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Namur, le 24 août 2023

Abstract :

Surtout quand elle s’applique aux territoires, la prospective fonde avant tout son processus sur l’identification d’enjeux de long terme, autant de questions auxquelles les acteurs et experts impliqués devront répondre. Mobilisant à la fois un socle d’informations large et rigoureux, soumis à la critique des sources et des faits, ainsi que des ressources nées de la créativité, la prospective se veut elle-même heuristique et processus d’innovation. Créativité et rationalité se nouent ainsi, sans s’opposer, mais dans le but de faire naître des visions innovantes dans lesquelles le rêve fertilise la réalité. Dans un monde où l’on présente la mésinformation comme cinquième cavalier de l’Apocalypse, la rigueur du cadre conceptuel, la réflexivité, l’autonomie de pensée, la vérification ont leur place entière. Enfin, la solidité du processus doit permettre de résoudre les questions du présent et d’anticiper celles de l’avenir. Cela signifie non seulement réfléchir, mais aussi se donner les capacités d’agir avant ou pour que les actions se réalisent.

 

Introduction : ouvrir le futur, c’est le construire

C’est au travers de la géographie, objet de cette section du Congrès des Sciences 2023 [1], que nous aborderons la prospective territoriale et son heuristique. Si j’en crois vos collègues géographes Antoine Le Blanc (Université du Littoral – Côte d’Opale) et Olivier Milhaud (Sorbonne Université), le lien s’impose d’emblée, au-delà même de la préoccupation de l’aménagement et du développement territoriaux : nous parcourons la Terre, nous parcourons la science, écrivent-ils, sachant le parcours nécessairement inachevé, et s’en émerveillant. Tel pourrait être le positionnement heuristique des géographes. Continuons  de parcourir : même si nous nous heurtons à des limites, c’est ce qui nous permet d’en être les acteurs [2].

Parcourir de manière volontariste un chemin fait d’interrogations et de réflexivité [3] sur sa démarche avec l’ambition d’être acteur de sa trajectoire, voilà qui parle aux prospectivistes… La modestie de ce questionnement heuristique, chère aux historiens dont je suis, est également au centre de notre réflexion. Même si elle est plus courante chez les géographes français, logés dans les UFR Géographie, Histoire, Économie et Société (GHES) que chez nos collègues belges, localisés – parfois avec beaucoup trop d’assurance – dans les Facultés des Sciences. Dans tous les cas, la prospective, avec son ambition propre, se veut, comme certaines belles initiatives de terrain en géographie [4], ouverte sur les enjeux brûlants et s’applique, pour cela, à un dépassement pluri-, multi- et interdisciplinaire.

C’est pour cette raison également que les contributeurs de l’ouvrage Qu’est-ce que la géographie ? mettent en exergue l’affiche-manifeste dénommée La géographie, une clef pour notre futur, diffusée en 2016 à l’initiative de leurs collègues belges pour rappeler l’implication de la géographie dans le monde d’aujourd’hui et déjà de demain au moment où la discipline était menacée notamment par la ministre de l’Éducation de la Communauté française de Belgique. Ce faisant, la représentation systémique que soutient ce document l’inscrit dans un des principes de la prospective. En effet, le Comité national belge de Géographie associe dans un même ensemble les variables que sont : changements climatiques, risques naturels et technologiques, qualité du cadre de vie, géolocalisation, urbanisation, prévisions météo, protection de l’environnement, aménagement du territoire et urbanisme, géomatique, impact des activités économiques, politiques démographiques, politique énergétique, mobilité, conservation de la nature, conflits géopolitiques et évolution des paysages [5].

Ces premiers éléments, mis en exergue à partir de la géographie, constituent autant de ponts vers les objectifs de cette contribution : définir la prospective territoriale, en évoquer le processus et s’interroger sur son heuristique à l’heure où la question de la qualité de l’information et de la traçabilité des sources semble délaissée par d’aucuns, y compris dans le monde scientifique même.

 

1. Une attitude, une méthode, une discipline, une indiscipline

La prospective est une attitude avant d’être une méthode ou une discipline, affirmait le philosophe et pédagogue Gaston Berger (1896-1960), concepteur français de cette démarche et promoteur du concept. En 1959, alors qu’il est directeur général de l’Enseignement supérieur français, Berger décrit la prospective au travers de cinq nécessités qui s’imposent aujourd’hui plus que jamais :

Voir loin : la prospective est essentiellement l’étude de l’avenir lointain. (…) et de la dynamique du changement (…)

Voir large : les extrapolations linéaires, qui donnent une apparence de rigueur scientifique à nos raisonnements, sont dangereuses si l’on oublie qu’elles sont abstraites (…)

Analyser en profondeur : la prospective suppose une extrême attention et un travail opiniâtre (…)

Prendre des risques : prévision et prospective n’emploient pas les mêmes méthodes. Elles ne doivent pas non plus être mises en œuvre par les mêmes hommes. La prospective suppose une liberté que ne permet pas l’obligation à laquelle nous soumet l’urgence (…)

Penser à l’Homme : l‘avenir n’est pas seulement ce qui peut « arriver » ou ce qui a le plus de chance de se produire. Il est aussi, dans une proportion qui ne cesse de croître, ce que nous aurions voulu qu’il fût [6].

Héritée aussi de la pensée du philosophe pragmatiste Maurice Blondel (1861-1949) [7], l’action va donc être au centre de la préoccupation du prospectiviste. Et, comme l’a fait remarquer le polytechnicien et ingénieur du Corps des Mines Jacques Lesourne (1928-2020) qui fut un des plus brillants pionniers de sa mise en pratique comme de son enseignement, entre le prospectiviste qui réfléchit en vue de l’action et le scientifique qui œuvre en vue d’élargir les connaissances, immense est la différence des points de vue. Le second peut écarter un problème comme prématuré. Le premier doit l’accepter s’il a un sens pour les acteurs et dès lors son devoir est de prendre en compte toute information pertinente et plausible même si elle s’exprime en termes flous [8]. La tête dans le monde de la recherche de connaissance, le prospectiviste n’en sera pas moins un homme – ou une femme – de terrain et d’action concrète.

S’inspirant des travaux menés aux États-Unis, comme l’avait d’ailleurs fait Gaston Berger [9], le successeur de Jacques Lesourne à la chaire de Prospective industrielle du Conservatoire des Arts et Métiers à Paris, l’économiste Michel Godet a d’ailleurs contribué à donner à la prospective sa forte dimension stratégique. Ainsi, se basant sur les travaux du théoricien des organisations l’Américain Russell L. Ackoff (1919-2009), Michel Godet a insisté sur la vocation normative de la prospective en plus de sa dimension exploratoire [10]. Dès lors, il y adjoint la planification qui, comme l’indique le professeur à l’Université de Pennsylvanie, consiste à concevoir un futur désiré et les moyens d’y parvenir [11].

De plus, renforcé par son expérience de terrain, surtout au sein des entreprises et des territoires, Michel Godet a ajouté trois autres nécessités aux cinq caractères que Gaston Berger prônait pour la prospective :

Voir autrement : se méfier des idées reçues.

Le rêve consensuel des générations présentes est souvent un accord momentané pour que rien ne change et pour transmettre aux générations futures le fardeau de nos irresponsabilités collectives.

Voir ensemble : appropriation.

C’est une mauvaise idée que de vouloir imposer une bonne idée.

Utiliser des méthodes aussi rigoureuses et participatives que possible pour réduire les inévitables incohérences collectives. (…) Sans prospective cognitive, proclame en 2004 le président du Conseil scientifique de la DATAR, la prospective participative tourne à vide et en rond sur le présent [12].

C’est effectivement cette prospective de Michel Godet ne cessera de qualifier d’indiscipline intellectuelle, sous-titrant d’ailleurs le premier tome son Manuel de prospective stratégique de cette manière [13]. L’ancien directeur de la prospective de la SEMA y rappelle que la formule est de Pierre Massé (1898-1987). Dans son avant-propos de la revue Prospective, n°1, datant de 1973 l’ancien Commissaire général au Plan du général de Gaulle observait que le terme dont l’acception moderne était due à Gaston Berger n’était explicitement ni une science, ni une doctrine mais une recherche. En forçant les mots, écrivait Massé, on aurait pu se demander si sa vocation pour l’incertain ne condamnait pas la Prospective à être, par nature, non pas une discipline, mais une indiscipline remettant en cause la prévision sommaire et dangereuse à base d’extrapolation [14]. Et l’auteur de Le Plan ou l’Anti-hasard (1965) [15] répondait lui-même à la question qu’il avait posée : je ne le crois pas, cependant, car nous avons besoin d’une science de l’à-peu-près, d’une sorte de topologie sociale nous aidant à nous orienter dans un monde de plus en plus complexe et changeant, où l’imagination, complétée par le discernement, tente d’identifier les faits porteurs d’avenir. (…) L’objet de la prospective n’est pas de rêver, mais de transformer nos rêves en projets. Il ne s’agit pas de deviner l’avenir, comme le font non sans risques les prophètes et les futurologues, mais d’aider à le construire, d’opposer au hasard des choses l’anti-hasard créé par la volonté humaine [16].

Ainsi, outil fondé sur la temporalité, c’est-à-dire la relation complexe que le présent établit à la fois en direction de l’amont et de l’aval, du passé et de l’avenir [17], la prospective dépasse l’historicité de nos mécanismes de pensées pour se projeter dans l’avenir et en explorer les chemins possibles, souhaitables, réalisables, avant de s’y lancer.

Renforcée par la convergence des travaux du foresight anglo-saxon et de la prospective latine menée au tournant des années 2000 sous l’égide de la DG Recherche de la Commission européenne, la prospective est un processus d’innovation et de transformation stratégique, fondé sur la systémique et le long terme, pour mettre en œuvre des actions présentes et opérationnelles. Systémique, car elle s’inscrit dans l’analyse des systèmes complexes ainsi que la théorie et la pratique de la modélisation. Long terme, car elle prend en compte la longue durée chère à Fernand Braudel (1902-1985) [18] et postule le futur au pluriel pour identifier des alternatives en vue de se créer un avenir [19]. Actions présentes et opérationnelles, parce qu’elle construit et met en œuvre une volonté stratégique pour transformer, mettre en mouvement, agir sur l’histoire, le territoire, l’organisation.

C’est ainsi que s’est construite une définition que je n’hésite pas à affiner au fil du temps, depuis sa première version écrite pour la Commission européenne [20], puis pour la Société wallonne de l’Évaluation et de la Prospective et la DATAR [21] :

La prospective est une démarche indépendante, dialectique et rigoureuse, menée de manière transdisciplinaire en s’appuyant sur la longue durée.

La prospective peut éclairer les questions du présent et de l’avenir, d’une part en les considérant dans leur cadre holistique, systémique et complexe et, d’autre part, en les inscrivant, au-delà de l’historicité, dans la temporalité. Résolument tournée vers le projet et vers l’action, elle a vocation à provoquer une ou plusieurs transformations au sein du système qu’elle appréhende en mobilisant l’intelligence collective [22].

Ainsi, nous pouvons reprendre et compléter l’heureuse formule de Jacques Lesourne : chaque fois qu’il y une réflexion prospective, il y a une décision à prendre [23]. Et ajouter : et à mettre en œuvre… Nous le confirmerons dans l’analyse du processus.

De nombreux débats ont eu lieu dans la communauté des prospectivistes pour savoir si la prospective territoriale était différente de la prospective d’entreprise, de la prospective industrielle ou technologique. Ces discussions sont un peu vaines et nous ne souhaitons pas nous y mêler. Mentionnons toutefois qu’un des meilleurs spécialistes de la prospective territoriale française, Guy Loinger (1943-2012) définissait celle-ci comme l’activité qui a pour objet l’expression de représentations alternatives des devenirs possibles et souhaitables d’un territoire, en vue de l’élaboration de projets de territoires et de politiques publiques locales et régionales [24]. Comme le directeur de l’Observatoire interrégional de la Prospective régionale (OIPR) l’indiquait avec raison, cette définition met clairement en avant le fait que la prospective constitue une réflexion stratégique en amont des processus décisionnels. Elle doit pouvoir déboucher sur une opérationnalisation de l’intervention de la collectivité sur le territoire. Les expériences concrètes de ce type ont été menées par l’Institut Destrée depuis vingt ans, au-delà même de celles pilotées au niveau régional wallon. Pour citer quelques exemples, on peut mentionner Luxembourg 2010, Pays de Herve au Futur, Charleroi 2020, la Communauté urbaine de Dunkerque, Wallonie picarde 2025, Côtes d’Armor 2020, Vision d’aménagement du Pays basque, Schéma d’Aménagement durable de la Région Picardie, Normandie 2020+, Région de Midi-Pyrénées, Région Lorraine, Bassin Cœur du Hainaut 2025, Schéma de développement régional de la Grande Région, etc. Autant de chantiers prospectifs territoriaux menés seuls ou en partenariat, et auxquels toute une conférence pourrait être consacrée à les décrire les uns après les autres.

Activité, attitude, démarche, processus, méthode, technique, outil, peut-être se perd-on à définir l’objet que constitue la prospective ? Lors d’une conférence qu’il donnait à Namur en 2009, Pierre Gonod (1925-2009), expert en analyse des systèmes complexes, qualifiait la prospective d’heuristique, processus de rationalité et source potentielle de créativité, véritable machine à se poser des questions [25].

Rappelons, s’il en est besoin, que l’heuristique est la partie de la science qui a pour objet la découverte des faits, et donc des sources, des documents qui fondent ces faits, la dernière partie de cette définition rappelant, selon le vocabulaire philosophique d’André Lalande (1867-1963), le métier des historiens [26]. J’y vois pourtant une nécessité pour toutes les disciplines et démarches, scientifiques ou non. Cette référence à la science est d’ailleurs difficile à appliquer à l’ensemble des préoccupations de toute discipline, mais peut plus sûrement qualifier leurs processus et démarches. En fait, l’heuristique est comme une poupée gigogne. Elle vise à repérer de manière aussi exhaustive que possible toute la documentation pertinente sur un sujet, mais aussi, au-delà de la collecte, la critique serrée des sources. Comme le rappelait Claude-Pierre Vincent, on y trouve aussi les ingrédients de la création, de l’intuition, de la créativité et de la stratégie d’innovation. Ainsi, ce sociologue et psychologue en donne-t-il une  large définition : tous les outils intellectuels, tous les processus, tous les procédés, mais aussi toutes les démarches favorisant « L’art de découvrir », mais aussi toutes les approches destinées à favoriser « l’invention dans les sciences » [27]. Notons également que le mathématicien américain George Pólya (1887-1985) observe que l’heuristique, s’occupant de la solution des problèmes, une de ses tâches spécifiques est de formuler en termes généraux des raisons pour choisir les sujets dont l’examen pourrait nous aider à parvenir à la solution [28].

Bien poser la question est en effet au centre de toute démarche scientifique, mais aussi de prospective. C’est pour cela que la phase de définition des enjeux de long terme y est tellement importante.

 

2. Un processus opérationnel et robuste

Le changement constitue la finalité du processus prospectif. Non pas, bien entendu, le changement pour le changement à tout moment, comme le dénonçait Peter Bishop dans ses cours [29], mais celui qui permet de répondre aux enjeux de long terme et d’atteindre la vision désirée à l’horizon choisi. Gaston Berger se référait déjà aux travaux du psychologue américain d’origine allemande Kurt Lewin (1890-1947) qui a élaboré un modèle de conduite du changement en trois phases dont la principale se dénomme transition : celle pendant laquelle les comportements et attitudes deviennent instables et contradictoires et où les acteurs en expérimentent et en adoptent certaines [30]. S’inspirant de cette pensée et d’autres modèles de transformation, nous avons construit avec des collègues prospectivistes un modèle de processus prospectif en sept étapes comprenant trois phases [31] :

Phase de mûrissement et de préparation (Définition des objectifs, positionnements temporel et spatial, pilotage, programmation, budget, communication, etc.).

 Phase prospective

  1. Identification (acteurs et facteurs) et diagnostic prospectif.
  2. Définition des enjeux de long terme.
  3. Construction de la vision commune.

 Phase stratégique

  1. Désignation des axes stratégiques.
  2. Mesure et choix des actions concrètes.
  3. Pilotage et suivi de la mise en œuvre.
  4. Évaluation du processus et des produits de l’exercice.

Tout au long de son parcours, le processus est nourri, d’une part, de manière interne par l’intelligence collective et, d’autre part, par la veille exercée vers l’extérieur pour être à l’affut des émergences qui ne manquent pas de se manifester. Le cheminement constitue un processus d’apprentissage sociétal permettant de collecter, de décoder, mais surtout de consolider les informations en faisant appel à des experts et en les confrontant par la délibération. L’objectif de l’exercice est de coconstruire une connaissance solide qui, partagée, servira de base de l’expression des possibles, des souhaitables, ainsi que de la stratégie.

Au fil des ans, les processus de participation s’approfondissent pour que les parties prenantes en soient vraiment et que l’implication des acteurs ne soit plus seulement conçue comme des mécanismes de consultation ou de concertation, mais comme de vraies dynamiques de co-conception, co-construction, voire de co-décision [32].

 

3. Vaincre les cinq cavaliers de l’Apocalypse

Le dessin de presse de Bill Bramhall’s, Les cinq cavaliers de l’Apocalypse, en éditorial du New York Daily News du 16 août 2021 illustre parfaitement notre propos sur la nécessité d’une heuristique formelle. Aux côtés de la guerre, de la famine, de la peste et de la mort, un cinquième cavalier chemine. La mort lui demande qui il est. Le cavalier répond, tablette ou mobile multifonction à la main : désinformation. Conçue alors que celle-ci faisait des ravages durant la pandémie de Coronavirus et en plein trumpisme, cette image continue de s’imposer. Sur beaucoup d’autres thématiques d’ailleurs que la pandémie.

Invité lors d’un de mes cours de prospective et roadmaps à l’École nationale d’Ingénieurs de Tunis, Piero Dominici, professeur à l’Université de Perugia et membre  de la World Science Academy, y évoquait les cinq illusions de la civilisation hyper-technologique : l’illusion de la rationalité, l’illusion du contrôle total, celle de la prévisibilité, celle de la mesurabilité et, enfin, l’illusion de pouvoir éliminer l’erreur de nos systèmes sociaux et de nos vies [33]. Ces différentes certitudes ont été bousculées lors du beau canular lancé par le très sérieux vulgarisateur scientifique français Étienne Klein, le 31 juillet 2022. Sur Twitter, le célèbre physicien et philosophe des sciences a illustré une description personnelle de l’étoile Proxima du Centaure, annoncée comme l’étoile la plus proche du Soleil, située à 4,2 années-lumière de nous (ce qui semble exact) et annoncée comme prise par le télescope James Webb (JWST), lancé quelques mois plus tôt. Devant l’engouement et le risque réel d’emballement médiatique autour de cette information,  Étienne Klein a annoncé que la photo publiée était en fait celle d’une tranche de chorizo prise sur fond noir. Ainsi, en diffusant cette image, l’ancien directeur de recherche au Commissariat à l’Énergie atomique avait-il voulu inciter à la prudence face à la diffusion d’images sur les réseaux sociaux sans imaginer que l’absence de critique rendrait son message viral. Il faut également mentionner qu’une petite recherche montre qu’Étienne Klein avait lui-même repris un tweet de l’astrophysicien Peter Coles de l’Université de Cardiff, daté de la veille et qui n’avait pas eu un effet de même ampleur sur les réseaux sociaux. La photo originale du chorizo est d’ailleurs plus ancienne puisqu’elle avait été postée le 27 juillet 2018 par un certain Jan Castenmiller, retraité néerlandais disant vivre à Vélez-Málaga, en Andalousie, présentant une soi-disant éclipse de lune. En fait, trois éléments peuvent expliquer l’emballement autour de cette rondelle de charcuterie : la plus grande qualité de l’image, légèrement retouchée, le contexte d’enthousiasme autour des performances du nouveau télescope et, surtout, la grande légitimité du diffuseur de l’image [34].

Cette nécessaire traçabilité des sources est essentielle à la qualité et à la fiabilité de l’information. Elle est pourtant mise à mal. Non seulement par les progrès techniques, notamment dans le domaine du numérique et de l’IA, qui permettent de transformer le texte, l’image et la voix, mais aussi par une forme d’affaissement de la norme de la part des chercheurs eux-mêmes. Ainsi, en est-il de l’utilisation de plus en plus courante du mode de référencement des sources particulièrement indigent, dit d’Harvard, et de l’habitude de remplir les textes scientifiques de mentions vagues du style (Destatte, 1997) renvoyant ici à un ouvrage de 475 pages, quand ce n’est pas – excusez le rapprochement – (Hobbes, 1993), vous condamnant à chercher la preuve de ce qui est avancé dans les 780 pages de la troisième édition Sirey de l’œuvre du philosophe anglais comme j’ai dû le faire récemment… En fait, comme le rappelait simplement Marc Bloch (1886-1944), indiquer la provenance d’un document équivaut sans plus à se soumettre à une règle universelle de probité [35].

Mais il y a plus : c’est cette traçabilité même de la pensée qui est mise en cause. Ainsi, dans un magazine économique récent, pourtant généralement jugé sérieux, un chroniqueur estimait que les notes de bas de page constituaient un enfer : baliser la compréhension d’un texte, c’est compromettre son appréhension par le lecteur, affirmait-il, estimant que si les jeunes se tournaient vers des textes de slam, de hip-hop ou de rap, c’est parce que, au moins ceux-ci ne comportent pas de notes de bas de page [36]. Plus grave encore, dans une histoire des notes de bas de page affichée sur le site prospective.fr, on peut lire depuis octobre 2022 :

Fastidieuse à lire autant que pénible à produire, celle-ci devient vite le cauchemar des lecteurs et des thésards. Pour le dramaturge britannique Noël Coward [37], « Lire une note en bas de page revient à descendre pour répondre à la porte alors qu’on est en train de faire l’amour. »

 Élément du paratexte, la note a tout du parasite. Pourtant tout avait bien commencé. Ce fut d’abord une histoire d’historiens. La note venait répondre à un besoin à mesure que l’histoire gagnait en scientificité : la nécessité de citer clairement ses sources et l’importance croissante accordée aux preuves pour étayer chaque thèse [38].

Qualifier les notes d’ennuyeuses ou de superflues ne renforcera certainement pas les qualités heuristiques de nos prospectivistes, chercheurs, étudiants et élèves. François Guizot (1787-1874), un de ces premiers scientifiques à généraliser l’emploi des notes aurait qualifié de légèreté déplorable la manière de voir des susmentionnés. L’ancien chef du gouvernement sous Louis-Philippe et néanmoins historien se plaignait de voir trop d’esprits prévenus se contenter de quelques documents en appui de leurs thèses plutôt que de poursuivre la recherche jusqu’à établir la réalité des faits [39]. Ainsi soulignait-il le danger auquel sont confrontés les enseignants, les chercheurs et les « intellectuels », la difficulté qu’ils ont à parler ou à écrire de manière neutre, objective et dépassionnée, avec la distance que l’on attend du rôle ou de la profession de celui qui exprime son opinion et à s’approcher de la vérité, voire à dire la vérité.

La recherche contemporaine nous adresse au moins deux messages. D’une part, celui de la rigueur qui consiste d’abord à savoir de quoi on parle, quel est le problème, ce que l’on cherche. Ce positionnement nécessite non seulement une culture générale, une expérience, mais aussi un apprentissage sur le sujet. C’est une phase de tout processus de recherche, mais aussi de participation à une consultation ou à un processus délibératif, y compris prospectif. Le deuxième message nous renvoie à la relativité, à l’objectivité face au sujet ainsi qu’à l’interprétation de l’expérience. Si la passion qui souvent motive positivement le chercheur peut aussi en être son ennemi intérieur, comment en préserver le citoyen, l’acteur, la partie prenante qui participent à un processus de recherche et d’innovation ?

Avant tout autre, probablement, Aristote nous rappelait au IVe siècle ANC que convaincre par la rhétorique, les techniques oratoires, n’est pas démontrer par des techniques persuasives (induction, syllogismes et autres enthymèmes). La pratique scientifique consiste à prouver, c’est-à-dire établir la preuve de ce qu’on avance, ce qui est tout différent de la rhétorique ou de la dialectique [40]. Dans le monde de la prospective, mais pas seulement, nous avons toujours plaidé pour rechercher un équilibre entre les pôles factuel (recueil des données), interactif (délibération) et conceptuel (fondant les concepts structurants), dans la logique de la méthode créatrice valorisée par Thierry Gaudin, ancien directeur de la prospective et de l’évaluation au ministère français de la Recherche [41]. Cet équilibre peut être recherché sur base des efforts et investissements en temps et en moyens réalisés dans les trois approches d’une problématique ou d’un enjeu.

Bien avant nos penseurs de la Renaissance, l’érudit nord-africain Ibn Khaldûn (1332-1406) appelait à combattre le démon du mensonge avec la lumière de la raison. Il sollicitait la critique pour trier le bon grain de l’ivraie et en appelait à la science pour polir la vérité pour la critique [42]. La rigueur de l’analyse est ici le maître-mot. Rigueur du qualitatif autant que du quantitatif. Dans les sciences, même sociales, rigueur logique et rigueur empirique se combinent pour interpréter, comprendre, expliquer [43]. Partout, la vérification de la qualité des données est essentielle : régularité des mesures, stabilité des séries, permanence de la mesure sur toute la durée analysée, existence d’une réelle variation périodique, etc. [44]

La chercheuse ou le chercheur qui prend le chemin de la prospective devra être comme le philosophe décrit par le grammairien et philosophe César Chesneau Dumarsais (1676-1756) qui a écrit cette définition dans l’Encyclopédie de 1765, dirigée par Denis Diderot, Jean Le Rond d’Alembert et Louis de Jaucourt :

La vérité n’est pas pour le philosophe une maîtresse qui corrompe son imagination, et qu’il croie trouver partout ; il se contente de la pouvoir démêler où il peut l’apercevoir, il ne la confond point avec la vraisemblance ; il prend pour vrai ce qui est vrai, pour faux ce qui est faux, pour douteux ce qui est douteux, et pour vraisemblable ce qui n’est que vraisemblable. Il fait plus, et c’est ici une grande perfection du philosophe, c’est que lorsqu’il n’a point de motif propre pour juger, il sait demeurer indéterminé [45].

La prudence et la rigueur dans l’heuristique ne sauraient toutefois déboucher sur l’objectivisme. Distinguer le vrai du faux est absolument indispensable. Se tenir éloigné du monde et s’abstenir d’y intervenir n’est certes ni la pratique des intellectuels [46], ni celles des prospectivistes qui sont avant tout, rappelons-le, des femmes et des hommes de réflexion et d’action.

 

Conclusion : le courage intellectuel

La recherche du vrai, la distanciation et l’autonomie de pensée [47] ne valent que si elles sont accompagnées du courage de dire le vrai. On connaît tous les magnifiques paroles du député de la SFIO Jean Jaurès (1859-1914) dans son discours à la jeunesse, prononcé à Albi en 1903 :

Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques [48].

On connaît beaucoup moins la communication faite par Raymond Aron (1905-1983) devant la Société française de philosophie en juin 1939, deux mois à peine avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale… L’historien et sociologue français rappelait l’importance des qualités de discipline, de compétences techniques, mais aussi de courage intellectuel afin de tout remettre en question et dégager les problèmes dont dépendait l’existence même de son pays. Avec lucidité, Aron annonçait que la crise serait longue et profonde :

Quels que soient les événements immédiats, nous n’en sortirons pas à bon compte. L’aventure dans laquelle la France et les pays d’Europe sont engagés ne comporte pas d’issue immédiate et miraculeuse. Dès lors, je pense que les professeurs que nous sommes sont susceptibles de jouer un petit rôle dans cet effort pour sauver les valeurs auxquelles nous sommes attachés. Au lieu de crier avec les partis, nous pourrions nous efforcer de définir, avec le maximum de bonne foi, les problèmes qui sont posés et les moyens de les résoudre [49].

 Sans même évoquer l’idée que chercheurs, enseignants, intellectuels, nous serions des privilégiés par les possibilités intellectuelles et matérielles qui nous sont données [50], il n’en reste pas moins que notre responsabilité est grande à l’égard de la société. L’exerçons-nous à la hauteur du devoir qui est le nôtre et de l’attente de la société civile ? On ne peut en effet qu’en douter… en Belgique, mais surtout en Wallonie. L’absence d’espace public activé et dynamique de Mouscron à Welkenraedt et de Wavre à Arlon, est un problème réel. Ce n’est pas un vice rédhibitoire.

Alors que le décalage se fait de plus en plus flagrant entre, d’une part, les politiques publiques et collectives qui sont menées depuis l’Europe jusqu’au local et, d’autre part, les nécessités fondées par les enjeux que portent l’anthropocène et la décohésion humaine, il est grand temps de porter à nouveau haut et fort la voix des territoires.

Et, à nouveau, de tout remettre en question.

 

Philippe Destatte

@PhD2050

 

Voir aussi : Ph. DESTATTE, « Les opinions partiales altèrent la rectitude du jugement », Heuristique et critique des sources dans les sciences.

 

[1] Ce texte constitue la mise au net de mon intervention au Congrès des Sciences 2023, tenu à l’Université de Namur (Wallonie) les 23 et 24 août 2023.

[2] Antoine LE BLANC et Olivier MILHAUD, Sortir de nos enfermements ? Parcours géographiques, dans Perrine MICHON et Jean-Robert PITTE, A quoi sert la géographie ?, p. 116, Paris, PuF, 2021.

[3] Pierre BOURDIEU, Science de la science et réflexivité, Cours au Collège de France 2000-2001, p. 173-174, Paris, Raisons d’agir Éditions, 2001. – Pierre BOURDIEU (1930-2002), Réflexivité narcissique et réflexivité scientifique (1993), dans P. BOURDIEU, Retour sur la réflexivité,  p. 58, Paris, EHESS, 2022.

[4] Bernadette MERENNE-SCHOUMAKER et Anne BARTHELEMI dir., L’accès aux fonctions et l’aménagement des territoires face aux enjeux de notre société, dans Géo, n°85, Arlon, FEGEPRO, 2021. – Florian PONS, Sina SAFADI-KATOUZIAN et Chloë VIDAL, Penser et agir dans l’anthropocène, Quels apports de la prospective territoriale ?, dans Géographie et cultures, n°116, Hiver2020.

[5] La géographie, une clef pour notre futur, Comité national belge de Géographie, 30 mai 2016. https://uclouvain.be/fr/facultes/sc/actualites/la-geographie-une-cle-pour-notre-futur.html – A. LE BLANC et O. MILHAUD, op. cit., p. 117.

[6] L’attitude prospective, dans L’Encyclopédie française, t. XX, Le monde en devenir, 1959, reproduit dans Gaston BERGER, Phénoménologie du temps et prospective, p. 270-275, Paris, PuF, 1964. (1959).

[7] Le philosophe français Maurice Blondel avait développé le concept de prospection qui désignait une pensée orientée vers l’action : la pensée concrète, synthétique, pratique, finaliste, envisageant le complexus total de la solution toujours singulière, où se portent le désir et la volonté, par opposition à la « rétrospection » ou « réflexion analytique » qui est une pensée repliée sur elle-même, spéculative ou scientifique, non dénuée certes d’applications possibles ou de fécondité pratique, mais n’aboutissant qu’indirectement à cette utilité et passant d’abord par la connaissance générique et statique comme par une fin autonome. (…) Maurice BLONDEL, Sur Prospection, dans André LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, p. 846, Paris, PuF, 1976.

[8] Jacques LESOURNE, Un homme de notre siècle, De polytechnique à la prospective et au journal Le Monde, p. 475, Paris, Odile Jacob, 2000.

[9]  En particulier à l’égard de la psychologie sociale : Kurt Lewin, Ronald Lippitt, Jeanne Watson, Bruce Westley. G. BERGER, Phénoménologie du temps et prospective…, p. 271.

[10] Maurice Blondel propose d’appeler Normative la recherche méthodique qui a pour but d’étudier et de procurer la démarche normale grâce à laquelle les êtres réalisent le dessein d’où ils procèdent, le destin où ils tendent. M. BLONDEL, L’être et les êtres, Essai d’ontologie concrète et intégrale, p. 255, Paris, Félix Alcan, 1935.

[11] Russell Lincoln ACKOFF, Méthodes de planification de l’entreprise, Paris, Éditions d’organisation, 1973. – A Concept of Corporate Planning, New York, Wiley, 1969. – M. GODET, Prospective et planification stratégique, p. 31, Paris, Economica, 1985.

[12] Michel GODET, Les régions face au futur, Préface à G. LOINGER dir., La prospective régionale, De chemins en desseins, p. 8, Paris, L’Aube – DATAR, 2004. – Voir aussi : Michel GODET, De la rigueur pour une indiscipline intellectuelle, Assises de la Prospective, Université de Paris-Dauphine, Paris, 8-9 décembre 1999, p. 13,

http://www.laprospective.fr/dyn/francais/articles/presse/indiscipline_intellectuelle.pdf

[13] Michel GODET, Manuel de prospective stratégique, t. 1, Une indiscipline intellectuelle, Paris, Dunod, 1997.

[14] Pierre MASSÉ, De prospective à prospectives, dans Prospectives, Paris, PuF, n°1, Juin 1973, p. 4.

[15] P. MASSÉ, Le Plan ou l’Anti-hasard, coll. Idées, Paris, nrf-Gallimard, 1965.  http://www.laprospective.fr/dyn/francais/memoire/texte_fondamentaux/le-plan-ou-lantihasard-pierre-masse.pdf

[16] P. MASSÉ, De prospective à prospectives…, p. 4.

[17] Jean CHESNEAUX, Habiter le temps, p. 18-19, Paris, Bayard, 1996. – Reinhart KOSSELECK, Le futur passé, Paris, EHESS, 1990.

[18] Fernand BRAUDEL, Histoire et Sciences sociales, La longue durée, dans Annales, 1958, 13-4, p. 725-753. https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1958_num_13_4_2781

[19] Jacques LESOURNE, Les mille sentiers de l’avenir, p. 11-12, Paris, Seghers, 1981.

[20] Voir notamment : Günter CLAR & Philippe DESTATTE, Regional Foresight, Boosting Regional Potential, Mutual Learning Platform Regional Foresight Report, Luxembourg, European Commission, Committee of the Regions and Innovative Regions in Europe Network, 2006. Philippe-Destatte-&-Guenter-Clar_MLP-Foresight-2006-09-25

[21] Ph. DESTATTE et Ph. DURANCE, Les mots-clés de la prospective territoriale, p. 46, Paris, La Documentation française, 2009. Philippe_Destatte_Philippe_Durance_Mots_cles_Prospective_Documentation_francaise_2009

[22] Ph. DESTATTE, Qu’est-ce que la prospective ?, Blog PhD2050, 10 avril 2013. https://phd2050.org/2013/04/10/prospective/

[23] J. LESOURNE, Conclusion, aux Assises de la prospective, Paris, Université Dauphine, 8 décembre 1999.

[24] Guy LOINGER, La prospective territoriale comme expression d’une nouvelle philosophie de l’action collective, dans G. LOINGER dir., La prospective régionale, De chemins en desseins, p. 44-45, Paris, L’Aube – DATAR, 2004.

[25] Pierre GONOD, Conférence faite à la Plateforme d’Intelligence territoriale wallonne, Namur, Institut Destrée, 19 mai 2009.

[26] André LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, p. 413, Paris, PUF, 1976. Sur l’heuristique, voir aussi : Ph. DESTATTE, Les opinions partiales altèrent la rectitude du jugement, Heuristique et critique des sources dans les sciences, Conférence présentée à la Salle académique de l’Université de Mons, dans le cadre du Réseau EUNICE, le 21 octobre 2021, Blog PhD2050, 1er novembre 2021. https://phd2050.org/2021/11/01/heuristique/

[27] Claude-Pierre VINCENT, Heuristique, création, intuition et stratégies d’innovation, p. 32, Paris, Editions BoD, 2012. – Cette définition est fort proche de celle de l’Encyclopaedia Universalis : Jean-Pierre CHRÉTIEN-GONI, Heuristique, dans Encyclopædia Universalis, consulté le 6 mars 2023. https://www.universalis.fr/encyclopedie/heuristique/

[28] George PóLYA, L’Heuristique est-elle un sujet d’étude raisonnable ?, dans Travail et Méthodes, p. 279, Paris, Sciences et Industrie, 1958.

[29] Pour une idée des travaux de Peter Bishop, voir : P. BISHOP & Andy HINES, Teaching about the Future, New York, Palgrave-MacMillan, 2012.

[30] Kurt LEWIN, Field Theory in Social Science, Harper Collins, 1951. – Psychologie dynamique, Les relations humaines, Paris, PuF, 1972.

[31] Ph. DESTATTE, La construction d’un modèle de processus prospectif, dans Philippe DURANCE & Régine MONTI dir., La prospective stratégique en action, Bilan et perspectives d’une indiscipline intellectuelle, p. 301-331, Paris, Odile Jacob, 2014.

[32] Ph. DESTATTE, La coconstruction, corollaire de la subsidiarité en développement territorial, Hour-en-Famenne, Blog PhD2050, 3 août 2023, https://phd2050.org/2023/08/03/la-coconstruction-corollaire-de-la-subsidiarite-en-developpement-territorial/ – Ph. DESTATTE, Citizens’ Engagement Approaches and Methods in R&I Foresight, Brussels, European Commission, Directorate-General for Research and Innovation, Horizon Europe Policy Support Facility, 2023.

https://op.europa.eu/en/publication-detail/-/publication/d5916d5f-1562-11ee-806b-01aa75ed71a1/language-en/format-PDF/source-288573394

[33] Piero DOMINICI, Managing Complexity ? Tunis, ENIT, 15 avril 2022.

[34] André GUNTHERT, Ce que montre le chorizo, dans L’image sociale, 17 novembre 2022. https://imagesociale.fr/10853 – André Gunthert est maître de conférences à l’École des Hautes Études en Sciences sociales à Paris, où il occupe la chaire d’histoire visuelle.

[35] Marc BLOCH, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien (1942), dans Marc BLOCH, L’histoire, la Guerre, la Résistance, coll. Quarto,  p. 911, Paris, Gallimard, 2006.

[36] Paul VACCA, L’enfer des notes de bas de page, dans Trends-Tendances, 2 mars 2023, p. 18.

[37] Sir Noël Peirce COWARD (1899-1973) Britannica, The Editors of Encyclopaedia. Noël Coward, Encyclopedia Britannica, 15 Sep. 2023, https://www.britannica.com/biography/Noel-Coward. Accessed 5 October 2023

[38] Histoire des notes de bas de page, Actualité prospective, 1er octobre 2022.

https://www.prospective.fr/histoire-des-notes-de-bas-de-page/

[39] François GUIZOT, Histoire des origines du gouvernement représentatif en Europe, (1820), p. 2, Paris, Didier, 1851.

[40] ARISTOTE, d’après Rhétorique, LI, 2, 1355sv, dans Œuvres, coll. La Pléiade, p. 706 sv, Paris, Gallimard, 2014.

[41] Thierry GAUDIN, Discours de la méthode créatrice, Gordes, Ose Savoir – Le Relié, 2003.

[42] IBN KHALDÛN, Al-Muqaddima, Discours sur l’histoire universelle, p. 6, Arles, Acte Sud, 1997.

[43] Jean-Pierre OLIVIER de SARDAN, La rigueur du qualitatif, Les contraintes empiriques de l’interprétation socio-anthropologique, p. 8, Louvain-la-Neuve, Bruylant-Academia, 2008.

[44] Daniel CAUMONT & Silvester IVANAJ, Analyse des données, p. 244, Paris, Dunod, 2017.

[45] César CHESNEAU DU MARSAIS, Le philosophe, dans  Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers…, t. XII, p. 509, Neufchâtel, 1765. http://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/article/v12-1254-0/

[46] Gérard NOIRIEL, Dire la vérité au pouvoir, Les intellectuels en question, Paris, Agone, 2010.

[47] Sans une plus grande distanciation et une plus grande autonomie de pensée, (les chercheurs) peuvent-ils espérer mettre au service de leur prochain des instruments de pensée plus adaptés, des modèles plus conformes à la réalité que ceux dont on a, par tradition, coutume d’user, qui se transmettent sans réflexion de génération en génération, ou encore que ceux développés au hasard dans l’ardeur du combat ? Norbert ELIAS, Engagement et distanciation, Contribution à la sociologie de la connaissance (1983), p. 27-28, Paris, Fayard, 1993.

[48] Jean JAURES, Discours à la Jeunesse, Albi, 31 juillet 1903, dans J. JAURES, Discours et conférences, coll. Champs classiques, p. 168, Paris, Flammarion, 2014.

[49] Raymond ARON, Communication devant la Société française de philosophie, 17 juin 1939, dans R. ARON, Croire en la démocratie, 1933-1944, p. 102, Paris, Arthème Fayard – Pluriel, 2017.

[50] Noam CHOMSKY, De la responsabilité des intellectuels, p. 149, Paris, Agone, 2023. – Noam CHOMSKY, The Responsability of Intellectuels, New York, The New York Press, 2017.

Namur, le 21 avril 2017

La démarche qu’entame le panel citoyen réuni au Parlement de Wallonie du 21 avril au 12 mai 2017 a une triple vocation [1] : démocratique, prospective et innovatrice :

démocratique, parce que ce processus participe au moins à deux des trois fonctions de la démocratie que sont d’abord la concertation collective entre les citoyens, ensuite, la responsabilité du corps social à l’égard de la chose publique, du bien qui nous est commun – ou devrait l’être – et, enfin, tâche ici plus difficilement identifiable, le contrôle civique sur les instances du pouvoir [2] ;

prospective signifie que l’on veut s’appuyer sur le long terme, à partir de regards diversifiés, rechercher des alternatives nouvelles pour transformer la problématique – la gestion du vieillissement en Wallonie – sur laquelle porte notre attention, pour permettre de passer, dès lors, de la pensée à l’action ;

innovatrice parce que le Parlement et le Gouvernement de Wallonie font le pari de la modernisation de la gouvernance wallonne et investissent, en mobilisant une partie de la communauté des citoyen(ne)s au profit d’un processus démocratique délibératif, qui s’ajoute au régime représentatif et s’articule à celui-ci.

Une méthode solide : la conférence-consensus

La méthode utilisée est celle de la conférence-consensus, qui se fonde sur la reconnaissance et le dialogue des trois composantes fondamentales d’un triangle : les citoyens, les experts et les élus, ainsi que le dialogue au sein même de ces composantes. L’appellation de cette méthode, en provenance des pays nordiques, ne doit pas nous tromper. Il ne s’agit pas de rechercher un consensus faible, voire mou, entre les idées des un(e)s et des autres, mais au contraire, d’assumer la gestion intelligente des opinions diverses et de laisser argumenter fortement des personnes qui se positionnent avec conviction, tout en restant fondamentalement à l’écoute des autres. On appelle également ce mécanisme une conférence-confrontation. Nous savons que, dans nos familles comme dans nos entreprises ou nos organisations, l’innovation vient du choc des idées et que le changement n’est pas un long fleuve tranquille. Évidemment, nous devons rester conscients que nous sommes dans un jeu de rôle. Si les élu(e)s sont des décideurs politiques, ils sont aussi des citoyen(ne)s et ne sont pas sans expertises, de même que les experts sont aussi citoyens et les citoyens disposent de quelques expertises, particulièrement sur une question comme le vieillissement qui est au cœur de l’expérience de chacun, davantage par exemple que la maternité, la plongée sous-marine ou la fusion thermonucléaire.

L’intérêt d’une conférence-consensus réside dans son exigence de produire une déclaration à l’adresse des élus qui précise les enjeux du domaine abordé et dont les citoyens se saisissent, la vision à long terme que s’en fait le panel ainsi les pistes de réponses qu’elle préconise pour ces enjeux. Il s’agit donc d’un vrai travail de production pour lequel le panel sera souverain et donc seul responsable. L’ambition est certainement limitée. Il s’agit moins de résoudre tous les problèmes que d’apporter quelques réponses innovantes à des questions ciblées.

Fort de leurs travaux en amont, les experts auront pu nourrir les citoyens. Les élus, interpellés par cette déclaration lors de la séance plénière du Parlement de Wallonie du 12 mai, se sont engagés à écouter et à y répondre verbalement. Les élus conservent bien entendu – et chacun doit en être conscient, particulièrement les membres du panel -, toute leur liberté pour se saisir ou non des enjeux ainsi que des propositions qui seront formulées par les citoyens. Cette règle est fondamentale, elle évitera de faire naître des regrets ou des désillusions. C’est en cela que le processus est qualifié de délibératif, davantage que de participatif. Cette dénomination indique que les citoyennes et citoyens ne seront pas califes à la place du calife : en contribuant à porter la voix de la société vers les élus, ils complèteront la démocratie représentative, la continueront [3], mais ne s’y substitueront pas.

Photo Parlement de Wallonie, 21 avril 2017

A la recherche du bien commun…

Ces précautions sur le processus entamé ne signifient évidemment pas, au contraire, que l’attente à l’égard du panel ne soit pas considérable. Lors de sa réunion du 11 avril 2017, le Comité scientifique interuniversitaire, mis en place par le Parlement de Wallonie [4], l’a rappelé : le processus engagé par le Parlement constitue une remarquable avancée – jusqu’ici jamais réalisée à ce point – et une occasion de faire progresser la démocratie en Wallonie et de mener une expérience de dialogue constructif entre les citoyen(ne)s et les élu(e)s. Cette démarche apparaît d’autant plus innovante qu’elle concerne l’ensemble de la population, est prospective et porteuse d’enjeux sociétaux très forts. Ce qui, nous semble-t-il, caractérise, cette initiative, c’est la grande confiance qui est placée dans le panel comme étape dans la réappropriation de la capacité politique par les citoyens. Elle leur rappelle qu’en dehors des élections, les citoyennes et citoyens ont ou peuvent avoir des marges de manœuvre, dans ce cadre ou dans d’autres. On se souviendra longtemps du Yes, we can de Barack Obama, même s’il n’a pu aller aussi loin avec le Congrès que nous essayons de le faire avec le Parlement de Wallonie.

Il s’agit dès lors de tabler sur l’intelligence collective et sur ce que Jacques Testart appelle l’humanitude, l’émulation qui peut jaillir au sein d’un groupe en effervescence intellectuelle, morale et affective, qui peut – si les conditions sont remplies – produire du bien commun et de l’intérêt général [5]. Nous pouvons témoigner de la vitalité de ces mécanismes au travers des nombreuses expériences qui ont été menées depuis le début des années 1980 dans le cadre des dynamiques La Wallonie au futur – notamment la conférence-consensus de 1994 consacrée au pilotage du système éducatif [6] -, la démarche prospective citoyenne Wallonie 2020 [7] ou encore les travaux du Collège régional de Prospective de Wallonie [8]. La Fondation pour les Générations futures, l’IWEPS et de nombreux organismes ont également expérimenté des démarches délibératives de cette nature, notamment sur la question du vieillissement [9]. Au-delà de ces bonnes pratiques, jamais néanmoins, en Belgique, un Parlement ne s’est montré aussi disponible pour accueillir et aussi susciter le débat citoyen et, surtout, l’articuler à ses propres travaux.

Principes de fonctionnement du panel

Les principes de fonctionnement du panel que nous avons voulu mettre en exergue sont avant tout des facteurs de réussite et donc aussi des facteurs de cette confiance, déjà évoquée.

  1. La mise en place d’un comité de pilotage parlementaire et d’un comité scientifique sont des facteurs d’exigence qui renforcent la légitimité et la crédibilité de la démarche. Une évaluation de la démarche est déjà en préparation sous la direction de ce comité scientifique.
  2. Le mode de recrutement du panel fondé sur un effort d’échantillonnage en termes d’âge, de genre, de territoire de résidence, de profil socio-économique, sur base d’un sondage réalisé par SONECOM et en se calquant sur le profil de la société wallonne, renforce cette légitimité même si le caractère volontariste des participants reste essentiel.
  3. La valorisation d’une documentation de référence, produite par des chercheurs de disciplines différentes, permet de disposer d’un socle de connaissance et d’expertise, en particulier l’étude IWEPS-UCL publiée en juillet 2016 et consacrée à la gestion du vieillissement en Wallonie aux horizons 2025-2045 [10]. L’intérêt est grand aussi de disposer des documents permettant de disposer d’un état des actions et ambitions des décideurs publics en Wallonie qui sera mis à la disposition du panel de citoyens, ainsi que d’autres documents provenant de la société civile, organisée ou non. Les membres du panel ont tout intérêt à renforcer leur capacité d’appréhender le sujet et ses réalités en Wallonie. L’enquête audiovisuelle qualitative réalisée pour le Parlement de Wallonie par Canal C, avec l’appui de l’Institut Destrée, ainsi que le sondage mené par SONECOM ont aussi cette vocation. L’appropriation par le panel de tous les éléments de connaissance, l’empêchera de se laisser disqualifier parce que certains le considèreraient comme incompétent.
  4. L’indépendance, la liberté et la souveraineté du panel pour aborder les enjeux dont il voudra se saisir dans le cadre du cahier des charges des objectifs rappelés et portant sur le vieillissement ont été garanties. Cette souveraineté, cette liberté et cette indépendance s’exerceront aussi farouchement à l’égard des experts et des deux facilitateurs techniques du processus consensus. Nous ne sommes que des burettes, de l’huile à mettre dans les rouages et nous n’interviendrons évidemment pas dans la construction des contenus.
  5. La courtoisie est la fleur de l’humanité, disait l’ancien ministre des Sciences et des Arts Jules Destrée. Elle sera le mot d’ordre des relations entre les membres du panel, ce qui, nous l’avons dit, n’empêchera pas la confrontation des idées. Au sein du panel, d’ailleurs, nous multiplierons les dispositifs afin de faire en sorte que, contrairement d’ailleurs à ce qui se passe parfois chez les députés, toutes les citoyennes et tous les citoyens du panel soient sur le même pied d’égalité pour s’exprimer. Même pour des raisons d’efficacité, il est en effet hors de question de donner d’emblée plus d’importance à certains citoyens qu’à d’autres pour des raisons d’éducation, de formation ou de capacité de leadership. Chacune et chacun contribuera donc au projet commun.
  6. Cette courtoisie, exercée également à l’égard des experts et des élus, sera attendue de ceux-ci afin que le panel soit respecté pour ce qu’il est : un groupe de femmes et d’hommes qui ont décidé de consacrer quelques jours de leur temps pour une aventure intellectuelle et politique, en mettant leur expérience au service de l’intérêt commun et en tenant à distance les a-priori, les idées toutes faites, les grandes certitudes idéologiques ainsi que le prêt-à-porter mental.

C’est pourquoi, on ne saurait trop remercier ceux qui ont accepté d’être présents au sein de ce panel, ces « citoyens invisibles », comme dit Pierre Rosanvallon, devenus bien concrets aujourd’hui, aux côtés des élues et des élus du Parlement, dans une gouvernance partagée et respectueuse de nos institutions.

Il nous semble qu’il faut également remercier le Président, le Bureau, le Greffier et les Services du Parlement de Wallonie, qui nous accueillent, mais aussi le Gouvernement wallon. Nous avions indiqué voici plus de cinq ans que les intelligences citoyennes n’auraient toute leur place dans une démocratie moderne que si le pouvoir régional leur ménage les espaces nécessaires et qu’il accepte le dialogue avec ceux qui occuperont ces espaces.

C’est ainsi que pourrait se construire en Wallonie une démocratie collective, comme il existe une intelligence collective. La force et la vigueur de cette démocratie n’en seront que davantage renforcées.

Philippe Destatte et Pascale Van Doren

[1] Ce texte constitue la remise au net de la note préparatoire à l’exposé fait au Parlement de Wallonie ce 21 avril à l’occasion de l’accueil du Panel citoyen.

[2] Philippe DESTATTE, Quel avenir pour la démocratie wallonne dans la société de la connaissance ? dans Marc GERMAIN et René ROBAYE éds., L’état de la Wallonie, Portrait d’un pays et de ses habitants, p. 494-500, Namur, Les éditions namuroises – Institut Destrée, 2012. – Jean CHESNEAUX, Habiter le temps, Passé, présent, futur : esquisse d’un dialogue politique, p. 17-18, Paris, Bayard, 1996.

[3] Claude LEFORT, L’invention démocratique, Paris, Fayard, 1981. – Dominique ROUSSEAU, Radicaliser la démocratie, Propositions pour une refondation, p. 19, Paris, Seuil, 2015.

[4] Ce Comité scientifique est composé de Benoit Derenne, directeur de la Fondation pour les Générations futures ; Marie Göransson, professeure et chercheuse en Management public, présidente du jury du Master en GRH, Université libre de Bruxelles ; Yves Henrotin, professeur de Pathologie générale, kinésithérapie et réadaptation fonctionnelle, à l’Université de Liège, directeur de l’Unité de Recherche sur l’Os et le Cartillage (UROC), chef du service de kinésithérapie et de réadaptation fonctionnelle de l’hôpital Princesse Paola de Marche-en-Famenne ; André Lambert, démographe, directeur de l’Association pour le Développement de la Recherche Appliquée en Sciences Sociales (ADRASS) – Ottignies-Louvain-la-Neuve ; Natalie Rigaux, professeure au Département des Sciences économiques, sociales et de la Communication de l’Université de Namur, coordinatrice du Groupe de Recherche interdisciplinaire sur les Vieillissements ; Anne Staquet, professeure à l’Université de Mons, chef du service de Philosophie et d’Histoire des Sciences. membre du Comité national, de Logique, d’Histoire et de Philosophie ; Philippe Urfalino, professeur et directeur d’Etudes à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales, Chaire de Sociologie de la Décision et de la Délibération collective, Directeur de Recherche au CNRS, Centre d’Etudes sociologiques et politiques Raymond Aron ; Christian de Visscher, professeur de Sciences politiques et de Management public à l’Université catholique de Louvain.

[5] Jacques TESTART, L’humanitude au pouvoir, Comment les citoyens peuvent décider du bien commun, p. 39, Paris, Seuil, 2015.

[6] La Wallonie au futur, Le Défi de l’éducation, Conférence-Consensus, Où en est et où va le système éducatif en Wallonie ? Comment le savoir ?, Actes de la Conférence-consensus, Charleroi, Institut Destrée, 1995.

[7] http://www.wallonie-en-ligne.net/wallonie-futur-5_2003/

[8] Notamment Wallonie 2030 : http://www.college-prospective-wallonie.org/

[9] En particulier, le panel de citoyens intitulé « Notre Futur », consacré à l’avenir des séniors à l’horizon 2030 :

http://www.foundationfuturegenerations.org/fr/projet/notre-futur

[10] https://www.iweps.be/publication/gestion-vieillissement-wallonie-aux-horizons-2025-2045-enjeux-prospective/