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Ce texte a été écrit en août 1984. Il a été publié dans un numéro spécial de la revue Actualquarto du 6 septembre 1984, sur Les Technologies nouvelles, préfacé par Melchior Wathelet, Ministre des Technologies nouvelles, des PME, de l’Aménagement du Territoire et de la Forêt pour la Région wallonne, dans le cadre de l’Opération Athéna. Il a vocation à nous rappeler que les mutations techniques et sociétales d’aujourd’hui ont été entamées voici plus de trente ans et que, dès lors, elles sont moins neuves que l’on tente de nous le faire croire.

Introduction

Nous ne sommes déjà plus dans les sociétés industrielles [1].

La technique a effectué, en quatre décennies, des progrès de portées infiniment plus élevées qu’au cours des quatre siècles précédents. La naissance du nouveau système technique à laquelle nous assistons est en train d’entraîner une mutation qui aura pour l’humanité une importance comparable à celle provoquée au siècle passé par l’implantation des premières machines à vapeur.

La seconde “révolution industrielle” est commencée. Comme la première, elle ne va pas consister en un simple remplacement d’une génération technologique par une autre, mais c’est tous les domaines de la civilisation qu’elle va affecter : à la fois les principes de la production, l’organisation sociale et la culture. Changement radical, cassure avec la société dans laquelle nous vivons, cette mutation secrète son passage vers une autre ère [2].

En rupture progressive avec la structure ancienne (déstructuration), la crise actuelle fait apparaître des données inassimilables pour les théories économiques et sociales de la période industrielle : endettement mondial collectif, croissance fabuleuse du chômage, impossibilité de maintien du salariat…

Dans le même temps, les marchés tout autant que les mentalités se transforment sous le mouvement de ce que certains ont appelé la troisième vague des sociétés industrielles [3] : après les matières premières et l’énergie, c’est au tour de l’information, en tant que ressource, de polariser les secteurs économiques et de construire une nouvelle structure pour notre société (restructuration) [4].

“Âge de l’intelligence répartie”, “Monde de la Communication”, “sociétés programmées”, “ère de la biomatique” ? Nous ne pouvons pas anticiper sur ce que sera demain. Il est pourtant essentiel que nous essayions de comprendre, et que nous tentions de maîtriser les passages historiques.

La Révolution industrielle

La première grande mutation de l’humanité fut le passage des Sociétés de ramasseurs-chasseurs aux Sociétés pastoro-agricoles. La généralisation de l’économie d’échange ou de marché a marqué le passage aux Sociétés urbaines, et représente la deuxième grande mutation. La Révolution industrielle constitue le passage aux Sociétés industrielles. Troisième grande transformation de l’histoire, elle va modifier complètement les structures de la société. Elle constitue elle-même la structure e mise en place d’un nouveau système.

C’est dans l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle que naît cette révolution, préparée de longue date. Ses causes sont multiples et connues : accumulation du capital grâce à l’augmentation de l’épargne à partir de l’agriculture et du commerce, faibles taux d’intérêt, accroissement de l’investissement, réinvestissements d’une grande partie des profits, innovations et changements dans la technologie et l’organisation de l’industrie (machines à vapeur), laisser-faire, expansion du marché.

La Révolution industrielle s’est produite en Wallonie par imitation et adaptation des données techno-scientifiques anglaises (macro-mutations) : théories lues dans les revues, acquisition de machines, souvent en fraude, et immigration d’entrepreneurs anglais (Cockerill). Elle s’est réalisée de 1770 à 1847 (périodisation courte du professeur Pierre Lebrun), non par un développement uniforme de l’économie dans sa totalité, mais bien à partir de pôles de croissances : régions où sont concentrées les potentialités, et qui se relaient dans le temps : Liège, Verviers, Charleroi, etc. ainsi qu’à partir d’industries-clefs, entreprises motrices résultant de la créativité et des innovations de quelques entrepreneurs : houilleurs et métallurgistes liégeois, verriers carolorégiens, etc. (micromutations). Un axe prend un poids démesuré : le sillon Haine-Sambre-Meuse-Vesdre, rattaché à Bruxelles après 1834-1839 (crise de production et de crédit). [5]

La bourgeoisie qui prend possession de l’État belge en 1830 va jouer un rôle extraordinaire d’entrepreneur par la création d’un réseau de chemin de fer (1835 à 1843), en investissant 138 millions de francs dans la construction de 560 km de lignes. L’impact de cet investissement est considérable, car il représente à la fois un produit et un facteur de la Révolution industrielle. C’est une œuvre économique et technique considérable (143 locomotives !) et originale qui ne pouvait être menée que par l’État.

Processus infiniment plus complexe que la simple instauration d’un machinisme généralisé, la Révolution industrielle a transformé radicalement tous les domaines de la société : démographique, culturel, politique, social… Certains contemporains en étaient conscients, ainsi en est-il de Natalis Briavoinne dans son mémoire écrit pour l’Académie en 1839 :

Dans la seconde moitié du siècle dernier, une marche plus rapide fut imprimée à l’esprit humain ; les connaissances reçurent une direction tout à la fois plus vive et plus pratique. Phénomène remarquable ! À l’époque même où toutes les classes et presque tous les peuples en Europe se précipitaient avec furie les uns contre les autres, accumulant d’immenses efforts pour s’entre-détruire, partout en même temps on se montra saisi d’un plus grand désir d’améliorer. Cette passion prit alors un si grand empire parmi les hommes; elle les doua de ressources si fécondes, qu’une guerre de vingt-cinq ans, accompagnée de convulsions intérieures ne put arrêter le progrès dans toutes les branches de l’organisation matérielle de la société. C’est qu’au milieu de cet immense désordre, la sphère du travail s’agrandissait ; les moyens d’exécution allaient en se multipliant et en se simplifiant chaque jour davantage. L’on vit en conséquence la population s’accroître par la diminution des chances de la mortalité. Les trésors que la terre renferme furent mieux et plus abondamment exploités ; l’homme produisit et consomma davantage; il devint plus riche. Tous ces changements constituent la révolution industrielle [6].

La Révolution informatique

Le système en place

Avec le système mis en place par la Révolution industrielle des XVIIIe et XIXe siècles, un circuit s’établit entre l’accumulation du capital et une croissance économique auto-entretenue, alors que cela n’existait pas dans l’économie rurale. Les investisseurs, dont la motivation est le profit (bénéfice), vont chercher à élever la productivité (production par unité de travail) par des innovations technologiques : mécanique, pétrole, automobile, électricité, etc.

Ces productions et technologies stimulent la croissance pendant un temps puis s’essoufflent. Il faut donc susciter, par des investissements dans la recherche, de constantes innovations. Ces investissements dépendent bien sûr des conditions et de l’environnement économiques et financiers : profits, crédits, taux d’intérêt (prix de l’argent qu’on emprunte), liquidités monétaires.

Les blocages technologiques et les nouveaux financements

Au début des années 1970 sont apparues aux États-Unis, et plus particulièrement dans la Silicon Valley, une multitude de petites entreprises en marge des grands monopoles industriels. Alors que l’on parlait de “blocages technologiques”, ces petites affaires, créées par quelques ingénieurs, souvent formés dans les grands laboratoires, se sont fabriqué un créneau dans le domaine des technologies de l’information et de la communication. Ces entreprises avaient trouvé dans le capital-risque (venture capital) une solution originale à leurs besoins de financement : leur technologie très avancée, susceptible de dégager une forte valeur ajoutée leur avait permis d’associer à leur projet industriel un ou plusieurs investisseurs privés. Les seconds pariaient sur la créativité des premiers. Apple Computer, Digital Equipment et plus de 3000 autres nouvelles sociétés américaines ont pu attirer en dix ans près de 7 milliards de dollars d’investissements [7].

Peu d’entre elles allaient pourtant résister aux coûts de la recherche de pointe ou à la concurrence des géants du marché de l’informatique comme IBM. En 1983, cette société avait acquis 30% du marché mondial (100 milliards de $) de ce secteur. Elle consacre aujourd’hui plus de 1500 millions de $ par an pour sa recherche et son développement.

Les nouveaux pôles de croissance

Les autres entreprises, comme General Electric, ITT, American Telegraph & Telephone ont, à leur tour, réorienté leurs activités vers les technologies nouvelles polarisées dans la Silicon Valley où les petites affaires se font de moins en moins nombreuses (phénomène de concentration et absorption par les grands groupes).

Le gouvernement fédéral américain a, dans le même temps, repris un rôle primordial dans le développement des secteurs de pointes en relançant les recherches fondamentale et appliquée dans les domaines militaire et spatial, recherches confiées à des entreprises privées, subsidiées à cet effet.

Entretemps, un second pôle de croissance a pris une ampleur tout aussi considérable. Inaugurée en 1969 avec un capital de 2 millions de $, modernisée depuis grâce à plus de 200 millions de $ d’investissements, la société japonaise NEC de Kynshu est devenue la première productrice mondiale des circuits intégrés.

Les activités motrices

Aucune technologie ne s’est infiltrée aussi largement et profondément que l’électronique en si peu de temps. La Révolution, basée sur l’information a suscité ses industries motrices : informatique, télématique, biotechnologie.

À côté de ces domaines nouveaux, la mutation technologique opère aussi dans les secteurs dits “traditionnels” : automatisation, robotique, programmation, conception assistée par ordinateur, coupe au laser. Les États-Unis et le Japon qui, depuis 1974, n’ont cessé d’améliorer leur industrie textile savent qu’il n’y a pas de secteur condamné, seulement des technologies dépassées.

L’Europe occidentale apparaît comme le troisième pôle de la grande mutation technologique. Son retard est important par rapport à ses concurrents, mais la communauté européenne vient de relever le défi en développant le programme “Esprit” (European Strategic Program for Research and Development in Information Technology), qui doit permettre dans les dix prochaines années de rejoindre et dépasser le Japon et les États-Unis. À cet effet, 750 millions d’ECU (plus de 600 millions de $) vont être investis d’ici 1988 dans la micro-électronique, les technologies de logiciels, les systèmes de bureautique et la production intégrée par ordinateur. Des accords ont été passés avec les grands consortiums européens : Bull, Inria (France), ICL et GEC (Grande Bretagne), Olivetti (Italie) et Siemens (République fédérale allemande).

La Wallonie

Comme au XIXe siècle, la Wallonie est interpellée par la nouvelle “révolution industrielle”. À cette époque, elle a prouvé sa capacité à modifier ses structures avec efficacité et, après des tensions, à retrouver un équilibre social où l’Homme est davantage respecté.

Pour les amener dans les usines et les bureaux, la première Révolution industrielle avait chassé les individus de leur foyer. La nouvelle révolution pourrait les y ramener par le “télétravail”.

Assurément, le projet ATHENA participe à cet effort de mutation technologique. Il doit s’affirmer et s’appuyer sur toutes les forces régionales qui doivent avoir en tête les modèles de transformations précédentes. Ici, comme aux États-Unis – le secteur de la microbiologie et ses liaisons avec l’industrie chimique sont caractéristiques – les nouvelles technologies ne pourront se développer qu’en prenant appui sur des secteurs classiques déjà existants.

Comme Natalis Briavoinne en 1839, nous devons savoir que les réactions en chaîne de ces adoptions technologiques vont déclencher une mutation et vont modifier radicalement tous les domaines qu’elles atteindront.

C’est cela une révolution.

Philippe Destatte

@PhD2050

[1] Philippe DESTATTE, Mutations, dans Actualquarto n° 355, du 6 septembre 1984, p. 8-9.

[2] Jacques ELLUL, La Cassure, dans Le Monde, 18 février 1983, p. 2. L’auteur de Le Système technicien (Paris, Calmann-Lévy, 1977) écrit : Le premier défaut est évidemment de ne pas réaliser ce que signifie le terme même de ” seconde révolution industrielle ” par manque de réflexion sur… la première révolution industrielle du dix-huitième siècle. On ne prend pas du tout conscience de ce qui s’est passé alors ! Il faut arriver à ” se mettre dans la peau ” des gens du dix-huitième siècle. Qu’est-ce qui a changé sous l’impact du développement de l’industrie lourde et de l’apparition d’une nouvelle source d’énergie (charbon, métallurgie, textile) ? L’entreprise a radicalement changé : elle a cessé d’être une ” manufacture “. Le rôle de l’argent a été fondamentalement transformé (au lieu d’être investi dans le commerce, il s’est investi dans l’industrie). Il y a eu un déplacement massif de la population (urbanisation – usine) et création d’une nouvelle classe sociale liée à un nouveau mode de rétribution du travail : le salariat. Voir aussi : Jacques ELLUL, Changer de révolution, L’inéluctable prolétariat, Paris, Seuil, 1982.

[3] Alvin TOFFLER, La Troisième vague, Paris, Denoël, 1980.

[4] John Naisbitt écrit : Dans la société de l’informatique, nous avons systématisé la production du savoir et amplifié notre pouvoir intellectuel. Pour user d’une métaphore empruntée au langage de l’industrie, nous produisons désormais du savoir en masse, et ce savoir représente le moteur de notre économie. John NAISBITT, Les Dix commandements de l’avenir, (Megatrends), p. 44, Montréal, Primeur, Paris, Sand, 1982.

[5] Pierre LEBRUN, Marinette BRUWIER, Jan DHONDT, Georges HANSOTTE, Essai sur la Révolution industrielle en Belgique, 1770-1847, Bruxelles, Palais des Académies, 1979. – P. LEBRUN, Histoire quantitative et développement de la Belgique au XIXe siècle, Etat des recherches, règles méthodologiques, choix épistémologiques, dans Cahiers de Clio, n°64, Liège, 1980, p. 35-39.

[6] Natalis BRIAVOINNE, De l’industrie en Belgique, t. 1, p. 185-186, Bruxelles, E. Dubois, 1839.

[7] Pierre MASSANT, Aventure risquée ou capital risque, UCL, Cellule de Liaison Recherche et Développement, 6 avril 1984.

Liège, le 21 janvier 2017

L’initiative prise par le président de l’asbl Le Grand Liège, Michel Foret, dédiée à la mobilisation des forces vives liégeoises, est particulièrement bienvenue [1]. L’ancien ministre wallon de l’Aménagement du Territoire et ancien gouverneur de la province de Liège, qui a pris la succession d’une série de personnalités remarquables, de Georges Truffaut [2] à Jean-Maurice Dehousse, a en effet décidé, voici quelques mois, de saluer les 80 ans de cette association fondée en 1937, pour réfléchir à l’avenir de Liège à l’horizon 2037. Ainsi, Michel Foret et le Grand Liège se sont-ils inscrits dans la logique volontariste du fondateur de cet organisme, le député Georges Truffaut, lui qui disait veiller à être toujours en première ligne. Et qui – c’est plus rare – le faisait vraiment [3].

 

Photo “Le Grand Liège”

Consolider la prospective liégeoise et wallonne

La réflexion ouverte par le président du Grand Liège s’est accélérée à la mi 2016. Lorsque Michel Foret, après avoir travaillé avec le groupe de personnalités qui ont réfléchi aux trajectoires de la Wallonie à l’horizon 2036 [4], s’est interrogé sur la démarche prospective qu’il souhaitait entamer, il s’est avéré que, pour être bien consolidée, celle-ci nécessitait au moins quatre ingrédients.

  1. Une capacité d’habiter le temps le temps, c’est-à-dire de développer des visions de long terme, de jouer sur les temporalités, d’explorer les couloirs du temps, de rechercher les bifurcations, les alternatives, les nouvelles trajectoires. Le Grand Liège le fait d’emblée, se prête à ce jeu en articulant trois dates clés : 1937, date de sa fondation, le présent en 2017 et 2037, l’année des 100 ans du Grand Liège, horizon d’un redéploiement possible et solide du territoire liégeois. Comme je suis toujours en appétit de long terme, j’ajouterai naturellement 2097, qui est évidemment le miroir de la distance entre 1937 et aujourd’hui, ainsi qu’un clin d’œil à mon ami et collègue prospectiviste Thierry Gaudin qui, depuis le début des années 1990 travaille à l’horizon 2100 [5].
  1. Une capacité d’intelligence collective, collaborative, permettant, par la transdisciplinarité, d’appréhender, d’analyser les systèmes complexes, de réunir les facultés permettant de comprendre le présent et d’anticiper les évolutions possibles du système et de ses variables. Le Grand Liège a réuni à plusieurs reprises, et actuellement encore, un certain nombre de personnalités – acteurs, entrepreneurs et chercheurs innovants – capables de mobiliser adroitement cette intelligence collective.
  1. Comme le soulignait le philosophe André Gorz, l’intelligence ne se développe réellement que si elle a un but, un projet précis, un désir, un besoin [6]. C’est le troisième volet de la prospective, sa vocation même : la volonté stratégique, le changement. La prospective est une réflexion créatrice, totalement orientée vers l’action. Tous les hommes rêvent : mais pas de la même façon, écrivait Lawrence dans les Sept piliers de la sagesse (1926). Et il ajoutait : ceux qui rêvent la nuit dans les recoins poussiéreux de leur esprit séveillent au jour pour découvrir que ce nétait là que vanité : mais les rêveurs du jour sont dangereux, car ils peuvent jouer leur rêve les yeux ouverts pour le rendre possible [7]. C’est ce que le jeune officier britannique, immortalisé par le magnifique Peter O’Toole dans Lawrence d’Arabie, avait fait lors de sa participation à la révolte arabe de 1916 à 1918. Par les multiples initiatives qu’il a prises, par son souci d’ouverture sur le monde, le Grand Liège a montré, au fil de ses 80 ans, sa capacité d’anticiper un certain nombre de mutations et sa volonté de transformation de Liège avec des projets concrets. Georges Truffaut était avant tout un homme d’action, tout comme ceux qu’il a pu réunir autour de lui – je pense à des hommes de premier plan comme Fernand Dehousse ou Jean Rey -, et comme ceux qui lui ont succédé à la tête de l’association.
  1. Le quatrième ingrédient de la prospective est la liberté. Liberté méthodologique, liberté d’expression, ce qui signifie dire le vrai. Nous devons, dit avec raison Edgar Morin, sans cesse lutter pour ne pas croire à nos illusions [8]. La sagesse réside donc dans le refus de la dogmatisation, dans la confrontation constante, régulière, quotidienne, de nos idées à notre expérience réelle. Il n’est de transformation durable que dans l’action concrète, jamais dans la seule communication. Pourtant, très dernièrement, au Val Saint-Lambert, Gérard Lamarche, nous disait – un peu grinçant – que ce que les Wallons avaient développé de mieux c’était le marketing, au sens de la communication. Ainsi, pour introduire sa conférence sur la question de savoir Comment relancer l’économie en Wallonie ?, l’administrateur délégué de GBL affichait sans enthousiasme une récente couverture du journal parisien Libération qui présentait la Région Wallonie sous la forme d’un village gaulois. C’est néanmoins une image enjolivée de la Wallonie que nous n’avons cessé de valoriser depuis plus de 15 ans pour, disait-on, “créer un climat favorable aux affaires”, sans nous rendre toujours compte de la distorsion entre cette image et la réalité du terrain. Or, aujourd’hui, si nous voulons nous rendre compte de l’ampleur des mobilisations à mener, des efforts à fournir, et distinguer la trajectoire entre la vérité d’aujourd’hui et les objectifs souhaitables de demain, nous devons déciller nos yeux aveuglés. Regardons-nous tels que nous sommes dans le miroir, sinon nous finirons par ressembler au héros du roman d’Oscar Wilde. C’est un ministre-président liégeois, Melchior Wathelet Senior, qui disait dans les années 1980 qu’un fait est toujours plus fort qu’un ministre-président.

2. Des mutations en cours, qui appellent à s’engager et s’investir

Évoquer les mutations en cours qui impacteront demain le développement du territoire d’action du Grand Liège consiste avant tout à donner une grille de lecture succincte et globale de ces transformations. J’ai décrit plus précisément ailleurs [9] ce modèle en le dénommant Nouveau Paradigme industriel :

  1. un approfondissement et une extension de la société industrielle et de sa civilisation – pour parler comme Fernand Braudel -, c’est-à-dire de notre manière de penser, de nous penser, et de notre mentalité. C’est la poursuite de notre société capitaliste et machiniste qui néanmoins intègre et se nourrit de nouvelles vagues d’innovations, mais qui n’en modifient pas fondamentalement les structures ;
  2. la seconde mutation, née de la fin des années 1960, puis surtout des années 1980, est celle de la poursuite de la transition progressive vers une ère dite cognitive dont la révolution affecte l’organisation de tous les domaines de la civilisation, tant la production que la culture. Cette métamorphose est marquée par la convergence entre, d’une part, les technologies de l’information et de la communication et, d’autre part, les sciences de la vie. Sur le long terme, le mouvement est plus large et plus important qu’on ne l’imagine communément: il  pourrait s’étendre encore progressivement sur un siècle et demi à deux siècles ;
  3. la troisième mutation se développe sur la prise de conscience, développée également depuis les années 1960, que nous vivons dans un système clos et fragile, et que nous le menaçons par la croissance démesurée de nos activités. Le développement durable nous impose de maximiser l’efficience des ressources utilisées et de limiter les impacts environnementaux de nos activités pour rechercher un nouvel équilibre, une nouvelle harmonie entre les êtres humains autant que entre les êtres humains et la nature.

Le Nouveau Paradigme industriel du XXIème siècle est la conjonction de ces trois mouvements intimement imbriqués, dont deux se superposent historiquement et progressivement l’un à l’autre. Les défis qui en découlent sont connus : le défaut d’innovation, la pression sur les ressources, les coûts énergétiques, le changement climatique et la transformation du contexte entrepreneurial. On peut également les formuler sous forme de questions pressantes posées à l’avenir :

Comment renforcer l’industrie avec les innovations de la Révolution cognitive ?

Comment voulons-nous concrètement appliquer les principes de l’économie circulaire à toutes les activités de la chaîne de valeur pour aboutir à un modèle sans déchet dans l’industrie de l’avenir ?

Comment voulons-nous réduire la consommation d’énergie afin d’améliorer la compétitivité de l’industrie ?

Comment voulons-nous préparer les différents acteurs, et en particulier les entreprises, à l’économie sans carbone ?

Comment construire un réel partenariat entre politiques, société civile et entreprises pour créer une gouvernance multiniveaux positive et dans laquelle tous sont gagnants ?

3. Dans quel processus prospectif le Grand Liège s’inscrit-il ?

Pour définir rapidement un diagnostic prospectif détaillé sur l’évolution de la province de Liège dans la Wallonie, la Belgique, l’Europe et le monde, il s’agit d’avoir en tête les travaux récents des acteurs et opérateurs liégeois et wallons : d’abord notre université et la trentaine d’institutions qui forment le Pôle académique Liège-Luxembourg dont elle est le moteur principal, ensuite les outils territoriaux comme le GRE, la SPI, Liège Together, Meusinvest, l’AREBS, Liège Europe Métropole, l’Instance Bassin – Enseignement qualifiant – Formation – Emploi, enfin les outils régionaux : le Conseil économique et social de Wallonie, le Groupe SRIW-SOGEPA-Sowalfin, le SPW, l’UWE, le Forem, la CPDT, l’AEI, l’IWEPS, l’AWEX, etc. Nous y trouvons des données, des évolutions potentielles, des stratégies déjà bien élaborées. Nous devons aussi nous nourrir des travaux des pôles de compétitivité et de quelques grandes entreprises ou associations comme l’IDD. Complémentairement, Alain Malherbe, docteur en Art de Bâtir et Urbanisme, coordinateur scientifique au CREAT (UCL) et à la CPDT, a élaboré un panorama des évolutions qui impactent et impacteront le territoire d’action du Grand Liège. Il l’a fait à partir de ses travaux personnels, notamment de sa thèse de doctorat sur “Liège et son hinterland transfrontalier” [10], mais aussi sur base de l’analyse territoriale qui vient d’être réalisée dans le cadre du Schéma de Développement territorial wallon (SDT) par la Conférence permanente du Développement territorial (CPDT) et dont il est une des principales chevilles ouvrières. Ce travail doit être complété par les regards et constats dressés lors des tables rondes organisées par le Grand Liège et portant sur deux enjeux prioritaires déjà identifiés lors des courts séminaires de septembre, octobre et novembre : la Mobilisation des atouts régionaux, et Dynamisme et attractivité liégeois.

La première table ronde, animée par Jacques Pélerin, président du Comité exécutif du GRE-Liège, essaie donc de répondre à la question de savoir comment améliorer les performances socio-économiques de la province de Liège pour qu’elle devienne une locomotive du développement wallon ? Ce macro-enjeu peut se décliner sous forme d’au moins quatre enjeux plus focalisés :

– comment renforcer l’efficacité de nos systèmes de développement ?

– comment bénéficier des atouts de l’Université, des hôpitaux et des entreprises du secteur dans les importantes mutations à venir au sein du pôle de santé liégeois ?

– comment créer une véritable convergence entre le pôle culturel et le pôle Image d’une part, et le développement économique de l’autre ?

– comment faire en sorte que toutes les catégories de population connaissent des retombées en termes d’emploi et de cohésion sociale, en particulier grâce au progrès technologique ?

La seconde table ronde, animée par Philippe Suinen, président de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Wallonie, tente de répondre à la question de savoir comment capter une partie des flux de l’économie globalisée vers une métropole qui se donne une véritable vocation régionale, nationale et internationale ? Cela implique de s’interroger sur les enjeux suivants :

– comment resituer la province de Liège dans le cadre international et faire de Liège un moteur dans l’Euregio ?

– comment faire en sorte que les connexions rapides de Liège avec Bruxelles renforcent la dynamique liégeoise plutôt que la dépendance de Liège avec Bruxelles ?

– comment faire de Liège un pôle de référence et la placer en position de leadership sur des réseaux européens performants ?

– comment interagir avec l’immigration pour bénéficier de ses réseaux et valoriser des potentiels culturels, linguistiques et sociaux au profit du développement liégeois et wallon ?

En termes de méthode, la prospective fuit la logique classique, pourtant chère aux grands bureaux de consultants, selon laquelle un diagnostic du présent génère des enjeux auxquels répond linéairement une stratégie. Au contraire, identifiant des enjeux de long terme sous forme de questions adressées à l’avenir, la prospective construit une stratégie sur base d’une trajectoire souhaitable destinée à atteindre une vision du futur désiré qu’elle s’est attaché à décrire précisément en travaillant avec les parties prenantes.

4. Plus de démocratie, un meilleur développement et trois inquiétudes

La question que nous avons à nous poser par rapport à nos temporalités est celle de savoir quelle est notre vision de Liège en 2037 – voire 2097, si l’on veut se donner de la marge de manœuvre pour des projets d’envergure – mais c’est plus difficile à concevoir. Dans le cadre de nos travaux sur La Wallonie au futur, nous avions qualifié cette vision en appelant de nos vœux une Région que nous espérions plus démocratique, donc pratiquant aussi davantage la bonne gouvernance impliquant les acteur, autant que les citoyennes et citoyens, en s’inscrivant dans un meilleur développement.

Ces dernières années, ces derniers mois, ces dernières semaines même, j’ai eu l’occasion de décrire la trajectoire de Liège et de sa province, en disant tout le bien que je pense des mobilisations en cours à l’initiative de ses principaux acteurs, en particulier Liège 2017 puis Liège Together, ainsi que le GRE-Liège [11]. Mais nul besoin d’ajouter des fleurs aux fleurs : je viens de dire pourquoi. Aujourd’hui, je veux exprimer trois inquiétudes qui se sont confirmées récemment.

La première inquiétude porte, en ce qui concerne Liège comme en ce qui concerne la Wallonie, sur la faible intensité des moyens publics consacrés à la reconversion quand on les compare à l’ampleur des moyens disponibles. Quelle que soit la qualité des initiatives prises – et je crois que la plupart des politiques d’innovation verticales ou horizontales qui sont menées sont très pertinentes -, on n’y consacre en fait que des marges budgétaires qui ne permettent pas, ou de très loin, d’atteindre les masses critiques nécessaires au décollage de l’économie régionale. Tout comme pour le Plan Marshall, on n’investit globalement guère plus que 3 ou 4% des budgets publics. Il apparaît donc nécessaire d’inverser cette logique et de consacrer l’essentiel des moyens collectifs au redéploiement.

Ma deuxième inquiétude est motivée par la faiblesse des investissements en Recherche-Développement. Alors que chaque Wallonne ou Wallon consacre annuellement en moyenne 743,6 euros à la R&D, ce montant est surfait au niveau territorial par la puissance des investissements de recherche du Brabant wallon où chaque habitant-e y consacre en moyenne 4.342 euros, ce qui est considérable si l’on sait que la moyenne belge n’est que de 855 euros. Quant à la moyenne des dépenses de R&D par habitant dans la province de Liège, elle n’est que de 405 euros, soit moins de la moitié de la moyenne belge et 150 euros de moins que la moyenne européenne. Ces chiffres Eurostat qui portent sur l’année 2013 ont été publiés fin 2016 [12]. On peut craindre qu’ils se soient encore dégradés ces trois dernières années. Certes, les pouvoirs publics ne sont pas nécessairement en première ligne de notre recherche-développement même si les crédits de Politique scientifique de la Wallonie sont passés de 172,2 millions d’euros en 2003 à 338,6 millions d’euros dix ans plus tard [13]. Mais les entreprises y prennent une part particulièrement large en Wallonie : 78,5% (soit plus de 2,1 milliards d’euros) contre 20,2% pour ce qui concerne l’enseignement supérieur et les centres de recherche agréés, ceux-ci représentant environ 3% [14].

Ma troisième inquiétude porte sur la cohésion sociale. En 2015, 15,6 % des jeunes de la province de Liège sont sans emploi et sans formation (NEETs). Ce pourcentage dépasse depuis deux ans la moyenne wallonne et est plus de trois points au-dessus des moyennes belge et européenne [15]. Les dernières mises à jour (21 décembre 2016) du taux d’emploi d’Eurostat pour les 20 à 64 ans sur les NUTS2 affichent un taux de 60,8 % pour la Province de Liège pour 61,5 % de moyenne wallonne (dont 69,2 % pour le Brabant wallon), 67,2 % pour ce qui concerne la moyenne belge mais 70 % pour la moyenne européenne (28) ou 70,4 % pour la province d’Anvers [16]. Certes, le Hainaut ne fait guère mieux avec un taux d’emploi à 58,0. Néanmoins, comme je l’indiquais dernièrement, l’arrondissement de Liège, avec 57,4 %, est sous le niveau hennuyer [17]. Et ce qui trouble le plus, c’est cette nouvelle convergence entre les trajectoires liégeoises et hennuyères. C’est d’autant plus inquiétant que, comme l’indique très justement le rapport analytique 2015 du Bassin EFE de Liège, l’offre de formation y est riche et diversifiée [18].

Nous ne pouvons à la fois négliger l’affectation de nos moyens publics, nos moyens en R&D et notre jeunesse sans sacrifier notre avenir. Disons-nous aussi que, chaque fois que nous détournons 4.000 euros de notre objectif de redressement, nous nous privons d’un chercheur pendant un mois et nous nous éloignons donc de notre capacité de redéploiement à moyen et long termes.

 5. La métropolisation, c’est l’inscription économique et sociale dans la mondialisation

Si ces différents facteurs sont aussi au centre de nos préoccupations, c’est qu’ils fondent la conception même de la métropolisation liégeoise, en cours ou potentielle. Ainsi, dans la province de Liège, comme dans le Hainaut, et en particulier à Charleroi, on affirme de plus en plus, en s’appuyant sur un discours européen, qui n’est certes pas monolithique, la nécessité de construire des pôles métropolitains. Sans me prononcer sur les espaces qui seraient pertinents pour faire émerger ces pôles, je voudrais attirer l’attention sur le fait que “faire métropole”, comme on dit en France, c’est moins une question de volume ou de densité de population, ou encore de dynamique d’urbanisation que de concentration de valeur à l’intérieur et autour des villes les plus importantes. Les aires métropolitaines représentent des points d’ancrage de l’économie globale, pour reprendre une belle formule de Bernadette Mérenne-Schoumaker, la métropolisation découlant de la globalisation [19]. Comme l’indiquait François Ascher, la métropolisation n’apparaît donc pas simplement comme la croissance des grandes villes et la modification de leurs formes. C’est un processus qui s’inscrit dans des transformations plus fondamentales, qui est profondément dépendant de l’économie internationale et des dynamiques des mutations sociétales [20]. Ainsi, dans ce que Martin Vanier pourrait appeler “la déformation” des territoires, un rôle moteur et croissant est dévolu aux flux matériels et immatériels, aux infrastructures et réseaux économiques et sociaux [21]. Les effets d’agglomération restent évidemment essentiels, y compris dans une économie en dématérialisation [22]. Mais développer une attractivité au travers d’une pauvreté en accroissement, d’une précarité rampante par phénomène de déséconomie d’agglomération [23], et d’institutions de soutien social performantes n’inscrira pas ces provinces, ces communautés urbaines ou ces villes dans une mondialisation harmonieuse [24]. Le risque d’ailleurs est grand que les métropoles assurent la croissance, mais sans développement [25], y compris au sens des aires du futur SDT wallon. Car, au-delà des dynamiques d’innovation qui sollicitent les capacités créatives scientifiques, technologiques et artistiques [26], la métropolisation, c’est d’abord un défi économique et social, c’est l’inscription dans la mondialisation – européenne et globale -, l’échange de nos produits et services avec ceux qui voudront bien les rémunérer, l’acquisition, aux meilleurs prix des produits et services de qualité dont nous avons besoin [27]. C’est cette transaction répétée, ces valeurs acquises par notre positionnement de ville porte [28] potentielle au carrefour de la Flandre, des Pays-Bas et de l’Allemagne, notre créativité et notre travail qui, seuls, peuvent nous permettre d’intégrer l’ensemble de nos populations et celles que nous pourrions accueillir d’ici 2037 ou 2097 dans un projet commun et soutenable. Ce sont ces valeurs, matérielles et immatérielles qui nous permettront de répondre aux questions du sens et de la cohésion sociale sur lesquelles les travaux préparatoires ont tant insisté : comment fait-on vivre les personnes ? Comment favorise-t-on l’emploi ? Comment implique-t-on la population dans les grands défis ?

La prospective, ce n’est pas dire le futur. La prospective, c’est réfléchir ensemble pour comprendre le présent et pour construire un avenir dans lequel nous pouvons toutes et tous nous impliquer. Ce projet que le Grand Liège et son président Michel Foret ont souhaité voir se mettre en place est aujourd’hui le nôtre, collectivement. Il est à la fois modeste et particulièrement ambitieux. Il s’agit, ni plus ni moins, de nous mobiliser pour conforter ou produire deux ou trois idées qui nous positionnent en tant que Liégeoi-se-s et Wallon-ne-s dans le monde de 2037 voire de 2097, en s’inscrivant dans des systèmes territoriaux pertinents et en créant prioritairement de la valeur, afin de ne laisser personne de côté [29].

Philippe Destatte

@PhD2050

[1] Ce texte constitue la mise au net de mon exposé introductif au colloque prospectif Liège à l’horizon 2037 organisé au Palais des Congrès de Liège par l’association Le Grand Liège, le 21 janvier 2017.

[2] Homme politique liégeois, militant wallon (Liège 1901 – Hereford, Grande-Bretagne 1942). Membre à l’athénée de Liège de la Ligue des Lycéens wallons en 1919, il est diplômé en 1922 de l’École de Navigation d’Anvers. Rédacteur à la Wallonie en 1924, il participe aux travaux de la Ligue wallonne. En 1932, il devient conseiller communal de Liège, puis député socialiste (1934) et échevin des Travaux l’année suivante. Partisan convaincu de la réunion à la France, notamment dans les congrès de Concentration wallonne où il s’exprime depuis 1930, il adopte, en 1938, une position conciliante dictée par la situation internationale. Il prépare avec Fernand Dehousse une étude sur l’instauration de L’Etat fédéral en Belgique (1938), projet qui sera déposé au Parlement. Officier de réserve, Georges Truffaut est mobilisé en 1940 mais, le 28 mai 1940, refusant la capitulation, il rejoint l’Angleterre où il fait des propositions à Churchill pour reconstituer une armée et continuer la lutte. Il contribue à organiser les forces belges en Grande-Bretagne et remplit plusieurs missions, notamment en Afrique du Nord. Le 3 avril 1942, il est tué accidentellement, lors d’une exercice près de Londres.

[3] Micheline LIBON, Georges Truffaut, Wallonie : utopies et réalités, coll. Ecrits politiques wallons, Namur, Institut Destrée, 2002.

[4] Philippe DESTATTE, Les trajectoires prospectives de la Wallonie (2016-2036), dans Virginie de MORIAME et Giuseppe PAGANO, Où va la Wallonie ? Actes du cycle de conférences UO-UMONS, p. 65-87, Charleroi, Université ouverte, 2016. – Blog PhD2050, Charleroi, 25 février 2016, https://phd2050.org/2016/02/28/trajectoires-prospectives-de-la-wallonie-2016-2036/

[5] Thierry GAUDIN, 2100, Récit d’un prochain siècle, Paris, Payot, 1993.

[6] André GORZ, L’immatériel, Connaissance, valeur et capital, p. 13-38, Paris, Galilée, 2003.

[7] Thomas Edward LAWRENCE, Les sept piliers de la sagesse, p. 15, Paris, Laffont, 1993 (1926).

[8] Edgar MORIN, Pensée complexe et pensée globale, Paris, Fondation Gulbenkian, 14 avril 2014, reproduit dans Dans quel monde voulons-nous vivre ? 25 réponses d’aujourd’hui, Positive Economy Forum, p. 77, Paris, Flammarion, 2014.

[9] Ph. DESTATTE, Le Nouveau Paradigme industriel : une grille de lecture, Blog PhD2050, 19 octobre 2014. https://phd2050.org/2014/10/19/npi/Cinq défis de long terme pour rencontrer le Nouveau Paradigme industriel, Blog PhD2050, 31 décembre 2014. https//phd2050.wordpress.com/2014/12/31/npi2/

[10] Alain MALHERBE, Mutations et ressources de territorialisation de l’espace transfrontalier Meuse-Rhin sur le temps long : vers une métropole polycentrique transfrontalière ? Louvain-la-Neuve, UCL, 2015.

[11] Ph. DESTATTE, Liège : entre innovation et prospective, Pour une vision renouvelée du système territorial, dans Veille, Le magazine professionnel de l’Intelligence économique et du Management de la Connaissance, Numéro spécial Liège 2017 – Wallonie, n°132, Paris-Vendôme, Juillet-Août 2012, p. 34-36. – Liège 2017 : une voie pour la métamorphose de la Wallonie, Blog PhD2050, 25 novembre 2012, http://phd2050.org/2012/11/25/liege-2017-une-voie-pour-la-metamorphose-de-la-wallonie/ Version actualisée publiée dans Les Cahiers nouveaux, Discours politiques et aménagements du territoire, n°88, Juin 2014, p. 113-116. – Liège au coeur de la reconversion industrielle wallonne, Blog PhD2050, 28 mai 2015, https://phd2050.org/2015/05/28/lriw/

[12] Dépenses totales de R&D en Wallonie et dans les provinces wallonnes (NUTS 2) – 2009-2013 en €/hab. – Eurostat 30.11.2016.

[13] Regards sur la Wallonie, p. 16, Liège, CESW, 2016.

[14] Mais là aussi on peut être préoccupé comme le Conseil wallon de la Politique scientifique par le fait que 60% des investissements sont réalisés dans le hightech (et en particulier la pharmacie 49%) et dans les grandes entreprises ((57,4%). L’insuffisance de la R&D dans les PME et les secteurs traditionnels est donc manifeste. Évaluation de la politique scientifique de la Wallonie et de la Fédération Wallonie-Bruxelles, 2013, Liège, Conseil wallon de la Politique scientifique, 2014. http://www.cesw.be/index.php?page=rapport-d-evaluation-de-la-politique-scientifique

Évaluation de la politique scientifique de la Wallonie et de la Fédération Wallonie-Bruxelles, 2014-2015, Liège, Conseil wallon de la Politique scientifique, p. 29-32, Décembre 2016.

http://www.cesw.be/uploads/publications/fichiers/CPS_rapportEvaluation_2014-2015_web.pdf

[15] Nombre de NEETs (Ni en emploi, ni dans l’éducation ou la formation) en pourcentage de la population âgée de 15 à 24 ans (2010-2015) – NUTS 2 – Eurostat Calculs SPF ETCS -13.10.2016. EU28 (2015) = 12 ; BE (2015) = 12,2 ; W (2015) = 15,0.

[16] Données Eurostat, SPF ETCS, 21 décembre 2016.

[17] Données IWEPS-Steunpunt WSE, données SPF Eco, ONSS, ONSSAPL, INASTI, INAMI, ONEm-St92, BCSS.

[18] Premier Rapport analytique et prospectif, Présentation, Bassin IBEFE de Liège, 2015.

http://bassinefe-liege.be/diagnostic/rapport-analytique-et-prospectif

[19] Guy BAUDELLE, Catherine GUY et Bernadette MERENNE-SCHOUMAKER, Le développement territorial en Europe, Concepts, enjeux et débats, p. 40, Rennes, PuR, 2011.

[20] François ASCHER, Métropolisation, Concentration de valeur à l’intérieur et autour des villes les plus importantes, dans Jacques LEVY et Michel LUSSAULT dir., Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, p. 612-615, Paris, Belin, 2003. – voir aussi Pierre VELTZ, Mondialisation, villes et territoires, Paris, PuF, 2005. – P. VELZ, Paris, France, Monde, Repenser l’économie par le territoire, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2013.

[21] Martin VANIER, La métropolisation ou la fin annoncée des territoires ? dans Métropolitiques, 22 avril 2013. http://www.metropolitiques.eu/La-metropolisation-ou-la-fin.html

[22] Jean-Claude PRAGER, Les élus locaux et le développement économique : de la croissance subie à la recherche d’une stratégie de développement dans la société du savoir, dans Ville et économie, p. 16, Paris, Institut des Villes – La Documentation française, 2004.

[23] G. BAUDELLE, C. GUY et B. MERENNE-SCHOUMAKER, Le développement territorial en Europe…, p. 94 et 208.

[24] Ainsi, selon les Séries statistiques du Marché du travail en Wallonie (Décembre 2016), publiées par l’IWEPS en janvier 2017, les demandeurs d’emploi inoccupés (DEI) dans la province de Liège représentaient toujours 49.387 personnes fin 2016. Le taux de chômage de la ville de Liège était de 25,2% en décembre 2016. La province de Liège comptait, en 2015, 32.441 bénéficiaires du revenu d’intégration sociale (RIS) sur les 89.626 bénéficiaires wallons. Ce chiffre provincial a presque doublé depuis 2001 (17.813) et rectifie ceux donnés en juin 2016 par le CESW (Regards 2016) par une augmentation de plus de 11.000 bénéficiaires en 2015 par rapport au chiffre donné en juin 2016. Données SPF Intégration sociale – IWEPS, 28 octobre 2016.

[25] The State of European Cities 2016, Cities leading the way to a better future, p. 75, European Commission – UN Habitat, 2016. Laurent DAVEZIES, La crise qui vient, La nouvelle fracture territoriale, p. 89, Paris, Seuil – La République des idées, 2012. – L. DAVEZIES, La métropole, joker du développement territorial… sur le papier, dans Revue d’économie financière, n°86, 2006, p. 13-28. http://www.persee.fr/doc/ecofi_0987-3368_2006_num_86_5_4195

[26] Sylvie CHALEYE et Nadine MASSARD, Géographie de l’innovation en Europe, Observer la diversité des régions françaises, p. 22, Paris, DATAR-La Documentation française, 2012.

[27] Cette réflexion renvoie d’ailleurs à celle de Christophe Guilly pour savoir comment élaborer un modèle économique complémentaire (et non alternatif) pour la France périphérique sans évoquer le protectionnisme, qui par ailleurs apparaît aussi comme une entrave aux métropoles ? C. GUILLY, La France périphérique, Comment on a sacrifié les classes populaires, p. 176, Paris, Flammarion, 2015.

[28] G. BAUDELLE, C. GUY et B. MERENNE-SCHOUMAKER, Le développement territorial en Europe…, p. 227.

[29] Walang iwanan : “Ne laisser personne de côté” Gawad Kalinga. Voir Tony MELOTO, “Nous ne devons laisser personne de côté“, dans Dans quel monde voulons-nous vivre…, p. 89.

Liège, 2 mars 2016

Pour le numéro 129 (Février 2016, p. 51-53) de Wallonie,  la revue du Conseil économique et social de Wallonie, Nathalie Blanchart m’a demandé de réagir à la synthèse de “65 ans d’histoire économique” qui y est publiée et de répondre, en toute franchise et avec une approche prospective, aux questions sur les leçons à tirer du passé et les perspectives de développement. On trouvera ici la version complète de l’entretien du 3 février 2016 à laquelle la revue renvoie.

Wallonie : Sur base de votre expérience et de votre parcours académique, quel regard portez-vous sur l’histoire économique de la Wallonie, et plus spécifiquement cette synthèse de 65 années ?

La synthèse de l’évolution de l’économie wallonne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale qui est présentée ici montre bien que non seulement la Wallonie souffre ou bénéficie des conjonctures internationales – je rappelle souvent qu’elle est ouverte à tout vent -, mais aussi qu’elle est marquée par le cadre politique et industriel de la Belgique dans laquelle elle se forge – ou non – une place. La Wallonie est un système complexe, mais aussi un sous-système de systèmes plus vastes qu’elle. Certes, la Wallonie peut être le jouet de forces extérieures, mondiales, européennes ou interrégionales, mais elle dépend aussi profondément de la volonté de ses relations et des capacités endogènes des Wallonnes et des Wallons : son entrepreneuriat, ses chercheurs et enseignants, ses travailleurs, ses organisations syndicales et patronales, ses élites politiques, ses citoyens – consommateurs, épargnants, bénéficiaires des politiques publiques, etc.

Le texte du CESW insiste à juste titre sur la question de la rentabilité des entreprises qui est vraiment centrale dans la compréhension de l’affaissement wallon et de la difficulté du redéploiement. Le rapport au Gouvernement du Conseil économique wallon de 1947 sur l’Économie wallonne consacrait toute une analyse à la question de la rentabilité de l’industrie dans les trois régions du pays en ventilant les secteurs : plus des deux tiers des capitaux investis dans les industries à faible rentabilité l’étaient en Wallonie tandis qu’il n’y était investi que moins du tiers des capitaux des industries à forte rentabilité.  La question de la diversification de la production industrielle est également essentielle. Un économiste comme le Montois Max Drechsel y insistait déjà dans l’Entre-deux-Guerres. Avec quelques autres professeurs comme Laurent Deschesne ou Maurice Firket à Liège, ils ont su anticiper l’évolution de la Région et donner des pistes de réponses pertinentes qui, malheureusement n’ont pas été suffisamment entendues avant les années 1960.

Il est également utile de rappeler que les Golden Sixties ont constitué un mythe pour une Wallonie qui voyait au même moment ses charbonnages, ses verreries et déjà son industrie lourde s’effondrer. Les lois d’expansion économiques auraient pu rééquilibrer les désinvestissements des grands groupes que Jean-Rémi Sortia a bien mis en évidence pour le CESRW en 1986, au travers de l’analyse du portefeuille de la Société générale : de 1937 à 1980, la part des activités wallonnes y chute de 40 à 29% tandis que la part des investissements de la Générale en Flandre y progresse de 12,5 points pour atteindre les 60%. La carte de la répartition des zones aidées par ces lois d’expansion montre que, en fait, elles ont surtout eu pour vocation de maintenir un avantage comparatif constant à la Flandre par rapport à la Wallonie qui, à partir du milieu des années 1960, aurait mérité un coup de pouce plus sérieux des gouvernements nationaux. A ceux qui, aujourd’hui, s’interrogent sur l’intérêt ou la nécessité de la fédéralisation, il faut rappeler que c’était, pour la Wallonie – qui avait peu de goût pour les querelles linguistiques entre francophones bruxellois et Flamands – une question de survie économique et sociale. La mémoire fait d’ailleurs souvent défaut à tous ceux qui pensent que la Wallonie n’a commencé à construire des politiques volontaristes de redéploiement économique qu’à la fin des années 1990. Pour avoir étudié de près les efforts menés par les ministres en charge de l’économie wallonne, je suis souvent resté impressionné par le volontarisme de ceux qui, comme Fernand Delmotte, Jean Defraigne, Alfred Califice, Jean Gol, Guy Mathot, Jean-Maurice Dehousse, Melchior Wathelet, Guy Spitaels ou Robert Collignon, notamment, se sont investis sans compter dans la reconversion. On fait aujourd’hui comme si ces personnalités de premier plan et leurs équipes ne s’étaient pas considérablement mobilisées avec des moyens réels. Ce sont pourtant eux qui ont permis la fin du déclin et la stabilisation de l’économie wallonne. Comme si la Région wallonne n’avait commencé à travailler à son redéploiement qu’au XXIème siècle…

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Wallonie :  En s’appuyant sur les « leçons du passé », est-il possible de dresser le futur de la Wallonie ?

Le problème des leçons du passé, c’est que, en Wallonie, elles n’ont pas été sérieusement tirées. Le seul programme de recherche scientifique d’envergure qui ait été lancé sur la question de l’évolution de l’économie wallonne l’a été par l’Institut Destrée en 2003 avec le soutien régional d’Anne-Marie Straus et d’Olivier Gutt, lorsqu’ils encadraient le ministre en charge de l’Economie régionale et de la Recherche. Ce programme, interuniversitaire et à vocation internationale, rassemblait dix-huit historiens autour de la question de l’innovation, du savoir-faire et de la performance sur la période qui va de la Révolution industrielle à nos jours. La Recherche, financée par le Ministre Kubla et prévue pour 6 ans, a malheureusement été arrêtée après un an pour des raisons essentiellement politiques. Dans son rapport Zénobe 2, le Professeur Edouard Delruelle rappelait que les Wallons continuaient à se demander ce qui leur était arrivé en un siècle. Tenter de le comprendre, ce n’est pas regarder en arrière, mais aider à se projeter en avant sur une meilleure trajectoire. Cela contribuerait certainement à comprendre que les Wallons ne sont pas seulement des victimes, mais pourquoi ils ont manqué et manquent encore largement d’esprit et de volonté d’entreprendre, de se prendre en main, de ce qu’on appelle aujourd’hui la résilience, pas tant comme capacité d’encaisser et de rentrer la tête dans les épaules comme les bons boxeurs, mais comme capacité de répondre aux enjeux dont on se saisit.

Néanmoins, la prospective nous apprend que le futur n’existe pas en tant que lieu de connaissance, il n’existe que comme avenir à saisir, à investir, à construire. Le grand malheur pour la Wallonie, c’est que le rêve de redressement qu’elle a conçu au tournant des années 1950 et 1960 était ambivalent. Autour de l’image charismatique du fondateur du Mouvement populaire wallon André Renard, le renardisme a rendu dignité, espoir et cohésion à la Région au travers du double objectif du fédéralisme et des réformes de structures. Cette idée, qui a mobilisé partis politiques, mouvements sociaux et organisations syndicales, avait son propre poison, devenu anachronique : l’anticapitalisme. Ce venin a non seulement divisé profondément les élites régionales, mais a empoisonné la terre wallonne comme l’avait fait l’arsenic et le cyanure de nos friches industrielles. Depuis, le consensus régional peine à se reconstruire, des générations d’enseignants ayant expliqué – trop souvent à tort – à leurs élèves à quel point le patronat avait déserté et étouffé leur région. On le voit, le redéploiement de la Wallonie est avant tout un redéploiement intellectuel, culturel, éducatif.

Wallonie : Mais, dès lors, quels sont les atouts et les faiblesses de notre Région ?

La faiblesse majeure est la difficulté de se projeter dans l’avenir. Je pense – et la DPR du Gouvernement Paul Magnette en avait fait son leitmotiv – que c’est la confiance qui est en jeu. Les Wallonnes et les Wallons manquent de confiance en eux-mêmes et dans les autres Wallonnes et Wallons : en leurs élus, leurs entreprises, leurs administrations, leurs enseignants, leurs chercheurs. Ils veulent qu’on les prenne par la main et ont peur de s’assumer. Restaurer cette confiance passe par un regard critique et lucide sur ce qu’ils sont et sur ce qu’ils veulent devenir, ensemble, demain. Il existe aujourd’hui de nombreux noyaux de jeunes chefs d’entreprises qui croient de nouveau en l’avenir, des cercles d’entrepreneurs motivés et motivants, comme le Cercle de Wallonie, qui contribuent à une nouvelle prise de conscience et impliquent les jeunes dans l’entrepreneuriat. Mais il reste beaucoup de Wallonnes et de Wallons à convaincre et à qui rendre cette confiance sans quoi rien ne sera vraiment possible.

Les atouts des Wallons ne sont pas minces néanmoins. Le premier est d’avoir obtenu de vrais leviers et des capacités de se réformer et de suivre leur propre voie. Le fédéralisme leur a accordé une autonomie aussi enviable que considérable, avec la possibilité de construire des politiques en cousu main, qui leur soient véritablement adaptées, à eux et à leur situation socio-économique. C’est l’idée du modèle mosan avancée par le ministre-président : se réinventer à partir de ses forces vives, de ses acteurs, et pas évidemment à partir du seul gouvernement et des seuls interlocuteurs sociaux. L’assiette de la participation et de la confiance doit être beaucoup plus large et impliquer tous ceux qui sont les acteurs du redéploiement. Donc aussi les chercheurs, les enseignants, les formateurs, les acteurs de l’éducation populaire, les culturels de Wallonie. Avec une réelle volonté de transformation. C’est peut-être sur cette dernière idée qui m’est chère que je réagirai le plus durement par rapport au texte de synthèse de l’évolution économique de la Wallonie. Écrire que la structure équilibrée de l’économie wallonne à la fin du XXème siècle serait devenue équilibrée et permettrait de ne plus avoir à assurer des reconversions aussi difficiles que par le passé est une illusion. Le monde dans lequel nous vivons est un monde dans une telle trajectoire de désintégration que, comme l’a écrit Edgar Morin, seule la métamorphose fondée sur nos capacités créatrices constitue une issue.

La métamorphose est au XXIème siècle ce que la Révolution était aux siècles précédents : c’est la construction de nouvelles formes de vie que nous ne pouvons encore précisément et totalement concevoir, mais qui sont indispensables à la suite de notre aventure humaine. Et nous devons le faire ici, en Wallonie, ou en tout cas dans cet espace wallon qui, lui aussi, peut évoluer et entrer dans d’autres configurations politiques, sociales, institutionnelles. Dès lors, faut-il le rappeler, les mutations qui s’annoncent dans le monde du travail, de l’emploi, de la formation, de la vie en commun, de la mobilité, des hiérarchies sociales, des responsabilités collectives, de l’éthique, etc. seront considérables. Mais cet atout ne sera jouable que si l’on se projette dans l’avenir pour construire une trajectoire innovante, cohérente avec nos valeurs, nos rêves, nos ambitions. Et c’est ici que nous revenons à la confiance. Ce n’est que parce que nous croirons en nous-mêmes que nous trouverons la force de construire et reconstruire un avenir pour notre génération et pour celles qui nous suivent. Les bases et les méthodes du redéploiement de la Wallonie ont été mises en place ces dernières années : contractualisation, plans stratégiques, approches transversales, mobilisations de task forces, hybridation des acteurs, démarches qualité, évaluation des politiques, anticipation, implication des chefs d’entreprises de terrain au cœur des choix stratégiques, etc. Toutes ces bonnes recettes doivent être optimisées et porter sur l’ensemble des moyens humains et financiers des politiques régionales. Nous avons fait de l’expérimentation sur 5% des moyens régionaux : généralisons ces bonnes pratiques et montons la vapeur budgétaire à 100%. Les résultats seront à la hauteur de l’espérance.  Ce qui ne veut pas dire que d’autres trajectoires ne sont pas possibles… Nous travaillons d’ailleurs à les identifier avec un groupe indépendant d’experts et d’acteurs de premier plan, dans le cadre de l’Institut Destrée.

La Wallonie est une région magnifiquement située, avec des voisins exceptionnels et un cadre naturel remarquable. Notre vocation est là : montrons notre attractivité et appuyons-nous sur ceux qui nous entourent. Émergeons enfin ! N’ayons plus peur des Flamands, des Bruxellois, des Néerlandais, des Allemands et des Français. Mais investissons davantage dans nos relations avec eux que ce que nous avons fait jusqu’ici. En particulier, je le répète depuis de nombreuses années, nous devons tisser ou retisser nos échanges avec la Flandre et les Länder allemands, en les incluant davantage dans nos stratégies économiques et industrielles. Voici vingt ans, la Wallonie hennuyère ne voyait pas Lille. Aujourd’hui, elle n’a toujours pas vu Gand. Or, je l’ai dit voici quelques années lors d’une conférence à Enghien : Gand y est à 60 kms, moins d’une heure. Et Gand, c’est plus de 230.000 habitants, 50.000 étudiants, 6.000 chercheurs dans les biotechnologies, la bioénergie, les TIC. Qui s’en soucie en Hainaut ? Les acteurs économiques m’écoutaient gentiment et me regardaient comme si j’étais le lapin blanc de Lewis Carroll…

Wallonie :  Comment expliquer que, malgré des leviers importants au regard d’autres régions, la situation socio-économique de la Wallonie ne soit pas meilleure ?

La difficulté de toute comparaison, c’est de savoir à qui l’on se compare, dans quel contexte spatial, territorial, et sur quelles trajectoires historiques. La Wallonie soutient la comparaison avec les régions françaises voisines. Si on regarde les dernières données Eurostat du PIB par habitant à prix courants, c’est-à-dire 2013, la Wallonie avec 26.200 euros fait un peu mieux que le Nord – Pas-de-Calais (26.100), que la Picardie (24.600) et que la Lorraine (24.200). Seule la Champagne-Ardenne (28.300) nous dame le pion, mais avec des arguments pétillants dont nous ne disposons pas. Évidemment, nous restons très en-dessous de la Flandre (36.500) et des régions allemandes de Nordrhein-Westfalen (33.900) et Rheinland-Pfalz (31.100), avec lesquelles nous avons intérêt à travailler et dont nous devons nous inspirer en termes de dynamisme et d’innovation.

Nous avons aussi des handicaps structurels que vous pointez dans votre analyse, qui sont historiques et liés au fait que les pouvoirs publics ont, en Wallonie, probablement plus qu’ailleurs dû suppléer le secteur privé pour soutenir l’emploi. Des habitudes en sont nées qui ont abouti à des déséquilibres structurels. Au début des années 1990 déjà, dans le cadre des travaux La Wallonie au futur, une équipe d’économistes réunis au CUNIC autour d’Albert Schleiper avaient pointé la faiblesse de la sphère marchande productive comparée à la sphère marchande non productive. Je reconnais que la formule peut-être blessante, mais le déficit persistant de plus de 80.000 emplois dans la première sphère est une question de durabilité pour la société wallonne. L’accroissement de la fonction publique wallonne ces dix dernières années n’a pas aidé à résoudre ce problème. Mais je suis conscient que l’emploi ne se décrète pas et qu’il est l’affaire des entrepreneurs plutôt que des élus, qui ne jouent vraiment un rôle qu’en favorisant le système d’innovation. C’est fait vigoureusement en Wallonie grâce à l’action menée par le ministre Jean-Claude Marcourt et ses équipes dans les Pôles de compétitivité, Creative Wallonia, le Design, la numérisation, etc.

Je suis plus inquiet sur la question de la réindustrialisation où l’on voit mal comment on pourrait atteindre les objectifs européens de 20% du PIB en 2020, pourtant inscrits dans la Déclaration de Politique régionale. Notre faiblesse intrinsèque reste la dynamisation de l’enseignement technique et professionnel. Il faudrait le transférer d’urgence de la Communauté française à la Région wallonne, le faire basculer totalement dans l’alternance et le refinancer avec de l’argent frais qui permette d’engager des enseignants et des formateurs de haut niveau, en particulier à la fois de jeunes ingénieurs techniciens motivés et de vieux briscards qui ont une large expérience de l’industrie.

En effet, au centre de toute préoccupation de redéploiement, c’est la productivité qui doit être visée. Dans ses conférences, l’économiste montois Joseph Pagano insiste régulièrement sur la chaîne causale qui handicape l’économie de la Wallonie, mais permet également d’identifier les facteurs sur lesquels il faut activer les remèdes. Les Wallons ont une réelle capacité à capter de la valeur ajoutée produite en dehors de la Wallonie, notamment par une mobilité de l’emploi vers Bruxelles, la Flandre et l’étranger. Cette évolution joue favorablement puisque, au delà du PIB wallon, l’indice du revenu primaire s’élève à un niveau supérieur au PIB : 87,2 % de la moyenne belge. La différence entre ce niveau et le revenu disponible des Wallons (90,7 % de la moyenne belge en 2010) est constituée de la solidarité implicite. Toutefois, c’est le cumul de la faiblesse de la productivité et du bas niveau du taux d’emploi (84% de la moyenne belge) qui continue à handicaper le PIB par habitant en Wallonie. Si la productivité régionale est plus faible que la moyenne belge (88%), c’est à la fois à cause de la relative petitesse de la taille des entreprises wallonnes (97,21 % de la moyenne belge), du manque de vigueur de la dynamique entrepreneuriale wallonne (86% de la moyenne belge) puisque le taux de création des entreprises est élevé (104,26 % en 2012) mais contrecarré par un taux de disparition plus élevé que la moyenne belge (109 %). Productivité et taux d’emploi doivent être boostés. Personne ne doute que la formation est le facteur essentiel qui détermine aujourd’hui et déterminera demain ces deux variables.

Wallonie :  La Wallonie est diversifiée ; les situations socio-économiques sont variables à l’intérieur de la région. Quelles seraient, selon vous, les bonnes pratiques locales à diffuser pour permettre une amélioration globale ?

Vous touchez là ce qui, pour moi, constitue un enjeu majeur du redéploiement wallon : la capacité d’articuler les efforts importants menés au niveau territorial par ces outils fondamentaux que sont les intercommunales de développement économique et les politiques régionales, qui déterminent des stratégies régionales, mettent en œuvre les politiques européennes et cofinancent l’ensemble. C’est avec raison que Jacques Pélerin indiquait, dans son petit livre sur la réindustrialisation, que l’ensemble de ce système devait fonctionner avec l’efficacité d’un engrenage bien huilé où les instances régionales, territoriales et locales s’emboîtent parfaitement. Pour assurer la cohérence et l’efficience de l’action, il me paraît indispensable que l’ensemble de ces politiques et moyens financiers soient contractualisés pour que ce qui est fait en Wallonie picarde, Cœur du Hainaut, ou à Liège et dans le Luxembourg corresponde bien aux ambitions de toute la Région Wallonie.

Et, dans le même temps, on doit comprendre dans la capitale régionale qu’est Namur que personne n’est mieux à même de mobiliser les acteurs locaux sur des dossiers concrets comme l’économie circulaire, les fab lab ou les hubs numériques que ceux qui sont en contacts permanents et quotidiens avec les entreprises. La difficulté est grande de savoir où l’on place le bon niveau du redéploiement : certaines politiques doivent être menées au niveau européen, d’autres au niveau régional, d’autres encore au niveau territorial. Et certaines, plus spécifiques, trouveront leur espace pertinent dans des logiques fédérales ou transfrontalières. Je suis très favorable au niveau des bassins de vie pour l’innovation, l’enseignement, la formation, ainsi que pour la dynamisation des PME. Le niveau régional est très adéquat pour les pôles de compétitivité qui doivent pouvoir bénéficier d’une lisibilité européenne en vue d’exister au plan international. Je ne suis pas loin de penser la même chose pour ce qui concerne les universités et surtout les centres de recherche. Les nôtres n’ont plus la taille critique suffisante. Si je regarde tous ces instruments dynamiques que sont les centres de recherches hennuyers : Multitel, Materia Nova, Certech, Inisma, etc. je pense – comme d’autres – que, à l’heure de la convergence des technologies, ils devraient fusionner pour pouvoir s’inscrire dans des projets européens importants, à côté des Fraunhofer allemands ou des instituts Carnot en France. On sait que les Luxembourgeois ont pris aussi ce chemin en remplaçant l’Institut Henri Tudor par le LIST qui devient un centre de recherche de niveau européen. Voilà quelles sont aujourd’hui les réformes de structure :  des transformations concrètes, pragmatiques, qui préparent l’avenir… Rationnellement et avec volontarisme plutôt que de manière idéologique. Et je ne vous parle même pas de mobilité, de la SNCB et du Thalys… où nous devrons aussi bientôt faire preuve de créativité. A nouveau sans tabou.

 

Philippe Destatte

 Namur, le 7 juillet 2014.

Lorsque, avec Filippo Sanna, en collaboration avec nos équipes de Mielabelo et de l’Institut Destrée, nous avons travaillé à la préparation de la journée d’étude sur l’excellence opérationnelle dans les services publics [1], j’ai émis l’hypothèse qu’un effort d’optimisation stratégique d’une administration s’enclenche par l’ouverture de quatre portes : la porte de la compréhension, la porte de la reconnaissance, la porte de la confiance ainsi que la porte de l’imputabilité [2]. C’est autour de ces quatre axes, nourris par les apports et réflexions des travaux menés au Palais des Congrès de Namur le 11 juin 2014, que je souhaite tirer quelques enseignements de cette journée.

Je rappellerai d’emblée que, même si j’ai indiqué que j’identifierais des pistes concrètes pour une nouvelle génération administrative en Wallonie, de la commune à la Région, nul ne pourra trouver de solution unique qui s’appliquerait linéairement à tous les niveaux de gouvernance et dans toutes les institutions publiques de la région. En effet, bien averti tant des enjeux de l’administration régionale que de ceux qui se posent au niveau local, Pierre Petit soulignait justement lors de ce colloque qu’on ne répondrait pas de la même façon à l’accroissement de l’efficience ou à la résolution d’un problème pour une commune qui emploie cinquante agents et pour une administration qui rassemble 5.000 ou 10.000 fonctionnaires. De toute manière, et nous en étions très conscients avec Mielabelo, les méthodologies, tout comme les technologies, ne sont jamais des fins en elles-mêmes : elles constituent simplement des outils qui appuient des objectifs et des processus collectifs qui, eux-mêmes, sont déterminants. Ce ne sont pas les technologies qui vont résoudre les problèmes humains mais les individus eux-mêmes. Ces derniers sont les vrais acteurs du changement.

1. Nous sommes tous les actionnaires d’une Wallonie s.a.

La première porte, celle de la compréhension, renvoie au leitmotiv sur la motivation, asséné lors de son intervention d’ouverture par Philippe Suinen. Fonctionnaire au Service public de Wallonie (SPW), Luc Jandrain a, lors de la table ronde du 11 juin, bien questionné cet élément fondamental en montrant les limites de la comparaison entre le domaine privé et le domaine public, non tant sur le fait qu’il faut performer, accroître sans cesse ses capacités ou faire plus avec moins comme le soulignait le patron de l’AWEX, mais en se concentrant sur leurs aspects stratégiques. Qui conçoit la stratégie ? Si, dans le privé on voit bien que ce sont les actionnaires, de qui s’agit-il dans le domaine public ? Dans un article publié sur le blog de la revue Politique, Luc Jandrain avait déjà noté qu’estimer que, à l’entité “actionnaires” dans le secteur privé, correspondrait, dans le secteur public, “l’autorité politique” était une vue de l’esprit car le pouvoir exécutif politique dispose d’un pouvoir d’intervention dans le processus bien plus étendu que celui dont sont dotés les actionnaires d’une société privée [3]. Philippe Suinen a anticipativement répondu que l’autorité publique légitime (le gouvernement ?, le Parlement ?) regroupe non seulement les usagers et les citoyens, mais aussi les partenaires, parmi lesquels les entreprises, et peut-être aussi le personnel des services publics. Nous savons depuis longtemps que la question de la comparaison entre le public et le privé est difficile. Mais c’est peut-être sur ce sujet de la culture d’entreprise, justement, que cette comparaison entre l’administration et n’importe quelle autre organisation prend son sens. Comment motiver les acteurs d’un système si on n’a pas déterminé ses finalités, ses objectifs fondamentaux, ses valeurs, sa volonté, et donc sa vision de l’avenir ? Où s’exprime, où s’écrit la vision de l’institution publique ? Par quel processus ? Quelle est donc la vision de la Belgique, de la Communauté Wallonie-Bruxelles, de la Wallonie à 2020 ? A 2030 ? Quel est le rôle de l’Administration et des fonctionnaires dans cette démarche ? Quel est le rôle des élu-e-s ? Quel est le rôle des partis politiques ? Les déclarations de politique régionale et communautaires sont-elles constituées de l’addition des ambitions des partis politiques de la majorité gouvernementale ou recherchent-elles l’intérêt régional, le bien commun ? L’avis de l’administration est-il sollicité sur les politiques qui doivent être conduites ? S’inscrit-on dans une logique de consultation, de concertation classique, ou dans une logique d’implication, de co-construction des politiques ? Selon la réponse, la différence sera tangible.

Et pourtant, lorsque l’on parle de responsabilité sociétale des entreprises, cela signifie que l’on considère que les entreprises n’ont pas comme unique vocation et finalité de faire du profit. On a tort, parfois dans le monde politique, parfois dans l’administration, très souvent dans le monde de l’enseignement, de diaboliser celui de l’entreprise. Qu’on aime cette idée ou qu’on ne l’aime pas, c’est avec raison que Philippe Suinen a rappelé cette formule de Jean-Maurice Dehousse que j’ai, moi aussi souvent entendue : s’il n’y a pas de profit, il n’y a pas d’entreprises, s’il n’y a pas d’entreprises, il n’y a pas d’emplois. De même, peut-on aussi considérer, voire reconnaître, que les partis politiques pourraient avoir une autre ambition que de lotir les institutions publiques à leurs seuls profit et objectifs. Ainsi la démarcation entre le monde politique, l’administration et l’entreprise serait moins forte qu’il n’y paraît à première vue. En 1986 déjà, Melchior Wathelet Senior, lorsqu’il était ministre-président de la Wallonie, affirmait que nous étions tous les actionnaires d’une Wallonie s.a. [4], donc tous profondément concernés, impliqués dans l’avenir d’une collectivité politique, d’une collectivité humaine. Tous dans le même bateau en quelque sorte. Le reconnaître vraiment, aujourd’hui en Wallonie, constituerait une avancée réelle.

2. Dans la gouvernance moderne, l’Administration est un acteur à part entière

La porte de la reconnaissance est celle qui nous positionne au sein du système, qui clarifie notre rôle, nos objectifs, notre attente.

Certes, on peut voir les choses simplement. Un aimable commentateur de mon texte sur les services publics “optimalisation et intelligence”, me rappelait que le rôle de l’Administration est d’administrer ce que les élus décident. Donc, l’Administration, elle fait ce qu’on lui dit. C’est bien gentil mais cette conception, telle que formulée, m’apparaît totalement obsolète. Elle date du XIXème siècle et relève de Courteline. Dans la gouvernance moderne, telle que préconisée depuis les années 1990 par les Nations Unies, ainsi que par l’Europe, son Livre blanc sur la Gouvernance, l’OCDE, et son programme de management public (PUMA) l’Administration est un acteur à part entière.

Dans cette nouvelle configuration, l’élu n’est plus le chef de la hiérarchie, c’est le maître des horloges [5]. S’il incarne toujours l’action publique, le responsable politique en est le vecteur, le porteur, il a dû – il aurait dû ? – mobiliser et organiser les acteurs pour favoriser la dynamique collective. Dans cette nouvelle dynamique, l’Administration devrait être son premier et son meilleur allié. Non en la mettant à sa botte, non en la cabrant, non en l’étouffant, mais en la valorisant, en la respectant, mais bien en la considérant comme son premier partenaire.

Certes, l’expérience montre que nous sommes parfois bien loin des modèles valorisés voici bien longtemps déjà par ce qui devrait être la bible du manager et du ministre : L’acteur et le système de Crozier et Friedberg [6]. On ne met pas le système en mouvement si on n’active pas les acteurs. Ne pensez pas que, par là, je veuille fustiger ou remettre en cause l’action politique. Comme l’indique le sociologue d’origine autrichienne que je viens de citer, l’interaction humaine, même dans des contextes d’action très structurés, est aussi et toujours politique, c’est-à-dire qu’elle met en branle tous les phénomènes qu’on associe habituellement à l’action dans le champ politique [7].

L’administration est donc un acteur à part entière. D’abord parce que, en termes de citoyenneté, c’est essentiel qu’elle soit reconnue; ensuite parce que, en termes de management, sa non-reconnaissance constituera un handicap majeur pour ceux qui veulent répondre aux défis de l’avenir. D’ailleurs, comme cela a été dit le 11 juin : Qui connaît mieux son métier que l’agent ?

3. L’adéquation des moyens avec les objectifs

La porte de la confiance se construit au travers de l’adéquation des moyens – et des processus de la mise en œuvre – avec les objectifs et les tâches. Un colonel ne tient jamais un front de 50 kms en rase campagne avec un seul bataillon face à deux divisions ennemies. Or, que fait-on trop souvent ? Lors des négociations politiques, on ajoute des programmes de partis à des programmes de partis et on en fait une déclaration gouvernementale sans s’assurer de la faisabilité et du réalisme de la mise en œuvre dans le temps de la législature. On ne se pose pas vraiment la question de la capacité de l’Administration de répondre aux enjeux qui se posent à la commune ou à la Région. Or, celle-ci ne pourra jamais résoudre tous les enjeux en même temps avec des moyens mesurés. Dès lors, on parvient à des décisions aberrantes qui éclatent au grand jour lorsqu’on se met enfin autour de la table pour évaluer l’avancement ou la réalisation de la Déclaration de Politique régionale ou de la Déclaration de Politique communautaire.

C’est dire si un travail stratégique en amont est nécessaire pour déterminer les priorités, faire des choix, déterminer des objectifs précis et limités en fonction de la vision commune, mais aussi calculer avec parcimonie les rythmes, les temps, les budgets. A défaut de travailler de cette manière, on peut toujours multiplier les membres des Cabinets, faire appel à plus d’experts ou de consultants extérieurs pour “by-passer” une administration que l’on ne cessera de dénigrer afin de s’y substituer progressivement, de multiplier les parastataux qui serviront également de points de chute à la fin de la législature. Le truc est ancien, bien entendu. Il peut se montrer dévastateur. Il gangrènerait et démotiverait la meilleure et la plus performante des administrations.

4. Le rendre compte : entre responsabilisation et expertise

La porte de l’imputabilité (accountability) est celle de l’évaluation du fonctionnement et des résultats. Celle aussi de l’essentielle remise en question individuelle mais surtout collective, interrogation par rapport à ses propres processus, regard distancié sur ce que l’on fait, et de la manière dont on le fait, dans une logique d’amélioration ou de maintien du niveau de qualité. Cette porte ouvre ainsi la question essentielle de la responsabilité. La conscience de la responsabilité de la tâche à accomplir est à nouveau liée aux objectifs, aux moyens de les adresser, à leur réalisation, au pilotage de cette mise en œuvre, à la confiance qui est mise en nous par ceux qui nous confient les tâches, par les partenaires, les bénéficiaires, les usagers, les citoyens.

A plusieurs reprises, lors de cette journée d’étude du 11 juin 2014, on s’est interrogé sur le comment, sur les méthodes. Emmanuel Jaunart (Mielabelo) [8] et Audrey Rigo (AFSCA) [9] en ont dessiné quelques contours avec beaucoup de pertinence. Et Dominique Loroy l’a justement rappelé : il s’agit de rendre les agents et les décideurs, y compris politiques, eux mêmes responsables. Et cela, a souligné la secrétaire générale du Mouvement wallon pour la Qualité, nécessite de la formation, de l’expertise et de l’accompagnement interne ou externe.

Conclusion : miser sur le Service public de Wallonie ou bien le démanteler ?

La fonction publique qui a été dessinée lors de cette journée d’étude au Palais des Congrès de Namur, d’abord par Philippe Suinen, puis par Emmanuel Jaunart, Christine Crappe, Olivier Schneider et Audrey Rigo, c’est celle de la mobilité, du mouvement, de l’interaction (subsidiarité, interrégionalité, internationalité), de l’amélioration continue, du recentrage sur les missions et les objectifs essentiels, du dialogue avec le politique et la société, de la contractualisation aussi.

Les méthodes de management présentées ne sont que des pistes qui consistent surtout en un travail concret de collecte d’information, d’intelligence collective, d’organisation des processus, d’amélioration des performances, d’opérationnalisation et de généralisation des bonnes pratiques. L’essentiel, c’est l’espace, les zones de liberté que ces méthodes induisent pour permettre à chacun de faire évoluer le système. C’est cette liberté qui favorisera la créativité et stimulera l’implication des agents, dans un but d’amélioration des processus et de la qualité, dans une logique d’excellence opérationnelle.

Les changements attendus sont des changements dans la culture, ce sont des changements qui vont prendre du temps, qui sont générationnels. Et même si on y travaille déjà depuis longtemps, parfois, on rebrousse chemin. Chacun est d’accord pour souligner qu’il faut fuir les démarches intellectualisantes, celles qui sont trop loin du terrain. Si nous sommes tous conscients qu’un socle de méthodologie est nécessaire, nous savons aussi que la volonté de changement doit partir des acteurs. Et qu’il existe des circonstances favorables pour l’encourager. Marie-Louise Bataille, secrétaire générale de l’Union des Villes et des Communes de Wallonie, a insisté sur le fait que cet espace existait dorénavant dans la nouvelle gouvernance communale, pour autant que l’on continue à y transformer l’état d’esprit, y compris celui des élus. On peut émettre l’hypothèse que le processus de responsabilisation est également favorisé par l’autonomie des directions générales du SPW et que le fait de travailler dans un organisme d’intérêt public peut également être un facteur de renforcement de ce que les anglo-saxons appellent l’empowerment.

Je terminerai par ce qui peut apparaître comme une anecdote mais qui, en fait, a constitué pour moi une observation marquante, sinon décisive.

Dans un texte publié le 9 juin 2014 sur mon blog PhD2050 et décrivant sept propositions destinées aux pilotes de la Région wallonne, j’ai indiqué la nécessité de définir, avec les acteurs impliqués, une stratégie globale, cohérente, systémique, transversale qui serait pilotée dans le cadre d’un plan systémique où les moyens, y compris en ressources humaines, seraient affectés à des politiques précises, donc clairement identifiées. J’indiquais que l’instrument naturel de cette démarche, pour accompagner le gouvernement, est le Service public de Wallonie, son secrétariat général et l’ensemble des directions générales, en pratiquant les processus requis par l’excellence opérationnelle [10]. Plusieurs amis m’ont contacté au lendemain de la publication de ce texte pour se dire surpris du rôle central que j’assigne à l’Administration wallonne et en me demandant si je suis bien certain que le SPW a la capacité de le remplir. Comme j’argumentais en citant des noms de fonctionnaires que je trouvais remarquables et à la hauteur de la tâche, un de mes interlocuteurs me dit que c’était justement l’attitude de certains de ces agents qui lui posait problème. Ainsi, le constat s’éclairait : l’administration wallonne était, bien évidemment, dans ce même modèle des comportements wallons souhaitables ou inadaptés que le Collège régional de Prospective de Wallonie a progressivement construit, sur base d’exemples concrets, depuis 2006. Chacun-e d’entre nous, à certains moments de la journée, nous adoptons des comportements favorables et porteurs d’avenir, liés à des valeurs positives : réelle coopération entre acteurs, volonté de sortir de son univers de référence, stratégies proactives défensives, adhésion à l’éthique et aux lois de la société, prise de conscience de l’intérêt d’un avenir commun. A d’autres moments par contre, les travers que l’on pensait liés au passé régional, collectif ou individuel, ressurgissent en comportements inadaptés : isolement sur son propre territoire, fixation sur l’immédiateté, adoption de stratégies réactives défensives, acceptation de certaines transgressions, préoccupation prioritaire à la répartition du “gâteau” plutôt qu’au bien commun. Et je crains que la raréfaction des moyens, la peur et le manque de confiance en l’avenir favorisent surtout les comportements inadaptés. Ce qui est éclairant, c’est que non seulement les agents des pouvoirs publics n’échappent pas plus que les autres sphères de la société à ce modèle mais que, précisément, les méthodes et pratiques d’optimisation et d’excellence opérationnelles ont pour but d’aider à passer systématiquement des comportements inadaptés à ceux qui sont souhaitables et de nous y maintenir, par des objectifs stratégiques et des processus précis.

En ce sens, et compte tenu de ce qu’Oliver Schneider a dit ce 11 juin sur l’importance de l’événement déclencheur pour mettre en place de nouvelles dynamiques, la contraction budgétaire que vont connaître les pouvoirs publics constitue une remarquable occasion de réinterroger l’ensemble du système. La Région wallonne fonctionne aujourd’hui avec près de 10.000 fonctionnaires au SPW, 7.000 dans les OIP et environ 500 membres des Cabinets ministériels et autres cellules d’appui direct du gouvernement. La conception qui était jusqu’ici la mienne est que, sauf quelques exceptions dans des domaines vraiment spécifiques, il faut resserrer le dispositif autour d’un Service public de Wallonie plus autonome, plus responsabilisé, davantage reconnu comme acteur pertinent par la société et par le décideur politique. Des mesures pourraient être prises rapidement en ce sens comme, par exemple, le retour du secrétaire général à la table du Conseil des ministres comme secrétaire du gouvernement, la réelle implication de l’Administration dans un projet de développement de la Wallonie et de son plan intégré, y compris sur le plan budgétaire [11], la construction des plans opérationnels des directions générales – qui pourraient devenir des contrats de gestion à l’instar des OIP -, ainsi que des contrats d’objectifs et des lettres de mission des mandataires qui seraient fondés sur les objectifs et mesures préparés en commun dans le cadre de la préparation de la Déclaration de Politique régionale.

Évidemment, on peut aussi, comme certains de mes interlocuteurs de ces dernières semaines, considérer que cela ne marchera jamais. Et que seuls les OIP et autres pararégionaux peuvent répondre aux défis de l’avenir. Dans ce cas, il faut assurément suivre une autre trajectoire qui démantèlerait le SPW car la Wallonie n’a certainement pas les moyens de s’offrir deux – voire trois avec les Cabinets ministériels – niveaux de mise en œuvre des politiques qu’elle doit mener.

L’essentiel est, pour Mielabelo, l’Institut Destrée et tous ceux qui se sont impliqués dans la réflexion menée le 11 juin 2014 et depuis ce moment, que, comme le rappelait Filippo Sanna, l’Administration et les pouvoirs publics redeviennent la locomotive de la société qu’ils ont toujours été.

Et qu’ils insufflent une énergie nouvelle à tous les autres acteurs, y compris les entreprises et les organisations.

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

[1] Ce texte constitue une mise au net, un peu développée, de l’intervention faite en clôture de la journée d’étude organisée par Mielabelo et l’Institut Destrée sur L’excellence opérationnelle dans les services publics, Palais des congrès de Namur, 11 juin 2014.

[2] Philippe DESTATTE, Services publics : optimisation stratégique et intelligence, Blog PhD2050, Namur, 22 avril 2014.

[3] Voir aussi Luc JANDRAIN, Les contradictions du New Public Management, sur le Blog de Politique, 8 octobre 2013 : http://politique.eu.org/spip.php?article2845

[4] Melchior WATHELET, Nous sommes tous les actionnaires d’une Wallonie s.a., dans Wallonie 86, n°3-4.

[5] Philippe DELMAS, Le maître des horloges, Modernité de l’action publique, Paris, Odile Jacobs, 1991.

[6] Michel CROZIER & Erhard FRIEDBERG, L’acteur et le système, Les contraintes de l’action collective, Paris, Seuil, 1977.

[7] Erhard FRIEDBERG, Le pouvoir et la règle, Dynamiques de l’action organisée, p. 26, Paris, Seuil, 1997.

[8] Emmanuel JAUNART, Vers l’excellence dans les pouvoirs publics wallons, Namur, 11 juin 2014.

[9] Audrey RIGO, La méthode Lean dans le secteur public : l’AFSCA comme organisation pilote, Namur, 11 juin 2014.

[10] Ph. DESTATTE, Songe d’un tondeur solitaire : une roadmap pour les pilotes de la Région Wallonie ? Blog PhD2050, Hour-en-Famenne, 9 juin 2014, p. 2.

[11] Principes destinés à guider l’élaboration et la mise en œuvre de la prochaine déclaration de politique régionale de Wallonie, Namur, Collège régional de Prospective de Wallonie, 27 mai 2014.