La Province au cœur du débat sur les territoires

Mons, le 28 mars 2014

Il est parfois nécessaire de clarifier son positionnement [1]. Je ne m’exprimerai pas ici comme enseignant à l’UMons, ni comme conseil de l’IDEA dans le processus de redéploiement du Cœur du Hainaut, ni comme intervenant sollicité au profit de la Province de Hainaut, celle-ci ayant été particulièrement curieuse et respectueuse des opinions de chacun des intervenants. Je tenterai de me situer au niveau de l’intérêt régional des enjeux.

J’avais, en 1996 – voici presque vingt ans – en introduction d’un colloque co-organisé par l’association des Provinces wallonnes et l’Institut Destrée, risqué, en parlant des provinces, ces vers de Marcel Hicter : On veût d’timps-in-timps des vîs bouhons qui r’florihèt : on voit de temps en temps de vieux buissons qui refleurissent [2]. Les dérèglements climatiques contemporains nous ouvrent en effet tous les espoirs. J’ajoutais que, peut-être verra-t-on demain, quand les risques de neige seront dissipés, une institution transplantée du jardin de la Belgique d’hier, refleurir dans le printemps de la Wallonie.

Ce temps est-il venu ? Le printemps de la Wallonie est très régulièrement annoncé. Les provinces y auront-elles leur place ? C’est la question centrale qui est à l’ordre du jour ou, pour reprendre la formulation de l’invitation du Collège provincial du Hainaut et de l’Université de Mons, quelle organisation des territoires sera, demain, la plus profitable au citoyen ?

C’est en effet une bonne manière pour moi d’échapper à l’exercice impossible des conclusions à tirer de plusieurs semaines de travaux aussi denses que riches ou de tenter la synthèse – forcément trop réductrice – des synthèses présentées par les sept rapporteurs qui m’ont précédé. Retrouver la question de base des organisateurs constitue aussi la manière la plus sûre de s’inscrire dans l’esprit scientifique cher à Gaston Bachelard et dont je rappelle souvent les préceptes à mes étudiants. Sans bien évidemment avoir l’ambition d’être un notaire objectif, je me nourrirai bien sûr de ce que j’ai entendu et lu dans le cadre de ces travaux stimulants menés par l’Université de Mons et les services provinciaux, pour y puiser des réponses mais aussi pour y réagir. Le président du Collège provincial Serge Hustache a en effet rappelé fort justement en introduction qu’il n’y avait pas de débat sans points de vue, et je lui en sais gré.

J’ai appris du sociologue Michel Molitor que trois conditions crédibilisent l’action collective : être porteuse de sens et de légitimité, être lisible et transparente, être cohérente. Abordant l’organisation des territoires la plus profitable au citoyen, j’ajouterai à cette troisième condition un critère qui prend tout son sens dans le contexte de la réforme de l’État, de la nouvelle loi de financement ainsi que des transferts infra-francophones que j’appelle de mes vœux : “être efficiente”. L’efficacité, c’est le contraire de la bureaucratie, disait dernièrement Jan Grauls, l’ancien représentant permanent de la Belgique aux Nations Unies [3]. Et l’efficience, c’est l’efficacité par le coût : le fait que les effets ont été obtenus à un coût raisonnable. Ou encore, c’est l’efficacité par l’économie : celles des moyens et des ressources et de leur optimalisation pour atteindre les résultats…

 1. L’organisation des territoires demain la plus profitable aux citoyens sera celle porteuse de sens et de légitimité

Plus que des bassins de vie, les territoires me paraissent devoir être des “bassins d’envie”, pour reprendre une formule heureuse employée jadis par Etienne Timmermans (FRW) à la Plateforme d’Intelligence territoriale wallonne. Le sens du territoire me paraît devoir se nourrir davantage de la volonté des acteurs et citoyens de participer à un projet commun que d’un sentiment d’appartenance dont on surestime constamment l’intérêt ou l’importance. Ce n’est pas dans l’histoire commune, la culture et les affinités passées et présentes que nous devons rechercher les fondements de nos alliances futures mais dans la volonté de construire un avenir commun. Ne faites pas dire à l’historien que la connaissance de ces trajectoires n’est pas importante. Elle l’est bien sûr. Mais davantage pour expliquer, comprendre et reconnaître que pour unir. Le transfrontalier, même aux frontières Est de la Wallonie, plus négligé encore qu’aux frontières Sud, est là pour nous le rappeler, même si, par le passé, nous n’avons pas toujours saisi les occasions.

La légitimité ne paraît pas davantage nous insérer dans la gouvernance moderne que dans la recherche à tout crin d’une démocratie représentative à tous les niveaux. J’entends par gouvernance moderne celle que valorise le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) depuis le début des années 1990 : une gouvernance qui articule les entreprises, la sphère publique, les universités, les communes, les partenaires sociaux, les associations et les parties prenantes dans une démocratie délibérative, respectueuse de chacun et donc aussi des élus, mais qui construit des stratégies de long terme impliquant les acteurs.Je suis en effet de ceux qui pensent que la démocratie est essentielle dans les institutions de la démocratie mais que toute action n’est pas nécessairement fondée sur la démocratie. Faisons de nos communes et de nos parlements wallon, fédéral et européen de vrais organes de démocratie, fondés sur des partis politiques vraiment démocratiques, mais utilisons nos territoires comme des outils de développement durable et donc de cohésion sociale et de transition vers plus d’harmonie.  Les territoires de demain devront être à la fois porteurs d’une volonté des acteurs locaux qui en font partie et moteurs des tâches et compétences qui leur seront confiées par l’Europe, le Fédéral et l’Europe. En cela, ils seront légitimes et auront du sens. Et, à mes yeux, les provinces feront partie de ces territoires. Dans le cadre de la présente réflexion, je n’ai d’ailleurs entendu ou lu aucune prise de position qui allait dans le sens contraire.

2. La deuxième condition pour que l’organisation des territoires demain soit plus profitable aux citoyens, c’est qu’elle soit lisible et transparente

Un de nos grands problèmes, depuis des décennies, c’est que nous imposons au citoyen un système institutionnel illisible dans lequel il ne se reconnaît pas. Dès la Déclaration de Politique régionale 2009, l’actuelle législature a ajouté de la confusion à la confusion en introduisant l’idée des bassins de vie, puis celle des communautés de territoires, puis d’autres bassins de vie liés à l’enseignement, des bassins de formation, des bassins d’emplois, tout en mettant en concurrence ces bassins avec les provinces, ce qui n’avait pas de raison d’être. De surcroît, dans de nombreux milieux d’experts, d’administratifs ou de politiques, on défend l’idée que tous ces territoires devraient disposer de contours et frontières flous, à géographie et géométrie variables en fonction des indicateurs qui les fondent ou des enjeux qu’ils ont à rencontrer. Tout cela est inintelligible et ne me paraît pas raisonnable. Pour qu’ils soient lisibles et transparents pour les citoyens et pour les acteurs comme pour les élus, les territoires doivent être stables, donc disposer de frontières établies, constantes, fixées. Je n’ai pas dit figées, car des mécanismes peuvent leur permettre d’évoluer, comme les communes elles-mêmes qui les composent.

La géométrie variable ne peut donc fonctionner comme un rhéostat gradué en une multitude de positions. Les physiciens vous diront que ces systèmes occasionnent trop de perte d’énergie. Je me limiterai donc à trois positions, trois niveaux infrarégionaux en fonction d’un critère largement évoqué dans les ateliers de réflexion : la masse critique, inscrite dans une logique de subsidiarité, c’est-à-dire la capacité de portage de l’enjeu, la capacité réelle, opérationnelle à l’appréhender en termes d’action. Ainsi, le premier niveau doit-il être communal, le second niveau est celui du bassin de vie ou de la communauté de territoires du type Wallonie picarde ou Cœur du Hainaut, le troisième niveau est celui de l’espace provincial. L’optimisation de la lisibilité et de la transparence devra, à mon sens, passer par une attribution respective à ces trois niveaux des compétences mutualisées par les communes et les acteurs, d’une part, des compétences confiées par la Région ou d’autres institutions d’autre part.

3. Enfin, la troisième condition pour que l’organisation des territoires demain soit plus profitable aux citoyens, c’est qu’elle soit cohérente et efficiente

Avant tout, il me semble que la cohérence – c’est-à-dire la correspondance entre les objectifs de l’intervention et ceux des autres niveaux d’intervention qui interagissent avec la première – ainsi que l’efficience trouveront leur fondement dans trois variables interdépendantes : la répartition et la coordination des compétences, la qualité du service, ainsi que son financement.

3.1. La répartition et la coordination des compétences devront être opérées avec soin, de manière décrétale, et tenir compte du critère de masse critique, donc de la capacité à rencontrer les enjeux. Les services provinciaux, cela a été dit à plusieurs reprises, notamment par le député provincial Gérald Moortgat et par Alain Braun, constituent des atouts par leur connaissance de terrain des nouvelles compétences qui seront transférées à la Région wallonne dans le domaine de la santé notamment, mais pas seulement. La capacité des services provinciaux à territorialiser les compétences en matière de sport, d’écodéveloppement, d’agriculture, de sécurité et d’enseignement supérieur, est réelle. J’y ajouterais la culture, dans toutes ses dimensions, comme déconcentration régionale. Je pense en effet, qu’il faut, en Wallonie comme à Bruxelles, arrêter de critiquer systématiquement la Communauté française et de se plaindre sans cesse de son incapacité à gérer les matières qui lui ont été confiées depuis 1970, et plutôt transférer rapidement toutes ses compétences vers les Régions. Alors que les mécanismes de ces transferts existent depuis 1993, il me paraît que la responsabilité du monde politique en cette matière devient accablante.

Au niveau des bassins de vie, je localiserais la territorialisation du développement économique, du tourisme, de l’aménagement du territoire et de la mobilité, de la formation, en lien avec la province, l’enseignement secondaire, y compris technique et professionnel.

Le niveau communal constitue le lieu d’où partent les mutualisations mais l’enseignement primaire y a assurément une place. Il ne s’agit évidemment pas d’instaurer un nouveau fédéralisme à l’intérieur de la Wallonie, entité fédérée. N’imposons donc pas une exclusivité des compétences mais permettons un partage en fonction des principes que nous avons avancés, en assaisonnant notre mise en œuvre d’une bonne dose de pragmatisme.

3.2. La qualité des services est fondamentale. Elle est souvent soulignée en ce qui concerne les provinces et en particulier celle du Hainaut : Observatoire de la Santé, Institut provincial de Formation, Hainaut Développement, Lecture publique, etc. Les services provinciaux sont reconnus pour leur compétence mais aussi pour la qualité de leur pilotage administratif, leur culture de services publics, leurs capacités d’innovation, de créativité, d’adaptation. Cela ne fait aucun doute : il s’agit, a-t-on dit, d’une véritable légitimité fondée sur la compétence.

3.2. Le financement des services peut être organisé sur base de la fiscalité propre des territoires ou sur base des dotations, difficiles à objectiver, ainsi que Christian Behrendt l’a rappelé. Il peut aussi être organisé par des mécanismes de contractualisation avec la Région, le Fédéral et l’Europe. Ces mécanismes sont complexes, car ils impliquent la conception, la co-construction, le pilotage, l’évaluation de projets multiniveaux. Ils ont toutefois ma préférence car ils sont les plus orientés vers les besoins concrets des citoyens, des entreprises et des autres acteurs. Nathalie Quévy a rappelé la nécessité de clarification que la question du financement impliquait de la part de la Région wallonne.

Conclusion : que voulons-nous faire ensemble ?

Ma conclusion tiendra en cinq points.

1. La situation économique, financière, politique de la Wallonie à l’horizon 2025-2050 m’apparaît plus périlleuse que ce que nous en laissons paraître. L’heure n’est pas aux querelles institutionnelles infrarégionales. L’interterritorialité, c’est-à-dire l’alliance des territoires pour rencontrer des objectifs communs m’apparaît davantage à l’ordre du jour. Au delà, n’oublions pas la formule prononcée par Calogero Conti le 24 février dernier : rien n’est figé, aucune institution, dans son existence et son mode de gouvernance. Le Recteur de l’Université de Mons a raison, bien sûr.

2. Dans notre transition collective vers la société de la connaissance, les universités et les centres de recherche doivent être, avec les entreprises, au cœur du système d’innovation, donc au cœur des territoires, qui sont, par excellence, les lieux de ces transformations. L’heure est au partenariat avec les provinces et avec les intercommunales en voie de transformation en agences de développement territorial.

3. Les provinces sont très concernées par les matières dites personnalisables et doivent être les meilleurs atouts en vue de leur prise en charge par l’institution wallonne… Je l’ai rappelé, et cela a été souligné à plusieurs reprises, les compétences des provinces portent précisément sur des domaines qui, demain, seront l’objet de toutes les attentions du gouvernement wallon. En particulier, et cela a été souligné par le rapporter de l’atelier “Acteur de son territoire”, l’institution provinciale exerce un rôle privilégié pour le développement de l’action sociale à un niveau de décisions qui touche les dispositifs locaux par lesquels les populations sont directement concernées.

4. Absorbé par la question des services qui était au centre de la réflexion menée par l’UMons et la Province de Hainaut, je n’ai rien dit de la question du pouvoir politique provincial. Je reste néanmoins très dubitatif sur la question de savoir s’il faudra, demain, maintenir un pouvoir politique provincial. J’entends bien l’argument classique No taxation without representation, sur le lien entre la fiscalité et la représentation démocratique. En fait, les travaux ici menés, mais aussi ma propre expérience, ne m’ont pas donné de réels arguments permettant de nourrir une réelle conviction selon laquelle il faudrait maintenir en Wallonie d’autres niveaux de taxation et de pouvoir – je dis bien de pouvoir, pas de services ni de gouvernance – que les niveaux communaux, régionaux et fédéraux.

5. Il est enfin un enjeu à la fois fondamental et paradoxal qui est celui des relations entre l’Université de Mons et la Province de Hainaut. Paradoxal, puisqu’au moment où elle prend une importance accrue par sa réorganisation mais aussi par différentes fusions et ouvertures, l’UMons laisse tomber son appellation de Mons-Hainaut. Celle-ci facilitait tout de même – permettez à un ancien Carolorégien de le relever – son recrutement à Charleroi. Fondamental, car tous les outils et concepts évoqués pour booster les relations entre l’UMons et la Province de Hainaut – plateforme de collaboration, partenariat gagnant-gagnant, alliance sur la formation, la santé (OSH-Institut Santé), la sécurité (Hainaut Sécurité – Institut Risques), le nouveau pôle hennuyer d’enseignement et l’IPF, etc. – s’inscrivent dans ce qui a été appelé ici la co-construction d’une expertise territoriale commune et d’un espace d’intelligence collective. Il faut dès lors remercier le Collège provincial d’avoir ouvert une réflexion structurée telle que celle-ci qui, n’en doutons pas, permettra, tant à l’Université qu’aux services provinciaux de rebondir pour préparer un avenir mieux construit. Les attentes sont plus nombreuses que les inquiétudes indiquait Alain Diseur, le directeur général des enseignements de la Province du Hainaut. Rien que cette alchimie entre la Province et l’UMons valait, je le pense, les efforts intenses de collaboration qui ont été réalisés.

Si on a une volonté d’avancer sur les projets, on n’aura pas trop de difficultés à se mettre d’accord sur les institutions, disait le ministre Stefaan De Clerck en clôturant son intervention le 28 mars à Mons. La question majeure à laquelle je vous renvoie est existentielle en effet : que voulons-nous faire ensemble ? En Cœur du Hainaut ou en Wallonie picarde ou encore dans le Pays de Charleroi, en Hainaut bien sûr. Mais aussi surtout en Wallonie.

Soyez convaincus que, lorsque nous aurons répondu ensemble à ces questions, le comment sera bien plus facile à construire.

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

[1] Ce texte constitue la remise au net d’un exposé présenté en clôture du colloque Terrains, territoires, territorialités : la Province au cœur du débat ?, organisé à la salle académique de l’Université de Mons par le Collège provincial du Hainaut et l’Université de Mons, le 28 mars 2014.

[2] Marcel Hicter, Cahiers JEB 1/83, p. 354, Andenne, Remy Magermans, 1983.

[3] Martine MAELSCHALCK, “L’efficacité, c’est le contraire de la bureaucratie“, dans L’Echo, 20 février 2014, p. 6.

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