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Arolla, le 4 août 2014

En novembre 2004, un cercle de réflexion de trente personnalités [1] provenant d’horizons différents s’est constitué, à l’initiative de l’Institut Destrée, avec pour volonté de réfléchir aux moyens de lever les obstacles qui continuent à affecter le développement en Wallonie. Ce Collège régional de Prospective de Wallonie, comme il s’est désigné sur le modèle de celui de Poitou-Charentes, a tenu une bonne trentaine de séminaires d’une journée, organisé deux colloques, – l’un sur les services publics [2], l’autre sur l’éducation [3] -, mené un exercice de prospective intitulé Wallonie 2030 [4] , organisé un congrès [5] et lancé deux appels au monde politique [6]. Ces initiatives lui ont permis de dialoguer avec plusieurs centaines d’acteurs et de décideurs autour d’un modèle d’analyse qu’il s’est construit. Ce modèle est régulièrement utilisé comme grille de lecture par les membres du Collège régional de Prospective de Wallonie dans leurs propres travaux et j’ai pu à nouveau mesurer l’intérêt qu’il suscitait en m’y référant lors de deux interventions récentes. La première au colloque de la Société wallonne de l’Évaluation et de la Prospective, le 15 mai 2014 [7]. Et la seconde, en clôture de la journée d’étude organisée par Mielabelo et l’Institut Destrée sur L’Excellence opérationnelle dans les services publics, le 11 juin 2014 [8]. Les réactions vraiment enthousiastes que la présentation de ce modèle a générées constituent autant de raisons d’y revenir ici.

1. L’avenir souhaité est déjà présent dans un certain nombre de nos comportements

La réflexion du Collège régional de Prospective de Wallonie s’est, d’emblée, réalisée avec la conviction que la Région est à la croisée des chemins, à un moment particulier de son histoire dans la mesure où elle est engagée dans une transition à double titre. D’une part, comme toute région européenne, elle s’inscrit dans la mutation des sociétés industrielles vers celles, post-industrielles, de la connaissance et de l’apprentissage. D’autre part, la Wallonie a quitté partiellement sa logique de déclin de région de tradition industrielle, jadis affectée à la fois par le manque de moyens financiers et humains de reconversion et de capacité d’autonomie. Peut-être d’ailleurs a-t-elle entamé son redressement structurel depuis le milieu des années quatre-vingt, comme le rappelait d’ailleurs le Ministre-Président Paul Magnette lors de son discours d’investiture au Parlement wallon, ce 23 juillet [9], hypothèse que j’avais soulevée dans un exposé à l’OCDE en décembre 2000. [10]

Les membres du Collège régional ont donc conscience que deux Wallonie, avec deux systèmes culturels, se déploient sous leurs yeux : celle de l’ancienne vision industrielle qui n’en finit pas de se replier et de souffrir. Celle du renouveau qui, progressivement, prend la place de la première. Cette analyse nous a donc fait concevoir une prospective nuancée dans laquelle l’avenir souhaité est déjà présent dans bon nombre de nos comportements [11] et qu’il faut renoncer à ne considérer le souhaitable que dans le futur. Néanmoins, la cohabitation de ces deux Wallonie entre elles est d’autant plus difficile qu’elle se fait au sein de toutes les institutions, toutes les organisations – en ce compris les entreprises – toutes les familles et chacun des individus. Cette cohabitation est donc en nous mêmes et nous inscrit, à des moments différents et successifs, dans l’une ou l’autre culture. Dès lors, n’en doutons pas, elle est difficile à vivre…

Dès le début de l’aventure institutionnelle wallonne, en 1975, lors du premier “gouvernement wallon” présidé par Alfred Califice, son ministre de l’économie, Jean Gol s’interrogeait d’ailleurs pour savoir quelles politiques, quels comportements, quelle éthique, peuvent assurer à notre région une transformation bénéfique ? [12] Vingt ans plus tard, le professeur Robert Halleux, spécialiste des questions sidérurgiques et d’innovations, avait lui aussi relevé que l’effondrement, par pans entiers, des industries traditionnelles a engendré, en Wallonie, une profonde crise morale [13]. Cette dernière a profondément affecté le système de valeurs. Or, la conscience collective forme un système déterminé, qui a sa réalité distincte, sa vie propre et se transforme de génération en génération, en pesant sur l’individu. Le Collège régional de Prospective de Wallonie a donc estimé qu’il y avait un travail à faire sur la culture, sur les comportements et déterminants culturels communs et sur ce qu’il y a derrière, notamment l’héritage, sinon le poids de l’histoire. Ainsi, dans la grille de lecture du Collège régional de Prospective, la question de la culture apparaît-elle fondamentale. L’étude du système de valeurs [14] y a été jugée essentielle à la compréhension des enjeux économiques et sociaux ainsi qu’à l’analyse du changement social. L’idée qui y a été retenue, c’est que, pour passer à l’action, il faut d’abord agir sur les mentalités : on ne peut travailler au développement économique de la Wallonie sans prendre en compte ses habitants, individuellement et collectivement. Il s’agit de se poser la question des valeurs collectives auxquelles on adhère, et de les confronter à l’aune du changement que l’on veut induire.

2. Les obstacles au développement wallon : un système stable qui se perpétue ?

Utilisant un modèle de décodage de la culture, fourni par un de ses membres, Jean-Louis Dethier, permettant l’analyse du comportement concret d’acteurs stratégiques du développement wallon, le Collège a étudié des situations précises depuis dix ans [15] afin d’identifier des comportements caractéristiques de groupes d’acteurs essentiels : les acteurs économiques et de la recherche, les administrations et les décideurs politiques, les associations, les acteurs de la formation et de l’enseignement, les travailleurs et leurs organisations représentatives. Les résultats de ces travaux ont permis de formuler une vingtaine de comportements spécifiques à chaque catégorie d’acteurs. Un travail collectif de validation de ces comportements, d’identification de leur côté négatif ou déficient, de regroupement et de recherche de transversalités (mobilité, éthique, responsabilisation, etc.) a permis de dresser un tableau global de facteurs de développement estimés pertinents et stratégiques et de regrouper ces données en treize obstacles majeurs.

2.1.  Une insuffisance généralisée de culture du risque et du changement (déficit de systémique et d’anticipation)

Les décideurs politiques, administratifs ou économiques n’intègrent pas suffisamment les dimensions extérieures à leurs champs d’action. Ils n’élaborent pas de vision large et anticipative pour fonder leurs stratégies. Dès lors, ils sont forcés de réagir sous la pression des événements du temps court, à la recherche de résultats concrets et immédiats. Ne comprenant pas convenablement la complexité des interactions et les composantes du système qui les entoure ainsi que la place qu’ils y occupent, ils sont condamnés à prendre des décisions inadéquates. Ce type de comportement est également présent dans d’autres milieux, notamment associatif et de l’enseignement ainsi que de la formation.

2.2.  Une absence de responsabilisation des acteurs et de clarification de leurs objectifs

Les décideurs politiques et administratifs ne définissent pas et ne communiquent pas avec suffisamment de clarté les objectifs, les résultats attendus et le rôle des différents acteurs. L’absence d’une véritable contractualisation entre les parties prenantes nuit à la responsabilisation des acteurs. La contractualisation nécessite reconnaissance mutuelle, donc différenciation et distance entre les parties contractantes, mais aussi autonomie dans le choix des modalités d’exécution. Cette absence de contractualisation touche également le monde associatif.

 2.3. Une faiblesse de préparation des décisions et d’attention à leur appropriation par les acteurs

Les décideurs politiques annoncent ou prennent des décisions insuffisamment préparées en termes d’analyse coût/bénéfice, de faisabilité, de capacité de prendre en compte les positions et les attentes des citoyens. La faiblesse de préparation nuit à la mise en œuvre et à l’appropriation de la décision par les acteurs. Ce comportement, particulier au monde politique, provoque une mise en cause de la crédibilité des gouvernants et a des conséquences sur l’ensemble des acteurs. Le rôle des médias est à prendre en compte pour expliquer ce type de comportement.

2.4. Un affaissement de la norme, de la déontologie et de l’éthique (travail au noir, détournement d’asbl, etc.)

Une série de comportements dont le but final est souvent l’augmentation de ses gains ou de ses avantages acquis de manière illégitime voire illégale témoignent de l’affaissement de la norme, de la déontologie et de l’éthique. Cette absence de souci du bien collectif peut, par exemple, prendre la forme du travail au noir – dont peuvent profiter des travailleurs, des acteurs économiques, la population – ou du détournement de l’objet social d’une asbl par les citoyens. Norme, éthique et déontologie sont aussi mises en cause dans les champs de l’administration, de la politique et de la formation.

2.5. Des immobilités physiques et mentales face à l’évolution de la formation, de l’emploi et du marché

Les Wallons sont peu mobiles, or la mobilité doit devenir un élément-clé de l’évolution de la société wallonne. Il faut être prêt à se déplacer pour se former, pour étudier (Programme Erasmus, etc.), pour trouver du travail, pour faire des affaires. Il faut également être prêt à bouger mentalement, s’ouvrir, se remettre en question. L’absence de mobilité peut être liée à un problème d’éducation et de formation (les élites bougent) et peut être mise en liaison avec une tendance au développement à outrance de services dits de proximité.

2.6. Une absence de réelle mise en projet personnel des individus au profit d’images stéréotypées

Beaucoup de Wallons choisissent leur orientation professionnelle en fonction de l’image d’un métier. Cela provoque l’engorgement dans certaines professions, des carences dans d’autres – notamment scientifiques –, la dévalorisation des métiers manuels. Ce comportement pose le problème de la difficulté pour l’individu de se mettre en projet. Il faut choisir ses études en fonction d’une analyse. La culture de la mise en projet, liée à celle de la responsabilisation, est fondamentale dans les champs de la formation et du travail, mais déterminante également dans le domaine de l’associatif, du politique et de l’entreprise.

2.7. Une difficulté des travailleurs à se responsabiliser parce qu’ils ne sont pas associés aux décisions

Les travailleurs, parce qu’ils ne sont pas associés aux décisions, ne se considèrent pas comme acteurs responsables de leur devenir. Une distance se creuse entre l’intérêt général de l’entreprise ou de l’organisation et l’intérêt du travailleur qui manque à la fois de motivation et d’implication dans l’avenir commun. Cette absence de responsabi­lisation est préjudiciable tant dans les entreprises que dans la fonction publique.

2.8. Une autosatisfaction et une sous-estimation des vrais problèmes en matière sociale (pauvreté)

Les Wallons sont a priori satisfaits et fiers de leur système social, considéré par eux comme “le meilleur système social du monde”. Toutefois, ils sous-estiment gravement ses manquements et sa dégradation (dualisation, paupérisation, manque de formation continue, discrimination à l’embauche, etc.). Or, dans certaines sous-régions de Wallonie, la situation sociale apparaît catastrophique.

2.9. Un enfermement des partenaires sociaux dans des jeux de rôles traditionnels

S’il est clair que la Wallonie est marquée par une culture syndicale, ce n’est pas tant les organisations syndicales qu’il s’agit de stigmatiser que l’enfermement de l’ensemble des partenaires sociaux, y compris les organisations patronales, dans des jeux de rôles traditionnels. La concertation sociale semble à bout de souffle. La fin de l’immobilisme passe par une implication constructive et une nouvelle responsabilisation des partenaires sociaux.

2.10. Des réflexes d’attachement aux piliers, entraînant des coûts exorbitants

Dans le domaine de l’enseignement et de la formation, le réflexe d’attachement aux piliers datant du XIXème siècle entraîne des coûts exorbitants liés à la multiplication des réseaux et des filières concurrentes. La mise en œuvre du décret Bologne, ainsi que le regroupement des universités en Académies, à l’initiative de la ministre Françoise Dupuis, en ont constitué les derniers avatars. Ce réflexe reste aussi largement présent dans les champs du secteur associatif, du politique et de l’administration.

2.11. Une incapacité des individus et des acteurs à travailler en partenariats et en réseaux

L’individualisme poussé à l’extrême et à tous les niveaux provoque l’incapacité des individus et des acteurs à travailler en partenariats et en réseaux. Ce comportement est particulièrement préjudiciable dans le domaine de la recherche et de la formation, où beaucoup préfèrent être responsables dans une petite structure que de participer à un projet ambitieux où, peut-être, ils pèseront moins. Il en est de même dans le domaine économique.

2.12. Une absence de continuité entre l’industrie traditionnelle et les secteurs innovants

La tendance actuelle consiste à tout miser sur l’innovation et les nouvelles technologies quels qu’en soient les secteurs d’activité. On assiste ainsi à une déconnexion entre les secteurs nouveaux et les secteurs anciens, provoquant une perte de sens mais aussi de tradition industrielle et de know-how. Cette évolution affecte l’identité économique de la Wallonie et accroît la désorientation et l’incompréhension de ses acteurs économiques.

2.13. Un manque de clarté des missions des opérateurs de services au public et aux entreprises

Les missions des opérateurs de service au public et aux entreprises sont parfois si peu claires que citoyens et entrepreneurs ne savent pas où s’adresser pour obtenir l’information ou pour se mettre en règle. Cette question est liée à l’absence de transparence et à la faible accessibilité des opérateurs.

A l’issue de ces travaux, menés de 2005 à 2009, le Collège a émis l’hypothèse que les obstacles au développement de la Wallonie ont eux-mêmes généré un système qui est stable et qui se perpétue. La pérennisation de ce système s’incarne bien dans deux formules bien connues : l’une liégeoise – on za toudi bin fé comme çoulà -, l’autre hennuyère – ça n’pou mau

3. Le modèle des comportements wallons inadaptés

Après avoir recomposé les différents modèles dans leurs aspects traditionnel et souhaité, le Collège régional de Prospective de Wallonie s’est attaché à réaliser une synthèse de l’ensemble en prenant dans les différents types d’obstacles les éléments les plus déterminants en termes d’effets sur le développement. Cette synthèse a pris la forme de deux systèmes cohérents – un système dit “traditionnel” ou “inadapté” et un système, dit souhaité ou “offensif” – composés d’un volet “effets sur le développement” et d’un volet “comportements”.

Pour passer à la phase stratégique, une reconceptualisation a été opérée : les modèles ont été réorganisés, puis simplifiés en cinq comportements inadaptés centraux et cinq comportements souhaités centraux, réunis au sein d’un tableau et associés aux cinq obstacles initiaux. On dispose ainsi d’un modèle finalisé des comportements wallons inadaptés :

CRPW_Modele-Comportements-inadaptes_2014-08-01

Dans ce modèle des comportements inadaptés, on retrouve, dans le cercle moteur des renforcements, une série de comportements collectifs ou individuels qui alimentent directement le système et se soutiennent les uns les autres. Il s’agit des stratégies réactives défensives, de l’acceptation de certaines transgressions, de la préoccupation prioritaire des piliers et autres groupements établis de se “répartir le gâteau”, de l’isolement de chacun sur son propre territoire et de la fixation sur l’immédiateté. Ce cercle négatif de comportements engendre quatre autres groupes de comportements. Le premier groupe comprend le manque de vision partagée, le rejet de la gouvernance délibérative, le mépris de l’autre, le renvoi du problème à d’autres, en particulier à l’autorité publique. Le deuxième groupe est celui de la prise de décisions à court terme. Le troisième porte sur l’avantage donné aux infrastructures matérielles sur l’immatériel, l’enfermement dans le cadre existant, la rigidité, l’immobilité, la non adaptabilité et l’attentisme. Le quatrième groupe de comportements est lié à la notion d’auto-référencement, d’un recours important aux ingénieries sociale et fiscale ainsi que la propension des décideurs à trop céder à des intérêts particuliers.

Une première série de conséquences ont été dégagées de l’analyse par le Collège régional de Prospective de Wallonie : l’inadaptation des décisions et des stratégies, l’absence de réponses aux enjeux collectifs, l’inapplicabilité de certaines décisions, l’inadéquation entre attentes et réponses, entre besoins et ressources, la primauté de l’intérêt particulier. Ces conséquences génèrent des disparités croissantes qui sont aussi renforcées par le manque de mobilisation optimale des ressources. Dans cette logique, tout concourt à la prise de retard de la Wallonie dans son développement. Comme moteur de ces effets négatifs, un cercle vicieux se dessine au niveau des acteurs où se conjuguent une série d’effets négatifs liés à la culture : le renforcement de l’isolement, des clivages, des jeux institutionnels, le renfermement sous-régional, la duplication des structures.

Fonctionnant dans un contexte d’incertitude institutionnelle réelle sur l’avenir de la Belgique, occasionnant des effets budgétaires – potentiels ou réels – nés de relations difficiles avec la Flandre et avec Bruxelles, le système wallon des comportements inadaptés génère la peur et le raidissement des acteurs qui le vivent, mécanisme qui accélère encore ses effets et tend à contracter la Wallonie sur elle-même.

4. Le modèle des comportements wallons souhaitables

De même, un modèle des comportements wallons souhaitables a été reconstruit, non par effet miroir, mais en suivant le même processus d’indentification des stratégies pour surmonter les obstacles au développement wallon. Dans le modèle souhaité, le moteur du système est dans le cercle devenu vertueux : appropriation, épanouissement, confiance, fédération des acteurs, polarisation des projets.

 CRPW_Modele-Comportements-souhaitables_2014-08-01

Ces effets entraînent la restauration de la crédibilité et de la légitimité des autorités publiques, une mobilisation des ressources appropriées aux enjeux, la mise en œuvre de stratégies et de projets innovants répondant aux besoins de façon durable. Ces éléments permettent la stimulation de la croissance, la création de richesses et de valeurs, le développement durable. Cette croissance se fait par ailleurs avec le concours d’organismes qui orientent et soutiennent le développement. Dans le système souhaitable, les comportements moteurs deviennent : l’adhésion à l’éthique et aux lois de la société, la prise de conscience de l’intérêt d’un avenir commun, la réelle coopération entre acteurs différents, la volonté de sortir de son univers de référence, la mise en œuvre de stratégies proactives offensives.

En termes de comportements d’acteurs publics, privés ou de la société civile, ces comportements positifs nouveaux en entraînent d’autres : la définition d’une vision et d’une stratégie réfléchie, l’utilisation maximale des points forts de la Wallonie et de ses potentialités, l’anticipation des menaces, l’investissement dans l’immatériel, l’innovation, la créativité, le soutien des initiatives innovantes. Dans le nouveau système, l’auto-référencement fait place à la définition des champs d’action des acteurs, à l’évaluation externe, à l’adhésion à l’éthique et aux lois, à la reconnaissance et à la valorisation de l’autre. Participation, délibération et préoccupation sociétale des acteurs remplacent le renvoi des problèmes à d’autres et le penchant des décideurs à céder aux intérêts particuliers.

Conclusion : la Wallonie entre peur et confiance

Si les deux modèles apparaissent comme assez caricaturaux voire naïfs, particulièrement celui présentant les comportements inadaptés, c’est parce que la Wallonie est, nous l’avons d’emblée souligné, déjà dans une forme de transition. Dans un mode de description systémique, le modèle est cohérent et fonctionne si tous les éléments s’articulent. Actuellement, on trouve des zones et des moments où la Wallonie s’inscrit déjà dans la nouvelle culture, d’autres où elle fonctionne toujours avec l’ancienne. La transition est bien en cours, même si nous percevons une évolution encore trop chaotique.

L’élaboration de ces modèles n’a constitué pour le Collège régional de Prospective de Wallonie, qu’une étape, un moment dans une réflexion prospective qui le portait vers l’établissement d’un processus de transformation, en définissant des axes stratégiques et des actions pilotes permettant aux différents acteurs-cibles de passer d’un système à l’autre. Cela tout en tenant compte de cette transition déjà en marche dans certains secteurs ou chez certains acteurs de la société wallonne. Ce moment, en amont du lancement de l’exercice Wallonie 2030, a permis de disposer d’une grille de lecture qui a été discutée et validée par de nombreux acteurs au sein des fabriques de prospective dans le cadre des travaux sur les bifurcations de la société wallonne, mais qui, depuis, reste chez eux comme un moyen de lire les événements et les stratégies qui surviennent ou éclosent en Wallonie.

Dans cette évolution, ce qui n’a pas changé, c’est la tension entre la peur et la confiance qui, successivement, animent les acteurs.

Le 25 mars 2011, au Palais des Congrès de Namur, lors de la clôture du congrès Wallonie 2030 du Collège régional de Prospective de Wallonie, j’avais indiqué que le projet wallon, tel qu’il avait été reformulé par André Renard, Fernand Dehousse, François Perin et d’autres lors du lancement du Mouvement populaire wallon, cinquante ans auparavant, le 27 mars 1961, n’avait que très partiellement réussi. Certes, la Wallonie dispose d’un Parlement wallon, d’un gouvernement, d’un Conseil économique et social, d’une Société régionale d’Investissement, de toutes les institutions qui constituent un Etat fédéré et en représentent la souveraineté, pour écrire comme le faisait le Ministre-Président Guy Spitaels.

Mais je rappelai aussi que ce projet a partiellement échoué car le nombre de personnes sans emploi, le nombre de personnes sous le seuil de pauvreté, le nombre de personnes en situation d’illettrisme dont nous avait entretenu la Direction interdépartementale de la Cohésion sociale du SPW, le Forem, le Réseau wallon de Lutte contre la Pauvreté, Lire et écrire Wallonie, étaient insupportables. Je notai également qu’à mon sens, ce projet wallon a aussi partiellement échoué car il n’a pas été capable de créer et encore moins de maintenir la confiance en la Wallonie : ni la confiance des acteurs wallons entre eux, ni la confiance en l’avenir. Ainsi, la confiance apparaissait à la fois comme le maître-mot de la journée et la condition principale pour la conception d’un nouveau projet et donc d’un contrat sociétal en Wallonie [16].

C’est de ce même mot-clef de confiance que le nouveau président du gouvernement wallon a fait le leitmotiv de sa Déclaration de Politique régionale du 22 juillet 2014. La confiance ne se décrète pas, a affirmé Paul Magnette, elle se construit, pierre par pierre, à la faveur des échecs surmontés et des réussites accumulées. La confiance, on la doit à tous ceux qui entreprennent dans les domaines économiques, sociaux et environnementaux. Il n’appartient donc qu’à nous de la raffermir et de rendre à notre Région, aux femmes et aux hommes qui y vivent et qui y travaillent, l’humble fierté d’être Wallons [17].

Pour ma part, c’est de bon augure. Car la logique de restauration de la confiance régionale d’un nouveau gouvernement peut constituer une rupture par rapport à la politique de peur de l’autre et des rapports de force menée par ses prédécesseurs Jean-Claude Van Cauwenberghe et Rudy Demotte. Ce signal pourrait augurer d’une logique de dialogue et de contractualisation avec les acteurs, politique respectueuse et ouverte, telle qu’Elio Di Rupo l’avait dessinée en 1999, avec le Contrat d’Avenir pour la Wallonie.

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

 

[1] Bruno Antoine, Michel Bodson, Laurent Bosquillon, Philippe Busquin, Bernard Caprasse, Luc Chefneux, Hans-Günther Clev, Marcel Crahay, Benoît Derenne, Philippe Destatte, Jean-Louis Dethier, Bernard Fierens, Jacques Germay, Michel Goffin, Pierre Gustin, Yves Hanin, Florence Hennart, Dominique Hicguet, Marc Installé, André Lambert, Fabienne Leloup, Pierre-Jean Lorens, Dominique Loroy, Pierre-Yves Maniquet, Luc Maréchal, Philippe Maystadt, Michel Molitor, Bernadette Mérenne, Basilio Napoli, Martin Niedermayer, Charles-Ferdinand Nothomb, Bernard Paque, Vincent Reuter, Filippo Sanna, Marie-Hélène Ska, Bernard Van Asbrouck. Toutes ces personnalités interviennent à titre purement personnel et n’engagent donc pas leurs entreprises ou institutions.

[2] Le rôle et la gestion des services publics face aux mutations du XXIème siècle, Château de La Hulpe, 9 novembre 2009.

[3] Culture du changement, responsabilisation et créativité : défis de l’éducation tout au long de la vie, Namur, Cercle de Wallonie, 13 février 2009.

[4] Lancé en avril 2010 Wallonie 2030 : anticiper les bifurcations stratégiques et choisir les comportements positifs, a consisté à décrire une série de domaines choisis, étudiés dans des fabriques de prospective et pilotés par des membres du Collège, la trajectoire passée et future de chaque domaine et d’en tirer des pistes de stratégies pour la société wallonne. Le résultat transversal de ces travaux fait apparaître la nécessité d’ouvrir un partenariat stratégique régional à partir de la société civile, des entreprises et des administrations afin de préparer un dialogue avec les forces politiques wallonnes et de préparer les pistes d’un contrat sociétal pour la Wallonie dans un cadre renouvelé.

[5] Congrès Wallonie 2030, Vers un contrat sociétal pour la Wallonie dans un cadre de régionalisation renouvelé, Namur, Palais des Congrès, 25 mars 2011.

[6] Appel pour un contrat sociétal wallon, Namur, Collège régional de Prospective de Wallonie, 28 février 2011. ­- Principes destinés à guider l’élaboration et la mise en œuvre de la prochaine déclaration de politique régionale de Wallonie, Namur, Collège régional de Prospective de Wallonie, 27 mai 2014.

http://www.college-prospective-wallonie.org/Principes_DPR-2014.htm

[7] Philippe DESTATTE, La prospective en Wallonie, Réalisations concrètes et occasions manquées, Intervention au colloque L’évaluation et la prospective en Wallonie et à Bruxelles, Trop de consensus, pas assez de controverses !, organisé à Louvain-la-Neuve le 15 mai 2014 par la Société wallonne de l’Evaluation et de la Prospective.

[8] Ph. DESTATTE, Vers une nouvelle génération administrative en Wallonie, Intervention en clôture de la journée d’étude L’excellence opérationnelle dans les services publics, organisée par Mielabelo et l’Institut Destrée, Palais des congrès de Namur, 11 juin 2014.

[9] Parlement wallon, Session extraordinaire 2014, Compte rendu intégral, Mercredi 23 juillet 2014, p. 4. Doc. (SE 2014) CRI N°4.

[10] Sur cette interrogation, voir mon intervention à l’OCDE à Paris les 11 et 12 décembre 2000 Prospectives territoriales, réformes institutionnelles et gouvernance : le cas de la Wallonie, reproduite dans Philippe DESTATTE, Les questions ouvertes de la prospective wallonne ou quand la société civile appelle le changement, dans Territoires 2020, Revue d’études et de prospective de la DATAR, n°3, Juin 2001, p. 139-153. – Arnaud DECLETY, La Wallonie à un tournant, dans Wallonie 86, N°3-4, p. 177-185. – Philippe DESTATTE et Marnix BEYEN, Un autre pays ? Nouvelle Histoire de Belgique (1970-2000), p. #, Bruxelles, Le Cri, 2009.

[11] Un comportement se définit au sens large comme l’ensemble des réactions adaptatives et observables d’un organisme. […] Un comportement peut être dit social, dans la mesure où il renvoie au réseau des relations qui s’établissent entre des individus placés les uns par rapport aux autres dans des positions définies Frédéric GONTHIER, Comportement social, dans Notionnaires 1, Notions, p. 190, Paris, Editions de l’Encyclopaedia Universalis, 2004.

[12] Jean GOL, La Wallonie au delà de la crise (1975) reproduit dans J. GOL, L’optimisme de la volonté, Textes et discours, p. 164, Bruxelles, Legrain, 1985.

[13] Robert HALLEUX, Anne-Catherine BERNES et Luc ETIENNE, L’évolution des sciences et des techniques en Wallonie, dans Freddy JORIS dir., La Wallonie, Atouts et références d’une région, p. 227, Namur, Gouvernement wallon, 1995.

[14] Une valeur est une croyance durable selon laquelle un mode spécifique de comportement ou but de l’existence est personnellement ou socialement préférable à un autre comportement ou but de l’existence. Milton ROKEACH, Beliefs, Attitudes & values, p.17, New York, Jossey-Bass, 1968. – Milton Rokeach simplifiait cette définition en 1973 : Une valeur est une croyance durable selon laquelle un mode de conduite est personnellement ou socialement préférable à son opposé. M. ROKEACH, The nature of human values, p. 5, New York, The Free Press, 1973. – Dans le modèle de décodage de la culture, les valeurs sont un produit de l’éducation et de l’existence d’une personne, d’un groupe, d’une société. Elles manifestent l’attachement à un système de pensée acquis et ancré, dont l’un ou plusieurs des éléments se manifesteront en fonction des situations.

[15] Par exemple, les effets en Wallonie de la fusion entre Suez et Gaz de France, le mécanisme des stages en entreprises, le respect des limitations de vitesse sur les autoroutes, la recherche d’un emploi dans l’enseignement, la mise en œuvre du décret Bologne à Mons, le lobby de défense du circuit de Francorchamps, les restructurations chez Caterpillar, les processus délibératifs dans le Schéma de Développement de l’Espace régional (SDER) et dans la Stratégie régionale de Développement durable (SRDT), etc.

[16] Philippe DESTATTE, Wallonie 2030, Quelles seraient les bases d’un contrat sociétal pour une Wallonie renouvelée ?, Rapport général du congrès du 25 mars 2011 au Palais des congrès de Namur, Namur, p. 2, Collège régional de Prospective de Wallonie – Institut Destrée, 2011.

[17] Parlement wallon, Session extraordinaire 2014, Déclaration de Politique régionale, Oser, innover, rassembler, 23 juillet 2014, p. 9. Doc. 20(SE 2014) N°1. – Parlement wallon, Session extraordinaire 2014, Compte rendu intégral, Mercredi 23 juillet 2014, p. 8. Doc. (SE 2014) CRI N°4.

Namur, le 22 juin 2014

 Pour bien comprendre le positionnement difficile de la Communauté française – aujourd’hui qualifiée de Fédération Wallonie-Bruxelles –, il faut avoir à l’esprit le fait que, dès le début du XXème siècle, le Mouvement wallon s’est divisé sur deux projets différents, à un moment où, il faut également le rappeler, il n’y avait pas de mouvement bruxellois [1]. Le premier courant faisait référence à la Belgique de langue française qui avait prévalu en 1830 et que ses défenseurs pensaient pouvoir pérenniser, à côté, sinon à la place de la Belgique flamande. Le second projet était celui d’une Wallonie, région de langue française, disposée à défendre ses nationaux wallons résidant à Bruxelles, dûment reconnue comme bilingue, mais jamais à aliéner sa propre autonomie régionale, linguistique et culturelle. Si cette deuxième vision l’a emporté dans le mouvement, en tout cas en Wallonie et chez des personnalités aussi bien positionnées dans la réforme de l’État que les ministres des réformes institutionnelles successifs qu’ont été Freddy Terwagne, Fernand Dehousse, François Perin et Jacques Hoyaux, il est manifeste que ce n’est pas celle qui a prévalu. Le passage sémantique de la « communauté wallonne », chère aux travaux du Centre Harmel, à la Communauté d’expression française a constitué sans nul doute, la victoire de la thèse de la Belgique francophone.

C’est probablement dans ce sens, plutôt que dans celui d’une lutte de leadership entre la Wallonie et Bruxelles, qu’il faut lire les victoires politiques qu’ont constitué l’implantation du siège à Bruxelles et le choix du coq wallon comme emblème de la Communauté française : celle-ci ne pouvait se déployer que dans le cadre d’un État central strictement belge et non dans une fédéralisation véritable. C’est ce qu’avait bien compris la Volksunie lorsque, au début des années 1970, elle s’était opposée à l’implantation de la Communauté flamande à Bruxelles. Freddy Terwagne avait mentionné, en pleine réforme de l’État, que la solution du contentieux communautaire impliquait la nécessité de définir, par rapport aux communautés wallonne et flamande, ce qu’est Bruxelles et quel doit être son rôle ([2]).

Une Communauté française imaginaire

Au début du XXIe siècle, on observe toutefois que cette vision se renforce d’une Communauté française imaginaire, originellement conçue dans les congrès du FDF des années 1980 qui – comme l’Assemblée wallonne de l’Entre-deux-guerres – appuyaient leur idéologie politique sur un mythe récurrent : celui de la puissance créatrice de la culture française [3]. Cette communauté n’aurait pas de limite car, si elle privilégie les territoires de la Wallonie et des dix-neuf communes de Bruxelles, elle prétend s’étendre à l’ensemble belge tout entier dans lequel les communes de la périphérie bruxelloise en territoire flamand sont revendiquées de manière prioritaire, au mépris des accords antérieurs et, en particulier des travaux du Centre Harmel, vraie doctrine du fédéralisme belge. D’abord localisée au FDF, cette thèse a percé au sein même des directions des autres partis politiques francophones. Elle est née à la fin des années ’90 de la peur – réelle ou feinte – face au nouveau programme revendicatif des partis flamands. Réapparue « en réaction », elle s’est développée au détriment des projets de ceux qui, comme le ministre-président Hervé Hasquin, préconisaient que la Communauté évolue d’une institution de défense et d’illustration de la langue et de la culture vers un espace de solidarité interrégional, insistant sur la proximité du citoyen, l’amélioration de la vie quotidienne des Wallons et des Bruxellois, la cohésion interpersonnelle, etc. ([4]). Considérer que l’imperium de la Communauté française s’étend à toute la Belgique revient à faire fi du droit communautaire belge, qui est territorial dans l’ensemble des Régions unilingues, et qui n’est personnel que dans la Région bilingue de Bruxelles-Capitale. C’est en revenir avant le Compromis des Belges, scellé entre Kamiel Huysmans et Jules Destrée le 16 mars 1929, qui avait ouvert la porte des réformes linguistiques des années trente [5].

Une invention du FDF dans un climat de peur

Dans un climat de peur de certains francophones face à la fin possible de la Belgique, un concept nouveau a émergé du débat politique en novembre 2006, à l’initiative des personnalités FDF Antoinette Spaak et Serge Moureaux, porteurs d’un Manifeste pour l’Unité francophone. Face à une Flandre considérée comme menaçante, porteuse de l’hypothèse du séparatisme et du confédéralisme, ce texte réadapte l’idée d’une union des Wallons et des Bruxellois :

Les signataires pensent que, dans une semblable hypothèse, la Région wallonne et la Région bruxelloise doivent former ensemble une fédération solide, distincte de la Flandre, conservant entre les deux Régions de culture française une homogénéité dans tous les domaines autres que les actuelles matières régionales. Dans ce cas de figure, Bruxelles cessera évidemment d’être la capitale de la Flandre et la fonction publique fédérale sera démantelée et francisée. L’appartenance à l’une ou l’autre des nouvelles entités, fédération Wallonie-Bruxelles, d’une part, Flandre, de l’autre, sera décidée par la consultation des habitants des communes limitrophes de l’actuelle frontière linguistique.

Le texte annonce qu’en cas de scission :

(…) l’ensemble de la fédération (à l’exception de la Communauté germanophone) est de statut linguistique unilingue français. Les lois linguistiques organisant la région bilingue de Bruxelles-Capitale deviennent obsolètes ;

Le Manifeste se termine de manière particulièrement guerrière :

(…) si la Flandre veut détruire la Belgique, elle le fera seule et les autres régions s’uniront pour lui tourner le dos. L’union de la Wallonie et de Bruxelles constitue leur force. Le passé l’a montré, l’avenir le prouvera une fois de plus [6].

Dans cet état d’esprit, le congrès du FDF du 25 février 2008, adopte à son tour la formule de Fédération Wallonie-Bruxelles [7], concept que le constitutionnaliste Marc Uyttendaele avait défendu fin janvier de la même année en séance plénière du « Groupe Wallonie-Bruxelles », destiné à réfléchir à l’avenir des institutions francophones [8].

La prise de position commune de Charles Picqué et de Rudy Demotte du 16 avril 2008 destinée à s’inscrire dans les travaux de ce Groupe Wallonie-Bruxelles (présidé par Antoinette Spaak à nouveau et Philippe Busquin), a voulu elle aussi apporter une contribution à cette réflexion. Intitulée Pour une fédération Wallonie-Bruxelles, un plaidoyer birégional, la carte blanche du ministre-président de la Région de Bruxelles-Capitale et du ministre-président de la Région wallonne et de la Communauté française indiquait vouloir tourner le dos à un modèle de fusion où une entité francophone homogène ferait face à la Communauté flamande car cette vision nierait l’importance des Régions qui se sont imposées comme la réalité de référence pour les Wallons et les Bruxellois. Dans le même temps, les deux ministres-présidents disaient renoncer à un face à face institutionnel entre entités francophone et flamande [9].

Une bifurcation qui ne nourrit que peu d’alternatives futures

L’annonce de cette volonté de créer une fédération entre la Région wallonne et la Région de Bruxelles-Capitale reste toutefois une initiative difficile à décrypter. Certes, elle prend pour base la dynamique régionale en s’appuyant sur l’accroissement de la prise de conscience de cette institution au cours de cette dernière décennie tant en Wallonie que surtout à Bruxelles. Est-elle toutefois, comme certains observateurs l’ont affirmé, en train de dépasser le débat entre régionalistes et communautaristes, particulièrement dans le champ de la décentralisation et de l’autonomie culturelles ? Rien n’est moins sûr. Et les travaux de la Commission Wallonie-Bruxelles, menés en 2008, n’ont certainement pas permis ce dépassement. On a vu ainsi se dessiner une bifurcation autour de laquelle, prises de positions et échanges, y compris autour de la Déclaration de Politique communautaire 2009-2014, ne nourrissaient que peu d’alternatives futures. Et celles-ci ne paraissaient pas vraiment renouveler les options passées sauf qu’aujourd’hui cohabitent les positionnements traditionnels sous ce même nom de « fédération ». D’une part, on pourrait concevoir, qu’après le transfert des compétences de la culture et de l’enseignement, voire de la recherche et des universités, de la Communauté française vers les régions bruxelloise et wallonne, sur base de l’article 138 de la Constitution belge, la Fédération Wallonie-Bruxelles assure le « pont » des synergies et des collaborations entre les politiques menées par les deux régions. C’est la thèse d’une Belgique à quatre composantes régionales, telle que défendue par certains en Wallonie [10] mais aussi, on le sait, à Bruxelles, en Flandre et en Communauté germanophone. N’a-t-elle pas reçu ces dernières années les soutiens de personnalités comme Johan Vande Lanotte, Karlheinz Lambertz et Didier Reynders ? D’autre part, la Fédération Wallonie-Bruxelles pourrait constituer l’antichambre d’une fusion des institutions régionales et communautaires, dans un seul gouvernement, avec un seul budget, pour la Wallonie et Bruxelles. C’est la thèse d’une Belgique à composantes communautaires.

On le voit, les deux branches de cette alternative ne renouvellent guère les débats des années 1980 et 1990. Si les quatre partis francophones ont marqué leur accord sur la dénomination, c’est à dire le contenant, les contenus apparaissent à tout le moins divers : entre la fusion sans le dire du ministre du budget de la Région wallonne et de la Communauté française, André Antoine, et l’idée d’un gouvernement commun de douze ministres de la Fédération, avancée par le président du FDF [11], les signaux se multiplient montrant que l’on s’écarte subrepticement mais radicalement d’une conception régionale.

Parlant de fédération et de culture, la vraie question nous paraît celle-ci : peut-on aujourd’hui concevoir, du côté wallon et du côté bruxellois un nouveau fédéralisme qui fasse fi de la Flandre, et finalement, lui tourne volontairement le dos ?

Cette piste apparaît considérablement loin de l’esprit d’ouverture et d’universalisme des concepteurs du fédéralisme wallon, voici plus d’un siècle.

 

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

[1] Une première version de ce texte a été publié en conclusion de l’article Jean-Marie KLINKENBERG et Philippe DESTATTE, La recherche de l’autonomie culturelle en Wallonie et à Bruxelles francophone : de la communauté culturelles aux séductions régionales, dans Mark VAN DEN WIJNGAERT réd., D’une Belgique unitaire à une Belgique fédérale, 40 ans d’évolution politique des communautés et des régions, à l’occasion du 40ème anniversaire du Parlement flamand, p. 59-81, Bruxelles, Parlement flamand – ASP, 2011.

[2] Freddy TERWAGNE, Pour une Belgique régionale et communautaire, p. 5, Huy, Imprimerie coopérative, 1970.

[3] Congrès du FDF : M. Désir au côté de Mme Spaak pour étendre la lutte à toute la communauté, dans Le Soir, 8 et 9 juin 1980, p. 2.

[4] La Communauté Wallonie-Bruxelles : espace de solidarité entre Wallons et Bruxellois, Conseil de la Communauté française, CRI n°3, SE 1999, p. 16.

[5] Voir Philippe DESTATTE, L’identité wallonne, Essai sur l’affirmation de la Wallonie (XIX-XXème siècles), p. 110-11, Charleroi, Institut Destrée, 1997.

[6] Antoinette SPAAK et Serge MOUREAUX, Manifeste pour l’Unité francophone, Bruxelles, Novembre 2006.

[7] Communiqué du FDF du 16/02/2008. http://www.fdf.be

[8] « Me Uyttendaele s’est empressé de reprendre à notre manifeste (sans le citer) son idée centrale : la constitution d’une Fédération Wallonie-Bruxelles. Malheureusement, il fait de celle-ci un « machin » vide de sens, qu’il inscrit (naïveté ou malignité ?) dans le cadre institutionnel actuel. Une telle solution est inacceptable car elle combine – sous une symbolique sémantique – tous les inconvénients de la situation actuelle en les aggravant. D’abord et avant tout, elle efface en réalité la Région wallonne et la prive de son autonomie et de sa personnalité ». Serge MOUREAUX, Une Belgique flamande ou un confédéralisme égalitaire ?, dans Le Soir, 26 février 2008.

[9] dans Le Soir, 17 avril 2008.

[10] Jacques BRASSINNE de La BUISSIERE et Philippe DESTATTE, Un fédéralisme raisonnable et efficace pour un Etat équilibré, Namur, 24 février 2007.

Cliquer pour accéder à 2007-02-24_J-Brassinne_Ph-Destatte_Quatrieme-Voie_FR.pdf

Ce projet a été reproduit dans Marnix BEYEN et Philippe DESTATTE, La Belgique va-t-elle disparaître ? Itinéraire d’une nation européenne, p. 81-87, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2011, ainsi qu’en annexe de Ph. DESTATTE, Une Belgique à quatre régions, une vision polycentrique pour la réforme de l’Etat belge, dans Katrin STANGHERLIN & Stefan FÖRSTER, La Communauté germanophone de Belgique (2006-2014), p. 131-152, Bruxelles, La Charte, 2014.

[11] Guy DEBISCHOP, Porte parole du FDF, Fédération Wallonie-Bruxelles : la proposition d’Olivier Maingain, Bruxelles, 31 mars 2011. http://www.fdf.be

Hour-en-Famenne, 9 juin 2014

Tondre sa pelouse reste, pour ceux qui ont la chance immense de disposer d’un jardin, un moment particulier. Moment apparemment désagréable puisqu’il s’agit sans aucun doute d’une corvée indispensable. J’avais bien tenté voici deux ans la fausse bonne idée de Natagora, de laisser pousser les herbes et éclore les fleurs sauvages : cette tentative d’échapper à la tonte a échoué lamentablement devant l’invasion des tiques, rendant pendant de longues semaines le jardin hostile tant pour les enfants que pour les animaux domestiques. Suivre ou pousser pendant une bonne heure un moteur pétaradant n’a rien d’exaltant pour qui souhaite goûter aux bonheurs de la campagne. Toutefois, tout comme ces moments de douche, heureusement plus fréquents, la tonte peut constituer un moment privilégié où l’on se vide le cerveau au terme d’une semaine bien chargée à courir entre Mons, Paris, Bruxelles, Liège et Namur et pendant laquelle l’esprit fut saturé par le surcroît d’informations – plus ou moins stratégiques – généré par l’après 25 mai 2014.

Mon esprit s’est ainsi ouvert pendant ce moment pourtant bruyant. Les deux bras bien arc-boutés au cadre de la tondeuse, je me suis forcé à penser à la mission qui attendait les formateurs du prochain gouvernement wallon. Si, à l’issue de ma tonte, j’avais quelques propos à leur tenir, quels seraient-ils ? Que ferais-je si j’étais moi-même pilote de la Région Wallonie ? J’ai d’abord chassé cette pensée me disant que les leaders politiques n’avaient rien à entendre de moi. Et puis, je me suis dit qu’on ne jugeait pas le coiffeur aux propos tenus pendant la tonte mais plutôt à la qualité de la coiffure. Je me suis donc appliqué à la double tâche : une pelouse rigoureusement soignée – que ma compagne a d’ailleurs saluée depuis – et sept propositions pour construire un programme pour le Gouvernement wallon et son administration.

Une feuille de route en 7 propositions

Dès lors, si j’étais pilote politique de la Région Wallonie,

1. je commencerais par affirmer ma volonté de rupture et de changement structurel avec l’essentiel de ce qui a précédé, en rappelant les enjeux majeurs, probablement sans précédents, auxquels la Wallonie tout entière est confrontée dans son nécessaire redéploiement [1]. Je dirais que l’heure est à l’intérêt régional, qui dépasse les stratégies de classes, les stratégies de territoires et les stratégies de partis. Et j’appellerais l’ensemble des acteurs wallons à s’inscrire dans cette idée gaulliste ;

2. j’affirmerais que le Parlement wallon est le cœur de la démocratie régionale et qu’il doit être le lieu fort et le symbole de cet intérêt général ; c’est là que je tiendrais un discours pour expliquer ce que j’attends de chacune et de chacun, aux parlementaires régionaux, mais aussi aux parlementaires wallons qui siègent au fédéral et à l’Europe ; je me présenterais entouré des chefs de file des autres grandes formations politiques de la majorité mais aussi de l’opposition et j’annoncerais la constitution d’un conseil de redéploiement d’une trentaine de membres des forces vives (administrations, entreprises, universités et associations) ;

3. je présiderais ce conseil de redéploiement destiné à recenser avec les acteurs les “tabous wallons” sur lesquels la Wallonie bute depuis trente ans avec la ferme volonté de leur apporter des réponses concrètes et immédiates. Il s’agirait, avec ces forces vives, de préparer un nouveau contrat d’avenir dans lequel chacun s’engagerait à contribuer de toutes ses forces aux objectifs communs, à le co-construire, à le mettre en œuvre, à l’évaluer ;

4. j’élargirais ma majorité au Parlement wallon et à l’assemblée de la Communauté française et au groupe linguistique francophone de la Région de Bruxelles-Capitale, de manière à pouvoir disposer de la majorité requise (2/3) pour transférer les compétences nécessaires au redéploiement des régions dans le cadre de l’article 138 de la Constitution [2]. Je négocierais avec les germanophones les transferts des compétences dont ils ont besoin pour avancer vers un modèle à quatre régions [3]. Cela impliquerait, dans tous les cas de figure, d’associer directement ou indirectement les socialistes et les libéraux à la majorité parlementaire. La plus large majorité possible serait en outre bénéfique pour la mobilisation générale attendue ;

5. je ferais en sorte que l’affectation des moyens et des ressources actuels de la Région wallonne, soit plus de 7 milliards d’euros, et ceux provenant des transferts de compétences du fédéral et de la Communauté française, soit réétudiée et plus seulement décidée sur base des politiques passées. Avec les acteurs impliqués, je définirais une stratégie globale, cohérente, transversale qui serait pilotée dans le cadre d’un plan systémique où les moyens, y compris en ressources humaines, seraient affectés à des politiques précises, donc clairement identifiées. Comme jadis au fédéral, toutes les politiques seraient naturellement remises en questionnement quant à leur essence et à leur valeur ajoutée, l’objectif étant de réaliser le maximum de concentration financière sur ce qui est véritablement estimé prioritaire dans la phase de reconversion. A aucun moment, jusqu’ici, le gouvernement wallon n’a travaillé dans cette logique. L’instrument naturel de cette démarche, pour accompagner le gouvernement, est le Service public de Wallonie, son secrétariat général et l’ensemble des directions générales, en pratiquant les processus requis par l’excellence opérationnelle ;

6. une nouvelle gouvernance serait ainsi mise en place dans laquelle l’administration wallonne jouerait le premier rôle auprès des ministres, limités à sept malgré les transferts de compétences du fédéral et des communautés. Cette prééminence de l’Administration, maintenue globalement à son volume actuel, y compris en comptant les autres membres de la fonction publique dans l’enseignement et la recherche, se marquerait par une stricte limitation des membres des Cabinets à dix collaborateurs tout niveau par ministre, quelle que soit l’ampleur de ses compétences ;

7. je me donnerais ainsi cinq ans pour transformer profondément la Wallonie de telle sorte que ses habitants puissent reprendre confiance en eux-mêmes, en leurs forces vives et en leurs élus. Les ministres que j’aurais choisis pour m’accompagner auraient fait le même engagement que le mien : travailler pour tous, sans espoir ou volonté de faire autre chose que ce qu’ils se sont engagés à réaliser pendant ces cinq ans : assurer le redéploiement de la Wallonie pour ses citoyennes et citoyens en dehors de toute considération partisane. J’y veillerais personnellement.

Un choix pour la Wallonie : entre la reconnaissance et l’humiliation collective

Ces sept points, jetés brutalement sur le papier, peuvent être nuancés par une approche plus soutenue, plus collective, plus élaborée, telle que présentée par le Collège régional de Prospective de Wallonie dans le cadre de ses travaux Wallonie 2030 et en particulier ses deux appels : d’une part, celui du 2 mars 2011 portant sur l’urgence de la construction d’un contrat sociétal wallon et, d’autre part, celui du 30 mai 2014, contenant des Principes destinés à guider l’élaboration et la mise en œuvre de la prochaine déclaration de politique régionale de Wallonie [4]. Mais l’essentiel sera dans la manière. Ainsi que je l’indiquais, le 16 février 2014 en évoquant les conditions d’un redéploiement de la Wallonie, suite aux excellentes conférences de Vincent Reuter et de Joseph Pagano, le nouveau leadership en Wallonie et pour la Wallonie ne viendra pas de femmes ou d’hommes providentiels au charisme écrasant, s’appuyant sur des Richelieu de partis et des Cabinets ministériels autoritaires. Le nouveau leadership se construira, en Wallonie et pour la Wallonie, au départ d’une ou d’un ministre-président avec son équipe de ministres et de collaborateurs aussi respectueux qu’attentifs au travail du Parlement, qui auront à cœur de replacer l’Administration wallonne d’abord, et les acteurs de la gouvernance ensuite, au cœur de l’action publique.

L’alternative à la mise en place d’un contrat sociétal pour la Wallonie a bien été identifiée par le Collège régional de Prospective de Wallonie : il s’agit d’une spirale infernale qui voit le développement tarder à nouveau, le contrôle l’emporter sur la démocratie, une amplification de ce phénomène d’exclusion sociétale que l’on appelle la sherwoodisation, le distanciement croissant des entreprises à l’égard de l’intérêt régional, le démantèlement de la cohésion sociale et un État fédéré dans lequel l’austérité est imposée par la force. Ainsi, par un mécanisme de paupérisation généralisée inscrit dans le temps, que décrit bien la sociologue française Dominique Schnapper, la société née pour assurer l’égalité de dignité de tous les êtres humains et les émanciper, pourrait devenir la société de l’humiliation [5]. Collectivement en ce qui concerne la Wallonie.

Revoilà Thomas Jefferson ?

Relisant ces quelques notes d’après tonte, ma compagne me suspecte d’encore me prendre pour Thomas Jefferson [6]… je m’en défends absolument. Mais j’émets l’espoir que l’esprit des pionniers de la Révolution américaine ou de tout autre acte fondateur ou refondateur, anime demain ceux qui seront en charge de la Wallonie au Parlement et au gouvernement wallons. Elio Di Rupo avait commencé à prendre cette voie en septembre 1999 avant de s’arrêter pour prendre la présidence de son parti au printemps de l’année suivante. Lui-même ou d’autres sont capables de reprendre ce chemin, aujourd’hui plus difficile, mais aujourd’hui plus nécessaire encore.

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

[1] Le Collège régional de Prospective de Wallonie en a récemment listé huit majeurs :

– l’importance des changements dans les compétences et les moyens dont disposera la Région wallonne ainsi que dans la perspective d’une « responsabilisation » progressive de la Région, traduite par l’engagement de la société wallonne de prendre en charge les dépenses qui lui incombent, à partir de 2024 – à peine dix ans ! –avec la suppression progressive de la dotation de transition ;

– les défis auxquels nous sommes confrontés suite à la globalisation économique et financière, à la plus grande mobilité internationale des capitaux et des populations, à la nouvelle localisation des activités économiques dans le monde et aux lacunes de la construction européenne ;

– l’incapacité de réduire les écarts entre les citoyens dans l’accès à l’emploi de qualité, à la santé, au logement et aux autres droits sociaux fondamentaux, alors que les compétences que la Région wallonne détient dans ces domaines vont être élargies ;

– la crise structurelle que connaissent l’enseignement fondamental et l’enseignement secondaire ainsi que le sous-financement de l’enseignement supérieur, au cœur pourtant de la société de la connaissance ;

la difficulté récurrente de construire une politique culturelle fédérative avec tous les acteurs du territoire wallon, de manière à contribuer à la reconnaissance et à l’exercice des droits culturels ainsi que la Déclaration de Fribourg le préconise;

– les exigences de transformation des modèles de production et de consommation en vue de les rendre plus durables, en particulier plus économes en énergie et en matières premières, ce qui oblige à construire des chemins de transition qui soient efficaces et cohérents ;

– la nécessité de bâtir une solidarité wallonne forte prenant appui sur la diversité des acteurs, des citoyens, des entreprises et des territoires constituant la Wallonie ;

– le soutien des efforts inlassables d’amélioration de la gestion publique et de la gouvernance, tant dans leurs processus politiques et délibératifs que sous l’angle des procédures administratives.

Principes destinés à guider l’élaboration et la mise en œuvre de la prochaine déclaration de politique régionale de Wallonie, 27 mai 2014.

http://www.college-prospective-wallonie.org/Principes_DPR-2014.htm

[2] Constitution belge, Article 138 : Le Parlement de la Communauté française, d’une part, et le Parlement de la Région wallonne et le groupe linguistique français du Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale, d’autre part, peuvent décider d’un commun accord et chacun par décret que le Parlement et le Gouvernement de la Région wallonne dans la région de langue française et le groupe linguistique français du Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale et son Collège dans la région bilingue de Bruxelles-Capitale exercent, en tout ou en partie, des compétences de la Communauté française.

Ces décrets sont adoptés à la majorité des deux tiers des suffrages exprimés au sein du Parlement de la Communauté française et à la majorité absolue des suffrages exprimés au sein du Parlement de la Région wallonne et du groupe linguistique français du Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale, à condition que la majorité des membres du Parlement ou du groupe linguistique concerné soit présente. Ils peuvent régler le financement des compétences qu’ils désignent, ainsi que le transfert du personnel, des biens, droits et obligations qui les concernent.

Ces compétences sont exercées, selon le cas, par voie de décrets, d’arrêtés ou de règlements.

[3] Philippe DESTATTE, Quatre États fédérés pour plus de démocratie, dans Politique, n° 80, Mai-juin 2013.

http://politique.eu.org/spip.php?article2724

Jacques BRASSINNE de La BUISSIERE et Philippe DESTATTE, Un fédéralisme raisonnable et efficace pour un État équilibré, Namur, 24 février 2007. On trouvera le projet complet sur le portail de l’Institut Destrée :

http://www.institut-destree.eu/Documents/Publications/2007-02-24_J-Brassinne_Ph-Destatte_Quatrieme-Voie_FR.pdf

[4] Appel pour un contrat sociétal wallon, Collège régional de Prospective de Wallonie, 2 mars 2011, publié dans La Libre Belgique, 4 mars 2011,

http://www.lalibre.be/debats/opinions/appel-pour-un-contrat-societal-wallon-51b8cf40e4b0de6db9c04afa

et Principes destinés à guider l’élaboration et la mise en œuvre de la prochaine déclaration de politique régionale de Wallonie, 27 mai 2014,

http://www.college-prospective-wallonie.org/Principes_DPR-2014.htm

[5] Dominique SCHNAPPER, L’esprit démocratique des lois, p. 280-281, Paris, Gallimard, 2014.

[6] Philippe DESTATTE, “Faire naître les Etats-Unis avec Washington et Jefferson”, Entretien avec Pierre Havaux, dans Le Vif, 31 août 2012, p. 86-87.

Namur, le 1er juin 2014

C’est au professeur Paul Duvigneaud, rencontré au gré d’un vernissage dans une galerie de peinture bruxelloise, que je dois, à l’âge tardif de trente ans, une leçon sur les écosystèmes, l’écologie industrielle ainsi que sur les principes de ce qu’on appelle aujourd’hui l’économie circulaire. Partant de l’exemple des anciens bassins de décantation Solvay près de Charleroi, cas que je lui avais soumis pour le provoquer sur la préservation des ressources naturelles [1], et du procédé de fabrication de la soude, l’auteur de La synthèse écologique [2], donnait soudainement chez moi du sens à ces idées. Du même coup, il les rattachait avec pédagogie à mes rudiments de connaissances des concepts de biosphère et de système complexe que j’avais découverts, une dizaine d’années auparavant, dans la pensée teihardienne [3]. Ainsi, réfléchissant en termes de flux et de stocks, Duvigneaud ajoutait déjà au cycle du carbone et de l’oxygène, à l’échelle d’un bassin industriel et urbain, celui du phosphore et des métaux lourds. De leur côté, quelques années plus tard – mais on n’était encore qu’en 1983 –, Gilles Billen, Francine Toussaint et une brochette d’autres chercheurs de disciplines différentes, montraient comment la matière circulait dans l’économie belge. Prenant eux aussi en compte les flux d’énergie et les échanges d’informations, ils apportaient un regard neuf complémentaire à l’écologie industrielle et des pistes concrètes de modifications du système, comme les recyclages court et long [4].

Aujourd’hui, après quelques tours du monde, ainsi que quelques nouvelles décennies de dégradation de notre biosphère et de notre environnement de proximité, l’économie circulaire revient en force.

1. Qu’est-ce que l’économie circulaire ?

On entend par économie circulaire, une économie qui contribue aux finalités du développement durable en élaborant des processus et des technologies tels qu’elle substitue à un modèle de croissance dit linéaire, trop consommateur de ressources (matières premières, énergie, eau, foncier) et trop producteur de déchets, un modèle de développement écosystémique, parcimonieux en prélèvements naturels, pauvre en résidus, mais à la performance équivalente voire accrue [5].

La Fondation créée en 2010 par la navigatrice britannique Ellen MacArthur, référence internationale en matière d’économie circulaire, précise que l‘économie circulaire est un terme générique pour une économie qui est réparatrice par nature. Les flux de matières sont de deux types, des matières biologiques, qui ont vocation à retourner à la biosphère, et des matières techniques, qui ont vocation à circuler avec une perte de qualité aussi faible que possible, tour à tour entraînant le changement vers une économie alimentée finalement par de l’énergie renouvelable [6]. C’est, ainsi que l’indiquait la fondatrice et navigatrice, un système où les choses sont faites pour être refaites [7].

Même si le concept d’économie circulaire apparaît très récent, il s’inscrit, nous l’avons vu, dans une tradition plus ancienne qui remonte aux années 1970 avec le développement de l’analyse des systèmes, la prise de conscience de l’existence de la biosphère et des écosystèmes ainsi que ce qu’on appelle le métabolisme industriel. Dans un ouvrage publié à la Fondation Charles Léopold Mayer, Suren Erkman définissait ce métabolisme industriel comme l’étude de l’ensemble des composants biophysiques du système industriel. Pour la directrice de l’ICAST à Genève, cette démarche, essentiellement analytique et descriptive, vise à comprendre la dynamique des flux et des stocks de matière et d’énergie liés aux activités humaines, depuis l’extraction et la production des ressources jusqu’à leur retour inévitable, tôt ou tard, dans les processus biogéchimiques [8]. Dans un bref historique et une recension des écoles de pensées liées au modèle de l’économie circulaire [9], la Fondation MacArthur évoque également d’autres sources comme le Regenerating Design de l’architecte John Tillman Lyle (1934-1998), professeur à la California State Polytechnic University de Pomona [10], les travaux de son collègue designer William McDonough avec le chimiste allemand Michael Braungart sur l’éco-efficacité et le processus de certification dit Cradle to cradle (C2C)[11], ceux de l’économiste suisse et membre du Club de Rome Walter R. Stahel, auteur de recherches sur la dématérialisation de l’économie [12], ceux de Roland Clift, professeur de Technologie environnementale à l’Université du Surrey (UK) et président de l’International Society for Industrial Ecology [13], les travaux de la consultante américaine Janine M. Benyus, professeur à l’Université du Montana, connue pour ses recherches sur le biomimétisme [14], ainsi que les écrits de l’homme d’affaires d’origine belge Günter Pauli, ancien assistant du fondateur du Club de Rome Aurelio Peccei et lui-même auteur du rapport L’économie bleue [15]. De nombreuses autres personnalités pourraient être citées, peut-être moins connues dans le monde anglo-saxon, mais certainement aussi précurseures. Je pense au professeur Paul Duvigneaud, déjà évoqué…

2. Les pratiques qui fondent l’économie circulaire

Comme le note l’étude rédigée par Richard Rouquet et Doris Nicklaus pour le Commissariat général au Développement durable (CGCD) et publiée en janvier 2014, l’objectif du passage à l’économie circulaire est de substituer progressivement l’utilisation des matières premières vierges par la réutilisation, en boucle, des matières déjà en circulation [16]. Ces deux chercheurs ont analysé les dispositifs législatifs et réglementaires de mise en œuvre de l’économie circulaire au Japon, en Allemagne, aux Pays-Bas ainsi qu’en Chine, et montrent que, au delà des fameux “trois r” (réduction, réutilisation, recyclage [17]), ce concept donne en fait lieu à des approches et à des priorités qui sont parfois très différentes en nature comme en intensité selon les pays. On pourrait ajouter qu’au sein même des pays et des régions, le sens que l’on attribue à l’économie circulaire est très varié et dès lors porte sur des activités et des processus plus ou moins étendus.

Néanmoins, on peut suivre l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie (ADEME) lorsque celle-ci intègre sept pratiques à l’économie circulaire [18].

Economie-circulaire_2014-06-01

2.1. L’éco-conception

L’éco-conception est un processus de gestion stratégique de la conception qui tient compte des impacts environnementaux tout au long du cycle de vie des emballages, des produits, des procédés, des services, des organisations et des systèmes. Il permet de distinguer ce qui relève des déchets et ce qui relève de la valeur [19]. Le bien ou le service ainsi écoconçu vise à remplir une fonction et à satisfaire un besoin avec la meilleure éco-efficience possible, c’est-à-dire en utilisant les ressources de façon efficace et en minimisant les impacts environnementaux et sanitaires [20].

2.2. L’écologie industrielle

De manière globale, on peut définir l’écologie industrielle comme un effort pour déterminer les transformations susceptibles de rendre le système industriel compatible avec un fonctionnement “normal” des écosystèmes biologiques [21]. De manière pragmatique et opératoire, l’ADEME la définit comme un mode d’organisation industrielle répondant à une logique collective de mutualisation, de synergies et d’échanges, mise en place par plusieurs opérateurs économiques à l’échelle d’une zone ou d’un territoire, et caractérisée par une gestion optimisée des ressources (matières premières, déchets, énergies et services) et une réduction des circuits [22]. L’écologie industrielle s’appuie en premier lieu sur le métabolisme industriel, c’est-à-dire l’analyse des flux de matières et d’énergie liés à toute activité.

2.3. L’économie de la fonctionnalité

Comme l’indique ATEMIS, le modèle de l’Economie de la Fonctionnalité répond à l’exigence de nouvelles formes de productivité fondées sur une performance d’usage et territoriale des productions. Il consiste à produire une solution intégrée de biens et de services, basée sur la vente d’une performance d’usage et/ou d’une performance territoriale, permettant de prendre en compte les externalités sociales et environnementales et de valoriser les investissements immatériels dans une économie désormais tirée par les services [23]. L’économie de la fonctionnalité privilégie donc l’usage sur la possession et, comme l’indique l’ADEME, tend à vendre des services liés aux produits plutôt que les produits eux-mêmes.

2.4. Le réemploi

Le réemploi est l’opération par laquelle un produit est donné ou vendu par son propriétaire initial à un tiers qui, a priori, lui donnera une seconde vie [24]. Le réemploi permet de prolonger la vie du produit lorsqu’il ne répond plus au besoin du premier consommateur en le remettant dans le circuit économique, par exemple sous la forme de produit de deuxième main. Les activités de troc s’inscrivent dans cette logique. Le réemploi n’est pas un mode de traitement, de transformation des déchets, mais une composante de leur prévention.

2.5. La réparation

Il s’agit de remettre en état d’usage ou en fonctionnement des produits abîmés ou en panne afin de leur donner une deuxième vie. Ces processus s’inscrivent en faux contre la logique des objets jetables ou de l’obsolescence programmée.

2.6. La réutilisation

La réutilisation est une intervention sur les déchets pour les introduire, entiers ou en pièces détachées, dans un autre circuit ou une autre filière économique, avec un choix qualitatif et une volonté de durabilité [25]. Le développement des ressourceries dans le cadre de l’économie sociale et solidaire y participe.

2.7. Le recyclage

Ainsi que le relève l’ADEME, le recyclage consiste en une réutilisation des matières premières issues des déchets, en boucle fermée pour les produits similaires, ou en boucle ouverte pour l’utilisation dans d’autres types de biens [26].

3. Des politiques qui vont du global au local mais deviennent de plus en plus concrètes au fur et à mesure qu’elles se rapprochent des entreprises

L’inscription de l’économie circulaire dans les finalités du développement durable répond à une demande spécifique. En effet, le Rapport Brundtland, Notre avenir à tous (1987) avait attiré l’attention, dans son chapitre 8, Produire plus avec moins, sur le fait que si l’industrie prélève des matériaux dans le patrimoine des ressources naturelles et introduit à la fois des produits et de la pollution dans l’environnement de l’être humain, il convient d’encourager celles des industries et activités industrielles qui sont les plus efficaces du point de vue de l’utilisation des ressources, qui engendrent le moins de pollution et de déchets, qui font appel à des ressources renouvelables plutôt qu’à celles qui ne le sont pas et qui réduisent au minimum les impacts négatifs irréversibles sur la santé des populations et sur l’environnement. Le Rapport préconise que les pouvoirs publics ainsi que les industries intègrent des considérations relatives aux ressources et à l’environnement dans leurs processus de planification industrielle et de prise de décisions. Cette intégration, écrit la Première ministre norvégienne, permettra de réduire graduellement la quantité d’énergie et de ressources nécessaires à la croissance future, en augmentant l’efficacité de l’utilisation des ressources, en diminuant la quantité de déchets et en favorisant la récupération et le recyclage des ressources [27].

Outil majeur au service du développement durable, le modèle de l’écologie industrielle est aussi, comme l’indique Christian du Tertre, celui de l’économie circulaire, qui innove sur le plan de la gouvernance territoriale : ce n’est pas seulement un modèle entrepreneurial, il s’intéresse aussi à la transformation des relations entre acteurs sur un territoire particulier. Son caractère circulaire implique la mutualisation entre différents acteurs de certains investisseurs et ressources, matériels comme immatériels. Pour le professeur d’économie à l’Université Paris-Diderot, les relations interindustrielles ne relèvent plus seulement d’une relation marchande classique, mais d’un partenariat de long terme pouvant conduire à la constitution d’un patrimoine immatériel collectif : partage de compétences, de centres de recherche, d’investissements immatériels[28]

Ainsi, l’économie circulaire apparaît-elle comme un axe de développement majeur qui s’articule du global au local et fonde des politiques, systémiques et transversales, qui se mènent tant aux niveaux européen, national/fédéral, régional et territorial. Ces politiques ont vocation à s’emboîter, s’articuler, en devenant de plus en plus concrètes au fur et à mesure qu’elles se rapprochent des agents de terrain, et donc des entreprises.

C’est ce que je montrerai dans un prochain papier.

Philippe Destatte

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Autres ressources :

Ph. DESTATTE, Les entreprises et les territoires, berceaux de l’économie circulaire, Blog PhD2050, Namur, 25 juillet 2014.

Ph. DESTATTE, Quatre principes d’action pour concrétiser l’économie circulaire, Blog PhD2050, 22 janvier 2015.

[1] Paul DUVIGNEAUD et Martin TANGUE, Des ressources naturelles à préserver, dans Hervé HASQUIN dir., La Wallonie, le pays et les Hommes, Histoire, Economies, Sociétés, vol. 2, p. 471-495, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1980.

[2] Voir Paul DUVIGNEAUD, La synthèse écologique, Populations, communautés, écosystèmes, biosphère, noosphère, Paris, Doin, 2e éd., 1980. (La première édition intitulée Ecosystèmes et biosphère avait été publiée en 1962 par le Ministère de l’Education nationale et de la Culture de Belgique.) – Gilles BILLEN e.a., L’Ecosystème Belgique, Essai d’écologie industrielle, Bruxelles, CRISP, 1983.

[3] Par biosphère il faut entendre ici, non pas, comme le font à tort quelques-uns, la zone périphérique du globe où se trouve confinée la Vie, mais bien la pellicule de substance organique dont nous apparaît aujourd’hui enveloppée la Terre : couche vraiment structurelle de la planète, malgré sa minceur !… Ce qui est plus sûr, c’est que, dès les premiers débuts, l’écume protoplasmatique apparue à le surface du globe a dû manifester, en plus de sa « planétarité » l’autre caractère destiné à croître régulièrement en elle au cours des âges : je veux dire l’extrême inter-liaison des éléments formant sa masse encore informe et flottante. Car la complexité ne saurait se développer à l’intérieur de chaque corpuscule sans entraîner, corrélativement et de proche en proche un enchevêtrement de relations, un équilibre délicat et perpétuellement mobile, entre corpuscules voisins. De cette inter-complexité collective, extension naturelle et surcroît de l’intra-complexité propre à chaque particule, nous aurons à considérer plus loin, chez l’Homme, sous forme de « socialisation convergente », une expression singulière, terminale et unique…  Pierre TEILHARD de CHARDIN, L’homme et l’univers, p.57-58, Paris, Seuil, 1956.

[4] Gilles BILLEN e.a., L’Ecosystème Belgique…1983.

[5] La littérature fait souvent référence à la définition de Xiaohong FAN, tirée de sa thèse de doctorat à l’Université de Troyes, L’économie circulaire en Chine, 2008, p. 4 : l’économie circulaire est un système économique qui est apte à réintroduire dans le cycle de la production et de la consommation tous les déchets, sous-produits ou objets usés, qui redeviennent alors soit matières nouvelles, soit objets réutilisables sous forme ancienne réhabilitée, ou encore qui sont réinventés sous une nouvelle forme. Voir notamment Frédéric BOUCHARD, sur secondcycle.net, 2013. Jean-Claude LEVY, avec le concours de Xiaohong FAN, L’économie circulaire : l’urgence écologique, Monde en transe, Chine en transit, Paris, Presses des Ponts et Chaussées, 2009.

– Voir aussi la définition du Conseil économique, social et environnemental : le concept d’économie circulaire consiste à rechercher au maximum la réutilisation des sous-produits de chaque processus de production ou de consommation pour réintégrer ces derniers et éviter leur dégradation en déchets, en les considérant comme des ressources potentielles. Ce concept englobe la réduction de déchets en amont par l’éco-conception des produits, le remplacement de la vente de produits par la vente de services ou la location (économie de fonctionnalité), peu génératrices de déchets, le réemploi et enfin le recyclage. République française, Avis et rapports du Conseil économique et social, Avis présenté par Mme Michèle ATTAR, Enjeux de la gestion des déchets ménagers et assimilés en France, p. 77, Paris, CES, 2008. – On se référera par ailleurs à l’approche documentaire réalisée par le CRDD : Bibliographie du CRDD, Economie circulaire et déchets, Août 2013.

Cliquer pour accéder à Biblio_CRDD_Economie_circulaire-2.pdf

[6] The circular economy is a generic term for an economy that is regenerative by design. Materials flows are of two types, biological materials, designed to reenter the biosphere, and technical materials, designed to circulate with minimal loss of quality, in turn entraining the shift towards an economy ultimately powered by renewable energy. http://www.ellenmacarthurfoundation.org/Towards the Circular Economy, Economic and business rationale for an accelerated transition, Ellen MacArthur Foundation, Rethink the Futur, t. 1, 2013.

[7] Ellen MACARTHUR, Rethink the Future, L’Economie circulaire, Ellen MacArthur Foundation – YouTube, 4 octobre 2010.

[8] Suren ERKMAN, Vers une écologie industrielle, Comment mettre en pratique le développement durable dans une société hyper-industrielle ?, p. 12-13, Paris, Fondation Charles Léopold Mayer, 2e éd., 2004 (1998).

[9] The Circular Model, Brief History and Schools of Thought, Ellen MacArthur Foundation, Rethink the Futur, 4 p., s.d. http://www.ellenmacarthurfoundation.org/

[10] John T. LYLE, Regenerative Design for Sustainable Development, New York, John Wilmey & Sons, 1994.

http://www.csupomona.edu/~crs/

[11] William Mc DONOUGH & Michael BRAUNGART, The Next Industrial Revolution, in The Atlantic, October 1, 1998. http://www.theatlantic.com/magazine/archive/1998/10/the-next-industrial-revolution/304695/ – W. McDONOUGH & M. BRAUNGART, Cradle to Cradle, Créer et recycler à l’infini, Paris, Editions alternatives, 4e éd., 2011.

[12] Walter R. STAHEL, The Performance Economy, London, Palgrave MacMillan, 2006.

[13] Roland CLIFT, Beyond the “Circular Economy”, Stocks, Flows and Quality of Life, The Annual Roland Clift Lecture on Industrial Ecology, November 6, 2013.

[14] Janine M. BENUYS, Biomimicry, Innovation inspired by Nature, New York, William Morrow, 1997. – Biomimétisme, Quand la nature inspire les innovations durables, Paris, Rue de l’Echiquier, 2011.

[15] Gunter PAULI, The Blue Economy, 10 Years, 100 Innovations, 100 Million Jobs, Taos N.M., Paradigm, 2010.

[16] Richard ROUQUET et Doris NICKLAUS, Comparaison internationale des politiques publiques en matière d’économie circulaire, coll. Etudes et documents, n° 101, Commissariat général au Développement durable, Janvier 2014. Les auteurs précisent, p. 9, que La réutilisation, en boucle, des matières n’est possible ni pour la production d’énergie à partir de combustibles fossiles, ni pour les matières qui font l’objet d’usages dispersifs. De ce fait, l’utilisation de la biomasse (y compris bois) pour la production d’énergies ou de matériaux est un élément essentiel dans la transition vers une économie circulaire.

[17] En pratique, écrivait le CGDD en novembre 2013 : prendre en compte des impacts environnementaux sur l’ensemble du cycle de vie d’un produit et les intégrer dès sa conception, favoriser le réemploi, la réparation des produits, privilégier l’usage à la possession ou la vente d’un service plutôt qu’un bien, recycler les matières issues des déchets, mettre en place des « symbioses industrielles » ou mutualiser des services sur un territoire, voici autant d’actions à mettre en œuvre pour une transition vers une économie circulaire. L’économie circulaire, un nouveau modèle économique, Paris, Commissariat général au Développement durable, Novembre 2013, p. 1.

[18] Osons l’économie circulaire, dans C’est le moment d’agir, n° 59, ADEME, Octobre 2012, p. 7. – Smaïl AÏT-EL-HADJ et Vincent BOLY, Eco conception, conception et innovation, Les nouveaux défis de l’entreprise, Paris, L’Harmattan, 2013.

[19] Sharon PRENDEVILLE, Chris SANDERS, Jude SHERRY, Filipa COSTA, L’économie circulaire suffit-elle ?, p. 2, Ecodesign Centre Wales – Pôle Eco-conception et Management du Cycle de Vie, Mars 2014.

[20] Economie circulaire : bénéfices socio-économiques de l’éco-conception et de l’écologie industrielle, dans ADEME et vous, Stratégie et études, n° 33, 10 octobre 2012, p. 2.

[21] Suren ERKMAN, Vers une écologie industrielle…, p. 13.

[22] Osons l’économie circulaire…, p. 7. – Thomas E. GRAEDEL et Braden R. ALLENBY, Industrial Ecology, Englewood Cliffs, NJ, Prentice Hall, 1995.

[23] Atemis, Analyse du Travail et des Mutations de l’Industrie et des Services, 28 janvier 2014. – voir Christian du TERTRE, Economie de la fonctionnalité, développement durable et innovations institutionnelles, dans Edith HEURGON dir., Economie des services pour un développement durable, p. 142-255, Paris, L’Harmattan, 2007.

[24] Réemploi, réparation et réutilisation, Données 2012, Synthèse, p. 6, Angers, ADEME, 2013.

[25] The conservation of resources through more effective manufacturing processes, the reuse of materials as found in natural systems, a change in values from quantity to quality, and investing in natural capital, or restoring and sustaining natural resources. Paul HAWKEN, Amory LOVINS & L. Hunter LOVINS, Natural Capitalism, Creating the Next Industrial Revolution, Little, Brown & Cie, 1999.

[26] Ibidem.

[27] Gro Harlem BRUNDTLAND, Notre avenir à tous, Nations Unies, 1987, p. 168, 173 et 177.

Cliquer pour accéder à rapport_brundtland.pdf

[28] Christian du TERTRE, L’économie de la fonctionnalité, pour un développement plus durable, Intervention aux journées de l’économie Produire autrement pour vivre mieux, p. 3, Paris, 8 novembre 2012. http///www.touteconomie.org/jeco/181_537.pdf

Namur, le 4 mai 2014

 La contraction annoncée des finances publiques constitue aujourd’hui un enjeu majeur pour de nombreux territoires et régions. Les mois qui viennent en France et ceux qui suivront le 25 mai 2014 en Wallonie vont probablement imposer un tournant majeur dans les politiques publiques. Le risque est grand de voir les dépenses faire l’objet de logiques de pure rationalisation plutôt que d’optimisation stratégique. Certes, ces deux volontés visent l’efficience, l’efficacité à un coût optimal. Mais la première consiste trop souvent à utiliser des procédures de calcul économique et d’organisation du travail pour limiter linéairement et drastiquement les dépenses publiques et donc, souvent, la qualité des services. La seconde, l’optimisation stratégique, tend à créer les meilleures conditions de fonctionnement des services pour atteindre les finalités de l’action publique ainsi que les objectifs stratégiques et opérationnels qui y sont liés.

 La nuance est plus qu’importante : elle est fondamentale. Notre préférence va, sans aucun doute, à la seconde. En effet, en s’attachant à créer les meilleures conditions de fonctionnement des services, l’optimisation stratégique s’inscrit, comme et avec la prospective, dans une logique d’apprentissage en double boucle, c’est-à-dire en s’interrogeant sur le pourquoi et pas seulement sur le comment du système, donc en retournant aux finalités, aux objectifs ultimes de l’action, ainsi qu’en s’interrogeant sur la place et le rôle respectif des acteurs du système. Ainsi, de manière tout à fait concrète, un effort d’optimisation stratégique d’un service public s’enclencherait par l’ouverture successive de quatre portes :

– celle de la vision globale dans lequel il inscrit son action, des enjeux auxquels il doit répondre, ce qui apportera aux fonctionnaires de ce service public la compréhension de la mission ou des missions à laquelle ou auxquelles ils participent mais aussi de la direction vers laquelle évoluera ce service public ;

– celle de leur positionnement clair au sein du système et dans la chaîne de valeur, ce qui renforcera considérablement leur reconnaissance ;

– celle de l’adéquation des moyens et processus de la mise en œuvre avec les objectifs et les tâches des stratégies qui leur sont confiées, ce qui leur donnera la confiance ;

– celle de l’évaluation des politiques publiques mais aussi de l’action et du fonctionnement de l’administration, ce qui augmentera l’imputabilité, ce que les Anglo-saxons appellent l’accountability, le rendre-compte.

 1. La porte de la compréhension

La question de la compréhension par les fonctionnaires de leur rôle dans la société actuelle est aujourd’hui centrale, me disait l’un d’entre eux, et est identifiée comme l’une des principales causes de la démotivation : “pourquoi et pour qui travaille-t-on” sont des questions auxquels les agents ont souvent du mal à répondre…

L’analyse systémique et sa modélisation, tels que théorisés par Jean-Louis Le Moigne, constituent des outils incomparables pour comprendre le fonctionnement d’une organisation, de son environnement, de son évolution, de sa structure, de son activité et, le plus important, de ses finalités [1]. Cette approche fixe le cadre dans lequel la prospective peut déployer ses méthodes pour faire émerger les enjeux de long terme et définir les finalités qui donneront le ton de la vision de l’organisation. Les enjeux, formulés avec soin comme autant de questions complexes, ouvrent les questionnements nécessaires pour définir des alternatives et identifier les missions, les objectifs, les actions les plus pertinentes ainsi que les plus cohérentes. Finalités et vision sont déterminantes pour donner le sens à l’action entreprise ou à entreprendre. On cherche souvent en vain la vision d’un conseil régional, d’un exécutif ou d’une administration territoriale. Plus souvent encore, poser la question de la vision qui est la leur paraît terriblement incongru aux élus ou aux fonctionnaires que l’on a en face de soi. De même, une meilleure compréhension par les fonctionnaires de leur(s) mission(s) passera obligatoirement par une définition précise de la vision future du territoire pour lequel ils travaillent. On oublie généralement que les moyens s’organisent selon les fins et non le contraire. Mais cela impose, évidemment, que les fins soient exprimées, perçues, rendues explicites. Le sociologue Erhard Friedberg nous a effectivement appris à considérer d’un même regard, confondu dans un même système, le monde des organisations et celui de l’action collective. Il n’y a en réalité pas d’action collective un tant soit peu durable qui ne produise un minimum d’organisation et qui ne génère à terme un noyau organisationnel plus ou moins formalisé, autour duquel “s’organisera” la mobilisation et pourront s’agréger les intérêts [2].

2. La porte de la reconnaissance

Interrogé par des Cabinets ministériels sur des stratégies à mener, combien de fois n’avons-nous pas, en réponse préalable, posé la question de savoir ce qu’en pense l’Administration ? Sans bien entendu recevoir de réponse parce que l’Administration, comme nous le préjugions, n’avait pas été consultée sur la question, n’étant pas jugée digne de l’être. La reconnaissance des acteurs révèle et valorise le travail de chacun, même le travail apparemment modeste mais fondamental au fonctionnement de la chaîne de valeur. Cette reconnaissance passe par l’identification de tous les acteurs de l’environnement. Leurs jeux, leurs trajectoires, le cheminement du système tout entier, sont particulièrement éclairants pour positionner de manière optimale la mission de l’organisation et l’action de ses membres dans l’évolution de ce système.

La reconnaissance précède la connaissance notait justement le prospectiviste Thierry Gaudin qui relevait qu’un système neuronal ne s’occupe pas de tout tout le temps mais qu’il est allumé sélectivement selon les moments et surtout selon ce qu’il a en face de lui comme stimuli et comme travail à faire [3]. L’activation est donc fondamentale. Elle se fait par l’expression de l’enjeu mais aussi par un mécanisme de prise en charge : l’enjeu est confié, ce qui implique la responsabilisation, l’empowerment (l’autonomisation), le commitment (l’engagement). Soyons conscients que, dans un contexte de démobilisation d’une fonction publique trop souvent méprisée – que l’on pense à l’enseignement notamment ! –, il s’agit aussi de lutter contre la “déresponsabilisation”.

La reconnaissance de l’acteur passe également par celle de la compétence. Lors d’un récent travail sur le rôle des provinces, et en particulier de la Province du Hainaut, dans la dynamique des territoires, les rapporteurs de la démarche ont pu parler d’une véritable légitimité de compétences. Celle-ci se fonde sur le respect et la valorisation des techniques, des tours de main, de l’expérience, de la créativité, de la capacité d’initiative, mais aussi de l’indépendance, de l’affranchissement du politique et du souci de l’intérêt général et du bien commun. Ces compétences ne sont évidemment pas figées : elles sont évolutives, tournées vers les nouveaux et futurs métiers, portées vers l’innovation dans le respect d’une certaine continuité de pratiques et de savoir-faire, ouvertes à une polyvalence réelle et fondées sur une nouvelle rationalité. Cette dernière, notait Pierre Calame, associe une finalité, un mode d’allocation et d’organisation des moyens mobilisés pour fonder une logique d’action. Et le directeur général de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’Homme concluait que par les effets qu’elle produit sur le changement de la société, l’efficacité de l’action publique légitime ou dé-légitime le pouvoir aux yeux des citoyens, tout autant que sa légalité [4].

3. La porte de la confiance

La confiance est d’abord née de l’adéquation des moyens et processus de la mise en œuvre avec les objectifs et les tâches des stratégies qui sont confiées à l’acteur concerné. C’est la précarité, l’incertitude, l’instabilité qui génèrent la méfiance.

La confiance se gagne aussi par la (re)formulation d’un mandat clair. Lors d’un séminaire conjoint de l’Institut national d’Etudes territoriales (INET) et du Centre national de la Fonction publique territoriale (CNFPT), tenu en 2012, le professeur à l’Euro Institut Kehl-Strasbourg (Ecole des Sciences administratives) Gernot Joerger mettait en évidence les objectifs du Lean Management (Gestion optimisée [5]) appliqués à la fonction publique, sur base de son expérience en Bade-Wurtemberg. Ces objectifs constituent une véritable conduite du changement, assez éloignée des logiques de cures d’amaigrissement administratif que d’aucuns imaginent : une optimisation permanente des structures et des processus, la réduction des niveaux hiérarchiques, une diminution des césures dans les processus de décision, le développement du travail en équipe sans hiérarchie, une utilisation optimale des potentiels des personnels [6]. Tous ces objectifs contribuent, à nos yeux, à un renforcement des ressources de la fonction publique – en particulier des ressources intellectuelles. Renforcer ces ressources, c’est d’abord adapter les acteurs et agents aux nouveaux métiers. C’est ensuite, augmenter la performance des services. Mais, c’est surtout, enfin changer de centre de gravité dans le système. Contrairement à une tendance en cours qui consiste trop souvent à écarter l’Administration vers la périphérie, il s’agit de la replacer au cœur du système politique et étatique. A la fois en amont, pour la préparation de la décision, et en aval, pour sa mise en œuvre. Par souci d’appropriation, bien sûr, mais pas seulement. Par souci également de la qualité de la décision.

4. La porte de l’imputabilité

Plutôt que d’y voir – comme on le fait trop souvent – un dispositif qui conduit à un jugement, dans une logique de “nouvelle gouvernance” et de “nouvelles” politiques publiques territoriales [7], il faut d’avantage concevoir l’évaluation comme un processus d’apprentissage collectif destiné à construire une analyse. Celle-ci permettra d’améliorer l’information et favorisera l’appropriation de la politique menée. L’évaluation permettra surtout d’améliorer la prise de décision future, en la fondant sur des expériences et des bases nouvelles, et en étant plus attentif à l’affectation des ressources ainsi qu’à la durabilité (efficacité, efficience, cohérence, impacts, etc.) des actions menées.

Les fondements de l’évaluation démocratique sont la participation et l’indépendance. Participation des bénéficiaires des politiques menées bien entendu, mais aussi participation des organismes porteurs des mesures évaluées. Donc de l’administration elle-même qui doit être la partenaire sinon le moteur de cette évaluation, même et surtout si elle est conduite par un évaluateur externe. Indépendance de celui qui pilote l’évaluation partenariale, à l’égard de l’administration mais aussi du politique. A cet égard, il faut toujours regretter que, compte tenu du rôle important que le gouvernement wallon lui assigne en matière d’évaluation des politiques régionales, l’IWEPS n’ait toujours pas été libéré de son statut de pararégional de type A. En effet, le rôle déterminant que joue le ministre-président – et donc son Cabinet – dans la gestion de l’institution continue à jeter une suspicion de principe sur l’indépendance de cet institut malgré les préjugés favorables dont bénéficie son administrateur général ainsi que la déontologie qui, sans aucun doute, anime les chercheuses et les chercheurs qui y travaillent.

Conclusion : la recherche d’une ligne idéale, celle de l’intelligence

 Après avoir fait son entrée dans les administrations nationales et fédérales [8], le Lean Management suscite l’intérêt des élus et de la fonction publique régionale et territoriale, dans un contexte de contraction budgétaire manifeste. Des critiques ont été adressées à ce type de gestion appliqué à la fonction publique [9]. Il faut pouvoir les entendre et les rencontrer, car il n’existe aucune pratique universelle qui n’ait été adaptée et ajustée aux réalités locales. D’ailleurs, on peut lire la démarche de Lean Management de manière différente à l’instar des traductions qui en sont données. Gestion allégée, riche, frugale, sans gaspillage, certes, mais aussi ligne idéale. Cette dernière formulation rend probablement le mieux l’idée d’optimisation. Optimisation par plus de participation. Optimisation vers plus d’intelligence.

Optimisation par la participation, car, en convoquant à nouveau Friedberg, aucune organisation, aussi “utilitaire” soit-elle, ne peut se passer de l’enthousiasme et de l’investissement de ses membres, comme les excès du taylorisme et la redécouverte de la “culture d’entreprise” au cours des dix ou quinze dernières années nous l’ont bien fait comprendre [10].

Mais aussi optimisation vers plus d’intelligence, car implanter de nouvelles méthodes de gouvernance et de gestion – nous en avons fait l’expérience avec l’évaluation, la prospective et la contractualisation des politiques publiques – n’est pas innocent. Ces démarches n’ont de sens que si elles sont relues et reformatées à l’aune des territoires et des organisations qui s’en saisissent. C’est, du reste, ce que les grands bureaux de consultants internationaux ont souvent du mal à comprendre. La Normandie, le Nord-Pas-de-Calais ou la Wallonie ne sont ni la Californie, l’Ontario ou le Yamagata. La fonction publique territoriale française ou le Service public de Wallonie ne sont ni Toyota ni Motorola. Comme l’indiquaient les conclusions du débat tenu au CNPFT sur ce sujet en mars 2012, cette démarche doit se comprendre comme un projet global et sur le long terme visant à placer les personnels au centre du dispositif afin d’imposer le travail intelligent au sein de collectifs à construire de toutes pièces [11].

Travailler avec les acteurs pour progresser ensemble, essayer de faire mieux pour atteindre des objectifs de long terme constituent des principes que l’on peut théoriquement appliquer partout. Mais chaque endroit, chaque territoire, chaque organisation, comme chaque femme et chaque homme est unique. Et ils ont droit, chacune et chacun, à la compréhension, à la reconnaissance, à la confiance, à l’imputabilité.

Philippe Destatte

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 [1] Jean-Louis LE MOIGNE, La théorie du système général, Théorie de la modélisation, coll. Les Classiques du Réseau Intelligence de la Complexité, 2006. http://www.mcxapc.org.

[2] Erhard FRIEDBERG, Le pouvoir et la règle, Dynamiques de l’action organisée, p. 23-24, Paris, Seuil, 1997.

[3] Thierry GAUDIN, De la reconnaissance à l’intelligence collective, dans Fabienne GOUX-BAUDIMENT, Edith HEURGON et Josée LANDRIEU, Expertise, débat public : vers une intelligence collective, p. 341-342, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2001.

[4] Pierre CALAME, La démocratie en miettes, Pour une révolution de la gouvernance, p. 159, Paris, Descartes & Cie, 2003.

[5] Le Lean Management (ou Gestion optimisée) est un mode de gestion participative, d’accompagnement et de conduite du changement, utilisé dans les entreprises, les organisations ou les administrations, qui implique les acteurs (personnels, cadres, bénéficiaires, etc.) dans des processus d’amélioration de la qualité des services et d’optimisation de leur fonctionnement.

[6] Gernot JOERGER, Lean Management et optimisation des processus dans l’administration communale allemande, Retour d’expériences, INET-CNFPT, 28 mars 2012. G. Joerger y définit le Lean Management comme l’ensemble des principes, méthodes et procédures, destinés à renforcer l’efficience de l’ensemble de la chaïne de valeur dans le cadre de la prestation d’un service ou de la production de biens. – Voir aussi : James P. WOMACK, Daniel T. JONES, Daniel ROOS, The Machine that changed the World, New York, Rawson, 1990. – Ib. Le Système qui va changer le monde, Paris, Dunod, 1992. – J. WOMACK and D. JONES, Lean Thinking, London, Simon & Schuster, 2003. – Michael BALLE & Godefroy BEAUVALLET, Le Management Lean, Montreuil, Pearson, 2013.

[7] Yves CHAPPOZ et Pierre-Charles PUPION, Une nouvelle gouvernance et de nouvelles politiques publiques territoriales, dans Gestion et Management public, 2013/4, vol. 2/n°2, Décembre 2013 – Janvier 2014, p. 1-4.

[8] Manager autrement : le lean management, Dossier documentaire, Centre de Ressources documentaires de l’INET-CNFPT, 28 mars 2012. – Le “Lean”, facteur de réussite, dans Transformation(s), La Lettre de la DGME, n°3, Septembre 2010. – Voir aussi les expériences fédérales belges Lean Academy et Optifed du SPF Mobilité et transport :

http://www.fedweb.belgium.be/fr/formation_et_developpement/lean_academy/#.U0V69MfPvYA

[9] Voir notamment par le Cercle de la Réforme de l’Etat où les critiques portent sur une vision simplificatrice du travail, une perversion du désir de participation et d’autonomie, une manipulation du langage, les méfaits du toyotisme, une instrumentalisation de l’usage, un détournement des valeurs de service public. On pourrait y ajouter la difficulté d’évaluer le coût d’une politique publique, la difficulté de distinguer les coûts directs et indirects, les dépenses et les charges. Patrick GIBERT, Peut-on calculer le coût d’une politique publique ? Université Paris Ouest Nanterre La Défense, CERIMES, 26 octobre 2012, aimablement communiqué par Bernadette Mérenne http://www.canal-u.tv/video/canal_aunege/peut_on_calculer_le_cout_d_une_politique_publique.10414 – Esben RAHBEK, Gjerdrum PEDERSEN & Mahad HUNICHE, Determinants of Lean Success and Failure in the Danish Public Sector: A Negotiated Order Perspective, in International Journal of Public Sector Management, vol. 24, no 5, 2011, p. 403-420. Lean is not beyond reproach and its definition, use, and impacts remain much debated (…) p. 405.

[10] E. FRIEDBERG, Le pouvoir et la règle…, p. 24.

[11] Peut-on manager autrement dans l’Administration avec le Lean Management ?, INET-CNFPT, 28 mars 2012, p. 6.

Mons, le 28 mars 2014

Il est parfois nécessaire de clarifier son positionnement [1]. Je ne m’exprimerai pas ici comme enseignant à l’UMons, ni comme conseil de l’IDEA dans le processus de redéploiement du Cœur du Hainaut, ni comme intervenant sollicité au profit de la Province de Hainaut, celle-ci ayant été particulièrement curieuse et respectueuse des opinions de chacun des intervenants. Je tenterai de me situer au niveau de l’intérêt régional des enjeux.

J’avais, en 1996 – voici presque vingt ans – en introduction d’un colloque co-organisé par l’association des Provinces wallonnes et l’Institut Destrée, risqué, en parlant des provinces, ces vers de Marcel Hicter : On veût d’timps-in-timps des vîs bouhons qui r’florihèt : on voit de temps en temps de vieux buissons qui refleurissent [2]. Les dérèglements climatiques contemporains nous ouvrent en effet tous les espoirs. J’ajoutais que, peut-être verra-t-on demain, quand les risques de neige seront dissipés, une institution transplantée du jardin de la Belgique d’hier, refleurir dans le printemps de la Wallonie.

Ce temps est-il venu ? Le printemps de la Wallonie est très régulièrement annoncé. Les provinces y auront-elles leur place ? C’est la question centrale qui est à l’ordre du jour ou, pour reprendre la formulation de l’invitation du Collège provincial du Hainaut et de l’Université de Mons, quelle organisation des territoires sera, demain, la plus profitable au citoyen ?

C’est en effet une bonne manière pour moi d’échapper à l’exercice impossible des conclusions à tirer de plusieurs semaines de travaux aussi denses que riches ou de tenter la synthèse – forcément trop réductrice – des synthèses présentées par les sept rapporteurs qui m’ont précédé. Retrouver la question de base des organisateurs constitue aussi la manière la plus sûre de s’inscrire dans l’esprit scientifique cher à Gaston Bachelard et dont je rappelle souvent les préceptes à mes étudiants. Sans bien évidemment avoir l’ambition d’être un notaire objectif, je me nourrirai bien sûr de ce que j’ai entendu et lu dans le cadre de ces travaux stimulants menés par l’Université de Mons et les services provinciaux, pour y puiser des réponses mais aussi pour y réagir. Le président du Collège provincial Serge Hustache a en effet rappelé fort justement en introduction qu’il n’y avait pas de débat sans points de vue, et je lui en sais gré.

J’ai appris du sociologue Michel Molitor que trois conditions crédibilisent l’action collective : être porteuse de sens et de légitimité, être lisible et transparente, être cohérente. Abordant l’organisation des territoires la plus profitable au citoyen, j’ajouterai à cette troisième condition un critère qui prend tout son sens dans le contexte de la réforme de l’État, de la nouvelle loi de financement ainsi que des transferts infra-francophones que j’appelle de mes vœux : “être efficiente”. L’efficacité, c’est le contraire de la bureaucratie, disait dernièrement Jan Grauls, l’ancien représentant permanent de la Belgique aux Nations Unies [3]. Et l’efficience, c’est l’efficacité par le coût : le fait que les effets ont été obtenus à un coût raisonnable. Ou encore, c’est l’efficacité par l’économie : celles des moyens et des ressources et de leur optimalisation pour atteindre les résultats…

 1. L’organisation des territoires demain la plus profitable aux citoyens sera celle porteuse de sens et de légitimité

Plus que des bassins de vie, les territoires me paraissent devoir être des “bassins d’envie”, pour reprendre une formule heureuse employée jadis par Etienne Timmermans (FRW) à la Plateforme d’Intelligence territoriale wallonne. Le sens du territoire me paraît devoir se nourrir davantage de la volonté des acteurs et citoyens de participer à un projet commun que d’un sentiment d’appartenance dont on surestime constamment l’intérêt ou l’importance. Ce n’est pas dans l’histoire commune, la culture et les affinités passées et présentes que nous devons rechercher les fondements de nos alliances futures mais dans la volonté de construire un avenir commun. Ne faites pas dire à l’historien que la connaissance de ces trajectoires n’est pas importante. Elle l’est bien sûr. Mais davantage pour expliquer, comprendre et reconnaître que pour unir. Le transfrontalier, même aux frontières Est de la Wallonie, plus négligé encore qu’aux frontières Sud, est là pour nous le rappeler, même si, par le passé, nous n’avons pas toujours saisi les occasions.

La légitimité ne paraît pas davantage nous insérer dans la gouvernance moderne que dans la recherche à tout crin d’une démocratie représentative à tous les niveaux. J’entends par gouvernance moderne celle que valorise le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) depuis le début des années 1990 : une gouvernance qui articule les entreprises, la sphère publique, les universités, les communes, les partenaires sociaux, les associations et les parties prenantes dans une démocratie délibérative, respectueuse de chacun et donc aussi des élus, mais qui construit des stratégies de long terme impliquant les acteurs.Je suis en effet de ceux qui pensent que la démocratie est essentielle dans les institutions de la démocratie mais que toute action n’est pas nécessairement fondée sur la démocratie. Faisons de nos communes et de nos parlements wallon, fédéral et européen de vrais organes de démocratie, fondés sur des partis politiques vraiment démocratiques, mais utilisons nos territoires comme des outils de développement durable et donc de cohésion sociale et de transition vers plus d’harmonie.  Les territoires de demain devront être à la fois porteurs d’une volonté des acteurs locaux qui en font partie et moteurs des tâches et compétences qui leur seront confiées par l’Europe, le Fédéral et l’Europe. En cela, ils seront légitimes et auront du sens. Et, à mes yeux, les provinces feront partie de ces territoires. Dans le cadre de la présente réflexion, je n’ai d’ailleurs entendu ou lu aucune prise de position qui allait dans le sens contraire.

2. La deuxième condition pour que l’organisation des territoires demain soit plus profitable aux citoyens, c’est qu’elle soit lisible et transparente

Un de nos grands problèmes, depuis des décennies, c’est que nous imposons au citoyen un système institutionnel illisible dans lequel il ne se reconnaît pas. Dès la Déclaration de Politique régionale 2009, l’actuelle législature a ajouté de la confusion à la confusion en introduisant l’idée des bassins de vie, puis celle des communautés de territoires, puis d’autres bassins de vie liés à l’enseignement, des bassins de formation, des bassins d’emplois, tout en mettant en concurrence ces bassins avec les provinces, ce qui n’avait pas de raison d’être. De surcroît, dans de nombreux milieux d’experts, d’administratifs ou de politiques, on défend l’idée que tous ces territoires devraient disposer de contours et frontières flous, à géographie et géométrie variables en fonction des indicateurs qui les fondent ou des enjeux qu’ils ont à rencontrer. Tout cela est inintelligible et ne me paraît pas raisonnable. Pour qu’ils soient lisibles et transparents pour les citoyens et pour les acteurs comme pour les élus, les territoires doivent être stables, donc disposer de frontières établies, constantes, fixées. Je n’ai pas dit figées, car des mécanismes peuvent leur permettre d’évoluer, comme les communes elles-mêmes qui les composent.

La géométrie variable ne peut donc fonctionner comme un rhéostat gradué en une multitude de positions. Les physiciens vous diront que ces systèmes occasionnent trop de perte d’énergie. Je me limiterai donc à trois positions, trois niveaux infrarégionaux en fonction d’un critère largement évoqué dans les ateliers de réflexion : la masse critique, inscrite dans une logique de subsidiarité, c’est-à-dire la capacité de portage de l’enjeu, la capacité réelle, opérationnelle à l’appréhender en termes d’action. Ainsi, le premier niveau doit-il être communal, le second niveau est celui du bassin de vie ou de la communauté de territoires du type Wallonie picarde ou Cœur du Hainaut, le troisième niveau est celui de l’espace provincial. L’optimisation de la lisibilité et de la transparence devra, à mon sens, passer par une attribution respective à ces trois niveaux des compétences mutualisées par les communes et les acteurs, d’une part, des compétences confiées par la Région ou d’autres institutions d’autre part.

3. Enfin, la troisième condition pour que l’organisation des territoires demain soit plus profitable aux citoyens, c’est qu’elle soit cohérente et efficiente

Avant tout, il me semble que la cohérence – c’est-à-dire la correspondance entre les objectifs de l’intervention et ceux des autres niveaux d’intervention qui interagissent avec la première – ainsi que l’efficience trouveront leur fondement dans trois variables interdépendantes : la répartition et la coordination des compétences, la qualité du service, ainsi que son financement.

3.1. La répartition et la coordination des compétences devront être opérées avec soin, de manière décrétale, et tenir compte du critère de masse critique, donc de la capacité à rencontrer les enjeux. Les services provinciaux, cela a été dit à plusieurs reprises, notamment par le député provincial Gérald Moortgat et par Alain Braun, constituent des atouts par leur connaissance de terrain des nouvelles compétences qui seront transférées à la Région wallonne dans le domaine de la santé notamment, mais pas seulement. La capacité des services provinciaux à territorialiser les compétences en matière de sport, d’écodéveloppement, d’agriculture, de sécurité et d’enseignement supérieur, est réelle. J’y ajouterais la culture, dans toutes ses dimensions, comme déconcentration régionale. Je pense en effet, qu’il faut, en Wallonie comme à Bruxelles, arrêter de critiquer systématiquement la Communauté française et de se plaindre sans cesse de son incapacité à gérer les matières qui lui ont été confiées depuis 1970, et plutôt transférer rapidement toutes ses compétences vers les Régions. Alors que les mécanismes de ces transferts existent depuis 1993, il me paraît que la responsabilité du monde politique en cette matière devient accablante.

Au niveau des bassins de vie, je localiserais la territorialisation du développement économique, du tourisme, de l’aménagement du territoire et de la mobilité, de la formation, en lien avec la province, l’enseignement secondaire, y compris technique et professionnel.

Le niveau communal constitue le lieu d’où partent les mutualisations mais l’enseignement primaire y a assurément une place. Il ne s’agit évidemment pas d’instaurer un nouveau fédéralisme à l’intérieur de la Wallonie, entité fédérée. N’imposons donc pas une exclusivité des compétences mais permettons un partage en fonction des principes que nous avons avancés, en assaisonnant notre mise en œuvre d’une bonne dose de pragmatisme.

3.2. La qualité des services est fondamentale. Elle est souvent soulignée en ce qui concerne les provinces et en particulier celle du Hainaut : Observatoire de la Santé, Institut provincial de Formation, Hainaut Développement, Lecture publique, etc. Les services provinciaux sont reconnus pour leur compétence mais aussi pour la qualité de leur pilotage administratif, leur culture de services publics, leurs capacités d’innovation, de créativité, d’adaptation. Cela ne fait aucun doute : il s’agit, a-t-on dit, d’une véritable légitimité fondée sur la compétence.

3.2. Le financement des services peut être organisé sur base de la fiscalité propre des territoires ou sur base des dotations, difficiles à objectiver, ainsi que Christian Behrendt l’a rappelé. Il peut aussi être organisé par des mécanismes de contractualisation avec la Région, le Fédéral et l’Europe. Ces mécanismes sont complexes, car ils impliquent la conception, la co-construction, le pilotage, l’évaluation de projets multiniveaux. Ils ont toutefois ma préférence car ils sont les plus orientés vers les besoins concrets des citoyens, des entreprises et des autres acteurs. Nathalie Quévy a rappelé la nécessité de clarification que la question du financement impliquait de la part de la Région wallonne.

Conclusion : que voulons-nous faire ensemble ?

Ma conclusion tiendra en cinq points.

1. La situation économique, financière, politique de la Wallonie à l’horizon 2025-2050 m’apparaît plus périlleuse que ce que nous en laissons paraître. L’heure n’est pas aux querelles institutionnelles infrarégionales. L’interterritorialité, c’est-à-dire l’alliance des territoires pour rencontrer des objectifs communs m’apparaît davantage à l’ordre du jour. Au delà, n’oublions pas la formule prononcée par Calogero Conti le 24 février dernier : rien n’est figé, aucune institution, dans son existence et son mode de gouvernance. Le Recteur de l’Université de Mons a raison, bien sûr.

2. Dans notre transition collective vers la société de la connaissance, les universités et les centres de recherche doivent être, avec les entreprises, au cœur du système d’innovation, donc au cœur des territoires, qui sont, par excellence, les lieux de ces transformations. L’heure est au partenariat avec les provinces et avec les intercommunales en voie de transformation en agences de développement territorial.

3. Les provinces sont très concernées par les matières dites personnalisables et doivent être les meilleurs atouts en vue de leur prise en charge par l’institution wallonne… Je l’ai rappelé, et cela a été souligné à plusieurs reprises, les compétences des provinces portent précisément sur des domaines qui, demain, seront l’objet de toutes les attentions du gouvernement wallon. En particulier, et cela a été souligné par le rapporter de l’atelier “Acteur de son territoire”, l’institution provinciale exerce un rôle privilégié pour le développement de l’action sociale à un niveau de décisions qui touche les dispositifs locaux par lesquels les populations sont directement concernées.

4. Absorbé par la question des services qui était au centre de la réflexion menée par l’UMons et la Province de Hainaut, je n’ai rien dit de la question du pouvoir politique provincial. Je reste néanmoins très dubitatif sur la question de savoir s’il faudra, demain, maintenir un pouvoir politique provincial. J’entends bien l’argument classique No taxation without representation, sur le lien entre la fiscalité et la représentation démocratique. En fait, les travaux ici menés, mais aussi ma propre expérience, ne m’ont pas donné de réels arguments permettant de nourrir une réelle conviction selon laquelle il faudrait maintenir en Wallonie d’autres niveaux de taxation et de pouvoir – je dis bien de pouvoir, pas de services ni de gouvernance – que les niveaux communaux, régionaux et fédéraux.

5. Il est enfin un enjeu à la fois fondamental et paradoxal qui est celui des relations entre l’Université de Mons et la Province de Hainaut. Paradoxal, puisqu’au moment où elle prend une importance accrue par sa réorganisation mais aussi par différentes fusions et ouvertures, l’UMons laisse tomber son appellation de Mons-Hainaut. Celle-ci facilitait tout de même – permettez à un ancien Carolorégien de le relever – son recrutement à Charleroi. Fondamental, car tous les outils et concepts évoqués pour booster les relations entre l’UMons et la Province de Hainaut – plateforme de collaboration, partenariat gagnant-gagnant, alliance sur la formation, la santé (OSH-Institut Santé), la sécurité (Hainaut Sécurité – Institut Risques), le nouveau pôle hennuyer d’enseignement et l’IPF, etc. – s’inscrivent dans ce qui a été appelé ici la co-construction d’une expertise territoriale commune et d’un espace d’intelligence collective. Il faut dès lors remercier le Collège provincial d’avoir ouvert une réflexion structurée telle que celle-ci qui, n’en doutons pas, permettra, tant à l’Université qu’aux services provinciaux de rebondir pour préparer un avenir mieux construit. Les attentes sont plus nombreuses que les inquiétudes indiquait Alain Diseur, le directeur général des enseignements de la Province du Hainaut. Rien que cette alchimie entre la Province et l’UMons valait, je le pense, les efforts intenses de collaboration qui ont été réalisés.

Si on a une volonté d’avancer sur les projets, on n’aura pas trop de difficultés à se mettre d’accord sur les institutions, disait le ministre Stefaan De Clerck en clôturant son intervention le 28 mars à Mons. La question majeure à laquelle je vous renvoie est existentielle en effet : que voulons-nous faire ensemble ? En Cœur du Hainaut ou en Wallonie picarde ou encore dans le Pays de Charleroi, en Hainaut bien sûr. Mais aussi surtout en Wallonie.

Soyez convaincus que, lorsque nous aurons répondu ensemble à ces questions, le comment sera bien plus facile à construire.

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

[1] Ce texte constitue la remise au net d’un exposé présenté en clôture du colloque Terrains, territoires, territorialités : la Province au cœur du débat ?, organisé à la salle académique de l’Université de Mons par le Collège provincial du Hainaut et l’Université de Mons, le 28 mars 2014.

[2] Marcel Hicter, Cahiers JEB 1/83, p. 354, Andenne, Remy Magermans, 1983.

[3] Martine MAELSCHALCK, “L’efficacité, c’est le contraire de la bureaucratie“, dans L’Echo, 20 février 2014, p. 6.

Hour-en-Famenne, le 16 février 2014

 C’est un message salutaire que celui qui consiste à vouloir inscrire le redéploiement d’une région dans des politiques de long terme, en montrant qu’une telle transformation ne pourra être que profonde, systémique et volontariste. Giuseppe Pagano, brillant économiste, vice-recteur au développement institutionnel et régional de l’Université de Mons, et Vincent Reuter, administrateur délégué de l’Union wallonne des Entreprises, s’y sont attelés ce 11 février 2013 lors d’une belle soirée organisée à l’Université de Namur par le Forum financier (FOFI) de la Banque nationale. Cette rencontre faisait d’ailleurs suite à une première du genre tenue à Liège le 19 décembre 2013 sur la même question de savoir si les plans stratégiques du gouvernement wallon (Horizon 2022) et de l’UWE (Ambition 2020) sont convergents et/ou complémentaires.

Cette dernière question n’était évidemment pas centrale : à partir des mêmes prémisses des argumentaires de ces deux intellectuels, chacun pourrait plaider une thèse de convergence, une thèse de complémentarité voire une thèse qui montrerait en quoi un des plans constitue une rupture profonde par rapport à l’autre approche. L’essentiel était ailleurs. Je vais tenter de l’éclairer en trois points.

1. Largués mais revenants…

D’abord, un constat commun que Giuseppe Pagano exprime généralement dans une formule devenue désormais célèbre et dont on peut intervertir les termes selon l’humeur ou l’évolution des indicateurs : la Wallonie va mieux mais elle ne va pas bien. Elle va mieux, dit-il, car son indice du PIB par habitant, comparé à la Belgique, à prix constants, est passé de 71,9 en 2003 à 74,2 en 2011[1]. Elle ne va pas bien parce que, à titre de comparaison, et dans le seul cadre belge, ce même indice s’élevait en Flandre à 99,2 pour cette même année 2011, soit 25 points de différence… L’approche comparatiste avec les indicateurs belges en matière de PIB par habitant sur la longue durée a toutefois amené le professeur d’économie à utiliser une métaphore cycliste qui lui rappelle ses escapades dans les Hautes Pyrénées : nous sommes lâchés, la Wallonie voudrait bien revenir. Mais c’est très dur… Les efforts structurels entamés par le gouvernement régional, et notamment les mesures phares des différents Plans Marshall sont de nature à permettre à la Wallonie un rattrapage non pas de la Flandre mais de la moyenne belge – qu’elle contribue à tirer vers le bas – aux environs de 2040.

 La partie la plus intéressante de l’exposé de Giuseppe Pagano me paraît résider dans son analyse de la chaîne causale qui handicape l’économie de la Wallonie, plombe son redressement mais permet également d’identifier les facteurs sur lesquels il faut activer les remèdes. Dans sa démonstration, le professeur Pagano montre que, contrairement aux idées reçues, la capacité des Wallons à capter de la valeur ajoutée produite en dehors de la région est réelle, notamment par une mobilité de l’emploi vers Bruxelles, la Flandre et l’étranger, et joue favorablement puisque, au delà du PIB wallon (73,66 % de la moyenne belge en 2009), l’indice du revenu primaire s’élève à un niveau supérieur au PIB : 87,2 % de la moyenne belge. La différence entre ce niveau et le revenu disponible des Wallons (90,7 % de la moyenne belge en 2010) est constituée de la solidarité implicite. Toutefois, c’est le cumul de la faiblesse de la productivité et le bas niveau du taux d’emploi (84% de la moyenne belge) qui continue à handicaper le PIB par habitant en Wallonie. Si la productivité régionale est plus faible que la moyenne belge (88%) c’est à la fois à cause de la relative petitesse de la taille des entreprises wallonnes (97,21 % de la moyenne belge) et du manque de vigueur de la dynamique entrepreneuriale wallonne (86% de la moyenne belge), le taux de création des entreprises étant élevé (104,26 % en 2012) mais contrecarré par un taux de disparition plus élevé que la moyenne belge (109 %).

 Outre le fait que la comparaison avec la Belgique, et donc surtout avec la Flandre, connaît des limites certaines, l’intérêt de cette démonstration conforte l’importance, difficilement contestable, et la nécessité de garder le cap du redressement économique wallon et même d’accélérer sa trajectoire. C’est bien le mot d’ordre d’Elio Di Rupo. Le Premier-ministre fédéral – ou le président du Parti socialiste ? -, à l’instar de Franklin D. Roosevelt en 1942 (Germany First !), insistait sur les priorités futures de la Région wallonne à l’Opéra de Liège pour la rentrée du Cercle de Wallonie le 15 janvier 2014 : Economy First !

 Vincent Reuter partage assez largement ce diagnostic économique et souligne l’urgence d’une action radicale et ambitieuse qu’incarne bien le plan Ambition 2020, médiatisé le 18 juin 2012. Devant le FOFI, le représentant des patrons wallons insiste sur deux aspects qui lui tiennent plus particulièrement à cœur et qui touchent directement à la compétitivité des entreprises : les différentiels de coûts salariaux et surtout les différentiels de coûts énergétiques avec nos concurrents, soulignant d’ailleurs que les seconds sont devenus plus handicapants que les premiers pour les entreprises wallonnes. L’administrateur délégué de l’UWE rappelle par ailleurs que, pour 2019, le déficit budgétaire pour l’ensemble constitué par la Région wallonne et la Communauté française Wallonie-Bruxelles s’élèverait selon les prévisions à 880 millions d’euros. Personnellement, je ne sais d’ailleurs si le plus effrayant est d’en considérer le montant ou bien la permanence de cet ensemble institutionnel inapproprié auquel on semble, comme pour un péché originel, lier le sort de la Wallonie…

 La formule cycliste de Giuseppe Pagano était donc la bienvenue. Ni le contexte budgétaire difficile lié à la nouvelle loi de financement des communautés et des régions, ni la participation de la Wallonie aux coûts du vieillissement de la population et à la sauvegarde des retraites, ni sa contribution à l’effort général d’assainissement des dépenses publiques ne rendront aisée la transition de la Région Wallonie vers une croissance intelligente, durable, inclusive et créatrice d’emplois requise par l’Europe à l’horizon 2020.

2. Des stratégies transversales bienvenues, salutaires, mais fondamentalement insuffisantes

Notre objet n’est pas d’émettre un avis circonstancié sur les axes stratégiques d’Horizon 2022 ou d’Ambition 2020. Les axes stratégiques de la première démarche peuvent difficilement être contestés à ce stade tant ils sont généraux et, comme l’a souligné Giuseppe Pagano, attendent encore d’être habités par des actions concrètes et chiffrées. Oui, il faut certainement renforcer la compétitivité, la politique industrielle, la recherche et l’innovation. Assurément, il apparaît nécessaire de renforcer l’éducation, la formation et l’emploi. Sans doute faut-il mobiliser les communautés de territoires et rencontrer les défis démographiques et énergétiques. Nous ne pouvons qu’adhérer aux volontés de réduire la pauvreté et la précarité, d’améliorer la qualité de l’enseignement obligatoire comme de l’enseignement supérieur ou de la formation continue. Nous pouvons également souscrire aux trois lignes de forces organisationnelles que sont la gouvernance, l’ouverture sur le monde et les finances publiques. La difficulté est, évidemment, que tout ceci étant considéré, la mise en œuvre de ces axes en actions concrètes est bien plus difficile, dès lors que l’enveloppe budgétaire sera en repli et qu’il faudra faire des choix.

Ambition 2020 est porté, rappelons-le, à la fois par l’UWE, l’Union des Classes moyennes et par l’ensemble des Chambres de Commerce et d’Industrie de Wallonie qui se sont engagées à œuvrer un renouveau de la Région wallonne selon trois axes : accélérer le développement économique pour garantir l’autonomie financière de la Région, tendre vers le plein emploi et renforcer la cohésion sociale. Quatre conditions ont été reconnues par ces partenaires comme leviers du développement économique et de la prospérité : la croissance des entreprises, l’efficacité du marché du travail, la construction d’un climat social de qualité ainsi que la modernisation de l’appareil public. Il faut également relever la constance de l’Union wallonne des Entreprises dont l’administrateur délégué évoque ces mêmes priorités qui étaient mises en avant par l’UWE en 2003 lors des travaux de prospective menés sous l’égide de Serge Kubla avec l’Institut Destrée dans le cadre de la redéfinition des politiques d’entreprises et du programme 4X4 pour entreprendre : l’enseignement technique et professionnel, la connexion entreprises – centres de recherche pour booster une R & D orientée vers l’innovation ainsi qu’un aménagement du territoire attentif aux demandes d’espace et de mobilité des entreprises. Ces priorités, que Didier Paquot de l’UWE avait qualifiées en 2003 de “tabous” wallons, restent au centre de tout processus de redéploiement et semblent bien constituer le cœur de notre incapacité, en tant que Wallonnes et Wallons, de nous réformer et transformer, ainsi que d’agir de manière efficiente.

Certes, c’est à juste titre que Vincent Reuter et Giuseppe Pagano ont souligné l’intérêt de construire et de mettre en œuvre des plans stratégiques structurés. Le Contrat d’avenir pour la Wallonie et le Plan prioritaire wallon (dit Plan Marshall) ont, sous l’impulsion d’Elio Di Rupo puis de Jean-Claude Marcourt, esquissé des politiques transversales en mobilisant des moyens, certes trop faibles, mais inégalés jusque-là. Ces politiques ont ceci de remarquable – et beaucoup ne l’ont pas compris – qu’il s’agit d’investissements sur le long terme. Création de filières entre les entreprises, les centres de recherches, les universités et les centres de formation sous la forme de pôles de compétitivités ou renforcement de l’apprentissage des langues chez les Wallonnes et les Wallons n’ont évidemment pas d’impacts immédiats en termes de création de valeurs et d’emplois. Il est d’ailleurs dérisoire de défendre des returns sur ces actions à des fins politiques, d’avancer des chiffres auxquels personne ne croira réellement puisque l’essentiel n’est pas là mais bien dans la transformation intrinsèque du système régional d’innovation et du tissu entrepreneurial. Ne nous y trompons pas : ces mesures sont salutaires et elles peuvent contribuer à construire l’avenir de nos enfants et petits-enfants. Sont-elles suffisantes ? Aujourd’hui, assurément non. Ni en qualité, ni en intensité. Nous y reviendrons par ailleurs mais c’est sans doute un débat fondamental pour la campagne électorale régionale d’une région telle que la Wallonie, qui tend vers plus d’autonomie financière. Il est d’ailleurs assez surprenant que, lors de la soirée organisée par la Banque nationale, la perspective des élections du mois de mai et d’une nouvelle déclaration de politique régionale n’aient pas été réellement évoquées alors qu’il s’agit d’une bifurcation majeure [2].

3. La gouvernance… et la fonction publique

C’est avec raison encore que, à Namur, Vincent Reuter fustigeait l’idée que la gouvernance wallonne semblait se limiter, chez quelques élus de Wallonie, à des problématiques du niveau de la réduction du cumul des mandats. Sans nier personnellement la difficulté de cette seule question, l’idée de gouvernance évoque pour moi trois enjeux plus fondamentaux dans le contexte wallon.

 Le premier est celui de la réforme des institutions dites “francophones”. Il s’agit à mes yeux, et ce depuis le début des années 1980, d’une des réformes les plus urgentes à mener pour assurer les conditions du redéploiement de la Wallonie. L’urgence est grande en effet de mobiliser une bonne partie des moyens disponibles – ou rendus disponibles – en Wallonie pour mener les réformes attendues depuis plus de trente ans en décloisonnant la culture, la recherche, l’enseignement, la formation, l’activité économique et l’emploi. Il s’agit d’activer toute cette chaîne de valeurs tant en Wallonie qu’à Bruxelles, au service de la jeunesse, de l’intelligence et de l’activité économique et sociale. Le message est clair : il faut transférer en 2014 toutes les compétences de la Communauté française aux deux régions Wallonie et Bruxelles. Si le combat entre régionalistes et communautaristes est dépassé aujourd’hui, comme on aime le répéter, c’est par les faits. Sauf à encore agiter un nouvel épouvantail flamand à Bruxelles. L’objectif est clairement d’accorder une place réelle aux Flamands et non de les bouter dehors comme certains en rêvent encore.

 Le second enjeu est celui du processus de décision en Wallonie. Celui-ci doit être restauré et clairement localisé dans la Région. Pour des raisons parfaitement compréhensibles et légitimes, liées notamment au processus d’instauration du fédéralisme, les partis politiques ont pris un poids démesuré dans l’Etat fédéral belge. Dans un fédéralisme naissant, il s’agissait à la fois d’organiser les niveaux de pouvoir, de leur donner de la cohérence, de mettre de l’huile dans les rouages et de suppléer au déficit d’intérêt général belge, relatif au bien commun, de ce que la France appelle la République et les États-Unis l’Amérique. Ce faisant, les partis politiques se sont substitués – en termes de conception des politiques, de prise de décisions et de mise en œuvre – à ces deux organes essentiels de la démocratie que sont le Parlement et l’Administration. Et les partis politiques n’ont eu de cesse de les affaiblir en les contournant, de les dévaloriser au profit de l’Exécutif dont ils ont pris le contrôle absolu, notamment par l’intermédiaire de Cabinets ministériels hypertrophiés. Rétablir la démocratie en Wallonie requiert donc à la fois de renforcer le Parlement et l’Administration, de leur rendre leur liberté et de leur redonner confiance dans les pouvoirs démocratiques légitimement exercés. Ce chemin passe par une réduction drastique du nombre de collaborateurs des ministres – nous pensons à un grand maximum de dix pour sept ministres soit 70, tous niveaux confondus, – ainsi que par une meilleure articulation des organismes d’intérêt public (OIP) avec le SPW. La Wallonie doit (re)devenir une démocratie parlementaire efficace, sûre d’elle-même et transparente !

Le troisième enjeu de la gouvernance wallonne, c’est de remettre une société en mouvement vers un but commun en l’impliquant dans le redéploiement wallon. Qui ne sait qu’aucune politique ne peut être mise en œuvre si elle n’est fondée sur la conviction des acteurs et les citoyens sur le fait que cette politique sera bénéfique pour son avenir et pour celui de ses proches et de ses enfants ? On observe parfois quelque gesticulation dérisoire à présenter des plans conçus en chambre close et non-appropriés, par ceux-là, acteurs, citoyennes et citoyens qui en seront non seulement les bénéficiaires mais aussi les porteurs. Cet aspect, pourtant central, n’a pu être abordé lors de la soirée du Forum financier mais les deux orateurs maîtrisent trop bien la dynamique des organisations et des entreprises pour que les auditeurs aient pu, un seul moment, penser qu’ils ignoreraient que les sociétés se transforment de l’intérieur et que les portes de l’avenir s’ouvrent par la base.

Conclusion : le nouveau leadership en Wallonie

 Le nouveau leadership en Wallonie et pour la Wallonie ne viendra pas de femmes ou d’hommes providentiels au charisme écrasant, s’appuyant sur des Richelieu de partis et des Cabinets ministériels autoritaires. Le nouveau leadership se construira, en Wallonie et pour la Wallonie, au départ d’une ou d’un ministre-président avec son équipe de ministres et de collaborateurs aussi respectueux qu’attentifs au travail du Parlement, qui auront à cœur de replacer l’Administration wallonne d’abord, et les acteurs de la gouvernance ensuite, au cœur de l’action publique.

Philippe Destatte

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[1] Notons que nos propres calculs du PIB brut par habitant à prix courants (donc sans correction de l’inflation), chiffres absolus, selon les comptes régionaux 2012 de la Banque nationale au 31.01.2014, s’ils donnent bien un PIB/habitant en Wallonie de 71,9% du PIB/habitant belge en 2003, aboutissent à 73,058 en 2011 et 73,055 en 2012. Selon ces calculs, l’indice de la Flandre en 2011 serait de 99,898 et en 2012 de 101,146 en 2012.

[2] J’appelle bifurcation le moment où soit une variable soit un système peut évoluer vers plusieurs possibilités et réalise une seul de ces alternatives.

Dunkerque, le 30 janvier 2014

Le contexte de la préparation de la loi sur la transition énergétique de la France, qui fait suite à un très stimulant débat national, a donné aux quinzième Assises de l’énergie des collectivités territoriales, organisées par la Communauté urbaine de Dunkerque en collaboration étroite avec Energy Cities, un caractère assurément très politique [1].

Mon intervention sur ce sujet est balisée par sept convictions.

1. Première conviction : la transition que nous vivons est systémique et non sectorielle

 Nous sommes effectivement dans une transition entre deux systèmes suivant le modèle décrit par l’historien des sciences et des techniques Bertrand Gille (1920-1980) dans les années 1970 [2] et que le prospectiviste Thierry Gaudin n’a cessé d’expliquer autant que d’actualiser. Cette transition est une lame de fond qui nous fait passer de sociétés dites industrielles dans lesquelles nous sommes ancrés depuis le XVIIIème siècle, vers des sociétés que l’ancien directeur du Centre de Prospective et d’Évaluation du ministère de la Recherche et de la Technologie (1982-1992) a qualifiées de sociétés cognitives. La transition que nous connaissons est donc lourde, c’est une mutation : un changement de civilisation et pas une simple nouvelle vague d’innovations au sein de la société industrielle. On ne peut donc la qualifier de nouvelle Révolution industrielle que si on veut en montrer l’ampleur par rapport à celle qui a métamorphosé progressivement tous les domaines de la société aux XIXème et XXème siècle. Ce n’est pas seulement l’industrie ni l’économie que cette transition transforme, c’est le monde et l’être humain lui-même. Et cette mutation, entamée dès les années 1960 et observée aux Etats-Unis par des Daniel Bell, John Naisbitt, Alvin Toffler ou Verna Allee, s’étendra certainement sur deux siècles, comme les précédentes. C’est dire que, si nous avons conscience de l’ampleur des changements réalisés depuis cinquante ans, nous pouvons difficilement imaginer ceux que la Révolution cognitive induira tout au long du XXII siècle, notamment par ce mariage fascinant et terrifiant à la fois entre les sciences du vivant et celles de l’information, ce que nous appelons la génomique.

2. Deuxième conviction : puisque nous ne connaissons pas l’avenir, notre devoir est de l’anticiper

 Si, de manière exploratoire, nous devons renoncer à connaître l’avenir tel qu’il sera – ce qui n’empêche de tenter de l’imaginer tel qu’il pourrait être et, surtout, tel que nous souhaiterions qu’il soit -, notre devoir est de l’anticiper. Cela signifie bien entendu qu’il nous appartient de préparer cet avenir, en construisant des visions prospectives et en mettant en place des stratégies qui nous permettent d’atteindre ces visions tout en répondant, dès aujourd’hui, aux enjeux de long terme que nous aurons identifiés. C’est là que les stratégies collectives nous aident. Ces valeurs, principes, balises que nous affirmons ou décrivons, nous servent de guides et nous les mettons en œuvre dans notre quotidien. Au Collège régional de Prospective de Wallonie, de 2004 à 2014, mais aussi dans le cadre des réflexions intitulées La Wallonie au futur, fin des années 1990 – pour ne prendre qu’un exemple qui m’est cher -, nous avons fait nôtre l’idée qu’un projet pour la Wallonie, c’est l’exigence partagée de plus de démocratie et d’un meilleur développement [3].

 Ces principes constituent une interpellation pour une région mais aussi un chemin pour chacune et chacun. Ils constituent également une interpellation universelle. Elle se décline, d’une part, par un renforcement du pouvoir des assemblées régionales et parlementaires ainsi que par une gouvernance démocratique, telle que prônée par le Club de Rome et le PNUD depuis les années 1990, qui permet, des territoires à l’Europe voire au monde, d’impliquer les acteurs dans la co-construction des politiques présentes et futures, publiques ou non-publiques, notamment par l’intelligence collective. D’autre part, la recherche d’un meilleur développement trouve, dans le concept et les stratégies de développement durable, les principes et les voies d’une transformation systémique et volontariste de la planète. Cette mutation va au delà de l’articulation simplificatrice, sinon simpliste, de trois piliers ancrés dans l’économique, le social et l’environnemental [4].

3. Troisième conviction : le développement durable constitue une réponse fondamentale aux enjeux de l’avenir

 La notion de développement durable offre bien davantage aux décideurs et aux acteurs que la définition dont ils se contentent généralement : elle est limitée aux trois premières lignes de l’excellent rapport réalisé pour les Nations Unies en 1987 par l’ancienne Première Ministre norvégienne Gro Harlem Bruntlandt. Pourquoi, après avoir indiqué que le développement durable est celui qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs, néglige-t-on quasi systématiquement la ligne quatre où Mme Bruntlandt indique que le concept de besoin est inhérent à cette notion, et plus particulièrement les besoins essentiels des plus démunis, à qui – dit le rapport – il convient d’accorder la priorité. Inhérente aussi à cette notion, l’idée des limitations que l’état de nos techniques et de notre organisation sociale (nous y insistons) imposent à la capacité de l’environnement de répondre aux besoins actuels et à venir.

Dans son ensemble, le rapport Bruntlandt reste aujourd’hui fondamental [5].

3.1. D’abord parce que, dans le paragraphe suivant, il établit une finalité d’action : favoriser un état d’harmonie entre les êtres humains et entre l’homme et la nature. Cette harmonie, je l’ajoute, se définit comme une combinaison heureuse entre les éléments d’un système qui fait que ces éléments concourent au même effet d’ensemble lui permettant d’atteindre ses finalités.

 3.2. Ensuite parce qu’il renoue avec l’approche systémique balisée précédemment par les travaux du Club de Rome et Jacques Lesourne, en particulier Interfuturs réalisé pour l’OCDE, en estimant que la poursuite du développement soutenable exige les éléments suivants :

– un système politique qui assure la participation effective des citoyens à la prise de décisions,

– un système économique capable de dégager des excédents et de créer des compétences techniques sur une base soutenue et autonome,

– un système social capable de trouver des solutions aux tensions nées d’un développement déséquilibré,

– un système de production qui respecte l’obligation de préserver la base écologique en vue du développement,

– un système technologique toujours à l’affût de solutions nouvelles,

– un système international qui favorise des solutions soutenables en ce qui concerne les échanges et le financement, et

– un système administratif souple capable de s’autocorriger.

 3.3. Enfin parce que le Rapport Brundtland indique que :

Les pays industrialisés doivent admettre que leur consommation d’énergie pollue la biosphère et entame les réserves de combustibles fossiles qui existent en quantités finies. De récentes améliorations dans le rendement énergétique et l’évolution vers des secteurs à moindre intensité d’énergie ont aidé à freiner la consommation. Mais il faudrait accélérer ce processus, continuer de réduire la consommation par habitant et favoriser les sources d’énergie et les techniques moins polluantes. Il n’est ni souhaitable, ni même possible, que les pays en développement adoptent le même mode de consommation que les pays industriels. Il faut en effet procéder à des changements, ce qui signifiera de nouvelles politiques d’urbanisation, d’emplacement des entreprises industrielles, de conception des logements, de transports, de choix des techniques agricoles et industrielles.

Sachons-le : il n’y a pas une transition vers le développement durable et une autre, énergétique, vers une société décarbonée. C’est de la même transition qu’il s’agit.

4. Quatrième conviction : la problématique énergétique n’est qu’une des problématiques essentielles de la transition

 Dans la transition que nous vivons, la problématique énergétique constitue un élément essentiel mais un élément essentiel parmi d’autres. S’appuyant toujours sur l’analyse du changement de système technique, Thierry Gaudin voit la transition porter sur quatre pôles : l’énergie certes, mais aussi les matériaux, le temps et le vivant. Les sociétés industrielles dans lesquelles nous nous inscrivons ont fait peser sur l’écosystème le poids considérable de l’axe matériaux-énergie (l’acier, le ciment, la combustion), mettant fondamentalement en péril l’harmonie et menaçant non seulement tous les modèles de développement mais aussi ceux de la simple survie de l’espèce humaine [6]. Dans la transition vers la société cognitive, c’est sur l’autre axe que l’avenir se construit : le temps, la vitesse de l’information (optoélectronique) et le vivant, qui fondent les projets génomiques et écologiques, remplacent le chronométrage et la microbiologie pasteurienne de la société industrielle. L’axe secondaire est celui des polymères (pôle matériaux) et de l’électricité (pôle énergie). La civilisation industrielle apparaît fondamentalement matérialiste dans sa technique comme dans ses idéologies tandis que la civilisation qui pourrait émerger de la Révolution cognitive pourrait être caractérisée par une empathie nouvelle entre les humains et toutes les formes de vie sur Terre [7].

 5. Cinquième conviction : le temps ne joue pas pour nous

 Dans la longue durée qui, comme l’écrivait Fernand Braudel, est le temps des sages, la période de l’industrialisation fondée sur les énergies fossiles pourrait demain, si nous le voulons, apparaître comme une époque parenthèse, une époque de rupture dans la continuité séculaire marquée par des énergies renouvelables, une période d’exception. Qui se souvient en effet que la puissance de l’énergie vapeur en France n’a dépassé l’énergie hydraulique qu’en 1884, c’est-à-dire au moment où celle-ci allait reprendre vie grâce à l’électricité [8]. Mais, on le sait, la période actuelle porte ses propres interrogations sur le monde, qui sont des interrogations sur le temps, comme l’écrivait Jean Chesneaux. Le professeur à Paris-Diderot rappelait en 1996 que la redoutable longévité des déchets nucléaires sera une menace permanente, après l’avoir été pour nous, sur des dizaines, sinon des centaines de générations futures [9]. Nous aurions tort de croire que le temps joue toujours pour nous. Les années 1960 et 1970 nous ont fait prendre conscience à la fois des limites de notre planète, de ses ressources, et donc de notre propre croissance en tant qu’espèce. On estime que, selon l’Agence internationale de l’Energie, la demande énergétique mondiale devrait augmenter d’un tiers d’ici 2035 [10]. Et rien, depuis un demi-siècle, ne nous a permis de changer véritablement de cap. Nous sommes en fait, martelait Jean Chesneaux, très mal préparés au virage, à la césure que représente l’avènement d’une société responsable devant les générations futures, donc capable de maîtriser son développement technique [11].

6. Sixième conviction : le passage à l’action ne se fera que par des politiques subversives

Le passage à l’action ne se fera que par des politiques que, dans les années 1970, l’ancien Résistant et entrepreneur italien Aurelio Peccei (1908-1984), fondateur du Club de Rome avec Alexander King, appelait “subversives” car elles se voulaient systémiques, globales, diachroniques (prospectives) et normatives [12]. Subversif en français signifie qui renverse, détruit l’ordre établi, qui est susceptible de menacer les valeurs reçues (Petit Robert 2008). Ces approches peuvent encore apparaître comme telles dans certains milieux, notamment académiques ou technocratiques, où se célèbrent encore certains jours les grandes certitudes. De nombreux élus, entrepreneurs, chercheurs, fonctionnaires ou décideurs associatifs ont appris à voir large, comme disait Gaston Berger [13], à construire ou co-construire des politiques transversales, structurantes, pragmatiques, capables de rencontrer les enjeux énergétiques en même temps que les enjeux environnementaux, d’innovation, de créativité ou cohésion sociale. Certes, le défi de la transition nous paraît titanesque. Alain Touraine vient une fois encore à notre secours. Dans un livre récent qu’il a intitulé La fin des sociétés, il pourrait nous sembler quelque peu pessimiste : n’écrit-il pas, en évoquant la science et la technologie – que nous ne serons plus jamais des dieux ? Néanmoins, le sociologue de l’action avance l’idée que la vie sociale, culturelle et politique, loin de se fixer sur des problèmes limités, concrets, susceptibles de solutions rapides, est dominée par des enjeux de plus en plus vastes, ceux qui mettent le plus profondément en cause les droits fondamentaux des êtres humains [14]. La reconnaissance de la précarité fondamentale de notre civilisation s’affirme chaque jour davantage. Le besoin de métamorphose de la société et le nécessaire changement de nos comportements s’imposent aujourd’hui à nous comme des évidences et nous invitent à l’action.

7. Septième conviction : les territoires sont les lieux concrets de l’action

Les territoires sont à la fois les lieux des transformations salutaires et les lieux des replis funestes. Le principe de subsidiarité nous rappelle que les problèmes doivent être abordés et résolus au niveau où ils se produisent. La gouvernance multiniveaux a tout son intérêt pour transformer le monde, du local au global. Le niveau territorial et en particulier régional a toute sa pertinence car il constitue un espace raisonnable pour mobiliser les acteurs, leur permettre de s’approprier les enjeux et de se mettre en mouvement [15]. Nous observons avec intérêt tous ces territoires qui, sous l’impulsion d’un maire, d’un président de Communauté urbaine, d’un SCOT, d’un Conseil régional, d’une DDT, d’une DREAL ou d’une CCI, fondent autour d’un noyau de convictions partagées, une démarche de transformation prospective et stratégique pour porter la transition vers le développement durable. La problématique énergétique est bien sûr au centre de ces démarches.

Cependant, à côtés des expériences, efforts de R&D, investissements d’équipements plus ou moins lourds dans l’éolien, la géothermie, le photovoltaïque, l’hydraulique, la valorisation de la biomasse, l’efficacité énergétique, la mobilité douce, l’intermodalité, la dématérialisation et la décarbonation de l’économie, ou encore la création d’écoquartiers, ce sont surtout des changements de comportements industriels et citoyens qui inscrivent le territoire dans l’avenir : économie de la fonctionnalité [16], économie circulaire, transformation des modes alimentaires, circuits courts, agriculture respectueuse, etc. Il suffit pour s’en convaincre de regarder, comme je le fais quotidiennement, les efforts de redéploiement de l’espace wallon Mons-Borinage – La Louvière Centre, menés par le Conseil de Développement et l’agence de développement territoriale IDEA dans le bassin du Cœur du Hainaut, Centre d’énergies, le bien nommé. De même, je sais depuis longtemps le dynamisme de la Communauté urbaine de Dunkerque Grand Littoral, très en pointe sur ces questions. Plus largement, les travaux du Collège régional de Prospective du Nord Pas-de-Calais travaillent à la réalisation d’une vision 2040 de la transition vers une bioéconomie qui rejoint concrètement nos préoccupations[17]. Mais, je me permets de le souligner, les territoires peuvent aussi constituer des lieux de replis funestes si d’aucuns pensent que la civilisation durable sera celle de l’enfermement immobile dans le cocooning stérile de phalanstères villageois. Les citoyennes et citoyens ont besoin d’espace. Leur territoire, c’est aussi l’Europe et le monde. Les enjeux énergétiques ne sauraient les empêcher de s’affranchir des frontières.

Conclusion

Faire de la France la nation de l’excellence environnementale en engageant la République dans une transition énergétique fondée sur la sobriété, l’efficacité et le développement des énergies renouvelables constitue une ambition de premier plan qu’on ne peut que saluer. Les travaux du Débat national sur la transition énergétique de la France ont débouché sur la vision d’un avenir volontariste qui articule fort heureusement les échelles de gouvernance. La lecture de la synthèse des travaux du Débat national laisse penser qu’il est impossible d’isoler la problématique de la transition énergétique, de la transition vers le développement durable. De même, on ne peut isoler la France de l’Europe et du monde. Les territoires pourraient jouer dans cette transition un rôle central, en particulier si on leur étend le droit à l’expérimentation en l’appliquant aux domaines de l’efficacité énergétique et de la production d’énergie [18].

Nous savons toutefois que les visions des autres, fût-ce celle de nos élus, ne sauraient être plaquées sur nos propres regards d’avenir ni s’y substituer. Chacun doit défricher le chemin, même si nous l’empruntons ensemble. Et ni la consultation, ni la concertation n’ont jamais suffi à créer l’implication. Seule la co-construction pourra y mener efficacement et permettre, comme le préconisait le président de la CUD Michel Delebarre, d’aller ensemble et résolument dans la même direction.

A mes yeux, il ne fait aucun doute que, en toute matière, les transitions passeront par des décentralisations profondes des pouvoirs et des capacités d’initiatives, ainsi que par des dynamiques de contractualisation impliquant les acteurs publics et privés aux différents niveaux.

Toute politique, disait en substance Paul Valery, implique une certaine idée de l’être humain et même une opinion sur le destin de l’espèce.

Face aux limites de nos ressources, aux changements climatiques, aux défis démocratiques, aux menaces et périls de toutes sortes, à la formidable soif de savoir et d’éducation, aux incommensurables besoins mondiaux d’équité et de cohésions sociales et territoriales, nous ne pouvons que prendre conscience que ce destin est entre nos mains. Et que si nous le laissons échapper, personne ne pourra nous le pardonner.

Philippe Destatte

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[1] Ce texte a constitué le cadre de mon intervention aux Quinzième Assises nationales de l’Energie dans les collectivités territoriales tenues à Dunkerque les 28, 29 et 30 janvier 2014. Energy-Cities, l’association européenne des autorités locales en transition énergétique, qui regroupe un millier d’autorités locales provenant de trente pays européens a été fondée et est pilotée depuis le début des années 1990 par Gérard Magnin. Cette organisation de tout premier plan est parvenue à une reconnaissance de niveau européen dans le domaine de la transition énergétique des territoires

[2] Bertrand GILLE, La notion de système technique (Essai d’épistémologie technique), dans Culture technique, Paris, CNRS, 1979, 1-8, p. 8-18. http://irevues.inist.fr/culturetechnique

[3] Philippe DESTATTE, Rapport général du quatrième Congrès La Wallonie au futur, Sortir du XXème siècle : évaluation, innovation, prospective, dans La Wallonie au futur, Actes, p. 436, Charleroi, Institut Destrée, 1999.

[4] On retrouve cette trifonctionnalité concernant les enjeux de la transition énergétique : écologique, économique, social : http://www.transition-energetique.gouv.fr/transition-energetique/progres-economique-social-et-ecologique-0

[5] Voir : Foresight: A major tool in tackling sustainable development, Technological Forecasting and Social Change, 77, 2010, 1575-1587.

[6] Thierry GAUDIN, De la reconnaissance à l’intelligence collective, dans Prospective d’un siècle à l’autre (II), Expertise, débat public : vers une intelligence collective, p. 333-337, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2001.

[7] Th. GAUDIN, L’impératif du vivant, Suggestions pour la réorganisation du monde, p. 161sv, Paris, L’Archipel, 2013. – Nous franchissons le mur du temps, Entretien de Dominique Lacroix avec Thierry Gaudin, Blog Le Monde, 1er février 2013, http://reseaux.blog.lemonde.fr/2013/02/01/revolution-cognitive/

[8] Bertrand GILLE, La notion de système technique…, p. 11.

[9] Jean CHESNEAUX, Habiter le temps, Passé, présent, futur : esquisse d’un dialogue politique, p. 11, Paris, Bayard, 1996.

[10] Myriam MAESTRONI e.a., Comprendre le nouveau monde de l’Energie, p. 20-21, Paris, Maxima, 2013.

[11] J. CHESNEAUX, op. cit., p. 301.

[12] Aurelio PECCEI, L’heure de la vérité, p. 65, Paris, Fayard, 1975.

[13] Gaston BERGER, L’attitude prospective, dans Phénoménologie du temps et prospective, p. 273, Paris, PUF, 1964.

[14] Alain TOURAINE, La fin des sociétés, p. 73 et 251, Paris, Seuil, 2013.

[15] Bernard MAZIJN et Nadine GOUZEE (réd.), La société en mouvement, La Belgique sur la voie du développement durable ?, p. 21, Academic & Scientific Publishers, 2012.

[16] Le modèle de l’Economie de la Fonctionnalité répond à l’exigence de nouvelles formes de productivité fondées sur une performance d’usage et territoriale des productions. Il consiste à produire une solution intégrée de biens et de services, basée sur la vente d’une performance d’usage et/ou d’une performance territoriale, permettant de prendre en compte les externalités sociales et environnementales et de valoriser les investissements immatériels dans une économie désormais tirée par les services (Atemis, Analyse du Travail et des Mutations de l’Industrie et des Services, 28 janvier 2014).

[17] Visions 2040, Région Nord – Pas de Calais, Cahier #5, Reconquérir l’environnement et améliorer le cadre de vie, Avril 2013.

[18] Débat national sur la transition énergétique, Synthèse des travaux, Conseil national du Débat, Juillet 2013, p. 36.

Hour-en-Famenne, le 31 décembre 2013

From anticipation to action est un livre fondateur de la prospective, dû à la plume de Michel Godet en 1994 [1]. Préfacé par le prospectiviste américain Joseph F. Coates, ce texte constituait la première mouture de ce qui allait devenir, au fil de nouvelles expériences du terrain, le manuel bien connu de prospective stratégique [2]. Ainsi, cet ouvrage, publié par l’UNESCO, valorisait une des marques de fabrique du disciple de Jacques Lesourne et son successeur à la chaire de Prospective industrielle du Conservatoire national des Arts et Métiers à Paris (CNAM) : le fameux triangle grec qui figurait d’ailleurs sur la couverture de l’édition française de ce texte (1991). Ce schéma pédagogique met en évidence et en interrelation trois composantes essentielles de l’attitude et du processus de la prospective : l’anticipation que favorise la réflexion prospective, l’appropriation intellectuelle et affective des enjeux et des réponses à y apporter, la volonté stratégique qui se décline en actions collectives et adéquates. La leçon enseignée par Michel Godet est que le passage de l’anticipation à l’acte stratégique ne peut se passer du sens, de la mobilisation et de l’appropriation du processus prospectif par les parties prenantes.

Anticipation, appropriation et action sont des concepts-clefs que les entreprises et les organisations attentives à l’intelligence stratégique, et donc à la prospective, ont intérêt à avoir à l’esprit.

L’anticipation de mon avenir est constitutive de mon présent

Comme le relevait le pionnier de la prospective Gaston Berger (1896-1960) citant l’académicien Jules Chaix-Ruy, l’anticipation de mon avenir est constitutive de mon présent : on ne saurait dans sa vie se couper de cet amont que constitue le passé et de cet aval que sera  le futur. Cet isolement rendrait le présent absurde [3]. La faculté d’anticipation permet non seulement de se représenter une évolution ou un événement ainsi que ses conséquences avant qu’ils ne se réalisent, mais aussi et surtout d’agir, en prévenant ou en devançant ce moment favorable ou fatidique. L’action, voire la réaction, à cette connaissance générée, est indissociable de l’anticipation. En prospective, à l’initiative semble-t-il de Hasan Ozbekhan (1921-2007) [4], on parle de préactivité lorsque l’acteur prend en considération les changements possibles et qu’il s’y prépare, et de proactivité lorsque, ayant identifié l’intérêt de cet événement ou de cette évolution, il mène une action volontariste destinée à le ou la provoquer. C’est aussi ce professeur à l’Université de Pennsylvanie qui a popularisé le terme d’anticipation dans le monde de la prospective, y voyant un modèle construit logiquement et concernant un avenir possible, assorti d’un degré de confiance non encore défini [5]. L’astrophysicien autrichien Erich Jantsch (1929-1980), qui s’en est considérablement inspiré, assimilait les anticipations aux futuribles chers à Bertrand de Jouvenel ou les alternative world futures d’Herman Kahn [6].

Le concept d’anticipation fait actuellement l’objet d’un effort tangible de clarification et d’approfondissement par les prospectivistes Riel Miller (UNESCO), Roberto Poli (UNESCO Chair of Anticipatory Systems, University of Trente) et Pierre Rossel (Ecole polytechnique fédérale de Lausanne). Se basant notamment sur les travaux des Américains Robert Rosen (1934-1997) [7] et John W. Bennett (1915-2005) [8], ces chercheurs réunis autour de la direction de la prospective de l’UNESCO s’interrogent sur la possibilité de fonder explicitement l’anticipation comme une discipline constituant un ensemble de compétences qui permettent aux êtres humains de prendre en compte et d’évaluer des évolutions futures [9]. Cette réflexion est assurément stimulante sur le plan de la prospective d’autant qu’elle rejoint l’effort de la Commission européenne de désenclaver les recherches prospectives. Ainsi, la direction générale de la Recherche et de l’Innovation s’investit-elle de son côté, et depuis plusieurs années, dans les Forward Looking Activities (FLA), les activités à vocation prospective  [10], comme jadis l’Institut européen de Séville l’avait fait en développant, autour de la prospective, les outils d’intelligence stratégique en politiques publiques (Strategic Policy Intelligence – SPI) [11].

L’anticipation, si elle s’écarte résolument de la simple imagination prophétique ou de la prévision sans vocation stratégique, pour intégrer des méthodes de veille et de recherche prospectives et en faire un outil d’intelligence économique ou territoriale, constitue une ressource de premier choix pour l’entreprise.

L’appropriation des enjeux et des réponses à y apporter, premier facteur de changement

Intuitivement mais aussi par expérience, le responsable de toute organisation sait que le pilotage de l’entreprise ne saurait se faire à partir d’une tour de contrôle coupée des laboratoires, des ateliers et de l’ensemble des services qui contribuent à son fonctionnement, pas plus que de ses bénéficiaires extérieurs. Toute dynamique d’évolution, de changement est fondée sur l’interaction, la communication, l’implication de chaque acteur. Comme le rappelait Michel Crozier, les moyens, surtout quand ils sont humains, ne se plient pas aussi facilement aux objectifs et bloquent finalement – et heureusement – la belle ordonnance rationnelle [12]. Ce sont donc le pragmatisme et la réalité du terrain qui prévalent.

Philippe Bernoux a montré que, dans une vision du changement non imposé (différent du loyalty or exit de Hirshman [13]…), deux principes sont prépondérants : l’autonomie des acteurs et la légitimité qu’ils accordent aux décisions les concernant, et qu’ils exprimeront par leur “voice”, la prise de parole protestataire [14]. Pour l’auteur de Sociologie du changement dans les entreprises et les organisations, le changement constitue bien un apprentissage de nouvelles manières de faire, de nouvelles règles, un apprentissage par assimilation de nouvelles régulations. Le changement ne peut être que coproduit, fabriqué par tous les acteurs [15]. Le changement ne peut avoir lieu que s’il y a construction de nouvelles relations : changer, c’est rendre possible le développement de nouveaux jeux de relations. Cet ajustement ne peut d’ailleurs être que le fait des personnes en interrelations ainsi que des systèmes de relations qu’elles contribuent à créer [16]. Bernoux rappelle que, plus que les structures des organismes et des institutions, l’interaction entre les acteurs est centrale. Elle suppose l’autonomie réelle des acteurs, même s’ils ne peuvent tout faire puisqu’il y a des règles : sans leur capacité d’action, le changement ne peut avoir lieu. Ainsi, ces acteurs sont-ils de vrais acteurs et ne peuvent être réduits à un rôle d’agents agis [17]. Et même davantage : comme l’indique le psychologue du management Harold J. Leavitt (1922-2007), quel que soit le pouvoir que possède le l’acteur- “changeur”, quel que soit son rang dans la hiérarchie, l’acteur “changé” reste maître de la décision finale [18]. Cette observation est valable pour l’entreprise qui, bien qu’institution, est aussi actrice : elle conserve toujours la capacité d’influer sur un environnement auquel elle n’est pas soumise, de participer à la construction sociale du marché, de garder en partie la maîtrise de ses interactions avec la société [19]. Ainsi, les changements ne réussissent que s’ils sont acceptés, légitimés et transformés par les acteurs chargés de les mettre en œuvre [20].

Arrêtons donc de penser que l’on puisse transformer en restant extérieur au système ou en se cantonnant dans un rôle de grand architecte. C’est parce que les acteurs seront concernés et impliqués qu’ils porteront la stratégie du changement. Cela induit qu’ils co-construisent et partagent la vision de l’entreprise, ses finalités, les enjeux de l’environnement et les bonnes réponses à y apporter. Collectivement.

L’action : des finalités au processus de transformation

Dans une célèbre conférence donnée au Centre de Recherches et d’Etudes des Chefs d’Entreprises, Gaston Berger définissait l’action véritable comme une série de mouvements tendant à une fin; elle n’est pas, disait-il, l’agitation par laquelle on cherche à faire croire aux autres qu’on est puissant et efficace [21]. Comme l’avait bien observé l’ancien directeur général de l’Enseignement supérieur français [22], ces finalités sont d’abord celles du changement et des processus de transformation étudiés en psychologie sociale. Ces théories ont été décrites par le chercheur américain d’origine allemande Kurt Lewin (1890-1947) [23]. Celui-ci a développé la science expérimentale de la dynamique des groupes, avant de s’intéresser au changement social. Lewin a travaillé sur la notion d’équilibre des forces égales et opposées permettant d’atteindre un état quasi stationnaire. La recherche d’un nouvel équilibre se fait après modification des forces pour provoquer un changement vers cet objectif. Trois périodes marquent ce processus : d’abord, une période de décristallisation pendant laquelle le système remet en question ses perceptions, habitudes et comportements. Les acteurs se motivent. Ensuite, une période de transition, pendant laquelle les comportements et attitudes deviennent instables et contradictoires. Les acteurs en expérimentent puis en adoptent certains. Enfin, une période de recristalisation pendant laquelle le système généralise les comportements pilotes adaptés à la nouvelle situation et harmonise les nouvelles pratiques.

PhD2050_Lewin_2013-12-31Comme le décrivent Didier Anzieu et Jacques-Yves Martin : comment surmonter la résistance initiale qui tend à ramener l’équilibre au niveau supérieur ? En “décristallisant” peu à peu les habitudes par des méthodes de discussion non directives, jusqu’au point de rupture, de choc, où une recristallisation différente peut s’opérer. Autrement dit, abaisser le seuil de résistance et amener le groupe à un degré de crise qui produit une mutation des attitudes chez ses membres, puis, par influence, dans les zones voisines du corps social [24].

Berger le rappelle : les Américains Lippitt, Watson et Westley [25] ont poursuivi cette réflexion. Ainsi, ont-ils découpé ce processus en sept phases qui s’articulent assez bien avec les étapes d’un processus prospectif : 1. développement d’un désir de changement, 2. création d’un cadre de relations orienté changement, 3. établissement du diagnostic des enjeux du système, 4 examen des chemins alternatifs et choix du plan d’action, 5. transformation des intentions en efforts de changement, 6. généralisation et stabilisation du changement, 7. détermination des relations finales avec les agents de changement. D’autres modèles existent, largement utilisés par les prospectivistes qui puisent dans la psychologie sociale et la sociologie comportementale pour mieux comprendre les processus de transformation qu’ils observent et les optimaliser lorsqu’ils veulent les mettre en œuvre eux-mêmes [26].

Conclusion : volonté et leadership

Les plans stratégiques ne se mettent pas en œuvre d’eux-mêmes, rappelle souvent le professeur Peter Bishop de l’Université de Houston. Ce sont des gens qui les mettent en œuvre. Et ces gens s’appellent des leaders [27].

Dans un débat récent portant sur le décret dit paysage, tenu au Salon du Livre politique le 10 novembre 2013 à Liège, Jean-Claude Marcourt, vice-président du gouvernement de Wallonie, en charge de l’Économie, des Technologies nouvelles et de l’Enseignement supérieur, estimait que l’on peut être progressiste sur le plan des idées et conservateur quand on vous propose le principe du changement. Hors de toute considération sur la droite, la gauche ou le centre, cette formule est particulièrement heureuse. Dans le landerneau politique comme dans le monde de l’entreprise ou des organisations, la capacité stratégique ne peut exister sans réelle volonté de transformation. Celle-ci peut et doit être portée par un leadership qui, de nos jours, ne peut être que collectif pour être puissant, même si, de l’anticipation à l’action, il s’organise sous la houlette de femmes ou d’hommes dont on reconnaît les capacités effectives à impulser et catalyser ce changement.

Ce qui rapproche la ou le responsable d’un gouvernement et celle ou celui d’une entreprise, c’est le même défi à activer les parties prenantes pour favoriser l’anticipation et faire en sorte que, s’appropriant les enjeux et la stratégie, elles passent à l’action.

Philippe Destatte

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[1] Michel GODET, From anticipation to action, A handbook of strategic prospective, coll. Futures-oriented Studies, Paris, Unesco Publishing, 1994. – En 1991 était parue chez Dunod la version française de ce livre : De l’anticipation à l’action, Manuel de prospective et de stratégie.

[2] M.GODET, Manuel de prospective stratégique, 2 tomes, Paris, Dunod, 3e éd., 2007.

[3] Gaston BERGER, Le temps (1959) dans Phénoménologie et prospective, p. 198, Paris, PUF, 1964. Jules CHAIX-RUY, Les dimensions de l’être et du temps, Paris-Lyon, Vitte, 1953.

[4] Selon Michel Godet, aux Assises de la prospective, organisées par Futuribles à Paris Dauphine, les 8 et 9 décembre 1999.-  M. GODET, La boîte à outils de la prospective stratégique, Problèmes et méthodes, coll. Cahier du Lips, p. 14, Paris, CNAM, 5e éd., 2001.

[5] Cité par Eric JANTSCH, La prévision technologique : cadre, techniques et organisation, p. 16, Paris, OCDE, 1967.

[6]The possibility of acting upon present reality by starting from an imagined or anticipated future situation affords great freedom to the decision maker while at the same time providing him with better controls with which to guide events. Thus, planning becomes in the true sense “future-creative” and the very fact of anticipating becomes causative of action. (p. 89 & 139) ” Hasan OZBEKHAN, The Triumph of Technology: “can implies ought”, in Joseph P. MARTINO, An Introduction to Technological Forecasting, p. 83-92, New York, Gordon & Breach Science publishers, 1972. – Eleonora BARBIERI MASINI, Why Futures Studies?, p. 56, London, Grey Seal, 1993. – Erich JANTSCH, Technological Planning and Social Futures, p. 17 & 37, London, Associated Business Programmes, 2nd éd., 1974. Anticipations are “intellectively constructed models of possible futures”.

[7] Robert ROSEN, Anticipatory Systems, Philosophical, Mathematical and Methodological Foundations, Oxford, Pergamon Press, 1985. – R. ROSEN, Essays on Life itself, New York, Columbia University Press, 2000.

[8] John W. BENNETT, Human Ecology as Human Behavior: Essays in Environmental and Development Anthropology, New Brunswick, NJ, Transaction Publishers, 1993.

[9] Riel MILLER, Roberto POLI & Pierre ROSSEL, The Discipline of Anticipation: Exploring Key Issues, Unesco Working Paper nr. 1, Paris, May 2013. http://www.academia.edu/3523348/The_Discipline_of_Anticipation_Miller_Poli_Rossel_-_DRAFT

[10] Domenico ROSSETTI di VALDALBERO & Parla SROUR-GANDON, European Forward Looking Activities, EU Research in Foresight and Forecast, Socio-Economic Sciences & Humanities, List of Activities, Brussels, European Commission, DGR, Directorate L, Science, Economy & Society, 2010. http://ec.europa.eu/research/social-sciences/forward-looking_en.htmlEuropean forward-looking activities, Building the future of “Innovation Union” and ERA, Brussels, European Commission, Directorate-General for Research and Innovation, 2011. ftp://ftp.cordis.europa.eu/pub/fp7/ssh/docs/european-forward-looking-activities_en.pdf

[11] Alexander TÜBKE, Ken DUCATEL, James P. GAVIGAN, Pietro MONCADA-PATERNO-CASTELLO éd., Strategic Policy Intelligence: Current Trends, the State of the Play and perspectives, S&T Intelligence for Policy-Making Processes, IPTS, Seville, Dec. 2001.

[12] Michel CROZIER, La crise de l’intelligence, Essai sur l’impuissance des élites à se réformer, p. 19, Paris, InterEditions, 1995.

[13] A.O. HIRSCHMAN, Exit, Voice and Loyalty, Paris, Editions ouvrières, 1973.

[14] Philippe BERNOUX, Sociologie du changement dans les entreprises et les organisations, p. 10-11, Paris, Seuil, 2010.

[15] Ph. BERNOUX, Sociologie du changement..., p. 191.

[16] Ibidem, p. 11, 85 et 308.

[17] Ibidem, p. 11 et 13.

[18] Harold J. LEAVITT, Psychologie des fonctions de direction dans l’entreprise, Paris, Editions d’Organisation, 1973. Cité par Ph. BERNOUX, op. cit., p. 15-16.

[19] Ph. BERNOUX, Sociologie du changement…, p. 144.

[20] Ibidem, p. 51.

[21] Gaston BERGER, Le chef d’entreprise, philosophe en action, 8 mars 1955, dans Prospective n°7, Gaston Berger, Un philosophe dans le monde moderne, p. 50, Paris, PUF, Avril 1961.

[22] G. BERGER, L’Encyclopédie française, t. XX : Le Monde en devenir, 1959, p. 12-14, 20, 54, , reproduit dans Phénoménologie du temps et prospective, p. 271, Paris, PuF, 1964.

[23] Kurt LEWIN, Frontiers in Group Dynamics, dans Human Relations, 1947, n° 1, p. 2-38. – K. LEWIN, Psychologie dynamique, Les relations humaines, coll. Bibliothèque scientifique internationale, p. 244sv., Paris, PuF, 1964. – Bernard BURNES, Kurt Lewin and the Planned Approach to change: A Re-appraisal, Journal of Management Studies, septembre 2004, p. 977-1002. – Voir aussi Karl E. WEICK and Robert E. QUINN, Organizational Change and Development, Annual Review of Psychology, 1999, p. 361-386.

[24] Didier ANZIEU et Jacques-Yves MARTIN, La dynamique des groupes restreints, p. 86, Paris, PuF, 2007.

[25] Ronald LIPPITT, Jeanne WATSON & Bruce WESTLEY, The Dynamics of Planned Change, A Comparative Study of Principles and Techniques, New York, Harcourt, Brace & Cie, 1958.

[26] Chris ARGYRIS & Donald A. SCHON, Organizational Learning, A Theory of Action Perspective, Reading, Mass. Addison Wesley, 1978. – Gregory BATESON, Steps to an Ecology of Mind: Collected Essays in Antropology, Psychiatry, Evolution and Epistemology, University of Chicago Press, 1972. – Notamment La double contrainte (1969), dans G. BATESON, Vers une écologie de l’esprit, Paris, Seuil, 1980. – Jean-Philippe BOOTZ, Prospective et apprentissage organisationnel, coll. Travaux et recherches de prospective, Paris, Futuribles international, LIPSOR, Datar, Commissariat général du Plan, 2001. – Richard A. SLAUGHTER, The Transformative Cycle : a Tool for Illuminating Change, in Richard A. SLAUGHTER, Luke NAISMITH and Neil HOUGHTON, The Transformative Cycle, p. 5-19, Australian Foresight Institute, Swinburne University, 2004.

[27] Peter C. BISHOP and Andy HINES, Teaching about the Future, p. 225, New York, Palgrave Macmillan, 2012.


Hour-en-Famenne, 12 août 2013

 L’été est propice à la prospective mais aussi à la rétrospective. L’une l’allant pas sans l’autre. Voici un exposé présenté lors de l’Assemblée du Mouvement du Manifeste wallon du 22 novembre 2010 où j’étais invité à prendre la parole à l’Université du Travail à Charleroi. Beaucoup de ce que j’ai dit ce jour-là – tempore non suspecto – me paraît rester d’actualité en 2013 mais aussi en vue de 2014… Malheureusement.

Charleroi, 22 novembre 2010

 Permettez-moi de commencer mon intervention en rendant hommage au Bourgmestre de Charleroi, Jean-Jacques Viseur. Même si, personnellement, j’ai toujours été prudent quant à l’utilisation du mot nation, je pense avec lui que son utilisation dans nos démocraties ne mérite sûrement pas d’être frappé d’indignité comme certains ont voulu le faire. Même si j’ai toujours préféré me dire régionaliste, je me souviens que l’historien français Pierre Nora disait, à l’époque des méfaits du nationalisme en Yougoslavie, qu’il ne fallait pas jeter le bébé avec l’eau du bain, et que, à côté du nationalisme belliqueux, il y avait un nationalisme amoureux. Nous savons aussi, avec Dominique Schnapper – la fille de Raymond Aron – que la nation, c’est la communauté des citoyens, et donc le fondement de la démocratie.

Je suis très inquiet de l’évolution de la vie politique en Belgique. J’ai entendu ces derniers mois un ministre-président bruxellois dire que si les Flamands prenaient leur indépendance, « on »  leur donnerait trois mois pour quitter Bruxelles. Je crains que le “on”, dans son esprit, c’était nous les Wallonnes et les Wallons, et nos enfants, en âge d’être soldats. Quelques mois plus tard, je l’ai entendu dire que la NVA n’était pas des adversaires politiques mais des ennemis politiques. J’ai aussi entendu une vice-premier-ministre dire que si la Flandre allait vers la séparation, on exigerait un référendum en Flandre, on ferait une consultation populaire à Bruxelles et en périphérie. Jamais cette vice-premier-ministre n’a parlé des Wallons à qui on ne demandera jamais leur avis. Nous le voyons, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a une signification différente selon la région où l’on habite.

Je suis encore plus inquiet par l’évolution des Wallonnes et des Wallons.

Parce que les Wallons manquent de mémoire.

Parce que les Wallons manquent de vision.

Parce que les Wallons manquent de courage.

1. Les Wallons manquent de mémoire

 Fondamentalement, les Wallons ne savent plus pourquoi ils ont contribué à instaurer le fédéralisme. Pour de nombreux jeunes Wallons, – nous l’avons observé lors du séminaire prospectif que nous avons organisé avec une douzaine de jeunes tant de l’université que de l’enseignement secondaire des différents réseaux à l’occasion du trentième anniversaire du Parlement wallon issu des lois d’août 1980 –  le problème, c’est le fédéralisme. C’est-à-dire que, n’ayant connu que le système fédéral et n’ayant pas été informée des raisons de la fédéralisation, la plupart d’entre eux considèrent que le mal belge d’aujourd’hui est produit par le fédéralisme lui-même.

 A l’occasion de ce même anniversaire, j’ai écouté Jean-Maurice Dehousse, invité par Bertrand Henne à Matin Première, rappeler que l’on ne pouvait pas comprendre ce qui se passait actuellement dans les relations entre Flamands et Wallons si on n’avait pas en mémoire les événements de 1940-45 et, en particulier, le problème des prisonniers de guerre. Comme je donnais mon cours de Société et institutions de la Belgique depuis 1830 à l’Institut des Sciences juridiques de l’Université de Mons ce jour-là, j’ai interrogé l’auditoire, composé d’une bonne centaine de jeunes étudiants frais émoulus du Secondaire, pour demander qui d’entre eux savait de quoi il s’agissait lorsqu’on évoquait la question des prisonniers de guerre. Cinq étudiants seulement ont levé la main et ont pu l’expliquer. Cinq sur environ 130 étudiants… Mais ce n’est pas tout. Croisant ce jour-même le jeune successeur de Fernand Dehousse et de François Perin à la Chaire de Droit constitutionnel de l’Université de Liège, j’ai voulu partager avec lui mon étonnement à ce sujet. Il n’était guère étonné puisque, lui non plus, n’était pas informé du fait que les prisonniers de guerre wallons avaient été gardés en captivité tandis que les prisonniers flamands avaient été libérés dès 1940… Je vous le disais que les Wallons n’ont pas de mémoire.

 Ainsi, les Wallons, qui ne comprennent pas ce qui leur arrive, sont devenus fatalistes et continuent à croire que tout ce qui se produit est naturel. Ils se laissent embarquer dans des combats qui ne sont pas les leurs. Tous les partis francophones ont vainement couru après le FDF dans une logique qui relève davantage de la vision fransquillonne que du fédéralisme régional. Ils ont oublié que, depuis la loi de 1889 et ses arrêtés d’application, le législateur a commencé à dire quelles communes étaient flamande ou wallonne, qu’en 1929 Kamiel Huysmans, député d’Antwerpen, et Jules Destrée, député de Charleroi, accompagnés d’une série d’autres parlementaires socialistes avaient, par le Compromis des Belges, ouvert la porte du fédéralisme territorial en reconnaissant l’homogénéité linguistique et culturelle de la Flandre et de la Wallonie, ainsi que le caractère bilingue de Bruxelles. Ce faisant, ils ont permis de fonder les lois linguistiques des années trente, toutes établies sur ces principes, y compris la réorganisation de l’armée belge sur cette base, ce qui n’est pas étranger à ce qui va se passer en 1940…

 Les Wallons ont oublié les travaux essentiels du Centre Harmel, véritable doctrine de la réforme de l’Etat. Fondé en 1949, à l’initiative du député PSC Pierre Harmel, présidé par le ministre d’Etat Eugène Soudan, composé de 42 membres provenant des quatre partis (catholique, libéral, socialiste et communiste), parmi lesquels 18 parlementaires et 24 extraparlementaires nommés paritairement par la Chambre et le Sénat, le Centre Harmel a travaillé jusqu’à la fin 1953. Parmi ses membres, on trouve des personnalités aussi chères au Mouvement wallon que Fernand Dehousse, Fernand Schreurs, Hubert Rassart ou René Thône. La séance officielle de clôture des travaux a eu lieu un an plus tard et son rapport fut déposé au printemps 1958 et publié dans les Documents parlementaires. On oublie que c’est un militant wallon important, Jean Van Crombrugge, personnalité libérale, ancien directeur de l’Ecole normale Jonfosse à Liège, qui en tant que rapporteur wallon de la section politique, y a proposé de fixer définitivement par une loi la frontière linguistique.

 On oublie aussi que le Centre Harmel, en assemblée plénière, a rendu un avis, à la demande expresse du Sénat, sur le projet de loi portant modification de la loi du 28 juin 1932 sur l’emploi des langues en matière administrative, déposé par le Ministre de l’Intérieur Ludovic Moyerson. Que dit cet avis daté du 27 janvier 1953 au sujet de la fixation de la frontière linguistique ?

 D’abord qu’il faut, dans un souci d’apaisement dans les relations entre les Flamands et les Wallons, envisager la suppression des recensements décennaux et proposer une limite administrative des langues, définitive, soustraite à toutes compétitions.

 Ensuite, que pour fixer cette limite, le Centre Harmel a entendu des spécialistes flamands et wallons dont les rapports convergents lui ont permis de réduire les points litigieux à quelques localités : d’une part, Mouscron, Renaix et Enghien, d’autre part, le secteur d’Outre-Meuse, c’est-à-dire les Fourons. Pour ce qui concerne les trois premières communes, le Centre leur a reconnu leur caractère soit wallon soit flamand et a demandé qu’on leur accorde des facilités linguistiques. Pour ce qui concerne les communes d’Outre-Meuse, un accord unanime s’est dégagé pour leur attribuer par arrêté royal un régime bilingue.

 Enfin, je cite textuellement l’accord qui est intervenu au Centre Harmel en ce qui concerne Bruxelles et sa périphérie.

 Quant à l’agglomération bruxelloise, le Centre de Recherche a émis l’avis qu’on lui adjoigne les communes d’Evere, de Ganshoren et de Berchem-Ste-Agathe. Dans son opinion, il ne peut s’agir d’aller au delà et d’admettre la bilinguisation d’autres communes flamandes de l’arrondissement de Bruxelles. En décider autrement serait à la fois favoriser une centralisation bruxelloise dont se plaignent Wallons et Flamands et entretenir une plaie à laquelle les Flamands sont particulièrement sensibles [1].

Comme on le sait, ces trois communes seront les dernières à être rattachées à la l’agglomération bruxelloise l’année suivante (1954). Pourquoi dès lors, aujourd’hui, les représentants politiques des Wallonnes et des Wallons, ouvrent-ils des dossiers sur ces matières qui vont à l’encontre des accords passés antérieurement avec les Flamands ? Pourquoi agiter l’élargissement de Bruxelles, le couloir de Rhodes St-Genèse, le bilinguisme de la périphérie, sinon pour compromettre les négociations aujourd’hui et pour perdre la face demain ? Pourquoi donc négocier en lecteur au jour le jour des éditos du journal Le Soir plutôt qu’en préservant l’acquis fédéraliste ?

Ils ont oublié que leur combat était autre : même dans sa version la plus simplifiée, le projet wallon a pu être défini comme un meilleur développement et une démocratie exemplaire. On a peut-être un tout petit peu progressé sur le premier objectif et probablement régressé sur le second.

2. Les Wallons manquent de vision

 J’entends par là une vision à long terme, partagée entre tous, de ce que l’ensemble  des acteurs wallons veulent entreprendre. Un vrai consensus sur l’avenir. Celui qu’on chercherait en vain dans les négociations gouvernementales fédérales.

 Certes, la Wallonie est en train de se reconstruire économiquement avec quelques succès, même si, comme disait jadis l’économiste Robert Solow,  au sujet de la Nouvelle Economie et des ordinateurs, on pouvait les voir partout, sauf dans les statistiques.

 De même, la Wallonie est en train de se réconcilier avec ses territoires et ceux-là œuvrent à leur reconversion tout en participant à l’effort commun, ce qui est le contraire du sous-régionalisme.

 La plupart des régions d’Europe construisent des visions pour baliser leur avenir. La Wallonie, elle, semble s’en désintéresser. Depuis le Manifeste wallon de 1983, on sait clairement qu’il y a deux voies : la voie francophone et bruxelloise, d’une part, la voie wallonne et bruxelloise, de l’autre. Depuis 1993, un article 138 permet le transfert des compétences de la Communauté française vers la Région wallonne et vers le groupe linguistique français du Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale sans accord des Flamands. Ces transferts nécessitent des décrets adoptés à la majorité des deux tiers au Parlement de la Communauté française et à la majorité absolue au Parlement wallon et du groupe linguistique français du Parlement bruxellois [2]. Qu’attendent nos parlementaires régionaux et communautaires pour réaliser cette opération qui permettrait non seulement de se donner les moyens de vraies politiques transversales d’innovation et de créativité, mais en plus de passer concrètement à une dynamique régionale intégrale sur Bruxelles, empêchant les velléités de ceux qui, en Flandre, veulent transférer des compétences vers les communautés sans tenir compte de la reconnaissance, faite en 1989, que  Bruxelles soit une région à part entière ?

Dans le même temps, il faut cesser de répéter le leitmotiv de l’alliance Wallonie-Bruxelles. Il est inutile, car contrairement à ce qu’on répète, il ne rend pas les Wallons plus forts face aux Flamands : la réforme de l’État ne se joue ni sur un ring ni sur un champ de bataille. Comment veut-on que les Flamands acceptent un fédéralisme à trois ou à quatre si on leur martèle que cela permettra de jouer à deux régions contre une ? D’autant que c’est, je pense, pour les Wallons, se faire beaucoup d’illusions sur une solidarité de Bruxelles avec la Wallonie dont, à ce jour, on ne dispose que de peu d’exemples, sinon pas du tout.

3. Les Wallons manquent de courage

Le premier courage des Wallons, c’est d’organiser la pacification de leurs relations avec les démocrates flamands, c’est-à-dire aussi avec la NVA. Car la pacification avec la Flandre est indispensable pour construire l’avenir de la Wallonie. La pacification de la Wallonie et de Bruxelles avec la Flandre est aussi indispensable à la Flandre dans son combat contre ses forces radicales, antidémocratiques, proto-fascistes du Vlaams Belang.

Dès lors, il faut oser dire que la Wallonie n’a de revendication ni territoriale ni linguistique sur les communes de la périphérie bruxelloise localisées en Région flamande, qu’il n’est pas question d’étendre Bruxelles au-delà des 19 communes et qu’il est normal qu’en Flandre, on utilise des services administratifs en flamand.

Il faut avoir le courage de penser les politiques de la Wallonie comme si elles devaient être financées sur ses recettes propres, parce que, qu’on le veuille ou non, la Wallonie sera davantage face à elle-même dans les années qui viennent, que l’on s’inscrive dans des plans A, B, C ou D. Etienne de Callataÿ, chef économiste à la Banque Degroof ne soulignait-il pas voici quelques jours que les efforts à fournir en termes d’assainissement des pouvoirs publics à l’horizon 2015 auraient des conséquences bien plus importantes pour les régions – et donc pour la Wallonie – que la révision de la loi de financement ? [3]

Pour cela, il faut réaliser des bouleversements profonds dans la gouvernance et l’organisation de la Wallonie. Il est donc indispensable de réorganiser en profondeur les institutions et d’organiser la mobilisation des moyens, y compris budgétaires, bien sûr.

André Renard aurait appelé cela des réformes de structure.

Cela passe par un nouveau Contrat d’avenir, négocié entre le Gouvernement wallon et toutes les forces vives de Wallonie, un vrai engagement collectif. Il s’agit d’ouvrir ensemble de grands chantiers qui mettent fin aux tabous wallons, prennent à bras le corps nos difficultés, et renouvellent les champs de l’action collective.

Cela peut se faire, cela doit se faire, dans les domaines de :

– l’université et de la recherche, où une grande réforme est indispensable qui aboutisse à fonder une seule grande entité universitaire, y compris les hautes écoles,  de Tournai à Liège et d’Arlon à Louvain-la-Neuve voire à Bruxelles, si les Bruxellois le veulent ;

– l’enseignement obligatoire, où le Plan Busquin Di Rupo attend toujours d’être mis en œuvre, tandis que la fusion des dynamiques de formation et d’éducation au niveau des bassins de vie / bassin d’emploi / bassin d’enseignement est porteuse d’avenir ;

– les chemins de fer, les communications routières, l’emploi et le travail, la fonction publique, etc. Il ne m’appartient pas de développer ici toutes les politiques qui peuvent nous permettre à la fois d’être plus efficaces et plus efficients, et donc de gagner notre autonomie réelle, y compris sur le plan budgétaire. Mais sachons que cela ne se fera pas tout seul, cela ne se fera pas de manière linéaire, cela ne se fera pas sans système de péréquation permettant de maintenir une vraie solidarité entre les Wallonnes et les Wallons. Les transferts budgétaires Nord-Sud sont des chaînes dont nous devons nous libérer, à la fois pour recouvrer notre liberté et notre dignité.

Partout, des choix courageux et essentiels sont à faire dans un cadre régional, en tenant compte des intérêts des Wallonnes et des Wallons, en reconnaissant qu’ils existent et qu’ils sont parties prenantes de leur avenir.

Il est grand temps de faire le choix de la Wallonie. Ce choix est aujourd’hui urgent, que l’on s’inscrive dans le fédéralisme avancé, que l’on ait l’intention de se mettre à la table de l’Europe aux côtés de Bart De Wever ou même de regarder vers la France. Dans tous les cas, il s’agira d’un passage nécessaire.

Philippe Destatte

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[1] ARCHIVES DE L’INSTITUT DESTREE, Centre Harmel, Ministère de l’Intérieur, Centre de recherche pour la solution des problèmes sociaux, politiques et juridiques en régions wallonne et flamande, Document n°255, Assemblée plénière, Motion n°9, Réponse au ministre de l’Intérieur concernant le projet de loi modifiant la loi de 1932, texte adopté au cours de la séance du 27 janvier 1953, p. 2-4.

[2] Le Parlement de la Communauté française, d’une part, et le Parlement de la Région wallonne et le groupe linguistique français du Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale, d’autre part, peuvent décider d’un commun accord et chacun par décret que le Parlement et le Gouvernement de la Région wallonne dans la région de langue française et le groupe linguistique français du Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale et son Collège dans la région bilingue de Bruxelles-Capitale exercent, en tout ou en partie, des compétences de la Communauté française.Ces décrets sont adoptés à la majorité des deux tiers des suffrages exprimés au sein du Parlement de la Communauté française et à la majorité absolue des suffrages exprimés au sein du Parlement de la Région wallonne et du groupe linguistique français du Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale, à condition que la majorité des membres du Parlement ou du groupe linguistique concerné soit présente. Ils peuvent régler le financement des compétences qu’ils désignent, ainsi que le transfert du personnel, des biens, droits et obligations qui les concernent. Ces compétences sont exercées, selon le cas, par voie de décrets, d’arrêtés ou de règlements.

[3] Interview d’Etienne de Callataÿ dans Le Soir, 18 novembre 2010, p. 4.