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Charleroi, le 17 novembre 2016

Ce papier constitue une mise au net de quelques notes jetées sur mon pense-bête électronique au moment de l’annonce de la fermeture de Caterpillar pour répondre à deux sollicitations, celle de Christophe de Caevel pour Trends-Tendances, d’une part, celle d’Eddy Caekelberghs pour Face à l’Info [1], d’autre part.

Face à l’affaissement et à l’érosion de l’industrie manufacturière dans le PIB, ce qu’on appelle la désindustrialisation, la réponse ne peut être que mobilisatrice et transformatrice. Le phénomène n’est évidemment pas spécifiquement wallon et, contrairement à ce qu’on affirme parfois, l’Europe n’a cessé de s’en préoccuper depuis ses origines [2].

En fait, ne parlons pas de réindustrialisation, mais d’une autre industrialisation, qui se réalise dans un modèle marqué par la prise en compte du développement durable (une société qui vise notamment la nécessaire décarbonisation de l’économie et des transports, mais aussi recherche l’harmonie de ses composantes) et par la transition vers les sociétés de la connaissance, la Révolution cognitive, ou numérique ou digitale, comme on tend à l’appeler aujourd’hui. Ce phénomène subit aussi la convergence entre industrie et services, ainsi que la mutation du modèle industriel lui-même lorsqu’il doit faire face à la compétition mondiale, à la transition énergétique, tout en gardant une dimension humaine sinon humaniste [3].

 C’est donc de chocs comme celui de Caterpillar que peuvent naître de nouvelles marges de manœuvre, de nouveaux espaces de dialogues entre les acteurs de l’économie wallonne afin de créer de nouvelles trajectoires qui, hier encore, nous paraissaient difficiles à concevoir. Ces catastrophes sociales nous rappellent que nous sommes dans un changement de système davantage que dans un simple événement à l’intérieur du système technique industriel.

L’ampleur des difficultés à surmonter et la difficulté de mobilisation de toutes forces vives autour d’un projet commun ne nous empêchent pas de continuer à croire au redressement wallon pour les cinq raisons suivantes.

1. Des stratégies structurelles de redéploiement sont en place

Lorsqu’on évoque les stratégies de redéploiement qui ont été lancées par les gouvernements wallons successifs, on pense bien sûr aux politiques de clusterisation et de filières, notamment les pôles de compétitivité, qui s’inscrivent dans les plans prioritaires wallons, ce qu’on appelle les Plans Marshall. C’est ce que Jean-Claude Marcourt nomme les efforts de réinvention de l’industrie. On connaît les nouvelles dynamiques à l’œuvre dans ces domaines où les entrepreneurs travaillent avec les chercheurs et les centres de formation : Logistics, Wagralim, Skywin, Biowin, Mecatech, GreenWin auraient déjà développé plus de 200 projets de R&D. Ces politiques de rénovation ont vocation à transformer structurellement le tissu industriel wallon, ainsi que les acteurs eux-mêmes le soulignent [4]. Il s’agit de politiques de reconfiguration à très long terme, d’investissements – 2,5 milliards d’euros annoncés pour cette législature 2014-2019 – à plus d’une génération. Les pôles de compétitivité auront un impact véritablement mesurable vers 2025-2030 en termes de mises en réseau, de nombre critique de brevets, de consolidation suffisante de filières et probablement de stabilisation d’emplois dans les secteurs concernés [5]. Dans les 15 ans qui viennent, nous observerons la conjonction de ce qui sort des pôles et de l’arrivée d’une nouvelle génération de managers-entrepreneurs. Nous voyons déjà poindre cette génération de jeunes diplômés, sensibilisés à l’esprit d’entreprise et qui voudront lancer leur propre entreprise.

2. La gestion territoriale est repensée

On observe un double repositionnement : géographique et sectoriel. D’une part, les intercommunales de développement économique ont généralement quitté leurs habitudes jadis autoritaires et top-down pour devenir des agences au service de partenariats stratégiques locaux portant sur des logiques nouvelles qui se développent sur leurs zones d’activités : économie circulaire, nouveaux écosystèmes d’innovation, dynamiques de formation en lien avec les bassins EFE, opérateurs ferroviaires de proximité, etc. Ces démarches connectent les acteurs entre eux et permettent de penser le renouveau au niveau territorial tout en s’articulant – plus ou moins adéquatement, car là on peut améliorer les dispositifs, notamment par une meilleure contractualisation – aux politiques régionales. D’autre part, les pôles de compétitivité ont permis de réorganiser les logiques sectorielles. Nous ne verrons probablement plus des entreprises de 4000 ou 5000 personnes s’implanter en Wallonie. Le nouveau modèle est celui de la filière. Quelque 88 % des 700 entreprises des pôles de compétitivité sont des PME. Quand certaines disparaissent, leurs activités sont reprises à l’intérieur de la filière. Il n’y a pas d’effet systémique. Et puis, aujourd’hui, l’Europe préconise de mettre en place des plateformes de coopération industrielle qui impliquent l’ensemble des entreprises dans la construction de feuilles de route de réindustrialisation au niveau régional, comme cela se fait dans certains pays aux niveaux national ou régional et puis aussi de l’Europe elle-même. Là, on travaille sur des lignes défensives et de court terme pour enrayer les désengagements des groupes et pour ancrer les entreprises industrielles dans les territoires [6].

3. Un nouvel esprit d’entreprendre se développe

L’Agence pour l’Entreprise et l’Innovation, les Maisons de l’Entreprise ou la Fondation FREE ont lancé de nombreuses actions pour développer l’esprit d’entreprendre. Ce travail commence à porter ses fruits même si, en ce domaine, les statistiques tardent à montrer les effets [7]. Des start-ups sont valorisées et font des émules parmi les étudiants, comme à HEC Liège, à la Faculté Warocqué ou à la Louvain Business School ou encore partout où les universités sensibilisent les jeunes chercheurs à la valorisation économique de leurs innovations. Des dynamiques nouvelles de formation se mettent également en place au niveau de l’enseignement secondaire et technique et professionnel, même si le démarrage de l’enseignement en alternance apparaît beaucoup trop lent. Les réticences existent tant du côté des formateurs et des enseignants que des entrepreneurs qui, sur le terrain, ne sont pas toujours aussi disponibles que nécessaire. Mais l’effet à terme devrait être démultiplicateur.

Mais ce n’est pas que dans les facultés d’économie qu’il s’agit de former des entrepreneurs, mais partout, dans tous les cursus, depuis l’école fondamentale jusqu’aux formations doctorales. La Classe Technologie et Société de l’Académie royale l’avait bien indiqué dans son manifeste de 2010 : devenir entrepreneur requiert un état d’esprit mais aussi une formation. Les universités devraient former un plus grand nombre de jeunes désireux de devenirs “entrepreneurs” [8].

4. Un nouveau périmètre de la sphère publique se définit

Il semble que la situation difficile des finances publiques pourrait accentuer le mouvement de nécessaire élargissement de la sphère privée, qu’elle soit composante du monde des entreprises, des coopératives ou des associations. Ainsi, le périmètre de la sphère publique est-il appelé à se restreindre, ce qui pourrait créer de l’espace pour la création d’entreprises. Pendant des décennies, la Région a dû suppléer des domaines et secteurs dans lesquels l’initiative privée avait failli, fait défaut ou avait même totalement disparu. On peut espérer que le renouveau entrepreneurial, au sens large, reprenne sa place et même, pourquoi pas, que des administrations ou des OIP soient privatisés et prennent leur envol en changeant de statut. A titre d’exemple, on peut citer l’initiative de Bruno Venanzi qui a annoncé dans L’Echo son intention d’utiliser une partie des moyens dégagés par la vente de Lampiris à Total pour créer un invest qui soutiendrait les jeunes entreprises de la région liégeoise [9]. Cette initiative aurait le mérite de dégager des moyens privés à côté ou en complément des structures publiques classiques. Ce sont des signes intéressants pour l’économie régionale. D’autant que, par ailleurs, les moyens manquent dans des politiques de reconversion industrielle, d’infrastructure, de santé et de cohésion sociale.

5. Un mouvement d’intégration naît dans l’enseignement supérieur

La transformation du paysage universitaire, engagée par Jean-Claude Marcourt en particulier au travers de son décret [10], aura un impact profond sur le tissu économique. La logique d’intégration retenue pour cette réforme devrait permettre aux établissements d’atteindre la masse critique suffisante pour mener les recherches les plus ambitieuses et de déboucher, plus spontanément qu’hier, sur des projets d’entreprise. Le modèle conduit à un système avec une ou deux grandes universités étroitement associées à des Hautes Ecoles ainsi qu’à des dispositifs intégrés d’enseignement de promotion sociale et artistique. Ces derniers sont d’ailleurs porteurs d’une haute densité de créativité et pourraient être mieux utilisés, car ils ont, en fait, une vocation transversale. Cette évolution devrait renforcer l’autonomie des universités et des autres écoles par rapport au politique et s’ouvrir davantage au monde de l’entreprise en accueillant des chefs d’entreprises, y compris de niveau international, dans les ou le conseil(s) d’administration de cette ou de ces nouvelle(s) université(s). C’est en tout cas les exemples que nous donnent les modèles québécois, texans et californiens qui, bien qu’inscrits dans des logiques et des cultures différentes, méritent d’être regardés de près.

Conclusion : un potentiel de développement citoyen à activer

Partout en Wallonie, mais dans le Hainaut en particulier – la province la plus affectée par la fermeture de Caterpillar – de nombreux efforts d’anticipation ont été réalisés non pas toujours pour prévenir ou empêcher des fermetures ou décisions industrielles de ce niveau, mais certainement pour reconstruire des politiques collectives et un tissu économique. A côté des travaux de Wallonie picarde 2025 dans ce qui était alors le Hainaut occidental, de ceux du Cœur du Hainaut, Centre d’énergies dans le Centre et Mons Borinage – qu’on dénommait Bassin de la Haine – Charleroi 2020 avait pris, voici dix ans, des initiatives très pertinentes. Cet exercice de prospective avait été mené sous l’impulsion du bourgmestre Jacques Van Gompel et de son conseiller Bernard Bermils, et avait rassemblé les forces vives carolorégiennes dans une mobilisation alors sans précédent [11]. Une partie de la philosophie de ce processus et certaines actions sont aujourd’hui relayées par l’intercommunale IGRETEC au travers du Comité de Développement stratégique de la Région de Charleroi Sud-Hainaut. Mais, au-delà du Pôle des Savoirs, du Campus interuniversitaire, du Bassin de Soins, de Charleroi Image, du Wallonia Biotech Center ou des grands projets urbanistiques esquissés par les architectes Jean Yernaux et André Balériaux, beaucoup reste à développer. Cet exemple de ce qui se construit en Wallonie et dans ses territoires parmi les plus affectés nous inspire. Le potentiel de redéploiement qui y réside, au-delà des difficultés de la gouvernance, constitue, lui aussi, une des raisons de continuer à croire au redressement wallon. La poursuite de celui-ci sera nécessairement le résultat de politiques ambitieuses et volontaristes, comme l’indiquait très justement Dominique Cabiaux, après l’annonce de la fermeture de la multinationale. Et l’administrateur délégué de l’Université ouverte ajoutait que ces politiques devront s’appuyer sur une adhésion collective et une implication de tous les acteurs. Cette adhésion ne peut advenir qu’en recourant à la force éclairante de l’analyse qui seule permettra aux citoyens de poser les choix les plus appropriés [12].

Nous ne saurions mieux dire.

Philippe Destatte

@PhD2050

[1] Christophe DE CAEVEL, Cinq raisons de continuer à croire au redressement wallon, dans Trends-Tendances, 8 septembre 2016, p. 34-35. – Eddy CAEKELBERGHS, Face à l’Info, RTBF La Première, 12 septembre 2016.

[2] Philippe DESTATTE, Quelle désindustrialisation pour quelles mutations industrielles, Exposé présenté au Parlement européen, à Strasbourg, le 6 février 2015, à l’occasion de la convention annuelle des présidents régionaux de la Jeune Chambre économique de France. Blog PhD2050, 11-15 mars 2015, 3 parties. https://phd2050.org/2015/03/11/des-1/ – Ph. DESTATTE, Cinq défis de long terme pour rencontrer le Nouveau Paradigme industriel, Blog PhD2050, 31 décembre 2014. https://phd2050.org/2014/12/31/npi2/

[3] Michel DANCETTE, Usine du futur, usine durable, dans Pierre VELTZ et Thierry WEIL, L’industrie, notre avenir, p. 88-93, Paris, Eyrolles, Fabrique de l’Industrie, Colloque de Cerisy, 2015.

[4] Comment les pôles de compétitivité ont rénové le tissu économique wallon, dans L’Echo, 19 décembre 2015, p. 16.

[5] Il faut noter avec les interlocuteurs sociaux que les indicateurs de réalisation utilisés dans le cadre des Plans Marshall successifs et en particulier du Plan 4.0 ne permettent pas actuellement d’identifier des éléments témoignant d’évolutions des différentes actions. Avis A.1291 du CESW sur les indicateurs de suivi du Plan Marshall 4.0, adopté par le Bureau du 6 juillet 2016.

[6] Mattia PELLEGRINI (chef de Cabinet du Commissaire européen Industrie et Entreprise), le 24 septembre 2014 à IMA-Europe.

[7] Nombre de créations d’entreprises commerciales en Wallonie, Roularta Business Info – IWEPS 2015.

http://www.iweps.be/creations-dentreprises-commerciales-en-wallonie

[8] Manifeste, La désindustrialisation de l’Europe, “Nous n’avons plus de temps à perdre”, p. 17, Bruxelles, Classe Technologie et société de l’Académie royale de Belgique, 2010. http://www.academieroyale.be/academie/documents/ARBTSRapport1fr6827.pdf

[9] Toujours associés, les deux Bruno de Lampiris vont créer leur invest, dans L’Echo, 3 septembre 2016, p. 17.

[10] Décret définissant le paysage de l’enseignement supérieur et l’organisation académique des études, p. 5, en ligne sur http://www.gallilex.cfwb.be/document/pdf/39681_018.pdf .

[11] Plus de 1000 acteurs et citoyen(ne)es ont été impliqués dans 20 forums thématiques, 4 forums transversaux et plus de 80 réunions spécifiques. Le projet ainsi construit s’articulait en 10 axes stratégiques, 20 projets phares et 184 actions concrètes. Charleroi 2020, Rapport Final, Novembre 2005. http://www.intelliterwal.net/Experiences/Charleroi2020_Rapport-Final_2005-11-09.pdf

[12] Dominique CABIAUX, Préface, dans Virginie de MORIAME & Giuseppe PAGANO dir., Où va la Wallonie ?, p. 9, Charleroi, Université ouverte, 2016.

Charleroi, le 25 février 2016

Dès juillet 2015, le Professeur Giuseppe Pagano, qui coordonne le cycle UMONS – Université ouverte de Charleroi, intitulé “Où va la Wallonie ?” m’a demandé de traiter, le 25 février 2016, des trajectoires prospectives de la Wallonie (2016-2036), à la suite de plusieurs exposés sur le développement de la Région et en préambule à un débat de clôture des partis politiques et de partenaires sociaux, le 17 mars 2016.

Il s’agissait donc d’identifier au moins quatre trajectoires ou scénarios exploratoires qui permettraient, dans un deuxième temps, d’esquisser une ou plusieurs stratégies pour les vingt prochaines années.

Comme la prospective n’est pas une activité solitaire, j’ai souhaité réunir quelques amitiés et compétences (ce sont souvent les mêmes) pour poser les bases d’un tel travail (1). Finalement, ce sont 14 trajectoires qui ont été construites, suivant une méthodologie prospective originale, faite d’interactions sur la base d’un questionnement avec une vingtaine de citoyens-experts, ainsi que d’un séminaire d’une journée complète, organisé au Cercle de Wallonie à Namur, le 15 février 2016.

La Wallonie a déjà beaucoup changé. Elle doit accélérer son redressement

La prospective, écrivait en 1960 Pierre Massé, l’ancien commissaire général du Plan de Charles de Gaulle, se distingue de la prévision, quelque élaborée que soit cette dernière, parce qu’elle remet en cause les postulats, parce qu’au sein de la continuité visible, elle cherche le secret changement (2) . Changement, mutation, métamorphose, transition, tous ces mouvements sont recherchés par la prospective comme vocation même de sa propre démarche. S’agissant de la Wallonie, la quête d’une transformation est existentielle et liée à l’origine même d’une région qui s’est créée avec l’ambition de mettre fin à son propre déclin. On se souvient de ces deux axes qui ont constitué les étendards du renardisme : fédéralisme et réformes de structure ont constitué les deux clefs pour sortir du marasme économique dans lequel la Wallonie s’était enlisée au tournant des années 1960. Fort heureusement, elle a mis, en une vingtaine d’années, fin à ce déclin structurel. Néanmoins, depuis, elle tarde à se redresser. Dans une conférence présentée au Forum financier de la Banque nationale de Belgique, en novembre 2014, j’avais rappelé que la Région était à un tournant et que, comme le notait alors le nouveau Ministre-Président Paul Magnette, la Wallonie ne se redressait pas assez vite (3). M’appuyant sur les travaux du Professeur Henri Capron, j’avais aussi précisé, lors de cette conférence à Mons, que cette absence de décollage était à mettre en parallèle avec les sept plans stratégiques de redéploiement économique lancés en Wallonie pendant cette période : Déclaration de Politique régionale complémentaire de 1997, Contrat d’Avenir pour la Wallonie de 1999-2000, Contrat d’Avenir actualisé de 2002, Contrat révisé en 2004, Plan Marshall de 2005, Plan Marshall 2.vert de 2009, Plan Marshall 2022 de 2012, ainsi que des programmes d’actions portés par les Fonds structurels européens pour un montant de 11,2 milliards d’euros – à prix constants 2005 – de 1989 à 2013. Si le montant des investissements affectés au Contrat d’Avenir durant ses premières années – faits surtout de réaffectations de moyens – reste difficile à établir avec précision, on peut néanmoins l’estimer à un peu moins d’un milliard d’euros. Pour ce qui concerne le Plan Marshall, durant la période 2004-2009, on atteint 1,6 milliard et pour 2009-2014, 2,8 milliards (y compris les financements dits alternatifs). On peut donc considérer qu’environ 5,5 milliards ont été affectés, en plus des politiques structurelles européennes auxquelles la Région wallonne apporte une large contribution additionnelle, aux stratégies de redéploiement de la Wallonie, de 2000 à 2014 (4). Ainsi, le problème majeur pour l’économie wallonne semble bien – et Joseph Pagano en a une nouvelle fois décortiqué les mécanismes, lors de sa conférence du 8 octobre 2015 – l’incapacité de produire de la valeur sur son territoire. Avec toutes les précautions d’usage liées à l’emploi de l’indicateur du PIB, j’ai insisté plusieurs fois sur la position difficilement tenable d’une région dont le PIB par habitant en prix courants reste stagnant à environ 73 % de la moyenne belge, de 1995 à 2012. Le brouillard passager lié à la rupture statistique des nouvelles normes SEC 2010 n’y change rien. Les dernières données de l’Institut des Comptes nationaux (février 2016) nous présentent la même stabilité d’un PIB qui passe de 73,5 en 1995 à 72,9 en 2014 (BE=100, prix courants). Comme l’indique, sans humour, l’étude SOGEPA-IWEPS-DGO6 de ce même mois de février 2016, l’écart du PIB/hab. s’est stabilisé depuis les années 2000 à -26% … (5)

La question de l’avenir de la Wallonie me paraît rester celle du décollage de son économie. Et donc, de sa transformation future pour assurer l’harmonie de son développement. La tâche que nous nous sommes assignée n’est pourtant pas celle d’apporter un remède à la Wallonie ni de lui construire une vision d’avenir ou un plan stratégique. Certes, une finalité a été mise en exergue par Joseph Pagano – à laquelle nous nous sommes ralliés – comme cadre à notre réflexion : assurer la prospérité des citoyens qui vivent en Wallonie, ce que nous pouvons mesurer, traditionnellement, par leur revenu disponible. Mais cet objectif n’est là que pour donner du sens et de la motivation à notre travail.

Quelques avertissements préliminaires

D’emblée, quelques rappels sont nécessaires quand on s’attelle à un travail de ce type. D’abord, rappeler que la liberté intellectuelle est le fondement de l’intelligence collective et aussi de la prospective. Ensuite, même si les participants à cette démarche ont été rigoureux sur le plan méthodologique et ont tenté de produire des trajectoires robustes, ils n’ont pas recherché une légitimité scientifique : ce travail est subjectif, car lié à la composition du groupe, à ses personnalités, au moment de sa réunion, etc. Enfin, contrairement à la prévision, la prospective postule que le futur n’existe pas, donc qu’il n’est pas connaissable : ce qui a été produit n’est donc que des hypothèses possibles qui ne pourraient se concrétiser que de manière conditionnelle si les acteurs et les circonstances y étaient favorables.

Ce travail, mené à la hussarde, a été frustrant, car nous avons dû aller à l’essentiel et ne pas nous perdre dans de longs débats, qui auraient été stimulants, portant sur les facteurs. Il s’agissait bien de décrire quelques trajectoires alternatives possibles pour que, ensuite, on puisse en tirer quelques questions de long terme (enjeux). Seules les réponses à ces questions, orientées vers une vision d’un futur souhaitable (non décrit ici sauf une finalité), constitueraient des stratégies pour l’action collective, dans une logique de coresponsabilité. Il faut également noter que les alternatives tant sur les facteurs que sur les trajectoires ne sont pas nécessairement contrastées ni absolues (comme dans une typologie). Comme en promenade, les chemins ne s’excluent pas toujours.

Ainsi, faut-il bien voir que l’exercice ne constitue qu’un moment très précis du processus de la prospective, celui d’identification des enjeux, sur la base d’une réflexion fondée sur des éléments de diagnostic prospectif.

Une réflexion prospective articulée sur trois questions

Trois questions ont structuré la démarche.

La première avait vocation à identifier des variables et a été posée par courriel dès acceptation, par chaque complice, de participer à l’exercice. Elle était libellée de la manière suivante : quels sont les deux ou trois facteurs internes ou externes à la Région que vous considérez comme déterminants pour l’avenir de la Wallonie dans les 20 prochaines années ?

Une cinquantaine de facteurs ont été identifiés puis consolidés en une liste non hiérarchisée de 35 items :

F01. L’organisation des aides aux entreprises
F02. Le niveau de gouvernance des écosystèmes
F03. Les choix énergétiques de production et de réseaux
F04. La qualité de la cohésion sociale et territoriale
F05. La qualité du système scolaire et de formation
F06. L’articulation politico-administrative au sommet
F07. Le respect de la politique de convergence budgétaire
F08. La capacité d’accroître la croissance des entreprises
F09. La gestion de l’innovation au niveau des politiques régionales
F10. La capacité de l’Union européenne à relever ses défis
F11. La politique de gestion des temps disponibles
F12. La transition de l’emploi industriel
F13. La mise en œuvre d’un projet commun et impliquant
F14. La création d’activité qui génère de la prospérité
F15. Le consensus sur un modèle de développement économique et social
F16. L’avenir de la Belgique (con)fédérale
F17. L’intelligence et la gouvernance collectives
F18. L’extraversion et l’attractivité à l’investissement
F19. L’adaptation aux mondes numériques & collaboratifs
F20. La capacité de construire des projets d’ampleur
F21. Le renouvellement de la démocratie wallonne
F22. L’évolution des structures publiques et parapubliques
F23. Les progrès en intelligence artificielle et génétique
F24. L’environnement économique international
F25. Une Belgique pacifiée, une Europe mobilisatrice
F26. Un monde plus solidaire, moins anxiogène
F27. L’activation de la recherche fondamentale
F28. La résilience de Liège et de Charleroi
F29. La mise en œuvre concrète de l’économie circulaire
F30. L’évaluation de l’actif / passif de la Wallonie
F31. L’attention portée à la mobilité et à la transmodalité
F32. La politique transfrontalière
F33. Les mutations de l’enseignement supérieur
F34. Les changements démographiques
F35. L’identité wallonne et le pacte sociétal wallon

Chaque participant s’est vu attribuer un de ces facteurs, généralement celui qu’ils avaient d’abord cité ou sur lequel ils avaient le plus insisté ou argumenté. La logique du “premier arrivé, premier servi” a aussi joué, car certains facteurs ont été cités à de nombreuses reprises et en pôle-position, c’est le cas en particulier de l’enseignement, de la formation ainsi que de la convergence budgétaire.

Avec l’attribution de ce facteur, une question était renvoyée portant sur les hypothèses d’évolution crédibles de celui-ci :

Sur la base d’un de ces facteurs, pourriez-vous formuler quatre hypothèses d’évolution crédibles à l’horizon 2036 ? Elles peuvent être positives ou négatives, chiffrées (si possible) ou non, mais doivent tenir compte des évolutions possibles du contexte européen et mondial, si vous pensez qu’il pèse.

Vous pouvez utiliser en plus un joker événementiel (wildcard) qui provoquerait une hypothèse inattendue, favorable ou non.

Ainsi, 24 facteurs faisaient l’objet d’analyses plus ou moins détaillées par les participants :

F01. L’organisation des aides aux entreprises (Alain Beele)
F02. Le niveau de gouvernance des écosystèmes (Laurent Bosquillon)
F03. Les choix énergétiques de production et de réseaux (Caroline Decamps)
F04. La qualité de la cohésion sociale et territoriale (Marie Dewez)
F05. La qualité du système scolaire et de formation (Michel Foret)
F06. L’articulation politico-administrative au sommet (Marie Göransson)
F07. Le respect de la politique de convergence budgétaire (Pierre Gustin)
F08. La capacité d’accroître la croissance des entreprises (Florence Hennart)
F09. La gestion de l’innovation au niveau des politiques régionales (Jean-Yves Huwart)
F10. La capacité de l’UE à relever ses défis (Bernard Keppenne)
F11. La politique de gestion des temps disponibles (Fabienne Leloup)
F12. La transition de l’emploi industriel (Philippe Maystadt)
F13. La mise en œuvre d’un projet commun et impliquant (Bernadette Mérenne)
F14. La création d’activité qui génère de la prospérité (Joseph Pagano)
F15. Le consensus sur un modèle de développement économique et social (Didier Paquot)
F16. L’avenir de la Belgique (con)fédérale (Jacques Pélerin)
F17. L’intelligence et la gouvernance collectives (Paul Piret)
F18. L’extraversion et l’attractivité à l’investissement (Philippe Suinen)
F19. L’adaptation aux mondes numériques & collaboratifs (Olivier Vanderijst)
F20. La capacité de construire des projets d’ampleur (Christian de Visscher)
F21. Le renouvellement de la démocratie wallonne (Damien Van Achter)
F22. L’évolution des structures publiques et parapubliques (Michaël Van Cutsem)
F23. Les progrès en intelligence artificielle et génétique (Basilio Napoli)
F24. L’environnement économique international (Philippe Destatte)

En fonction du sujet, de leur temps, de leur enthousiasme, les participants se sont investis dans des réponses plus ou moins rapides, détaillées ou complètes, le temps investi estimé (ou avoué…) variant de cinq minutes à deux jours, certains renvoyant des scénarios quantifiés, avec documentation de première main, feuilles Excel et graphiques élaborés, par exemple sur la convergence budgétaire ou sur les aides aux entreprises. De son côté, l’animateur poussait les participants dans leurs derniers retranchements par un questionnement électronique serré, parfois jusqu’à la rupture de la communication…

L’ensemble de cette analyse a été remise en ordre et chaque facteur a fait l’objet d’un travail de modélisation, inspiré de la méthode des bifurcations, afin de mettre en évidence les différentes hypothèses d’évolution des chacun d’eux à l’horizon 2036.

Lors du séminaire du 15 février 2016, tenu au Cercle de Wallonie à Namur, les vingt-et-un membres du groupe présents ont chacun rapidement expliqué les évolutions possibles de sa variable, opération qui, même si elle fut menée au pas de charge, a nécessité plusieurs heures. Forts de cette connaissance commune minimum du système prospectif, ainsi rapidement esquissé, les participants ont pu aborder la question essentielle :

En prenant en compte un centre de gravité de la Wallonie et à partir d’un maximum de facteurs que vous choisissez et de leurs hypothèses d’évolution (déjà envisagées ou non), formulez une trajectoire possible de l’action collective de la Wallonie, de 2016 à 2036.

Si nécessaire, vous pouvez vous aider d’éventuels jokers événementiels (wildcard) pour ouvrir le champ des possibles et favoriser l’avènement de votre trajectoire.

L’idée de centre de gravité avait pour objet de prendre en compte la complexité de la gouvernance et du jeu des acteurs. En effet, une trajectoire, telle que la mécanique la conçoit, peut être définie comme une courbe décrite par le centre de gravité d’un mobile. (Robert 2008). Si l’on identifie la Wallonie à un mobile, le centre de gravité est donc le point d’application (différent du centre d’inertie…) de la résultante des forces de gravité ou de pesanteur, le fameux point G ! En interrogeant les participants du séminaire sur les centres de gravité de la Wallonie, nous en avons rapidement identifié une douzaine, tout en considérant que cette liste n’était pas exhaustive : l’Elysette, les pouvoirs publics wallons, les partis politiques, les acteurs, les citoyens, les interlocuteurs sociaux, le Parlement de Wallonie, l’Union européenne, le Conseil économique et social, la Belgique, les entreprises, les innovateurs créatifs et technologiques, etc. Nous les avons regroupés en huit sous-systèmes : Elysette – pouvoir wallon – partis politiques, Acteurs et citoyens, Territoires, Entreprises, Union européenne, Innovateurs créatifs et technologiques, Belgique et Conseil économique et social wallon, les deux derniers constituant des boîtes noires que nous n’avions pas les moyens d’ouvrir à ce moment, voulant nous limiter à six centres de gravité, vu le nombre de participants. Du reste, il n’est pas sûr que ces deux centres de gravité n’aient pas des intérêts associés. Ces centres de gravité ont constitué les bases de six groupes de travail pour dessiner les trajectoires de la Wallonie à l’horizon 2036. Dès lors, plus de trois heures ont été consacrées à ce travail dans chaque groupe, avant restitution, échanges et brefs débats en séance plénière.

Treize trajectoires ont émergé, tandis qu’une quatorzième, plusieurs fois évoquées dans le travail préliminaire, était ajoutée, soit quatorze trajectoires prospectives de la Wallonie (2016-2036) que nous résumons ici.

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Trois trajectoires, de contexte, qui prennent l’Europe comme centre de gravité de la Wallonie

1. L’approfondissement de la construction européenne

Cette trajectoire part de l’initiative d’un noyau de pays de forte conviction qui mettent en place un mécanisme de solidarité qui anticipe et soutient les pays en difficultés financières (fonds de garantie), tout en valorisant la responsabilité et la rigueur budgétaires. Ces pays assument les accords de Schengen, tout en renforçant le contrôle complet aux frontières de l’Union. Ils élaborent une politique commune de fiscalité, en harmonisant la base imposable et en élaborant un mécanisme de répartition aux Etats bénéficiaires. Parallèlement, ces pays moteurs réalisent une politique plus souple en matière d’aides et d’investissements publics permettant d’élargir le périmètre dans lequel des travaux d’intérêt général sont autorisés. Ensemble, ils portent un projet européen commun et impliquant, y compris sur les questions environnementales et énergétiques. Cet approfondissement de la construction européenne profite au développement de la Wallonie.

2. Le démantèlement de l’Union européenne

Cette trajectoire part de l’hypothèse d’un effet domino à partir d’une crise aigüe, du type de celle provoquée par la question du maintien de la Grande-Bretagne dans les 28 (BREXIT). Dans cette trajectoire, l’euro est remis en cause, le Grand Marché est disloqué, de même que l’espace Schengen et leurs normes d’application. La nouvelle configuration du continent induit une forte diminution des exportations, l’augmentation des coûts pour les entreprises exportatrices et donc un réel affaiblissement de la croissance européenne. La Commission européenne, devenue exsangue sur le plan budgétaire, met fin aux fonds européens de cohésion et baisse les aides à la recherche-développement. Dans ce contexte, les capacités de financement international du secteur public et des entreprises se réduisent, avec des impacts sur l’innovation, l’investissement, le développement des entreprises. Les menaces sur le maintien de la Belgique s’accroissent, la Flandre ne craignant plus une indépendance dès lors que le risque d’une non-reconnaissance par l’Europe s’amenuise. Pour la Wallonie, qui s’affaiblit elle aussi, le recul du bien-être et de la prospérité du citoyen constitue le résultat le plus flagrant de cette évolution.

3. L’Union européenne continue à végéter

La troisième trajectoire de contexte européen a été peu développée, car identifiée à un scénario assez tendanciel : la conservation d’une union chancelante, ou connaissant des réformes modestes accompagnées de crises régulières, mais maintenant l’essentiel des mécanismes actuels. Peu d’effets porteurs pour l’avenir de la Wallonie y sont liés.

Deux trajectoires qui prennent ensuite l’Elysette, le pouvoir wallon, les partis politiques, comme centre de gravité de la Wallonie.

4. Une nouvelle gouvernance wallonne

Une nouvelle gouvernance wallonne se met en place, avec une vraie culture d’évaluation, permanente, indépendante et civique, plus systématique, plus autonome à l’égard des décideurs et plus large que ce qui existe en 2016. Elle implique une priorisation plus soutenue qu’aujourd’hui. D’abord, dans la concentration de l’affectation des moyens budgétaires ; ensuite, dans la lutte contre les sous-localismes, les baronnies, le clientélisme… dans le respect et la contractualisation avec les territoires ; enfin, dans le souci plus marqué à l’égard de situations sociales insupportables, comme le taux de pauvreté des enfants. Cette nouvelle gouvernance se marque aussi dans les modalités et structures d’une nouvelle culture d’évaluation en Wallonie, avec une administration plus proactive, des partis plus démocratiques, au positionnement financier plus adéquat (les Parlements contrôleraient davantage les partis politiques que les partis politiques les Parlements). Le Parlement de Wallonie serait fortifié par l’expertise : Conseil supérieur des Finances, Conseil d’acteurs au-delà du CESW, etc., une meilleure implication des citoyens serait organisée, complémentaire à la démocratie représentative sans volonté de s’y substituer. Le pouvoir wallon serait plus efficient, porterait sur une cohésion socio-économique plus marquée entre populations et territoires et serait en première ligne sur l’émergence d’un projet wallon partagé. Cette nouvelle gouvernance en Wallonie induirait une boucle de confiance vertueuse entre sphères publique et privée.

5. Au fil de l’eau… usée

Si on pratique une gouvernance d’un autre temps, avec une évaluation factice, un défaut d’anticipation, que l’on est incapable de faire face aux défis budgétaires et de la cohésion sociale et territoriale, si on ne peut surmonter les chocs électoraux de 2019 et 2024, la septième réforme de l’État, l’articulation des compétences et moyens consacrés à l’enseignement, à la formation, à la recherche, etc., on mettra en péril la cohésion régionale. La Wallonie connaîtrait alors une spirale infernale qui interroge les cohésions sociale et territoriale wallonnes.

Il faut noter que le groupe de travail a abordé les questions de symétries ou d’asymétries, demain, entre coalitions des différents niveaux de pouvoir, et donc les possibilités de les assumer plus normalement, plus loyalement, que dans la lourde mésintelligence actuelle. Les participants ont également constaté que la vie politique wallonne est singularisée par sa stabilité sur un point central, à savoir la permanence du PS au pouvoir, avec la domination qui en découle sur tout le paysage politique et administratif. Comme l’écrit l’un des rapporteurs, en se gardant bien pour autant d’exprimer des opinions politiques, a fortiori des préférences, il n’est pas interdit de penser que cette stabilité peut ou risque de se confondre (parfois, souvent…) avec une certaine sclérose. Or l’hypothèse d’une relégation du PS dans l’opposition régionale n’est pas utopique : le prouvent, les résultats des élections législatives de 2007, comme l’étonnante latitude laissée aux « petits » Ecolos et CdH de choisir leur « grand » partenaire de coalitions fédérées en 2009. Quoiqu’on en pense, et, quelles qu’en soient les conséquences (notamment institutionnelles et administratives), ce bouleversement des habitudes politiques représenterait une discontinuité majeure dans le fil conducteur régional.

Une trajectoire prend les territoires (villes, communes, bassins, intercommunales, provinces), comme centre de gravité de la Wallonie.

6. Un projet sociétal wallon territorialisé

Cette trajectoire implique un projet commun de société, basé sur des choix politiques forts, qui prenne en compte les spécificités et attentes des sous-régions en visant la complémentarité plus que la concurrence entre elles. Chaque acteur ou partenaire, quel que soit son niveau spatial d’intervention s’engagerait à mettre en œuvre le projet même s’il ne le concerne pas directement. Le projet doit d’ailleurs impliquer non seulement les responsables politiques ou économiques, mais encore toutes les forces vives en visant une cohésion sociale renforcée. Son opérationnalité se concrétise à travers des contrats et une nouvelle gouvernance dans le cadre du respect de la politique de convergence budgétaire, ce qui implique la construction de projets d’ampleur dans lesquels plusieurs sous-régions pourraient être impliquées, le développement d’une intelligence et gouvernance collectives et le renouvellement de la démocratie locale. Loin d’opposer le pouvoir régional et les territoires, cette trajectoire les réconcilie au travers un processus permanent de contractualisation, fondateur d’interterritorialité et de cohésion régionale. Cette manière de concevoir l’avenir a permis de faire l’économie de diverses trajectoires contrastées.

Deux trajectoires prennent l’entreprise comme centre de gravité.

7. Le pari d’une compétitivité des entreprises qui emportent la société wallonne

Les facteurs préparés depuis les années 1990 portent leurs effets (pôles de compétitivité, politiques créatives, PME, numériques, etc.) et permettent à une jeune génération entrepreneuriale de “mettre le turbo”. Les réformes introduites dans les années 2016-2026 en matière de dialogue social, de formation, d’enseignement, d’extraversion, ont permis de se préparer aux défis énergétiques et numériques, d’être acteurs plutôt que de subir les nouvelles vagues technologiques, de repenser l’entreprise et sa place dans la société. Dès lors, fort de leur succès, les entreprises cèdent, par la fiscalité, à la collectivité une partie de leur valeur ajoutée, cession qui contribue à la prospérité des citoyennes et citoyens.

8. L’érosion des capacités entrepreneuriales wallonnes

Dans cette trajectoire, les entreprises wallonnes ne parviennent pas à tirer profit des efforts et investissements réalisés depuis les années 1990 (pôles de compétitivité, politiques créatives, numériques, PME, etc.). L’absence de réelle paix sociale, l’inadéquation de la formation aux besoins d’emplois, la dégradation de l’enseignement, la timidité à l’international, le manque d’esprit d’entreprendre, la rigidité sociale, le manque de dynamisme de la recherche et de l’innovation, font en sorte que la Wallonie subit les défis technologiques (intelligence artificielle, génomique, etc.) et voit – sans pouvoir réagir vigoureusement – sa compétitivité, sa cohésion sociale, le nombre et la taille de ses entreprises, s’éroder progressivement. Cette évolution provoque l’affaiblissement progressif du bien-être citoyen.

Une trajectoire prend les acteurs et les citoyens comme centre de gravité de la Wallonie.

9. La coconstruction de l’avenir par des citoyens coresponsables

La trajectoire est fondée par la présence, sous des formes à déterminer, des citoyens dans toutes les institutions publiques et parapubliques de la commune jusqu’au Parlement wallon (le CESW, les comités de gestion, les conseils d’administration, le SPW et les provinces) dans une volonté de mieux refléter la diversité de la société. Une telle transformation n’est possible que s’il y a un consensus et une vision commune à l’ensemble des parties prenantes. Le nouveau système ne peut être mis en œuvre par décret. Une démarche expérimentale et itérative est mise en place à laquelle les acteurs de la société sont associés. L’implication des citoyennes et des citoyens ouvre le champ des possibles, car leur association aux politiques collectives permet des innovations et la mise en œuvre de stratégies auxquelles on aurait difficilement imaginé qu’ils puissent adhérer.

Quatre trajectoires prennent les innovateurs et les créatifs technologiques comme centre de gravité.

10. Créativité et innovation bridées pour la génération numérique

Cette trajectoire s’inscrit dans la perception d’une stagnation séculaire, marquée par une nouvelle décennie de programmation FEDER, saupoudrée, peu efficiente et manquant de transparence dans les processus. La gouvernance, mais aussi la performance régionales sont mises à mal par les défauts de collaboration, le manque d’articulation des projets, les doublons, l’absence de processus inclusifs. La cooptation prévaut ou la concurrence est imposée au service de l’intérêt propre des structures participantes. Dans ce système, les fonctionnaires sont soumis aux décisions des cabinets, sur base de critères obscurs favorisant des intérêts particuliers. Le huis clos wallon des usual suspects et la bureaucratisation de l’innovation empêchent le renouvellement des acteurs et expliquent la faiblesse du résultat d’un plan quinquennal top-down (start-up). Les plus créatifs sont démobilisés, ou attirés par les sollicitations extérieures, ce qui entraîne une perte de potentiel du développement endogène. Faute d’être intégrés, les diplômes sont inemployables, peu connectés en termes de compétences et d’attitudes, peu ouverts vers l’extérieur. La trajectoire débouche sur un système inadéquat pour intégrer les réalités de la génération numérique.

11. Libérez les producteurs de contenu et les établissements !

Cette trajectoire est celle d’une libération, celle qui favorise les producteurs, pas les structures. Le Gouvernement wallon y a pris la décision de soutenir les initiatives dont les chevilles ouvrières sont les porteurs de projet, les producteurs de contenus (médias, écoles, universités, etc.). Il a été collectivement décidé d’appliquer aux domaines de l’éducation les processus d’innovation à l’œuvre dans les entreprises et les start-ups et d’activer les dynamiques de pédagogie par le projet. Les débats politiques sont sur la place publique, dans une logique de transparence, au service du fonctionnement global du système. La démocratie participative se développe via les nouvelles technologies, renforce l’adhésion régionale et crée une interaction sur les politiques publiques. Comme les transferts nord-sud s’arrêtent, la Wallonie n’a pas d’autre choix que de devenir efficace, le capitonnage disparaît, la gouvernance est plus efficiente, la cohésion renforcée (le crowdsourcing devient une norme de fonctionnement). L’écosystème se fertilise (smart grids, villes et territoires intelligents, etc.). Ici, la Région est facilitatrice et crée le cadre favorable à son propre développement.

12. Obsolescence de l’État, initiative des citoyens connectés

Cette trajectoire démarre par une wildcard : la population se rend compte que l’Etat est inefficace et comprend qu’elle doit agir. Un état d’urgence citoyen a été instauré suite à l’explosion de Tihange et l’Europe a pointé les responsabilités publiques. Au black-out énergétique correspondent des black-out informatique et logistique. La réputation de la Wallonie est entachée pour 30 ans. L’État est dans l’impossibilité technique de réagir. Il n’est plus crédible. La société se réorganise par la base : e-citoyenneté, consultations locales et microlocales permanentes. Les responsabilités sont exercées par des personnes considérées comme légitimes, car porteuses de solutions, en fonction des problèmes posés. Le Parlement wallon est un RPnP (6) . Deux tiers des hautes écoles ferment et sont transformées en MOOC. L’allocation universelle est instaurée, une concertation citoyenne répond à la disparition des syndicats tels qu’on les connaît aujourd’hui. Le TEC s’allie avec UBER. Les voitures de société deviennent des voitures partagées, gérées par Google qui paie une redevance régionale. On assiste au développement de l’économie circulaire dans le monde agroalimentaire. Les lieux de prototypage individuel / makers’ spaces / fablabs collaboratifs se multiplient et deviennent les unités de production d’acteurs post-industriels : ils fournissent l’industrie en prototypes et les usagers en produits finis. Cette trajectoire est celle de l’innovation frugale (Frugal innovation) : elle tente de répondre aux besoins de la manière la plus simple et efficace possible, en utilisant un minimum de moyens.

13. La Wallonie cannibalisée par la French Tech

Une trajectoire où la Wallonie se comporte, par facilité, comme la quatorzième région française. La France étant en pointe sur certains aspects de l’actualité et de l’innovation. Cette hypothèse est aussi liée au manque de confiance de nombreux acteurs pour se tourner vers des pays non francophones, et au carcan psychoculturel dans lequel se trouve la Wallonie, entre Bruxelles et Paris. C’est la trajectoire de la French Connection, qui nous ouvre aussi à toutes les tentations réunionistes…

Et, in fine, une trajectoire que l’on ne peut ignorer: un effondrement économique et un scénario à la grecque.

14. L’effondrement économique et le scénario à la grecque

Plusieurs facteurs l’envisagent : tels que le respect de la politique de convergence budgétaire décrit par Pierre Gustin, l’évolution de l’Union européenne par Bernard Keppenne, et aussi la qualité de la cohésion sociale et territoriale, analysée par Marie Dewez. On se situe ici dans une hypothèse de conjoncture mondiale en très forte baisse à partir de 2017 avec un PIB wallon qui reste à une croissance zéro, mais un gouvernement qui ne parvient pas à empêcher la croissance des dépenses et s’en tient aux budgets prévus. Après quatre ans, on stabilise, mais on reste en déficit de 3 à 4 % du PIB. C’est à peu près le scénario de la crise en 2008. On voit l’impact catastrophique et irrémédiable, avec des conséquences sur la dette. Ce scénario est un scénario à la grecque pour la Wallonie. Cette crise économique s’accompagne d’une crise sociale. On observe une augmentation du chômage, une diminution des salaires, la montée des extrémismes, l’émergence de conflits, etc. La cohésion sociale est terriblement affaiblie et on assiste à l’émergence d’une politique du chacun pour soi. C’est la trajectoire que j’ai appelée Troïka, après avoir entendu récemment un exposé d’experts portugais, parler de l’évolution de leur pays…

Conclusion : des enjeux de long terme pour la Wallonie (2016-2036)

Ainsi, l’exercice, ou en tout cas cette partie ciblée d’exercice, mené sur le mode du blitzkrieg, a produit un éventail de 14 futurs possibles pour la Wallonie à l’horizon 2036, en fonction des six centres de gravité retenus et des 22 facteurs activés. Un essai de tableau des facteurs mobilisés dans la réalisation de quatorze trajectoires possibles de la Wallonie 2016-2036 a été réalisé. Il montre que, en moyenne, une douzaine de facteurs ont été mobilisés par trajectoire. Un réinvestissement permettrait probablement d’aller plus loin, mais l’apport ne serait probablement pas déterminant sur la qualité et la crédibilité des trajectoires.

On aimerait articuler les trajectoires en quelques scénarios limités. Certaines sont positives, d’autres négatives. Toutes les combinaisons sont possibles pour construire des scénarios exploratoires plus ou moins contrastés. Il nous semble qu’à ce stade, il s’agit d’une tentation naturelle, mais aussi d’un piège. Bien sûr, les méthodes ne manquent pas pour le faire, sur base de quelques axes ou d’une matrice bien pensée. Mais d’une part, il faudrait le refaire collectivement, avec au moins un bon nombre des participants – sinon ce serait prendre le risque de les dés-approprier et de les déposséder. D’autre part, il nous semble que cette réduction appauvrirait le travail. Son objectif, ne l’oublions pas, consiste juste à commencer à explorer le futur, le coloniser, le rendre familier et identifier les enjeux qui émergent.

En prospective, les enjeux de long terme constituent la clef de voute du processus. Ce sont des problématiques qui portent en elles un potentiel de changements, positifs (occasions d’atteindre les objectifs) ou négatifs (risques qui peuvent advenir), et qu’il est nécessaire de prendre en compte pour construire une vision prospective (futurs souhaitables, finalités, manifestations des volontés communes, projets majeurs) et déterminer une stratégie concrète. Huit enjeux de long terme ont été identifiés lors du séminaire du 15 février 2016, ainsi que lors du travail de consolidation qui a suivi. D’autres peuvent encore être formulés…

1. Comment contribuer à l’approfondissement de la construction européenne (mécanismes de solidarité financière, maintien de Schengen, harmonisation fiscale, politique budgétaire permettant des investissements), et au renforcement d’un projet continental qui fournisse un cadre adéquat pour le développement de la prospérité en Wallonie ?

2. Comment établir une gouvernance efficace, efficiente et pertinente en Wallonie, qui s’inscrive dans les faits, davantage que dans les discours, et permette aux élus et aux citoyens de constater les transformations profondes et accélérées nécessaires à la mise en œuvre des politiques régionales ?

3. Comment les échéances électorales de 2019 et 2024, ainsi que la mise en place des nouveaux gouvernements qui en découleront, probablement accompagnée de nouvelles avancées dans la fédéralisation de l’État, peuvent-elles constituer des bifurcations de nature à améliorer l’état de la Wallonie et le bien-être de ses citoyens ?

4. Comment construire un projet commun de société, harmonieux au plan wallon, en considérant à la fois l’organisation de l’écosystème régional dans sa totalité, et sa déclinaison en termes de gouvernance multiniveaux et de pilotages des écosystèmes territoriaux ?

5. Comment convaincre la jeune génération entrepreneuriale des années 2020 qu’il s’agit désormais d’accélérer la création, la taille et la croissance des entreprises, sur base des investissements publics importants réalisés dans les années 2000-2015, au profit de l’innovation, de la recherche et de l’emploi ?

6. Comment repenser les pouvoirs publics et les entreprises pour qu’ils soient prêts à relever ensemble les défis des nouvelles vagues technologiques, en matière d’éducation, de recherche et d’innovation ?

7. Comment faire émerger une génération de citoyens qui se sentent coresponsables de leur avenir et de celui de la collectivité au point de s’engager résolument dans la coconstruction des politiques régionales, leur mise en œuvre et leur évaluation, dans le plein respect de la souveraineté des élues et des élus ?

8. Comment adapter la gouvernance à une ère nouvelle où la confiance ne se mesure que sur les résultats et impacts concrets pour les usagers et bénéficiaires, ainsi que sur l’efficience de l’action menée par les porteurs de projets ?

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ces enjeux ne constituent pas déjà des solutions aux défis générés par la construction de l’avenir de la Wallonie. En fait, ces enjeux constituent des tremplins.

Que l’on y réponde clairement et ensemble, par des engagements et par des actes, et l’on fera progresser la Wallonie…

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

Présentation Powerpoint du 25 février pour l’Université ouverte / UMONS, à Charleroi :

=> Trajectoires de la Wallonie 2016-2036

 

Sur le même sujet :

La Wallonie, une gouvernance démocratique face à la crise (15 septembre 2015)

L’économie wallonne : les voies d’une transformation accélérée, Conférence au Forum financier de Mons (3 novembre 2014)

(1)  Nous ne pouvons que remercier chaleureusement ces personnalités et collègues qui ont bien voulu partager ces moments très riches d’échanges prospectifs : Alain Beele, Laurent Bosquillon, Caroline Decamps, Marie Dewez, Christian de Visscher, Michel Foret, Marie Göransson, Pierre Gustin, Florence Hennart, Jean-Yves Huwart, Bernard Keppenne, Fabienne Leloup, Philippe Maystadt, Bernadette Mérenne, Basilio Napoli, Joseph Pagano, Didier Paquot, Jacques Pélerin, Paul Piret, Nicolas Pirotte, Philippe Suinen, Damien Van Achter, Olivier Vanderijst, et Michaël Van Cutsem. Notons que chacun a participé à ces travaux à titre privé et n’a pas engagé son organisation ou son institution.

(2) Pierre MASSE, Prévision et prospective, dans Prospective 5, mai 1960, p. 207.

(3) Paul Magnette : « La Wallonie ne se redresse pas assez vite », Interview par François-Xavier Lefèvre, dans L’Écho, 20 septembre 2014, p. 5.

(4) Henri CAPRON, L’économie wallonne, une nouvelle dynamique de développement, dans Marc GERMAIN et René ROBAYE éds, L’état de la Wallonie, Portrait d’un pays et de ses habitants, p. 344, Namur, Editions namuroises – Institut Destrée, 2012.

(5) Benoît BAYENET et Sébastien BRUNET dir., Rapport sur l’économie wallonne, Version synthétique, p. 4, Liège-Namur, SOGEPA-IWEPS-DGO6, Février 2016. – Rapport complet, p. 18 sv.

http://economie.wallonie.be/sites/default/files/REW2016_synth%C3%A8se_final.pdf

http://www.iweps.be/sites/default/files/rew2016_final_0.pdf

(6) A Robust O(n) Solution to the Perspective-n-Point Problem.