archive

Archives de Tag: Pierre Lebrun

Namur, Assemblée générale de l’Institut Destrée,  le 28 juin 2022

Depuis plus de trente ans, lorsqu’on m’interroge sur ma profession, je réponds généralement que je suis chercheur. Chercheur à l’Institut Destrée, un centre de recherche indépendant en développement régional. Chercheur, historien, prospectiviste, enseignant…

 

Comment devient-on chercheur ?

Comment devient-on chercheur ? Certainement par des errances et des fulgurances. Des écoutes et des lectures. Même si, personnellement, j’ai toujours été plus prompt à lire qu’à écouter. Ceux qui m’ont marqué en face à face et assurément façonné s’appellent Jules Boulard, Maurice Devaux et Albert Teygeman à l’Athénée de Châtelet, Robert Demoulin, Étienne Hélin, Charles Hyart, Pierre Lebrun, et aussi Georges Duby lors de son séjour à l’Université de Liège. Ils m’ont transmis à la fois la curiosité, l’exigence et la passion, car ils étaient curieux, exigeants et passionnés. Je n’oublie pas non plus René Van Santbergen, Francine Faite et Minna Azjenberg qui, parallèlement à la recherche, m’ont si bien coaché sur les voies d’un certain type d’enseignement dont le virus ne m’en a jamais quitté.

Mais mon chemin heuristique et méthodologique doit surtout aux grands classiques de la critique historique de Léon-E Halkin [1], de la philosophie critique de l’histoire de Raymond Aron [2], des méthodes des sciences sociales de Madeleine Grawitz [3], dont j’ai acquis en 1975 les trois maîtres ouvrages, et aussi, près de dix ans plus tard, de la théorie générale du système social d’Henri Janne [4] et de la synthèse écologique de Paul Duvigneaud [5]. Tous les cinq sont toujours restés à portée de main.

Les fulgurances ont été nombreuses, mais trois m’ont marquées davantage : Hervé Hasquin en 1981, Dominique Schnapper au début des années 1990 et Jacques Lesourne dix ans plus tard.

1. Je l’ai souvent rappelé : je dois à Hervé Hasquin ma découverte de l’Institut Destrée. Lors d’une conférence à l’Association des Historiens de l’Université de Liège, à laquelle j’assistais le 27 novembre 1980, il mit en application, de manière brillante, l’appareil critique des historiens, en démontant le modèle d’une histoire finaliste de la Belgique. Celle-ci n’était autre que celle qui m’avait été encore enseignée à l’Université, à côté bien sûr, de l’histoire de la Principauté de Liège. En faisant immédiatement l’acquisition des volumes La Wallonie le Pays et les Hommes, j’ai découvert, d’une part, l’histoire de la Wallonie et son caractère underground, et d’autre part, que certains de mes professeurs, comme Léon-E Halkin, Robert Demoulin, Jacques Stiennon ou Étienne Hélin en étaient également des pionniers.Lors de sa conférence, puis dans l’échange que j’ai ensuite eu avec le professeur de l’ULB, Hervé Hasquin avait largement évoqué l’Institut Destrée, dont je n’avais alors jamais entendu parler. Ainsi, je découvre l’institution à l’origine du premier cours d’histoire de la Wallonie que donne précisément Hervé Hasquin à Bruxelles. Quelques mois plus tard, je reçois l’ouvrage Historiographie et Politique, dont le futur recteur avait déjà largement évoqué le contenu lors de son exposé.  Mieux, au sortir de cette conférence, j’adhère à l’Institut Destrée puis en parle à ma collègue historienne à l’École normale de l’État à Liège (aujourd’hui, Haute École Charlemagne) où j’enseigne. Surprise : France Truffaut, fille de l’auteur de l’État fédéral en Belgique (1938), était également membre de l’Institut Destrée et fort proche du président Jacques Hoyaux. France me fait rejoindre la section de Liège de l’Institut Destrée dont je deviens vite – prérogative du jeune intellectuel fraîchement arrivé, secrétaire d’un président haut en couleur, Dieudonné Boverie [6]. Dès le 15 mars 1981, je participe à l’Assemblée générale de l’Institut Destrée à Hôtel de Ville de Charleroi. De même, le 21 mars 1982, selon mes agendas de l’époque. Mes interventions ne sont pas toujours bien comprises dans une association où je viens chercher “du Hasquin” et où je trouve souvent “du Charles-François Becquet” [7], c’est-à-dire de la littérature historique plus militante que professionnelle. J’ai évoqué dans mon introduction à l’Encyclopédie du Mouvement wallon, comment, avec l’appui de France Truffaut, puis plus tard celui de Michèle Libon, à partir l’AG du 13 mars 1983, nous avons ouvert un chemin vers ce qui deviendra, au sein de l’Institut Destrée, le Centre interuniversitaire d’Histoire de la Wallonie et du Mouvement wallon dont Paul Delforge fut le premier chercheur recruté [8]. Comme administrateur de l’Institut Destrée, puis directeur des travaux, donc des éditions, j’ai dû mener pendant de longs mois un combat difficile pour refuser la publication du troisième tome de Le Différend wallo-flamand de Becquet, en trouvant d’ailleurs en Christiane Hoyaux, historienne, un soutien dont je ne disposais pas chez Jacques Hoyaux, ni d’ailleurs chez mon prédécesseur, Guy Galand.

Faut-il dire que Hervé Hasquin est resté pour moi une référence professionnelle comme historien, et un soutien plus qu’intellectuel ? Nous avons toujours gardé d’ailleurs, ce que j’appellerais une “connivence distante”, avec quelques complicités… et beaucoup de respect de ma part.

2. J’ai entendu la voix claire de Dominique Schnapper, sur France Culture, au tournant des années 1990, peut-être à l’époque de la sortie de son livre sur La France de l’intégration dans lequel la sociologue française revenait et développait, en les nuançant très fortement, sur les deux types-idéaux, les deux conceptions traditionnelles de la Nation, française et allemande afin, ensuite d’ajouter aux définitions historiques et philosophique, une définition sociologique. Ces questions étaient d’ailleurs bien présentes, non seulement dans le débat wallon, mais aussi dans celui de la conférence des communautés de langue française dans lesquelles je m’étais d’emblée investi dès mon arrivée comme directeur de l’Institut Destrée en 1988. Par sa clarté, la directrice d’études à l’École nationale des Hautes Études en Sciences sociales à Paris élargissait un champ de réflexion dans une problématique trop longtemps fermée, même si des conceptions très riches, à la fois fortes et nuancées, avaient également été apportées par un autre sociologue, le professeur Michel Molitor de l’UCL, dans le cadre des travaux La Wallonie au Futur. Les enseignements de Dominique Schnapper sur les questions d’identité et de citoyenneté ont été déterminants dans ma manière d’appréhender ces questions aussi difficiles que brûlantes. Peu d’amis savent d’ailleurs l’ampleur du débat qui me fit plier pour nommer mon livre de 1997 L’Identité wallonne, Essai sur l’affirmation politique de la Wallonie aux XIXe et XXe siècles plutôt que La Citoyenneté wallonne, avec le même sous-titre.

La fulgurance en fait, est venue du livre de Dominique Schnapper consacré à La Communauté des citoyens, Sur l’idée moderne de nation [9], dans lequel la sociologue montre avec force comment les approches ethniques peuvent être transcendées par la citoyenneté tout en montrant le risque pour nos démocraties de redevenir des groupes humains unis par un sentiment de communauté historique et d’identité collective et non plus par la volonté proprement civique de participer à une vie politique commune, en dépassant les enracinements particuliers. J’ai abondamment puisé mon inspiration dans ce travail [10] ainsi que dans les suivants : Qu’est-ce que la citoyenneté ? [11] et L’esprit démocratique des lois [12]. Ces travaux ont aussi constitué autant de passerelles vers ceux de son collègue historien, plus médiatisé, Pierre Rosanvallon…. Il m’a été donné d’échanger avec Madame Schnapper, après son départ du Conseil constitutionnel, de la rencontrer dans son bureau de l’EHSS à Paris, de l’inviter et l’accueillir à Namur le 17 novembre 2015, jour où la fille de Raymond Aron a fait une mémorable conférence à la tribune du Parlement de Wallonie, à l’initiative de l’Institut Destrée.

3. C’est à l’Université Paris-Dauphine, Salle Raymond Aron précisément, que j’ai entendu puis rencontré Jacques Lesourne. S’y tenaient, les 8 et 9 décembre 1999 les Assises de la Prospective, à l’initiative de Futuribles International et du laboratoire LESOD de cette université. Jacques Lesourne, polytechnicien et économiste, est alors professeur au Conservatoire national des Arts et Métiers et président de Futuribles International. Son discours sur la prospective est robuste, exigeant, structuré. Lorsque je me présente à lui pour la première fois, la réponse de ce disciple de Maurice Allais est immédiate : la prospective a besoin d’historiens : leur rigueur dans la recherche et l’analyse des sources, leur déontologie, leur perception des temporalités les y appellent et il me cite Braudel, Chaunu, Furet.

Je vais, ces années-là, m’inscrire systématiquement à la plupart des formations et conférences qu’il donne et puis le rencontrer plus régulièrement de 2004 à 2012, souvent au côté d’Hugues de Jouvenel, lorsque je rejoins le Conseil d’administration de Futuribles. D’emblée, il me raconte ses expériences de consultant pour la Société d’Économie et de Mathématiques appliquées (SEMA), ses visites dans le Borinage lors des fermetures des charbonnages, ses relations avec la Société générale de Belgique et ses jugements à l’égard de la matrone belge, que j’insérerai d’ailleurs dans La Nouvelle Histoire de Belgique [13]. Ses encouragements dans mon appréhension de la prospective sont constants. Le 27 avril 2000, il me dédicace son ouvrage Un homme de notre siècle [14], en m’adressant tous ses vœux pour la réussite de mes efforts de développement de la prospective wallonne. J’en déduis ainsi qu’une telle dynamique est vue positivement par un maître à penser de la prospective. Son influence sur ma réflexion méthodologique est considérable : il me fait appréhender sérieusement la systémique au travers de son ouvrage Les Systèmes du Destin [15], que j’acquière en 2003 et qui m’ouvrira les portes des systèmes complexes, avec Edgar Morin, Jean-Louis Le Moigne [16]  et, paradoxe, une redécouverte de Jean Ladrière [17], dont Michel Quévit, Gérard Fourez et Riccardo Petrella nous avait tant parlé. Lesourne, c’est aussi l’homme d’Interfuturs, cette opération Overlord de la prospective, qu’il réalisa pour l’OCDE, en complément du Rapport Meadows [18]. Jacques Lesourne, c’est aussi l’auteur de Ces avenirs qui n’ont pas eu lieu [19], qui m’inspirera l’idée de la méthode des bifurcations, un des atouts de terrain de l’Institut Destrée. Le message de Jacques Lesourne reste constamment présent dans ma mémoire. Lorsque j’ai eu l’occasion de l’accueillir à la Société wallonne de l’Évaluation et de la Prospective pour une conférence à Gembloux, nous avions non seulement longuement échangé, mais j’avais eu l’occasion de lui poser, à la fin de sa conférence, la question de savoir quelle devait être la plus grande qualité du prospectiviste. Il nous avait répondu comme le fait un chercheur : cette qualité doit être la modestie devant la fragilité des réponses que l’on peut apporter et face à l’ampleur des enjeux qui sont posés.

 

Les trois forces et qualités du chercheur de l’Institut Destrée

Hasquin, Schnapper, Lesourne. On me dira que ces choix sont bien francophones pour le chercheur d’une institution qui se veut européenne et internationale. C’est vrai que d’autres références et affinités auraient pu être évoquées, de Eleonora Barbieri Masini à Rome, Emilio Fontela à Madrid, Paraskevas Carakostas à Athènes, de Peter Bishop à Houston, à Ted Gordon ou Jerome Glenn ou Bill Halal à Washington, Verna Alle à San Francisco, Günter Clar à Stuttgart, Karlheinz Steinmüller à Berlin, etc.  Les trois cités en exergue sont ceux qui ont le plus marqué le chercheur dans ses pratiques comme dans ses contenus. Ils sont aussi, chacune et chacun porteur d’un axe parmi les préoccupations majeures de l’Institut Destrée : l’histoire, l’heuristique [20] et en particulier la critique des sources pour Hervé Hasquin, la citoyenneté, l’identité et la démocratie pour Dominique Schnapper, la prospective, l’analyse des systèmes complexes, la décision et l’auto-organisation pour Jacques Lesourne.  Les trois forces et qualités du chercheur de l’Institut Destrée.

Je pense être resté trop éloigné de ces qualités. Elles restent pour l’avenir, et pour les jeunes chercheuses et chercheurs des qualités à acquérir, des exigences à cultiver, des vigilances à activer entre les membres de l’équipe.

Ainsi, mes collègues ne s’en étonneront pas. Il nous faut sans cesse revenir à la tri-fonctionnalité de la pensée créatrice chère à Thierry Gaudin [21] pour organiser le processus de travail : une recherche des données pertinentes, l’évaluation de leur robustesse, leur traitement, leur critique rigoureuse ; ensuite leur mise en débat en confrontation entre collègues, experts, praticiens, enfin, un effort de conceptualisation qui constitue, par l’imagination bien balisée [22], la véritable plus-value du chercheur, celle qui ouvre les portes de l’innovation. Au cœur de ce système réside évidemment la vérification au sens que lui a donné Gilles-Gaston Granger : l’établissement de la solidité d’un énoncé provisoire concernant le réel, sans toutefois fixer de manière immuable l’essence connaissable des choses et des faits [23]. C’est le professeur Maurits Van Overbeke qui, dans une belle leçon de critique rappelait que, si l’avenir reste ouvert, – ce dont aucun prospectiviste ne doute -, pour l’historiographie aussi “le passé reste ouvert”, tant il est vrai qu’elle répugne au prononcé de verdicts irrévocables [24].

Mais la chercheuse ou le chercheur à l’Institut Destrée n’est pas un chercheur de cantonnement ou de garnison. C’est un corsaire qui doit longtemps chercher ses sujets comme des proies et les conquérir de haute lutte : sur le plan budgétaire d’abord, sur le plan académique ensuite. Lorsqu’il tient son butin, il est rare qu’on ne tente de le lui arracher en lui contestant sa légitimité. Si, si, les exemples sont nombreux, tant en histoire qu’en prospective…

Aussi, le chercheur de l’Institut Destrée est-il un entrepreneur, celui qui prend tous les risques, qui les prend pour lui-même, ou avec son équipe.

 

Avons-nous été à la hauteur de nos chercheuses et de nos chercheurs ?

Dans une Wallonie que nous avons souvent décrite comme économiquement, socialement et surtout culturellement meurtrie, l’Institut Destrée a souvent cherché à construire une voie nouvelle. Pour les autres. Avec des succès relatifs d’ailleurs. Il l’a fait sur le plan local, parfois, territorial et régional souvent, en Wallonie, en France, en Europe. Son action a souvent été plus reconnue à l’international, notamment grâce à l’initiative Millennia2025, portée par Marie-Anne Delahaut, et qui a ouvert nos reconnaissances comme statut consultatif à l’UNESCO et au Conseil économique et social des Nations Unies.

Néanmoins, quand je vois le grand nombre de chercheuses et de chercheurs qui se sont investis si formidablement depuis 1986 : les Pascale Van Doren, les Marie-Anne Delahaut, les Paul Delforge, les Jean-François Potelle, les Michaël Van Cutsem, les Didier Paquot, les Sophie Jaminon, les Marie Dewez, les Coumba Sylla, et tant d’autres, je ne suis pas sûr que l’Institut Destrée, les administrateurs et moi-même, ayons toujours été à la hauteur de ce qu’ils ont donné et donnent encore à ce qui est plus que leur métier. Et quand je dis que je ne suis pas sûr, chacun peut comprendre qu’il s’agit d’un artifice et que je suis sûr que nous n’avons pas été à la hauteur.

Cet esprit timoré, défaitiste, confortable même, que Marc Bloch n’a que trop bien décrit dans L’étrange défaite [25], en parlant d’un autre pays et d’une autre époque, frappait et frappe encore la Wallonie. N’en doutons pas, il a aussi parfois atteint notre institution. Ainsi que je l’ai rappelé récemment, lorsqu’en octobre 1980, le ministre de la Région wallonne Jean-Maurice Dehousse propose de confier à l’Institut Destrée des études et des recherches, le Conseil d’administration ne veut pas répondre positivement, compte tenu de l’emprunt de 5.000.000 de FB alors nécessaire pour payer les chercheurs [26]

Je ne peux non plus m’empêcher de me rappeler les conditions de mon propre engagement à l’Institut Destrée. Quand je dis engagement, je ne veux pas le dire dans le sens de recrutement. Voyant l’institution dans une impasse tant par rapport au nouveau centre de recherche historique, qui allait perdre la plupart de ses chercheuses et chercheurs, que de l’éducation permanente dont l’animatrice était en voie d’exfiltration, que du congrès La Wallonie au futur, programmé pour octobre 1988, officiellement annoncé, sans qu’une équipe puisse en assumer l’organisation, j’ai été amené à proposer de quitter l’enseignement pour assumer cette charge à partir du 1er juin 1988, sur base de mon salaire de professeur du Secondaire. Il faut reconnaître que cela s’est fait dans une forme d’indifférence, les administrateurs qui m’avaient encouragé étant absents lors de ma désignation, aucun contrat ne m’étant proposé – je n’en ai finalement jamais eu -, aucune assurance, aucune stabilité. Mes parents m’ont cru devenu fou, et encore, ils étaient largement dans l’ignorance de la situation. Tout le risque fut pour moi. Peut-on appeler cela l’esprit d’entreprendre dont on souligne tant le déficit ? Jacques Lanotte s’en souviendra à qui je m’étais confié à l’époque, lui-même étant alors très en retrait d’une institution en perdition.

Mon propos n’est pas celui d’un reproche adressé à quiconque. C’est un appel au Conseil d’administration que je viens rejoindre pour que nous prenions, ensemble, les initiatives nécessaires afin que la nouvelle directrice générale et l’équipe puissent, dans les mois et les années qui viennent trouver, un paysage de travail plus serein. Celui-là, j’en suis sûr, ne nuira pas à l’esprit combattif et pionnier de nos chercheuses et chercheurs.

 

Remerciements sincères

 

Philippe Destatte et Philippe Suinen, 28 juin 2022

Au moment où je quitte mes fonctions de directeur général, je veux bien sûr remercier cette équipe de choc, leur dire que je reste à leur écoute et même davantage. Dire aussi au Conseil d’administration, ainsi qu’aux présidents Jean-Pol Demacq, Jacques Brassinne, Philippe Suinen, mais aussi à Micheline Libon et à Bernadette Mérenne, que je les remercie pour la confiance qu’ils ont mise en moi. C’est la même confiance que je placerai en Pascale Van Doren et en son équipe rapprochée, avec Paul Delforge et Didier Paquot, bien sûr.

Jacques Lanotte et Marie-Anne Delahaut ont été mes coaches et confidents pendant toutes ces années. Marie-Anne l’a été à tout instant – parfois tard dans la nuit -, toujours disponible pour suggérer, relire, conseiller, impulser. J’ai souvent retrouvé en elle l’esprit de la Wallonne farouche et déterminée, rebelle aussi souvent, mais tellement profond, qui m’avait fasciné chez Aimée Lemaire lors de nos longues conversations de Nalinnes.

C’est à l’esprit d’indépendance, de résistance, de combattivité et d’intelligence subtile d’Aimée que je voulais confier mes derniers mots de ce jour. En espérant que cette grande Dame vous inspire pour le nouvel avenir que vous avez à construire.

Je vous remercie toutes et tous !

 

Philippe Destatte

@PhD2050

 

[1] Léon-E HALKIN, Initiation à la critique historique, coll. Cahiers des Annales, 6, Paris, Armand Colin, 1973.

[2] Raymond ARON, La philosophie critique de l’histoire, Essais sur une théorie allemande de l’histoire, Paris, J. Vrin, 1964. – Dimensions de la conscience historique, Paris, Plon, 2e éd., 1964.

[3] Madeleine GRAWITZ, Méthodes des Sciences sociales, Paris, Dalloz, 2e éd., 1974. – Ibidem, 9e éd., 1993.

[4] Henri JANNE, Le système social, Essai de théorie générale, Bruxelles, Edition de l’Université libre de Bruxelles, 1972. – Voir aussi le travail pionnier : Henri JANNE dir., Europe 2000, General Prospective Studies, The Future is Tomorrow, 17 Prospective Studies, The Hague, Martinus Nijhoff, 1972.

[5] Paul DUVIGNEAUD, La synthèse écologique, Populations, communautés, écosystèmes, biosphère, noosphère, Paris, Doin, 2e éd., 1980.

[6] Paul DELFORGE, Dieudonné Boverie, Site Connaître la Wallonie, Institut Destrée, Mai, 2016. http://connaitrelawallonie.wallonie.be/fr/wallons-marquants/dictionnaire/boverie-dieudonne#.YrglvZBBzao

[7] P. DELFORGE, Charles-François Becquet, dans P. DELFORGE, Ph. DESTATTE, M. LIBON, Encyclopédie du Mouvement wallon, t. 1, p. 135-137, Charleroi, Institut Destrée, 2000.

[8] Philippe DESTATTE, L’Encyclopédie du Mouvement wallon (1983-2000), une obstination scientifique, budgétaire, citoyenne, dans P. DELFORGE, Ph. DESTATTE, M. LIBON, Encyclopédie du Mouvement wallon, t. 1, p. 7-9, Charleroi, Institut Destrée, 2000.

[9] Dominique SCHNAPPER, La communauté des citoyens, Sur l’idée moderne de nation, Paris, Gallimard 1994.- Voir aussi Nation et démocratie, Entretien avec Dominique Schnapper, dans La Nation, La pensée politique, p. 151-165, Paris, Hautes Etudes, Gallimard, Le Seuil, 1995.

[10] Ph. DESTATTE, L’identité wallonne, Essai sur l’affirmation de la Wallonie, XIXe-XXe siècle, p. 28, Charleroi, Institut Destrée, 1997. –  Ph. DESTATTE, Des nations à la nouvelle gouvernance territoriale, dans Marc GERMAIN et Jean-François POTELLE dir., La Wallonie à l’aube du XXIème siècle, Portrait d’un pays et de ses habitants, p. 487-500,Charleroi, Institut Destrée, 2004.

[11] D. SCHNAPPER, avec la collaboration de Christian Bachelier, Qu’est-ce que la citoyenneté ?, Paris, Gallimard, 2000.

[12] D. SCHNAPPER, L’esprit démocratique des lois, Paris, Gallimard, 2014.

[13] Marnix BEYEN et Ph. DESTATTE, Nouvelle Histoire de Belgique, 1970-2000, p. 23 , Bruxelles, Le Cri, 2009.

[14] Jacques LESOURNE, Un homme de notre siècle, De polytechnique à la prospective et au journal Le Monde, Paris, Odile Jacob, 2000.

[15] Jacques LESOURNE, Les systèmes du destin, Paris, Dalloz, 1976.

[16] Jean-Louis LE MOIGNE, La théorie du système général, Théorie de la modélisation, Paris, Presses universitaire de France, 1984.

[17] Jean LADRIERE, Les enjeux de la rationalité, Le défi de la science et de la technologie aux cultures, Paris, Aubier – Montaigne / Unesco, 1977. Et surtout Système (Epistémologie), dans Encyclopaedia Universalis, vol. 15, p. 686 sv, Paris, 1978.

[18] INTERFUTURS, Face aux futurs, Pour une maîtrise du vraisemblable et une gestion de l’imprévisible, Paris, OCDE, 1979.

[19] Jacques LESOURNE, Ces avenirs qui n’ont pas eu lieu, Paris, Odile Jacob, 2001.

[20] Ph. DESTATTE, Les opinions partiales altèrent la rectitude du jugement, Heuristique et critique des sources dans les sciences, Conférence présentée à la Salle académique de l’Université de Mons, dans le cadre du Réseau EUNICE, le 21 octobre 2021, Blog PhD2050, 1er novembre 2021. https://phd2050.org/2021/11/01/heuristique/

[21] Thierry GAUDIN, Discours de la méthode créatrice, Entretiens avec François L’Yvonnet, Gordes, Ose savoir – Le Relié, Avril 2003.

[22] Philippe DESTATTE, Questionnement de l’histoire et imaginaire politique, l’indispensable prospection, dans La Wallonie au futur, Vers un nouveau paradigme, p. 308-310, Charleroi, Institut Destrée, 1989. Cette communication, présentée au premier congrès La Wallonie au Futur a aussi été publiée dans Les Cahiers marxistes, février-mars 1988, n°157-158, p. 49-53.

[23] Gilles-Gaston GRANGER, La vérification, p. 299, Paris, Odile Jacob, 1992. – Dans ce domaine, ce sont évidemment les historiens qui excellent, voir la bible : Guy THUILLIER, La pratique de l’histoire, Introduction au métier d’historien, Paris, Economica, 2013, 865 p.

[24] Maurits VAN OVERBEKE, Berchtesgaden : un dîner avec le diable, p. 128, Louvain-la-Neuve, Academia-L’Harmattan, 2021.

[25] Marc BLOCH, L’étrange défaite, Témoignage écrit en 1940, Paris, Gallimard, 1990.

[26] ARCHIVES DE L’INSTITUT DESTREE, Conseils d’administration, Conseil d’administration du 26 octobre 1980 , p. 3.

Namur, le 2 juin 2020 [1]

Une énigme. C’est ainsi que, au début des années 1970, le juriste et spécialiste des institutions, mais aussi des systèmes techniques, Jacques Ellul (1912-1994), voyait l’ordinateur. Non pas – disait-il – en ce qui concerne sa fabrication ni son emploi, mais parce que l’être humain semble incapable de prévoir quoi que ce soit au sujet de l’influence qu’il pourrait exercer sur la société et sur l’Homme [2]. Bien entendu, pour l’historien comme pour le prospectiviste, comprendre est toujours plus utile que prévoir. C’est ce qu’ont tenté de faire tous ceux qui, de Daniel Bell [3] (1919-2011) à Henri Lilen [4] ont observé ce qu’on appelle aujourd’hui la Révolution numérique.

1. Une mutation technique et sociétale

Ce que les Anglo-saxons dénomment Digital Revolution constitue une mutation à la fois technique [5] et sociétale. Celle-ci ne date évidemment pas d’hier, même si quelques chercheurs, de nombreux consultants et parfois même certaines femmes et hommes politiques tentent parfois de nous vendre la Révolution numérique comme à peine sortie de l’œuf [6] et déguisent les sons en bruits [7].  L’ancien ministre liégeois Jean Defraigne (1929-2016), quant à lui, parlait d’or dès 1974, lorsque, secrétaire d’État à l’Économie régionale wallonne, il affirmait que le calcul électronique et l’automatisme étaient les causes d’une seconde révolution industrielle, aussi décisive que celle qui substitua au XIXe siècle la force mécanique aux muscles de l’homme et de l’animal [8]. C’est ce que confirmait en 2018, Nature Outlook qui indiquait que, en l’espace de 50 ans, le monde numérique s’est développé pour devenir essentiel au fonctionnement de la société. La révolution, écrivait Richard Hodson, s’est déroulée à une vitesse vertigineuse, soulignant qu’aucune technologie n’a atteint plus de personnes en aussi peu de temps qu’internet et affirmant que la Révolution numérique n’est pas encore terminée [9].

Nommer les événements qui se déroulent devant nos yeux est toujours difficile. On s’est toutefois rendu assez vite compte du fait que, face à l’ampleur des mutations, qualifier simplement la nouvelle ère de post-industrielle, comme l’avaient d’abord fait Daniel Bell ou Alain Touraine [10], ou encore de société de l’information comme l’avaient fait, parmi beaucoup d’autres, Simon Nora et Alain Minc, n’appréhendait pas l’ampleur du phénomène [11]. Dès 1967, le sociologue américain avait constaté que, alors que la société industrielle se préoccupe de la production de biens, la société post-industrielle est organisée autour de la connaissance [12]. De même, en 1974, dans son ouvrage The Coming of Post-industrial Society, Bell affirmait sans hésitation que la société post-industrielle, c’est clair, est une société de la connaissance dans un double sens : premièrement, les sources d’innovation dérivent de plus en plus de la recherche et du développement (et plus directement, il existe une nouvelle relation entre science et technologie en raison de la centralité des connaissances théoriques); deuxièmement, le poids de la société – mesuré par une plus grande proportion du Produit national brut et une plus grande part de l’emploi – réside de plus en plus dans le domaine de la connaissance [13].

Un rapport du Centre de Prospective et d’Évaluation, service commun aux ministères français du Redéploiement industriel, d’une part, de la Recherche et des Technologies, d’autre part, écrit sous la direction de Thierry Gaudin et d’André-Yves Portnoff est publié en octobre 1983 par la revue Science et Technique. Ce rapport est intitulé La Révolution de l’intelligence [14]. Il complète alors très bien les travaux de Bell et des prospectivistes américains Alvin Toffler [15] et John Naisbitt [16]. Ce travail a été directement diffusé en Wallonie grâce à une personnalité clef : Raymond Collard, ancien professeur d’économie à l’UNamur et directeur du Service des Études et de la Statistique du ministère de la Région wallonne, animateur dans les années 1990 du Groupe de Recherche et Développement de l’Université de Louvain-la-Neuve. Un tisseur de liens, comme l’a bien qualifié Portnoff [17].

Lors du congrès La Wallonie au futur, Vers un nouveau paradigme, organisé par l’Institut Destrée en 1987 à Charleroi, Raymond Collard observait qu’on avait pu écrire que la microélectronique intellectualisait l’industrie. Nous vivons, écrivait-il, une révolution industrielle que l’on peut qualifier de “révolution de l’intelligence”. Le développement des possibilités ouvertes par les progrès fulgurants de la microélectronique a ouvert des champs immenses à l’informatique. Demain, on utilisera davantage l’intelligence artificielle, qui se manifestera partout avec la mise en place des ordinateurs de la cinquième génération [18]. Bienfait de la culture numérique, ce texte est toujours en ligne sur le site de l’Institut Destrée où il a été publié voici près d’un quart de siècle…

2. La Révolution numérique est-elle de même nature que la Révolution industrielle ?

 Dans son essai de prospective technologique, intitulé Les métamorphoses du futur, Thierry Gaudin constatait dès la fin des années 1980 que si, depuis le début de l’humanité, des inventions procurent des améliorations et évolutions progressives, d’autres comme le feu, l’agriculture, l’imprimerie ou l’ordinateur font faire des bons aux sociétés humaines. Ces ruptures technologiques instaurent, pour un temps plus ou moins long, des systèmes civilisationnels qui tendent à un état stable, avant de connaître une nouvelle déstabilisation. Ces métamorphoses qui rythment les siècles, observe le directeur du Centre de Prospective et d’Évaluation, bouleversent chaque fois le monde occidental [19]. Comme l’avait écrit Bertrand Gille, la notion même de système technique impose, dans une mesure certaine, une mutation globale, et non une série, ou des séries d’inventions indépendantes les unes des autres, de progrès techniques partiels [20].

De tous les changements historiques, la Révolution industrielle est une des grandes ruptures en histoire ; il n’est pas impossible en fait d’affirmer que cela a été la plus importante, a observé l’un des grands spécialistes mondiaux de la Révolution industrielle, le professeur australien Ronald Hartwell (1921-2009) qui a longtemps enseigné à Oxford et montré, contrairement aux idées reçues, l’impact positif de l’industrialisation sur le niveau de vie moyen des populations [21]. Savoir si les mutations en cours sont de même nature que celles qui ont donné naissance aux sociétés industrielles est une question qui peut paraître difficile. Elle s’est au fond déjà posée à la fin du XIXe siècle lorsque de nouvelles vagues d’innovations ont secoué le système technique [22]. Certains soutiendront ainsi que le passage de la machine à vapeur au moteur à explosion alimenté par le pétrole ou que le moteur électrique ont  également constitué une Révolution industrielle semblable à celle du début du XIXe siècle. Je n’en crois rien car ces transformations ont été limitées au système technique mais n’ont pas affecté sensiblement les relations sociales, le capitalisme, le libéralisme politique ni la démocratie.

Ce qui caractérise une révolution industrielle, rappelait un célèbre rapport du Conseil d’Analyse économique, ce n’est pas tant l’apparition d’une nouvelle technologie, car cela se produit presque à chaque instant et il est dans la nature profonde d’une économie de marché d’engendrer de nouvelles technologies et de nouveaux produits. Ce qui définit plutôt une révolution, ce sont les changements qu’entraîne la diffusion d’une technologie dans la façon de produire et de consommer, ou dans les relations de travail, ou encore dans l’aménagement de l’espace et le développement urbain [23]. Probablement faudrait-il remplacer les “ou” par des “et” entre les variables du système qui s’activent dans un mouvement commun de transformation . C’est l’effet d’entraînement qui provoque la mutation et qui peut générer la formidable croissance que les économistes et statisticiens ont mise en évidence au lendemain de la Révolution industrielle [24].

Personnellement, nourri des travaux qui viennent d’être évoqués, ainsi que de ceux qui m’ont inspiré dans les années 1980 sur la Révolution industrielle en Belgique, pilotés par le professeur Pierre Lebrun (1922-2014) de l’Université de Liège, j’ai défendu depuis l’été 1984 que l’informatique était porteuse d’une mutation structurelle et systémique. Dans une revue pédagogique réalisée pour le ministre des Technologies nouvelles Melchior Wathelet, j’écrivais en effet que nous ne sommes déjà plus dans les sociétés industrielles. La technique a effectué, en quatre décennies, des progrès de portées infiniment plus élevées qu’au cours des quatre siècles précédents. La naissance du nouveau système technique à laquelle nous assistons est en train d’entraîner une mutation qui aura pour l’humanité une importance comparable à celle provoquée au siècle passé par l’implantation des premières machines à vapeur.

La seconde révolution industrielle est commencée. Comme la première, elle ne va pas consister en un simple remplacement d’une génération technologique par une autre, mais ce sont tous les domaines de la civilisation qu’elle va affecter : à la fois les principes de la production, l’organisation sociale et la culture. Changement radical, cassure avec la société dans laquelle nous vivons, cette mutation secrète son passage vers une autre ère [25].

On sait en effet depuis l’historien Bertrand Gille (1920-1980) que les progrès techniques peuvent être abordés par leurs interdépendances et donc en les considérant comme un système technique [26] porté par une unité de mouvement dans laquelle le changement enfante le changement [27]. Comme l’indiquaient Gaudin et Portnoff, l’existence de ces interactions traduit le caractère pluridisciplinaire et souvent intersectoriel des principaux progrès [28].

Ainsi, en 2020, comme en 1975, face à l’expression de Révolution numérique, deux voies s’ouvrent à nous : la première est de considérer cette transformation comme une série d’innovations, d’inventions, d’évolutions dans les techniques, donc un changement du système ou du sous-système technique de la société limité à ce sous-système. La seconde voie consiste à regarder cette Révolution comme un changement sociétal, c’est-à-dire une transformation du modèle de société, une mutation de l’ensemble du système dans lequel, par un jeu de contagion ou de domino, un ou plusieurs sous-systèmes activent tous les autres : économique, social, culturel, éducatif, scientifique, d’innovation, écologique, démographique, spatial, pour finalement transformer l’ensemble du système et le porter vers un nouveau paradigme.

3. La Transition : une époque parenthèse

Nous vivons une époque parenthèse, disait John Naisbitt en 1982 [29]. La question qui se pose est celle du passage, ainsi que de la structure de passage : comment les différentes dimensions de la société (économie, culture, technologie, social, démographie, politique, juridique, institutionnelle, …) peuvent-elles évoluer pour passer d’un paradigme sociétal ancien à un modèle nouveau ?

Ce type de transformation peut être rapporté aux théories éclairantes décrites par le chercheur américain d’origine allemande Kurt Lewin (1890-1947). Celui-ci a développé la science expérimentale de la dynamique des groupes, avant de s’intéresser au changement social. Lewin a travaillé sur la notion d’équilibre des forces égales et opposées permettant d’atteindre un état quasi stationnaire. La recherche d’un nouvel équilibre se fait après modification des forces pour provoquer un changement vers cet objectif. Trois périodes marquent ce processus : d’abord, une période de décristallisation pendant laquelle le système remet en question ses perceptions, habitudes et comportements. Les acteurs se motivent. Ensuite, une période de transition, pendant laquelle les comportements et attitudes deviennent instables et contradictoires. Les acteurs en expérimentent puis en adoptent certains. Enfin, une période de recristallisation pendant laquelle l’ensemble du système généralise les comportements pilotes adaptés à la nouvelle situation et harmonise les nouvelles pratiques [30].

Cette transition ne se fait évidemment pas du jour au lendemain. Pour un changement sociétal, la mutation dans ses mouvements longs se mesure en siècles. Pierre Lebrun l’a bien montré pour ce qui concerne la périodisation longue de la Révolution industrielle en Belgique. En 2001, dans ses entretiens avec François L’Yvonnet, Thierry Gaudin nous a prévenus : chaque fois, la transformation complète du système technico-social prend un à deux siècles [31]. Ainsi, si on considère que, en 2020, nous avons parcouru 50 ans de mutations et que nous observons l’ampleur du changement pendant ces cinq décennies, nous aurons de la peine à imaginer la profondeur des changements à venir d’ici 2170…

Pendant toute la durée de la transition, nous vivrons probablement dans ce que j’ai appelé le nouveau paradigme industriel, c’est-à-dire l’espace de trois mouvements simultanés : d’abord, la poursuite de la société industrielle pendant encore quelques décennies, parce que les sous-systèmes culturel, social, politique, administratif continueront à résister aux transformations. Comme l’écrit Gaudin, à chaque transformation du système technique, une classe dirigeante, atteinte d’irréalité, cède la place à de nouveaux venus moins arrogants, mais plus efficaces [32]. Ensuite, le mouvement créé par l’informatique, la télécommunication, la connaissance, toutes leurs innovations, forme un deuxième axe de développement, d’abord parallèle, puis qui progressivement se superpose au premier. Nous l’appelons Révolution numérique ou Révolution cognitive, cette dernière appellation ayant ma préférence. Elle agit de plus en plus vigoureusement depuis la fin des années 1960. Enfin, un troisième mouvement, né à peine plus tard, nous interpelle et en bâtit un troisième qui interagit avec les deux premiers :  le développement durable. Sa prise de conscience est liée au programme Apollo, à la vue et la prise de conscience de cette biosphère et de ses limites que le Rapport Meadows patronné par Jay W. Forrester (MIT) et Aurelio Peccei (Club de Rome) va bien mettre en évidence dès 1972. Toutes les questions liées à l’empreinte humaine trop pesante sur le climat et sur la planète – ce qu’on appelle aujourd’hui l’anthropocène – s’y inscrivent.

4. Quatre pôles de restructuration du système

Les métamorphoses dont parlaient Gaudin et Portnoff se manifestent par l’évolution simultanée de quatre domaines en étroites relations. Ainsi, selon un modèle inspiré par Bertrand Gille, quatre pôles restructurent l’ensemble du système civilisationnel : matière, énergie, temps et relation avec le vivant  [33].

La mutation à partir du système technique médiéval vers le système industriel se manifeste dans les quatre pôles : en matière d’énergie, c’est la combustion qui remplace progressivement la force animale (ou humaine), l’éolien et l’hydraulique. Aux passages du XVIIIe au XXe siècle, les besoins en énergie vont être rencontrés en utilisant le bois, le charbon de terre, le pétrole et l’électricité. L’acier et le ciment remplacent comme matériaux le bois, la pierre et le fer de l’ancien régime. Lors de la Révolution industrielle, le rapport au temps change, par décrochage des rythmes solaires, les cadrans solaires, clepsydre, sablier et horloges à poids sont remplacés par des horloges à pendules puis par des chronomètres précis. La relation très empirique avec le vivant, construite sur la domestication des plantes et des animaux fait place à la classification, à la compréhension de l’évolution (Charles Darwin) et à la connaissance de la microbiologie (Louis Pasteur).

Dans la nouvelle transition vers la société numérique – ou mieux cognitive -, on observe des transformations similaires dans les quatre pôles : une formidable tension s’instaure entre la puissance de l’énergie électrique nucléaire et de l’économie des ressources énergétiques dans un contexte de recyclage et un redéploiement de sources non fossiles, un hyperchoix marque le domaine des matériaux qui, eux aussi, deviennent intelligents et percolent horizontalement, allant des usages dans les secteurs de pointes aux utilisations les plus usuelles. La nouvelle structure du temps est rythmée en nanosecondes par les microprocesseurs. Enfin,  la relation avec le vivant est marquée par l’immense domaine des biotechnologies, y compris la génétique qui réinterroge l’espace humaine, son évolution, son avenir [34].

C’est également au travers de ces quatre pôles qui les structurent que l’on peut comparer les processus qui ont favorisé les deux révolutions sociétales ou civilisationnelles en s’inspirant des circonstances extérieures et des éléments intérieurs qui avaient permis la Révolution industrielle sur le continent européen au XIXe siècle. Dans le modèle que j’ai construit sur base des travaux de l’historien Pierre Lebrun et de son équipe, sept facteurs sont déterminants. D’emblée, je peux proposer, en vis-à-vis, sept facteurs qui correspondent dans le modèle de la Révolution numérique ou cognitive.

(1) Ainsi, dans le modèle industriel, l’imitation provient de la Révolution industrielle anglaise. Bien entendu, on songe aux techniques : pompes à feu de Newcomen ou machine à vapeur de Watt, mais il faut également embarquer les recettes et méthodes économiques : Adam Smith en constitue l’exemple parfait. Dans la Révolution numérique, l’influence est certainement nord-américaine et même plus précisément celle de la Silicon Valley. On sait également l’importance de Seattle avec Microsoft. J’ai déjà évoqué Boston avec le MIT…

(2) Au facteur de la Révolution française comme effet majeur de destruction des corporations permettant l’accessibilité de tous à tous les métiers, la liberté d’entreprendre, la libération de la créativité, peuvent correspondre, pour la Révolution numérique, aux efforts de libéralisation de l’Union européenne : libéralisation des marchés, des services, des capitaux par les différents traités.

(3) La création d’un grand marché européen protégé de l’Angleterre, sous la République française, le Consulat et l’Empire, avec suppression des douanes ont boosté la Révolution industrielle du début du XIXe siècle. Ce même facteur peut être trouvé pour la Révolution cognitive pour ce qui concerne la globalisation, et notamment l’Organisation mondiale du Commerce.

(4) Aux progrès de l’agriculture, grâce notamment aux changements climatiques favorables du XVIIIe siècle (reprise de l’activité solaire à partir de 1710), mais aussi aux perfectionnements de ce que certains ont, probablement à tort, appelé la Révolution agricole, j’ai fait correspondre ce facteur d’innovation que constituent les progrès de la science. On sait que la recherche-développement comme nous la connaissons aujourd’hui n’existe pas pour la Révolution industrielle machiniste. Celle-ci est activée par des inventeurs et des techniciens, qui travaillent souvent en marge du développement des connaissances scientifiques : les Thomas Bonehill (1796-1858), Zénobe Gramme (1826-1901), Étienne Lenoir (1822-1900) ne sont pas des chercheurs, mais des ouvriers, des ingénieurs, des inventeurs.

(5) Au développement de l’infrastructure – route, canaux, mais aussi surtout chemin de fer – produit et moteur de la Révolution industrielle du XIXe siècle, investissement majeur de l’État réalisé par la bourgeoisie censitaire arrivée au pouvoir en 1830 – correspond évidemment, dans la Révolution cognitive, l’explosion de la connectivité. Son importance est telle que le sociologue espagnol Manuel Castells, professeur à Berkeley, a pu écrire que la révolution technologique actuelle avait fait naître La Société en réseaux, The Network Society [35].

Philippe-Destatte_RI-numerique-systeme

(6) La création des manufactures, destructrice du travail à domicile et lieu de formation et d’intégration dans la société industrielle, a constitué un facteur majeur de cette Révolution. Dans la société de la connaissance, c’est le système éducatif qui est devenu central parce que premier lieu de l’apprentissage, même s’il connaît des tensions voire est remis en cause par le système socio-économique en évolution rapide.

(7) Enfin, dans les deux mutations, le rôle des entrepreneurs est fondamental. À la fois parce que l’initiative leur revient, individuellement et collectivement. C’est à eux qu’appartiennent les décisions majeures d’adoption des techniques dans les secteurs clefs. De John Cockerill (1790-1840) à Jean Stéphenne, pour prendre deux entrepreneurs emblématiques des deux mutations en Wallonie, ces capitaines d’industrie ont piloté avec innovation une stratégie de transformation de leur domaine.

5. Les technologies-clefs à l’œuvre dans les quatre pôles de transformation

Le système technique est évidemment actif, de manière transversale dans les quatre pôles de transformation. Régulièrement, les chercheurs, pouvoirs publics, consultants, voire les trois ensemble, listent les technologies-clefs permettant d’anticiper les stratégies sectorielles à mettre en place. Les entreprises sont attentives à ces exercices réguliers comme Prométhée, organisé par le ministère de la Région wallonne fin des années 1990 dans le cadre de la Regional Innovation Strategy (RIS) de la Commission européenne [36], les 47 technologies-clefs à l’horizon 2020 destinées à préparer l’industrie du futur listées en 2014-2015 par le ministère français de l’Industrie et du Numérique [37], le travail mené en 2014 par TNO pour le Parlement européen dans le cadre d’Horizon 2020 [38], l’inventaire – réalisé en 2018 et plus normatif – High Tech Strategy 2025 du ministère fédéral allemand de la Recherche [39], etc. Les grands bureaux de consultants développent régulièrement ce type d’outil : on pense notamment au McKinsey Global Institute qui publie des listes de technologies dites de ruptures [40]. En 2016, la Commission européenne a mis en place un KETs Observatory, destiné à fournir des informations aux institutions, mais aussi aux acteurs des différents pays européens sur les technologies (Key Enabling Technologies) développées dans les différentes parties du monde et bénéficiant de l’attention qui leur est portée par les entreprises [41]. La Commission met également en avant les Technologies futures émergentes : FET (Future Emerging Technologies). Tous ces efforts sont utiles et précieux, même si les temporalités de ces émergences, annoncées par ces prospectives, sont rarement en phase avec les annonces.

Il est donc possible de s’interroger sur les secteurs d’innovation qui portent les pôles de transformation dans la Révolution numérique et constituent ainsi le système technique numérique du XXIe siècle. Celui-ci apparaît d’un tel foisonnement que nous avons, pour le modéliser, limité les secteurs à quatre par pôles et gardé les secteurs d’innovations les plus structurants ou transversaux dans les interstices. En parcourant les travaux susmentionnés, nous avons retenu les secteurs d’innovation qui suivent :

– pôle énergie : énergies renouvelables, véhicules électriques, exploration avancée et récupération du pétrole et du gaz, stockage d’énergie, etc.

– pôle matériaux : imprimantes 3D, économie circulaire, matériaux avancés, internet des objets, etc.

Philippe-Destatte_Systeme-technique-numerique

– pôle de structure du temps : hyperconnectivité et temps réel, déplacements à grande vitesse, véhicules autonomes, informatique quantique, etc.

– pôle de relation au vivant : les innovations médicales, la cybersécurité, l’automatisation du travail cognitif, la prochaine génération de la génomique, etc.

Dans les interstices et transversalités, j’ai placé avant tout ce qui favorise les réseaux, les accès, le travail collaboratif : technologie cloud, internet mobile, technologie blockchain, ainsi que les mastodontes porteurs que sont notamment la robotique avancée (Industrie 4.0), les Smart Cities, l’intelligence artificielle. On sait néanmoins que la dynamique la plus transformatrice à long terme est faite de l’alliance entre l’informatique sous toutes ses formes et la biologie, dans l’axe des sciences du vivant.

 

Conclusion : une transformation inscrite dans le long terme, entre passé, présent et futur

Davantage qu’une simple évolution du système technique, le numérique constitue vraiment une transformation de celui-ci, déclencheur d’une Révolution industrielle que nous appelons cognitive, et qui s’inscrit dans le long terme, passé, mais surtout futur. Passé parce que cette mutation a commencé fin des années 1960 – début des années 1970, même si de nombreux prolégomènes seraient nécessaires pour décrire toutes les étapes permettant de parvenir au moment où l’ordinateur longtemps analogique devient essentiellement numérique [42]. J’aime assez la proposition d’Henri Lilen de prendre comme étape-clef l’invention du microprocesseur 4004 par les ingénieurs d’Intel Corporation en 1971 : Marcian “Ted” Hoff, Frederico Faggin, Stanley Mazor et Masatoshi Shima [43]. C’est peut-être ce moment déclencheur qui rend les éléments complémentaires et cohérents pour provoquer la mutation technique plus ou moins globale qu’évoquait Bertrand Gille [44].

Cependant, cette Révolution s’inscrit surtout dans le futur parce que, comme le souligne régulièrement Thierry Gaudin, elle n’a probablement parcouru qu’une partie de son chemin et que, dès lors, l’ampleur des changements à venir durant les quelques prochaines décennies est évidemment considérable, en particulier dans les relations avec le vivant.

C’est assurément pour cette raison que les êtres humains doivent rester à la barre. En particulier les entrepreneurs dont j’ai dit l’importance centrale, même si la société est concernée dans son ensemble. Car, ne nous y trompons pas, la compréhension commune du monde “qui est” et la vision partagée de celui “qui pourrait être” ont une influence déterminante sur le comportement des femmes et des hommes, quelle que soit l’époque dans laquelle ils vivent et celle qu’ils veulent construire.

Philippe Destatte

@PhD2050

 

[1] Ce papier est la remise au net de la Master Class donnée le 20 mai 2020 par MS Teams devant le personnel de NSI dans le cadre de l’Université NSI organisée à l’initiative de son directeur général, Manuel Pallage. NSI est une société de services informatiques membre du Groupe IT Cegeka. https://www.nsi-sa.be/

[2] Jacques ELLUL, Le Système technicien, Paris, Calmann-Lévy, 1977. (rééd. Le Cherche Midi, 2004, p. 103-104.).

[3] Daniel BELL, The Social Framework of the Information Society (1975) in Tom FORESTER ed., The Microelectronics Revolution, Oxford, Basil Blackwell, 1980. – et aussi dans Michael DERTOUZOS & Joel MOZES eds, The Computer Age, A Twenty Year View, Cambridge Ma, MIT Press, 1980.

[4] Henri LILEN, La Belle histoire des révolutions numériques, Électronique, Informatique, Robotique, Internet, Intelligence artificielle, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2019. Henri Lilen évoque la Révolution numérique comme seconde révolution industrielle. Il considère que si l’informatique est née en 1948, c’est l’invention en 1971 du micro-processeur qui déclenche la véritable numérisation de la société. (p. 11).

[5] technique : nous faisons nôtre la définition d’André Lebeau : une activité dont l’objet est de donner forme à la matière en recourant pour cela à différentes formes d’énergie. A. LEBEAU, Système technique et finitude planétaire, dans  Th. GAUDIN et Elie FAROULT coord., L’empreinte de la technique, Ethnotechnologie prospective, Colloque de Cerisy, p. 21, Paris, L’Harmattan, 2010.

[6] La révolution culturelle et industrielle à laquelle nous assistons est aussi importante que la naissance de l’écriture ou l’invention de l’imprimerie. Ceux qui passeront à côté de cet enjeu seront mis de côté pour longtemps. Ce serait une tragédie pour la Wallonie. Eric DEFFET, Paul Magnette : Passer à côté de la Révolution numérique serait une tragédie pour la Wallonie, dans Le Soir, 25 mars 2015. https://www.lesoir.be/art/832312/article/actualite/belgique/politique/2015-03-25/paul-magnette-passer-cote-revolution-numerique-serait-une-tragedie-pour-w

[7] C’est ce que Pierre Musso qualifie justement de baillon sonore ou baillon médiatique. P. MUSSO, « Révolution numérique » et « société de la connaissance », dans Ena Hors Les Murs, 1er avril 2014, p. 47-49.

[8] Jean DEFRAIGNE, L’économie wallonne, hier, aujourd’hui et demain, dans Wallonie 74, n°2, Conseil économique régional de Wallonie, p. 102-106.

[9] Richard HODSON, Digital revolution, An explosion in information technology is remaking the world, leaving few aspects of society untouched, in Nature Outlook, 29 November 2018. https://media.nature.com/original/magazine-assets/d41586-018-07500-z/d41586-018-07500-z.pdf

[10] Alain TOURAINE, La Société post-industrielle, Paris, Denoël, 1969.

[11] Simon NORA et Alain MINC, L’informatisation de la société, Rapport à M. le Président de la République, p. 11, Paris, La Documentation française, 1978. Sur la critique du concept : Frank WEBSTER, Theories of the Information Society, New York, Routledge, 1995.

[12] D. BELL, Notes on the Post-Industrial Society in Public Interest, n°6 & 7, 1967.

[13] The post-industrial society, it is clear, is a knowledge society in a double sense: first, the sources of innovation are increasingly derivative from research and development (and more directly, there is a new relation between science and technology because of the centrality of theorical knowledge); second, the weight of the society – measured by a larger proportion of Gross National Product and larger share of employment – is increasingly in the knowledge field. D. BELL, The Coming of Post-industrial Society, A Venture in Social Forecasting, p. 212, London, Heinemann, 1974.

[14] La Révolution de l’intelligence, Rapport sur l’état de la technique, Paris, Ministère de l’Industrie et de la Recherche, Numéro Spécial de Sciences et Techniques, Octobre 1983.

[15] Alvin TOFFLER, The Third Wave, New York, William Morrow and Company, 1980. – Edition française : La Troisième vague, Paris, Denoël, 1980.

[16] John NAISBITT, Megatrends, Ten New Directions Transforming our Lives, New York, Warner Book, 1982. – London and Sydney, Futura – Macdonald & Co, 1984. – Edition française : Les dix commandements de l’avenir, Paris-Montréal, Sand-Primeur, 1982.

[17] André-Yves PORTNOFF, Raymond Collard, un tisseur de liens, Note, Paris, 10 septembre 2018. Sur Raymond Collard, voir aussi : Ph. DESTATTE, Les métiers de demain… Question d’intelligence(s), Blog PhD2050, 24 septembre 2018. https://phd2050.org/2018/09/24/helmo2018/

[18] Raymond COLLARD, Prospective 2007… sorties de la crise, transformations des modes de production, du travail et de l’emploi, 1987. http://www.wallonie-en-ligne.net/Wallonie-Futur-1_1987/WF1-CB05_Collard-R.htm #

[19] Thierry GAUDIN, Les métamorphoses du futur, Essai de prospective technologique, p. 5-6, Paris, Economica, 1988.

[20] B. GILLE dir., Histoire des techniques, Technique et civilisations, Technique et Sciences, coll. Encyclopédie de la Pléade, p. 773-774, Paris, NRF, 1978.

[21] Ronald Max HARTWELL, The Causes of the Industrial Revolution, An Essay in Methodology, in The Economic History Review, vol. 18, 1, p. 164-182, August 1965.

[22] Le système technique selon B. Gille : à chaque époque, les savoir-faire que maîtrise l’être humain forment un ensemble cohérent parce qu’ils sont liés entre eux par un réseau d’interactions. A. LEBEAU, Système technique et finitude planétaire…, p. 21.

[23] Nicolas CURIEN et Pierre-Alain MUET, La société de l’information, Rapport du Conseil d’Analyse économique, p. 9, Paris, La Documentation française, 2004.

[24] Angus MADDISON, L’économie mondiale, Une perspective millénaire, p. 280sv, Paris, OCDE, 2001.

[25] Ph. DESTATTE, Mutations, dans Actualquarto n° 355, du 6 septembre 1984, p. 8-9.

https://phd2050.org/2018/10/05/mutations-1984/

[26] toutes les techniques sont, à des degrés divers, dépendantes les unes des autres, et (qu’) il faut nécessairement entre elles une certaine cohérence : cet ensemble de cohérences aux différentes niveaux de toutes les structures de tous les ensembles et de toutes les filières compose ce qu’on peut appeler un système technique. Bertrand GILLE, Prolégomènes à une histoire des techniques, dans B. GILLE dir., Histoire des techniques, Technique et civilisations, Technique et Sciences, coll. Encyclopédie de la Pléade, p. 19, Paris, NRF, 1978.

[27] David S. LANDES, L’Europe technicienne, coll. Bibliothèque des idées, p. 11, Paris, Gallimard, 1975. – The Unbound Promotheus, Technological change and industrial Development in Western Europe from 1750 to the present, p. 2, London – New York, Cambridge University Press, 1969. – La Révolution de l’intelligence…, p. 31.

[28] La Révolution de l’intelligence…, Ibidem.

[29] John NAISBITT, Megatrends, p. 249-250, New York, Warner Books, 1982.

[30] K. LEWIN, Psychologie dynamique, Les relations humaines, coll. Bibliothèque scientifique internationale, p. 244sv., Paris, PuF, 1964. – Bernard BURNES, Kurt Lewin and the Planned Approach to change: A Re-appraisal, Journal of Management Studies, septembre 2004, p. 977-1002.

[31] Thierry GAUDIN, L’avenir de l’esprit, Prospectives, Entretiens avec François L’Yvonnet, Paris, Albin Michel, 2001. –  Th. Gaudin avait déjà évoqué ces grands vagues technologiques d’environ deux siècles dans Th. GAUDIN, Les métamorphoses du futur, Essai de prospective technologique, p. 5, Paris, Economica, 1988.

[32] Th. GAUDIN, 2100, Récit du prochain siècle, p. 54-55, Paris, Payot, 198

[33] Thierry GAUDIN, Les métamorphoses du futur, Essai de prospective technologique, p. 5-6, Paris, Economica, 1988.

[34] Th. GAUDIN et André-Yves PORTNOFF, Rapport sur l’état de la technique : la révolution de l’intelligence, Paris, Ministère de la Recherche, 1983 et 1985.

[35] Manuel CASTELLS, The Rise of the Network Society, Oxford, Wiley-Blackwell, 1996.

[36] Prométhée, Une politique d’innovation à la hauteur des stratégies régionales,  Namur, Région wallonne, 2000.

https://recherche-technologie.wallonie.be/fr/menu/archives/archives/programme-promethee.html

[37] Technologies Clés 2020, Préparer l’avenir de l’industrie du futur, Paris, Ministère de l’Industrie et du Numérique, Direction générale des Entreprises, 2016. https://www.entreprises.gouv.fr/files/files/directions_services/politique-et-enjeux/innovation/technologies-cles-2020/technologies-cles-2020.pdf

[38] Maurits BUTTER e.a., Horizon 2020: Key Enabling Technologies (KETs), Booster for European Leadership in the Manufacturing Sector, TNO-European Parliament, October, 2014.

https://www.researchgate.net/publication/272613645_Horizon_2020_Key_Enabling_Technologies_KETs_Booster_for_European_Leadership_in_the_Manufacturing_Sector

[39] High Tech Strategy 2025, Research and Innovation that benefit the people, Berlin, Bundesministerium für Bildung und Forschung, September 2018. https://www.bmbf.de/upload_filestore/pub/Research_and_innovation_that_benefit_the_people.pdf

[40] Mc Kinsey Global Institute : https://www.mckinsey.com/mgi/our-research/technology-and-innovation

[41] Key Enabling Technologies (KETs) Observatory, Knowledge for Policy, 26 January 2018 :

https://ec.europa.eu/knowledge4policy/publication/key-enabling-technologies-kets-observatory_en

[42] B. GILLE, Histoire des Techniques…, p. 919.

[43] Microprocesseur  distribué en 4 circuits, fonctionnant sur 4 bits et regroupant 2300 transistors. H. LILEN, op. cit., p. 166-168

[44] B. GILLE, Histoire des Techniques…, p. 914.

Ce texte a été écrit en août 1984. Il a été publié dans un numéro spécial de la revue Actualquarto du 6 septembre 1984, sur Les Technologies nouvelles, préfacé par Melchior Wathelet, Ministre des Technologies nouvelles, des PME, de l’Aménagement du Territoire et de la Forêt pour la Région wallonne, dans le cadre de l’Opération Athéna. Il a vocation à nous rappeler que les mutations techniques et sociétales d’aujourd’hui ont été entamées voici plus de trente ans et que, dès lors, elles sont moins neuves que l’on tente de nous le faire croire.

Introduction

Nous ne sommes déjà plus dans les sociétés industrielles [1].

La technique a effectué, en quatre décennies, des progrès de portées infiniment plus élevées qu’au cours des quatre siècles précédents. La naissance du nouveau système technique à laquelle nous assistons est en train d’entraîner une mutation qui aura pour l’humanité une importance comparable à celle provoquée au siècle passé par l’implantation des premières machines à vapeur.

La seconde “révolution industrielle” est commencée. Comme la première, elle ne va pas consister en un simple remplacement d’une génération technologique par une autre, mais c’est tous les domaines de la civilisation qu’elle va affecter : à la fois les principes de la production, l’organisation sociale et la culture. Changement radical, cassure avec la société dans laquelle nous vivons, cette mutation secrète son passage vers une autre ère [2].

En rupture progressive avec la structure ancienne (déstructuration), la crise actuelle fait apparaître des données inassimilables pour les théories économiques et sociales de la période industrielle : endettement mondial collectif, croissance fabuleuse du chômage, impossibilité de maintien du salariat…

Dans le même temps, les marchés tout autant que les mentalités se transforment sous le mouvement de ce que certains ont appelé la troisième vague des sociétés industrielles [3] : après les matières premières et l’énergie, c’est au tour de l’information, en tant que ressource, de polariser les secteurs économiques et de construire une nouvelle structure pour notre société (restructuration) [4].

“Âge de l’intelligence répartie”, “Monde de la Communication”, “sociétés programmées”, “ère de la biomatique” ? Nous ne pouvons pas anticiper sur ce que sera demain. Il est pourtant essentiel que nous essayions de comprendre, et que nous tentions de maîtriser les passages historiques.

La Révolution industrielle

La première grande mutation de l’humanité fut le passage des Sociétés de ramasseurs-chasseurs aux Sociétés pastoro-agricoles. La généralisation de l’économie d’échange ou de marché a marqué le passage aux Sociétés urbaines, et représente la deuxième grande mutation. La Révolution industrielle constitue le passage aux Sociétés industrielles. Troisième grande transformation de l’histoire, elle va modifier complètement les structures de la société. Elle constitue elle-même la structure e mise en place d’un nouveau système.

C’est dans l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle que naît cette révolution, préparée de longue date. Ses causes sont multiples et connues : accumulation du capital grâce à l’augmentation de l’épargne à partir de l’agriculture et du commerce, faibles taux d’intérêt, accroissement de l’investissement, réinvestissements d’une grande partie des profits, innovations et changements dans la technologie et l’organisation de l’industrie (machines à vapeur), laisser-faire, expansion du marché.

La Révolution industrielle s’est produite en Wallonie par imitation et adaptation des données techno-scientifiques anglaises (macro-mutations) : théories lues dans les revues, acquisition de machines, souvent en fraude, et immigration d’entrepreneurs anglais (Cockerill). Elle s’est réalisée de 1770 à 1847 (périodisation courte du professeur Pierre Lebrun), non par un développement uniforme de l’économie dans sa totalité, mais bien à partir de pôles de croissances : régions où sont concentrées les potentialités, et qui se relaient dans le temps : Liège, Verviers, Charleroi, etc. ainsi qu’à partir d’industries-clefs, entreprises motrices résultant de la créativité et des innovations de quelques entrepreneurs : houilleurs et métallurgistes liégeois, verriers carolorégiens, etc. (micromutations). Un axe prend un poids démesuré : le sillon Haine-Sambre-Meuse-Vesdre, rattaché à Bruxelles après 1834-1839 (crise de production et de crédit). [5]

La bourgeoisie qui prend possession de l’État belge en 1830 va jouer un rôle extraordinaire d’entrepreneur par la création d’un réseau de chemin de fer (1835 à 1843), en investissant 138 millions de francs dans la construction de 560 km de lignes. L’impact de cet investissement est considérable, car il représente à la fois un produit et un facteur de la Révolution industrielle. C’est une œuvre économique et technique considérable (143 locomotives !) et originale qui ne pouvait être menée que par l’État.

Processus infiniment plus complexe que la simple instauration d’un machinisme généralisé, la Révolution industrielle a transformé radicalement tous les domaines de la société : démographique, culturel, politique, social… Certains contemporains en étaient conscients, ainsi en est-il de Natalis Briavoinne dans son mémoire écrit pour l’Académie en 1839 :

Dans la seconde moitié du siècle dernier, une marche plus rapide fut imprimée à l’esprit humain ; les connaissances reçurent une direction tout à la fois plus vive et plus pratique. Phénomène remarquable ! À l’époque même où toutes les classes et presque tous les peuples en Europe se précipitaient avec furie les uns contre les autres, accumulant d’immenses efforts pour s’entre-détruire, partout en même temps on se montra saisi d’un plus grand désir d’améliorer. Cette passion prit alors un si grand empire parmi les hommes; elle les doua de ressources si fécondes, qu’une guerre de vingt-cinq ans, accompagnée de convulsions intérieures ne put arrêter le progrès dans toutes les branches de l’organisation matérielle de la société. C’est qu’au milieu de cet immense désordre, la sphère du travail s’agrandissait ; les moyens d’exécution allaient en se multipliant et en se simplifiant chaque jour davantage. L’on vit en conséquence la population s’accroître par la diminution des chances de la mortalité. Les trésors que la terre renferme furent mieux et plus abondamment exploités ; l’homme produisit et consomma davantage; il devint plus riche. Tous ces changements constituent la révolution industrielle [6].

La Révolution informatique

Le système en place

Avec le système mis en place par la Révolution industrielle des XVIIIe et XIXe siècles, un circuit s’établit entre l’accumulation du capital et une croissance économique auto-entretenue, alors que cela n’existait pas dans l’économie rurale. Les investisseurs, dont la motivation est le profit (bénéfice), vont chercher à élever la productivité (production par unité de travail) par des innovations technologiques : mécanique, pétrole, automobile, électricité, etc.

Ces productions et technologies stimulent la croissance pendant un temps puis s’essoufflent. Il faut donc susciter, par des investissements dans la recherche, de constantes innovations. Ces investissements dépendent bien sûr des conditions et de l’environnement économiques et financiers : profits, crédits, taux d’intérêt (prix de l’argent qu’on emprunte), liquidités monétaires.

Les blocages technologiques et les nouveaux financements

Au début des années 1970 sont apparues aux États-Unis, et plus particulièrement dans la Silicon Valley, une multitude de petites entreprises en marge des grands monopoles industriels. Alors que l’on parlait de “blocages technologiques”, ces petites affaires, créées par quelques ingénieurs, souvent formés dans les grands laboratoires, se sont fabriqué un créneau dans le domaine des technologies de l’information et de la communication. Ces entreprises avaient trouvé dans le capital-risque (venture capital) une solution originale à leurs besoins de financement : leur technologie très avancée, susceptible de dégager une forte valeur ajoutée leur avait permis d’associer à leur projet industriel un ou plusieurs investisseurs privés. Les seconds pariaient sur la créativité des premiers. Apple Computer, Digital Equipment et plus de 3000 autres nouvelles sociétés américaines ont pu attirer en dix ans près de 7 milliards de dollars d’investissements [7].

Peu d’entre elles allaient pourtant résister aux coûts de la recherche de pointe ou à la concurrence des géants du marché de l’informatique comme IBM. En 1983, cette société avait acquis 30% du marché mondial (100 milliards de $) de ce secteur. Elle consacre aujourd’hui plus de 1500 millions de $ par an pour sa recherche et son développement.

Les nouveaux pôles de croissance

Les autres entreprises, comme General Electric, ITT, American Telegraph & Telephone ont, à leur tour, réorienté leurs activités vers les technologies nouvelles polarisées dans la Silicon Valley où les petites affaires se font de moins en moins nombreuses (phénomène de concentration et absorption par les grands groupes).

Le gouvernement fédéral américain a, dans le même temps, repris un rôle primordial dans le développement des secteurs de pointes en relançant les recherches fondamentale et appliquée dans les domaines militaire et spatial, recherches confiées à des entreprises privées, subsidiées à cet effet.

Entretemps, un second pôle de croissance a pris une ampleur tout aussi considérable. Inaugurée en 1969 avec un capital de 2 millions de $, modernisée depuis grâce à plus de 200 millions de $ d’investissements, la société japonaise NEC de Kynshu est devenue la première productrice mondiale des circuits intégrés.

Les activités motrices

Aucune technologie ne s’est infiltrée aussi largement et profondément que l’électronique en si peu de temps. La Révolution, basée sur l’information a suscité ses industries motrices : informatique, télématique, biotechnologie.

À côté de ces domaines nouveaux, la mutation technologique opère aussi dans les secteurs dits “traditionnels” : automatisation, robotique, programmation, conception assistée par ordinateur, coupe au laser. Les États-Unis et le Japon qui, depuis 1974, n’ont cessé d’améliorer leur industrie textile savent qu’il n’y a pas de secteur condamné, seulement des technologies dépassées.

L’Europe occidentale apparaît comme le troisième pôle de la grande mutation technologique. Son retard est important par rapport à ses concurrents, mais la communauté européenne vient de relever le défi en développant le programme “Esprit” (European Strategic Program for Research and Development in Information Technology), qui doit permettre dans les dix prochaines années de rejoindre et dépasser le Japon et les États-Unis. À cet effet, 750 millions d’ECU (plus de 600 millions de $) vont être investis d’ici 1988 dans la micro-électronique, les technologies de logiciels, les systèmes de bureautique et la production intégrée par ordinateur. Des accords ont été passés avec les grands consortiums européens : Bull, Inria (France), ICL et GEC (Grande Bretagne), Olivetti (Italie) et Siemens (République fédérale allemande).

La Wallonie

Comme au XIXe siècle, la Wallonie est interpellée par la nouvelle “révolution industrielle”. À cette époque, elle a prouvé sa capacité à modifier ses structures avec efficacité et, après des tensions, à retrouver un équilibre social où l’Homme est davantage respecté.

Pour les amener dans les usines et les bureaux, la première Révolution industrielle avait chassé les individus de leur foyer. La nouvelle révolution pourrait les y ramener par le “télétravail”.

Assurément, le projet ATHENA participe à cet effort de mutation technologique. Il doit s’affirmer et s’appuyer sur toutes les forces régionales qui doivent avoir en tête les modèles de transformations précédentes. Ici, comme aux États-Unis – le secteur de la microbiologie et ses liaisons avec l’industrie chimique sont caractéristiques – les nouvelles technologies ne pourront se développer qu’en prenant appui sur des secteurs classiques déjà existants.

Comme Natalis Briavoinne en 1839, nous devons savoir que les réactions en chaîne de ces adoptions technologiques vont déclencher une mutation et vont modifier radicalement tous les domaines qu’elles atteindront.

C’est cela une révolution.

Philippe Destatte

@PhD2050

[1] Philippe DESTATTE, Mutations, dans Actualquarto n° 355, du 6 septembre 1984, p. 8-9.

[2] Jacques ELLUL, La Cassure, dans Le Monde, 18 février 1983, p. 2. L’auteur de Le Système technicien (Paris, Calmann-Lévy, 1977) écrit : Le premier défaut est évidemment de ne pas réaliser ce que signifie le terme même de ” seconde révolution industrielle ” par manque de réflexion sur… la première révolution industrielle du dix-huitième siècle. On ne prend pas du tout conscience de ce qui s’est passé alors ! Il faut arriver à ” se mettre dans la peau ” des gens du dix-huitième siècle. Qu’est-ce qui a changé sous l’impact du développement de l’industrie lourde et de l’apparition d’une nouvelle source d’énergie (charbon, métallurgie, textile) ? L’entreprise a radicalement changé : elle a cessé d’être une ” manufacture “. Le rôle de l’argent a été fondamentalement transformé (au lieu d’être investi dans le commerce, il s’est investi dans l’industrie). Il y a eu un déplacement massif de la population (urbanisation – usine) et création d’une nouvelle classe sociale liée à un nouveau mode de rétribution du travail : le salariat. Voir aussi : Jacques ELLUL, Changer de révolution, L’inéluctable prolétariat, Paris, Seuil, 1982.

[3] Alvin TOFFLER, La Troisième vague, Paris, Denoël, 1980.

[4] John Naisbitt écrit : Dans la société de l’informatique, nous avons systématisé la production du savoir et amplifié notre pouvoir intellectuel. Pour user d’une métaphore empruntée au langage de l’industrie, nous produisons désormais du savoir en masse, et ce savoir représente le moteur de notre économie. John NAISBITT, Les Dix commandements de l’avenir, (Megatrends), p. 44, Montréal, Primeur, Paris, Sand, 1982.

[5] Pierre LEBRUN, Marinette BRUWIER, Jan DHONDT, Georges HANSOTTE, Essai sur la Révolution industrielle en Belgique, 1770-1847, Bruxelles, Palais des Académies, 1979. – P. LEBRUN, Histoire quantitative et développement de la Belgique au XIXe siècle, Etat des recherches, règles méthodologiques, choix épistémologiques, dans Cahiers de Clio, n°64, Liège, 1980, p. 35-39.

[6] Natalis BRIAVOINNE, De l’industrie en Belgique, t. 1, p. 185-186, Bruxelles, E. Dubois, 1839.

[7] Pierre MASSANT, Aventure risquée ou capital risque, UCL, Cellule de Liaison Recherche et Développement, 6 avril 1984.

Referring to a study in March 2017 by the Institute for the Future (Palo Alto, California), the Mosan Free University College (HELMo) [1] noted, at the start of the 2018-2019 academic year, that 85% of the jobs in 2030 have not yet been invented [2]. The HELMo team rightly pointed out that population ageing, climate and energy changes, mass migrations and, of course, digital technologies, robotisation and other scientific advances are all drivers of change that will revolutionise the entire world. Highlighting its vocational emphasis as a higher education institution, it wondered whether the jobs for which it was training people today would still exist tomorrow. At the same time, its Director-President Alexandre Lodez, along with the teaching staff representative, lawyer Vincent Thiry, and the student representative, pointed out that HELMo did not only want to train human operational resources in response to a particular demand from the labour market, but also wanted to train responsible citizens capable of progressing throughout their careers and lives. Everyone was asking a key question: What, therefore, are the key skills to be consolidated or developed?

I will try to answer this question in three stages.

Firstly, by mentioning the global upheavals and their effects on jobs. Then, by drawing on a survey carried out by futurists and experts from around the world this summer, the results of which were summarised in early September 2018. And finally, by a short conclusion expressing utopia and realism.

1. Global upheavals

On the issue of technical and economic changes, we could proceed by mentioning the many contemporary studies dealing with this topic, including those by Jeremy Rifkin [3], Chris Anderson [4], Dorothée Kohler and Jean-Daniel Weisz [5], François Bourdoncle and Pierre Veltz and Thierry Weil [6]. We could also describe the New Industrial Paradigm [7]. Or, to reflect current events, we could even call on Thierry Geerts, head of Google Belgium, whose work, Digitalis [8] is very popular at present.

But it is to Raymond Collard that I will refer. Former professor at the University of Namur, Honorary Director-General of the Research, Statistics and Information Service at the Ministry of the Wallonia Region – the current Public Service of Wallonia – and scientific coordinator of the permanent Louvain Research and Development Group, Raymond Collard was born in 1928, but his death in Jemeppe-sur-Meuse on 8 July 2018 was met with indifference by Wallonia. It was only through an email from my colleague and friend André-Yves Portnoff on 13 September that I learned, from Paris, about his death.

On 15 March 1985, an article in the journal La Wallonie caught my attention. The title of this paper by Raymond Collard was provocative: Seeking Walloon pioneers! But the question was specific and could be asked again thirty-three years later: Are there, among the readers of this journal, men and women who can identify large or small businesses in Wallonia that truly live according to the principles of the “intelligence revolution”? The paper made reference to the presentation, in Paris, of the report drawn up by a team led by futurists: according to the report on the state of technology, we are witnessing the advent not of the information society, as is often said, particularly in Japan, but of the “creation society”, whose vital resource is intelligence and talent rather than capital. That is also why we talk of the intelligence revolution, a revolution which requires the harnessing of intelligence, something which cannot be done by force. The normal relationships between power and skills are altered at all levels.

The report itself, entitled La Révolution de l’intelligence [9], complemented my reading of the works of John Naisbitt [10] and Alvin Toffler [11]. It was described extensively by Raymond Collard. This relationship builder, as André-Yves Portnoff [12] called him, had travelled to Paris for the presentation of this document by Thierry Gaudin, civil engineer and head of the Centre de Prospective et d’Évaluation [Foresight and Assessment Centre] at the French ministry of Research, and Portnoff, then editor-in-chief of Sciences et Techniques, published by the French Society of Scientists and Engineers. The Minister for Research and Technology, Hubert Currien, and the Minister for Industrial Redeployment and Foreign Trade Edith Cresson were present at the event. Both were members of the government of Laurent Fabius while François Mitterrand was President of the Republic. It is not surprising that two ministers were present since the Centre de Prospective et d’Évaluation (CPE) was a service common to both ministries.

S-T_Revolution-Intelligence_1985

After finding this report, then photocopying it in the library, I literally devoured it – and then bought it on eBay. In 2018, it spells out a first clear message: the upheavals we are experiencing today are not new, even if they seem to be gathering momentum. Another message from Thierry Gaudin is that the cognitive revolution, reflected in the changes underway, has been ongoing since the start of the 1970s and will continue for several more decades.

I was not surprised then, as I am not surprised now. The conceptual context of the evolution of the technological system, leading to widespread change in all areas of society, is one I was familiar with. It had been taught to me at the University of Liège by Professor Pierre Lebrun, a historian and economist with a brilliant, incisive mind, whose astute words I would go and listen to, as one might listen to some freebooter down at the harbour. I taught this conceptual context to my students at Les Rivageois (Haute École Charlemagne) and at the High School Liège 2, and I teach it still at the University of Mons and even in Paris. Which is only fitting.

The analysis model for this context was conceptualised by Bertrand Gille, a technology historian and Professor at the École pratique des Hautes Études in Paris. In it, the director of the remarkable Histoire des Techniques in L’Encyclopédie de La Pléade, at Gallimard [13], clearly showed that it was the convergence of the rapid changes in the levels of training among the population and the spread of scientific and technical knowledge that was the driver of the technological progress that brought about the engineering Industrial Revolution. It will come as no surprise that Bertrand Gille was also a former teacher of Professor Robert Halleux, who was himself the founder of the Science and Technology Centre at the University of Liège. In this way, Bertrand Gille left his mark on several generations of researchers, historians and futurists, some devoting themselves to just one of the tasks, others to the other, and still others to both.

This model, which was reviewed by Jacques Ellul and Thierry Gaudin, imagines that the medieval technological system, highlighted by Fernand Braudel, Georges Duby and Emmanuel Leroy Ladurie, corresponds to an industrial technological system, which was the driving force and the product of an Industrial Revolution, described by Pierre Lebrun, Marinette Bruwier et al.[14], and, finally, a technological system under development, under construction, fostering the Intelligence Revolution and far from over. Land was key in the first revolution, capital in the second, and the third is based on the minds of men and women. Each time, it is materials, energy, the relationship with living beings and time that are involved.

In 1985, Raymond Collard explained what he had clearly understood from the report produced by Gaudin and Portnoff and the several hundred researchers they enlisted: the importance of the four major changes in the poles that are restructuring society:

– the huge choice of materials and their horizontal percolation, ranging from uses in the high-tech sectors to more common uses;

– the tension between nuclear power and saving energy resources, in a context of recycling;

– the relationship with living beings and the huge field of biotechnology, including genetics;

– the new structure of time punctuated in nanoseconds by microprocessors.

Raymond Collard explored all these points some time later in a remarkable speech to the first Wallonia toward the future Congress in Charleroi, in October 1987, entitled: Foresight 2007 … recovering from the crisis, changes in work production methods and employment, which is still available online on The Destree Institute website [15]. In this speech, Collard, who was Professor at the Faculty of Economics and Social Sciences at the University of Namur, noted the following: it has been written that microelectronics is intellectualising industry. We are experiencing an industrial revolution that can be described as an “intelligence revolution”. The development of the possibilities created by the dramatic advances in microelectronics has opened up vast spheres to computer technology. Tomorrow, we will make greater use of artificial intelligence, which will be in evidence everywhere with the implementation of fifth-generation computers [16].

The 1985 report by the CPE remains a mine of information for anyone wanting to understand the changes underway, by looking both retrospectively – examining futures that did not happen – and prospectively – envisaging possible futures to construct a desirable future. There are some precepts to be drawn that are useful mainly for higher educational institutions and our businesses. The following give us cause to reflect:

experience shows that the introduction of new technologies is harmonious only if the training comes before the machines” (p.15).

it is no longer possible to develop quality without giving each person control over their own work” (p.15).

giving a voice only to management means wasting 99% of the intellectual resources in the business” or the organisation. (…) Harnessing all the intelligence is becoming essential (p.42).

“a successful company is one that is best able to harness the imagination, intelligence and desire of its staff” (45).

“the new source of power is not money in the hands of a few, but information in the hands of many”. Quotation taken from the works of John Naisbitt (p.45).

But, above all, the text shows, in the words of the German philosopher Martin Heidegger, that the essence of technology has nothing to do with technology [17]. Everything in technology was first dreamed up by man, and what has been successful has also been accepted by human society, states the report [18]. For this report on the state of technology is also a lesson in foresight. It reminds us, specifically through retrospect, that we are very poor at anticipating what does not already exist. Of course, as Gaston Berger stated on several occasions, the future does not exist as an object of knowledge. It exists solely as a land for conquest, desire and strategy. It is the place, along with the present, where we can innovate and create.

We often mistakenly believe that technologies will find their application very quickly or even immediately. Interviewed in February 1970 about 1980, the writer Arthur Koestler, author of Zero and Infinity, envisaged – as we do today – our houses inhabited by domestic robots that are programmed every morning. He imagined electric mini-cars in city centres closed to all other forms of traffic. He thought that telematic communications would, in 1980, allow us to talk constantly by video so as to avoid travelling. Interviewed at the same time, the great American futurist Herman Kahn, cofounder of the Hudson Institute, imagined that, in 1980, teaching would be assisted by computers which would play, for children, an educational role equivalent to the role filled by their parents and teachers[19].

The world continues to change, sustained, and also constrained, by the four poles. The transition challenges us and we are trying to give the impression that we are in control of it, even if we have no idea what we will find during its consolidation phase, sometime in the 22nd century.

Which jobs will survive these upheavals? Such foresight concerning jobs and qualifications is difficult. It involves identifying changes in employment and jobs while the labour market is changing, organisations are changing and the environment and the economic ecosystem are changing. But it also involves taking into account the possible life paths of the learners in this changing society [20], anticipating skills needs and measuring workforce turnover.

What we have also shown, by working with the area authorities, vocational education institutions and training bodies is that it is often at micro and territorial level that we are able to anticipate, since it seems that the project areas will be required, in ten to fifteen years at the latest, to be places for interaction and the implementation of (re)harmonised education, training and transformation policies for our society, with varying degrees of decentralisation, deconcentration, delegation, contractualisation and stakeholder autonomy. It is probably the latter context that will be the most creative and innovative, and one in which progress must be made. This requires cohesive, inspirational visions per area at the European, federal, regional and territorial level.

In leading the permanent Louvain Research and Development Group since the mid-1960s, particularly with the help of Philippe le Hodey and Michel Woitrin and the support of Professor Philippe de Woot, Raymond Collard had successfully set up and operated a genuine platform of the sort advocated by the European Commission today. Referring, as always, to Thierry Gaudin, he noted in 2000 that understanding innovation means grasping technology, not in terms of what is already there but in terms of revealing what is not yet there [21]. And although Raymond Collard recognised that this required a considerable R&D effort, he observed that this was not enough: as an act of creation which the market has to validate, innovation is the result of an interdisciplinary and interactive process, consisting of interactions within the business itself and between the business and its environment, particularly in terms of “winning” and managing knowledge and skills [22]. With, at the heart its approach, the idea, dear to François Perroux and highlighted by the work of the Louvain Research and Development Group in 2002, that a spirit is creative if it is both open and suited to combining what it receives and finding new combinatorial frameworks [23].

This thought is undoubtedly still powerful, and will remain so.

2. Foresight: from technological innovation to educational innovation

Like any historian, the futurist cannot work without raw material, without a source. For the latter, collective intelligence is the real fuel for his innovative capacity.

To that end, in 2000, The Destree Institute joined the Millennium Project. This global network for future studies and research was founded in 1996 in Washington by the American Council for the United Nations University, with the objective of improving the future prospects for humanity. It is a global participatory think tank, organised in more than sixty nodes, which are themselves heads of networks, involving universities, businesses and private and public research centres. Since 2002, The Destree Institute has represented the Brussels-Area Node which aims to be cross-border and connected with the European institutions [24].

The-Millennium-Project_logo250

In preparation for a wide-ranging study entitled Future Work/Technology 2050, the Millennium Project Planning Committee drafted some global scenarios to which they sought reactions from around 450 futurists and other researchers or stakeholders. A series of seminars was organised in twenty countries in order to identify the issues and determine appropriate strategies to address them. It was on this basis that a series of real-time consultations with experts (Real-Time Delphi) was organised on issues of education and learning, government and governance, businesses and work, culture and art and science and technology. From a series of 250 identified actions, 20 were selected by the panel of experts in the field of education and learning.

The complete list of the 20 actions is shown below. I have ordered them, for the first five at least, according to their level of relevance – effectiveness and feasibility –, as they were ranked by the international panel.

The first action on this list concerns the educational axes. This involves:

4. Increase focus on developing creativity, critical thinking, human relations, philosophy, entrepreneurship (individual and teams), art, self-employment, social harmony, ethics, and values, to know thyself to build and lead a meaningful working life with self-assessment of progress on one’s own goals and objectives (as Finland is implementing). 

The second will delight futurist teachers, since it involves:

20. Include futures as we include history in the curriculum. Teach alternative visions of the future, foresight, and the ability to assess potential futures. 

The third action is a measure of social cohesion:

6. Make Tele-education free everywhere; ubiquitous, lifelong learning systems.

The fourth, in my view, is probably the most important at the operational level:

2. Shift education/learning systems more toward mastering skills than mastering a profession. 

The fifth will totally transform the system:

3. In parallel to STEM (and/or STEAM – science, technology, engineering, arts, and mathematics) create a hybrid system of self-paced inquiry-based learning for self-actualization; retrain teachers as coaches using new AI tools with students.

The 15 other actions are listed in no particular order, some complementing initiatives on the ground, particularly in the Liège-Luxembourg academic Pole.

1. Make increasing individual intelligence a national objective of education (by whatever definition of intelligence a nation selects, increasing “it” would be a national objective). 

5. Continually update the way we teach and how we learn from on-going new insights in neuroscience. 

7. Unify universities and vocational training centres and increase cooperation between schools and outside public good projects.

8. Utilize robots and Artificial Intelligence in education. 

9. Focus on exponential technologies and team entrepreneurship.

10. Change curriculum at all levels to normalize self-employment. 

11. Train guidance counsellors to be more future-oriented in schools. 

12. Share the responsibility of parenting as an educational community. 

13. Promote “communities of practice” that continually seek improvement of learning systems. 

14. Integrate Simulation-Based Learning using multiplayer environments. 

15. Include learning the security concerns with respect to teaching (and learning) technology. 

16. Incorporate job market intelligence systems into education and employment systems. 

17. The government, employers across all industry sectors, and the labour unions should cooperate in creating adequate models of lifelong learning. 

18. Create systems of learning from birth to three years old; this is the key stage for developing creativity, personality. 

19. Create mass public awareness campaigns with celebrities about actions to address the issues in the great transitions coming up around the world [25].

We can appreciate that these actions do not all have the same relevance, status or potential impact. That is why the top five have been highlighted. However, the majority are based on a proactive logic of increasing our capacities for educating and emancipating men and women. The fact that these actions have been thought about on all continents, by disparate stakeholders, with a genuine convergence of thought, is certainly not insignificant.

3. Conclusion: in the long term, humans are the safest bet

As regards Wallonia, and Liège in particular, we are familiar with the need to create value collectively so that we are able to make ourselves autonomous and so that we can be certain of being able to face the challenges of the future. Without question, we must place social cohesion and energy and environmental risks at the top of this list of challenges. Innovative and creative capacities will be central to the skills that our young people and we ourselves must harness to address these challenges. These needs can be found at the core of the educational and learning choices up to 2050 identified by the Millennium Project experts.

The 1985 report on The Intelligence Revolution, as highlighted by Raymond Collard, is both distant from us in retroforesight terms and close to us in terms of the relevance of the long-term challenges it contains. In this respect, it fits powerfully and pertinently into our temporality. In the report, Thierry Gaudin and André-Yves Portnoff noted that setting creation in motion means sharing questions before answers and accepting uncertainty and drift. Dogmatism is no longer possible (…) as a result, utopia is evolving into realism. In the long term, humans are the safest bet [26].

Of course, betting on humans has to be the right decision. It is men and women who are hard at work, and who must remain so. This implies that they are capable of meeting the challenges, their own and also those of the society in which they operate. Technically. Mentally. Ethically.

Philippe Destatte

@PhD2050

[1] This text is a revised version of a speech made at the start of the HELMo 2018-2019 academic year, on 18 September 2018, on the subject of The jobs of tomorrow... A question of intelligence.

[2] The experts that attended the IFTF workshop in March 2017 estimated that around 85% of the jobs that today’s learners will be doing in 2030 haven’t been invented yet. This makes the famous prediction that 65% of grade school kids from 1999 will end up in jobs that haven’t yet been created seem conservative in comparison. The next era of Human/Machine Partnerships, Emerging Technologies, Impact on Society and Work in 2030, Palo Alto, Cal., Institute for the Future – DELL Technologies, 2017.

http://www.iftf.org/fileadmin/user_upload/downloads/th/SR1940_IFTFforDellTechnologies_Human-Machine_070717_readerhigh-res.pdf

[3] In particular, his best book: Jeremy RIFKIN, The End of Work, The Decline of the Global Labor Force and the Dawn of the PostMarket Era, New York, Tarcher, 1994.

[4] Chris ANDERSON, Makers, The New Industrial Revolution, New York, Crown Business, 2012.

[5] Dorothée KOHLER and Jean-Daniel WEISZ, Industrie 4.0, Les défis de la transformation numérique du modèle industriel allemand, p. 11, Paris, La Documentation française, 2016.

[6] François BOURDONCLE, La révolution Big Data, in Pierre VELTZ and Thierry WEIL, L’industrie, notre avenir, p. 64-69, Paris, Eyrolles-La Fabrique de l’Industrie, Colloque de Cerisy, 2015.

[7] Philippe DESTATTE, The New Industrial Paradigm, Keynote at The Industrial Materials Association (IMA-Europe) 20th Anniversary, IMAGINE event, Brussels, The Square, September 24th, 2014, Blog PhD2050, September 24, 2014.

https://phd2050.org/2014/09/26/nip/

[8] Thierry GEERTS, Digitalis, Comment réinventer le monde, Brussels, Racine, 2018.

[9] La Révolution de l’intelligence, Rapport sur l’état de la technique, Paris, Ministère de l’Industrie et de la Recherche, Sciences et Techniques Special Edition, October 1983.

[10] John NAISBITT, Megatrends, Ten New Directions Transforming our Lives, New York, Warner Book, 1982. – London and Sydney, Futura – Macdonald & Co, 1984.

[11] Alvin TOFFLER, The Third Wave, New York, William Morrow and Company, 1980.

[12] André-Yves PORTNOFF, Raymond Collard, un tisseur de liens, Note, Paris, 10 September 2018.

[13] Bertrand GILLE dir., Histoire des Techniques, Techniques et civilisations, Technique et sciences, Paris, Gallimard, 1978.

[14] Pierre LEBRUN, Marinette BRUWIER, Jan DHONDT and Georges HANSOTTE, Essai sur la Révolution industrielle en Belgique, 1770-1847, Brussels, Académie royale, 1981.

[15] Raymond COLLARD, Prospective 2007… sorties de la crise, transformations des modes de production, du travail et de l’emploi, dans La Wallonie au futur, Cahier n°2, p. 124, Charleroi, The Destree Institute, 1987.

http://www.wallonie-en-ligne.net/Wallonie-Futur-1_1987/WF1-CB05_Collard-R.htm

[16] R. COLLARD, Prospective 2007…, p. 124.

[17] This was his 1953 lecture. Martin HEIDEGGER, Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958. – Our translation.

[18] La Révolution de l’intelligence…, p. 182.

[19] La Révolution de l’intelligence…, p. 24.

[20] Didier VRANCKEN, L’histoire d’un double basculement, preface to D. VRANCKEN, Le crépuscule du social, Liège, Presses universitaires de Liège, 2014.

[21] Thierry GAUDIN, Les dieux intérieurs, Philosophie de l’innovation, Strasbourg, Koenigshoffen, Cohérence, 1985.

[22] Raymond COLLARD, Le Groupe permanent Recherche – développement de Louvain, p. 11, Brussels, Centre scientifique et Technique de la Construction (CSTC), 2000.

[23] Permanent Leuven Research and Development Group, 37th year, Peut-on industrialiser la créativité?, 2002. – François PERROUX, Industrie et création collective, t. 1, Saintsimonisme du XXe siècle et création collective, p. 166, Paris, Presses universitaires de France, 1964.

[24] http://www.millennium-project.org/

[25] Jerome GLENN, Results of the Education and Learning Real-Time Delphi that assessed 20 long-range actions to address future works-technology dynamics, Sept 2, 2018.

[26] La Révolution de l’intelligence…, p. 187.

Namur, le 8 août 2016

A l’heure où, comme le rappelaient Étienne Klein et Vincent Bontemps, l’innovation – terme polysémique s’il en est -, semble devenue l’horizon ultime de toutes politiques, dans une période dans laquelle on nous proclame une nouvelle révolution industrielle de manière quasi annuelle, il est bon de se souvenir que le changement n’est pas une finalité… [1] Comme l’écrivait Jean Baudrillard, à la fois cité par Hartmut Rosa et par Bruno Cazin, en l’absence d’une direction ou d’un but déterminé, le changement rapide est perçu comme une immobilité fulgurante [2]. Une autre façon de rappeler qu’il n’est pas de vent favorable pour celui qui ne sait pas où il va…

 Certes, sur le plan politique, l’idée peut poser problème à ceux qui font du statu quo leur fonds de commerce. Culturellement, pourtant, cette idée de changement semble ancrée dans nos sociétés. Au point que John Roberts et Odd Westad indiquent que, avoir répandu sur toute la surface du globe l’idée que le changement était non seulement possible, mais souhaitable, est probablement le trait le plus important et le plus déstabilisant de l’influence culturelle européenne [3].

1. Les dérivations sémantiques du concept de Révolution industrielle

1.1. La Révolution industrielle : un mot-clef

Le cycle de l’Extension de l’Université de Mons consacré aux Révolutions et piloté par la très dynamique professeure Anne Staquet, a été l’occasion de rappeler ce qu’est le concept de Révolution industrielle et de tenter de clarifier son usage contemporain [4]. Comme le rappelait déjà le Professeur Etienne Hélin voici vingt-cinq ans, aucune définition de la Révolution industrielle ne s’impose avec autorité [5]. Néanmoins, l’appellation de Révolution industrielle est bien devenue, au début du XXème siècle, un keyword, dans le sens que lui donnait Raymond Williams : une de ces expressions-clefs autour desquelles se structure le vocabulaire social et politique d’une époque, et qui prend sens au sein d’un réseau de notions sœurs [6]. Car la volonté de Williams était bien, lors de son retour à l’Université de Cambridge en 1945, de relever l’ambiguïté du langage, la polysémie et l’incertitude qu’il induit dans la compréhension des idées. Ses efforts sont éclairants en ce qui concerne la Révolution industrielle. Ainsi qu’il le rappelle [7], le sens que l’on donne à l’industrie a été profondément marqué par deux dérivations sémantiques : d’une part, l’industrialisme, introduit par l’historien Thomas Carlyle dans les années 1830 (et, il l’omet, par l’économiste Saint-Simon dès 1823 [8], nous y reviendrons), pour indiquer l’avènement d’un nouvel ordre sociétal fondé sur la production mécanique organisée et, d’autre part, le concept de Révolution industrielle, d’abord essentiellement perçu comme des changements techniques dans la production. Dès les années 1830 pourtant, l’idée que c’est la Révolution industrielle qui détermine le nouvel ordre sociétal s’impose avec John Wade [9] (1833), Alphonse de Lamartine [10] (1836), Jean-Adolphe Blanqui [11] (1837), Friedrich Engels [12] (1845), John Stuart Mill (1848) [13], etc. Pour compléter, nous ajouterions bien sûr Natalis Briavoinne qui s’inscrit dès 1839, et avec une précision exemplaire, dans cette logique [14].

Ainsi, Williams montre-t-il que, d’emblée, et dès son apparition, deux sens se développent autour de l’idée de Révolution industrielle et que, même s’ils se recouvrent parfois, ils ont survécu jusqu’à nos jours. Le premier est celui d’une série d’innovations, d’inventions ou d’évolutions dans les techniques – dans le système technicien, comme aurait dit Jacques Ellul [15], ou dans le système technique aurait préféré Bertrand Gille [16]. Ces innovations justifient le fait que l’on pourrait, dans ce cas précis, parler de Première, Deuxième, voire de Troisième Révolution industrielle si on se limite à regarder ce système ou ce sous-système voué à la technique. Le second sens, beaucoup plus large, est celui d’un changement social, voire sociétal, historique et spécifique, qui institue l’industrialisme ou le capitalisme industriel.

1.2. Vers une lecture systémique de la Révolution industrielle

C’est ici d’ailleurs que Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon, joue véritablement un rôle pionnier par sa lecture politique et sociale. En effet, dès 1823-1824, le philosophe et économiste écrit dans Catéchisme des industriels que : l’époque actuelle est une époque de transition. Il émet alors une remarquable considération de l’avenir :

Les industriels, écrit-il, se constitueront première classe de la société ; les industriels les plus importants se chargeront gratuitement de diriger l’administration de la fortune publique ; ce sont eux qui feront la loi, ce sont eux qui fixeront le rang que les autres classes occuperont entre elles ; ils accorderont à chacune d’elles une importance proportionnée aux services que chacune d’elles rendra à l’industrie ; tel sera inévitablement le résultat final de la révolution actuelle ; et quand ce résultat sera obtenu, la tranquillité sera complètement assurée, la prospérité publique marchera avec toute la rapidité possible, et la société jouira de tout le bonheur individuel et collectif auquel la nature humaine pourrait prétendre.

Voilà notre opinion sur l’avenir des industriels et sur celui de la société. (…) [17].

Véritable théoricien du changement social, Saint-Simon argumente ensuite son analyse en rappelant que, historiquement, la classe industrielle n’a cessé de prendre de l’importance sur les autres, que les hommes tendent vers l’établissement d’un ordre social piloté par la classe occupée des travaux utiles, que la société se composant d’individus, le développement de l’intelligence sociale ne peut être que celui de l’intelligence individuelle sur une plus grande échelle, et enfin, que grâce à l’accroissement de l’éducation, les industriels les plus importants étant ceux qui font preuve de la plus grande capacité en administration, ce sont eux qui, en définitive, seront nécessairement chargés de la direction des intérêts sociaux [18].

Ainsi, l’économiste français vient-il compléter la démonstration de Williams, sur les deux niveaux de la mutation, mais aussi sur l’ampleur du changement de société qui fait passer l’humanité du régime qu’il qualifie de féodalo-militaire, au nouveau système d’industriel, avec entre les deux, un système intermédiaire, de passage ou de transition. Comme l’écrit Pierre Musso, Saint-Simon est ainsi le premier à analyser la Révolution (française) en termes systémiques, cherchant à définir ce qu’est le changement social qui était l’enjeu même de la Révolution. Le changement de système n’ayant pas été réalisé à ce moment-là, il est formulé comme objet d’analyse par Saint-Simon [19]. C’est à Etienne Bonnot de Condillac, et à son Traité des systèmes (1749), qu’il empruntera cette notion et sa définition [20].

1.3. Ruptures et continuités

La Révolution industrielle, même si elle trouve son origine dans les transformations de la technique, les dépasse en instaurant, puis en généralisant le système industriel, dont Adam Smith a bien décrit les mécanismes dès 1776 [21]. On dénommera bientôt son produit, le capitalisme, terme popularisé en France par Pierre Leroux (1848), Louis Auguste Blanqui (1869) et puis progressivement par les marxistes, à la suite de Friedrich Engels puis de Karl Marx [22]. Comme l’a enseigné Fernand Braudel, le capitalisme dépasse lui aussi la sphère économique : la pire des erreurs, écrivait l’historien français, c’est encore de soutenir que le capitalisme est “un système économique”, sans plus, alors qu’il vit de l’ordre social (…) [23]. Ainsi, le capitalisme étend son emprise sur un système plus large que l’économique et qui couvre au moins les champs du social, de l’idéologique, du politique, de l’éthique [24]. Les deux dérivations sémantiques que nous avons identifiées persistent dans des décennies de débats entre historiens et économistes, dont notamment Patrick Verley a largement rendu compte [25].

Même si le capitalisme ne naît pas avec la Révolution industrielle, c’est à ce moment que, comme l’industrie, il devient civilisation. C’est en cela que, comme l’indique Ronald Hartwell, de tous les changements historiques, la Révolution industrielle est une des grandes ruptures en histoire ; il n’est pas impossible en fait d’affirmer que cela a été la plus importante [26]. Arnold Toynbee le confirme encore en 1976-1977 : lorsqu’il évoque cette Révolution technologique et économique : quiconque jette un regard sur ses origines doit admettre que la révolution industrielle a renversé le rapport entre l’Homme et la biosphère [27]. On sait que Pierre Chaunu et François Caron ont nuancé cette idée de rupture en soulignant certaines continuités et en mettant en évidence l’accomplissement que constitue la mutation, le concept de révolution gardant son sens compte tenu des accélérations statistiques qu’il reflète, notamment en termes d’innovations scientifiques et techniques [28]. Pour ces historiens, la société industrielle ne s’est pas construite contre la société moderne : elle a été enfantée par elle. (…) la société industrielle est née d’un projet collectif, à dimension nationale, puis internationale, qui est apparue à l’époque moderne [29]. Ainsi, l’industriel entrepreneur et l’artisan innovateur apparaissent-ils comme des héritiers [30]. Loin de l’idée que l’invention ait été confiée pendant cette époque à des praticiens incultes et pratiquement illettrés, Caron et Chaunu – et en particulier ce dernier -, rappellent que l’innovation ne pousse que sur le terreau des cerveaux, dès le plus jeune âge malaxés, câblés, rompus à l’abstraction par un couplage neuronique multiple et réussi [31].

Ainsi, les progrès et les innovations techniques se succèdent de manière continue alors que les révolutions industrielles sont de vraies et rares mutations, sinon des ruptures. En 1956, Pierre Lebrun, historien et économiste de l’Université de Liège, demandait que l’on réserve l’appellation de Révolution industrielle à des phénomènes inscrits dans la longue durée, constituant de véritables changements de civilisation, des ruptures de rythme majeures vers un mouvement fortement accéléré, ainsi que des mutations totales, étendues à toutes les sphères de la société. Pour l’historien liégeois, les soi-disant révolutions successives des XIXème et XXème siècles doivent être envisagées comme le produit de l’évolution rapide qu’a engendrée cette rupture originelle, méritant seule le nom de révolution [32]. Près de trente ans plus tard, Pierre Lebrun précisera, avec Marinette Bruwier, Jan Dhondt et Georges Hansotte, qu’il semble inutile et dangereux de galvauder le terme de Révolution industrielle. Nous préférons le réserver au changement de civilisation qui s’est effectué dans nos pays de 1700 à 1850 environ. Les confusions et les extensions indues sont ainsi évitées ; les effets de l’accélération du rythme économique qu’entraîna la seule révolution industrielle sont mieux mis en lumière dans les “renouveaux” techniques qui se succèdent après elle (…) ; enfin le terme ainsi réservé a l’avantage de désigner le “cœur” d’une des grandes transformations économiques de l’humanité, d’un de ses grands changements de civilisation [33]. Ainsi, Pierre Lebrun se fondait-il explicitement sur l’analyse du philosophe Louis Althusser. L’auteur de Lire le Capital (1968 et 1969) considérait en effet que le mode de production capitaliste se caractérise par “une révolution ininterrompue dans les moyens de production”, avant tout dans les instruments de production” [34]. C’est en se fondant sur la même veine de pensée, celle d’Etienne Balibar, que l’Académicien liégeois voyait la Révolution industrielle comme la structure originale d’un changement de structure. Balibar avait en effet considéré que l’intelligence du passage ou de la transition d’un mode de production à un autre ne peut donc jamais apparaître comme un hiatus irrationnel entre deux « périodes » qui sont soumises au fonctionnement d’une structure, c’est-à-dire qui ont leur concept spécifié. La transition ne peut pas être un moment, si bref soit-il, de déstructuration. Elle est elle-même un mouvement soumis à une structure qu’il faut découvrir. (…) Les périodes de transition sont donc caractérisées, en même temps que par les formes de la non-correspondance, par la coexistence de plusieurs modes de production. Ainsi la manufacture n’est pas seulement en continuité, du point de vue de la nature de ses forces productives, avec le métier, mais elle suppose sa permanence dans certaines branches de production et même elle le développe à côté d’elle [35].

Le mot transition, plusieurs fois utilisé, signifie le passage d’un régime à un autre, ou d’un ordre de choses à un autre [36]. Dans un modèle de changement systémique, il s’agit de la période pendant laquelle un système déstructuré et en rupture de sens voit les transformations se réaliser dans l’ensemble de ses sous-systèmes, jusqu’à provoquer la mutation de l’ensemble du système lui-même. Si le regard n’est que technique, il contribue à supprimer le sens. Car tout, dans le développement technique, est moyen, et uniquement moyen, et les finalités ont pratiquement disparu [37].

Comme d’autres modèles de transformation ou de transition, celui-ci devrait continuer à nous inspirer en tant que grille de lecture des mutations en cours.

(à suivre)

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

[1] De quoi l’innovation est-elle le nom ? La conversation scientifique, sur France Culture, avec Vincent Bontemps (LARSIM-CEA), 28 novembre 2015. http://www.franceculture.fr/emission-la-conversation-scientifique-de-quoi-l-innovation-est-elle-le-nom-2015-10-03 – Vincent Karim BONTEMPS, What does Innovation stand for? Review of a watchword in research policies, Journal of Innovation Economics & Management 2014/3 (n° 15), p. 39-57.

[2] Jean BAUDRILLARD, L’an 2000 ne passera pas, dans Traverses, n° 33-34, 1995. – Harmut ROSA, L’accélération, Une critique sociale du temps, Théorie critique, p. 330, Paris, La Découverte, 2010. – Bruno CAZIN, Corps et âme !, dans Pierre GIORGINI, La transition fulgurante, Vers un bouleversement systémique du monde ?, p. 303, Montrouge, Bayard, 2014.

[3] John M. ROBERTS & Odd A. WESTAD, Histoire du monde, vol. 3, L’âge des révolutions, p. 395, Paris, Perrin, 2016.

[4] Philippe DESTATTE, Révolutions et transitions industrielles dans le Cœur du Hainaut (XIX-XXIèmes siècles), Conférence faite dans le cadre de l’Extension de l’UMONS, Cycle Révolutions, 9 novembre 2015. Ce texte constitue la mise au net, développée, de l’introduction de la conférence.

[5] Etienne HELIN, La Révolution industrielle : les mots ont-ils précédé les réalités?, dans L’idée de révolution, Colloque organisé par le Centre d’Histoire des Idées de l’Université de Picardie et dans le cadre du CERIC – ENS Fontenay / Saint-Cloud, Septembre 1991.

[6] Julien VINCENT, Cycle ou catastrophe ? L’invention de la “Révolution industrielle” en Grande-Bretagne, 1884-1914, dans Jean-Philippe GENÊT et François-Joseph RUGGIU dir., Les idées passent-elles la Manche ?, Savoirs, représentations, pratiques (France-Angleterre, X-XXème siècle), p. 66, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2007.

[7] The sense of industry as an institution was radically affected, from the period of its main early uses, by two further derivations: industrialism, introduced by Carlyle in the 1830s to indicate a new order of society based on organized mechanical production, and the phrase Industrial revolution, which is now so central a term. Industrial revolution is especially difficult to trace. It is usually recorded as first used by Arnold Toynbee, in lectures given 1881. (…) Most of the early uses referred to technical changes in production – a common latter meaning of industrial revolution itself – and this was still the primary sense as late as “Grande Révolution industrielle” (1827). The key transition, in the developed sense of revolution as instituting a new order of society, was in the 1830s, notably in Lamartine : “the 1789 du commerce et de l’industrie”, which he described as the real revolution. Wade (History of the Middle and Working Classes, 1833) wrote in similar terms of “this extraordinary revolution”. This sense of a major social change, amounting to a new order of life, was contemporary with Carlyle’s related sense of industrialism, and was a definition dependent on a distinguishable body of thinking, in English as well as in French, from the 1790s. The idea of a new social order based on major industrial change was clear in Southey and Owen, between 1811 and 1818, and was implicit as early as Blake in the early 1790s and Wordsworth at the turn of the century. In the 1840s, in both English and French (“a complete industrial revolution”, Mill, Principles of Political Economy, III, xvii; 1848 – revised to “a sort of industrial revolution”; ‘l’ère des révolutions industrielles”, Guibert 1847) the phrase become more common. (…) Blanqui, Engels – in German… (…) It is interesting that it has survived in two distinct (though overlapping) senses: on the series of technical inventions (from which we can speak of Second or Third Industrial Revolution); and of a wider but also more historically specific social change – the institution of industrialism or industrial capitalism. Raymond WILLIAMS, Keywords, A vocabulary of Culture and Society, p. 166-167, Oxford, Oxford University Press, Rev. 1983 (1976).

[8] Alain REY dir., Dictionnaire historique de la langue française, t. 2, p. 1824, Paris, Le Robert, 2006. – Henri de SAINT-SIMON, Deuxième appendice sur le libéralisme et l’industrialisme, dans Oeuvres, vol. 8, p. 178, Paris, Dentu, 1875. Nous invitons tous les industriels qui sont zélés pour le bien public et qui connaissent les rapports existants entre les intérêts généraux de la société et ceux de l’industrie, à ne plus souffrir plus longtemps qu’on les désigne par le nom de libéraux, nous les invitons d’arborer un nouveau drapeau et d’inscrire sur leur bannière la devise : Industrialisme.

[9] In this way, the progress of manufactures led to a salutary revolution in the manners of the great landowners, and through them to the subordinate ranks of the community.” John WADE, History of the Middle and Working Classes, with a Popular Exposition of the Economical and Political Principles which have influenced the Past and Present Condition of the Industrious Orders also an Appendix of Prices, Rates of Wages, Population, Poor-Rates, Mortality, Marriages, Crimes, Schools, Education, Occupations, and other statistical information, illustrative of the former and present state of society and of the agricultural, commercial, and manufacturing classes, p. 20, London, Effingham Wilson, 1835.

[10]Les principes absolus, les conséquences inflexibles, sont du domaine de la théorie. Les vérités expérimentales et les applications progressives sont le devoir et l’œuvre du législateur. Les préopinans peuvent donc se tranquilliser. Sans doute c’est une grande lutte que celle de deux intérêts aussi immenses, le monopole et la liberté. Je ne le nie pas ; c’est une révolution tout entière, c’est le 1789 du commerce et de l’industrie. Mais c’est une révolution dont votre main tient les rênes, c’est une révolution dont vos lumières et votre sagesse peuvent modérer la marche, tempérer l’excès, graduer les résultats, et qui, grâce à ces tempérens (sic) législatifs, au lieu des perturbations et des ruines que toute révolution sème autour d’elle, ne produira, si elle est comprise et acceptée par vous, que l’égalité des industries et la prospérité sans bornes de tous les intérêts.” Alphonse de LAMARTINE, Sur la liberté du commerce, (14 avril 1836), dans Discours prononcés à la Chambre par M. de Lamartine, député du Nord, 1835-1836, p. 66-67, Paris, Librairie de Charles Gosselin et Cie, 1836.

[11] Tandis que la Révolution française faisait de grandes expériences sociales sur un volcan, l’Angleterre commençait les siennes sur le terrain de l’industrie. La fin du XVIIIème siècle y était signalée par des découvertes admirables, destinées à changer la face du monde et à accroître de manière inespérée la puissance de leurs inventeurs. Les conditions du travail subissaient la plus profonde modification qu’elles aient éprouvées depuis l’origine des sociétés. Deux machines, désormais immortelles, la machine à vapeur et la machine à filer, bouleversaient le vieux système commercial et faisaient naître presque au même moment des produits matériels et des questions sociales, inconnus à nos pères. Les petits travailleurs allaient devenir tributaires des gros capitalistes ; le chariot remplaçait le rouet, et le cylindre à vapeur succédait aux manèges. (…) A peine éclose du cerveau de ces deux hommes de génie, Watt et Arkwright, la révolution industrielle se mit en possession de l’Angleterre. Adolphe BLANQUI, Histoire de l’économie politique en Europe depuis les Anciens jusqu’à nos jours, suivie d’une bibliographie raisonnée des principaux ouvrages d’économie politique, t. 2, p. 207-209, Paris, Guillaumin, 1837.

[12] Engels écrit en 1845 : L’histoire de la classe ouvrière en Angleterre commence dans la seconde moitié du siècle passé, avec l’invention de la machine à vapeur et des machines destinées au travail du coton. On sait que ces inventions déclenchèrent une révolution industrielle  qui, simultanément, transforma la société bourgeoise dans son ensemble et dont on commence seulement maintenant à saisir l’importance dans l’histoire du monde.

L’Angleterre est la terre classique de cette révolution qui fut d’autant plus puissante qu’elle s’est faite plus silencieusement. C’est pourquoi l’Angleterre est aussi la terre d’élection où se développe son résultat essentiel, le prolétariat. C’est seulement en Angleterre que le prolétariat peut être étudié dans tous ses tenants et ses aboutissants.

Pour le moment, nous n’avons pas à nous préoccuper ici de l’histoire de cette révolution, de son immense importance pour le présent et l’avenir. Cette étude, il faut la réserver à un travail ultérieur plus vaste. Provisoirement, nous devons nous limiter aux quelques renseignements nécessaires à l’intelligence des faits qui vont suivre, à l’intelligence de la situation actuelle des prolétaires anglais. F. ENGELS, La situation de la classe laborieuse en Angleterre (1845), p. 24, Paris, Ed. sociales, 1960.

[13] A country which produces for a larger market than its own, can introduce a more extended division of labor, can make greater use of machinery, and is more likely to make inventions and improvements in the processes of production. Whatever causes a greater quantity of anything to be produced in the same place, tends to the general increase of the productive powers of the world. There is another consideration, principally applicable to an early stage of the industrial advancement. A people may be in a quiescent, indolent, uncultivated state, with few wants and wishes, all their tastes being either fully satisfied or entirely undeveloped, and they may fail to put forth the whole of their productive energies for want of any sufficient object of desire. The opening of a foreign trade, by making them acquainted with new objects, or tempting them by the easier acquisition of things which they had not previously thought attainable, sometimes works a complete industrial revolution in a country whose resources were previously undeveloped for want of energy and ambition in the people, inducing those who were satisfied with scanty comforts and little work, to work harder for the gratification of their new tastes, and even to save, and accumulate capital, for the still more complete satisfaction of those tastes at a future time. John Stuart MILL, Principles of Political Economy, with some of their Applications to Social Philosophy, vol. 2, p. 121-122, Boston, Charles C. Little & James Brown, 1848.

[14] Dans la seconde moitié du siècle dernier, une marche plus rapide fut imprimée à l’esprit humain ; les connaissances reçurent une direction tout à la fois plus vive et plus pratique. Phénomène remarquable ! A l’époque même où toutes les classes et presque tous les peuples en Europe se précipitaient avec furie les uns contre les autres, accumulant d’immenses efforts pour s’entre-détruire, partout en même temps on se montra saisi d’un plus grand désir d’améliorer. Cette passion prit alors un si grand empire parmi les hommes; elle les doua de ressources si fécondes, qu’une guerre de vingt-cinq ans, accompagnée de convulsions intérieures ne put arrêter le progrès dans toutes les branches de l’organisation matérielle de la société. C’est qu’au milieu de cet immense désordre, la sphère du travail s’agrandissait ; les moyens d’exécution allaient en se multipliant et en se simplifiant chaque jour davantage. L’on vit en conséquence la population s’accroître par la diminution des chances de la mortalité. Les trésors que la terre renferment furent mieux et plus abondamment exploités ; l’homme produisit et consomma davantage; il devint plus riche. Tous ces changements constituent la révolution industrielle. Natalis BRIAVOINNE, De l’industrie en Belgique, t. 1, p. 185-186, Bruxelles, E. Dubois, 1839.

[15] Jacques ELLUL, Le Système technicien, Paris, Calman-Levy, 1977. – Le Cherche Midi, 2012.

[16] Toutes les techniques sont, à des degrés divers, dépendantes les unes des autres, et il faut nécessairement entre elles une certaine cohérence : cet ensemble de cohérences aux différents niveaux de toutes les structures de tous les ensembles et de toutes les filières compose ce que l’on peut appeler un système technique. Bertrand GILLE, Histoire des techniques, p. 19, Paris, Gallimard, 1978. – Bertrand GILLE, La notion de “système technique”, Essai d’épistémologie technique, dans Culture technique, Paris, CNRS, 1979, 1-8.

[17] Catéchisme des industriels, dans Oeuvres…, vol. 8, p. 41-42. – Sur ces aspects, voir Pierre MUSSO, Saint-Simon, L’industrialisme contre l’Etat, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2010. – Ghita IONESCU, La pensée politique de Saint-Simon, Textes précédés d’une introduction, Paris, Aubier-Montaigne, 1979. – The Political Thought of Saint-Simon, Oxford University Press, 1976.

[18] Ibidem, p. 43-44.

[19] P. MUSSO, Saint-Simon, l’industrialisme contre l’Etat…, p. 20.

[20] Ibidem, p. 20-21. Un système n’est autre chose que la disposition des différentes parties d’un art ou d’une science dans un ordre où elles se soutiennent toutes mutuellement et où les dernières s’expliquent par les premières. Celles qui rendent raison des autres s’appellent principes, et le système est d’autant plus parfait que les principes sont en plus petit nombre : il est de même à souhaiter qu’on les réduise à un seul. CONDILLAC, Traité des Systèmes, p. 1 et 2, La Haye, Neaulme, 1749. (Google Books)

[21] Adam SMITH, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations (1776), p. 48-49, New-York, The Modern Library, 1937. – Sur la Révolution industrielle des XVIII et XIXèmes siècles, voir Ph. DESTATTE, La Révolution industrielle, une accélération de l’esprit humain, dans Anne STAQUET éd., XIXème siècle : quand l’éclectisme devient un art, coll. Approches, p. 7-24, Mons, Editions de l’Université de Mons, 2013.

[22] Alain REY, Dictionnaire historique…, vol. 1, p. 614-615.

[23] Fernand BRAUDEL, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XV-XVIIIème siècle, t. 3, p. 540, Paris, Armand Colin, 1979.

[24] Michel BEAUD, Histoire du capitalisme, 1500-2010, p. 17, Paris, Seuil, 2010.

[25] Patrick VERLEY, L’échelle du monde, Essai sur l’industrialisation de l’Occident, Paris, Gallimard, 2013.

[26] Ronald Max HARTWELL, The Causes of the Industrial Revolution, An Essay in Methodology, in The Economic History Review, vol. 18, 1, p. 164-182, August 1965.

[27] Arnold TOYNBEE, La Grande aventure de l’humanité (Mankind and Mother Earth, A Narrative history of the world, Oxford University Press, 1976), p. 532, Paris-Bruxelles, Elsevier, 1977.

[28] François CARON, Le résistible déclin des sociétés industrielles, p. 13, Paris, Perrin, 1985. Préface de Pierre Chaunu.

[29] Ibidem, p. 21 et 33.

[30] Ibidem, p. 33.

[31] Ibidem, p. 31 pour Caron et 16 pour la formule lyrique de Chaunu.

[32] Pierre LEBRUN, Ashton (T. S.), La Révolution industrielle, 1760-1830, dans Revue belge de Philologie et d’Histoire, t. 34, fasc. 3, 1956. p. 813-817, p. 814.

[33] Pierre LEBRUN, Marinette BRUWIER, Jan DHONDT, Georges HANSOTTE, Essai sur la Révolution industrielle…, p. 28, n° 2 . – Notons que, par la périodisation longue qu’il décrit et le fait plonger jusqu’au cœur du XVIème siècle pour l’émergence du capitalisme, sinon à la fin du néolithique pour les tours de main dans la métallurgie, Pierre Lebrun pourrait argumenter l’idée d’accomplissement de François Caron. D’autres aspects sont davantage divergents que convergents.

[34] Ibidem. (L. ALTHUSSER, 1969, p. 15.)

[35] Etienne BALIBAR, Eléments pour une théorie du passage, dans Louis ALTHUSSER et Etienne BALIBAR, Lire le Capital, II, p. 178, 224-225, Paris, Maspero, 1969.

[36] Maurice LACHÂTRE, Dictionnaire français illustré, p. 1453, Paris, Librairie du Progrès, 1890. – Alain REY, Dictionnaire historique…, t.3, p. 3893-3894.

[37] Jacques Ellul à Radio-Canada en 1979. J. ELLUL, Ellul par lui-même, Paris, La Table ronde, 2008.

Liège, le 26 avril 2016

Former, se former, transformer et se transformer. Ces quatre verbes, qui partagent la même racine latine seront en filigrane de mon intervention. Derrière forma, et le tardif formare, on retrouve les idées de prendre forme, de créer, concevoir par l’esprit, former un projet, imaginer un dessein. Se créer, c’est prendre forme soi-même, c’est naître. Transformer ou se transformer, c’est se former au-delà, c’est changer de forme, c’est muter. Et la transformation, comme la mutation ou la métamorphose, sont au cœur de la prospective [1].

Envisager une prospective des bassins Enseignement qualifiant – Formation – Emploi (EFE) dans l’interterritorialité wallonne consiste moins à décrire un processus, des méthodes, et des manières de faire, que de s’interroger, dans un premier temps, sur ce qu’est la prospective d’un bassin d’enseignement EFE. Dans un deuxième temps, on regardera ce que signifie l’interterritorialité et, enfin, nous nous poserons la question du pourquoi : pourquoi vouloir – ou devoir – aujourd’hui se lancer dans une telle aventure ? De ces trois idées, pourront naître – ou pas – le désir, l’envie et la volonté, qui constituent les vrais moteurs de la prospective, et donc de l’action.

1. La prospective est un rendez-vous

La prospective est un rendez-vous. Un rendez-vous que l’on fixe dans un futur choisi, pour en faire un avenir en tant que situation souhaitée, et réussir. Cet avenir, il est conçu, convenu et construit collectivement, à un horizon déterminé, autour d’une vision ambitieuse et partagée, et de réponses à des enjeux de long terme. C’est cette vision qui va constituer le moteur de l’action et que l’on va s’attacher à atteindre, tout en répondant aux enjeux. La prospective, même si elle peut s’appuyer sur des méthodes robustes et scientifiques, se veut modeste comme outil de connaissance puisqu’elle postule que le futur n’existe pas en tant que tel, mais qu’il est à construire, ensemble et maintenant. Elle se veut toutefois également formidablement volontariste, car elle se fonde sur la seule variable vraiment déterminante de notre histoire future : la volonté humaine. Et plus encore, la volonté collective.

Comme l’écrivait l’ancien diplomate et académicien Jacques de Bourbon-Busset, dans un ouvrage consacré à la pensée de Gaston Berger, aucune prospective n’est possible si on se fait de l’avenir une image fatale. Si l’avenir est le Destin, pourquoi le scruter, puisqu’on ne peut le changer ? La prospective est fondée sur la conviction que l’avenir sera ce que nous le ferons, sur la foi dans la liberté créatrice de l’homme. Nier la fatalité, refuser à l’Histoire un sens irréversible sont des conditions nécessaires de l’attitude prospective [2].

Ainsi, la prospective consiste-t-elle à construire des stratégies de long terme, résolument orientées vers l’action concrète et immédiate, en s’appuyant sur l’intelligence collective et la connaissance partagée pour élaborer non seulement des politiques publiques, mais des politiques collectives, impliquant tous les acteurs. Comme l’a évoqué le président de l’Assemblée des Bassins EFE, Bruno Antoine, cette dynamique s’inscrit dans un modèle de gouvernance, fondée sur la concertation. Mais il a ajouté : en partie du moins. Et j’aime bien cette formule, car elle montre que le modèle que l’on appelle aujourd’hui mosan, popularisé par le Ministre-Président Paul Magnette, doit se renforcer avec tous les acteurs du système mosan, ce qui dépasse, et de loin, les porteurs de la concertation sociale. Les acteurs sont en effet ceux qui activent, qui opèrent. Et on n’active pas la Wallonie ou un de ses territoires en faisant bouger uniquement les organisations syndicales et les représentants des employeurs, même s’ils peuvent constituer des acteurs-clefs de l’action présente et future.

C’est donc une prospective de la transformation qui doit être mise en œuvre. Elle s’appuiera sur une prospective de l’observation. La prospective de la transformation est fondée sur la pensée créative, chère à Thierry Gaudin, où s’articulent les trois pôles de la collecte et du traitement des données, de la délibération et de la controverse, de la conceptualisation et de la synthèse [3]. Cette pensée est porteuse de nouvelles logiques d’action et de transformation, pour autant qu’on l’oriente par le désir et la volonté.

La prospective des bassins est donc à faire, ensemble, et pour construire autre chose que ce qui existe. Et l’interterritorialité est son espace de pensée et d’action. Les méthodes pertinentes existent. Il faut s’en saisir, et rassembler les acteurs territoriaux.

2. L’interterritorialité, un principe de pacification

L’interterritorialité est un principe de pacification, celui de la recherche de l’efficacité de l’action publique collective, au niveau territorial, en coordonnant, agençant et assemblant les territoires. C’est donc un renoncement aux impérialismes locaux et aux luttes intestines pour le leadership institutionnel, pour la conquête des fiefs et leur insertion dans son propre espace. L’interterritorialité, telle que conceptualisée en France par Martin Vanier [4], c’est faire vivre les territoires, les confronter, les articuler, les organiser, les inviter à négocier leur coopération. Lorsque le bourgmestre de Marche, André Bouchat, et quelques-uns de ses voisins s’allient pour créer un projet commun et fonder le Pays de Famenne, tout en travaillant concrètement avec les deux provinces de Namur et Luxembourg, et les intercommunales BEP et IDELUX, il fait de l’interterritorialité. Lorsque 25 communes de trois arrondissements hennuyers fondent le projet prospectif Cœur du Hainaut 2025, à partir de l’Intercommunale IDEA, en s’appuyant sur des outils provinciaux comme Hainaut Développement ou l’Observatoire de la Santé du Hainaut, et articulent le Borinage et le Centre, y compris la Communauté urbaine du Centre, elles font de l’interterritorialité…

Le décret du 24 avril 2014 relève clairement de cette logique. Non seulement parce qu’il active un accord fondamental de coopération entre la Région wallonne et la Communauté française Wallonie-Bruxelles, mais aussi parce qu’il organise la transterritorialité de la coordination des bassins, et postule l’interterritorialité pour mener à bien ses objectifs. Comment en effet imaginer favoriser la mise en cohérence des offres ainsi que le développement des politiques croisées en matière de formation professionnelle d’enseignement qualifiant, d’emploi et d’insertion, (…) assurer les synergies entre les interlocuteurs sociaux et les acteurs locaux de l’enseignement qualifiant, de la formation professionnelle, de l’emploi et de l’insertion [5], sans activer la logique de l’interterritorialité ? Des connexions, envisagées ou non dans le dispositif, restent à décliner, c’est notamment vrai pour les pôles académiques de l’enseignement supérieur, ainsi que pour les outils intercommunaux de développement économique et d’aménagement du territoire. A Liège, on doit penser au Pôle académique Liège-Luxembourg qui s’étend sur deux provinces, mais se connecte également à Namur, voire au Brabant wallon, par les implantations de l’Université à Gembloux, et s’articule avec d’autres ensembles tels que la Grande Région et l’Euregio Meuse-Rhin… On doit aussi intégrer dans son analyse tous ces instruments liégeois que constituent le GRE, la SPI, l’AREBS, Meusinvest, Liège-Together, les Conférences des bourgmestres, etc. Et rappelons-nous la formule du premier ministre-président wallon, dès les années 1980, le Liégeois Jean-Maurice Dehousse, souvent répétée depuis par Philippe Suinen et d’autres : s’il n’y a pas de profit, il n’y a pas d’entreprises, s’il n’y a pas d’entreprises, il n’y a pas d’emplois. Cette connexion entre emploi, formation et développement économique est essentielle. Les acteurs l’ont bien compris dans le Bassin EFE Hainaut-Centre. Le coordinateur de l’Instance-Bassin, Fabrice De Bruyn, me rappelait dernièrement comment ils ont heureusement associé Maïté Dufrasne, la coordinatrice du projet de territoire du Cœur du Hainaut, à leurs travaux, afin de garantir une cohérence stratégique territoriale. Cette cohérence, toutefois, comme il me le faisait justement remarquer, ne saurait se limiter aux enjeux du territoire. Elle doit également s’exercer sur les autres espaces et prendre en compte, par exemple, les besoins du marché sur la Wallonie, la Belgique, voire au-delà en fonction des enjeux de long terme. L’écueil étant pour les bassins EFE de trop se focaliser sur une vision des enjeux uniquement liée à ceux qui sont directement identifiés sur leur territoire. Ainsi, concrètement, notait-il, ce n’est pas parce qu’un secteur d’activités n’est pas présent sur un bassin qu’il ne faut pas y encourager le développement d’une offre de formation / enseignement.

Ainsi, prospective et interterritorialité peuvent constituer des outils fondamentaux s’ils sont activés fondamentalement et poussés, de manière optimale, au bout de la logique d’efficacité et de transformation par l’engagement rappelé par Bruno Antoine. C’est le fameux commitment des prospectivistes anglo-saxons.

Cet engagement est aujourd’hui plus que nécessaire. Pourquoi ? Parce que les enjeux de long terme sont considérables. Ils me le paraissent même davantage que nous ne le percevons généralement. Ce sont ces enjeux de long terme qui répondent à l’interrogation que nous avons posée sur la nécessité de la prospective, aujourd’hui.

3. Parce que les enjeux de long terme sont aujourd’hui considérables

Nous devons tous en être conscients. Le Ministre-Président l’a dit d’emblée en prenant ses fonctions. Il l’a répété plusieurs fois depuis : si la Wallonie se relève, elle ne se relève pas encore assez vite [6]. Ainsi, sommes-nous engagés dans une course de vitesse en matière sociale, d’emploi, d’insertion. Nous le savons tous. L’enjeu de cohésion sociale apparaît particulièrement aigu, surtout dans l’ancien sillon industriel. Ainsi, je souscris totalement au constat sans complaisance dressé par Dominique Carpentier du Forem. Ce constat n’enlève rien aux efforts remarquables qui ont été fournis sur ce territoire, et qu’il faut rappeler [7]. Je donnerai rapidement une autre mesure de cet enjeu de cohésion sociale : l’indicateur du taux d’emploi. Nous savons que l’objectif européen consiste à atteindre 75 % de taux d’emploi en 2020 au niveau européen, 73, 2 % au niveau belge sur la tranche d’âge 20-64 ans [8].

Philippe-Destatte-Taux-emploi_2016-05-11

Dans cette tranche d’âge, la moyenne européenne de taux d’emploi en 2014 est de 69,2 %, c’est-à-dire mieux que la moyenne belge (67,3 %) mais moins bien que celle de la Flandre (71,9 %) [9]. Le niveau de la province de Liège (60,7 %) est à plus d’un point sous le niveau wallon, mais 3 points au-dessus de la province de Hainaut (57,6 %) [10]. Mais l’arrondissement de Liège (qui ne coïncide que partiellement avec le bassin EFE), avec 57,4 %, est sous le niveau hennuyer [11]. C’est d’autant plus inquiétant que, comme l’indique très justement le rapport analytique du Bassin EFE de Liège, l’offre de formation y est riche et diversifiée [12].

Envisageons donc, parmi d’autres, deux enjeux de long terme que nous avons considérés comme essentiels : la sherwoodisation et la révolution numérique.

La sherwoodisation

Les différents chiffres qui ont été cités ne sont pas insignifiants. Ils révèlent une réalité quotidienne extrêmement difficile pour nombre de citoyennes et de citoyens, jeunes et moins jeunes. L’absence d’emploi contribue à la déréliction sociale, au délitement d’une jeunesse fragilisée par une multitude de facteurs culturels, religieux, géopolitiques. La sherwoodisation, que Bernard Van Alsbrouck a contribué à définir en tant que phénomène de repli collectif de ceux qui décrochent de la société et disparaissent plus ou moins des écrans radars, et à laquelle il a été fait référence lors de ce colloque, était inoffensive tant qu’elle ne se manifestait que comme une somme de parcours individuels et isolés se développant sur un même espace. Cette sherwoodisation peut-être redoutable si elle est organisée. Nous en avions anticipé le risque, notamment dans nos travaux du Collège régional de Prospective de Wallonie [13]. Le terrorisme, soyons-en conscients, est, à la fois, un symptôme et un effet d’un effondrement social et sociétal de nos territoires, dans des structures étatiques – y compris européennes – en perdition. Ce terrorisme est, de surcroît, liberticide, quand il est amplifié par les médias et les acteurs, en ce compris les élus. Ne pensons pas un instant que nous répondrons concrètement à ce péril uniquement par des mesures sécuritaires prises au niveau fédéral. Nous n’y répondrons en fait que par des actions concertées avec et entre les communautés, les régions et les territoires. Nous y répondrons par des actions collectives, en renforçant – ou en fondant – du sens et de la connaissance au niveau de nos sociétés, partout où c’est possible, de la commune à l’Europe. Et j’ai la faiblesse de croire que les bassins d’enseignement qualifiant, de formation et d’emploi sont au centre de cette action future. Du reste, les actes terroristes, aussi dramatiques qu’ils soient, ne constituent qu’une part des ravages, y compris mortels, qui affectent une partie de notre jeunesse en déshérence sociale : nous pourrions recenser les effets, bien plus nombreux et plus quotidiens, qui prennent la forme d’overdoses, d’accidents, de suicides. Ces conséquences, malheureusement plus banales, n’en sont pas moins désastreuses.

Avant de conclure, il est un autre enjeu, sur lequel la représentante de l’UCM, Valérie Saretto, a insisté et sur lequel je veux, moi aussi, insister. C’est celui de ce qu’on appelle la Révolution numérique.

Une vieille Révolution industrielle ?

Appréhender le monde, pour chacun d’entre nous, c’est d’abord le comprendre. En entendant dire que nous ne devons pas manquer la nouvelle révolution industrielle, je pense à Jean Defraigne, ce grand président de la Chambre, mais aussi grand ministre liégeois, décédé en ce début mars 2016. En 1973 et 1974, alors qu’il était secrétaire d’Etat à l’économie régionale wallonne, il appelait déjà la Wallonie à s’inscrire dans ce qu’il voyait comme la deuxième Révolution industrielle, celle de l’informatique, du calcul électronique, de l’automation [14]. Cette révolution, n’en doutons pas, est la même que celle que l’on nomme aujourd’hui numérique ou, à l’anglaise, digitale. Nous l’avons largement décrite dès 1987 lors de l’exercice de prospective La Wallonie au futur, Vers un nouveau paradigme [15], puis, plus précisément, dans les travaux de la Mission Prospective Wallonie 21, à l’occasion d’un rapport remis au Ministre-Président wallon, en août 2002 [16]. Le Chief Economist du Financial Times écrivait il y a peu dans Foreign Affairs que The so-called Third Industrial Revolution – of the computer, the Internet, and e-commerce – is also itself quite old [17] .

Disons-nous bien que les progrès et les innovations techniques se succèdent de manière continue, mais que les révolutions industrielles sont de vraies et rares ruptures. Pierre Lebrun, historien et économiste de l’Université de Liège et professeur à la carrure exceptionnelle, demandait que l’on réserve l’appellation de Révolution industrielle à des phénomènes inscrits dans la longue durée, constituant de véritables changements de civilisation, des ruptures de rythme majeures vers un mouvement fortement accéléré, ainsi que des mutations totales, étendues à toutes les sphères de la société. Pour le futur responsable de la collection Histoire quantitative et développement de la Belgique, les soi-disant révolutions successives des XIXème et XXème siècles devaient être envisagées comme le produit de l’évolution rapide qu’a engendrée cette rupture originelle, méritant seule le nom de révolution [18].

Les sociologues nous ont également invités à cette vision des mutations systémiques. Ainsi, dans L’ère de l’information, La société en réseaux, Manuel Castells considérait qu’il y a coïncidence historique, dans les années 1968-1975, de trois processus indépendants : la révolution informatique, les crises parallèles du capitalisme et de l’étatisme, avec les restructurations qu’elles ont entraînées, l’essor de mouvements culturels et sociaux (revendications libertaires, féminisme, écologie, défense des droits de l’homme). Comme il l’indique clairement, une société peut être dite nouvelle quand il y a eu transformation structurelle dans les relations de production, dans les relations de pouvoir, dans les relations entre personnes. Ces transformations entraînent une modification également notable de la spatialité et de la temporalité sociales, et l’apparition d’une nouvelle culture [19]. Dans sa préface de Fin de Millénaire, Alain Touraine mettait en évidence un des apports majeurs de Manuel Castells, c’est qu’on ne doit pas confondre un type de société, qu’il s’agisse de la société industrielle ou de la société d’information, avec ses formes et ses modes de modernisation. Alain Touraine rappelle que nous avons appris à distinguer la société industrielle, type sociétal, du processus capitaliste (ou socialiste) d’industrialisation, malgré la confusion que l’analyse a souvent entretenue entre ces deux termes. Il faut, écrivait-il, de la même manière, distinguer la société d’information, qui est un type sociétal, et la globalisation, qui est avant tout une nouvelle révolution capitaliste créant de nouvelles polarités, des inégalités et des formes d’exclusion (…) [20].

Dès lors, il me paraît que ce que nous connaissons depuis la fin des années 1960 relèverait de la révolution de l’information, de la révolution cognitive, voire numérique – l’avenir tranchera sur le nom – c’est-à-dire d’un autre paradigme, se substituant progressivement au monde industriel, sans néanmoins le faire disparaître. De même que le monde agricole n’a pas été éradiqué par les sociétés industrielles, il s’est juste transformé. Dans ce schéma d’une Révolution industrielle ou, plus tard, d’une Révolution cognitive comme mutations systémiques, de la civilisation, donc de tous les domaines de la société, le système technique, cher à Bertrand Gille ou même à Jacques Ellul, nous apparaît comme un sous-système [21]. C’est dans celui-ci que se déroulent, non les révolutions civilisationnelles, mais les révolutions technologiques.

Regarder l’évolution de cette manière ne sous-estime pas l’ampleur des changements actuels. Ce que les Allemands appellent Industrie 4.0, et que, après les Français, nous essayons d’importer à notre tour, est une stratégie d’alliance lancée en 2011 entre l’État et les entreprises pour accélérer l’intégration entre le monde des TIC et celui de l’industrie. Là aussi, comme l’indiquent Dorothée Kohler et Jean-Daniel Weisz, une course contre la montre est engagée : celle de la redéfinition des modes d’apprentissage des savoirs. Ainsi, l’avenir du travail y est-il devenu un enjeu de compétitivité au point que, à l’initiative du BMBF, le ministère de la Formation et de la Recherche, les Allemands ont lancé une réflexion réunissant sur le sujet tous les acteurs majeurs [22]. La question de l’impact du numérique sur l’emploi est également centrale et apparaît, en particulier depuis l’étude Frey & Osborne, comme une menace majeure. Près de la moitié des emplois aux États-Unis y semblent menacés par la numérisation. D’autant que ce ne sont plus seulement les tâches routinières qui paraissent affectées, mais que toutes sont présentées comme disposant d’un fort potentiel d’automation, y compris, par exemple celles des juristes [23]. L’analyse prospective de l’impact de la numérisation sur l’emploi allemand conclut à la destruction de 60.000 emplois d’ici 2030. Ce chiffre est surprenant par sa faiblesse, sachant qu’environ 45.000 emplois sont détruits en Wallonie chaque année, tous secteurs confondus [24]. Mais on comprend vite que ce chiffre de 60.000 emplois, calculé par l’IAB, l’Institut allemand pour la recherche sur le marché du travail et la formation professionnelle, constitue un solde entre les 430.000 emplois qui pourraient être créés grâce à la numérisation et les 490.000 emplois qui seraient détruits malgré l’hypothèse de l’émergence d’une formation permettant aux salariés de s’adapter au nouveau paradigme industriel 4.0 [25]. C’est dire la transformation de la nomenclature des métiers, ses effets dans l’écosystème industriel, et particulièrement dans le domaine social…

N’oublions pas toutefois que ce ne sont pas les métiers, mais les tâches qui sont automatisables. Quelques bonnes vieilles pages des classiques Daniel Bell [26] et Herbert Marcuse [27] pourraient être relues à ce sujet. C’est donc à nous de faire évoluer les métiers en les orientant vers des tâches à plus haute valeur ajoutée. Et aussi, probablement, au-delà, de repenser notre organisation du travail et celle de la formation et de l’enseignement. Dans un scénario pour un futur souhaitable sur le travail vers 2015, mais écrit en 1995, Gérard Blanc anticipait un monde dans lequel, au lieu de spécialiser l’individu, la formation supérieure le rendra apte à se spécialiser. Cette faculté, écrivait le polytechnicien français, dépend de la capacité à se remettre en question et à apprendre à apprendre et de la possession d’une vision globale afin d’établir des ponts entre plusieurs disciplines [28]. Admettons qu’on en est loin, même si l’hybridation des métiers apparaît comme un vecteur d’Industrie 4.0. En témoigne, en Allemagne, la formation de Produktions-technologue, Process Managers en technologie de la production, au confluent des métiers du process et du développement des produits, ainsi que de leur mise en œuvre en usine [29]. Certains résultats des pôles de synergies, présentés ce 26 avril 2016 à Liège, se rapprochent de cet exemple. Ainsi, la prospective des bassins EFE est-elle indissociable de la prospective des métiers. Le Commissariat général au Plan considérait que les objectifs de cette dernière sont triples. D’abord, mieux appréhender les évolutions dans un contexte de transformations du marché du travail. Ensuite, éclairer les parcours professionnels possibles des personnes. Enfin, anticiper les besoins en compétences et en renouvellement de la main-d’œuvre [30]. On le voit, l’affaire n’est pas mince.

L’industrie du futur, quelle que soit la manière dont on la qualifie, constitue un vecteur de transformation de notre société, au travers notamment de la formation, de l’enseignement, de la culture, de la recherche et de l’emploi, pour ne citer que quelques sous-systèmes qu’elle ne manquera pas d’impacter. C’est aussi, comme l’enjeu de notre cohésion sociale et territoriale, une raison majeure d’agir sans délai. Nous en avons les atouts : comme le rappelle Philippe Estèbe, la principale vertu d’un système territorial réside dans sa capacité à rendre des services aux individus dans un contexte donné [31].

Le chemin de Damas, ce n’est pas celui de la Syrie…

Car si nous n’agissons pas sur le cours de l’histoire, nous nous contenterons de contempler un monde qui s’écroule et sacrifierons d’autres générations de jeunes, qui s’empresseront de rejoindre Sherwood. Le chemin de Damas, ce n’est pas celui de la Syrie, c’est la révélation de l’effondrement d’une partie de notre jeunesse. Pas seulement à Bruxelles ou à Paris, mais aussi à Verviers, Charleroi ou Liège. Ne l’oublions jamais, car nous sommes en première ligne pour y remédier… d’urgence.

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

Sur le même sujet :

Ph. DESTATTE, Mais quel est donc le couillon qui a inventé les bassins de vie ? Des espaces d’observation, Blog PhD2050, Mons, 18 mars 2014.

Ph. DESTATTE, Mais quel est donc le couillon qui a inventé les bassins de vie ? Des espaces d’action, Blog PhD2050, Mons, 19 mars 2014.

Ph. DESTATTE, Qu’est-ce qu’un bassin de vie en Wallonie ?, Blog PhD2050, Namur, 29 novembre 2012.

[1] L’ensemble de ce papier constitue la mise au net et quelques développements de mon intervention au colloque L’Instance Bassin, Enseignement qualifiant – Formation – Emploi, de Liège, Une nouvelle dynamique territoriale !, tenu à l’Université de Liège, Château de Colonster, le 26 avril 2016 à l’initiative de l’Instance Bassin. – Sur l’idée de métamorphose, chère aussi à Edgar Morin, Voir Gaston BERGER, L’homme moderne et son éducation, p. 125, Paris, PuF, 1962. Merci à Chloé Vidal d’avoir attiré mon attention sur cette page remarquable.

[2] Jacques de BOURBON-BUSSET, Au rond-point de l’avenir, dans Jean DARCET dir., Les étapes de la prospective, p. 93, Paris, PuF, 1967.

[3] Thierry GAUDIN et François L’YVONNET, Discours de la méthode créatrice, Gordes, Ose savoir – Le Relié, 2003.

[4] Martin VANIER, Le pouvoir des territoires. Essai sur l’interterritorialité, Paris, Economica, 2008.

[5] Article 2 du Décret du 24 avril 2014, portant assentiment à l’accord de coopération conclu le 20 mars 2014 entre la Communauté française, la Région wallonne et la Commission communautaire française relatif à la mise en œuvre des bassins Enseignement qualifiant – Formation – Emploi.

https://wallex.wallonie.be/index.php?doc=28258&rev=29635-19548

[6] Ph. DESTATTE, L’économie wallonne, les voies d’une transformation accélérée, Exposé présenté au Forum financier de la Banque nationale de Belgique, Université de Mons, le 3 novembre 2014, Blog PhD2050, 24 juin 2015, https://phd2050.org/2015/06/24/fofi/

[7] Ph. DESTATTE, Liège au coeur de la reconversion industrielle wallonne, Blog PhD2050, 28 mai 2015, https://phd2050.org/2015/05/28/lriw/

[8] On peut aussi envisager ce chiffre dans la tranche d’âge 15-20 ans, compte tenu des différences liées à l’obligation scolaire, même si le Ministre-Président soulignait dans son dernier Etat de la Wallonie que cette tranche était très problématique et peu favorable pour la Région. Paul MAGNETTE, Débat sur l’état de la Wallonie 2016, p. 8, Namur, Gouvernement wallon,13 avril 2016. http://gouvernement.wallonie.be/sites/default/files/nodes/story/8657-discourspmew.pdf – Il faut noter que, parallèlement, la proportion d’étudiants parmi les 18-24 a, pour la première fois dépassé les 50% en 2012, pour atteindre 55% en 2014. Il s’agit d’un effet de la réforme de Bologne, en tout cas en Wallonie et à Bruxelles, puisque la Flandre stagne à 50-51%. Philippe DEFEYT, Brève de l’Institut pour un Développement durable, 3 mars 2016.

[9] Données Eurostat, SPF ETCS, 25 mars 2016.

[10] Taux d’emploi par province, 20-64 ans, 2014, SPF-ETCS-Stat. 17 mars 2016.

[11] Données IWEPS-Steunpunt WSE, données SPF Eco, ONSS, ONSSAPL, INASTI, INAMI, ONEm-St92, BCSS.

[12] Premier Rapport analytique et prospectif, Présentation, Bassin IBEFE de Liège, 2015.

http://bassinefe-liege.be/diagnostic/rapport-analytique-et-prospectif

[13] Philippe DESTATTE, Dess(e)in du futur, Quel avenir de la démocratie européenne, dans Joseph CHARLIER et Pascale VAN DOREN dir., Démocratie, avenir du monde ? Approfondir la démocratie, une clé indispensable pour une économie, une société, une planète, profitable à toutes et à tous, p. 57-62, Bruxelles, DCP, 2013. https://phd2050.org/2016/04/17/quel-avenir-pour-la-democratie-europeenne/

[14] Jean DEFRAIGNE, L’économie wallonne, hier, aujourd’hui et demain, dans Wallonie 74, n° 2, Conseil économique régional de Wallonie, p. 102-106.

[15] La Wallonie au futur, Vers un nouveau paradigme, Charleroi, Institut Destrée, 1989.

[16] Philippe DESTATTE, dir., Mission prospective Wallonie 21, La Wallonie à l’écoute de la prospective, Charleroi, Institut Destrée, 2003.

[17] Ce qu’on appelle la Troisième Révolution industrielle – celle de l’ordinateur, de l’internet, et du commerce électronique – est également elle-même assez vieille. Martin WOLF, Same as it ever was, Why the techno-optimists are wrong, in Foreign Affairs, July-August 2015, p. 18.

[18] Pierre LEBRUN, Ashton (T. S.), La Révolution industrielle, 1760-1830, dans Revue belge de Philologie et d’Histoire, t. 34, fasc. 3, 1956, p. 813-817, p. 814. Merci à Julien Destatte de m’avoir rappelé l’existence de ce texte majeur.

[19] Manuel CASTELLS, L’ère de l’information, t. 3, Fin de Millénaire, p. 398 et 403, Paris, Fayard, 1999.

[20] Alain TOURAINE, Préface, dans Manuel CASTELLS, L’ère de l’information, t. 1, La société en réseaux, p. 9, Paris, Fayard, 2001.

[21] Bertrand GILLE, La notion de “système technique”, Essai d’épistémologie technique, dans Culture technique, Paris, CNRS, 1979, p. 1-8. – Jacques ELLUL, Le système technicien, Paris, Cherche-Midi, 1977.

[22] Dorothée KOHLER et Jean-Daniel WEISZ, Industrie 4.0, Les défis de la transformation numérique du modèle industriel allemand, p. 11, Paris, La Documentation française, 2016.

[23] Carl B. FREY & Michael A. OSBORNE, The Future of Employment: how susceptible are jobs to computerization?, Oxford, Oxford Martin School, 2013. – D. KOHLER & J-D WEISZ, Industrie 4.0…, p. 65.

http://www.oxfordmartin.ox.ac.uk/downloads/academic/The_Future_of_Employment.pdf

[24] Selon Tim Goesart et Ludo Struyven, les employeurs monorégionaux de la Région wallonne (environ 97% des employeurs) ont créé 44.200 nouveaux emplois entre juin 2013 et juin 2014, tandis que de 46.400 emplois ont été supprimés pendant cette période. Le solde est donc de 2.200 emplois, donc une baisse de 0,3 %. Tim GOESAERT et Ludo STRUYVEN, Dynamique sectorielle et régionale sur le marché du travail en Belgique, Nouvelles perspectives sur base du Release DynaM 2015, p. 18, 2016/1. Données ONSS,IBSA, WSE, IWEPS, HIVA-KU Leuven.

[25] D. KOHLER & J-D WEISZ, Industrie 4.0…, p. 67.

[26] Daniel BELL, Automation and Major Technological Change: Impact on Union Size, Structure, and Function, Washington, Industrial Union Dept., AFL-CIO, 1958.

[27] Herbert MARCUSE, L’Homme unidimensionnel, Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, Paris, Les Éditions de Minuit, 1968, rééd. 2012.

[28] Gérard BLANC dir., Le travail au XXIème siècle, Mutations de l’économie et de la société à l’ère des autoroutes de l’information, p. 263, Paris, Dunod – Eurotechnopolis Institut, 1995.

[29] D. KOHLER & J-D WEISZ, Industrie 4.0…, p. 64.

[30] Christine AFRIAT, Nathalie AGUETTANT, Catherine GAY, Fabienne MAILLARD, Quelle prospective pour les métiers de demain ? L’apport des observatoires de branche, p. 16, Paris, La Documentation française – Commissariat général au Plan, Juillet 2005.

[31] Philippe ESTEBE, L’égalité des territoires, une passion française, p. 82, Paris, Presses universitaires de France, 2015.

Trois transitions sociétales ont structuré le Cœur du Hainaut du XIXème au XXIème siècles :  d’abord, la Révolution industrielle, ensuite la transition vers le développement durable et enfin, la Révolution cognitive que nous vivons actuellement. Ce texte constitue la conclusion de l’analyse intitulée Transitions et reconversions dans le Cœur du Hainaut depuis la Révolution industrielle, qui a fait l’objet d’une communication au colloque de la Société des Sciences, des Arts et des Lettres du Hainaut, le 28 mars 2015, à la Faculté polytechnique de Mons.

Centre et Borinage, terres brûlées de l’économie belge

On a dit jadis, dans des milieux wallons qui leur voulaient du bien, que le Borinage et le Centre demeuraient les terres brûlées de l’économie belge [1]. En 1958, les chercheurs de l’Institut de Sociologie de l’ULB mettaient en discussion le concept de sous-développement économique quant à son application au Borinage. Ils en déduisaient qu’en dernière analyse, le problème borain est un problème de structures vieillies ou périmées [2]. Concernant la “composante technique”, les analystes du Centre d’Économie régionale rappelaient les nombreux constats de sous-équipement des entreprises : déficient, vétuste et périmé. En ce qui concerne la “composante humaine”, ils pointaient l’esprit et les méthodes complètement dépassés de direction ou d’organisation des entreprises. Ils concluaient d’ailleurs que l’on retrouvait dans le Borinage quelque analogie avec le “cercle vicieux” dans lequel sont enfermées certaines économies sous-développées : l’investissement sous toutes ses formes est réduit, et, inversement, l’esprit d’entreprise disparaît parce qu’il n’est plus stimulé par les perspectives ouvertes par un volume suffisant d’investissement[3] Le gouverneur du Hainaut, Émile Cornez – qui était né à Dour – ne disait pas autre chose lorsqu’il affirmait, en 1961, que le déclin du Centre et du Borinage était notamment dû au fait que de nombreuses usines avaient été réfractaires aux innovations sur le plan technique, et sur le plan commercial, ne réalisant pas les investissements nécessaires [4]. Max Drechsel indiquait d’ailleurs, au même moment, que le Centre et le Borinage sont des régions du 19e siècle. Et le Recteur ajoutait : dans la Belgique et dans l’Europe d’aujourd’hui, ce sont des “sous-régions”, dont le premier souci doit être de rechercher tous les moyens d’être reliées aux nouveaux pôles de croissance de la Belgique et de l’Europe [5].

Un modèle innovant pour une aire de richesses économiques

Aujourd’hui, dans le Cœur du Hainaut – qui est bien un organe de gouvernance et de développement du XXIème siècle – des instituts de recherche ont été mis en place dans le prolongement des facultés universitaires et de leurs départements, en évolution constante. Ils ont été fondés ou renforcés avec l’appui des Fonds structurels européens et de la Région wallonne. Par les mutations technologiques dont ces instituts sont porteurs et par leur irradiation sur le terrain économique, ils contribuent à un changement de paradigme sociétal dans l’espace des vingt-cinq communes dynamisées par l’intercommunale IDEA. Cette dernière est d’ailleurs l’épicentre de la transformation, portée par une prospective à l’horizon 2025 et le projet Cœur du Hainaut, centre d’Énergies, qui a identifié les cinq pôles de son redéploiement : Économie culturelle, créative et technologique, Matériaux et recyclage (en ce compris l’économie circulaire et l’écologie industrielle), Environnement et énergie, Risques transdisciplinaires, et Business Development. Le plan stratégique du 15 novembre 2013 de l’IDEA elle-même ambitionne, par sa vision de long terme, d’assurer un développement territorial durable et solidaire du Cœur du Hainaut en une aire de richesses économiques, en valorisant les disponibilités foncières importantes dont dispose le territoire, une accessibilité améliorée (eau, rail, route), ainsi que des ressources en eau à des prix compétitifs [6]. Trois zones d’activités économiques propices à une réindustrialisation soutiennent cette stratégie en présentant des superficies d’un seul tenant de vaste ampleur : Tertre, Feluy et Manage-Nord. Comme l’indiquait dernièrement Maïté Dufrasne, coordinatrice du projet de territoire, l’atout majeur pourrait consister en un terreau susceptible de faire émerger des synergies ou symbioses industrielles à l’origine d’un modèle économique innovant [7].

 Potentiels-reindustrialisation_coduHa_2014-11-28

Un potentiel de réindustrialisation au Cœur du Hainaut

Carte Maïté Dufrasne (IDEA), Nov. 2014

Une reconversion permanente des industries, de la gouvernance et des esprits

Depuis 1961, sinon 1835 pour le Borinage, ce qu’on appelle aujourd’hui le Cœur du Hainaut est à la recherche d’un nouveau souffle. Richard Stiévenart ne disait-il pas que la reconversion du Borinage, tout comme celle du Centre, sera une œuvre longue, ardue et même pénible ? [8] Le sociologue Pierre Feldheim était plus proche de la réalité encore, affirmant que la reconversion sera longue et jamais achevée, car les conditions de la prospérité économique et sociale sont en constante évolution et l’adaptation aux circonstances nouvelles nées de cette évolution devrait être, doit être, un processus permanent [9]. Inscrit dans ce Nouveau Paradigme industriel qui allie sociétés industrielles, développement durable et Révolution cognitive, le Cœur du Hainaut construit son redéploiement et prépare sa réindustrialisation en s’appuyant sur l’économie numérique et sur le GreenTech, l’économie du développement durable.

Dans son discours sur l’état de la Wallonie du 25 mars 2015, le Ministre-Président Paul Magnette indiquait que la Wallonie avait arrêté de décrocher [10]. Ce qui est peut-être vrai pour la Wallonie ne l’est pas pour le Cœur du Hainaut, en tout cas si on se base sur l’évolution du PIB par habitant des trois arrondissements de référence de cet espace : ceux de Mons, de Soignies et de Charleroi. Néanmoins, si l’érosion s’y poursuit dans les statistiques, les conditions du redéploiement sont aujourd’hui réunies. Les efforts produits par les entrepreneurs, les universités et les centres de recherche, les élus, et surtout l’intercommunale IDEA, en cours de mutation en véritable agence de développement territorial, ont empêché l’affaissement qui s’était produit jadis. Le dynamisme de Mons 2015, initiative lancée à l’initiative d’Elio Di Rupo, et de la stratégie du Cœur du Hainaut 2025 atteste de cette vigueur. Leur connexion dans une stratégie territoriale commune devrait permettre le redéploiement. La deuxième démarche bénéficierait de l’élan culturel, de l’aura internationale et du changement d’état d’esprit que porte Mons 2015. La première disposerait d’une véritable stratégie territoriale qui ne demande qu’à poursuivre sa mise en œuvre dans ce que le Conseil de Développement a appelé une gouvernance exemplaire.

Comme l’indiquait tout dernièrement Michel Molitor, le thème de la transition a sa place dans les analyses des mutations sociétales. Le vice-recteur honoraire de l’UCL rappelait que, dès les années 1970, Alain Touraine s’interrogeait sur la relation entre les crises et les mutations, considérant que la crise est un dérèglement qui appelle des restructurations et des remises en ordre alors que la mutation est un processus de changement irréversible, de transition d’un état à un autre qui passe par des crises, mais ne s’y réduit pas [11]. C’est une question très actuelle en effet, au moment où certains, à l’initiative notamment de Jean-Pascal Labille, s’intéressent au fait d’identifier la nature de ce que nous vivons [12].

Ainsi que Michel Molitor a raison de le rappeler, la crise du système industriel wallon s’inscrit dans une formidable mutation systémique amorcée dès les lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Avec le recul, nous commençons à mieux percevoir ses différents aspects et leurs enchaînements, mais en étant encore peu capables de saisir leurs évolutions dans l’avenir.

L’historien peut faire la comparaison avec cette grande période de mutations que constitua la fin du XVIIIème et le début du XIXème siècles. Robert Nisbet – cher à Michel Molitor – a bien montré le double processus qu’ont constitué la Révolution industrielle et la Révolution démocratique, ainsi que les bouleversements multiples qu’elles ont provoqués [13]. La sociologie, de Tocqueville à Marx en passant par Weber, est née de la volonté de nommer et de comprendre ces changements. C’est ce que Pierre Lebrun avait bien compris en s’adonnant à une socio-histoire, fondée sur une connaissance rigoureuse à la fois de la théorie économique et des données, en ambitionnant d’appréhender l’angoisse capitaliste [14].

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

[1] CRAINQUEVILLE, Le repos des guerriers dans Combat, 22 août 1963, p. 2.

[2] W. DEGRYSE, M. FAERMAN, A. LIEBMANN-WAYSBLATT, Borinage…, p. 250.

[3] Ibidem, p. 251.

[4] Émile CORNEZ, Allocution lors de la séance au Palais du Gouvernement provincial, dans Les Régions du Borinage et du Centre à l’heure de la reconversion…, p. 104 et 106.

[5] M. DRECHSEL, Introduction à l’étude des problèmes de la reconversion…, p. 31.

[6] Caroline DECAMPS et Maïté DUFRASNE, Un potentiel de réindustrialisation au Cœur du Hainaut, 18 Novembre 2014. – Plan stratégique de l’IDEA, 15 novembre 2013 :

http://www.idea.be/Uploads/Trc/Publications/15-11-2013_defenvoiag15nov2013planstrategique2014-2016.pdf

[7] Maïté DUFRASNE, Courriel du 11 mai 2015.

[8] Richard STIEVENART, Les conditions de la reconversion économique du Borinage, dans Les Régions du Borinage et du Centre à l’heure de la reconversion…, p. 113.

[9] Pierre FELDHEIM, Conclusions de la Semaine, dans Les Régions du Borinage et du Centre…, p. 437.

[10] Paul MAGNETTE, Discours sur l’état de la Wallonie, Namur, Parlement wallon, 25 mars 2015.

Cliquer pour accéder à 7401-paulmagnette-discoursetatdelawallonie25mars2015.pdf

[11] Michel MOLITOR, Courriel du 30 avril 2015.

[12] Ceci n’est pas une crise, Une fondation, un constat et trois grands objectifs, dans Solidaris, n°2, 2015.

[13] Robert NISBET, La tradition sociologique, coll. Quadrige, Paris, PUF, 2000.

[14] Pierre LEBRUN, D’une histoire l’autre, L’angoisse capitaliste : plus value ou civilisation, Essai d’introduction à la socio-histoire, Manuscrit, s. d.

Dans un premier papier introductif, j’ai indiqué que le Cœur du Hainaut, c’est-à-dire les vingt-cinq communes de la zone d’action de l’Intercommunale wallonne IDEA sur l’espace Mons-Borinage-Centre-La Louvière, semblait constituer un espace pertinent pour analyser les transitions sociétales, comme le fut la Révolution industrielle qui s’est effectuée dans nos pays, de 1700 à 1850 environ [1]. Ces mutations sont au nombre de trois : d’abord, la Révolution industrielle déjà mentionnée, ensuite, la Révolution cognitive que nous connaissons actuellement et, enfin, la transition vers le développement durable qui accompagne cette dernière mutation. Je les vois comme les trois composantes du Nouveau Paradigme industriel qui est à la fois notre héritage et le moment dans lequel nous vivons et vivrons encore pendant un siècle ou davantage [2]. Je les aborderai successivement.

 

1. La Révolution industrielle et les sociétés industrielles dans lesquelles nous vivons

Le Borinage au XIXème siècle : une industrialisation sans développement

Dans l’introduction à son ouvrage sur le bassin de Mons et le charbonnage du Grand-Hornu du milieu du XVIIIème siècle au milieu du XIXème, Hubert Watelet évoque la transition de l’ère préindustrielle à l’ère industrielle. Dans la présentation qu’il fait par ailleurs du Grand-Hornu, l’historien indique, qu’outre l’avènement de l’ère du charbon, du fer et de la machine à vapeur, on peut voir la Révolution industrielle comme une transition d’une société et d’une activité essentiellement rurales, vers un monde beaucoup plus industriel et urbain [3] . Il rappelle d’ailleurs dans son ouvrage majeur que, pendant près de trois quarts de siècle, de la fin du XVIIIème jusqu’au milieu du XIXème siècles, le bassin de Mons, le Couchant de Mons ou le bassin du Flénu, selon les appellations qui lui étaient données, fut la région la plus productive en charbon de l’Europe continentale. En 1835, le bassin produisait à lui seul près de 30 % de la production de l’ensemble du bassin houiller qui va du Nord de la France aux vallées du Rhin et de la Ruhr [4]. Paradoxalement, ces années 1830 sont celles d’un renversement de compétitivité : l’industrialisation ne valorise pas suffisamment le secteur malgré la richesse et l’ampleur du gisement borain. Le Borinage se trouve dans l’incapacité de se transformer en pôle économique et social durable : c’est le titre de la thèse de Watelet : une industrialisation sans développement. Car, hors du secteur de la houille et des houillères, de leur équipement en pompes de Newcomen, il n’y eut pas de réelle diversification des activités qui se maintienne sur le long terme. Cette caractéristique, déjà été observée en 1785 par l’ancien médecin du gouverneur de Charles de Lorraine, François-Xavier Burtin, selon lequel, contrairement à Liège ou à Charleroi, Mons se borne à faire tirer sa houille, elle ne la vend et ne l’emploie [5], s’est longtemps maintenue.

Les raisons en sont multiples et complexes. Les salaires élevés des mineurs bien sûr [6], l’exportation du charbon hors du bassin dans une logique purement marchande, l’absence de conditions techniques favorables pour lancer une sidérurgie, le départ d’une partie de la décision économique et surtout financière vers Paris puis Bruxelles [7], l’absence d’entrepreneurs de haut vol à part quelques personnalités remarquables comme Henri Degorge-Legrand ou les Dorzée [8], toutes ces raisons expliquent l’absence de véritable développement de long terme du Borinage malgré le dynamisme de ses ateliers mécaniques du Grand-Hornu, de Jemappes ou de Boussu [9]. Hector Fauvieau notait également en 1924 que de nombreuses entreprises étaient nées, avaient atteint un certain degré de développement, puis avaient disparu : papeterie, fabriques de galvanisés, toiles métalliques, ateliers de construction… [10] Comme l’a bien formulé l’historien René Leboutte, le charbon omniprésent a étouffé cette diversification industrielle [11].

De la carbochimie à la chimie : une révolution ?

Cette absence de développement ne se retrouve pas dans le Centre et à La Louvière qui, outre l’œuvre des Parmentier et des Warocqué dans les charbonnages et les machines à vapeur [12], voient se construire d’autres secteurs industriels comme l’installation de la société de faïencerie Boch Frères (Jean-François et Victor) à l’ancienne poterie Keramis à Saint-Vaast, en 1844, sur cette partie de la commune qui deviendra La Louvière en 1869 [13]. De même, une puissante industrie métallurgique se développe dès les années 1840-1850 avec les Forges, Usines et Fonderies de Haine-Saint-Pierre [14], les Fonderies et Laminoirs Ernest Boucquéau, qui connaissent un surcroît de dynamisme après 1880 avec l’arrivée aux commandes de Gustave Boël et l’adoption du procédé Bessemer de fabrication de l’acier [15].

Outre les charbons, toute la zone connaît le développement d’autres exploitations du sous-sol : petit granit (Carrières du Hainaut à Soignies, 1888 [16]), marnes et craies pour les cimenteries (Cronfestu, première cimenterie belge de Portland en 1872, la Société des Ciments artificiels de et à Obourg, 1911, aujourd’hui Holcim), les argiles plastiques pour la porcelaine, la faïencerie (Faïencerie de Saint-Ghislain) et les céramiques (premier atelier de porcelaine en 1852) [17], le développement de la verrerie. Celle-ci va, du reste, connaître une croissance dans les deux bassins : à Ghlin depuis 1758, à Jemappes en 1863, à Neufvilles-lez-Mons (verrerie-gobeleterie Edmond Paul) [18], Verreries et Cristalleries du Hainaut à Manage [19], Durobor à Soignies [20], Glaverbel à Houdeng-Gœgnies, Verlipack à Ghlin [21], à Boussu également [22].

Et puis, vint la carbochimie. Née de l’utilisation du coke en sidérurgie, pour l’élaboration de la fonte dans les hauts fourneaux, elle a ensuite englobé, dans un sens plus large, la chimie des corps constituant des goudrons et des gaz, même si leur source n’était plus la houille. En 1929 pourtant, au moment où, à l’initiative de la Société générale – qui contrôlait majoritairement les charbonnages borains [23] –, l’Association charbonnière du Borinage allait édifier à Tertre, sur 30 hectares, des usines qualifiées de monstres par Hector Fauvieau, on pouvait s’imaginer être en face d’une révolution qui en très peu d’années changera complètement la face des choses ? [24] En 1956, Carbochimique utilisait 1344 travailleurs, parmi lesquels 150 chercheurs [25]. Au tournant de 1960, elle constituait encore l’espoir de poursuivre l’aventure industrielle boraine dans un domaine où les compétences des ingénieurs et des ouvriers restaient mobilisables [26]. Elle a certainement contribué à ancrer la chimie sur le territoire. Rappelons aussi l’industrie textile [27] et celle de la chaussure [28] qui faisaient réellement partie du paysage économique et social du Borinage et du Centre.

Fauvieau rappelait, en 1929, que contrairement aux autres bassins industriels, on ne rencontrait pas dans le Borinage les grandes activités de la métallurgie, de la sidérurgie, ni de la verrerie [29]. Les exemples des Hauts-Fourneaux de Longterne-Dour (1836) et des Hauts Fourneaux du Borinage à Pommerœul (1837) sont symptomatiques des échecs de développement de ce secteur [30]. Les Ateliers de construction de Boussu avaient aussi été l’œuvre des Dorzée dans la première moitié du XIXème siècle [31]. Les Forges et Laminoirs de Jemappes, fondés par Victor Demerbe en 1868, se sont maintenus jusqu’à leur faillite, au début des années 1980, après un conflit social dont on a gardé la mémoire, en même temps que l’entreprise de confection Salik à Quaregnon [32]. La partie “laminoirs” de Jemappes avait fermé auparavant, en 1957. Dès 1955, les Aciéries et Minières de la Sambre avaient fusionné avec le Groupe de Thy-le-Château. Leur division de Nimy avait fermé au profit du siège et des usines du Centre. On trouvait encore plus de soixante établissements de fabrications métalliques dans les arrondissements de Mons et Soignies en 1986, pour plus de 5000 emplois, avec l’importance des Ateliers de Braine-le-Comte et Thiriau réunis (ABT), fusionnés en 1983 mais qui avaient respectivement été créés en 1893 et 1899 pour la fabrication ferroviaire [33]. Depuis le XIXème siècle, la majeure partie des ateliers de fabrications métalliques du Centre et du Borinage a néanmoins vécu sur une double clientèle extraordinairement homogène : les charbonnages et les chemins de fer [34]. Malgré l’annonce régulière de sa fermeture, l’Arsenal de la SNCB existe toujours à Cuesmes, même s’il n’emploie plus que quelques centaines de travailleurs qui étaient encore plus de 1000 en 1956 [35]. La tentative de créer un pôle automobile à Seneffe-Manage (2430 emplois) aura été éphémère puisque British Leyland Industries Belgium, implantée progressivement dans les années 1970 fermera en 1981 [36]. Plus modestes, ni Usiflex à Bois d’Haine [37], ni les Ateliers mécaniques de Morlanwelz [38] ne pourront se maintenir. Entreprise constituée au début du XXème siècle, La Brugeoise et Nivelles (BN) à Manage, victime de la faillite du Groupe Bombardier, ne survivra pas à l’an 2000 [39]. Le défi majeur de ce secteur métallurgique né au XIXème siècle, c’est qu’il devait, disait Pierre Beaussart en 1988, alors directeur général de Fabrimetal, s’adapter à l’application, sous l’appellation de productique, de l’électronique et de l’informatique à la mécanique et l’utilisation accrue de nouveaux matériaux [40].

On aurait tort toutefois de limiter notre vision de l’industrialisation du Cœur du Hainaut aux secteurs dont le machinisme du XIXème siècle permet la valorisation et qui sont venus progressivement mourir sous nos yeux au XXème siècle. De nouvelles impulsions industrielles ont suivi, avec l’implantation, dans les années 1970, d’un véritable pôle de développement sur l’axe industriel Tertre-Feluy par l’installation d’une quinzaine d’industries chimiques et pétrochimiques, créatrices de plusieurs milliers d’emplois [41]. On peut citer la raffinerie Chevron Oil Belgium à Feluy (Standard Oil of California) [42], Belgochim (Phillip Petroleum & Petrofina), Ethyl Corporation (Feluy, 1975), Dow Corning (Seneffe, 1969), AKZO Chemie (Ghlin-Baudour), Chemviron (Feluy, 1975), Stauffer Chemical (Seneffe-Manage), Technicon Chemical, Pirelli (Ghlin-Baudour), Travenol Laboratories, Althouse (Tertre), Air liquide (Ghlin-Baudour), Sigma Coatings (Seneffe-Manage, 1969), Reilly Chemicals (Saint-Ghislain-Tertre), Virginia Chemicals (Ghlin-Baudour, 1977), Sedema (Tertre), Montefina (Feluy, 1980) [43].

Désindustrialisation, réindustrialisation, conversion, reconversion…

La mutation qu’a constituée la Révolution industrielle dans le Borinage a duré moins d’un siècle entre l’introduction des nouvelles techniques d’exhaure, permettant au bassin montois de répondre à l’accroissement de la demande en charbon, et les années 1840 où l’ensemble de la mutation capitaliste est réalisée, y compris le renouvellement du système financier [44]. Elle s’est probablement poursuivie, nous l’avons vu, plus tardivement dans le Centre. Comme l’écrivait Pierre Lebrun dans sa préface à l’ouvrage d’Hubert Watelet, le bassin de Mons constitue un des cinq grands pôles industriels de la Révolution industrielle belge, un pôle au comportement spécifique, écrivait-il [45]. Et, soulignant les qualités du travail qu’il avait entre les mains, Pierre Lebrun estimait que le livre de Watelet suscitait de nouvelles interrogations sur la combinaison des modes de production – ancien et nouveau –, sur le poids des traditionalismes, sur la permanence des formes anciennes, sur l’inachèvement des processus de modernisation. Les régions charbonnières belges en sont quasi mortes, concluait-il. Puis le professeur liégeois osait cette interrogation – nous étions en 1980 – la Wallonie n’est-elle pas en train d’en faire autant ? [46]

D’autres mutations étaient en effet nécessaires. La carte de la dynamique industrielle de la Belgique 1974-1986 fait apparaître un effondrement de l’emploi industriel dans le Borinage, le Centre et du reste aussi dans le Pays de Charleroi et les bassins liégeois [47]. Les causes en sont connues : mutations globales vers le tertiaire, déclin du sillon wallon, crises mondiales, etc. A l’aube de cette période, analysant La Seconde Révolution industrielle et la Wallonie, pour un PSC qui fut souvent très ouvert à la prospective [48], Alfred Califice soulignait l’importance du tertiaire pour nos régions de vieille industrialisation pour qui, c’était un passage obligé si on veut hisser l’économie wallonne jusqu’à un nouveau seuil de développement. Bien que formulée en 1967, sa pensée à ce sujet s’articule sur trois principes très actuels.

– Contrairement à d’autres régions le problème économique wallon n’est pas à proprement parler un problème “d’industrialisation” (d’où, soit dit en passant l’irrationalité d’une politique identique pour l’ensemble des communautés).

– Ce n’est que très partiellement un problème de “réindustrialisation” ou tout au moins cette transformation nécessaire prend-elle, une signification très particulière.

– Le problème est fondamentalement un problème de mutation de la population active, de réaffectation, de conversion, de reconversion dans toute l’acception du terme [49].

Ces différentes transformations seront au centre des ambitions, d’une part, du développement durable et, de l’autre, de la Révolution cognitive.

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

Lire la suite : Transitions et reconversions dans le Cœur du Hainaut depuis la Révolution industrielle (3)

 Sur le même sujet : Transitions et reconversions dans le Cœur du Hainaut depuis la Révolution industrielle (1)

Le Nouveau Paradigme industriel : une grille de lecture

 

[1] Pierre Lebrun distinguait quatre révolutions selon la source d’énergie : vapeur, électricité, pétrole et atome, et trois révolutions selon le processus productif (mécanisation, rationalisation, automation). Il indiquait au même endroit : il nous semble inutile et dangereux de galvauder le terme. Nous préférons le réserver au changement de civilisation qui s’est effectué dans nos pays de 1700 à 1850 environ. Les confusions et les extensions indues sont ainsi évitées ; les effets de l’accélération du rythme économique qu’entraîna la seule révolution industrielle sont mieux mis en lumière dans les “renouveaux” techniques qui se succèdent après elle (ae mode de production capitaliste se caractérise par “une révolution ininterrompue dans les moyens de production”, avant tout dans les instruments de production”, L. ALTHUSSER, Avertissement à l’édition du Capital, éd. Garnier-Flammarion, Paris, 1969, p. 15, p. 15) ; enfin le terme ainsi réservé a l’avantage de désigner le “cœur” d’une des grandes transformations économiques de l’humanité, d’un de ses grands changements de civilisation. (…) P. LEBRUN e.a., Essai…, p. 28, n. 2.

[2] Ph. DESTATTE, Le Nouveau paradigme industriel, Une grille de lecture, Blog PhD2050, 19 octobre 2014. https://phd2050.org/2014/10/19/npi/

[3] Hubert WATELET, Le Grand-Hornu, Joyau de la Révolution industrielle et du Borinage, p. 11, Boussu, Grand-Hornu Images, 1989.

[4] Hubert WATELET, Une industrialisation sans développement, Le Bassin de Mons et le charbonnage du Grand-Hornu du milieu du XVIIIème au milieu du XIXème siècles, p. 15 et 17, Université de Louvain-la-Neuve – Université d’Ottawa, 1980. – voir aussi Jean PUISSANT, A propos de l’innovation technologique dans les mines du Hainaut au XIXème siècle ou la guerre des échelles n’a pas eu lieu, dans L’innovation technologique, Facteur de changement (XIX-XX siècles), Etudes rassemblées par Ginette KURGAN-VAN HENTENRYK et Jean STENGERS, p. 63sv , Bruxelles, ULB, 1986.

[5] Extrait du premier rapport de François-Xavier BURTIN “De la houille et des houillers“, remis au ministre plénipotentiaire Belgiojoso, Bruxelles, 28 octobre 1785, reproduit dans Pol DEFOSSE et René VAN SANTBERGEN, La Révolution industrielle dans nos régions, 1750-1850, Documents pour servir à l’enseignement de l’histoire, coll. Chantier d’histoire vivante, p. 26-28, Bruxelles, AGR, 1967.

[6] Ibidem, p. 19. – M. DEHASSE, L’industrie charbonnière, dans Le Borinage, XXIIème semaine sociale universitaire, Revue de l’Institut de Sociologie, Bruxelles, 1950, p. 230-231. – Même si les salaires de mineurs étaient traditionnellement plus bas dans le Borinage qu’ailleurs en Belgique. Assunta BIANCHI, Le bassin du Couchant à Mons, Crises et restructurations de 1920 à 1959, dans Hans-Walter HERRMANN et Paul WYNANTS, Acht Jahrhunderte Steinkohlenbergbau Huit siècles de charbonnage, p. 201-228, p. 204, Namur, FUNDP, 2002.

[7] On peut nuancer cette analyse grâce à l’ouvrage de Jacqueline LEBRUN, Banques et crédit en Hainaut pendant la Révolution industrielle belge, coll. Histoire quantitative et développement de la Belgique, Bruxelles, Palais des Académies, 1999.

[8] Marinette BRUWIER, Machinistes liégeois et namurois dans le Borinage au XVIIIème siècle et au début du XIXème siècle, Les Rorive, les Dorzée, les Goffint, Contribution à l’histoire industrielle et sociale, dans Revue belge d’Histoire contemporaine, n° 2, 1970, p. 1-27, p. 12sv. – Sur l’ancienneté du capitalisme industriel dans le Centre : Philippe MOUREAUX, Charbon et capital dans le Hainaut du XVIIIème siècle, dans Mémoires et publications de la Société des Sciences, Arts et Lettres du Hainaut, vol. 78, 1964, p. 37-46. – On pourrait citer également Antoine Cornez et Louis Gallez dont l’atelier, à Wasmes, a, en quinze, produit autant de machines à vapeur que ceux de Legrand. Voir Anne VAN NECK, Les débuts de la machine à vapeur dans l’industrie belge, 1800-1850, coll. Histoire quantitative et développement de la Belgique, p. 341, Bruxelles, Palais des Académies, 1979.

[9] Les chercheurs de l’Institut de Sociologie de l’ULB faisaient le même constat en 1958 : en dehors des charbonnage, si l’on excepte le complexe industriel de Tertre – qui lui-même fait d’ailleurs partie intégrante de l’activité charbonnière – on ne trouve guère d’entreprises industrielles importantes dans la région. Ils décrivaient l’économie boraine comme celle d’une région en perte de vitesse, en expliquant la stagnation par l‘apathie de beaucoup de chefs d’entreprises, l’insuffisance quantitative et qualitative des voies de communication, la carence d’une organisation rationnelle de la production et de la distribution. W. DEGRYSE, M. FAERMAN, A. LIEBMANN-WAYSBLATT, Borinage…, p. 45 et 113. – Sur le dynamisme des ateliers de construction de machines à vapeur du Borinage, voir M. BRUWIER, L’Industrialisation en Hainaut au XIXème siècle, dans Passé et avenir des bassins industriels, p. 185-202, Luxembourg, Centre universitaire, Cahier n° 1. Reproduit dans M. BRUWIER, Industrie et société en Hainaut et en Wallonie…, p. 350.

[10] Hector FAUVIEAU, Le Borinage, Monographie politique, économique, sociale, p. 93, Frameries, Union des Imprimeries, 1929.

[11] René LEBOUTTE, Vie et mort des bassins industriels en Europe, 1750-2000, p. 85, Paris, L’Harmattan, 1997.

[12] Pierre LEBRUN, Marinette BRUWIER, Jan DHONDT et Georges HANSOTTE, Essai sur la révolution industrielle en Belgique…, p. 401. – Roger DARQUENNE, Esquisse historique du Centre industriel (1830-1914), Mémoire d’une région, Le Centre (1830-1914), Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, 1984. – Maurice VAN DEN EYNDE, Les Warocqué, Une dynastie de maîtres-charbonniers, Bruxelles, 1989. – M. BRUWIER, L’industrialisation en Hainaut…, p. 353. –

[13] Thierry LHOTE, La Louvière : une ville de 160 ans, dans Les Cahiers de l’Urbanisme, n° 25-26, p. 82sv, Namur, Septembre 1999. – Gérard BAVAY, La Louvière… Les villes neuves ont aussi une histoire, dans Julien MAQUET dir., La Louvière, Le patrimoine d’une métropole culturelle, p. 11-31, Namur, Institut du Patrimoine wallon, 2012. – – http://www.royalboch.com/historique/Noviboch, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 51, 1989, p. 42. – Noviboch est né en 1985 de la faillite de Boch-Keramis. – Manufacture royale de La Louvière, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 46, 1986, p. 43. – En 1988, la dernière faïencerie de Belgique a été cédée au Groupe Le Hodey : MRL Boch, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 53, 1990, p. 82.

[14] Anne VAN NECK, Les débuts de la machine à vapeur dans l’industrie belge, 1800-1850…, p. 346-349.

[15] Thierry DELPLANCQ, Aux sources des anciennes usines Boël à La Louvière, dans Des usines et des hommes, 2011, p. 34. – Pol BOËL, La sidérurgie du Centre à l’horizon 1992, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 50, 1988, p. 9-10.

[16] Voir l’interview de M. Lemaigre, administrateur-directeur général de la SA des carrières du Hainaut à Soignies, Christian PROVOST, Interview d’entreprises performantes : diversification et exportation, deux atouts maîtres, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 37, 1981/1, p. 27-28.

[17] Voir L. BODART, Les autres secteurs industriels du Borinage et du Centre, dans Les Régions du Borinage et du Centre à l’heure de la reconversion…, p. 236-247.

[18] La verrerie-gobeleterie Edmond Paul, qui a fermé ses portes à la fin des années 1950, comprenait encore plus de 300 travailleurs au début de cette décennie. W. DEGRYSE, M. FAERMAN, A. LIEBMANN-WAYSBLATT, Borinage…, p. 152.

[19] Verreries du Hainaut, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 49, 1987, p. 62. – Eric GEERKENS, La rationalisation dans l’industrie belge dans l’Entre-deux-Guerres, coll. Histoire quantitative et développement de la Belgique aux XIXème et XXème siècles, p. 527, Bruxelles, Palais des Académies, 2004.

[20] Fondée en 1928, la Compagnie internationale de Gobeleterie inébréchable (CIGI) a été reprise en 1960 par le Groupe Owens-Illinois de Toledo avant de prendre le nom de Durobor. La sa Durobor à Soignies, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 37, 1981/1, p. 30. – Durobor Soignies, Toute la gamme des verres, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 25, 1985, p. 61.

[21] Verlipack, Restructuration en quatre sociétés, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 46, 1986, p. 47. – Jean-François ESCARMELLE (avec la collaboration de Lionel MONNIER), L’Etat industriel dans les politiques de sortie de crise, Les expériences belge et française, p. 82, Louvain-la-Neuve, Cabay, 1985.

[22] Hector FAUVIEAU, Le Borinage…, p. 106. – Pour un panorama plus complet des activités dans un espace hennuyer, voir Jean PUISSANT e.a., Le Hainaut contemporain dans Claire BILLEN e.a. dir., Hainaut, Mille ans pour l’avenir…, p. 115-135. – Voir aussi René LEBOUTTE, Jean PUISSANT, Denis SCUTO, Un siècle d’histoire industrielle (1873-1973), Belgique, Luxembourg, Pays-Bas, Paris, SEDES, 1998. – François CAMMARATA et Pierre TILLY, Histoire sociale et industrielle de la Wallonie (1945-1980), Bruxelles, EVO, 2001. – Assunta BIANCHI e.a., Les industriels et leurs demeures en Hainaut (XIXe-début du XXe siècle), s.l., Culture et Démocratie, 2004

[23] On doit l’idée de l’installation de la carbonisation centrale à Antoine Galopin, avec un projet d’envergure puisque capable de traiter 3000 tonnes de charbon par jour. La création de la Société carbochimique a induit la création de Distrigaz pour acheminer l’énergie vers Bruxelles et plusieurs grandes villes. Eric GEERKENS, La rationalisation…, p. 166. – Mais il faut aussi voir les initiatives prises dans ce domaine dès la fin du siècle précédent par Evence Dieudonnée Coppée, puis son fils Evence II, à partir de Haine-Saint-Pierre. Léon DUBOIS, Lafarge Coppée, 150 ans d’industrie, Une mémoire pour demain, coll. Histoire et vie des entreprises, p. 183-217, Paris, Belfond, 1988.

[24] Hector FAUVIEAU, Le Borinage…, p. 108. – voir aussi : Albert JACQUEMIN, Terres et gens de Wallonie, p; 261-262, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1936.

[25] Parmi lesquels 25 universitaires et 40 ingénieurs techniciens. W. DEGRYSE, M. FAERMAN, A. LIEBMANN-WAYSBLATT, Borinage…, p. 139.

[26] René CYPRES, La carbochimie, base d’un essor nouveau du Borinage, dans Le Hainaut économique, Revue trimestrielle de l’Institut de Recherches économiques de la province de Hainaut, n° 1, 1961, p. 9-118. – Le député de Mons Léo Collard s’exprimait comme suit à la Chambre le 18 février 1959 : Voyons, il y a trois ans à peine, que des experts préconisaient un accroissement de production de 5 millions de tonnes. Aujourd’hui, d’autres experts, à moins que ce ne soient les mêmes, préconisent une réduction d’à peu près autant. Mesdames, Messieurs, je ne vais pas dauber facilement sur les experts et les expertises. La science n’enferme pas toutes les possibilités humaines ; qui oserait affirmer aujourd’hui que les circonstances qui justifient ce revirement — à supposer qu’il soit justifié, ce que je veux même bien admettre, étant dans l’impossibilité de prouver le contraire — que ces circonstances, dis-je, soient définitives et durables ? Je crois, au contraire, que le charbon qui est — faut-il le rappeler en passant ? — notre seule richesse naturelle, continue et continuera de représenter un potentiel considérable pour notre pays. Ne constate-t-on pas une tendance très nette à l’expansion des industries de valorisation de la houille? Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 18 février 1959, p. 24. – Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 20 janvier 1960, p. 28-29.

[27] Localisée principalement autour de Binche. En 1950, dans l’arrondissement de Mons, 146 entreprises y occupaient 1014 ouvriers (et surtout 90 % d’ouvrières). W. DEGRYSE, M. FAERMAN, A. LIEBMANN-WAYSBLATT, Borinage…, p. 130sv. – E. GEERKENS, La rationalisation…, p. 293.

[28] La manufacture Charlemagne Quenon dans le Borinage, fondée en 1894, occupait 700 ouvriers en 1915 et produisait 2000 paires de chaussures par jour. En 1937, près de 3000 ouvriers travaillaient toujours dans ce secteur dans le Borinage. Dans ce bassin, ils n’étaient plus que 1155 en 1955 au sein de 53 entreprises, et, suivant le recensement de 1961, 500 en 1960. – W. DEGRYSE, M. FAERMAN, A. LIEBMANN-WAYSBLATT, Borinage… p. 35 et 116-129. – H. FAUVIEAU, Le Borinage…, p. 109sv. – M. BRUWIER, Connaissance historique…, p. 389.

[29] Hector FAUVIEAU, Le Borinage…, p. 84.

[30] Hubert WATELET, Une industrialisation sans développement…, p. 285.

[31] La Société anonyme des Ateliers de Construction de Machines et Mécaniques de Boussu a été créé en 1839 par les Dorzée Père et Fils. Pasinomie, Règne de Léopold Ier, 3ème série, t. 10, p. 202, Bruxelles, Société typographique belge, 1840.

[32] Pierre TILLY, Origines et évolutions des politiques et des actions d’accompagnement des reconversions en Wallonie de 1977 à 2006, p. 18, Louvain, Presses universitaires, 2007.

[33] Pierre BEAUSSART, Les fabrications métalliques, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 50, 1988, p. 12.

[34] Georges VELTER (Fabrimetal), Les industries des fabrications métalliques dans le Borinage et dans le Centre, dans Les Régions du Borinage et du Centre à l’heure de la reconversion…, p. 187.

[35] W. DEGRYSE, M. FAERMAN, A. LIEBMANN-WAYSBLATT, Borinage..., p. 206.

[36] Une industrie en plein développement : la construction automobile dans le Centre, Interview de M. R.G. Van Driessche, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 27, 1977, p. 21-23. – ABT, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 47, 1987, p. 64. – Paul LAUNOIS, L’industrie chimique dans la Province de Hainaut, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 50, 1988, p. 63-66.

[37] Usiflex, Automatisation et flexibilité, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 47, 1987, p. 64.

[38] Ateliers de Morlanwelz, Nouveau départ, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 46, 1986, p. 47.

[39] BN : le vent en poupe, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 53, 1990, p. 78.

[40] Pierre BEAUSSART, Les fabrications métalliques…, p. 14.

[41] R. STIEVENART, XXème anniversaire de l’IDEA…, p. 10. – Emilien VAES, Editorial, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 27, 1977, p. 3.

[42] La raffinerie Chevron à Feluy, dans Bulletin économique du Hainaut, n°15, 1972.

[43] Simon LEFEBVRE, Le développement des activités chimiques en Hainaut, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 28, 1977/2, p. 5-7.

[44] H. WATELET, Une industrialisation sans développement…, p. 431-439.

[45] Pierre LEBRUN, préface à Hubert WATELET, Ibidem, p. 12.

[46] Ibidem. – Ailleurs, et quelques mois plus tard, Pierre Lebrun précisait que la période depuis 1975 était celle de l’ère de l’inadaptation de la force de travail aux technologies nouvelles, du dilemne emploi ou plus-value. Les contradictions du régime s’exacerbent. Le communautaire est relancé. On se bat pour Bruxelles et Bruxelles se bat pour elle-même. P. LEBRUN, Problématique de l’histoire économique liégeoise des XIXème et XXème siècles, dans Problématique de l’histoire liégeoise, A la mémoire de Jean Lejeune, p. 115, Liège, Le Grand Liège, 1981.

[47] Bernadette MERENNE-SCHOUMAKER et Christian VANDERMOTTEN, L’Industrie, dans Géographie de la Belgique, p. 384, Bruxelles, Crédit communal, 1992.

[48] J’y vois l’influence directe de Gaston Berger sur un terrain probablement préparé par le teilhardisme. Elle peut être observée également sur la génération suivante : Charles-Ferdinand Nothomb, Melchior Wathelet Père, Philippe Maystadt, etc.

[49] Alfred CALIFICE, L’avenir économique de la Wallonie et les secteurs industriels, dans La Seconde Révolution industrielle et la Wallonie, Rassemblement de l’Aile wallonne du PSC, Charleroi, 20 mai 1967, p. 74.

Au Professeur Pierre Lebrun, (28 août 1922 – 12 décembre 2014), hommage posthume

Introduction : la pertinence de l’espace Mons-Borinage-La Louvière-Centre pour appréhender les transitions

Trouvant son origine dans le domaine littéraire, où il s’agit de lier le passage d’une idée, d’un raisonnement à un autre, le mot transition signifie également le passage d’un régime à un autre, ou d’un ordre de choses à un autre [2]. Conceptualisé en économie notamment par Marx et Schumpeter [3], le mot est à la mode au tournant du XXIème siècle. A la suite de l’effondrement du système communiste en Europe [4], puis en vue du grand élargissement de 2004, on évoquait – étonnant retour de l’histoire – la transition des pays de l’Europe de l’Est vers l’économie libérale ou capitaliste. On théorise de nos jours sur la transition énergétique, la transition écologique, la transition sociétale. Le terme signifie à la fois le changement, le passage d’un état à un autre état, et le moment de ce passage. J’ai mis en évidence que, dans sa pensée phénoménologique du temps, Gaston Berger – l’un des concepteurs français de la prospective, sinon le principal – faisait référence, autour des années soixante, aux modèles de changement développés par la psychologie sociale et la sociologie américaine. En m’inspirant, comme l’avait fait Berger en 1959 [5], des travaux du psychologue social Kurt Lewin [6], j’ai défini ailleurs l’idée de transition de la manière suivante : dans un modèle de changement systémique, il s’agit de la période pendant laquelle un système déstructuré et en rupture de sens voit les transformations majeures se réaliser dans l’ensemble de ses sous-systèmes, jusqu’à provoquer la mutation de l’ensemble du système lui-même. Cette phase de transition est suivie d’une étape finale de recherche et de recouvrement d’un nouvel équilibre (que l’on peut appeler harmonie) pendant laquelle la mutation peut devenir irréversible [7].

En abordant les transitions économiques et sociales hainuyères du XIX au XXème siècles, je veux évoquer ici comment les grandes transformations se sont déroulées sur l’espace Mons-Borinage – La Louvière-Centre. Celui-ci, on le sait, a été renommé depuis 2010 “Cœur du Hainaut” par un Partenariat stratégique local d’acteurs volontaristes, politiques, économiques et sociaux, dans le cadre de l’exercice de prospective supracommunal “Bassin de la Haine 2025”, mené à l’initiative de l’intercommunale pour le Développement économique et l’Aménagement du Borinage et du Centre (IDEA) sur ses vingt-cinq communes affiliées, avec l’appui du ministre de l’Économie du Gouvernement wallon, Jean-Claude Marcourt [8]. La pertinence de ce territoire, que l’on conçoit aujourd’hui comme composé de deux bassins plus complémentaires qu’antagonistes, peut évidemment être contestée, en particulier si on le projette dans le passé où, depuis les débuts de l’industrialisation, ces deux bassins ont souvent été concurrents [9]. L’association de ces deux zones en un seul territoire comme objet de recherche ou plan de développement n’est toutefois pas nouvelle.

Carte_Coeur-du-Hainaut_Solvay_1961 Carte du Borinage-Centre (1961) – Echelle 1/200.000)

Les Régions du Borinage et du Centre à l’heure de la reconversion…, 1961, Annexe.

=> Carte_Coeur-du-Hainaut_Solvay_1961 copy

En effet, lors de sa 29ème semaine sociale universitaire de novembre 1961, l’Institut de Sociologie de l’Université libre de Bruxelles avait traité en même temps des régions du Borinage et du Centre à l’heure de la reconversion, en se demandant comment ranimer les régions ? [10]. Une autre réflexion de ce type eut lieu en novembre 1977, organisée conjointement par l’IDEA, la Régionale wallonne [11] et la Conférence des Régions du Nord-Ouest, sous le patronage des Communautés européennes [12]. A l’occasion de cet événement, qui s’inscrivait dans le vingtième anniversaire de l’Intercommunale [13], son président, le député permanent Richard Stiévenart, également président du Conseil provincial du Hainaut, devait rappeler le choc considérable qu’avait été, pour la Borinage et le Centre, la suppression brutale et en un peu plus de 10 ans de quelque 45.000 emplois dans les charbonnages du bassin [14] ainsi que, la chute, en quatre ans, de 1958 à 1962, du produit régional brut, à prix constant, du quart de sa valeur.

1955-1965 : liés par un même effondrement économique et social majeur

Ces deux territoires ont connu, ensemble, le même type d’effondrement au tournant des années 1960. On pourrait défendre l’idée que, cinquante ans plus tard, ils ne s’en sont pas encore totalement relevés. En effet, lors de leur entrée dans le Marché commun, par le Traité du 18 avril 1951, les mines belges bénéficiaient d’un statut spécial au travers d’abord d’un délai de cinq ans (mars 1953 à février 1958) – avec deux ans additionnels possibles – comme période de transition, ensuite d’un mécanisme de péréquation leur permettant de s’adapter à cette ouverture internationale de l’Europe des Six (Allemagne, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Belgique), enfin d’un droit d’isolement du marché européen en vertu de la Convention relative aux dispositions transitoires. Un régime particulier avait été imaginé, comprenant un programme dit d’assainissement, financé par moitié par la CECA et moitié par le gouvernement belge. Ce processus devait normalement entraîner la fermeture de huit sièges dans le Borinage en trois ans. Fin 1957 néanmoins, le retard était manifeste et, même si le nombre de sièges avait été réduit de 23 en cinq ans, il en restait encore 22 pour produire 4 millions de tonnes par an, soit une moyenne trop faible pour être compétitif face aux producteurs allemands et hollandais [15]. En 1958-1959, la crise frappait durement le Borinage, entraînant de la surproduction et donc du chômage tandis que les mines du Centre étaient très affectées par la concurrence du pétrole et des bas-produits. Il faut noter que, en Wallonie, les bassins de Liège et Charleroi résistaient mieux, car spécialisés en charbons domestiques, en pénurie dans la Communauté européenne [16]. En avril 1958, au nom du gouvernement belge, le ministre des Affaires économiques Roger Motz avait signifié l’accord du gouvernement d’Achille Van Acker à la CECA pour diminuer la production de charbon belge de plusieurs millions de tonnes sur 7 à 10 ans, ce qui impliquait d’importants remembrements et fusions, en particulier dans le Borinage et le Centre [17] .

La crise sociale qui éclate dans le Borinage en 1959, montre un certain isolement des deux bassins par rapport à la Wallonie et à la Belgique, dans un climat de différenciations patronales, syndicales et politiques, qu’ont bien montré les travaux menés sous la direction de Jean Meynaud, Jean Ladrière et François Perin [18]. Deux plans d’assainissements furent adoptés, le 31 juillet 1959 et fin décembre de la même année, qui devaient réduire considérablement le nombre de puits de mines, considérés comme non-intégrables dans le Marché commun, en échange d’un soutien du marché et d’une nouvelle aide à la reconversion régionale [19]. Il faut toutefois noter que les mobilisations et grèves de février 1959 – qui préfigurent sous certains aspects celles de 1960-61 en Wallonie – ont fait œuvre de prise de conscience régionale face au déclin et aux mutations [20]. Néanmoins, les organisations syndicales, comme du reste de nombreuses parties prenantes locales, refusèrent de se faire les défenseurs inconditionnels du secteur charbonnier et axèrent de plus en plus leur revendication sur les thèmes de reconversion régionale et de création d’entreprises nouvelles [21]. En cela, elles allaient aussi s’impliquer comme acteurs de la transition vers un autre modèle économique et social.

Un mot d’ordre pour longtemps : reconvertir le Borinage et le Centre

L’ambition, début 1959, était de se donner cinq ou six ans pour reconvertir le Borinage avec l’aide du Gouvernement et de la CECA pour en faire une contrée prospère : parce que nous l’aurons reconvertie à un moment où la technique était à un tournant, disait le député libéral montois Roger de Looze à la tribune de la Chambre, nous aurons alors des industries nouvelles au moment où d’autres régions connaîtront malheureusement les difficultés dans lesquelles nous nous débattons maintenant [22]. Le son de cloche était le même chez son collègue député socialiste Roger Toubeau qui, prudent, considérait que, si les choses allaient bien, les réalisations concrètes pour l’érection d’industries nouvelles avec les moyens de la CECA se concrétiseraient en quatre, cinq ou six ans. Entre-temps, disait-il, si l’on applique le plan du gouvernement, c’est tout le Borinage qui sera condamné à « vivoter », à végéter, en attendant de nouvelles perspectives d’avenir [23]. Leur ambition, malgré leurs différences politiques étaient néanmoins, pour les députés de Looze, Toubeau, Willot, de travailler ensemble à la reconversion. Regrettant le manque de coordination dans la politique économique régionale, ils s’associent, en 1960, pour mettre en place un Conseil régional d’expansion économique sur le Centre et le Borinage, et font des appels du pied au gouvernement pour qu’il les aide à mettre en place une société de financement qui ferait appel aux moyens privés du territoire pour aider à la reconversion [24]. Comme l’avait indiqué sans fard Max Drechsel, le 6 novembre 1961, contrairement à d’autres pays, en Belgique, l’action du gouvernement suivait l’initiative des territoires mais ne la précédait pas mais, de ce que chez nous, l’État suit et encourage les initiatives régionales, ajoutait le Recteur de l’Institut Warocqué, il ne faudrait pas en conclure trop tôt qu’il les suit bien et qu’il les encourage toujours efficacement. En d’autres termes; les modalités d’intervention de l’État, les méthodes et moyens qu’il utilise à cette fin, sont encore assez loin, selon nous, de répondre aux nécessités d’une action vraiment rationnelle [25].

On sait depuis que la prudence, voire le scepticisme, étaient raisonnables. Le Plan pour le Centre et le Borinage que le ministre des Affaires économiques présente le 9 novembre 1961 à l’occasion de la 29ème Semaine sociale universitaire, en le qualifiant de premier plan régional adopté en Belgique, est plus que volontariste, en particulier par son calendrier. Antoine Spinoy promet pour 1965 l’aménagement d’une série de parcs bien équipés, en bordure des agglomérations, l’amélioration de l’habitat, avec des quartiers neufs proches des futures concentrations industrielles, tout en reconstruisant les habitations les plus vétustes des agglomérations de Mons-Borinage et de La Louvière, la modernisation des axes de communication, en annonçant que devraient être terminés en 1965 ou avant la section Bruxelles-Mons de l’autoroute Bruxelles-Paris ; la section Mons-Charleroi de l’autoroute de Wallonie ; la réalisation complète de la liaison fluviale à 1.350 tonnes entre Anvers et le Borinage d’une part, entre Anvers et La Louvière d’autre part ; l’électrification ou, à défaut, la “diesellisation” du chemin de fer de Braine-le-Comte à La Louvière [26]. Notons tout de même qu’Antoine Spinoy était ministre des Affaires économiques et de l’Énergie tandis que le ministre des Travaux publics était J-J Merlot. Ce dernier devait s’exprimer dans les mêmes circonstances. Il le fit par la bouche de son chef de Cabinet Vranckx, avec beaucoup plus de prudence et probablement moins d’enthousiasme [27]. Sans dire comme Combat en 1962 que le Borinage est le cimetière des projets gouvernementaux [28], faut-il écrire que toutes ces mesures décrites par Spinoy prendront davantage de temps que le calendrier annoncé, probablement à cause des défauts de coordination que regrettaient déjà les élus hennuyers lors du débat de 1959. Ces défauts résidaient au niveau de la politique territoriale (alors appelée régionale), mais aussi à celui de l’État central [29]. Lorsque le ministre Fernand Delmotte fera approuver par le Comité ministériel de Coordination économique et sociale (CMCES) les actions de reconversion, proposées par l’IDEA, et financées par les fonds CECA, en avril 1969, il restera encore beaucoup à faire du Plan conçu par Spinoy [30]. Et tant à faire également, pour ses successeurs à l’économie régionale wallonne, avec – bien entendu – moins de moyens mobilisables [31].

Même si, comme l’écrit justement Marinette Bruwier, le métier de mineur de fond était en voie de disparition dès avant la fermeture des charbonnages [32], l’arrêt de l’exploitation du puits Les Sartis à Hensies-Pommerœul, le 31 mars 1976, constitue l’ultime étape de l’histoire des charbonnages borains mais aussi de ceux du Cœur du Hainaut. En effet, dans le Centre, le Quesnoy à Trivières, dernier siège d’exploitation des Charbonnages du Bois-du-Luc, avait cessé son activité le 30 juin 1973 [33]. Depuis 1965 toutefois, les deux bassins miniers du Borinage et du Centre avaient perdu pratiquement toute activité [34].

Lors du vingtième anniversaire de l’IDEA, son président, Richard Stiévenart, devait néanmoins souligner que la mutation du système industriel régional était telle que l’on pouvait constater la naissance progressive, de 1965 à 1974, d’un véritable bassin industriel dans la zone IDEA [35]. Une dizaine d’année plus tard, en 1990, faisant suite à la décision d’Interbrew de fermer de Brassico à Ghlin où près de 500 personnes travaillaient encore [36], une cellule de crise fut constituée au sein de l’IDEA et élargie aux parlementaires de la zone afin de construire un plan de relance pour Mons-Borinage et d’interpeler la Région wallonne et l’Europe sur le financement de projets économiques, infrastructurels, dans les domaines du cadre de vie, du tourisme et des loisirs, ainsi que transfrontaliers [37]. D’autres initiatives, analyses scientifiques ou dynamiques d’acteurs ont été prises en parallèles ou successivement à celles-là, sur une partie ou sur l’ensemble du territoire [38]. Leur recension complète n’a pas été établie. Nous en évoquerons quelques unes au cours de notre réflexion.

Percevoir trois transitions sur le Cœur du Hainaut

 Comme Karl Marx, l’historien Pierre Lebrun était fasciné par la problématique de la transition (la “Grande Transition” régime seigneurial – régime capitaliste n’étant, écrivait-il, qu’un cas particulier) [39]. Il y voit une structure de passage, une structure génétique, à la fois déstructuration et restructuration. Analysant la Révolution industrielle avec Marinette Bruwier de l’UMons et quelques autres collègues impliqués dans le projet Histoire quantitative et développement de la Belgique, Pierre Lebrun la voit comme structure de changement de structure, c’est-à-dire disposant de sa propre structure de transformation [40]. Sa position s’inspire d’Étienne Balibar dont il souhaitait que l’on médite longuement ses Éléments pour une théorie du passage. Le philosophe français estimait que la transition ne peut pas être un moment, si bref soit-il, de déstructuration. Elle est elle-même un mouvement soumis à une structure qu’il faut découvrir. Il précisait que les périodes de transitions sont caractérisées, d’une part, par la non-correspondance entre les formes du droit, de la politique de l’État et la structure de production à laquelle elles ne sont plus adaptées, en étant décalées de la structure économique, et d’autre part, par la coexistence de plusieurs modes de production [41].

Si on les considère comme des mutations sociétales profondes et systémiques, des changements de civilisation, comme le fut la Révolution industrielle qui s’est effectuée dans nos pays, de 1700 à 1850 environ [42], ces transitions sont, selon ma lecture, au nombre de trois : d’abord, la Révolution industrielle déjà mentionnée, ensuite, la Révolution cognitive que nous connaissons et, enfin, la transition vers le développement durable qui accompagne cette dernière mutation. Je les vois comme les trois composantes du Nouveau Paradigme industriel qui est à la fois notre héritage et le moment dans lequel nous vivons et vivrons encore pendant un siècle ou davantage [43]. Je les aborderai successivement dans mes trois prochains articles.

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

Lire la suite : Transitions et reconversions dans le Cœur du Hainaut depuis la Révolution industrielle (2)

[1] Un fort résumé de cette réflexion a fait l’objet d’une communication au colloque de la Société des Sciences, des Arts et des Lettres du Hainaut Mons et le Hainaut, terre d’idées, d’inventions et de cultures, les 27 et 28 mars dernier à la Salle académique de la Faculté polytechnique de Mons, dans le cadre de Mons 2015. Cette communication avait pour titre Les transitions économiques et sociales hainuyères, le Cœur du Hainaut, du XIXème au XXIème siècle. Le texte en sera publié dans les Mémoires et Publications de la SSALH.

[2] Maurice LACHÂTRE, Dictionnaire français illustré, p. 1453, Paris, Librairie du Progrès, 1890. Avec aussi le mot “transitoire” : qui remplit l’intervalle d’un ordre des choses à un autre. Ibidem. – Pierre LEBRUN, Marinette BRUWIER, Jan DHONDT et Georges HANSOTTE, Essai sur la révolution industrielle en Belgique, 1770-1847, coll. Histoire quantitative et développement de la Belgique au XIXème siècle, t. 2, vol. 1, p. 30-33, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1981.

[3] Maurice GODELIER, La théorie de la transition chez Marx, dans Sociologie et société, vol. 22, 1, 1990, p. 53-81. – Joseph SCHUMPETER, Capitalisme, socialisme et démocratie, p. 340sv, Paris, Payot, 1951. – Maurice DOBB et Paul M. SWEEZY, Du féodalisme au capitalisme : problème de la transition, Paris, Maspero, 2 vol., 1977. – P. SWEEZY, Feydalism-to capitalism revisited, in Science & Society, 50/1, 1986, p. 81-84. – A noter que Robert Fossaert parlait de transition souple, transition empirique, transition avortée, etc. R. FOSSAERT, La société, t. 5, Les Etats, Paris, Seuil, 1981.

[4] Mais pas seulement, voir Guido L. DE BRABANDER, Transition économique, dans Les Fifties en Belgique, Bruxelles, CGER, 1988.

[5] Gaston BERGER, L’Encyclopédie française, t. XX : Le Monde en devenir, 1959, p. 12-14, 20, 54,reproduit dans Phénoménologie du temps et prospective, p. 271, Paris, PuF, 1964.

[6] Kurt LEWIN, Frontiers in Group Dynamics, in Human Relations, 1947, n° 1, p. 2-38. – K. LEWIN, Psychologie dynamique, Les relations humaines, coll. Bibliothèque scientifique internationale, p. 244sv., Paris, PuF, 1964.

[7] Philippe DESTATTE, Une transition… mais vers quoi ? Blog PhD2050, Paris-Liège, 9 mai 2013. https://phd2050.org/2013/05/12/une-transition/

[8] Voir notamment le diagnostic prospectif : Philippe DESTATTE dir., Réflexion prospective dans le cadre de l’élaboration du plan de redéploiement économique et social du Bassin de la Haine, Repères pour un diagnostic prospectif du Bassin de la Haine à l’horizon 2025, Mons, Perspective Consulting – D + A International, Institut Destrée, 12 mars 2009, 94 p. http://www.coeurduhainaut.be/uploads/cms/BassinHaine_Reperes_pour_un_diagnostic_prospectif_2009-03-12_7.pdfCœur du Hainaut, Centre d’énergies, Plan d’actions, Projet mené par le Partenariat stratégique local sous la coordination de l’Intercommunale IDEA, avec l’appui du Gouvernement wallon, Mons, IDEA – Institut Destrée, 2011. http://www.coeurduhainaut.be/uploads/Coeur_du_Hainaut_Plan_actions.pdf

[9] L’historien Michel Dorban rappelle que, plus favorisé que le Borinage dans la question de l’exhaure, le Centre se heurtait à l’époque autrichienne à de grosses difficultés de transport, la Haine n’étant à l’époque navigable qu’à l’ouest de Mons et les États de Hainaut refusant, jusqu’en 1756, de relier le Centre à Bruxelles de crainte de concurrencer le Borinage. M. DORBAN, Les débuts de la Révolution industrielle, dans La Belgique autrichienne, p. 121-162, Bruxelles, Crédit communal, 1987. p. 264 de la version électronique. – M. Dorban indique que le trafic sur la Haine était de 60.000 tonnes environ en 1753-1755, pour atteindre 100.000 en 1769-1771 et plus de 200.000 en 1784-1787. (op. cit., p. 265). – Voir aussi Christian VANDERMOTTEN, Le Hainaut dans le contexte des régions de vieille industrialisation, dans Claire BILLEN, Xavier CANONNE et Jean-Marie DUVOSQUEL dir., Hainaut, Mille ans pour l’avenir, p. 144, Anvers, Mercator, 1998.

[10] Les Régions du Borinage et du Centre à l’heure de la reconversion, XXIXème Semaine sociale universitaire (6-10 novembre 1961), Bruxelles, Université libre de Bruxelles, Institut de Sociologie, 1962. – Il faut noter que l’Institut de Sociologie avait déjà consacré sa XXIIème semaine sociale universitaire, en 1950, à la reconversion mais cette réflexion avait uniquement porté sur Le Borinage, Revue de l’Institut de Sociologie Solvay, Bruxelles, 1950, p. 45-417.

[11] Régionale wallonne pour l’Urbanisme, l’Habitation le Développement et l’Aménagement du Territoire, présidée par Charles Bailly, sénateur et bourgmestre honoraire de la Ville de Liège.

[12] Richard STIEVENART, XXème anniversaire de l’IDEA, Les activités de l’IDEA : projets et faits, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 29, 1977/3, p. 5.

[13] L’IDEA a été créée en 1961 à partir de l’Association intercommunale pour le Démergement et l’Assainissement de la Vallée de la Haine inférieure (IDAVHI) fondée le 11 juillet 1956 et devenue le 16 mars 1961 l’Association intercommunale pour le Développement, l’Expansion et l’Équipement économique et social du Borinage, appelée aussi l’Interboraine. Cet organisme sera agréé le 19 mai 1961 par le Comité d’Expansion économique et de Politique régionale comme société régionale d’équipement. Son champ d’application sera étendu aux deux régions du Centre et du Borinage par l’arrêté royal du 12 juin 1962 et elle prendra alors le nom d’Association intercommunale pour le Développement économique et l’Aménagement des Régions du Centre et du Borinage (IDEA Centre et Borinage). La Région du Centre (II), dans Cahiers hebdomadaires du CRISP, n°440, 1969/14, p. 1-2. – Richard STIEVENART place cette création en 1953. R. STIEVENART, Les conditions de la reconversion économique du Borinage, dans Les Régions du Borinage et du Centre à l’heure de la reconversion…, p. 121-122. – Ph. DESTATTE, Jalons pour une définition des territoires, dans Ph. DESTATTE et Michaël VAN CUTSEM dir., Quelle(s) vision(s) pour les territoire(s) wallon(s), Les territoires dialoguent avec leur région, p. 21-22, Namur, Institut Destrée, 2013.

[14] Pour l’arrondissement de Mons, Marinette BRUWIER donne les chiffres de – 2500 emplois de mineurs perdus en cinq ans de 1952 à 1956, – 3600 en 1957 et 1958, et – 11.000 en 1959, 1960, 1961. En fait les quelques 20.000 mineurs licenciés de 1952 à 1961, s’ils ne se sont pas reconvertis, ont été admis à la pension beaucoup d’étrangers sont retournés dans leur pays. M. BRUWIER, Connaissance historique de la zone de reconversion, dans Réseaux, 1985, p. 13-27. – Article repris dans M. BRUWIER, Industrie et société en Hainaut et en Wallonie du XVIIIe au XXe siècles, Recueil d’articles de Marinette Bruwier, p. 387 et 391, Bruxelles, Crédit communal, 1996. – De 1948 à 1961, le Borinage a perdu 18.922 emplois de mineurs tandis que le Centre en a perdu 18.033. Pour le “Cœur du Hainaut”, on atteint les 36.955 emplois directs supprimés. M. BRUWIER, Que sont devenus les mineurs des charbonnages belges ? Une première approche : problématique et méthodologie, dans Revue belge d’Histoire contemporaine, t. 19, 1988, p. 173-203, reproduit dans M. BRUWIER, Industrie et société en Hainaut et en Wallonie…, p. 363.

[15] Jean MEYNAUD, Jean LADRIERE et François PERIN dir., La décision politique en Belgique, Le pouvoir et les groupes, p. 271, Paris, A. Colin, 1965. – François VINKT, Le problème charbonnier, dans Les Régions du Borinage et du Centre à l’heure de la reconversion…, p. 154-169.

[16] Ibidem, p. 271-272. – Réforme de l’exploitation charbonnière dans le bassin du Centre, dans Cahiers hebdomadaires du CRISP, n° 12, 3 avril 1959.

[17] Intervention du député Hilaire Willot à la Chambre, le 18 février 1959. Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 18 février 1959, p. 39.

[18] Jean MEYNAUD, Jean LADRIERE et François PERIN dir., La décision politique en Belgique…, p. 271sv. – René EVALENKO, Régime économique de la Belgique, p. 294, Bruxelles-Louvain, Vander, 1968. – Francis BISMANS, Croissance et régulation, La Belgique 1944-1974, coll. Histoire quantitative et développement de la Belgique, p. 529-530, Bruxelles, Palais des Académies, 1992.

[19] Ibidem, p. 276-277. – W. DEGRYSE, Michel FAERMAN, A. LIEBMANN-WAYSBLATT, Borinage, avec une introduction de Max GOTTSCHALK, Bruxelles, coll. Etudes d’Économie régionale, Bruxelles, Institut Solvay, 1958. – Un groupe de pression, le Comité de Défense du Borinage, dans Courrier hebdomadaire, Bruxelles, CRISP, n° 3, 23 janvier 1959, p. 2-9, et n° 31, 11 septembre 1959, p. 19-21. – Décisions et réalisations des Communautés européennes, dans Le Hainaut économique, n° 1, 1961, p. 120.

[20] Le problème des reconversions régionales en Belgique, dans Courrier hebdomadaire, Bruxelles, CRISP, n° 85, 18 novembre 1960, p. 13. – Marinette Bruwier écrit : La participation décidée du Borinage à la grève nationale de 1961 témoigne également du mécontentement profond, de la rancœur qui habite la région. Il est certain qu’une perception confuse du déclin, une peur des mutations, la crainte du chômage planaient et empoisonnaient l’atmosphère. M. BRUWIER, Connaissance historique de la zone de reconversion, dans Réseaux, 1985, p. 13-27. – Article repris dans M. BRUWIER, Industrie et société en Hainaut et en Wallonie…, p. 388, Bruxelles, Crédit communal, 1996.

[21] Jean MEYNAUD, Jean LADRIERE et François PERIN dir., La décision politique en Belgique…, p. 285. – voir aussi Gaston EYSKENS, Mémoires, p. 585sv, Bruxelles, CRISP, 2012.

[22] Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 18 février 1959, p. 38-39.

[23] Ibid., p. 17.

[24] Interpellation du ministre des Affaires économiques Jacques Van der Schueren, Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 20 janvier 1960, p. 28-29. – Une Commission élargie de Défense du Borinage s’était déjà mise en place à l’été 1959, à la suite et en concurrence du Comité de Défense présidé par Max Lux, dessinateur au Levant et militant de Wallonie libre. Voir Comité de Défense et Commission élargie de Défense du Borinage, dans Courrier hebdomadaire du CRISP, n°31, 11 septembre 1959, p. 19sv.

[25] Max DRECHSEL, Introduction à l’étude des problèmes de la reconversion du Centre et du Borinage, dans Les Régions du Borinage et du Centre à l’heure de la reconversion…, p. 20.

[26] Antoine SPINOY, Exposé des plans gouvernementaux, dans Les Régions du Borinage et du Centre à l’heure de la reconversion…, p. 311-247. – La Région du Centre…, p. 5.

[27] J-J MERLOT, Conséquences socio-économiques d’une politique de grands travaux, dans Les Régions du Borinage et du Centre à l’heure de la reconversion…, p. 349-361.

[28] CRAINQUEBILLE, L’agonie du Hainaut, dans Combat, 26 avril 1962, p. 1.

[29] Voir l’interpellation du député Clotaire Cornet au ministre des Travaux publics sur “les retards apportés à la reconversion du Borinage, à la construction de l’autoroute de Wallonie et à l’aménagement du canal de Charleroi et de la Basse-Sambre“, Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 16 juin 1964, p. 56-66. Outre l’avancement des travaux, le Ministre Georges Bohy donnera notamment les renseignements suivant concernant les entreprises : dans le zoning de Ghlin-Baudour, – créé en 1951 à l’initiative de la Province – Brasseries de Ghlin réunies, Verlica (verreries, flaconneries) filiale des Verreries de Momignies et du Val Saint-Lambert réunis, Aleurop (profilés d’aluminium), Pirelli (accessoires en caoutchouc autres que les pneus). Stewart Warner (appareils échangeurs de chaleur), et Papercraft (emballages et fournitures de bureau) étaient en voie d’installation ; Weyerhaeuser Belgium (emballages en carton), Centre métallurgique européen, Mirgaux (entreprises de transports et réparations de moteurs), Pourveur (éléments en béton préfabriqués). Dans le zoning industriel de Frameries, Warner Brothers (bonneteries) et Real Estate Belgium (fabrication de halls d’usines) sont en construction. Dans le zoning de Seneffe-Manage a été inaugurée la première usine de montage d’automobiles existant en Wallonie. (p. 72). – Notons que Antoine Spinoy précisait dans son intervention que dans une reconversion, il n’importe pas seulement de réaliser ce qui est prévu. Il faut le réaliser à temps. Op. cit., p. 316.

[30] Sur l’action de Fernand Delmotte voir Marnix BEYENS et Philippe DESTATTE, Un autre pays, Nouvelle Histoire de Belgique, 1970-2000, p. 217-220, Bruxelles, Le Cri, 2009. – F. DELMOTTE, 22 mois d’Economie régionale, slnd (1970).

[31] Voir notamment les intéressantes interpellations des députés Guy Piérard et Willy Burgeon, avec une intervention d’Albert Liénard, à l’égard du ministre des Affaires économiques Marc Eyskens, le 1er février 1984. Interpellation de M. Piérard à M. le Ministre des Affaires économiques sur la “politique de reconversion menée à l’égard des régions et les nouvelles modalités du Fonds de Rénovation industrielle. Interpellation de M. Burgeon à M. le Ministre des Affaires économiques ” à propos du projet gouvernemental de reconversion qui lèse la Wallonie et aggrave la situation de certaines sous-régions, en particulier le Centre et le Borinage. Annales parlementaires, Chambre des Représentants, 1er février 1984, p. 1293-1298.

[32] M. BRUWIER, Que sont devenus les mineurs des charbonnages belges ?…, p. 381.

[33] http://borinage.blogspot.be/p/charbonnages-dhensies-pommeroeul.html – Jacques LIEBIN, Les sociétés charbonnières de Mariemont et Bois-du-Luc : villages ouvriers, pragmatisme et idéologie, dans Villages ouvriers, Utopie et réalités, Actes du colloque international au Familistère de Guise (16-17 octobre 1993), dans L’Archéologie industrielle en France, n° 24-25, 1994.

[34] M. BRUWIER, Que sont devenus les mineurs des charbonnages belges ?…, p. 363.

[35] Ibidem, p. 7 et 10.

[36] Eric DEFFET, La mort lente et programmée de Brassico à Ghlin, dans Le Soir, 10 mars 1992, p. 16.

[37] Un plan de relance pour Mons-Borinage, dans Bulletin économique du Hainaut, n° 53, 1990, p. 13.

[38] Bernard LUX, Segmentation du marché du travail et analyse dynamique du chômage en Belgique, Le cas des régions de Mons et de La Louvière, Saint-Saphorin, Georgi, 1983. – Marcel COLLART, La situation économique et sociale de la région de Mons-Borinage, dans Wallonie 85 (5), p. 299-314. – Martine DUREZ et Bernard LUX, Analyse du positionnement compétitif dans l’Europe 1992, La Région de Mons-Borinage, dans Wallonie 90 (10), p. 13-23. – Myriam HONOREZ, Une région de tradition industrielle : Mons-Borinage, dans Bulletin de la Société géographique de Liège, n°30, p. 85-98 (Article fondé sur un mémoire de licence sur le même sujet à l’Université de Liège sous la direction de Bernadette Mérenne-Schoumaker).

[39] Pierre LEBRUN, Marinette BRUWIER, Jan DHONDT et Georges HANSOTTE, Essai sur la Révolution industrielle en Belgique…,t. 2, vol. 1, p. 30, notamment note 2.

[40] Ibidem, p. 31-35. – Voir aussi Francis BISMANS, Croissance et régulation…, p. 17, 35, 149. – Ph. DESTATTE, La Révolution industrielle, Une accélération de l’esprit humain, dans Anne STAQUET éd., XIXème siècle : quand l’éclectisme devient un art, Approches, p. 7-24, Mons, Editions de l’UMons, 2013.

[41] Etienne BALIBAR, Eléments pour une théorie du passage, dans Louis ALTHUSSER et Etienne BALIBAR, Lire le Capital, II, p. 178, 224-225, Paris, Maspero, 1969. http://digamo.free.fr/lirecap2.pdf

[42] Pierre Lebrun distinguait quatre révolutions selon la source d’énergie : vapeur, électricité, pétrole et atome, et trois révolutions selon le processus productif (mécanisation, rationalisation, automation). Il indiquait au même endroit : il nous semble inutile et dangereux de galvauder le terme. Nous préférons le réserver au changement de civilisation qui s’est effectué dans nos pays de 1700 à 1850 environ. Les confusions et les extensions indues sont ainsi évitées ; les effets de l’accélération du rythme économique qu’entraîna la seule révolution industrielle sont mieux mis en lumière dans les “renouveaux” techniques qui se succèdent après elle (le mode de production capitaliste se caractérise par “une révolution ininterrompue dans les moyens de production”, avant tout dans les instruments de production”, L. ALTHUSSER, Avertissement à l’édition du Capital, éd. Garnier-Flammarion, Paris, 1969, p. 15, p. 15) ; enfin le terme ainsi réservé a l’avantage de désigner le “cœur” d’une des grandes transformations économiques de l’humanité, d’un de ses grands changements de civilisation. (…) P. LEBRUN e.a., Essai…, p. 28, n. 2.

[43] Ph. DESTATTE, Le Nouveau paradigme industriel, Une grille de lecture, Blog PhD2050, 19 octobre 2014. https://phd2050.org/2014/10/19/npi/

Namur, le 21 juin 2013

 La compréhension du monde passe par des modèles explicatifs, pédagogiques, qui peuvent être opératoires pour comprendre les mutations en cours, les accélérer ou les appeler de ses vœux. Philosophies, idéologies, théories scientifiques ou business models sont agrémentés de ces grands récits qui éveillent tantôt l’enthousiasme, tantôt le scepticisme des intellectuels et des acteurs. On y évoque les changements de paradigme, on y décrit des transformations sociétales ou des changements civilisationnels. Dans ces modèles, ce sont les révolutions qui souvent constituent les rites de passage et qui rythment ou scandent les grandes périodes de l’histoire. Si les regards se portent sur le passé, ce sont les historiens qui généralement officient. Si c’est le présent ou l’avenir qui doit être lu, les prospectivistes se font les grands prêtres qui invoquent ces transformations. Il y a peu, Jeremy Rifkin, président de la Foundation on Economic Trends (Washington DC), bel écrivain, excellent orateur, habitué des grandes messes de la World Futures Society, nous livrait ainsi une Troisième Révolution industrielle, dont il n’a de cesse de faire la promotion [1].

Une Révolution industrielle est une mutation de tous les domaines de la société

 Certes, ce n’est pas la première fois qu’on nous annonce un tel avènement. Dans les années 1980, forte de sa nouvelle autonomie économique et de son dynamisme industriel, la Région Flandre annonçait, à l’occasion de grandes expositions intitulées Flanders Technology, sa volonté d’entrer dans la “DIRV”, la Derde Industriële Revolutie in Vlaanderen. Professeur d’économie à la KUL et ancien Premier ministre belge, Marc Eyskens décrivait ces changements, en 1985, comme une révolution industrielle permanente, dont les innovations et les technologies débordent de toute part [2]. Cette annonce s’inscrivait dans la mutation décrite depuis la fin des années 1960, notamment par le sociologue américain Daniel Bell, ce grand précurseur qui concevait l’ère post-industrielle [3]. En France, et dix ans plus tard, dans un rapport célèbre adressé au Président Valéry Giscard d’Estaing, les inspecteurs des Finances français Simon Nora et Alain Minc décrivaient les principes de la révolution informatique [4]. Raymond Rifflet, président du cinquième congrès des Economistes belges de Langue française en novembre 1982, préférait déjà parler de transition d’une ère à l’autre, d’une évolution qui, notait-il, n’était ni simple ni linéaire : il faut donc organiser la transition de la société industrielle et para-industrielle (le tertiaire dépendant du secondaire) vers la société post-industrielle dont les lois de développement seront très différentes [5]. Au même moment, le prospectiviste américain John Naisbitt exprimait cette idée d’époque parenthèse entre deux ères [6]. Dans son Rapport sur l’état de la technique, publié en 1983 sous la direction de Thierry Gaudin et Marcel Bayen, André-Yves Portnoff évoquait déjà une révolution de l’intelligence. Il y décrivait une mutation profonde des structures, transformation pendant laquelle l’Europe passerait d’une industrie de masse, organisée en hiérarchies, avec du personnel moyennement qualifié, à une industrie de petites unités, structurées en réseaux, à haute densité de matière grise et de talents ([7]). S’inspirant des travaux de l’historien Bertrand Gille, les auteurs du Rapport sur l’état de la technique montrent que, à chaque passage d’un type de société à un autre, quatre changements fondamentaux s’opèrent dans les pôles que constituent les matériaux, le temps, l’énergie et le vivant. A chacun de ces pôles correspondent des innovations dans la troisième mutation : les polymères, l’intelligence artificielle, le nucléaire et le solaire, ainsi que la génétique.

Autant à l’époque l’idée de mutation vers une Révolution de l’information, voire Révolution cognitive comme l’appellera plus tard Thierry Gaudin, me séduisait – John Naisbitt la décrit de façon précise en 1982 dans Megatrends –, autant l’idée d’une Troisième Révolution industrielle me paraissait inadéquate.

Bien sûr, le concept de Révolution industrielle, telle qu’elle se déroula, d’abord en Angleterre, ensuite en Belgique, particulièrement en Wallonie, à partir de la fin du XVIIIème et début du XIXème siècles, apparaît bien connu. Cette mutation profonde de tous les domaines de la société a d’ailleurs été décrite par de nombreux contemporains – on pense notamment au remarquable mémoire de Natalis Briavoinne présenté devant l’Académie royale de Belgique en 1839. Qui a lu ce texte a compris ce qu’est une Révolution industrielle. En voici l’extrait le plus marquant :

Dans la seconde moitié du siècle dernier, une marche plus rapide fut imprimée à l’esprit humain; les connaissances reçurent une direction tout à la fois plus vive et plus pratique. Phénomène remarquable ! A l’époque même où toutes les classes et presque tous les peuples en Europe se précipitaient avec furie les uns contre les autres, accumulant d’immenses efforts pour s’entre-détruire, partout en même temps on se montra saisi d’un plus grand désir d’améliorer. Cette passion prit alors un si grand empire parmi les hommes; elle les doua de ressources si fécondes, qu’une guerre de vingt-cinq ans, accompagnée de convulsions intérieures ne put  arrêter le progrès dans  toutes les branches de l’organisation matérielle de la société. C’est qu’au milieu de cet immense désordre, la sphère du travail s’agrandissait ; les moyens d’exécution allaient en se multipliant et en se simplifiant chaque jour davantage. L’on vit en conséquence la population s’accroître par la diminution des chances de la mortalité. Les trésors que la terre renferment furent mieux et plus abondamment exploités; l’homme produisit et consomma davantage; il devint plus riche. Tous ces changements constituent la révolution industrielle [8].

Le côté systémique, holistique, des effets de la transformation est flagrant. Il fonde, bien davantage que ne le fait le texte de l’économiste et professeur au Conservatoire national des Arts et Métiers Jérôme-Adolphe Blanqui (1798-1854), pourtant souvent cité comme l’inventeur du concept de Révolution industrielle, l’idée de mutation globale chère à Bertrand Gille lorsqu’il parlait de changements du système technique et non d’une série d’inventions indépendantes les unes des autres, de progrès techniques partiels [9]. Mieux, Natalis Briavoinne montre que la Révolution industrielle n’est pas seulement une révolution de la technologie, mais un changement profond de toutes les sphères de la société. C’est ce que n’avait pas compris Jérôme-Adolphe Blanqui lorsqu’il écrivait qu’il limitait son énumération des découvertes à celle qui concernait la fabrication des étoffes de coton, parce que ce sont elles qui ont opéré la révolution industrielle qui a changé les rapports des nations entre elles, qui ont fait pénétrer notre civilisation et nos connaissances dans tous les pays où nos tissus trouvaient une place, qui ont enfin donné à un grand nombre de travailleurs l’occupation et le salaire dont ils ont besoin pour vivre et soutenir leur famille [10]. Comme l’écrivait Patrick Verley en 1997, toute la société et toute l’économie, dont l’agriculture et les services, furent directement ou indirectement concernées [11]. Les travaux d’histoire quantitative menés sous la direction de Pierre Lebrun ont montré que la structure de changement de structure que constitue ce phénomène doit bien être lu en termes systémiques quant à son impact multi-dimensionnel sur l’ensemble de la société [12]. Les travaux qui ont suivi, avec des approches plus qualitatives, ont certes davantage insisté sur les relations sociales mais ont aussi renforcé la nécessité de ce regard systémique [13].

Qui a compris cela, comprend que ce qu’on appelle parfois la Deuxième Révolution industrielle n’est pas de la même nature. D’ailleurs, ne souligne-t-on pas qu’il s’agit d’abord et surtout d’une révolution technologique ? [14] La Révolution du tournant des XVIIIème et XIXème siècles constitue bien un changement systémique de la structure de la société. Il est marqué par l’avènement généralisé de l’entrepreneuriat, du capitalisme et du prolétariat, avec de nouveaux modes de production, qu’Adam Smith, d’abord, Karl Marx ensuite, ont précisément décrits. Ce qu’on appelle Deuxième Révolution industrielle constitue plutôt un processus de substitution partielle du charbon par le pétrole et l’électricité avec le passage aux moteurs à explosion et électriques. Contrairement aux changements qui ont marqué la Révolution industrielle, ceux-ci ne me sont jamais apparus ni systémiques ni porteurs d’une transformation de la nature même du capitalisme généralisé, moteur de l’Europe de l’Ouest depuis le début du siècle. Et donc, selon moi, ces transformations techniques ne méritent assurément pas l’appellation de “Deuxième Révolution industrielle…”

Une convergence entre une nouvelle technologie des communications et un nouveau système énergétique

Jeremy Rifkin ne partage sûrement pas cet avis. Sa thèse, son fil conducteur, sa théorie est que les grandes transformations économiques de l’histoire se produisent quand une nouvelle technologie des communications converge avec un nouveau système énergétique. Pour Rifkin, les nouvelles formes de communication permettent alors d’organiser et de gérer les civilisations plus complexes que rendent possibles les nouvelles sources d’énergie [15]. La Première Révolution industrielle est dès lors lue au travers de l’introduction de la technologie de la vapeur dans l’imprimerie, faisant de celle-ci un moyen de communication permettant de gérer la mutation. Les perfectionnements de l’impression, la réduction des coûts qui ont permis de faire proliférer les imprimés en Amérique et en Europe, encourageant l’alphabétisation de masse, créant, grâce à l’école publique instaurée entre 1830 et 1890, une main-d’œuvre alphabétisée qui a pu organiser les opérations complexes d’une économie fondée sur le rail, l’usine, le charbon et la vapeur phrase incomplète [16]. Jeremy Rifkin voit une deuxième Révolution industrielle dans la conjonction de l’électricité centralisée, de l’ère du pétrole, de l’automobile ainsi que de la construction de banlieues pavillonnaires. Elle aurait connu deux stades de développement. D’une part, une première période entre 1900 et le début de la Crise de 1929, et, d’autre part, une période de développement au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et au rythme de la construction des autoroutes et de l’immobilier résidentiel. Cette ère serait en déclin depuis la fin des années 1980 [17]. Le problème que souligne Rifkin est que le téléphone, la radio et la télévision, ces types de communications centralisées qui auraient dû jouer un rôle majeur, n’ont pu le faire par une sorte de décalage temporel. Le secteur des technologies de l’information, y compris l’internet, n’ont pas pu constituer, pour Rifkin, une Révolution industrielle faute d’avoir pu converger avec un nouveau régime énergétique. Pour l’auteur de Biotech, c’est la mise en place d’une infrastructure d’énergie-communications sur une période de plusieurs décennies qui instaure la courbe de croissance à long terme d’une nouvelle ère économique [18].

C’est donc la jonction de la communication par internet et des énergies renouvelables (qui) engendre une Troisième Révolution industrielle. Celle-ci, est fondée par Rifkin sur base d’un récit puissant, qui jusqu’ici manquait tant à l’Amérique qu’à l’Europe, qui soit capable de raconter l’histoire d’une nouvelle révolution économique et d’expliquer comment toutes ces initiatives technologiques et commerciales, apparemment aléatoires, s’inscrivaient dans un vaste plan stratégique [19]. Ce récit est marqué par l’adhésion, décrite en long et en large, des grands Européens de ce monde, politiques et entrepreneurs, à l’idée d’entrer en 2050 dans une ère post-carbone à émissions zéro [20]. Pour l’économiste américain, cinq piliers fondent cette Troisième Révolution industrielle :

– le passage aux énergies renouvelables ;

– la transformation du parc immobilier mondial en un ensemble de microcentrales énergétiques qui collectent sur leur site des énergies renouvelables ;

– le déploiement de la technique de l’hydrogène et d’autres techniques de stockage dans chaque immeuble et dans l’ensemble de l’infrastructure pour stocker les énergies intermittentes ;

– l’utilisation de l’internet pour transformer le réseau électrique de tous les continents en inter-réseaux de partage de l’énergie ;

– le passage aux véhicules électriques connectables ou à la pile à combustible, capables d’acheter et de vendre de l’électricité sur un réseau électrique interactif continental intelligent [21]. Pour Rifkin, un effort mondial pour installer cette infrastructure à cinq piliers de Troisième Révolution industrielle créera des centaines de milliers de nouvelles entreprises et des centaines de millions de nouveaux emplois [22].

On peut être tout sauf naïf lorsqu’on parle de démocratie…

Mon objet n’est évidemment pas de faire un compte rendu de cet ouvrage mais de mesurer dans quelle mesure le modèle de Jeremy Rifkin constitue une alternative aux changements de paradigme qui nous ont été décrits jusqu’ici. Ce qui est frappant, c’est que derrière un discours général qui passe constamment du messianique au stratégique, en dehors de quelques fantaisies et libertés sur le plan de la connaissance historique, le récit sur la Troisième Révolution industrielle recycle globalement ceux sur la transition énergétique et sur le Greentech auxquels Rifkin a du reste largement contribué depuis vingt ans. Il répond d’ailleurs partiellement à notre interrogation sur le changement de nature du capitalisme, en indiquant que nous entrons dans l’ère du capitalisme distribué (p. 155), où les pratiques d’affaires seront coopératives (p. 179), en soulignant la nature coopérative de la nouvelle économie et en évoquant l’entrepreneuriat social (p. 181). Ainsi, cette troisième mutation sonnerait le glas du modèle industriel lui-même puisque, observe Rifkin, la Troisième Révolution industrielle est, indissociablement, la dernière phase de la grande saga industrielle et la première de l’ère coopérative émergente [23].

Les critiques les plus fortes qui peuvent être adressées au récit de Rifkin m’apparaissent de trois natures : écologiques, politiques et philosophiques. D’abord parce que son discours très technologico-centré entretient la confusion entre, d’une part, la gratuité relative de la communication internet – relative, car les coûts de la Révolution numérique se traduisent bien en factures mensuelles tangibles pour les entreprises comme pour les familles – et, d’autre part, la pseudo gratuité potentielle de la production énergétique domestique dite distribuée. En fait, cette production domestique ne peut se construire que par des investissements substantiels – selon un modèle qui reste très capitalistique – et en accroissant les prélèvements de matières premières naturelles de plus en plus rares [24]. Ensuite, parce que la nouvelle feuille de route que propose Rifkin, si elle reprend utilement à son compte un modèle de gouvernance impliquant les acteurs, tel que promu aujourd’hui par les institutions internationales [25], ne peut être suivi dans l’idée que les régimes énergétiques détermineraient les régimes politiques et que, en l’occurence, une démocratie latérale pourrait émerger de ce modèle, à l’instar de l’internet démocratique. Chacun sait qu’il y a beaucoup à dire et à écrire sur la gouvernance de l’internet et sur les modes de démocratie directe qu’il induirait. On peut être tout sauf naïf lorsqu’on parle de démocratie… Enfin, et le débat organisé le 13 février 2012 sur France Culture entre Luc Ferry et Jeremy Rifkin [26] fut à cet égard éclairant, les présupposés de “l’homme qui parle à l’oreille des grands de ce monde[27] sur l’homo empathicus et la conscience biosphérique, fondée sur le concept de biophilie du biologiste Edward Osborne Wilson [28], ajoute au scepticisme à l’égard du modèle rifkinien.

Certains ont vu dans La Troisième Révolution industrielle un moyen pertinent et assez facile de faire progresser les idées de la transition vers le développement durable, du GreenTech ou des changements nécessaires face aux défis énergétiques et climatiques, voire de l’écologie politique, avec un véhicule plus présentable que ne pourraient le faire les travaux de Tim Jackson [29] ou de Thierry Gaudin. L’auteur de L’avenir de l’esprit rappelle dans son dernier ouvrage que le storytelling est la réponse à la désorientation, à l’hyperchoix, au choc du futur – autre récit d’Alvin Toffler –-  que nous fait subir la rapidité des machines qui génèrent et font circuler l’information à des vitesses que nos neurones ne peuvent ni suivre ni maîtriser [30]. Mais, dans son ouvrage L’impératif du vivant, Gaudin nous invite moins à lire un récit ou à découvrir un plan stratégique conçu verticalement qu’à travailler ensemble. Il nous invite à la socio-analyse destinée à nous accompagner, individus, institutions, sociétés, dans notre évolution, comme outil de fonctionnement continu de la conscience collective. En effet, écrit-il, si les humains craignent de changer leurs références mentales parce qu’ils anticipent le risque d’un vertige conceptuel et identitaire, alors on ne peut espérer qu’ils évoluent sans une activité permanente soutenue et rassurante de délibération analytique. Aucune représentation du monde ne saurait du reste en être exclue. Bien au contraire, observe très justement le prospectiviste français, la reconnaissance des visions du monde des acteurs constitue un préalable à l’approche cognitive et une condition nécessaire pour l’organiser [31].

Le monde durable, soutenable, viable est à construire, rappelait-on il y a peu [32]. Concrètement, tout reste à déterminer et probablement à redéfinir. Il importe de le faire ensemble, en sortant du chemin qui se trace de lui-même, ou de celui que l’on nous trace. Et de le faire par le dialogue et en toute liberté. Evitons les stratégies calquées et plaquées qui enferment, mais construisons les nôtres à partir des acteurs qui devront les mettre en œuvre, en fondant notre intelligence sur la reconnaissance des autres, et en s’ouvrant à la délibération démocratique. C’est ce que le Ministre d’Etat Philippe Maystadt, ancien président de la BEI, est venu dire récemment au Parlement wallon, à l’occasion des 75 ans de l’Institut Destrée [33].

Finalement, la démocratie délibérative est la seule stratégie qui vaille pour transformer le monde.

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050


[1] Jeremy RIFKIN, The Third Industrial Revolution, How Lateral Power is transforming Energy, The Economy and the World, New York, Palgrave MacMillan, 2011. – Sur ces questions de changement de paradigmes sociétaux, voir Philippe DESTATTE & Pascale Van Doren, Foresight as a Tool to Stimulate Societal Paradigm Shift, European and Regional Experiences, in Martin POTUCEK, Pavel NOVACEK and Barbora SLINTAKOVA ed., The First Prague Workshop on Futures Studies Methodology, p. 91-105, CESES Papers, 11, Prague, 2004.

[2] Marc EYSKENS, La source et l’horizon, Le redresseemnt de la société européenne, p. 85sv, Paris-Gembloux, Duculot, 1985. – Hugo DE RIDDER, Sire, Donnez-moi cent jours, p. 14, Paris, Duculot, 1989.

[3] Daniel BELL, The Coming of Post-industrial Society, New York, Basic Books, 1973.

[4] Simon NORA & Alain MINC, L’informatisation de la société, Rapport à M. le Président de la République, Paris, La Documentation française – Seuil, 1978.

[5] Raymond RIFFLET, Discours de clôture, dans Cinquième congrès des Economistes belges de Langue française, Alternatives économiques et sociales : choix et responsabilités, Actes, p. 186, Charleroi, CiFoP, 1984.

[6] John NAISBITT, Les Dix commandements de l’avenir (Megatrends), p. 341-342, Paris-Montréal, Sand-Primeur, 1982. – John NAISBITT, Megatrends, p. 249-250, New-York, Warner Books, 1984.

[7] Rapport sur l’état de la technique, La Révolution de l’intelligence, dans Sciences et Techniques, numéro spécial, mars 1985, Paris, ISF, Paris. – Rapport sur l’état de la technique, La Révolution de l’intelligence, dans Sciences et Techniques, numéro spécial, octobre 1983, Paris, Ministère de l’Industrie et de la Recherche. ,.

[8] Natalis BRIAVOINNE, De l’industrie en Belgique, t. 1, p. 185-186, Bruxelles, E. Dubois, 1839.

[9] Bertrand GILLE, Histoire des techniques, p. 773-774, Paris, Gallimard, 1978.

[10] Jérôme-Adolphe BLANQUI, Cours d’économie industrielle, t. 2, p. 42-43, Paris, Hachette, 1838.

[11] Patrick VERLEY, La Révolution industrielle, Histoire d’un problème, p. 120, Paris, Gallimard, 1997.

[12] Pierre LEBRUN, Marinette BRUWIER, Jan DHONT, Georges HANSOTTE, Essai sur la Révolution industrielle en Belgique, 1770-1847, Bruxelles, Parlais des Académies, 2ème éd., 1981.

[13] M. BERG & P. HUDSON, Rehabilitating the Industrial Revolution, in The Economic History Review, vol. 45, n°1, 1992.

[14] Andrew ATKESON, Patrick J. KEHOE, The Transition to a New Economy after the Second Industrial Revolution, NBER Working Paper Series 8676, Cambridge MA, National Bureau of Economic Research, 2001.

[15] Jeremy RIFKIN, La Troisième Révolution industrielle…, p. 55.

[16] Ibidem, p. 56.

[17]  Ibidem, p. 35-36.

[18] Ibidem, p. 37.

[19] Ibidem, p. 101.

[20] Ibidem, p. 105.

[21] Ibidem, p. 58-59.

[22] Ibidem, p. 372.

[23] Ibidem, p. 365.

[24] Voir Jean GADREY, Jeremy Rifkin, le gourou du gotha européen, 2, 12 mai 2013.

http://alternatives-economiques.fr/blogs/gadrey/2013/05/12/jeremy-rifkin-le-gourou-du-gotha-europeen-2/

[25] J. RIFKIN, op. cit., p. 151-152.

[26]  La Troisième Révolution industrielle sera-t-elle démocratique ? Du grain à moudre, Une émission d’Hervé Gardette avec Jeremy Rifkin et Luc Ferry, France Culture, 13 février 2012.

http://www.franceculture.fr/emission-du-grain-a-moudre-la-troisieme-revolution-industrielle-sera-t-elle-democratique-2012-02-13

[27] Voir Jean GADREY, Jeremy Rifkin, le gourou du gotha européen, 1, 9 mai 2013.

http://alternatives-economiques.fr/blogs/gadrey/2013/05/09/jeremy-rifkin-le-gourou-du-gotha-europeen-1/

[28] J. RIFKIN, op. cit., p. 336.

[29] Tim JACKSON, Prosperity without Growth, Economics for Finite Planet, London, Earthscan, 2009

[30] Thierry GAUDIN, Le choc du vivant, Suggestions pour la réorganisation du monde, p. 173, Paris, L’Archipel, 2013.

[31] Thierry GAUDIN, Le choc du vivant…, p. 209sv.

[32] Philippe DESTATTE, Une Transition… mais vers quoi ?, Blog PhD2050, 12 mai 2013.

Une Transition… mais vers quoi ?

[33] Philippe MAYSTADT, Pour une stratégie régionale de Développement durable, Namur, Parlement wallon, 11 juin 2013. www.institut-destree.org/Publications