La place des petites villes dans l’aire métropolitaine wallonne
Marche-en-Famenne, le 6 décembre 2017 [1]
Contrairement aux idées en cours chez ceux qui voient les villes comme les nombrils du monde, ma conviction est que nous devons progressivement abolir la distinction entre les aires urbaines et les aires rurales au travers du concept de métropolisation. Je vois cette métropolisation comme la capacité de connecter les sociétés et les personnes avec l’économie globale au travers d’une volonté et d’une capacité des acteurs ainsi que, bien entendu, l’appui des technologies numériques qui permettent la mise en réseaux et donc les synergies, complémentarités et coconstructions. En fait, avec une connectivité adéquate, comprise comme l’accessibilité au sein d’un réseau, physique ou virtuel, nous pouvons échanger et travailler depuis n’importe quelle localisation. On peut même dire que la connectivité détruit les deux catégories – ville et campagne, ville et non-ville – qui, hier, épuisaient ensemble la totalité de l’espace, ces deux pôles d’une relation que l’économiste Camagni considérait comme structurante de la société humaine [2]. Ce dépassement s’opère évidemment dans une nouvelle économie : la Déclaration Cork 2.0, intitulé Activer la connaissance et l’innovation a souligné ce fait, en indiquant notamment que les territoires ruraux doivent participer à l’économie cognitive avec l’objectif d’utiliser pleinement les avancées produites par la recherche-développement. Il s’agit donc pour les entreprises rurales, y compris agricoles et forestières, d’avoir accès aux technologies appropriées, à la connectivité adéquate, et aux nouveaux outils de gestion pour en tirer les avantages en matières économique, sociale et environnementale [3].
Dès 1994 Bernadette Mérenne mettait déjà en évidence, avec François Ascher, les liens très étroits entre la métropolisation et le nouveau contexte économique et social, dans un cadre international. La professeure à l’Université de Liège montrait déjà en quoi ce processus était porteur de développement, mais également de disparités sociales et territoriales en ce qu’il concentrait les moyens de développement dans les villes, et même dans certains quartiers, au détriment d’autres villes ou d’autres quartiers : ce type de métropolisation fait immanquablement des gagnants et des perdants. Ainsi, écrivait la géographe, la métropolisation engendre une structure ternaire au niveau des groupes sociaux, des modes de vie et des systèmes de valeur : des couches très favorisées en prise directe sur l’économie internationale, des populations en difficulté correspondant souvent aux exclus du nouveau système et concentrées majoritairement dans les territoires métropolitains et un groupe intermédiaire, non inséré dans les dynamiques métropolitaines internationales, mais parvenu à trouver des niches, des créneaux leur permettant de s’y greffer (productions locales, économie des loisirs, etc.) [4]. À ces disparités sociétales s’ajoutent également des fractures environnementales. Si les historiens ont longtemps cultivé, avec le sociologue Max Weber, [5] mais aussi Roberto Camagni [6], la formule médiévale et le vieux dicton allemand selon lesquels l’air de la ville rend libre (Stadtluft macht frei), on sait aussi aujourd’hui, plus encore qu’aux XIXe et XXe siècles que cet air tue. Et ce facteur pourrait devenir déterminant dans toute propension à localiser les activités et donc comme facteur d’attractivité. En cette matière, j’ai souvent utilisé comme exemple très éclairant, la carte réalisée par l’ORATE des émissions dues au trafic interurbain pour ses scénarios à l’horizon 2030. Ce travail montre que, à cet horizon, la Wallonie – et en particulier la Famenne et le Massif ardennais – pourrait avoir de solides atouts à faire valoir [7].
La petite ville en réseau
Si je prends l’exemple Marche-en-Famenne, dont le dynamisme a bien été décrit par le président et ancien ministre Charles-Ferdinand Nothomb, le directeur général d’IDELUX Fabian Collard, ainsi que par le bourgmestre André Bouchat, on peut d’abord voir cette petite ville sous différentes configurations. Ainsi, on peut regarder Marche-en-Famenne comme un pôle urbain avec un petit hinterland rural, c’est-à-dire un arrière-pays qui lui fournit des ressources et qu’elle structure en fonction de ses besoins : à la fois l’espace qu’elle polarise, son aire d’approvisionnement et son espace de desserte, et l’aire d’influence de ses infrastructures publiques et privées, aires de chalandise, bassins de soin, d’éducation, de formation, d’emploi, etc. [8] Nous pouvons ensuite voir Marche comme un territoire associé à d’autres au sein du bassin de vie et de projets de près de 60.000 habitants, créé en 2007 et appelé “Pays de Famenne”, réseau de bourgmestres des communes environnantes qui transcendent les limites administratives provinciales de Namur et du Luxembourg : Durbuy, Hotton, Marche-en-Famenne, Nassogne, Rochefort, Somme-Leuze. L’Institut Destrée et, en particulier mon collègue prospectiviste Michaël Van Cutsem, a assumé une longue mission d’accompagnement de la dynamique équipe dirigée par Yves-Marie Peter. Nous pouvons enfin concevoir Marche-en-Famenne comme la partie et un des nœuds d’un réseau de plus grandes villes contribuant à un vaste maillage entre, d’une part, Luxembourg – lié à Metz, Nancy, Trèves, Sarrebruck, Kaiserslautern, Arlon – et, d’autre part, Liège – liée à Hasselt, Maastricht, Aix-la-Chapelle et Cologne. Au nord, Namur, capitale de la Wallonie, ouvre le chemin de Louvain-la-Neuve-Ottignies-Wavre, puis de Bruxelles. À ces nœuds urbains, il faudrait ajouter des infrastructures qui ont vocation à connecter l’espace et donc à en faire des facteurs de métropolisation : on pourrait citer l’Euro Space Centre à Redu-Transinne avec le nouveau parc d’activités Galaxia, le Libramont Exhibition Congres (LEC) à Libramont et sa Foire agricole de renommée internationale, ou encore le Bastogne War Museum, qui active des partenariats avec le Texas. La vocation de cet ensemble est, bien entendu, de participer à la dynamique de la Grande Région Sar-Lor-Lux Wallonie – Rhénanie-Palatinat. En notant, bien entendu que la Lorraine vient elle-même de s’inscrire, depuis le 1er janvier 2016, dans la Région Grand Est par fusion avec les régions Alsace et Champagne-Ardenne. L’influence métropolitaine de cette Grande Région est considérable : elle est à la lisière des quatre capitales de l’Europe – Bruxelles, Francfort, Luxembourg et Strasbourg – et comprend, comme l’a montrée l’exercice de prospective Zukunftsbild Vision 2020, plus de 40 universités et grandes écoles, mobilisant un potentiel d’éducation et de R et D majeur.
À cet égard, on peut valoriser l’idée de jardins d’innovations que j’ai présentée par ailleurs [9]. Ce modèle opérationnel, d’origine finlandaise, permet de concevoir de larges espaces intégrés qui encouragent une culture de la collaboration plutôt que de la concurrence, en favorisant l’innovation (technologique, sociale – comme les circuits courts en agriculture ou le télétravail et les tiers-lieux pour les services – et les liens privilégiés entre acteurs et institutions. Les exemples d’Espoo (Espoo Innovation Garden) ou du Brabant wallon sont caractéristiques. Cette province constitue avec Braunschweig, en Basse-Saxe, et Stuttgart, en Bade-Wurtemberg, le premier territoire européen (EU28) en termes de niveau de Recherche & Développement, mobilisant 6% de son PIB, et celle, avec Inner London et Helsinki où le nombre de diplômés de l’enseignement supérieur est le plus élevé d’Europe, soit plus de 41% parmi les 25-64 ans) [10].
Une innovation sociale déterminante
À mon sens, constituer de larges espaces résiliaires comme des aires de développement métropolitaines est une innovation sociale déterminante. Cette idée a pourtant du mal à s’imposer en Wallonie, comme d’ailleurs dans d’autres régions ou États où les villes se regardent trop dans des miroirs déformants et se voient en petits Los Angeles ou en Shenzhen réduites, confondant marketing territorial et projet solide, coconstruit et mis en œuvre sur le terrain. La logique choisie reste très souvent celle, ancienne, des systèmes hiérarchisés, des armatures urbaines où le volume démographique et la taille spatiale semblent encore apparaître comme des indicateurs prépondérants.
Or, la vraie puissance de développement serait de considérer la Wallonie, non plus comme on le faisait hier, sous la forme d’un large hinterland d’aires métropolitaines extérieures : Lille, Bruxelles, l’Euregio Meuse-Rhin et Luxembourg, mais elle-même comme une vaste aire métropolitaine où rien n’est plus ni véritablement rural ni (péri)urbain, mais où tout est largement interconnecté à l’intérieur et vers l’extérieur. Un espace qui, comme l’écrivait Michèle Cascalès est d’excellence territoriale, car il est porté par la réalisation d’un projet commun partagé par la majorité des acteurs d’un territoire de sorte que la démarche, globale et intégrée, devra mobiliser large et nécessitera l’émergence d’un nouvel équilibre et la mise en place de règles de fonctionnement appropriées [11]. La Wallonie dispose d’atouts remarquables en termes de paysages et de qualité de vie pour prétendre à l’idée de jardin. Elle possède également des handicaps profonds pour ce qui concerne l’innovation, la recherche-développement, la qualité de l’éducation et de la formation, l’emploi et surtout la mobilité et la connectivité. Mais nous y travaillons assidument… en tout cas, j’ose le croire.
Ainsi, l’avenir de ces aires métropolitaines résidera dans notre capacité à intégrer ces facteurs tout autant que l’ensemble des acteurs, y compris les petites villes dynamiques comme Marche-en-Famenne, dans un projet commun. Cela se fera en créant des partenariats villes-campagnes métropolisants [12], avec l’ambition forte d’une politique dynamique de développement, d’attractivité et de cohésion économique, sociale et territoriale.
Philippe Destatte
@PhD2050
Sur le même sujet :
[1] Ce texte est la remise au net de mon intervention faite en anglais lors de la journée d’étude du GFAR – Fondation du Dialogue Sud-Nord Méditerranée, organisée chez InvestSud à Marche-en-Famenne, le 6 décembre 2017, sous la présidence de Charles-Fedinand Nothomb et sur le thème de Small towns in rural territories of the Mediterranean as catalysts of inclusive rural development and migration curbing – Les petites villes dans les zones rurales de la Méditerranée en tant que catalyseurs du développement rural et de la réduction des migrations.
[2] Roberto CAMAGNI, Principes et modèles de l’économie urbaine, p. 8, Paris, Economica, 1992.
[3] Cork 2.0, A better Life in Rural Areas, European Conference on Rural Development, Luxembourg, Publications Office of the European Union, Sept. 2016. http://enrd.ec.europa.eu/sites/enrd/files/cork-declaration_en.pdf
[4] Bernadette MERENNE-SCHOUMAKER, La métropolisation, une nouvelle donne ? dans Acta Geographica Lovaniensia, vol. 34, 1994, p. 165-174.
[5] Max WEBER, La ville, Paris, La Découverte, 2014.
[6] Roberto CAMAGNI, Principes et modèles de l’économie urbaine…, p. 3.
[7] ESPON Project 3.2., Spatial scenarios and orientations in relation with the ESPD and Cohesion Policy, Final Report, October 2006.
[8] Jacques LEVY et Michel LUSSAULT dir., Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, p. 455, Paris, Belin, 2003.
[9] Ph. DESTATTE, Des jardins d’innovation : un nouveau tissu industriel pour la Wallonie, Blog PhD2050, Namur, 11 novembre 2016, https://phd2050.org/2016/11/11/ntiw/
[10] Ma Région, mon Europe, notre futur, Septième rapport sur la Cohésion économique, sociale et territoriale, p. 31 et 37, Bruxelles, Commission européenne, Politique régionale et urbaine, Septembre 2017.
[11] Michèle CASCALES, Excellence territoriale et dynamique des pays, dans Guy LOINGER et Jean-Claude NEMERY dir., Construire la dynamique des territoires…, Acteurs, institutions, citoyenneté active, p. 66, Paris-Montréal, L’Harmattan, 1997.
[12] Ph. DESTATTE, Quel(s) rôle(s) pour les territoires ruraux en Europe ?, Blog PhD2050, Couvin, le 31 mai 2017. https://phd2050.org/2017/06/01/ruraux/