Dans un système complexe et incertain, l’entreprise proactive est plus innovante que l’entreprise réactive

Namur, le 20 mai 2023

 

1. L’incertitude : un déficit de connaissance

Le monde économique a souvent considéré qu’une décennie constituait l’horizon du management de l’entreprise, ces dix ans permettant de dégager une vision d’assez long terme et de construire une stratégie portant sur les trois, voire les cinq prochaines années qui sont celles où peu de surprises majeures semblaient probables. À quelques exceptions près, le périmètre géographique d’action relativement restreint des entreprises contribuait à la stabilité sinon à la prévisibilité des aléas pouvant affecter ou favoriser leurs activités.

De tout temps, les entreprises ont façonné leur environnement en s’assurant un maximum de maîtrise de leur écosystème et des stratégies qui s’y déroulent : marchés, produits, facteurs de production, recherche et technologies, ressources financières, normes, propriété, management, réseaux, etc. Elles ont également été très conditionnées par cet environnement.

Interviewé par Olivier Mouton dans le magazine Trends-Tendances de mars 2022, l’administrateur délégué de Brussels Enterprises Commerce & Industry (BECI), Olivier Willocx, évoquait les effets de la pandémie mondiale de Covid-19, de la crise climatique et de la guerre en Ukraine et observait que si notre mode de pensée est fondé sur le risque, nous ne disposons pas de modèle en ce qui concerne l’incertitude dont il faut réapprendre la notion [1].

En fait, le problème pour l’entrepreneur, c’est que, s’il maîtrise généralement les paramètres de son métier dans un horizon assez court, il ne dispose pas d’informations objectives suffisantes lui permettant une vue claire sur son environnement à moyen et long terme. Dans un espace naturel, politique, économique, social, culturel, élargi et un monde complexe, l’émergence [2] incessante de facteurs et d’acteurs nouveaux empêche de disposer d’une connaissance raisonnable, sinon complète, de l’environnement et donc de son évolution. L’incertitude est le produit de notre connaissance incomplète de l’état du monde – passé, présent ou futur, observent les économistes John Kay (Université d’Oxford) et Mervyn King (London School of Economics) [3]. Souvent, comme le souligne leur collègue français Philippe Silberzahn, l’incertitude ne résulte pas de notre difficulté à acquérir l’information, mais du fait que cette information n’existe pas ou pas encore [4]. L’incapacité fondamentale à prévoir sur base de probabilités qui découle de cette évolution nous écarte donc de la culture du risque, relativement familière à l’entrepreneur. Celle-ci s’applique en effet à des situations parfaitement codifiées pour lesquelles, à partir d’un état du monde ou par l’établissement de scénarios de futurs possibles, on identifie l’émergence d’événements dommageables même si on ne connaît pas nécessairement leur probabilité d’occurrence.

En situation d’incertitude, l’anticipation est impossible pour le décideur par défaut de connaissance précise des comportements – parfois “dérangeants” – et des interactions des éléments du système, des acteurs et facteurs qui constituent l’environnement de l’entreprise. Mais, l’ignorance n’est pas une fatalité et (…) raisonner en termes d’incertitude, c’est déjà se donner les moyens d’en prendre la mesure [5].

 

2. Retrouver une capacité d’agir en appréhendant les réactions des acteurs du système

Longtemps, en particulier dans les pays francophones [6], la prospective [7] n’a pas parlé aux acteurs qui auraient dû être concernés et qui souvent ne s’intéressaient pas ou très peu à ses travaux. Or, l’avenir ne peut être que créé par les entrepreneurs, au sens large du terme [8].

En Wallonie, l’exercice Odyssée 2068 de l’Union wallonne des Entreprises a ouvert la voie par un travail de prospective normative en vue de la recherche d’une nouvelle harmonie régionale à l’initiative de la sphère entrepreneuriale. Ce processus a donné l’occasion à une partie du monde des entreprises de se familiariser, non sans un certain enthousiasme, au processus prospectif et à certaines de ses méthodes. En particulier, la méthode des bifurcations [9] a permis de s’interroger sur des trajectoires de long terme en se posant la question exploratoire : que peut-il advenir ? Cet exercice a permis également d’aborder – de manière certes rapide – la recherche de WildCards, de surprises majeures, c’est-à-dire d’événements inattendus, peu probables, qui peuvent avoir un effet considérable s’ils surviennent [10].

La difficulté en fait, pour l’anticipation – qui est la capacité d’agir avant que les événements n’adviennent – consiste moins à identifier l’ensemble des surprises potentielles pouvant surgir d’un monde incertain, que de bien comprendre comment le système et ses acteurs majeurs vont réagir. Or, les entrepreneurs se trouvent généralement dans l’impossibilité de concevoir clairement et exhaustivement l’ensemble de la chaîne des événements qui peuvent se produire.

Remédier à cette situation implique une fine connaissance de la structure de ce système, de son activité, de ses finalités, de son évolution, ainsi que de son environnement dans un cadre spatial déterminé, mais ouvert. En effet, si on observe les effets sur les entreprises de WildCards comme le 9/11, le Covid-19 ou la guerre en Ukraine de 2022 et leurs impacts économiques et sociaux, ceux-ci ont surtout été générés par les acteurs qui ont réagi – souvent légitimement – à ces événements que par les surprises elles-mêmes. Ce faisant, ils ont déstabilisé le système. Les organisations sont mises en danger par les grandes ruptures de leur environnement non parce qu’elles ignorent le cours des choses, mais parce qu’elles sont incapables d’y répondre [11]. En tout cas dans les délais nécessaires. Ainsi, la connaissance des hypothèses et alternatives, des marges de manœuvre des acteurs sur les événements, est plus importante et plus facile à anticiper que la connaissance précise des événements qui peuvent survenir. Et surtout le fait de savoir comment utiliser l’information générée, problème qui est au centre de toute intelligence stratégique. Comment l’indiquait Paul Saffo, professeur à l’École d’Ingénieurs de l’Université de Stanford, il s’agit moins d’identifier des certitudes illusoires qu’un ensemble de possibilités en cartographiant l’incertitude dans un monde où nos actions dans le présent influencent l’avenir et donc où l’incertitude peut ouvrir une opportunité [12].

Par expérience, notamment européenne, mais aussi par fondement théorique [13], la réponse à ces difficultés d’appréhender l’incertitude réside dans les Mutual Learning Platform en Foresight (prospective en anglais) que nous avons pilotées [14], de manières transversales, pour les directions générales de la Commission européenne et qui se poursuivent jusqu’en 2022 et 2023 avec le Foresight Mutual Learning Exercise de la DG Recherche. Cette dynamique se fonde sur des expérimentations et des processus d’apprentissages collectifs, les compétences et le travail conjoints de parties prenantes non pour tenter de prévoir ce qui peut advenir pour s’en défendre, mais par la préparation de l’action véritablement anticipatrice (prospective opérationnelle et Strategic Foresight) et créatrice, en appréhendant la complexité des systèmes dynamiques non linéaires (SDNL) [15], le jeu des acteurs et des facteurs, les émergences[16] possibles, ainsi qu’en pratiquant l’analyse préalable d’impact [17].

L’application de ces outils aux entreprises pour leur permettre de développer une autre culture que celles de la prévision et de la réactivité pour s’inscrire dans la proactivité est une nécessité. Ce n’est pas une tâche aisée ou qui va de soi même si de nombreux décideurs sont en attente d’initiatives. C’est avec raison que le patron d’Ethias, Philippe Lallemand, plaidait voici peu pour que soit nommé un ministre de la Prévention et pour davantage de partenariat entre le privé et le public pour protéger les citoyens, les entreprises et la société en général [18].

 

 3. Conclusion : armer les entreprises pour accroître leur proactivité

La nécessité de mieux armer les entreprises – petite, moyenne et grande – face à l’évolution chaotique de leur environnement est grande. Cette approche doit faire l’objet d’un mapping aussi précis que possible pour anticiper les évolutions, surprises et ruptures [19] possibles. Dans un travail important réalisé avec Michel Crozier et l’Institut français de l’Entreprise, certes déjà ancien, Jacques Lesourne en esquissait l’étendue :

– l’évolution technologique ;

– la croissance de l’économie mondiale ;

– le degré d’intégration de l’Union européenne ;

– le fonctionnement du marché du travail et l’évolution du rôle des acteurs qui le règlementent;

– la place de l’État-protecteur, la nature de ses services et les modalités de son financement ;

– l’attitude des citoyens à l’égard de l’existence, du travail, du revenu direct, des services ;

– le rôle de l’État dans la vie économique ;

– l’évolution et le développement des territoires ;

– etc. [20]

Mais, ce que Lesourne mettait le mieux en évidence, c’est la diversité des jeux stratégiques, les questions que soulève l’avenir à certains carrefours ou nœuds du système productif : monde des établissements financiers, univers des courants faibles (le numérique), domaine du pétrole et des énergies, réseau des intermédiaires des échanges internationaux, kaléidoscope des produits de grande consommation, milieux de la communication, jungle des PMI de haute technologie, etc. Tous ces éléments mettent en évidence la superficialité de l’énoncé des grandes tendances – que l’on nous sert à toutes les sauces -, la diversité extraordinaire des différentes branches de l’industrie et des services, les contextes qui diffèrent d’une entreprise à l’autre, les projets d’une multitude d’acteurs, la vanité d’une régulation de l’ensemble par des actions ponctuelles du Politique ou de l’Administration [21].

Dans un système complexe et incertain, l’entreprise proactive est plus innovante que l’entreprise réactive…

Il en est d’ailleurs de même pour toutes les organisations, en ce compris les Parlements, les gouvernements et les administrations.

 

Philippe Destatte

@PhD2050

 

 

[1] Olivier MOUTON, S’habituer à un monde d’incertitude, dans Trends-Tendances, 10 mars 2022, p. 26.

[2] L’émergence peut être définie comme l’apparition ou l’évolution inattendue d’une variable ou d’un système qui ne peut résulter ou être expliqué à partir d’éléments constitutifs ou de conditions antérieures du système. La microbiologiste Janine Guespin y voit l’existence de qualités singulières d’un système qui ne peuvent exister que dans certaines conditions : elles peuvent éventuellement s’inter-convertir alors que le système conserve les mêmes constituants soumis à des interactions de même nature, si un paramètre réglant l’intensité de ces interactions franchit, lors de sa variation, un seuil critique. Janine GUESPIN-MICHEL coord. , Lucien SEVE e.a., Émergence, Complexité et dialectique, Sur les systèmes dynamiques non linéaires, p. 42, Paris, O. Jacob, 2005.

[3] John KAY & Mervyn KING, Radical Uncertainty, p. 37, London, The Bridge Press, 2021.

[4] Philippe SILBERZAHN, Bienvenue en incertitude ! Survivre et prospérer dans un monde de surprises, p. 82, Paris, Diateino, 2021.

[5] Voir le très classique Michel CALLON, Pierre LASCOUMES et Yannick BARTHES, Agir dans un monde incertain, Essai sur la démocratie technique, p. 40sv et citation p. 41, Paris, Seuil, 2001.

[6] Nous le précisons, contrairement à Silberzahn. On pense aux Etats-Unis bien sûr, mais aussi à l’Allemagne. Cornelia DAHEIM, Innovative and Sustainable Companies as engines for the Regional Development, Congrès Bifurcations 2019 et 2024, Institut Destrée, 4 décembre 2018.

[7] Nous entendons par prospective un processus d’innovation et de transformation stratégique, fondé sur la dynamique des systèmes et la prise en compte du long terme, pour mettre en œuvre – dans le présent – une action opérationnelle. Quant à l’anticipation, il s’agit bien, comme le montre son étymologie, d’agir avant que les événements n’adviennent. Et pas seulement de penser qu’ils puissent ou vont survenir. Ph. DESTATTE, De l’anticipation à l’action, un chemin prospectif essentiel pour les entreprises et les organisations, dans Blog PhD2050, Hour-en-Famenne, 31 décembre 2013. https://phd2050.org/2013/12/31/anticipation/

[8] Ph. SILBERZAHN, op. cit., p. 131.

[9] Une bifurcation est un moment où une variable ou un système peut évoluer vers plusieurs alternatives et réalise une seule de ces possibilités.

[10] C’est notre définition. Ph. Silberzahn et Milo Jonas définissent la surprise comme la prise de conscience soudaine que l’on a opéré sur base d’une estimation erronée rendant incapable d’anticiper un événement ayant un impact significatif sur ses intérêts vitaux. Ph. SILBERZAHN et M. JONAS, Incertitude et surprise stratégique : les leçons de l’échec de la CIA, dans Revue de Défense nationale, n°767, Février 2014, p. 114-121. – Ph. SILBERZAHN, Bienvenue en incertitude…, p. 262.

[11] Ph. SILBERZAHN, Bienvenue en incertitude…, p. 269.

[12] Paul SAFFO, Six rules for Effective Forecasting, in Harvard Business Review, July-August 2007. https://hbr.org/2007/07/six-rules-for-effective-forecasting

[13] Voir le classique : M. CALLON, P. LASCOUMES et Y. BARTHES, Agir dans un monde incertain...

[14] Günter CLAR & Philippe DESTATTE, Regional Foresight, Boosting Regional Potential, Mutual Learning Platform Regional Foresight Report, Luxembourg, European Commission, Committee of the Regions and Innovative Regions in Europe Network, 2006. Philippe-Destatte-&-Guenter-Clar_MLP-Foresight-2006-09-25 – Philippe DESTATTE & Pascale VAN DOREN dir., Transvision, Bridging neighbouring Regions belonging to different Jurisdictions, i.e., historically and culturally close Regions divided by national Borders, Blueprints for Foresight Actions in the Regions, Bruxelles, Commission européenne, DG Recherche, Septembre 2004. Philippe-Destatte_Blueprint-Transvision_Final_2004-10-28

Cornelia DAHEIM, Mutual learning exercise – R&I foresight : an introduction to the current state of play : thematic report, Brussels, European Commission, Directorate-General for Research and Innovation, 2023.

https://data.europa.eu/doi/10.2777/528500

[15] Quand on parle de système non-linéaire, cela signifie que les interactions entre les variables qui constituent le système sont telles qu’il n’existe pas de proportionnalité entre les causes et les effets (les changements). Dès que des interactions non linéaires existent dans un système dynamique, son comportement acquiert des propriétés nouvelles, parfois étranges, souvent non prédictibles, et généralement contre-intuitives, et “dérangeantes” pour un entendement habitué à la linéarité. (…) D’une part, les interactions en jeu dans les systèmes complexes sont non linéaires presque par définition, et, d’autre part les systèmes complexes sont souvent définis par l’émergence de propriétés, dont les systèmes dynamiques non linéaires donnent au moins une première approximation. Janine GUESPIN-MICHEL et Camille RIPOLL, Systèmes dynamiques non linéaires, une approche de la complexité et de l’émergence, dans Lucien SEVE e.a., Émergence, Complexité et dialectique, Sur les systèmes dynamiques non linéaires, p. 16-17, Paris, O. Jacob, 2005.

[16] On peut affirmer avec Janine Guespin que l’émergence est un phénomène isomorphe de la bifurcation. C’est-à-dire un phénomène ponctué, critique, faisant passer un système d’un ensemble de qualités possibles à un autre. Clairement, dans un tel phénomène, les “acteurs” restent les mêmes mais leur organisation spatio-temporelle est différente avant et après la bifurcation. (…) On pourrait aussi écrire “en-deçà et au-delà” du seuil critique. J. GUESPIN, op. cit., p. 44.

[17] Ph. DESTATTE, Accroître la rationalité des décisions par l’analyse préalable d’impact, dans Blog PhD2050, Hour-en-Famenne, 4 octobre 2020. https://phd2050.org/2020/10/04/impact/

[18] Philippe Lallemand : Il faudrait un ministre de la prévention, Propos recueillis par Sébastien BURON, dans Trends-Tendances, 7 avril 2022, p. 44-46. – Voir aussi : Minister of the Future, Nesta Project, Dec. 2022.

[19] Une rupture est un changement majeur et brutal impactant fortement l’évolution d’une ou plusieurs variables, ou encore d’un système. La rupture se rapporte à des événements dont la logique sous-jacente est totalement inconnue. Par définition, une rupture n’est reconnue comme telle qu’ex-post. Ph. DESTATTE et Ph. DURANCE, Les mots-clés de la prospective territoriale, p. 46, Paris, La Documentation française, 2009. Philippe_Destatte_Philippe_Durance_Mots_cles_Prospective_Documentation_francaise_2009

Cette définition s’écarte de l’emploi du terme disruption, venant de l’anglais et utilisé en économie en ce que la disruption pourrait être recherchée et déclenchée de manière volontaire par les acteurs ou certains d’entre eux.

[20] Jacques LESOURNE, L’entreprise et ses futurs, Comment la voient les chefs d’entreprise, Comment l’imagine la prospective, p. 17-18, Paris, Masson, 1985. – Voir aussi Klaus BURMEISTER, Andreas NEEF, Bert BEYERS, Corporate Foresight, Unternehmen gestalten Zukunft, Hamburg, Murmann, 2004.

[21] J. LESOURNE, op. cit., p. 151.

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