Pierre BOUILLON et David COPPI, PS-CDH : le contrat au net, Intitulé de l’accord : “Wallonie-Bruxelles, 2004-2009”, dans Le Soir, 10 juillet 2004, p. 1 et 4.

[25] Déclaration de Politique régionale 2009-2014, Une énergie partagée pour une société durable, humaine et solidaire,  p. 255-257, Namur, Parlement wallon, 15 juillet 2009.

[26] Déclaration de Politique communautaire 2009-2014, Une énergie partagée pour une société durable, humaine et solidaire, p. 23-24, Bruxelles, 15 juillet 2009. – voir aussi Xavier BODSON, Bassins de vie : pour une meilleure articulation entre l’emploi, la formation et l’enseignement, Bruxelles, IEV, Septembre 2009.

[27] Conseil économique et social de Wallonie, Avis A 1068 relatif aux bassins de vie et pôles de synergie, p. 2.

[28] Ph. DESTATTE, Wallonie 2030, Quelles seraient les bases d’un contrat social pour une Wallonie renouvelée ? Rapport général du congrès du 25 mars 2011 au Palais des Congrès de Namur, p. 5, 7, 17, Namur, Collège régional de Prospective de Wallonie, 2011.

Cliquer pour accéder à Philippe-Destatte_Wallonie2030_Rapport-General_2011-03-25_Final_ter.pdf

[29] Voir notamment : Olivier HEUSKIN, Le concept de communauté urbaine : notions de base et repères essentiels, Exposé présenté à la séance plénière de l’asbl Liège Demain, le 14 décembre 2009.

[30] Paul FURLAN, De la ville aux bassins de vie, Entretiens avec Marcel Leroy, Liège, Luc Pire, 2012. Voir : Ph. DESTATTE, Qu’est-ce qu’un bassin de vie en Wallonie ? Blog PhD2050, 29 novembre 2012.

[31] Parlement wallon, Compte rendu intégral, n° 7 (2012-2013), mardi 2 octobre 2012 p. 16.

[32] Orientations en vue de l’élaboration d’une politique de la ville ou des territoires en Wallonie, Namur, SPW-DGO4, 31 janvier 2014, Draft 28 p.

[33] Ph. DESTATTE, Les mots pour le dire : SDER et autres SRADDT, p. 2, Blog PhD2050, 20 janvier 2014.

Mons, le 18 mars 2014

Les bassins de vie sont des couillonnades qui ne reposent sur rien : je ne veux pas savoir qui les a inventés ! Cette jolie formule de Hervé Hasquin, secrétaire perpétuel de l’Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique, ancien ministre-président de la Communauté française, vaut assurément son pesant de plans de secteurs. Il s’agissait de la conclusion d’un fort brillant discours prononcé à la salle académique de la Faculté Warocqué, le 24 février dernier, lors de la soirée inaugurale de la réflexion lancée par le Collège provincial du Hainaut et l’Université de Mons sur les territoires en Wallonie ainsi que sur la place de la province dans la gouvernance supralocale.

Si la formule est, disons, emportée, la question est assurément pertinente : quel est donc le couillon qui a inventé les bassins de vie ?

1. Le Troisième Reich ?

Si on regarde dans le temps long et indépendamment des anciennes principautés ou des divisions en départements puis en provinces qui en résulteront, mais en relations avec elles, des espaces de proximité se sont dessinés au travers des siècles. Ainsi, en 1936, dans Terres et gens de Wallonie, Albert Jacquemin identifiait-il, çà et là, des régions qu’il qualifiait de “naturelles” sans qu’aucune typologie ne soit établie : le Tournaisis, le Pays d’Ath, le Borinage, la région montoise, le Centre, le pays de Sennette, le Pays de Charleroi, l’Entre-Sambre-et-Meuse, le Pays brabançon, la Basse-Sambre, le Namurois, la Fagne, la Famenne, l’Ardenne, le Condroz, la Hesbaye, le Pays de Liège, le Pays de Herve, le Pays de Vesdre, etc. [1]. J’ai déjà tenté d’expliquer ailleurs comment des politiques dites régionales s’étaient mises en œuvre, notamment à l’initiative de Gaston Eyskens, qui allaient, dans les années soixante et soixante-dix, constituer les premières initiatives de politiques territoriales dans le cadre d’une Belgique en voie – très lente – de régionalisation [2].

Lebensraum

Les géographes sérieux dénonceront là un inventaire à la Prévert alors que la rationalité scientifique nous renvoie vers les statistiques et la recherche d’espaces homogènes ou polarisés. L’ombre de leur collègue allemand Walter Christaller (1893-1969) pourrait d’ailleurs bien se profiler. Ce chercheur, dont le nom reste attaché au modèle dit “christallérien” des lieux centraux développé dans une thèse originale, a acquis une réputation sulfureuse bien méritée pour avoir non seulement adhéré au parti nazi en 1940 mais s’être surtout consacré à des opérations “d’aménagement” des territoires conquis à l’Est par la Wehrmacht pour y (ré)introduire une densité aryenne significative dans la cadre du sinistre Lebensraum national-socialiste [3]. Il ferait assurément un couillon parfait. Son modèle reste très opératoire. Ainsi, comme l’indiquait une étude de l’Institut d’Aménagement et d’Urbanisme d’Ile de France en 2008 : le modèle de Christaller répond à trois principes d’organisation : le marché, la circulation et le niveau administratif. Il prend la forme d’un système relationnel pyramidal dans lequel la rareté des produits et des services offerts par les villes est proportionnelle au rang des villes. Le rayonnement d’une ville est lié en grande partie aux services qu’elle rend. A partir de ce constat, l’aire des bassins de vie peut varier en fonction du pouvoir d’attraction de la commune-centre sur son espace avoisinant [4].

2. L’INSEE et la DATAR ?

La notion de bassin de vie avait ressurgi en France lors du grand débat national activé en 1994 par le ministre de l’Intérieur et de l’Aménagement du Territoire, Charles Pasqua. La recherche d’une définition de ces bassins avait été lancée en vue de la création des “pays”.  Il s’agissait de montrer le contenu et les multiples facettes de cette aire géographique de proximité des emplois et services, davantage considérée comme un territoire d’observation que comme un territoire d’action. Diverses propositions étaient en concurrence : asseoir cette entité sur les zones d’emploi telles que définies par l’INSEE et le ministère du Travail en 1982, se fonder sur les zones de petite chalandise, ou encore faire appel à un plus ancien découpage de l’INSEE qu’étaient les zones de peuplement industriel et urbain (ZPIU) [5].

Des définitions à succès

Deux définitions des bassins de vie ont émergé de ces réflexions sur le zonage : d’abord, le bassin de vie est vu comme un ensemble de communes parmi lequel les habitants trouvent la majorité des commerces et des services dont ils ont besoin habituellement, et, ensuite, le bassin de vie est décrit comme le plus petit territoire sur lequel les habitants ont accès à la fois aux équipements et à l’emploi [6]. Parallèlement, dans le Dictionnaire multilingue de l’Aménagement du territoire et du développement local publié en 1997, les deux approches sont mêlées. Un bassin de vie y est défini comme un territoire présentant une cohérence géographique, sociale, culturelle et économique, exprimant des besoins homogènes en matières d’activités et de services. Les auteurs ajoutent que la délimitation d’un bassin correspond à des zones d’activités homogènes reposant sur des besoins locaux et structurés à partir du flux migratoire quotidien de la population et de la capacité d’attraction des équipements et services publics et privés (transport, enseignement, santé, action sociale) [7]. Cette définition, dont je n’ai pas encore retrouvé l’origine première, sera appelée à un grand succès puisqu’elle figure également quelques années plus tard dans le glossaire de la DATAR puis de la DIACT [8]. Elle aura aussi, nous le verrons, un certain écho en Wallonie.

A la recherche des territoires vécus

C’est certainement pour mettre fin au caractère flou de ces objets et dans la prolongation du débat national que l’INSEE avait tenté, dès 1996, de déterminer le territoire sous influence de la ville en créant le zonage en aires urbaines (ZAU), basé sur une dépendance exprimée en termes d’emploi. Le recensement de 1999 avait permis d’identifier 354 aires urbaines représentant près de 14.000 communes, soit 77 % de la population française. Ainsi, les ZAU apparaissaient-elles, aux yeux de certains observateurs, comme d’excellents outils pour analyser l’emploi et le développement économique et constituaient-elles des territoires pertinents pour envisager certaines coopérations intercommunales [9]. L’INSEE, en collaboration avec la DATAR, a poursuivi cette réflexion en complétant la description de l’organisation du territoire par l’emploi dans les pôles urbains et ruraux au moyen d’une représentation de l’organisation des territoires par les services. Ces efforts ont débouché sur la réalisation de la fameuse carte “en oursins” des territoires vécus qui présentait l’organisation territoriale de l’emploi et des services ainsi que les liens entre les 36.500 communes françaises avec les pôles de services intermédiaires [10]. Néanmoins, les ZAU et leur complément rural, les ZAUER (zonage en aires urbaines et aires d’emploi de l’espace rural), ne semblaient pas correspondre aux attentes, ni en termes d’étude, ni pour y mener des politiques territoriales. Ainsi, le Comité interministériel d’Aménagement et de Développement du Territoire (CIADT) de décembre 2002 a-t-il confié à l’INSEE la mission d’approfondir la question avec plusieurs partenaires [11]. En partant des “Territoires vécus” et en prenant en compte l’accès aux services scolaires,de santé ainsi qu’à l’emploi, 2812 bassins de services intermédiaires (BSI) ont été identifiés avant que le dispositif ne soit resserré sur 1916 zones qualifiées de bassins de vie. 171 ont pour pôle une agglomération de plus de 30.000 habitants et 1745 sont qualifiés de “bassins de vie des bourgs et des petites villes” et disposent d’un ou de plusieurs pôles de services intermédiaires [12]. Comme les ZAU et les ZAUER, les bassins de vie apparaissent comme des outils au service de l’aménagement du territoire, destinés à déterminer des territoires au plus proche des habitants sur lesquels fonder des politiques efficaces [13]. Des définitions des bassins de vie en ont résulté : les plus petits territoires dans lesquels puissent s’accomplir la majorité des actes courants : il s’agit de l’accès aux services privés ou publics fréquentés assez souvent, et de l’accès à l’emploi [14].

On le voit, une volonté initiale politique et territoriale – construire des pays dans une logique d’intercommunalité – a rencontré une volonté de découpage de l’espace en zones d’analyses et d’observations. La passerelle entre ces deux conceptions n’a pourtant jamais été enlevée, entretenant dès lors, et constamment, la confusion. Ainsi, Pierre Mauroy écrivait-il en 2003 que l’enjeu principal de ces agglomérations transfrontalières est de bâtir une communauté de destin entre habitants qui partagent un même territoire, un même bassin de vie, une même culture [15]. Le président de la Mission opérationnelle transfrontalière (MOT) ne visait évidemment pas un territoire réservé à l’observation.

3. Le SES, l’IWEPS et la CPDT ?

Depuis le début des années 2000, le Service des Etudes et de la Statistique du Ministère de la Région wallonne, puis l’IWEPS, se sont largement intéressés à la question du zonage territorial wallon, principalement sous l’angle du développement économique et en particulier de l’emploi [16]. C’est la question des bassins d’emploi et des régions fonctionnelles déjà évoquée par ailleurs. Cette réflexion, initialement portée par Yves de Wasseige et Michel Laffut, a ouvert un dialogue tant avec les membres de la Plateforme d’Intelligence territoriale wallonne qu’avec les chercheurs de la Conférence permanente du Développement territorial (CPDT).

Volontarisme et empirisme

C’est en 2003, à l’occasion de la réalisation du Tableau de bord du Développement territorial, que les chercheurs de la CPDT ont, eux aussi, fait appel au concept de bassin de vie pour tenter de rencontrer une nécessité d’échelle intermédiaire entre les communes et les arrondissements, qui exprimerait les indicateurs en fonction d’entités cohérentes, fondées sur les comportements spatiaux effectifs des populations locales. Ils y définissaient les bassins de vie comme des regroupements de communes dont les habitants partagent globalement les mêmes comportements spatiaux en matière de recours aux services, de culture, d’emplois, etc. tout en précisant qu’il s’agissait d’une première proposition de lecture des cohérences à l’échelle supracommunale et en considérant que tels quels, ces ensembles proposés s’inscrivaient dans une réflexion en termes de Pays ou de Communautés urbaines [17]. Ces bassins ont été construits en alliant une démarche qu’ils ont qualifiée à la fois de volontariste et d’empirique. Volontariste parce qu’elle mobilisait les pôles régionaux, locaux et dits d’appui en milieu rural définis dans le SDER de 1999 ; empirique parce qu’elle s’appuyait sur une observation des comportements et des affinités intercommunales mis en évidence par les indicateurs utilisés pour les Repères pour une dynamique territoriale en Wallonie (2002), prioritairement les navettes vers les centres scolaires du niveau secondaire et les centres d’achats semi-courants, mais aussi les zones d’influence des centres hospitaliers locaux et les bassins d’emploi [18]. L’objectif de la CPDT était clairement d’obtenir des bassins de taille relativement homogène autour des pôles du SDER. Ainsi, la Wallonie fut-elle découpée en 49 bassins de vie en faisant appel à ces critères mais aussi, dans certains cas, par exemple, aux affinités socio-culturelles des communes ou à la connaissance du terrain par les chercheurs. Trois bassins échappaient aux pôles du SDER : la région de la Basse-Sambre, le Pays des Collines, la région Ourthe-Amblève. Quatre pôles du SDER ne trouvaient pas, quant à eux, de bassins de vie : Mouscron, Comines, Spa et Walcourt.

La CPDT va avoir l’occasion de revenir longuement sur le concept dans au moins deux études préparatoires à la révision du SDER : la première sur les stratégies et projets d’agglomération, la seconde sur la structure fonctionnelle du territoire wallon : hiérarchie urbaine et aires d’influence [19]. On y retrouve la tension entre l’effort de définir un bassin de vie selon une approche analytique, qui additionnerait les types de bassins sectoriels déjà évoqués, permettant d’obtenir un maillage complet du territoire avec des mailles différentes selon ces secteurs, et une approche plus institutionnelle, au sens de la loi belge du 26 juillet 1971 créant les agglomérations, mais non appliquée en Wallonie [20]. La réflexion sur la hiérarchie urbaine et les aires d’influence des pôles urbains est motivée par une volonté de polycentrisme, prônée par le Schéma européen de Développement de l’Espace communautaire (SDEC), par les stratégies des territoires voisins à la Wallonie mais aussi par quatre utilités spécifiques : minimiser la demande de mobilité, assurer une équité territoriale dans la répartition des services et fonctions, permettre le positionnement adéquat des grandes villes wallonnes par rapport aux fonctions métropolitaines et mettre en place une nouvelle gouvernance supracommunale. Concernant cette dernière potentialité, la CPDT rappelait que ces bassins pourraient en partie correspondre à des espaces de coopération, de concertation entre acteurs à propos de la localisation des équipements ou services de niveaux supralocaux. Les chercheurs notaient utilement qu’il importe toutefois de différencier un travail analytique et statistique qui pourra éventuellement servir de base à la discussion, et la réelle définition des périmètres opérationnels, par nature politique et citoyenne [21].

Une impression de confusion

En préparant les travaux de révision du SDER par son diagnostic territorial 2011, la CPDT ne peut que constater les efforts menés par les porteurs des politiques sectorielles  (logement, emploi, enseignement, etc.) de se fonder sur des territoires supracommunaux, plus englobants et de tenter de correspondre à un territoire de vie entre fonctionnalité et politique [22]. Les dynamiques prospectives menées sur le territoire sont prises en compte mais l’impression de grande confusion et de non choix prédomine.

Mais à ce moment, les esprits n’étaient probablement pas encore suffisamment mûrs pour qu’émerge, d’un projet de nouveau SDER, des espaces identifiés d’une part comme des bassins de vie et, d’autre part, comme des communautés de territoires. Entre les uns et les autres, en 2013, des arbitrages conceptuels et méthodologiques apparaissaient encore à réaliser.

A suivre…

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050


[1] Albert JACQUEMIN, Terres et gens de Wallonie, Bruxelles, Renaissance du Livre, 1936.

[2] Voir Philippe DESTATTE, Décentralisation, sous-régions fonctionnelles et intelligence territoriale en Wallonie, Jalons pour une définition des territoires, avant-propos de Philippe DESTATTE et Michaël VAN CUTSEM dir., Quelle(s) visions(s) pour les territoire(s) wallon(s) ? Les territoires dialoguent avec leur région, p. 5-52, Namur, Institut Destrée, 2013. Ainsi que sur ce blog.

[3] Mechtild RÖSSLER, Geography and Area Planning under National-Socialism, in Margit SZÖLLÖSI-JANZE ed., Science in the Third Reich, p. 59-79, Oxford & New York, Berg Publishers, 2001.

[4] Jérôme BERTRAND e.a., Bassins de vie et déplacements, p. 9, Paris, Institut d’Aménagement et d’Urbanisme d’Ile de France, Juillet 2008, 78 p. Les auteurs font remarquer que les conditions topographiques, la desserte par les transports, le pouvoir d’achat des ménages, le poids économique et historique des villes peuvent modifier sensiblement l’organisation spatiale théoriquement régulière résultant de ce modèle. (p. 9, note 1).

[6] Ibidem, p. 9.

[7] Armelle LE BARS, Didier MINOT, Dominique PARTENAY dir., Dictionnaire multilingue de l’aménagement du territoire et du développement local, Paris, La Maison du dictionnaire – ATEA-CRIDEL (Centre de Rencontre et d’Initiative pour le Développement local), 1997.

[8] http://www.diact.gouv.fr/fr_1/contenus_secondaires_714/glossaire_7/#art4 (2009-02-13) – Lien qui n’est plus visite qu’en cache en 2014, compte tenu de la disparition de la DIACT.

[9] Philippe JULIEN, La France en 1916 bassins de vie, dans Economie et Statistique, n0 402, 2007, p. 25-39, p. 26.

[10] Vincent VALLES, Territoire vécus, organisation territoriale de l’emploi et des services, édition 2002, carte format mural INSEE, 2002. Atlas statistiques INSEE. http://www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc/tv2002.pdf

[11] Structuration de l’espace rural : une approche par les bassins de vie, Rapport de l’INSEE pour la DATAR, avec la participation de l’Institut français de l’Environnement (IFEN), de l’Institut national de Recherche agronomique (INRA) et du Service central des Enquêtes et Études statistiques du Ministère de l’Agriculture (SCEES), Paris, DATAR, Juillet 2003. On y lit que le bassin de vie est, en milieu rural, le plus petit territoire sur lequel s’organise la vie des habitants relativement à l’accès à l’emploi et à un certain nombre d’équipements (équipements de santé, d’éducation, autres équipements non concurrentiels et enfin équipements concurrentiels) de niveau intermédiaire au sens de la carte “Territoires vécus”, ou de niveau légèrement supérieur.

[12] Ph. JULIEN, La France en 1916 bassins de vie…, p. 34-35.

[13] Ibidem, p. 38.

[14] Ph. JULIEN, Jacques POUGNARD, Les bassins de vie, au cœur de la vie des bourgs et des petites villes, dans INSEE Première, n° 953, Avril 2004. Il faut noter qu’après 2012, l’INSEE abandonnera la référence à l’emploi dans cette définition.

Cliquer pour accéder à IP953.pdf

[15] Pierre MAUROY, Vers l’Intercommunalité transfrontalière, dans Les Cahiers de la MOT, Août 2003, p. 3.

[16] Yves de WASSEIGE, Michel LAFFUT, Christine RUYTERS, Pascal SCHLEIPER, Projet de zonage du territoire belge, Construction de bassins d’emploi, dans Quatorzième Congrès des Économistes de Langue française, Les conditions de croissance régionale, p. 151-170, Charleroi, CIFOP, 2000. – Y. de WASSEIGE e.a., Bassins d’emploi et régions fonctionnelles, Méthodologie et définition des bassins d’emploi belges, MRW-SES, Discussion Papers, Décembre 2000. – Y. de WASSEIGE e.a., Méthodologie et définition des bassins d’emplois wallons, MRW-SES, Discussion Papers, Février 2001. – Y. de WASSEIGE e.a., Bassins d’emploi et régions fonctionnelles, Inventaire et synthèse des territoires sous-régionaux, MRW-SES, Discussion Papers, Mars 2001. – Yves de WASSEIGE e.a., Bassins d’emploi et régions fonctionnelles, Élaboration d’une typologie socio-économique des bassins d’emploi wallons, MRW-SES, Discussion Papers, Mai 2002. – Michel LAFFUT, Bassins de vie, Bassins de ville, Conception et construction, Quelques éléments de cadrage, Réflexion au sujet d’une politique de la ville en Wallonie, CESW, Liège, 25 janvier 2013 (ppt). – M. LAFFUT, Bassin de vie – Bassin de Ville, Note de cadrage, dans Bassin de Ville, Bassin de vie, Actes du colloque de Charleroi des 6-7 octobre 2011, p. 43-45, Namur, SPW-DGO4, 2013.

[17] Tableau de bord du Développement territorial, p. 16-17, Namur, MRW-DGATLP, 2004. – Voir aussi le Glossaire, p. 200 et l’annexe. On dispose déjà d’un premier exemple de bassin de vie d’observation dans le Bassin de vie Havelange, Clavier, Somme-Leuze, Hamois, Ciney, Gesves et Ohey identifié à l’occasion de la réalisation du Programme communal de Développement rural (PCDR), p. 14, Administration communale de Havelange, Décembre 1998. Il y est précisé que dans le cours du texte qui suit et dans de nombreux tableaux, les données disponibles pour la commune de HAVELANGE seront mises en comparaison avec celles relatives à la ” micro-région ” dont la commune fait partie. Cette micro-région, ” bassin de vie ” pour les habitants de HAVELANGE, est constituée pour les besoins de l’étude par les communes de CLAVIER,SOMME-LEUZE, HAMOIS, HAVELANGE, CINEY, GESVES et OHEY. Cette micro-région servira tantôt de ” référentiel de normalité “, tantôt de zone sur laquelle seront étudiés les flux qui concernent la commune ( démographie, emplois, tourisme, …). http://www.havelange.be/pictures/PCDR_HAVELANGE.pdf

[18] Christian VANDERMOTTEN dir., Repères pour une dynamique territoriale en Wallonie, p. 19-32, Namur Région wallonne – CPDT, 2002.

[19] Alain MALHERBE, Véronique BONIVER, Raphaelle HAROU et Anne SINZOT, Expertise veille : stratégies et projets d’agglomération, Namur, CPDT, Octobre 2010. – Jean-Marc LAMBOTTE, Alexandre LECLERCQ et Cédric BAZET SIMONI, Structure fonctionnelle du territoire wallon : hiérarchie urbaine et aires d’influence, Namur, CPDT,  Octobre 2011.

[20] Ph. DESTATTE, Décentralisation, sous-régions fonctionnelles et intelligence territoriale en Wallonie…, p. 27. – A. MALHERBE e.a., op. cit., p. 14.

[21] J.-M. LAMBOTTE, e.a., op. cit., p. 6.

[22] Voir L’évolution des projets sous-régionaux, dans CPDT, Diagnostic territorial de la Wallonie, p. 245-250, Namur, SPW, 2011.

Hour-en-Famenne, le 16 février 2014

 C’est un message salutaire que celui qui consiste à vouloir inscrire le redéploiement d’une région dans des politiques de long terme, en montrant qu’une telle transformation ne pourra être que profonde, systémique et volontariste. Giuseppe Pagano, brillant économiste, vice-recteur au développement institutionnel et régional de l’Université de Mons, et Vincent Reuter, administrateur délégué de l’Union wallonne des Entreprises, s’y sont attelés ce 11 février 2013 lors d’une belle soirée organisée à l’Université de Namur par le Forum financier (FOFI) de la Banque nationale. Cette rencontre faisait d’ailleurs suite à une première du genre tenue à Liège le 19 décembre 2013 sur la même question de savoir si les plans stratégiques du gouvernement wallon (Horizon 2022) et de l’UWE (Ambition 2020) sont convergents et/ou complémentaires.

Cette dernière question n’était évidemment pas centrale : à partir des mêmes prémisses des argumentaires de ces deux intellectuels, chacun pourrait plaider une thèse de convergence, une thèse de complémentarité voire une thèse qui montrerait en quoi un des plans constitue une rupture profonde par rapport à l’autre approche. L’essentiel était ailleurs. Je vais tenter de l’éclairer en trois points.

1. Largués mais revenants…

D’abord, un constat commun que Giuseppe Pagano exprime généralement dans une formule devenue désormais célèbre et dont on peut intervertir les termes selon l’humeur ou l’évolution des indicateurs : la Wallonie va mieux mais elle ne va pas bien. Elle va mieux, dit-il, car son indice du PIB par habitant, comparé à la Belgique, à prix constants, est passé de 71,9 en 2003 à 74,2 en 2011[1]. Elle ne va pas bien parce que, à titre de comparaison, et dans le seul cadre belge, ce même indice s’élevait en Flandre à 99,2 pour cette même année 2011, soit 25 points de différence… L’approche comparatiste avec les indicateurs belges en matière de PIB par habitant sur la longue durée a toutefois amené le professeur d’économie à utiliser une métaphore cycliste qui lui rappelle ses escapades dans les Hautes Pyrénées : nous sommes lâchés, la Wallonie voudrait bien revenir. Mais c’est très dur… Les efforts structurels entamés par le gouvernement régional, et notamment les mesures phares des différents Plans Marshall sont de nature à permettre à la Wallonie un rattrapage non pas de la Flandre mais de la moyenne belge – qu’elle contribue à tirer vers le bas – aux environs de 2040.

 La partie la plus intéressante de l’exposé de Giuseppe Pagano me paraît résider dans son analyse de la chaîne causale qui handicape l’économie de la Wallonie, plombe son redressement mais permet également d’identifier les facteurs sur lesquels il faut activer les remèdes. Dans sa démonstration, le professeur Pagano montre que, contrairement aux idées reçues, la capacité des Wallons à capter de la valeur ajoutée produite en dehors de la région est réelle, notamment par une mobilité de l’emploi vers Bruxelles, la Flandre et l’étranger, et joue favorablement puisque, au delà du PIB wallon (73,66 % de la moyenne belge en 2009), l’indice du revenu primaire s’élève à un niveau supérieur au PIB : 87,2 % de la moyenne belge. La différence entre ce niveau et le revenu disponible des Wallons (90,7 % de la moyenne belge en 2010) est constituée de la solidarité implicite. Toutefois, c’est le cumul de la faiblesse de la productivité et le bas niveau du taux d’emploi (84% de la moyenne belge) qui continue à handicaper le PIB par habitant en Wallonie. Si la productivité régionale est plus faible que la moyenne belge (88%) c’est à la fois à cause de la relative petitesse de la taille des entreprises wallonnes (97,21 % de la moyenne belge) et du manque de vigueur de la dynamique entrepreneuriale wallonne (86% de la moyenne belge), le taux de création des entreprises étant élevé (104,26 % en 2012) mais contrecarré par un taux de disparition plus élevé que la moyenne belge (109 %).

 Outre le fait que la comparaison avec la Belgique, et donc surtout avec la Flandre, connaît des limites certaines, l’intérêt de cette démonstration conforte l’importance, difficilement contestable, et la nécessité de garder le cap du redressement économique wallon et même d’accélérer sa trajectoire. C’est bien le mot d’ordre d’Elio Di Rupo. Le Premier-ministre fédéral – ou le président du Parti socialiste ? -, à l’instar de Franklin D. Roosevelt en 1942 (Germany First !), insistait sur les priorités futures de la Région wallonne à l’Opéra de Liège pour la rentrée du Cercle de Wallonie le 15 janvier 2014 : Economy First !

 Vincent Reuter partage assez largement ce diagnostic économique et souligne l’urgence d’une action radicale et ambitieuse qu’incarne bien le plan Ambition 2020, médiatisé le 18 juin 2012. Devant le FOFI, le représentant des patrons wallons insiste sur deux aspects qui lui tiennent plus particulièrement à cœur et qui touchent directement à la compétitivité des entreprises : les différentiels de coûts salariaux et surtout les différentiels de coûts énergétiques avec nos concurrents, soulignant d’ailleurs que les seconds sont devenus plus handicapants que les premiers pour les entreprises wallonnes. L’administrateur délégué de l’UWE rappelle par ailleurs que, pour 2019, le déficit budgétaire pour l’ensemble constitué par la Région wallonne et la Communauté française Wallonie-Bruxelles s’élèverait selon les prévisions à 880 millions d’euros. Personnellement, je ne sais d’ailleurs si le plus effrayant est d’en considérer le montant ou bien la permanence de cet ensemble institutionnel inapproprié auquel on semble, comme pour un péché originel, lier le sort de la Wallonie…

 La formule cycliste de Giuseppe Pagano était donc la bienvenue. Ni le contexte budgétaire difficile lié à la nouvelle loi de financement des communautés et des régions, ni la participation de la Wallonie aux coûts du vieillissement de la population et à la sauvegarde des retraites, ni sa contribution à l’effort général d’assainissement des dépenses publiques ne rendront aisée la transition de la Région Wallonie vers une croissance intelligente, durable, inclusive et créatrice d’emplois requise par l’Europe à l’horizon 2020.

2. Des stratégies transversales bienvenues, salutaires, mais fondamentalement insuffisantes

Notre objet n’est pas d’émettre un avis circonstancié sur les axes stratégiques d’Horizon 2022 ou d’Ambition 2020. Les axes stratégiques de la première démarche peuvent difficilement être contestés à ce stade tant ils sont généraux et, comme l’a souligné Giuseppe Pagano, attendent encore d’être habités par des actions concrètes et chiffrées. Oui, il faut certainement renforcer la compétitivité, la politique industrielle, la recherche et l’innovation. Assurément, il apparaît nécessaire de renforcer l’éducation, la formation et l’emploi. Sans doute faut-il mobiliser les communautés de territoires et rencontrer les défis démographiques et énergétiques. Nous ne pouvons qu’adhérer aux volontés de réduire la pauvreté et la précarité, d’améliorer la qualité de l’enseignement obligatoire comme de l’enseignement supérieur ou de la formation continue. Nous pouvons également souscrire aux trois lignes de forces organisationnelles que sont la gouvernance, l’ouverture sur le monde et les finances publiques. La difficulté est, évidemment, que tout ceci étant considéré, la mise en œuvre de ces axes en actions concrètes est bien plus difficile, dès lors que l’enveloppe budgétaire sera en repli et qu’il faudra faire des choix.

Ambition 2020 est porté, rappelons-le, à la fois par l’UWE, l’Union des Classes moyennes et par l’ensemble des Chambres de Commerce et d’Industrie de Wallonie qui se sont engagées à œuvrer un renouveau de la Région wallonne selon trois axes : accélérer le développement économique pour garantir l’autonomie financière de la Région, tendre vers le plein emploi et renforcer la cohésion sociale. Quatre conditions ont été reconnues par ces partenaires comme leviers du développement économique et de la prospérité : la croissance des entreprises, l’efficacité du marché du travail, la construction d’un climat social de qualité ainsi que la modernisation de l’appareil public. Il faut également relever la constance de l’Union wallonne des Entreprises dont l’administrateur délégué évoque ces mêmes priorités qui étaient mises en avant par l’UWE en 2003 lors des travaux de prospective menés sous l’égide de Serge Kubla avec l’Institut Destrée dans le cadre de la redéfinition des politiques d’entreprises et du programme 4X4 pour entreprendre : l’enseignement technique et professionnel, la connexion entreprises – centres de recherche pour booster une R & D orientée vers l’innovation ainsi qu’un aménagement du territoire attentif aux demandes d’espace et de mobilité des entreprises. Ces priorités, que Didier Paquot de l’UWE avait qualifiées en 2003 de “tabous” wallons, restent au centre de tout processus de redéploiement et semblent bien constituer le cœur de notre incapacité, en tant que Wallonnes et Wallons, de nous réformer et transformer, ainsi que d’agir de manière efficiente.

Certes, c’est à juste titre que Vincent Reuter et Giuseppe Pagano ont souligné l’intérêt de construire et de mettre en œuvre des plans stratégiques structurés. Le Contrat d’avenir pour la Wallonie et le Plan prioritaire wallon (dit Plan Marshall) ont, sous l’impulsion d’Elio Di Rupo puis de Jean-Claude Marcourt, esquissé des politiques transversales en mobilisant des moyens, certes trop faibles, mais inégalés jusque-là. Ces politiques ont ceci de remarquable – et beaucoup ne l’ont pas compris – qu’il s’agit d’investissements sur le long terme. Création de filières entre les entreprises, les centres de recherches, les universités et les centres de formation sous la forme de pôles de compétitivités ou renforcement de l’apprentissage des langues chez les Wallonnes et les Wallons n’ont évidemment pas d’impacts immédiats en termes de création de valeurs et d’emplois. Il est d’ailleurs dérisoire de défendre des returns sur ces actions à des fins politiques, d’avancer des chiffres auxquels personne ne croira réellement puisque l’essentiel n’est pas là mais bien dans la transformation intrinsèque du système régional d’innovation et du tissu entrepreneurial. Ne nous y trompons pas : ces mesures sont salutaires et elles peuvent contribuer à construire l’avenir de nos enfants et petits-enfants. Sont-elles suffisantes ? Aujourd’hui, assurément non. Ni en qualité, ni en intensité. Nous y reviendrons par ailleurs mais c’est sans doute un débat fondamental pour la campagne électorale régionale d’une région telle que la Wallonie, qui tend vers plus d’autonomie financière. Il est d’ailleurs assez surprenant que, lors de la soirée organisée par la Banque nationale, la perspective des élections du mois de mai et d’une nouvelle déclaration de politique régionale n’aient pas été réellement évoquées alors qu’il s’agit d’une bifurcation majeure [2].

3. La gouvernance… et la fonction publique

C’est avec raison encore que, à Namur, Vincent Reuter fustigeait l’idée que la gouvernance wallonne semblait se limiter, chez quelques élus de Wallonie, à des problématiques du niveau de la réduction du cumul des mandats. Sans nier personnellement la difficulté de cette seule question, l’idée de gouvernance évoque pour moi trois enjeux plus fondamentaux dans le contexte wallon.

 Le premier est celui de la réforme des institutions dites “francophones”. Il s’agit à mes yeux, et ce depuis le début des années 1980, d’une des réformes les plus urgentes à mener pour assurer les conditions du redéploiement de la Wallonie. L’urgence est grande en effet de mobiliser une bonne partie des moyens disponibles – ou rendus disponibles – en Wallonie pour mener les réformes attendues depuis plus de trente ans en décloisonnant la culture, la recherche, l’enseignement, la formation, l’activité économique et l’emploi. Il s’agit d’activer toute cette chaîne de valeurs tant en Wallonie qu’à Bruxelles, au service de la jeunesse, de l’intelligence et de l’activité économique et sociale. Le message est clair : il faut transférer en 2014 toutes les compétences de la Communauté française aux deux régions Wallonie et Bruxelles. Si le combat entre régionalistes et communautaristes est dépassé aujourd’hui, comme on aime le répéter, c’est par les faits. Sauf à encore agiter un nouvel épouvantail flamand à Bruxelles. L’objectif est clairement d’accorder une place réelle aux Flamands et non de les bouter dehors comme certains en rêvent encore.

 Le second enjeu est celui du processus de décision en Wallonie. Celui-ci doit être restauré et clairement localisé dans la Région. Pour des raisons parfaitement compréhensibles et légitimes, liées notamment au processus d’instauration du fédéralisme, les partis politiques ont pris un poids démesuré dans l’Etat fédéral belge. Dans un fédéralisme naissant, il s’agissait à la fois d’organiser les niveaux de pouvoir, de leur donner de la cohérence, de mettre de l’huile dans les rouages et de suppléer au déficit d’intérêt général belge, relatif au bien commun, de ce que la France appelle la République et les États-Unis l’Amérique. Ce faisant, les partis politiques se sont substitués – en termes de conception des politiques, de prise de décisions et de mise en œuvre – à ces deux organes essentiels de la démocratie que sont le Parlement et l’Administration. Et les partis politiques n’ont eu de cesse de les affaiblir en les contournant, de les dévaloriser au profit de l’Exécutif dont ils ont pris le contrôle absolu, notamment par l’intermédiaire de Cabinets ministériels hypertrophiés. Rétablir la démocratie en Wallonie requiert donc à la fois de renforcer le Parlement et l’Administration, de leur rendre leur liberté et de leur redonner confiance dans les pouvoirs démocratiques légitimement exercés. Ce chemin passe par une réduction drastique du nombre de collaborateurs des ministres – nous pensons à un grand maximum de dix pour sept ministres soit 70, tous niveaux confondus, – ainsi que par une meilleure articulation des organismes d’intérêt public (OIP) avec le SPW. La Wallonie doit (re)devenir une démocratie parlementaire efficace, sûre d’elle-même et transparente !

Le troisième enjeu de la gouvernance wallonne, c’est de remettre une société en mouvement vers un but commun en l’impliquant dans le redéploiement wallon. Qui ne sait qu’aucune politique ne peut être mise en œuvre si elle n’est fondée sur la conviction des acteurs et les citoyens sur le fait que cette politique sera bénéfique pour son avenir et pour celui de ses proches et de ses enfants ? On observe parfois quelque gesticulation dérisoire à présenter des plans conçus en chambre close et non-appropriés, par ceux-là, acteurs, citoyennes et citoyens qui en seront non seulement les bénéficiaires mais aussi les porteurs. Cet aspect, pourtant central, n’a pu être abordé lors de la soirée du Forum financier mais les deux orateurs maîtrisent trop bien la dynamique des organisations et des entreprises pour que les auditeurs aient pu, un seul moment, penser qu’ils ignoreraient que les sociétés se transforment de l’intérieur et que les portes de l’avenir s’ouvrent par la base.

Conclusion : le nouveau leadership en Wallonie

 Le nouveau leadership en Wallonie et pour la Wallonie ne viendra pas de femmes ou d’hommes providentiels au charisme écrasant, s’appuyant sur des Richelieu de partis et des Cabinets ministériels autoritaires. Le nouveau leadership se construira, en Wallonie et pour la Wallonie, au départ d’une ou d’un ministre-président avec son équipe de ministres et de collaborateurs aussi respectueux qu’attentifs au travail du Parlement, qui auront à cœur de replacer l’Administration wallonne d’abord, et les acteurs de la gouvernance ensuite, au cœur de l’action publique.

Philippe Destatte

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[1] Notons que nos propres calculs du PIB brut par habitant à prix courants (donc sans correction de l’inflation), chiffres absolus, selon les comptes régionaux 2012 de la Banque nationale au 31.01.2014, s’ils donnent bien un PIB/habitant en Wallonie de 71,9% du PIB/habitant belge en 2003, aboutissent à 73,058 en 2011 et 73,055 en 2012. Selon ces calculs, l’indice de la Flandre en 2011 serait de 99,898 et en 2012 de 101,146 en 2012.

[2] J’appelle bifurcation le moment où soit une variable soit un système peut évoluer vers plusieurs possibilités et réalise une seul de ces alternatives.

Dunkerque, le 30 janvier 2014

Le contexte de la préparation de la loi sur la transition énergétique de la France, qui fait suite à un très stimulant débat national, a donné aux quinzième Assises de l’énergie des collectivités territoriales, organisées par la Communauté urbaine de Dunkerque en collaboration étroite avec Energy Cities, un caractère assurément très politique [1].

Mon intervention sur ce sujet est balisée par sept convictions.

1. Première conviction : la transition que nous vivons est systémique et non sectorielle

 Nous sommes effectivement dans une transition entre deux systèmes suivant le modèle décrit par l’historien des sciences et des techniques Bertrand Gille (1920-1980) dans les années 1970 [2] et que le prospectiviste Thierry Gaudin n’a cessé d’expliquer autant que d’actualiser. Cette transition est une lame de fond qui nous fait passer de sociétés dites industrielles dans lesquelles nous sommes ancrés depuis le XVIIIème siècle, vers des sociétés que l’ancien directeur du Centre de Prospective et d’Évaluation du ministère de la Recherche et de la Technologie (1982-1992) a qualifiées de sociétés cognitives. La transition que nous connaissons est donc lourde, c’est une mutation : un changement de civilisation et pas une simple nouvelle vague d’innovations au sein de la société industrielle. On ne peut donc la qualifier de nouvelle Révolution industrielle que si on veut en montrer l’ampleur par rapport à celle qui a métamorphosé progressivement tous les domaines de la société aux XIXème et XXème siècle. Ce n’est pas seulement l’industrie ni l’économie que cette transition transforme, c’est le monde et l’être humain lui-même. Et cette mutation, entamée dès les années 1960 et observée aux Etats-Unis par des Daniel Bell, John Naisbitt, Alvin Toffler ou Verna Allee, s’étendra certainement sur deux siècles, comme les précédentes. C’est dire que, si nous avons conscience de l’ampleur des changements réalisés depuis cinquante ans, nous pouvons difficilement imaginer ceux que la Révolution cognitive induira tout au long du XXII siècle, notamment par ce mariage fascinant et terrifiant à la fois entre les sciences du vivant et celles de l’information, ce que nous appelons la génomique.

2. Deuxième conviction : puisque nous ne connaissons pas l’avenir, notre devoir est de l’anticiper

 Si, de manière exploratoire, nous devons renoncer à connaître l’avenir tel qu’il sera – ce qui n’empêche de tenter de l’imaginer tel qu’il pourrait être et, surtout, tel que nous souhaiterions qu’il soit -, notre devoir est de l’anticiper. Cela signifie bien entendu qu’il nous appartient de préparer cet avenir, en construisant des visions prospectives et en mettant en place des stratégies qui nous permettent d’atteindre ces visions tout en répondant, dès aujourd’hui, aux enjeux de long terme que nous aurons identifiés. C’est là que les stratégies collectives nous aident. Ces valeurs, principes, balises que nous affirmons ou décrivons, nous servent de guides et nous les mettons en œuvre dans notre quotidien. Au Collège régional de Prospective de Wallonie, de 2004 à 2014, mais aussi dans le cadre des réflexions intitulées La Wallonie au futur, fin des années 1990 – pour ne prendre qu’un exemple qui m’est cher -, nous avons fait nôtre l’idée qu’un projet pour la Wallonie, c’est l’exigence partagée de plus de démocratie et d’un meilleur développement [3].

 Ces principes constituent une interpellation pour une région mais aussi un chemin pour chacune et chacun. Ils constituent également une interpellation universelle. Elle se décline, d’une part, par un renforcement du pouvoir des assemblées régionales et parlementaires ainsi que par une gouvernance démocratique, telle que prônée par le Club de Rome et le PNUD depuis les années 1990, qui permet, des territoires à l’Europe voire au monde, d’impliquer les acteurs dans la co-construction des politiques présentes et futures, publiques ou non-publiques, notamment par l’intelligence collective. D’autre part, la recherche d’un meilleur développement trouve, dans le concept et les stratégies de développement durable, les principes et les voies d’une transformation systémique et volontariste de la planète. Cette mutation va au delà de l’articulation simplificatrice, sinon simpliste, de trois piliers ancrés dans l’économique, le social et l’environnemental [4].

3. Troisième conviction : le développement durable constitue une réponse fondamentale aux enjeux de l’avenir

 La notion de développement durable offre bien davantage aux décideurs et aux acteurs que la définition dont ils se contentent généralement : elle est limitée aux trois premières lignes de l’excellent rapport réalisé pour les Nations Unies en 1987 par l’ancienne Première Ministre norvégienne Gro Harlem Bruntlandt. Pourquoi, après avoir indiqué que le développement durable est celui qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs, néglige-t-on quasi systématiquement la ligne quatre où Mme Bruntlandt indique que le concept de besoin est inhérent à cette notion, et plus particulièrement les besoins essentiels des plus démunis, à qui – dit le rapport – il convient d’accorder la priorité. Inhérente aussi à cette notion, l’idée des limitations que l’état de nos techniques et de notre organisation sociale (nous y insistons) imposent à la capacité de l’environnement de répondre aux besoins actuels et à venir.

Dans son ensemble, le rapport Bruntlandt reste aujourd’hui fondamental [5].

3.1. D’abord parce que, dans le paragraphe suivant, il établit une finalité d’action : favoriser un état d’harmonie entre les êtres humains et entre l’homme et la nature. Cette harmonie, je l’ajoute, se définit comme une combinaison heureuse entre les éléments d’un système qui fait que ces éléments concourent au même effet d’ensemble lui permettant d’atteindre ses finalités.

 3.2. Ensuite parce qu’il renoue avec l’approche systémique balisée précédemment par les travaux du Club de Rome et Jacques Lesourne, en particulier Interfuturs réalisé pour l’OCDE, en estimant que la poursuite du développement soutenable exige les éléments suivants :

– un système politique qui assure la participation effective des citoyens à la prise de décisions,

– un système économique capable de dégager des excédents et de créer des compétences techniques sur une base soutenue et autonome,

– un système social capable de trouver des solutions aux tensions nées d’un développement déséquilibré,

– un système de production qui respecte l’obligation de préserver la base écologique en vue du développement,

– un système technologique toujours à l’affût de solutions nouvelles,

– un système international qui favorise des solutions soutenables en ce qui concerne les échanges et le financement, et

– un système administratif souple capable de s’autocorriger.

 3.3. Enfin parce que le Rapport Brundtland indique que :

Les pays industrialisés doivent admettre que leur consommation d’énergie pollue la biosphère et entame les réserves de combustibles fossiles qui existent en quantités finies. De récentes améliorations dans le rendement énergétique et l’évolution vers des secteurs à moindre intensité d’énergie ont aidé à freiner la consommation. Mais il faudrait accélérer ce processus, continuer de réduire la consommation par habitant et favoriser les sources d’énergie et les techniques moins polluantes. Il n’est ni souhaitable, ni même possible, que les pays en développement adoptent le même mode de consommation que les pays industriels. Il faut en effet procéder à des changements, ce qui signifiera de nouvelles politiques d’urbanisation, d’emplacement des entreprises industrielles, de conception des logements, de transports, de choix des techniques agricoles et industrielles.

Sachons-le : il n’y a pas une transition vers le développement durable et une autre, énergétique, vers une société décarbonée. C’est de la même transition qu’il s’agit.

4. Quatrième conviction : la problématique énergétique n’est qu’une des problématiques essentielles de la transition

 Dans la transition que nous vivons, la problématique énergétique constitue un élément essentiel mais un élément essentiel parmi d’autres. S’appuyant toujours sur l’analyse du changement de système technique, Thierry Gaudin voit la transition porter sur quatre pôles : l’énergie certes, mais aussi les matériaux, le temps et le vivant. Les sociétés industrielles dans lesquelles nous nous inscrivons ont fait peser sur l’écosystème le poids considérable de l’axe matériaux-énergie (l’acier, le ciment, la combustion), mettant fondamentalement en péril l’harmonie et menaçant non seulement tous les modèles de développement mais aussi ceux de la simple survie de l’espèce humaine [6]. Dans la transition vers la société cognitive, c’est sur l’autre axe que l’avenir se construit : le temps, la vitesse de l’information (optoélectronique) et le vivant, qui fondent les projets génomiques et écologiques, remplacent le chronométrage et la microbiologie pasteurienne de la société industrielle. L’axe secondaire est celui des polymères (pôle matériaux) et de l’électricité (pôle énergie). La civilisation industrielle apparaît fondamentalement matérialiste dans sa technique comme dans ses idéologies tandis que la civilisation qui pourrait émerger de la Révolution cognitive pourrait être caractérisée par une empathie nouvelle entre les humains et toutes les formes de vie sur Terre [7].

 5. Cinquième conviction : le temps ne joue pas pour nous

 Dans la longue durée qui, comme l’écrivait Fernand Braudel, est le temps des sages, la période de l’industrialisation fondée sur les énergies fossiles pourrait demain, si nous le voulons, apparaître comme une époque parenthèse, une époque de rupture dans la continuité séculaire marquée par des énergies renouvelables, une période d’exception. Qui se souvient en effet que la puissance de l’énergie vapeur en France n’a dépassé l’énergie hydraulique qu’en 1884, c’est-à-dire au moment où celle-ci allait reprendre vie grâce à l’électricité [8]. Mais, on le sait, la période actuelle porte ses propres interrogations sur le monde, qui sont des interrogations sur le temps, comme l’écrivait Jean Chesneaux. Le professeur à Paris-Diderot rappelait en 1996 que la redoutable longévité des déchets nucléaires sera une menace permanente, après l’avoir été pour nous, sur des dizaines, sinon des centaines de générations futures [9]. Nous aurions tort de croire que le temps joue toujours pour nous. Les années 1960 et 1970 nous ont fait prendre conscience à la fois des limites de notre planète, de ses ressources, et donc de notre propre croissance en tant qu’espèce. On estime que, selon l’Agence internationale de l’Energie, la demande énergétique mondiale devrait augmenter d’un tiers d’ici 2035 [10]. Et rien, depuis un demi-siècle, ne nous a permis de changer véritablement de cap. Nous sommes en fait, martelait Jean Chesneaux, très mal préparés au virage, à la césure que représente l’avènement d’une société responsable devant les générations futures, donc capable de maîtriser son développement technique [11].

6. Sixième conviction : le passage à l’action ne se fera que par des politiques subversives

Le passage à l’action ne se fera que par des politiques que, dans les années 1970, l’ancien Résistant et entrepreneur italien Aurelio Peccei (1908-1984), fondateur du Club de Rome avec Alexander King, appelait “subversives” car elles se voulaient systémiques, globales, diachroniques (prospectives) et normatives [12]. Subversif en français signifie qui renverse, détruit l’ordre établi, qui est susceptible de menacer les valeurs reçues (Petit Robert 2008). Ces approches peuvent encore apparaître comme telles dans certains milieux, notamment académiques ou technocratiques, où se célèbrent encore certains jours les grandes certitudes. De nombreux élus, entrepreneurs, chercheurs, fonctionnaires ou décideurs associatifs ont appris à voir large, comme disait Gaston Berger [13], à construire ou co-construire des politiques transversales, structurantes, pragmatiques, capables de rencontrer les enjeux énergétiques en même temps que les enjeux environnementaux, d’innovation, de créativité ou cohésion sociale. Certes, le défi de la transition nous paraît titanesque. Alain Touraine vient une fois encore à notre secours. Dans un livre récent qu’il a intitulé La fin des sociétés, il pourrait nous sembler quelque peu pessimiste : n’écrit-il pas, en évoquant la science et la technologie – que nous ne serons plus jamais des dieux ? Néanmoins, le sociologue de l’action avance l’idée que la vie sociale, culturelle et politique, loin de se fixer sur des problèmes limités, concrets, susceptibles de solutions rapides, est dominée par des enjeux de plus en plus vastes, ceux qui mettent le plus profondément en cause les droits fondamentaux des êtres humains [14]. La reconnaissance de la précarité fondamentale de notre civilisation s’affirme chaque jour davantage. Le besoin de métamorphose de la société et le nécessaire changement de nos comportements s’imposent aujourd’hui à nous comme des évidences et nous invitent à l’action.

7. Septième conviction : les territoires sont les lieux concrets de l’action

Les territoires sont à la fois les lieux des transformations salutaires et les lieux des replis funestes. Le principe de subsidiarité nous rappelle que les problèmes doivent être abordés et résolus au niveau où ils se produisent. La gouvernance multiniveaux a tout son intérêt pour transformer le monde, du local au global. Le niveau territorial et en particulier régional a toute sa pertinence car il constitue un espace raisonnable pour mobiliser les acteurs, leur permettre de s’approprier les enjeux et de se mettre en mouvement [15]. Nous observons avec intérêt tous ces territoires qui, sous l’impulsion d’un maire, d’un président de Communauté urbaine, d’un SCOT, d’un Conseil régional, d’une DDT, d’une DREAL ou d’une CCI, fondent autour d’un noyau de convictions partagées, une démarche de transformation prospective et stratégique pour porter la transition vers le développement durable. La problématique énergétique est bien sûr au centre de ces démarches.

Cependant, à côtés des expériences, efforts de R&D, investissements d’équipements plus ou moins lourds dans l’éolien, la géothermie, le photovoltaïque, l’hydraulique, la valorisation de la biomasse, l’efficacité énergétique, la mobilité douce, l’intermodalité, la dématérialisation et la décarbonation de l’économie, ou encore la création d’écoquartiers, ce sont surtout des changements de comportements industriels et citoyens qui inscrivent le territoire dans l’avenir : économie de la fonctionnalité [16], économie circulaire, transformation des modes alimentaires, circuits courts, agriculture respectueuse, etc. Il suffit pour s’en convaincre de regarder, comme je le fais quotidiennement, les efforts de redéploiement de l’espace wallon Mons-Borinage – La Louvière Centre, menés par le Conseil de Développement et l’agence de développement territoriale IDEA dans le bassin du Cœur du Hainaut, Centre d’énergies, le bien nommé. De même, je sais depuis longtemps le dynamisme de la Communauté urbaine de Dunkerque Grand Littoral, très en pointe sur ces questions. Plus largement, les travaux du Collège régional de Prospective du Nord Pas-de-Calais travaillent à la réalisation d’une vision 2040 de la transition vers une bioéconomie qui rejoint concrètement nos préoccupations[17]. Mais, je me permets de le souligner, les territoires peuvent aussi constituer des lieux de replis funestes si d’aucuns pensent que la civilisation durable sera celle de l’enfermement immobile dans le cocooning stérile de phalanstères villageois. Les citoyennes et citoyens ont besoin d’espace. Leur territoire, c’est aussi l’Europe et le monde. Les enjeux énergétiques ne sauraient les empêcher de s’affranchir des frontières.

Conclusion

Faire de la France la nation de l’excellence environnementale en engageant la République dans une transition énergétique fondée sur la sobriété, l’efficacité et le développement des énergies renouvelables constitue une ambition de premier plan qu’on ne peut que saluer. Les travaux du Débat national sur la transition énergétique de la France ont débouché sur la vision d’un avenir volontariste qui articule fort heureusement les échelles de gouvernance. La lecture de la synthèse des travaux du Débat national laisse penser qu’il est impossible d’isoler la problématique de la transition énergétique, de la transition vers le développement durable. De même, on ne peut isoler la France de l’Europe et du monde. Les territoires pourraient jouer dans cette transition un rôle central, en particulier si on leur étend le droit à l’expérimentation en l’appliquant aux domaines de l’efficacité énergétique et de la production d’énergie [18].

Nous savons toutefois que les visions des autres, fût-ce celle de nos élus, ne sauraient être plaquées sur nos propres regards d’avenir ni s’y substituer. Chacun doit défricher le chemin, même si nous l’empruntons ensemble. Et ni la consultation, ni la concertation n’ont jamais suffi à créer l’implication. Seule la co-construction pourra y mener efficacement et permettre, comme le préconisait le président de la CUD Michel Delebarre, d’aller ensemble et résolument dans la même direction.

A mes yeux, il ne fait aucun doute que, en toute matière, les transitions passeront par des décentralisations profondes des pouvoirs et des capacités d’initiatives, ainsi que par des dynamiques de contractualisation impliquant les acteurs publics et privés aux différents niveaux.

Toute politique, disait en substance Paul Valery, implique une certaine idée de l’être humain et même une opinion sur le destin de l’espèce.

Face aux limites de nos ressources, aux changements climatiques, aux défis démocratiques, aux menaces et périls de toutes sortes, à la formidable soif de savoir et d’éducation, aux incommensurables besoins mondiaux d’équité et de cohésions sociales et territoriales, nous ne pouvons que prendre conscience que ce destin est entre nos mains. Et que si nous le laissons échapper, personne ne pourra nous le pardonner.

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050


[1] Ce texte a constitué le cadre de mon intervention aux Quinzième Assises nationales de l’Energie dans les collectivités territoriales tenues à Dunkerque les 28, 29 et 30 janvier 2014. Energy-Cities, l’association européenne des autorités locales en transition énergétique, qui regroupe un millier d’autorités locales provenant de trente pays européens a été fondée et est pilotée depuis le début des années 1990 par Gérard Magnin. Cette organisation de tout premier plan est parvenue à une reconnaissance de niveau européen dans le domaine de la transition énergétique des territoires

[2] Bertrand GILLE, La notion de système technique (Essai d’épistémologie technique), dans Culture technique, Paris, CNRS, 1979, 1-8, p. 8-18. http://irevues.inist.fr/culturetechnique

[3] Philippe DESTATTE, Rapport général du quatrième Congrès La Wallonie au futur, Sortir du XXème siècle : évaluation, innovation, prospective, dans La Wallonie au futur, Actes, p. 436, Charleroi, Institut Destrée, 1999.

[4] On retrouve cette trifonctionnalité concernant les enjeux de la transition énergétique : écologique, économique, social : http://www.transition-energetique.gouv.fr/transition-energetique/progres-economique-social-et-ecologique-0

[5] Voir : Foresight: A major tool in tackling sustainable development, Technological Forecasting and Social Change, 77, 2010, 1575-1587.

[6] Thierry GAUDIN, De la reconnaissance à l’intelligence collective, dans Prospective d’un siècle à l’autre (II), Expertise, débat public : vers une intelligence collective, p. 333-337, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2001.

[7] Th. GAUDIN, L’impératif du vivant, Suggestions pour la réorganisation du monde, p. 161sv, Paris, L’Archipel, 2013. – Nous franchissons le mur du temps, Entretien de Dominique Lacroix avec Thierry Gaudin, Blog Le Monde, 1er février 2013, http://reseaux.blog.lemonde.fr/2013/02/01/revolution-cognitive/

[8] Bertrand GILLE, La notion de système technique…, p. 11.

[9] Jean CHESNEAUX, Habiter le temps, Passé, présent, futur : esquisse d’un dialogue politique, p. 11, Paris, Bayard, 1996.

[10] Myriam MAESTRONI e.a., Comprendre le nouveau monde de l’Energie, p. 20-21, Paris, Maxima, 2013.

[11] J. CHESNEAUX, op. cit., p. 301.

[12] Aurelio PECCEI, L’heure de la vérité, p. 65, Paris, Fayard, 1975.

[13] Gaston BERGER, L’attitude prospective, dans Phénoménologie du temps et prospective, p. 273, Paris, PUF, 1964.

[14] Alain TOURAINE, La fin des sociétés, p. 73 et 251, Paris, Seuil, 2013.

[15] Bernard MAZIJN et Nadine GOUZEE (réd.), La société en mouvement, La Belgique sur la voie du développement durable ?, p. 21, Academic & Scientific Publishers, 2012.

[16] Le modèle de l’Economie de la Fonctionnalité répond à l’exigence de nouvelles formes de productivité fondées sur une performance d’usage et territoriale des productions. Il consiste à produire une solution intégrée de biens et de services, basée sur la vente d’une performance d’usage et/ou d’une performance territoriale, permettant de prendre en compte les externalités sociales et environnementales et de valoriser les investissements immatériels dans une économie désormais tirée par les services (Atemis, Analyse du Travail et des Mutations de l’Industrie et des Services, 28 janvier 2014).

[17] Visions 2040, Région Nord – Pas de Calais, Cahier #5, Reconquérir l’environnement et améliorer le cadre de vie, Avril 2013.

[18] Débat national sur la transition énergétique, Synthèse des travaux, Conseil national du Débat, Juillet 2013, p. 36.

Namur, le 21 janvier 2014

Au moment où communes et acteurs wallons se penchent sur le Schéma de Développement de l’Espace régional wallon (SDER), il me semble utile de revenir sur l’importance des mots utilisés pour parler du développement territorial. Plus encore que la pauvreté conceptuelle, le risque majeur qui guette à la fois le chercheur et l’acteur n’est-il pas en effet l’ambiguïté, c’est-à-dire l’expression équivoque qui, parce qu’elle présente plusieurs sens possibles, débouche sur l’incertitude de l’interprétation. Le prospectiviste allemand Günter Clar soulignait, voici quelques années lors d’un séminaire résidentiel du Collège européen de Prospective territoriale à Etiolles (Evry), que, contrairement à ce qu’on en dit parfois, la prospective ne réduit guère l’incertitude, ne réduit pas la complexité non plus, même si elle les met en évidence. Sa première vertu, suivant le directeur de Steinbeis Europa Zentrum (Stuttgart) serait plutôt de réduire l’ambiguïté, premier résultat tangible de l’intelligence collective.

Un projet gouvernemental d’aménagement et de dévelop-pement durables de la région et de ses territoires

Le premier parmi les mots utiles à la compréhension du projet de révision du SDER est probablement celui de territoire. Le territoire n’est pas simplement un espace, car il implique un processus d’appropriation par une société ou un groupe qui y vit, y travaille, des limites précises et consacrées, l’exercice d’un pouvoir ou en tout cas d’une volonté, une dénomination, une identité [1]. Le prospectiviste français Guy Loinger (1942-2012) voyait le territoire comme un construit sociétal, une étendue terrestre sur laquelle vivait un groupe humain, dont les pratiques sociales sont structurées par des règles, des lois, une culture, un mode d’organisation politique et institutionnel [2]. En France, la référence territoriale renvoie au niveau local, c’est-à-dire régional, départemental, ainsi qu’aux niveaux des communautés urbaines et intercommunalités. En région, et en particulier en Wallonie, les territoires apparaissent comme des entités infrarégionales, parfois d’ailleurs non institutionnalisées.

Le SDER semble avoir des difficultés à exprimer ce qu’il est. Dans sa version adoptée par le Gouvernement wallon le 7 novembre 2013, il s’affirme à la fois comme Une vision pour le territoire wallon (couverture) et un projet de territoire (p. 6). Ce n’est certainement pas le dénigrer que d’écrire qu’il n’est actuellement ni l’un ni l’autre. Une vision est une image partagée et décrite en termes précis d’un futur souhaité [3]. Le partage implique l’appropriation, c’est-à-dire la possession, la co-construction par les acteurs. Consultation et concertation ne sont pas des outils d’implication et permettent rarement l’appropriation, car ils maintiennent – ou créent même parfois – la distance. La vision doit exprimer la volonté commune de l’ensemble des acteurs dans l’ensemble des champs de l’action. Le SDER du 7 novembre 2013 pourrait constituer la vision du Gouvernement wallon en termes d’aménagement et de structuration de la Wallonie et de ses territoires. Le projet de territoire consiste en la représentation et l’expression d’un avenir souhaitable ainsi que des stratégies pour y parvenir. C’est à la fois un plan d’action qui répond aux enjeux du territoire et un processus collectif qui permet de le construire et de se l’approprier. Un schéma régional ne pourrait être un projet de territoire que s’il abordait l’ensemble des aspects liés à la vie et à l’avenir de la région en y exprimant à la fois la vision partagée et la stratégie de mise en œuvre de l’ensemble des acteurs.

Que serait dès lors le Schéma de Développement de l’Espace régional ? Comment le qualifier et le définir ? Nous dirions que c’est un projet gouvernemental d’aménagement et de développement durables de la Wallonie et de ses territoires qui devrait décliner de manière territoriale l’ensemble des politiques régionales présentes et fixer, sinon un cadre général, du moins des balises pour les politiques futures. Cette dernière précision est nécessaire. D’une part, il s’agit de penser la région en termes de développement territorial, c’est-à-dire, selon Bernadette Mérenne, Guy Baudelle et Catherine Guy, dans un processus volontariste cherchant à accroître la compétitivité des territoires en impliquant les acteurs dans le cadre d’actions concertées, généralement transversales et souvent à forte dimension spatiale [4]. Ainsi, une des finalités principales du SDER consiste à articuler les projets de territoires, existants ou potentiels avec le projet régional et à fixer le cadre général des relations avec ces territoires de projets qu’ils soient infrarégionaux ou transfrontaliers. D’autre part, il s’agit de réaffirmer l’importance de la durabilité des stratégies de mise en œuvre de ces politiques suivant l’exemple des Schémas régionaux d’Aménagement et de Développement durables des Territoires régionaux français (SRADDT).

Bassins de vie, développement endogène et communautés de territoires

Le bassin de vie est au centre de la problématique de la territorialité et du débat ouvert sur la décentralisation des politiques régionales. On peut en donner une définition robuste, nourrie par un débat très constructif avec Pierre Got à la Plateforme d’Intelligence territoriale wallonne, le 20 novembre 2012 : un bassin de vie est une aire de coopération territoriale à laquelle aurait adhéré librement un certain nombre de communes où, d’une part, se réalise un projet de développement endogène et transversal durable porté par les acteurs et où, d’autre part, peuvent se mettre en œuvre, par contractualisation, des politiques publiques régionales territorialisées. La notion de développement endogène durable recouvre celle de projet global. On peut d’ailleurs définir ce type de développement comme celui qui mobilise les ressources locales en matière de savoirs, de cultures et d’expériences pour construire une économie locale mais néanmoins ouverte, respectueuse des attentes et des besoins des populations. Quand on revient au rapport Brundtland, on voit d’ailleurs que le développement durable constitue bien une approche systémique. L’idée de transversalité est également précieuse. Enfin, ce projet doit nécessairement être porté ET partagé par les acteurs. Notons, ainsi que le signalait dernièrement Joseph Charlier, que le développement endogène au niveau de bassins de vie ne saurait être assimilé à une forme de cocooning, de refermement et d’enfermement sur soi ainsi que sur son entité infrarégionale conçue comme un pré carré auquel on serait forcé de limiter sa mobilité. Dans le monde contemporain, l’espace est métropolisé et s’il faut permettre et favoriser la mobilité durable, on ne saurait empêcher les déplacements sans risque de retomber dans le paradigme des vieilles gens aux vieilles idées dans de vieilles maisons, que dénonçait déjà Alfred Sauvy dans les années soixante.

Les bassins de vie pourraient se décliner sous la forme de communautés de territoires (grammaticalement avec s) dès lors qu’ils associeraient librement des communes au travers, d’un ou de plusieurs bassins de vie, ou d’une partie d’entre eux. Le Cœur du Hainaut (25 communes), la Wallonie picarde (20 communes), la Communauté urbaine du Centre (13 communes) ou les provinces du Brabant wallon (27 communes) ou du Luxembourg (44 communes) en sont des exemples parmi d’autres. Au delà des institutions qui représentent et gèrent les deux provinces, ces territoires disposent ou disposeront dès lors d’une gouvernance appropriée. Le processus de gouvernance est le processus par lequel une organisation ou une société se conduit elle-même, les dynamiques de communication et de contrôle étant centraux dans ce processus [5], comme l’ajoute Steven Rosell. Issue de l’expérience de la coopération internationale, de la globalisation et de l’interdépendance économique, cette approche de la gouvernance est vue comme un processus de coordination d’acteurs, de groupes sociaux, d’institutions qui produisent des compromis, des consensus politiques et sociaux permettant d’atteindre des buts propres – discutés et définis collectivement – dans des environnements fragmentés et incertains [6]. Cette façon de voir le concept permet d’échapper à une vision par trop économiste et de rendre celui-ci opératoire pour aborder clairement la question de la place de l’État dans la gestion du territoire. Même s’il change profondément la nature de la relation entre les citoyens et l’État, le concept de gouvernance ne saurait se substituer à la fonction de gouvernement ni de démocratie représentative. On se situe en effet ici dans une complémentarité d’approches qui interpelle les dirigeants et renforce leur attente d’action collective en s’appuyant sur les autres piliers de la société.

Une cohésion territoriale qui nous ramène à l’Europe

La notion de cohésion territoriale, née au milieu des années 1990 dans les rencontres de l’Assemblée des Régions d’Europe (ARE) et incluse comme objectif de l’Union dans les traités européens (Amsterdam, 1997 et Lisbonne, 2009) nous est toujours apparue fondamentale. Elle est mentionnée à la page 60 du projet de SDER dans un encart sur les territoires ruraux. L’ARE définissait la cohésion territoriale comme une dynamique de territoires se développant harmonieusement et en synergie les uns avec les autres, visant des priorités et des objectifs communs, en mettant en œuvre des stratégies à l’aide de moyens et d’outils adaptés à leur capital territorial, et offrant à tous les citoyens un accès égal aux services et opportunités [7]. Telle que précisée dans le Livre vert qui lui a été consacré en 2008, la cohésion territoriale consiste à garantir le développement harmonieux de tous les territoires de l’UE et à permettre à leurs habitants de tirer le meilleur parti de leurs caractéristiques propres. Elle est, à ce titre, un moyen de faire de la diversité un atout qui contribue au développement durable de l’ensemble de l’Union [8]. Comme l’écrivaient les auteurs de La France, aménager les territoires, sous la direction d’Yves Jean et de Martin Vanier, trois principes peuvent en constituer les orientations d’une réponse politique : 1° un développement plus équilibré à toutes les échelles territoriales, 2° un développement plus durable des territoires, 3° une intégration des territoires dans l’ensemble européen.

On le voit, loin d’être simplement un concept de rencontre, la cohésion territoriale est porteuse de sens et structurante. Parce qu’elle peut aider les territoires à valoriser leurs potentiels spécifiques dans un sens durable, parce qu’elle peut assurer un accès équitable des territoires aux services sociaux, ainsi qu’aux grands réseaux, parce qu’elle peut renforcer la mise en réseaux et les connexions entre territoires ainsi que la coopération territoriale européenne [9]. Ainsi, la notion nous apparaît-elle centrale dans tout document d’orientation, qu’il soit, ou non, contraignant.

En commission de l’Aménagement du territoire du Parlement wallon, le 10 décembre 2013, le ministre Philippe Henry en charge de cette compétence au Gouvernement wallon présentait le projet de SDER tel qu’adopté par les ministres de Wallonie. Ce faisant, il plaidait avec raison pour que des documents comme le SDER et le Code de Développement territorial (CoDT), nouvelle version du CWATUPE, soient conséquents et reconnus comme suffisamment fiables par l’ensemble des acteurs, parce qu’ils seront lisibles et transparents pour l’ensemble des acteurs [10].

On ne saurait mieux dire l’importance des mots, concepts et notions qui seront utilisés. Ainsi que la nécessaire cohérence de ceux-ci entre les deux textes.

Philippe Destatte

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[1] Roger BRUNET, René FERRAS et Hervé THERY, Les mots de la géographie, Dictionnaire critique, Paris-Montpellier, Reclus-La Documentation française, 2009. – Guy BAUDELLE, Catherine GUY, Bernadette MERENNE-SCHOUMAKER, Le développement territorial en Europe, Concepts, enjeux et débats, p. 16-17, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011.

[2] Guy LOINGER, Eléments de méthodologie de la prospective territoriale, Pont-à-Mousson, CIPF de Nancy, 2007.

[3] Philippe DESTATTE et Philippe DURANCE dir., Les mots-clefs de la prospective territoriale, p. 53, Paris, DATAR-Documentation française, 2009.

[4] G. BAUDELLE, C. GUY, B. MERENNE-SCHOUMAKER, Le développement territorial en Europe…, p. 22.

[5] Steven A. ROSELL ea, Governing in an Information Society, p. 21, Montréal, Institute for Research on Public Policy, 1992. Cité par J.N. ROSENAU, op. cit., p. 146. – On trouvera une critique des conceptions de James N. Rosenau sur la gouvernance, l’Etat et la société civile dans Jean-François THIBAULT, As If the World Were a Virtual Global Policy : The Political Philosophy of Global Governance,  p. 1, Ottawa, 2001. http://www.theglobalsite.ac.uk. 17/02/02.

[6] Arnaldo BAGNASCO et Patrick LE GALES dir., Villes en Europe, p. 38, Paris, La Découverte, 1997.

[7] Cohésion territoriale, Adopté le 11 juin 2008, Réunion de Bureau de l’ARE, Wroclaw, Dolnoslaskie (PL), Strasbourg, Assemblée des Régions d’Europe, 2008.

[8] Livre vert sur la cohésion territoriale : faire de la diversité un atout, p. 14, Bruxelles, Commission des Communautés européennes, 6 octobre 2008 (COM (2008) 616 final).

[9] Yves JEAN et Martin VANIER dir., La France, Aménager les territoires, p. 86-87, Paris, A. Colin, 2e éd., 2013.

[10] Parlement wallon, Séance publique de Commission de l’Environnement, de l’Aménagement du territoire et de la Mobilité, CRAC, n°49 (2013-2014), Mardi 10 décembre 2013, p. 21.

Namur, le 27 novembre 2013

Le territoire est le rapport d’une société à son espace

C’est avec raison que Guy Baudelle, Catherine Guy et Bernadette Mérenne-Schoumaker soulignaient récemment le caractère à la fois flou et complexe du terme « territoire » dans ses usages contemporains.

Compte tenu de ma trajectoire professionnelle, j’ai aisément adhéré à une conception très braudélienne [1] du territoire comme rapport d’une société à son espace, construction historique faite de permanences et de perpétuelles remises en cause. Comme l’écrivent Félix Damette et Jacques Scheibling, des structures anciennes se maintiennent dans la longue durée, d’autres s’effacent ou changent de contenu [2]. On pourrait ajouter également que, tels des îlots volcaniques, des territoires semblent émerger du néant. Affirmer avec trop d’insistance ce néant serait toutefois faire fi de la tectonique des plaques, chère à mon collègue Michaël Van Cutsem [3]. Dès 1995, Roger Brunet notait que le territoire tient à la projection sur un espace donné des structures spécifiques d’un groupe humain, qui incluent le mode de découpage et de gestion de l’espace, l’aménagement de cet espace. Il contribue en retour à fonder cette spécificité, à conforter le sentiment d’appartenance, il aide à la cristallisation des représentations collectives, des symboles qui s’incarnent dans des hauts lieux [4]. C’est du reste de cette manière que, à Paris-Diderot comme à l’Université de Reims, j’aborde ces concepts d’espace et de territoire, essentiels à la compréhension de mon cours de prospective. Bernadette Mérenne et ses collègues déjà évoqués convoquent d’ailleurs le même Roger Brunet dans une définition commune mais plus récente : le territoire est un espace approprié par un groupe social (voire un individu) avec un sentiment d’appartenance ou conscience de son appropriation ; c’est souvent aussi un espace aménagé par ce groupe ainsi qu’un espace d’identité [5]. Même si j’ai toujours été réticent à cette idée de sentiment d’appartenance [6], celle d’appropriation me convainc sans nul doute puisqu’elle est centrale tant en matières de gouvernance que de prospective. Mais les auteurs de Le développement territorial en Europe éclairent l’analyse du concept de territoire par trois précieuses dimensions. D’abord, sa facette existentielle, son identité traduite par un nom, outil d’appropriation, renforçant bien l’idée que le territoire est l’espace d’une société. Ensuite, la facette physique du territoire, celle des configurations territoriales, la physionomie du territoire, naturelle, bien sûr, mais aussi matérielle, modelée par les mains humaines. Enfin, une facette organisationnelle : le territoire est un système organisé par des acteurs et en évolution constante, porté qu’il est par des dynamiques territoriales [7]. Ces trois dimensions, qui donnent corps à l’analyse du géographe, nous permettent de mieux appréhender la réalité de ce territoire particulier qui se distingue des autres espaces, institutionnalisés ou non.

La territorialisation comme processus de convergence des politiques

L’attention portée aux territoires par les pouvoirs publics, notamment par la Commission européenne et le Comité des Régions, mais aussi par les Etats-membres et par les régions elles-mêmes, a débouché sur un processus de territorialisation. Celui-ci consiste bien à faire converger les différentes politiques en mobilisant des outils et des sources de financement variés pour agir sur plusieurs paramètres à la fois de manière à accroître l’efficacité globale [8]. Cette territorialisation s’inscrit à l’intersection de trois champs nouveaux : d’abord, la gouvernance multiniveaux puisqu’elle articule des étages et périmètres différents de l’action publique ; ensuite, l’implication des acteurs territoriaux dans une logique de coconstruction de projets ainsi que leur mise en œuvre collective. Enfin, elle substitue à des approches sectorielles “en silo”, une approche transversale qui s’inscrit territorialement.

Notons que ces concepts de territoire et de territorialisation étaient au centre d’une réflexion intitulée Les Midis de la Province, organisée par la Province de Hainaut ce 22 novembre à Tournai [9] où les députés provinciaux Serge Hustache et Gérald Moorgat échangeaint publiquement avec notamment Stef Vande Meulebroucke (Eurométropole Lille-Kortrijk-Tournai), Alain De Roover (Wallonie Développement) et Tom De Schutter (Union des Villes et Communes de Wallonie). Il s’agissait d’une étape supplémentaire dans un processus qui a vu, depuis quelques mois, l’institution provinciale valoriser ses atouts et tenter de se positionner dans le débat sur l’avenir des territoires. Car, ainsi que l’indiquait le politologue français Alain Faure dans Le dictionnaire des politiques publiques, la notion de territoire est aussi historiquement attachée à des enjeux de pouvoir et de domination [10]. En d’autres mots, la concurrence des territoires s’exerce et, en Wallonie – comme en France, du reste –, elle se manifeste avec une acuité certaine. Il faut dire que l’émergence de nouvelles formes territoriales, notamment supracommunales, force chacun à… marquer son territoire. Il faut reconnaître que les rédacteurs de la Déclaration de Politique régionale 2008-2014 ont certainement opéré une association malheureuse et préjudiciable en insérant dans ce texte une phrase qui liait la réforme des institutions infrarégionales que constituent les provinces et la mise en place d’aires supracommunales en application du Schéma de Développement de l’Espace régional de 1999 :

Afin de simplifier le paysage institutionnel situé entre la Région et la commune, le Gouvernement réformera l’institution provinciale pour la faire évoluer, à terme et après révision de la Constitution, en communauté de territoires adaptée comme entité de gestion des intérêts supra-communaux, de pilotage politique des intercommunales, de soutien aux politiques communales et de déconcentration de missions régionales et communautaires dans le cadre des stratégies établies par la Région et/ou les Communautés [11].

On comprend que les provinces wallonnes se soient senties menacées par une stratégie régionale ainsi affirmée. Certes, nous l’avons montré ailleurs, la menace de substituer des sous-régions aux provinces n’est pas nouvelle et avait déjà fait l’objet d’un accord politique assez élaboré en 1977, dans le cadre du Pacte d’Egmont [12].

Institutions déconcentrées et décentralisées versus territoires de gouvernance ?

C’est avec raison que, lors du débat de Tournai, le député provincial Serge Hustache a pu rappeler la confusion qui subsiste au sein du Gouvernement wallon sur ce que recouvre l’idée d’aire de coopération supracommunale. Partant d’une conférence faite par le ministre des Pouvoirs locaux Paul Furlan au Cercle de Wallonie en novembre 2012, je m’étais d’ailleurs interrogé pour savoir qu’est-ce qu’un bassin de vie en Wallonie ? Néanmoins, il ne paraît pas raisonnable de ranger ces derniers objets et les provinces sous un même vocable de territoires et de les mettre en concurrence si on veut bien considérer tant la nature que la vocation différentes de ces instruments.

En effet, les provinces constituent, en vertu de la Constitution, des composantes de la Belgique et des subdivisions de la Région wallonne qui exerce sa tutelle sur ces institutions [13]. De même, les provinces gèrent des compétences déconcentrées en provenance de l’État fédéral, de la Région wallonne et de la Communauté française, ainsi que des compétences décentralisées dans lesquelles elles exercent leur autonomie en vertu du principe de l’intérêt provincial et sur base de leur autonomie fiscale. L’existence d’un Conseil provincial élu directement leur donne également une réelle capacité démocratique.

Les aires de coopération supracommunales ne sont pas de même nature. Elles n’ont pas de vocation institutionnelle mais s’inscrivent plutôt dans des logiques de gouvernance multiniveaux. Certes, elles peuvent rechercher des légitimités démocratiques dans l’organisation de conférences de bourgmestres ou de conseils des élus mais leur rôle consiste avant tout à impliquer les acteurs dans des dynamiques collectives : les communes bien sûr, mais aussi les entreprises, les universités, les associations, les acteurs locaux et régionaux (invests, agences, comités subrégionaux de l’emploi et de la formation, etc.) ainsi que les citoyens. Leur mode de fonctionnement privilégié réside dans la recherche du consensus en vue de la mise en œuvre de projets communs ainsi que dans la contractualisation avec les différents niveaux de gouvernement. Ainsi, la Plateforme d’Intelligence territoriale wallonne a-t-elle défini, dès le 14 septembre 2012, le bassin de vie comme une aire de coopération territoriale où, d’une part, se réalise un projet de développement endogène et transversal durable porté par les acteurs et où, d’autre part, peuvent se mettre en œuvre, par contractualisation, des politiques publiques territorialisées. Cette définition se fonde sur les modèles d’aires supracommunales de Wallonie picarde et du Cœur du Hainaut où de solides projets de territoires ont été déployés [14]. Ce sont, à notre avis, les expériences les plus avancées en Wallonie, notamment parce qu’elles bénéficient à la fois des fortes implications professionnelles des intercommunales de développement IDETA-IEG-IPALLE ainsi qu’IDEA ; et parce qu’elles interagissent de plus en plus vigoureusement avec les instances régionales.

La distinction entre les institutions décentralisées et déconcentrées que sont les provinces et les territoires supracommunaux de gouvernance que constituent les bassins de vie se complexifie lorsqu’on considère que les premières peuvent également s’affirmer comme des territoires de projet. La province de Luxembourg, à travers notamment son gouverneur Bernard Caprasse et l’intercommunale IDELUX, la députation de la province de Liège et l’intercommunale SPI, le Bureau économique de la Province de Namur, la province du Brabant wallon ont tenté, avec des niveaux d’implications différents, de rassembler les acteurs de leur espace dans des exercices de prospective ou de stratégie. Ils ont eu à s’articuler avec d’autres démarches, internes – comme Pays de Famenne, Prospect 15 ou Pays de Herve Futur – ou transfrontalières – comme la Grande Région ou le Parc des Trois Pays. Ce faisant, ils ont constitué des bassins de vie d’une autre nature que les expériences hennuyères, avec d’autres mécanismes de gouvernance que le classique gouvernement provincial.

Faire le pari de l’interterritorialité…

S’il ne fait aucun doute que les institutions provinciales doivent continuer à se rénover, comme les institutions régionales et locales du reste, on ne voit que trop bien qu’elles ne constituent pas directement une alternative aux bassins de vie. Partout en Wallonie, les provinces sont porteuses de compétences réelles et offrent à la Région wallonne comme aux communes des relais de proximité solides et fiables dans des secteurs déterminants : la santé, la culture, l’enseignement, le développement économique, les infrastructures, etc. Ce que nous avons dit à Tournai, nous inspirant d’ailleurs des exemples de la gouvernance territoriale française, c’est que la pertinence et la robustesse des territoires tiennent à la fois à leur capacité à fédérer les acteurs qui s’y déploient pour construire des projets communs et à interagir avec d’autres pour coproduire des politiques publiques. C’est ce que Martin Vanier a appelé l’interterritorialité. Comme il l’a souligné dans la démarche prospective Objectif 2020 du Conseil régional du Nord – Pas de Calais : faire le pari de l’interterritorialité aujourd’hui, c’est prendre acte de la complexité territoriale tant décriée par certains, et c’est croire à la capacité de chacun des échelons de fabriquer du lien, de la coordination, de l’intercession, de la convention, de la contractualisation pour optimiser l’efficacité de l’action publique globale [15].

Aujourd’hui, les bassins de vie construits comme des aires de coopération supracommunales sur base du SDER de 1999 et qui émergent comme territoires de projet sont en train de faire la démonstration de leur pertinence et de leur robustesse en mettant en œuvre leur plan d’action ainsi qu’en construisant leur stratégie territoriale pour préparer avec la Région la prochaine programmation FEDER 2014-2020. Au delà de la collaboration qu’elles apportent à ces projets, les provinces ne sauraient simplement répondre aux sollicitations et poursuivre leur business as usual. Pour elles, le moment apparaît moins à la communication défensive qu’à l’investissement massif dans l’interterritorialité et au positionnement sur les espaces de coopérations adéquats, tant au sein de la Région que de manières transfrontalières et interrégionales.

Car à l’heure des défis stratégiques et financiers considérables qui s’imposent tant à la Wallonie qu’à la Région wallonne, les choix ne pourront être que ceux de l’efficience et de la capacité de chacun à travailler avec tous pour le redressement et le bien-être communs.

Philippe Destatte

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[1] Fernand BRAUDEL, L’identité de la France, Espace et histoire, Paris, Arthaud-Flammarion, 1986.

[2] Félix DAMETTE et Jacques SCHEIBLING, Le Territoire français, Permanences et mutations, p. 29, Paris, Hachette, 2ème édition, 2003.

[3] Michaël VAN CUTSEM, La prospective territoriale en Wallonie : un mécano à géométrie variable, dans Territoires wallons, n° 5, Septembre 2010, p. 113-125.

[4] Roger BRUNET, Les mots de la géographie, Dictionnaire critique, p. 480, Paris, La Documentation française, 1993.

[5] Roger BRUNET, René FERRAS et Hervé THERY, Les mots de la géographie, Dictionnaire critique, Paris-Montpellier, Reclus-La Documentation française, 2009. – Guy BAUDELLE, Catherine GUY, Bernadette MERENNE-SCHOUMAKER, Le développement territorial en Europe, Concepts, enjeux et débats, p. 16-17, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011.

[6] Philippe DESTATTE, L’identité wallonne : une volonté de participer plutôt qu’un sentiment d’appartenance, Contribution à une réflexion citoyenne, dans Cahiers marxistes, n° 207, Octobre-novembre 1997, p. 149-168.

[7] Guy BAUDELLE, Catherine GUY, Bernadette MERENNE-SCHOUMAKER, Le développement territorial…, p. 17-18.

[8] Ibidem…, p. 133.

[9] L’éco-développement territorial, à défaut de pétrole ? Office du Tourisme de Tournai, 22 novembre 2013.

[10] Alain FAURE, Territoires/territorialisation, dans Laurie BOUSSAGUET, Sophie JACQUOT et Pauline RAVINET dir., Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2004. http://hal.inria.fr/docs/00/11/32/96/PDF/dicooAF.pdf

[11] Une énergie partagée pour une société durable, humaine et solidaire, Projet de Déclaration de Politique régionale wallonne, 2009-2014, p. 235.

[12] Philippe DESTATTE, Jalons pour une définition des territoires wallons, 4. Les sous-régions d’Egmont-Stuyvenberg (1977-1978), Blog PhD2050, 8 février 2013,

http://phd2050.org/2013/02/08/sous-regions/

[13] Joël HODEIGE et Anne BORGHS, sous la direction du Professeur Michel HERBIET, Rapport préliminaire au séminaire du 30 janvier 1996, dans La province : une institution à redéfinir ?, p. 120-123, Charleroi, Institut Destrée, 1996.

[14] Construisant cette définition, la Plateforme d’Intelligence territoriale wallonne n’ignorait évidemment pas qu’il existe une autre acception du bassin de vie, tel que le conçoit, par exemple, l’INSEE : le plus petit territoire sur lequel les habitants ont accès aux équipements et services les plus courants.

http://www.insee.fr/fr/methodes/default.asp?page=zonages/bassin-vie-2012.htm (27.11.2013)

[15] Démarche prospective sur les conditions de mise en œuvre de politiques interterritoriales, Note D2DPE n°35, Région Nord – Pas de Calais, Objectif 2020, Avril 2010, p. 4-5. – Martin VANIER, Le Pouvoir des territoires : essai sur l’interterritorialité, Paris, Economica, 2010.

 

 Hour-en-Famenne, 13 septembre 2013

Faire un retour sur la question de l’identité wallonne [1], c’est en ce qui me concerne rappeler trois idées maîtresses.

1. Comme l’identité individuelle, l’identité régionale n’est pas donnée, elle est construite par les femmes et les hommes. Certes, elle a comme ressource une part d’héritage (cultures, histoires, patrimoines, etc.) mais elle est surtout un processus de découverte de soi, de ce qu’on est, et surtout de ce qu’on veut être pour l’avenir. C’est pour cela que la prospective, comme apprentissage collectif, est si importante.

2. C’est pour cela également – deuxième idée – que l’identité a à voir avec les valeurs, les finalités que l’on y place, que l’on veut affirmer pour le présent et pour l’avenir. L’identité est donc aussi vision. En Wallonie, nous avons souvent répété que cette identité régionale avait un contenu, un but : une démocratie exemplaire et un meilleur développement. Aujourd’hui, cet objectif n’est évidemment pas atteint.

3. Enfin, troisième idée, cette identité est politique et, si elle se veut nationale parfois – je ne dis pas nationaliste -, c’est dans le sens que lui donne la sociologue Dominique Schnapper dans son livre “La communauté des Citoyens…” [2]. C’est une idée fondamentalement républicaine, c’est-à-dire une gouvernance moderne, d’implication citoyenne, délibérative, démocratique, à la fois territoriale et universelle, qui articule les affiliations, qui respecte l’autre et le reconnaît. L’identité est donc multiple et non exclusive.

Il n’existe rien de pire que de nier l’identité de quelqu’un ou d’une collectivité humaine car c’est nier son existence.

Dire que l’identité wallonne n’existe pas, c’est nier ce que nous sommes comme Wallonnes et Wallons. C’est profondément inacceptable car l’humanité est fondée, au contraire, sur la reconnaissance.

 

 

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

 

 


[1] Mise au net de l’intervention de Philippe Destatte à l’émission Connexions, RTBF, La Première, 13 septembre 2013.

[2] Dominique SCHNAPPER, La communauté des citoyens, Sur l’idée moderne de la nation, coll. Essais, Paris, Gallimard, 1994.

Hour-en-Famenne, 12 août 2013

 L’été est propice à la prospective mais aussi à la rétrospective. L’une l’allant pas sans l’autre. Voici un exposé présenté lors de l’Assemblée du Mouvement du Manifeste wallon du 22 novembre 2010 où j’étais invité à prendre la parole à l’Université du Travail à Charleroi. Beaucoup de ce que j’ai dit ce jour-là – tempore non suspecto – me paraît rester d’actualité en 2013 mais aussi en vue de 2014… Malheureusement.

Charleroi, 22 novembre 2010

 Permettez-moi de commencer mon intervention en rendant hommage au Bourgmestre de Charleroi, Jean-Jacques Viseur. Même si, personnellement, j’ai toujours été prudent quant à l’utilisation du mot nation, je pense avec lui que son utilisation dans nos démocraties ne mérite sûrement pas d’être frappé d’indignité comme certains ont voulu le faire. Même si j’ai toujours préféré me dire régionaliste, je me souviens que l’historien français Pierre Nora disait, à l’époque des méfaits du nationalisme en Yougoslavie, qu’il ne fallait pas jeter le bébé avec l’eau du bain, et que, à côté du nationalisme belliqueux, il y avait un nationalisme amoureux. Nous savons aussi, avec Dominique Schnapper – la fille de Raymond Aron – que la nation, c’est la communauté des citoyens, et donc le fondement de la démocratie.

Je suis très inquiet de l’évolution de la vie politique en Belgique. J’ai entendu ces derniers mois un ministre-président bruxellois dire que si les Flamands prenaient leur indépendance, « on »  leur donnerait trois mois pour quitter Bruxelles. Je crains que le “on”, dans son esprit, c’était nous les Wallonnes et les Wallons, et nos enfants, en âge d’être soldats. Quelques mois plus tard, je l’ai entendu dire que la NVA n’était pas des adversaires politiques mais des ennemis politiques. J’ai aussi entendu une vice-premier-ministre dire que si la Flandre allait vers la séparation, on exigerait un référendum en Flandre, on ferait une consultation populaire à Bruxelles et en périphérie. Jamais cette vice-premier-ministre n’a parlé des Wallons à qui on ne demandera jamais leur avis. Nous le voyons, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a une signification différente selon la région où l’on habite.

Je suis encore plus inquiet par l’évolution des Wallonnes et des Wallons.

Parce que les Wallons manquent de mémoire.

Parce que les Wallons manquent de vision.

Parce que les Wallons manquent de courage.

1. Les Wallons manquent de mémoire

 Fondamentalement, les Wallons ne savent plus pourquoi ils ont contribué à instaurer le fédéralisme. Pour de nombreux jeunes Wallons, – nous l’avons observé lors du séminaire prospectif que nous avons organisé avec une douzaine de jeunes tant de l’université que de l’enseignement secondaire des différents réseaux à l’occasion du trentième anniversaire du Parlement wallon issu des lois d’août 1980 –  le problème, c’est le fédéralisme. C’est-à-dire que, n’ayant connu que le système fédéral et n’ayant pas été informée des raisons de la fédéralisation, la plupart d’entre eux considèrent que le mal belge d’aujourd’hui est produit par le fédéralisme lui-même.

 A l’occasion de ce même anniversaire, j’ai écouté Jean-Maurice Dehousse, invité par Bertrand Henne à Matin Première, rappeler que l’on ne pouvait pas comprendre ce qui se passait actuellement dans les relations entre Flamands et Wallons si on n’avait pas en mémoire les événements de 1940-45 et, en particulier, le problème des prisonniers de guerre. Comme je donnais mon cours de Société et institutions de la Belgique depuis 1830 à l’Institut des Sciences juridiques de l’Université de Mons ce jour-là, j’ai interrogé l’auditoire, composé d’une bonne centaine de jeunes étudiants frais émoulus du Secondaire, pour demander qui d’entre eux savait de quoi il s’agissait lorsqu’on évoquait la question des prisonniers de guerre. Cinq étudiants seulement ont levé la main et ont pu l’expliquer. Cinq sur environ 130 étudiants… Mais ce n’est pas tout. Croisant ce jour-même le jeune successeur de Fernand Dehousse et de François Perin à la Chaire de Droit constitutionnel de l’Université de Liège, j’ai voulu partager avec lui mon étonnement à ce sujet. Il n’était guère étonné puisque, lui non plus, n’était pas informé du fait que les prisonniers de guerre wallons avaient été gardés en captivité tandis que les prisonniers flamands avaient été libérés dès 1940… Je vous le disais que les Wallons n’ont pas de mémoire.

 Ainsi, les Wallons, qui ne comprennent pas ce qui leur arrive, sont devenus fatalistes et continuent à croire que tout ce qui se produit est naturel. Ils se laissent embarquer dans des combats qui ne sont pas les leurs. Tous les partis francophones ont vainement couru après le FDF dans une logique qui relève davantage de la vision fransquillonne que du fédéralisme régional. Ils ont oublié que, depuis la loi de 1889 et ses arrêtés d’application, le législateur a commencé à dire quelles communes étaient flamande ou wallonne, qu’en 1929 Kamiel Huysmans, député d’Antwerpen, et Jules Destrée, député de Charleroi, accompagnés d’une série d’autres parlementaires socialistes avaient, par le Compromis des Belges, ouvert la porte du fédéralisme territorial en reconnaissant l’homogénéité linguistique et culturelle de la Flandre et de la Wallonie, ainsi que le caractère bilingue de Bruxelles. Ce faisant, ils ont permis de fonder les lois linguistiques des années trente, toutes établies sur ces principes, y compris la réorganisation de l’armée belge sur cette base, ce qui n’est pas étranger à ce qui va se passer en 1940…

 Les Wallons ont oublié les travaux essentiels du Centre Harmel, véritable doctrine de la réforme de l’Etat. Fondé en 1949, à l’initiative du député PSC Pierre Harmel, présidé par le ministre d’Etat Eugène Soudan, composé de 42 membres provenant des quatre partis (catholique, libéral, socialiste et communiste), parmi lesquels 18 parlementaires et 24 extraparlementaires nommés paritairement par la Chambre et le Sénat, le Centre Harmel a travaillé jusqu’à la fin 1953. Parmi ses membres, on trouve des personnalités aussi chères au Mouvement wallon que Fernand Dehousse, Fernand Schreurs, Hubert Rassart ou René Thône. La séance officielle de clôture des travaux a eu lieu un an plus tard et son rapport fut déposé au printemps 1958 et publié dans les Documents parlementaires. On oublie que c’est un militant wallon important, Jean Van Crombrugge, personnalité libérale, ancien directeur de l’Ecole normale Jonfosse à Liège, qui en tant que rapporteur wallon de la section politique, y a proposé de fixer définitivement par une loi la frontière linguistique.

 On oublie aussi que le Centre Harmel, en assemblée plénière, a rendu un avis, à la demande expresse du Sénat, sur le projet de loi portant modification de la loi du 28 juin 1932 sur l’emploi des langues en matière administrative, déposé par le Ministre de l’Intérieur Ludovic Moyerson. Que dit cet avis daté du 27 janvier 1953 au sujet de la fixation de la frontière linguistique ?

 D’abord qu’il faut, dans un souci d’apaisement dans les relations entre les Flamands et les Wallons, envisager la suppression des recensements décennaux et proposer une limite administrative des langues, définitive, soustraite à toutes compétitions.

 Ensuite, que pour fixer cette limite, le Centre Harmel a entendu des spécialistes flamands et wallons dont les rapports convergents lui ont permis de réduire les points litigieux à quelques localités : d’une part, Mouscron, Renaix et Enghien, d’autre part, le secteur d’Outre-Meuse, c’est-à-dire les Fourons. Pour ce qui concerne les trois premières communes, le Centre leur a reconnu leur caractère soit wallon soit flamand et a demandé qu’on leur accorde des facilités linguistiques. Pour ce qui concerne les communes d’Outre-Meuse, un accord unanime s’est dégagé pour leur attribuer par arrêté royal un régime bilingue.

 Enfin, je cite textuellement l’accord qui est intervenu au Centre Harmel en ce qui concerne Bruxelles et sa périphérie.

 Quant à l’agglomération bruxelloise, le Centre de Recherche a émis l’avis qu’on lui adjoigne les communes d’Evere, de Ganshoren et de Berchem-Ste-Agathe. Dans son opinion, il ne peut s’agir d’aller au delà et d’admettre la bilinguisation d’autres communes flamandes de l’arrondissement de Bruxelles. En décider autrement serait à la fois favoriser une centralisation bruxelloise dont se plaignent Wallons et Flamands et entretenir une plaie à laquelle les Flamands sont particulièrement sensibles [1].

Comme on le sait, ces trois communes seront les dernières à être rattachées à la l’agglomération bruxelloise l’année suivante (1954). Pourquoi dès lors, aujourd’hui, les représentants politiques des Wallonnes et des Wallons, ouvrent-ils des dossiers sur ces matières qui vont à l’encontre des accords passés antérieurement avec les Flamands ? Pourquoi agiter l’élargissement de Bruxelles, le couloir de Rhodes St-Genèse, le bilinguisme de la périphérie, sinon pour compromettre les négociations aujourd’hui et pour perdre la face demain ? Pourquoi donc négocier en lecteur au jour le jour des éditos du journal Le Soir plutôt qu’en préservant l’acquis fédéraliste ?

Ils ont oublié que leur combat était autre : même dans sa version la plus simplifiée, le projet wallon a pu être défini comme un meilleur développement et une démocratie exemplaire. On a peut-être un tout petit peu progressé sur le premier objectif et probablement régressé sur le second.

2. Les Wallons manquent de vision

 J’entends par là une vision à long terme, partagée entre tous, de ce que l’ensemble  des acteurs wallons veulent entreprendre. Un vrai consensus sur l’avenir. Celui qu’on chercherait en vain dans les négociations gouvernementales fédérales.

 Certes, la Wallonie est en train de se reconstruire économiquement avec quelques succès, même si, comme disait jadis l’économiste Robert Solow,  au sujet de la Nouvelle Economie et des ordinateurs, on pouvait les voir partout, sauf dans les statistiques.

 De même, la Wallonie est en train de se réconcilier avec ses territoires et ceux-là œuvrent à leur reconversion tout en participant à l’effort commun, ce qui est le contraire du sous-régionalisme.

 La plupart des régions d’Europe construisent des visions pour baliser leur avenir. La Wallonie, elle, semble s’en désintéresser. Depuis le Manifeste wallon de 1983, on sait clairement qu’il y a deux voies : la voie francophone et bruxelloise, d’une part, la voie wallonne et bruxelloise, de l’autre. Depuis 1993, un article 138 permet le transfert des compétences de la Communauté française vers la Région wallonne et vers le groupe linguistique français du Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale sans accord des Flamands. Ces transferts nécessitent des décrets adoptés à la majorité des deux tiers au Parlement de la Communauté française et à la majorité absolue au Parlement wallon et du groupe linguistique français du Parlement bruxellois [2]. Qu’attendent nos parlementaires régionaux et communautaires pour réaliser cette opération qui permettrait non seulement de se donner les moyens de vraies politiques transversales d’innovation et de créativité, mais en plus de passer concrètement à une dynamique régionale intégrale sur Bruxelles, empêchant les velléités de ceux qui, en Flandre, veulent transférer des compétences vers les communautés sans tenir compte de la reconnaissance, faite en 1989, que  Bruxelles soit une région à part entière ?

Dans le même temps, il faut cesser de répéter le leitmotiv de l’alliance Wallonie-Bruxelles. Il est inutile, car contrairement à ce qu’on répète, il ne rend pas les Wallons plus forts face aux Flamands : la réforme de l’État ne se joue ni sur un ring ni sur un champ de bataille. Comment veut-on que les Flamands acceptent un fédéralisme à trois ou à quatre si on leur martèle que cela permettra de jouer à deux régions contre une ? D’autant que c’est, je pense, pour les Wallons, se faire beaucoup d’illusions sur une solidarité de Bruxelles avec la Wallonie dont, à ce jour, on ne dispose que de peu d’exemples, sinon pas du tout.

3. Les Wallons manquent de courage

Le premier courage des Wallons, c’est d’organiser la pacification de leurs relations avec les démocrates flamands, c’est-à-dire aussi avec la NVA. Car la pacification avec la Flandre est indispensable pour construire l’avenir de la Wallonie. La pacification de la Wallonie et de Bruxelles avec la Flandre est aussi indispensable à la Flandre dans son combat contre ses forces radicales, antidémocratiques, proto-fascistes du Vlaams Belang.

Dès lors, il faut oser dire que la Wallonie n’a de revendication ni territoriale ni linguistique sur les communes de la périphérie bruxelloise localisées en Région flamande, qu’il n’est pas question d’étendre Bruxelles au-delà des 19 communes et qu’il est normal qu’en Flandre, on utilise des services administratifs en flamand.

Il faut avoir le courage de penser les politiques de la Wallonie comme si elles devaient être financées sur ses recettes propres, parce que, qu’on le veuille ou non, la Wallonie sera davantage face à elle-même dans les années qui viennent, que l’on s’inscrive dans des plans A, B, C ou D. Etienne de Callataÿ, chef économiste à la Banque Degroof ne soulignait-il pas voici quelques jours que les efforts à fournir en termes d’assainissement des pouvoirs publics à l’horizon 2015 auraient des conséquences bien plus importantes pour les régions – et donc pour la Wallonie – que la révision de la loi de financement ? [3]

Pour cela, il faut réaliser des bouleversements profonds dans la gouvernance et l’organisation de la Wallonie. Il est donc indispensable de réorganiser en profondeur les institutions et d’organiser la mobilisation des moyens, y compris budgétaires, bien sûr.

André Renard aurait appelé cela des réformes de structure.

Cela passe par un nouveau Contrat d’avenir, négocié entre le Gouvernement wallon et toutes les forces vives de Wallonie, un vrai engagement collectif. Il s’agit d’ouvrir ensemble de grands chantiers qui mettent fin aux tabous wallons, prennent à bras le corps nos difficultés, et renouvellent les champs de l’action collective.

Cela peut se faire, cela doit se faire, dans les domaines de :

– l’université et de la recherche, où une grande réforme est indispensable qui aboutisse à fonder une seule grande entité universitaire, y compris les hautes écoles,  de Tournai à Liège et d’Arlon à Louvain-la-Neuve voire à Bruxelles, si les Bruxellois le veulent ;

– l’enseignement obligatoire, où le Plan Busquin Di Rupo attend toujours d’être mis en œuvre, tandis que la fusion des dynamiques de formation et d’éducation au niveau des bassins de vie / bassin d’emploi / bassin d’enseignement est porteuse d’avenir ;

– les chemins de fer, les communications routières, l’emploi et le travail, la fonction publique, etc. Il ne m’appartient pas de développer ici toutes les politiques qui peuvent nous permettre à la fois d’être plus efficaces et plus efficients, et donc de gagner notre autonomie réelle, y compris sur le plan budgétaire. Mais sachons que cela ne se fera pas tout seul, cela ne se fera pas de manière linéaire, cela ne se fera pas sans système de péréquation permettant de maintenir une vraie solidarité entre les Wallonnes et les Wallons. Les transferts budgétaires Nord-Sud sont des chaînes dont nous devons nous libérer, à la fois pour recouvrer notre liberté et notre dignité.

Partout, des choix courageux et essentiels sont à faire dans un cadre régional, en tenant compte des intérêts des Wallonnes et des Wallons, en reconnaissant qu’ils existent et qu’ils sont parties prenantes de leur avenir.

Il est grand temps de faire le choix de la Wallonie. Ce choix est aujourd’hui urgent, que l’on s’inscrive dans le fédéralisme avancé, que l’on ait l’intention de se mettre à la table de l’Europe aux côtés de Bart De Wever ou même de regarder vers la France. Dans tous les cas, il s’agira d’un passage nécessaire.

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

 


[1] ARCHIVES DE L’INSTITUT DESTREE, Centre Harmel, Ministère de l’Intérieur, Centre de recherche pour la solution des problèmes sociaux, politiques et juridiques en régions wallonne et flamande, Document n°255, Assemblée plénière, Motion n°9, Réponse au ministre de l’Intérieur concernant le projet de loi modifiant la loi de 1932, texte adopté au cours de la séance du 27 janvier 1953, p. 2-4.

[2] Le Parlement de la Communauté française, d’une part, et le Parlement de la Région wallonne et le groupe linguistique français du Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale, d’autre part, peuvent décider d’un commun accord et chacun par décret que le Parlement et le Gouvernement de la Région wallonne dans la région de langue française et le groupe linguistique français du Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale et son Collège dans la région bilingue de Bruxelles-Capitale exercent, en tout ou en partie, des compétences de la Communauté française.Ces décrets sont adoptés à la majorité des deux tiers des suffrages exprimés au sein du Parlement de la Communauté française et à la majorité absolue des suffrages exprimés au sein du Parlement de la Région wallonne et du groupe linguistique français du Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale, à condition que la majorité des membres du Parlement ou du groupe linguistique concerné soit présente. Ils peuvent régler le financement des compétences qu’ils désignent, ainsi que le transfert du personnel, des biens, droits et obligations qui les concernent. Ces compétences sont exercées, selon le cas, par voie de décrets, d’arrêtés ou de règlements.

[3] Interview d’Etienne de Callataÿ dans Le Soir, 18 novembre 2010, p. 4.

Namur, le 11 juin 2013
 

Nous avions, depuis plusieurs années, associé ces différents événements qui marquaient et marquent encore les années 2012 et 2013 : centième anniversaire de la Lettre au roi de Jules Destrée, centième anniversaire de la création de l’Assemblée wallonne, 75ème anniversaire de la création de l’Institut Destrée, ici à Namur, le 11 juin 1938, jour pour jour [1].

Mais, avec l’Institut Destrée, chacun sait depuis longtemps que le souvenir et l’histoire ne sont que des tremplins pour mieux comprendre le présent et pour préparer l’avenir.

Le souvenir et l’histoire ne sont que des tremplins pour mieux préparer l’avenir

L’évocation de La Lettre au roi nous a permis de redire l’actualité de ce texte, au moins sur le fond, ainsi que notre souhait de voir se poursuivre l’expérience du fédéralisme. De nos jours, ce n’est pas innocent à souligner. Un fédéralisme, voire un confédéralisme – système dans lequel nous sommes probablement déjà inscrits – plus évolué certes, plus avancé, parce que plus raisonnable et simplifié. Ce nouveau fédéralisme sera exclusivement fondé sur les régions, parce que dans la société dite de la connaissance, nous ne pouvons plus nous permettre de séparer l’économie, l’emploi, la formation, l’éducation, la culture et la recherche. Et ces régions, nous en verrions volontiers quatre, égales en droits et en compétences, parce que beaucoup de Germanophones le revendiquent, parce que beaucoup de Bruxellois le demandent, parce que beaucoup de Wallons le souhaitent et parce que les Flamands, je le pense vraiment, feront de toute manière ce qu’ils voudront…

Le centième anniversaire de la création de l’Assemblée wallonne, fondée le 20 octobre 1912, nous a donné l’occasion de sortir, d’une part, en co-édition avec le Parlement wallon, le beau livre de Paul Delforge, mais surtout de lancer, d’autre part, un appel aux députés wallons, pour leur dire que, à l’heure de tous les défis pour la Wallonie – qu’il s’agisse de son redéploiement économique et social, des transitions climatiques, énergétiques et environnementales, de son avenir institutionnel ou du renouveau de la gouvernance régionale –, l’Institut Destrée veut saluer le travail de terrain des parlementaires wallons d’aujourd’hui et les inviter à s’unir pour assumer avec vigueur le rôle, collectif et considérable à la fois, que la population attend d’eux dans les années qui viennent.

Ce salut, bien entendu, n’était pas ni purement formel, ni circonstanciel. Il renvoie plus largement à l’appel que nous avions lancé en mars 2011, au départ d’une vingtaine de membres de notre Collège régional de Prospective, présidé par Pierre Gustin, directeur Entreprises et Institutionnels Wallonie de la Banque ING. Appel destiné à sensibiliser le monde politique wallon, et en particulier le Gouvernement wallon, à la nécessité d’anticiper les résultats des réformes institutionnelles, surtout les effets de la loi de financement, en ouvrant un dialogue entre les différentes sphères de la société wallonne en vue de la rédaction d’un nouveau contrat social ou sociétal. Faut-il dire que l’accord institutionnel d’octobre 2011 n’a évidemment rien changé à cette nécessité.

Le 75ème anniversaire de l’Institut Destrée, enfin, était lui aussi moins destiné à évoquer le passé comme vain et prétentieux ressassement qu’à implanter des jalons pour l’avenir. Les intervenants d’aujourd’hui au Parlement wallon, comme Philippe Suinen lors du dîner officiel d’anniversaire de ce 10 juin au Cercle de Wallonie, y ont d’ailleurs largement contribué. Le Comité du futur de l’Institut Destrée a indiqué des directions qui sont claires en ce qui nous concerne et qui nous permettront de travail à l’avenir.

Ce que nous a dit le Comité du futur, c’est que les acteurs wallons continuent à nous attendre sur les problématiques majeures qui sont les nôtres. Ils nous invitent à le faire en lien avec les universités,en tout cas les universités de Liège et de Namur qui étaient représentées chacune par leur Recteur, exprimant un double besoin, une double nécessité, que Mme Annick Castiaux a utilement rappelé(e) ce matin : d’une part, voir l’Institut Destrée apporter ses compétences en prospective aux acteurs wallons, y compris les universités, pour renforcer leurs capacités d’anticipation, notre capacité commune ; voir l’Institut Destrée, d’autre part, participer au foisonnement intellectuel et scientifique, lié à l’innovation remarquable, qui existe aujourd’hui dans les universités, dans un certain nombre de centres de recherches et dans les entreprises wallonnes qui y sont associées. Le modèle que Mme Léna-Maija Laurèn de l’Université de Turku nous a exposé d’une Finland Futures Academy, passerelle vers un Comité de l’Avenir du Parlement de Finlande, est un modèle que nous pouvons explorer au travers de l’idée d’une Wallonia Futures Academy, réseau commun orienté vers la prospective, tourné vers le Parlement wallon. L’Assemblée wallonne étant effectivement la clef de voûte du système,parce que, dans une démocratie, le Parlement est le lieu indépendant de pensée et de préparation de l’action.

Prospective et prospective, gouvernance et gouvernance

Ce qui me paraît important aujourd’hui, et c’est une ambiguïté que je vais m’efforcer de lever, c’est qu’il y a prospective et prospective, comme il y a gouvernance et gouvernance.

Quand je dis qu’il y a prospective et prospective, c’est bien connu des prospectivistes qui savent qu’il existe une prospective qu’on appelle en anglais forecasting, qui est une prospective de prévision, d’observation du système, auquel on ne touche pas, qu’on n’essaie pas de mettre en œuvre, que l’on regarde, que l’on observe, que l’on examine, et sur lequel on fait des études et écrit des rapports. Parallèlement, il existe ce foresight, c’est-à-dire une prospective qui se veut stratégique, une prospective qui est évidemment orientée vers un long terme plus lointain,qui permet de rendre des marges de manœuvres aux acteurs, c’est-à-dire d’intégrer les idées de changement, qui sont fondamentales. Philippe Maystadt a rappelé le nom d’Egard Morin. Ainsi, avec l’auteur de La Méthode, il s’agit de faire des approches qui ne sont pas sectorielles, mais systémiques,qui sont, de plus, porteuses d’une volonté de changement,qui touchent donc au système et essaient de mettre ce système en mouvement, ou, comme le disait un prospectiviste portugais à l’OCDE, qui créent une movida, une mise en mouvement, comme on en a connu dans un certain nombre de territoires. Et c’est tout différent parce que la première s’habille d’une vision très scientifique, d’un regard épistémologique : on regarde et on ne touche pas. Elle sert à légitimer les décisions et les actions des élus qui diront : “j’ai un rapport de prospective éminent ici et je vais vous en dire les conclusions”. L’autre veut quant à elle faire bouger le système :  elle va mobiliser les acteurs  – pensons à Michel Crozier, L’Acteur et le Système : concevons le système ensemble, et puis travaillons, essayons de le connaître et activons ensemble le système, co-construisons. On voit que le positionnement de la prospective est différent. Le positionnement des élus est différent dans ce jeu-là aussi.

La gouvernance et la gouvernance sont deux mots différents. Il y a une première gouvernance dont on parle souvent, qui est celle de la procédure, du bon gouvernement, celle qui s’occupe du problème du cumul des élus et de choses semblables. Et puis il existe une autre gouvernance, celle qui est promue par le Programme des Nations Unies pour le Développement, d’abord orientée vers le Sud puis appliquée au Nord par la Commission européenne notamment, qui est une vision trifonctionnelle de la société, qui considère que les responsables politiques ne sont plus, dans le monde complexe et incertain dans lequel nous vivons, à même de prendre tous seuls les décisions qui modifient fondamentalement l’évolution de la société. Cette gouvernance s’articule sur au moins trois sphères. Je dis au moins trois, car la place des universités dans ce modèle n’est pas claire. Ces trois sphères sont : un monde de l’entreprise, un monde public, avec des élus et des fonctionnaires, et une société civile avec des citoyens et des associations. Une interaction doit être créée entre ces trois sphères. Une implication des entreprises est nécessaire dans l’action publique, une modestie qui est affirmée par les élus, qui sont, à ce moment-là, les maîtres des horloges, ceux qui donnent les impulsions. Cfr. les efforts en 1999, du Gouvernement arc-en-ciel, cette tentative d’Elio Di Rupo de dire : “nous vous tendons la main, qu’est-ce que vous voulez ? Faisons-le ensemble”, avec l’idée de lancer un contrat d’avenir, et, à l’époque, il faut le reconnaître, une forme d’incompréhension d’un bon nombre des élus, de membres de la société civile et des entreprises ne comprenant pas ce qu’Elio Di Rupo voulait et pensant, probablement, qu’il faisait du marketing. Mais cette ouverture n’a malheureusement duré que quelques mois en Wallonie et s’est refermée après trois mois. Mais dans d’autres pays elle continue à s’ouvrir. Cela, c’est la gouvernance dans son deuxième sens.

Nous sommes aujourd’hui dans un pays qui vit des moments très difficiles. Très difficiles mentalement, très difficiles institutionnellement. C’est en tout cas, l’explication que l’on peut trouver sur la difficulté de remettre en place cette gouvernance. Le fait que, pour les Francophones – comme on dit –, mais surtout aussi pour les Wallons, se développe une crainte de voir l’État belgique disparaître par la volonté des Flamands. Le leitmotiv majeur est devenu : “il faut sauver la Belgique”. Un autre aspect, parallèle, qui se marque au niveau régional, sauf si je me trompe très fort, est de se plaindre qu’on crée des coalitions à trois, et de dire que c’est très difficile. Ces raisons sont des excuses, ou de bons motifs, pour créer une logique de gouvernement d’exception, en disant « nous devons absolument atteindre ces objectifs, notamment sauver la Belgique”, ce qui est fondamental. Il n’est plus l’heure, il n’est plus temps d’avoir ou de créer une gouvernance ouverte telle que le prône le Programme des Nations unies pour le Développement.

Le sentiment que j’ai c’est que ces raisons, ces circonstances, nous poussent aujourd’hui à avoir un gouvernement plus fort, des partis plus prégnants, des acteurs plus contrôlés, des consultants plus disciplinés, et une prospective plus scientifique, c’est-à-dire non liée à la gouvernance.

Nous ne sommes pas les seuls dans cette situation. Je lis un témoin peu suspect et à distance des problématiques wallonnes, écrire que “s’il n’y avait que les tyrans à ne pas aimer la démocratie, le monde irait mieux“. Ce témoin, c’est François Bayrou, dans son ouvrage De la vérité en politique. Et il poursuit : “les ennemis les plus retors, les plus dissimulés, les plus difficiles à débusquer, ce sont les gouvernants ordinaires, ordinairement cyniques, ceux qui considèrent, depuis l’origine pour ainsi dire de fondation, qu’il est inévitable de décider à la place du peuple obtus[2]. C’est un discours que l’on entend aujourd’hui en Wallonie : “nous avons un peuple obtus. Nous avons des entreprises qui ne pensent qu’à elles. Nous avons une société civile qui revendique, une administration qui n’est plus à la disposition des élus”.

La Wallonie a besoin, je crois, d’une démocratie renforcée, c’est-à-dire, d’une part, d’un Parlement plus libre de l’Exécutif, un Parlement plus respecté par l’Exécutif, où les parlementaires sont respectés, et, d’autre part, où les partis politiques sont des lieux de renforcement de la démocratie et non des outils de lotissement de l’État.

La Wallonie a besoin d’une gouvernance renforcée où la sphère publique, l’Administration, sont valorisées pour leurs compétences, leur indépendance et le rôle de conseil, apprécié, qu’elles donnent aux élus,où les entreprises sont respectées, entendues, appréciées, non seulement dans une logique de concertation, comme on le voit au Conseil économique et social, avec des corps intermédiaires, mais aussi dans leur implication en tant qu’entreprises, comme parties prenantes du développement, au niveau régional comme au niveau territorial, c’est-à-dire, dans les intercommunales de développement – les agences de développement territorial comme on les appelle aujourd’hui. La Wallonie a également besoin d’une gouvernance dans laquelle la société civile est impliquée, avec des citoyennes et des citoyens en tant que tels, mais aussi des associations, des universités et des centres de recherche qui peuvent contribuer, ensemble, à des projets communs. Cette approche, je le répète, appelle la reconnaissance des acteurs entre eux. D’abord, évidemment les élus, que je n’ai pas cités dans ces dernières catégories, en les considérant, non pas avec mépris, mais comme les maîtres des horloges, ceux qui vont donner l’impulsion, même s’ils ne sont pas les seuls à la donner,mais surtout ceux qui vont prendre les décisions le moment venu. Tous doivent respecter les décisions qui sont prises dans les enceintes comme celles-ci, comme ce Parlement, qui est un lieu de démocratie représentative. C’est d’ailleurs ce que Philippe Maystadt nous a dit lorsqu’il a parlé des processus d’implication des acteurs dans le développement durable et le développement durable offre pour moi une chance réelle de pratiquer une prospective stratégique et une gouvernance délibérative.

Et je salue les représentants du Cabinet du Ministre Jean-Marc Nollet qui construisent les stratégies wallonnes de développement durable, parce qu’elles sont fondamentales sur les questions d’élaboration d’un pouvoir commun d’action, c’est-à-dire d’une gouvernance participative.

C’est dans ce cadre-là que nous avons offert par l’intermédiaire du rapport du Comité du Futur notre disponibilité à travailler avec les élus et en premier chef avec le Parlement wallon.

Au delà de l’avenir de l’Institut Destrée, celui de la Wallonie

Pour conclure, je voudrais vous remercier.

Je voudrais remercier ceux qui nous ont fait ou nous font confiance, nous ont encouragés, non pas depuis 75 ans mais depuis dix ou vingt ans ; avec qui l’Institut Destrée a œuvré dans des logiques vraiment partenariales. Un certain nombre d’entre eux sont dans cette salle. Beaucoup sont à l’extérieur. Robert Collignon quand il était ministre-président puis président du Parlement a été un interlocuteur très respectueux de notre positionnement et avec qui nous avons eu beaucoup de plaisir à travailler. Anne-Marie Straus nous a fait confiance, tant comme chef de Cabinet du Ministre Serge Kubla que comme directrice générale de la Recherche. Olivier Vanderijst nous a profondément encouragés dans notre travail sur la prospective à un moment, en 2004, où les relations avec le ministre-président qui était le sien était dans un contexte beaucoup plus difficile. Dans l’Administration, Angelo Antole qui a longtemps suivi nos dossiers au Secrétariat général, Florence Hennart dans notre exercice de prospective sur les politiques d’entreprises, Luc Maréchal, pour l’Aménagement du territoire et ses collègues de la direction de l’Aménagement et de l’Urbanisme, Christian Bastin, Claude Baleux avec qui l’Institut Destrée accompagne toujours les territoires en partenariat avec la DGO4 dans cet outil partenarial remarquable qu’est la Plateforme d’Intelligence territoriale wallonne pour lequel Ghislain Géron disait encore au Cercle de Wallonie sa satisfaction de le voir fonctionner. Philippe Suinen a rappelé nos collaborations depuis vingt ans, Olga Zrihen qui nous a fait confiance lorsqu’elle siégeait au Parlement européen et que nous retrouvons régulièrement sur le chantier du Cœur du Hainaut, Freddy Joris, qui était en première ligne comme chef de Cabinet de Robert Collignon, Philippe Adam, patron de la SPAQuE, plus ponctuellement mais avec beaucoup de plaisir, et bien d’autres, évidemment.

Je voudrais remercier le président de l’Institut Destrée, Jacques Brassinne, et les membres du Conseil d’Administration, nos deux vice-présidents, Micheline Libon et Paul Ficheroulle. Tous ceux qui nous font confiance, car changer de métier au sein même d’une organisation, dans une logique de rupture-filiation est toujours très difficile. Machiavel a écrit des choses terribles là-dessus. Remercier aussi Jacques Lanotte et Yves de Wasseige, la génération précédente de l’Institut Destrée, toujours présente sur le pont, et avec qui on garde la main serrée.

Et puis, remercier cette équipe d’élite qui est la nôtre : Marie-Anne Delahaut, Paul Delforge, Michaël Van Cutsem, les trois responsables des Pôles, Coumba Sylla et, en particulier, Marie Dewez et Jonathan Collin, ma garde rapprochée, qui ont magistralement organisé ces deux jours.

Remercier aussi Philippe Suinen et les membres du Comité du futur : Bernadette Mérenne, Denis Mathen, Pierre Gustin, Olivier Vanderijst, qui sont à nouveau parmi nous ce matin. Ils ont participé à un questionnement de nous-mêmes, en nous penchant vers le futur. Avec, vous en conviendrez, un risque énorme que nous avons pris et assumé. L’idée qui en est sortie est un renforcement de nos activités en prospective. Mais ce n’était pas la seule alternative.

Je voudrais aussi dire notre gratitude au Président du Parlement wallon, M. Patrick Dupriez, les parlementaires – ils étaient nombreux au Cercle de Wallonie et sont encore présents aujourd’hui. Grand merci aussi aux services du Parlement, en particulier Madame Bénédicte Lebrun et Monsieur Dany Olemans, pour leur accueil.

Nos vœux enfin, Monsieur le Président Dupriez, pour que, comme vous l’avez souligné, nous continuions le dialogue que nous avons entamé. Ce qui peut se passer sur ces questions de prospective et de gouvernance dépasse vraiment la question de l’avenir de l’Institut Destrée. Ne doutons pas que les choix qui devront être faits touchent à l’avenir de l’ensemble de la Wallonie. Et cela, c’est exaltant pour vous tous comme pour nous.

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050


[1] Ce texte constitue la mise au net du discours prononcé au Parlement wallon le 11 juin 2013 à l’occasion du 75ème anniversaire de l’Institut Destrée.

[2] François BAYROU, De la vérité en politique, p. 57-58, Paris, Plon, 2013.