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Audition de Philippe Destatte par l’Assemblée plénière du Conseil économique, social et environnemental régional, relative à la saisine de Madame la Présidente de Région Marie-Guite Dufay du 26 janvier 2016, portant sur des outils concrets et des conditions opérationnelles permettant de restaurer la confiance des citoyens et de renforcer leur participation et celle des acteurs de terrain à l’ensemble des politiques publiques portées par la Région

Besançon, le 11 octobre 2016

Madame la Présidente de Région,

Madame la Préfète,

Monsieur le Président du CESER,

Mesdames et Messieurs,

En préparant ce que j’allais vous dire, voici quelques jours, avec Chloë Vidal ma collègue française du Pôle prospective de l’Institut Destrée, qui nous a rejoints depuis Lyon, nous nous disions que la première vocation de ma présence à vos côtés consistait probablement en un sens à vous rassurer. En effet, permettez-moi d’essayer de vous détourner de l’idée que ce que vous vivez serait une situation “à la française”, ou “franco-française”, pour reprendre des formules qui ont été utilisées aujourd’hui à plusieurs reprises dans ce Conseil économique, social et environnemental de Bourgogne Franche-Comté. Toutes et tous, nous pensons généralement que ce qui nous affecte nous incombe à nous seuls et que nous serions la seule région, le seul pays, le seul continent à connaître des doutes profonds sur le sens de notre action collective, la pertinence de notre gestion, la qualité de notre fonctionnement démocratique, la confiance en nos élues et élus, l’intérêt de nos citoyennes et citoyens pour la chose publique, l’implication des jeunes dans leur avenir. Même si ces derniers viennent de faire entendre leur voix, ils n’ont certainement pas levé nos propres doutes.

En effet, de la maladie de la démocratie, à laquelle Madame la Présidente de Région Marie-Guite Dufay, fait référence dans sa lettre de saisine du 26 janvier 2016, on peut dire la même chose que ce que Jean de la Fontaine écrivait de la Peste : de ce mal qui répand la terreur, nous ne mourrons pas tous, mais nous en sommes tous frappés. Peu de pays européens y échappent, l’ensemble des institutions de l’Union en est affecté et je ne dirai rien des échos qui nous parviennent des élections américaines, de l’évolution des élites politiques et du désabusement des citoyens en Russie, en Afrique, en Asie, ni même en Australie. Aussi, vous ne vous étonnerez pas que la Région dont je viens, la Wallonie, a inscrit au programme de son Conseil régional – que nous appelons Parlement – un colloque que l’Institut Destrée a organisé en novembre dernier, avec l’appui de toutes nos universités, sur un thème de réflexion semblable au vôtre : “renouveler les ressorts de la démocratie” [1]. L’argumentaire était le suivant : comment faire participer, de manière délibérative et impliquante, la société civile – les citoyens organisés ou non –, les administrations et les entreprises à la construction et à l’évaluation de politiques publiques pour augmenter la qualité de la démocratie, assurer un meilleur développement et renforcer l’adhésion de ces acteurs à un projet durable et responsable de vivre ensemble régional, ainsi que de positionnement de la Wallonie au plan international ? Nous avions invité la Professeure Dominique Schnapper (Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales) en séance plénière du Parlement pour nous ouvrir l’horizon à ses idées de nation comme communauté des citoyens et d’esprit démocratique des lois. Parallèlement, le président du Parlement et celui du gouvernement régional s’étaient associés pour co-présider une commission spéciale dite de “renouveau démocratique” qui fonctionne toujours et continue à réfléchir aux mêmes enjeux que vous.

Ainsi, vous l’entendez, vous n’êtes pas seuls ! Et, en le disant, je me rassure aussi pour penser que nous ne sommes pas seuls non plus.

Mon intervention s’articulera en trois temps :

1°. vous dire qu’à la lecture attentive de votre rapport et à l’écoute de votre matinée de travail, nous n’avons pas grand-chose à vous apprendre. Pour moi, l’essentiel réside dans ce que vous avez écrit et dit ;

2°. insister sur certaines idées et modalités de mise en œuvre que votre rapport m’a inspirées ;

3°. partager quelques expériences fructueuses – ou non – que nous avons lancées et/ou pilotées avec l’Institut Destrée et qui se rattachent à vos propositions ;

enfin, conclure rapidement.

1. Nous n’avons pas grand-chose à vous apprendre

Nous n’avons pas grand-chose à vous apprendre, car votre rapport dessine bien la Région innovante qui peut répondre au malaise citoyen : une région à la fois partenaire, apprenante, au profil qui se veut a priori modeste, ce qui la rend plus ambitieuse et plus forte.

Une région partenaire, qui comprend qu’elle peut constituer le catalyseur, l’activateur du changement et de la transformation sociétale et territoriale, en mobilisant les parties prenantes, en les impliquant, en les organisant, en jouant le rôle de maître des horloges et de meneur de jeu, en impulsant des dynamiques positives qui, pour être efficientes, seront collectives et relèveront, comme vous l’indiquez, du faire ensemble. Si on dit que les élus ont moins de capacité d’action, ce n’est vrai que pour ceux qui ne valorisent que leurs propres forces et celles de leur administration, avec des cadres budgétaires de plus en plus contraints. Ce n’est pas vrai pour ceux qui, comme vous le préconisez, activent des partenariats d’acteurs pour mettre l’ensemble de la société en mouvement.

Une région apprenante, qui s’interroge collectivement sur les trajectoires et les enjeux, “les mutations des territoires et l’évolution rapide des besoins”. Cette notion de besoin est fondamentale, car elle nous inscrit- Pierre Calame et Gérard Magnin ne nous démentiront pas – dans le sens d’un développement durable, en recherchant l’harmonie par l’équilibre de tous les éléments du système (et pas seulement les trois ou quatre sous-systèmes, économique, social, environnemental et culturel, cités habituellement), en prenant en compte les besoins des citoyennes et citoyens d’aujourd’hui mais aussi ceux des générations futures, comme le préconise le rapport Brundtland, en favorisant l’équité entre les territoires et la cohésion entre les personnes.

Une région modeste et ambitieuse à la fois, car, ainsi que vous l’avez indiqué, “la décision politique est jalonnée de nombreuses ambiguïtés, ambivalences et contradictions qui limitent actuellement notre capacité collective à comprendre et à agir [2].” La réponse à ces limitations réside d’une part dans les changements structurels, c’est-à-dire ceux qui réinterrogent fondamentalement nos fonctionnements, ceux qui portent les transformations, ceux qui n’évitent pas le conflit. Souvenons-nous, en effet, que tous les modèles sérieux de changement, de Kurt Lewin à Ronald Lippitt et d’Edgar Morin à Richard Slaughter, passent par une phase de tension et de conflit [3]. Toute innovation sérieuse met la norme en question et conteste ceux qui en sont les gardiens. Nous l’avons du reste observé dans les échanges de ce matin, cela montre aussi que vous êtes sur la bonne voie. L’élément essentiel, et vous l’avez cité parmi vos enjeux, c’est de faire évoluer les modalités d’intervention de la région, au travers de l’ensemble des acteurs publics. Et j’ajoute, privés. J’expliquerai bientôt pourquoi. D’autre part, la prise en compte du long terme, souvent soulignée comme une nécessité dans le rapport, permettra d’ouvrir les chantiers ambitieux qui le nécessiteront. Ceux qui ont été rappelés par Madame la Présidente de Région, bien entendu, mais aussi tous ceux qui nécessitent des efforts générationnels, comme les transformations culturelles, sociétales ou éducationnelles. L’horizon lointain constitue aussi une ressource formidable en prospective, car, en se projetant très loin, on se libère des intérêts auxquels nous avons tendance à nous accrocher dans notre propre trajectoire. C’est la même chose pour les élues et élus. Au syndrome NIMBY, rappelé par Madame la Préfète, correspond un syndrome NIMTO (Not in my Term Office), pas dans mon mandat, qui a la même vocation à nous empêcher d’agir. La modestie tient de la prise de conscience collective de la complexité du monde et du fait que l’autorité publique ne peut plus seule adresser de tels problèmes dans un monde si volatil et si complexe. Mais elle devient ambitieuse lorsqu’elle change de posture et se met en capacité de faire de la gouvernance, c’est-à-dire de faire fonctionner la société à partir des acteurs et donc avec eux.

2. Quelques idées et modalités que le rapport du CESER inspire

De plus en plus, davantage peut-être que de simplement la piloter, le but de l’action politique serait de construire directement la société. Au lieu de concevoir le peuple de manière donnée et passive, on le considère dans sa relation à son organisation politique [4]. On voit donc se dessiner l’idée d’une démocratie définie comme la tentative d’instituer un ensemble d’individus en une communauté politique vivante [5]. En rapprochant différents points de vue, il pourrait sembler que la dynamique de développement ou de métamorphose régionale puisse se faire à deux conditions essentielles :

– une adhésion de la population à un projet régional clairement exprimé, projeté dans le long terme et dans lequel les citoyens peuvent inscrire leur(s) propre(s) trajectoire(s) de vie et de profession dans une trajectoire collective identifiée ;

– une forte implication des acteurs, mobilisant leurs propres stratégies et leurs moyens, pour réaliser leurs objectifs dans le cadre d’un projet collectif défini, afin de constituer une collectivité ou une communauté politique.

La participation est donc au centre de ce mouvement, non pas comme la réalisation d’une démocratie mythique, parfaite, rêvée et utopique, mais comme une condition de l’efficacité des politiques collectives visant à ce développement commun et à cette métamorphose régionale.

J’évoquerai trois idées que la lecture du rapport du CESER m’inspire.

2.1. L’affaissement de l’intérêt général et du bien commun ne peuvent être combattus que par la conception de visions communes et partagées de l’avenir qui donnent du sens au présent et permettent de développer une capacité d’agir

Cet affaissement me paraît accéléré par deux phénomènes. D’une part, l’acuité du débat entre la gauche et la droite, qui tourne dans certains de nos pays à l’affrontement. Certes, cette situation n’est pas nouvelle, mais elle laisse aujourd’hui, par sa violence, le champ libre à d’autres forces politiques qui mettent fondamentalement en cause la démocratie. Cela n’est évidemment pas sans rapport avec notre préoccupation. D’autre part, l’ampleur des tensions entre le monde de l’entreprise et la société civile. Les processus de globalisation et de déterritorialisation, de délocalisations, de désindustrialisation ont provoqué un réel distanciement entre des citoyens qui sont précarisés ou menacés de précarisation et des responsables d’entreprises ou des indépendants qui sont confrontés aux enjeux des grandes mutations ainsi qu’aux crises économiques et financières. La relation à l’État y fait difficulté. Les premiers en attendent protection et sécurité, la crise des moyens publics étant porteuse d’inquiétudes supplémentaires. Les seconds attendent un allègement de leurs charges fiscales pour faire face aux transformations dans de meilleures conditions et une réduction du périmètre public afin de la rendre possible. Au croisement de ces attentes différentes, les valeurs et les discours divergent. C’est ici que le rôle de la prospective est fondamental, car celle-ci pose la question de savoir : que voulons-nous faire ensemble ?, entre citoyens et acteurs différents, et comment articuler nos visions et trajectoires avec celles des autres, identifier nos valeurs communes, partager de grands projets et des symboles communs ?.

2.2. Le manque de confiance et de crédit de la part des décideurs envers les citoyens et les acteurs constitue un autre malaise dans le malaise démocratique

Au défaut de pouvoir, s’ajoute un défaut d’écoute. Ce déficit peut être rencontré, comme le rapport le montre, par de nouvelles ingénieries démocratiques : conférences citoyennes, cellule régionale de débat public, forums et plateformes de débat, mise en réseaux, discussions avec les élus, etc. Au-delà, il s’agit de dépasser le simple attachement à la démocratie pour en susciter le désir, c’est-à-dire créer une attente, une attraction nouvelle vers une démocratie améliorée, mieux vécue, plus performante, plus implicante, mieux accomplie [6].

Une autre réponse, de la part du politique peut consister à laisser se développer, encourager, voire susciter des espaces de liberté où peuvent se développer des paroles construites et indépendantes, des intelligences citoyennes et entrepreneuriales. J’en donnerai quelques exemples dans la troisième partie de cet exposé.

2.3. La gouvernance comme modèle trifonctionnel d’organisation de la société et non, comme l’avait indiqué le grand philosophe Laurent Ruquier, comme “usine à gaz dont on aurait perdu la clef”

La vocation de la gouvernance, telle qu’elle a été conçue dans les années 1990 par le Club de Rome et le PNUD, c’est bien entendu d’améliorer la qualité de la décision, mais aussi de porter sa mise en œuvre à terme. En fait, elle ne nait pas du constat que la démocratie représentative ne fonctionnerait pas, car elle n’essaie de s’y substituer d’aucune manière. Elle nait du constat que le politique ne peut plus, seul, résoudre les problèmes de ce monde et qu’elle doit articuler les trois sphères que constituent le monde privé des entreprises, le monde public des élus et des fonctionnaires, ainsi que la société civile des citoyennes et citoyens, organisés ou non. En prenant également en compte l’hybridation des acteurs dont l’Université est un bon exemple, puisqu’elle déploie ses activités dans les trois sphères.

La vraie plus-value du modèle de la gouvernance est donc la reconnaissance des acteurs et, par là, leur respect, permettant leur implication, y compris budgétaire, au travers de la contractualisation. Cette logique permet l’additionnalité des efforts, mais aussi des moyens pour atteindre des objectifs communs. Lorsque j’évoque les moyens, j’inclus bien entendu les moyens financiers et donc aussi, à côté des moyens publics, des moyens privés, entrepreneuriaux ou associatifs.

De même, évoquer la reconnaissance des acteurs implique également, et peut-être avant tout, de reconnaître le rôle central que jouent et doivent jouer les élus au niveau même de la gouvernance et la préservation de leur responsabilité et légitimité dans la démocratie. Elle nécessite aussi la reconnaissance de la gouvernance multiniveaux, en prenant en compte le dialogue d’abord, la coopération ensuite, avec les différents niveaux d’actions : conseils généraux, communautés urbaines, intercommunalités, partenaires transfrontaliers, intérrégionaux, nationaux et européens, au moins.

Les travaux que l’Institut Destrée a menés au profit de la Normandie en 2010-2011, en collaboration avec le Pôle des Futurs de Deauville, me paraissent assez illustratifs de la pertinence de ces démarches. D’une part, nous avons, avec la CCI de Caen, jeté un regard prospectif des entrepreneurs de la Basse-Normandie sur l’horizon 2040 pour identifier des actions stratégiques concrètes. D’autre part, avec le Conseil régional de Basse-Normandie, les services et les acteurs régionaux, nous avons intégré tous les schémas territoriaux dans une livre blanc pour construire une vision de l’ensemble de la Normandie (Haute et Basse) à l’horizon 2020+, contribuant ainsi à anticiper, cinq ans avant, l’actuelle réforme territoriale et la création de la nouvelle région. Bien entendu, les rythmes de travail de ces deux approches sont différents, les horizons temporels et les motivations également, mais les résultats se complètent utilement. La difficulté consiste à faire dialoguer ensemble ces dynamiques différentes, ce que nous avons pu réaliser là partiellement, et en Wallonie beaucoup plus complètement.

3. Quelques expériences qui font échos aux orientations concrètes du CESER

Permettez-moi d’aborder trop rapidement quelques expériences, mises en place par l’Institut Destrée en Région Wallonie, et qui font écho aux propositions concrètes développées par le CESER dans son rapport sur l’innovation démocratique en Bourgogne Franche-Comté.

3.1. La Plateforme d’Intelligence territoriale wallonne

Afin, comme l’indiquent vos deuxième et quatrième orientations, de renforcer les capacités d’agir individuelles et collectives des acteurs, d’encourager leurs prises d’initiative, et de former à l’intelligence territoriale, la Direction générale de l’Aménagement du Territoire de la Région Wallonie et l’Institut Destrée ont mis en place, voici dix ans, la Plateforme d’Intelligence territoriale wallonne. Il s’agit d’un lieu d’échanges privilégié entre le Service public de Wallonie, les experts universitaires de la Conférence permanente du Développement territorial et les acteurs territoriaux porteurs de dynamiques prospectives et stratégiques au niveau local (intercommunalités, métropoles, départements / provinces, pays, etc.) ainsi que quelques acteurs spécialisés notamment dans la cohésion sociale et territoriale. La Plateforme s’est réunie en 40 séminaires d’une journée depuis 2006 et constitue un véritable espace d’interaction horizontal et vertical entre acteurs du développement régional et territorial aux niveaux infra et même supra-régional, lorsqu’elle se préoccupe des politiques fédérales ou européennes [7]. Elle participe à la création d’une cohérence et d’une cohésion, ou en tout cas d’une convergence, entre politiques régionales et territoriales. Le Ministre en charge du Développement territorial a d’ailleurs confié à cette Plateforme le volet prospectif du SRADDET wallon que nous appellons SDT (Schéma de Développement territorial).

3.2. La Wallonie au futur

De 1987 à 2004, la dynamique prospective La Wallonie au futur s’est inscrite dans une logique de dialogue sociétal afin – comme l’indique la première orientation du rapport du CESER -, d’utiliser des méthodes adaptées à la consultation des acteurs afin de co-construire des politiques publiques ou collectives régionales. Tout au long de ces années – plus de 15 ans – une acculturation aux pratiques de dialogue et de prospective s’est constituée chez les acteurs, au nombre d’environ 10.000 pour la région. Au-delà des quatre exercices de prospective différents (Vers un nouveau paradigme, Le défi de l’éducation, Quelles stratégies pour l’Emploi, Sortir du XXème siècle, Wallonie 2020 : une prospective citoyenne), deux fortes innovations ont marqué la période en matière de gouvernance : la conférence-consensus sur le pilotage scolaire et la préparation d’un Contrat d’avenir pour la Wallonie. La première s’inspirait des pratiques danoises et a permis à un panel de la société civile d’être formé par des experts internationaux sur une question pointue et de dialoguer avec des décideurs de l’éducation : le ministre, bien sûr, mais aussi son administration et les organisations syndicales et patronales qui jouent un rôle-clef dans ce domaine. Le processus a débouché sur un cadre normatif dans lequel la société civile avait donc eu son mot à dire, même s’il ne correspondait que partiellement à son attente. Mais il s’agit aussi du respect des dynamiques propres à la démocratie représentative [8]. La deuxième innovation permettait, en s’inspirant des logiques de contractualisation françaises sur lesquelles nous avions travaillé avec la DATAR et les Conseils régionaux du Nord Pas-de-Calais et de Lorraine, de créer une contractualisation des politiques publiques non avec L’État, ce qui n’a pas de sens dans un fédéralisme où les compétences sont généralement exclusives, mais avec les acteurs, au travers d’un projet commun [9]. Là aussi, le résultat fut mitigé, non à cause du gouvernement régional qui avait ouvert assez largement les portes de cette contractualisation, mais dans le chef d’une société civile et d’acteurs trop méfiants, suspectant un marketing territorial plutôt qu’une vraie ouverture. La contractualisation s’est donc faite essentiellement entre les élus et leur administration – ce qui n’est pas rien – et partiellement entre le gouvernement et les interlocuteurs sociaux, y compris le MEDEF wallon, que nous appelons Union wallonne des Entreprises.

Notons que, dans l’exercice Wallonie 2030, une centaine de jeunes étudiants de fin du cycle secondaire, issus de l’enseignement général, technique et professionnel ont été associés à la démarche, formés aux méthodes prospectives et ont permis non seulement la forte implication des jeunes dans l’exercice – ce qui n’est pas inutile lorsqu’on réfléchit à 20 ans – mais aussi de produire des enjeux de long terme que leurs ainés n’avaient pas envisagés. Ces expériences, que les Britanniques et Allemands dénomment Young Foresight, sont également portées aux Etats-Unis par notre partenaire de l’Université de Houston, le professeur Peter Bishop. Elles commencent à exister aussi en France, notamment en Région Hauts de France, Auvergne Rhône-Alpes et PACA. Ma collègue Chloë Vidal, qui suit ce dossier à l’Institut Destrée, pourrait vous en parler plus longtemps que moi, étant en relations suivies avec les porteurs de ces initiatives prises avec les lycéennes et lycéens.

3.3. Le Collège régional de Prospective

Inspiré initialement du Collège régional de Prospective de Poitou-Charentes, le Collège régional de Prospective de Wallonie renvoie à la troisième orientation du rapport du CESER puisqu’il s’agit là aussi de renforcer les capacités d’agir individuelles et collectives des acteurs et d’encourager leurs prises d’initiative. Ce Collège a été créé en 2004, à l’initiative de l’Institut Destrée, sous la présidence d’un de ses administrateurs, l’ancien Commissaire européen à la Recherche, Philippe Busquin. Dans la logique de la gouvernance juste évoquée, il a été composé de trente personnalités provenant pour un tiers de la sphère publique, en évitant toutefois les élus en fonction, pour un tiers de personnalités du monde de l’entreprise – il est actuellement présidé par un des directeurs d’ING Wallonie -, et pour un tiers de membres et représentants de la société civile. L’initiative est donc sociétale, indépendante et autonome dans ses choix de chantiers. Ses préoccupations ont porté sur les valeurs, les freins au développement régional, etc. Il a construit un exercice de prospective à l’horizon 2030, à partir d’une analyse des bifurcations passées et futures, et prône, depuis 2011, la mise en place d’un nouveau contrat sociétal pour la Wallonie et d’une trajectoire budgétaire qui adapte les dépenses de la région à ses moyens réels. Le Collège travaille actuellement sur des trajectoires prospectives à l’horizon 2036.

Ce qui est vécu par cet exemple, et prôné par l’Institut Destrée au travers de cet exercice, c’est une prospective libérée de ses cadres réglementaires, plus souple, plus mobile mais plus opérationnelle, plus professionnelle, qui prenne la mesure de la complexité, lève les ambiguïtés et soit conçue comme un véritable investissement des élus et des acteurs dans l’avenir afin d’y apporter les transformations structurelles nécessaires. Sans éviter les risques et les questions difficiles à aborder, en particulier celles ayant trait au budget [10].

De nombreux autres éléments pourraient être ajoutés sur l’évaluation de ces différentes expériences, qui mériteraient d’être complétées par l’innovation et la créativité dont a pu faire preuve, ces dernières décennies, les services du Conseil régional du Nord Pas-de-Calais, à l’initiative de mon collègue prospectiviste, Pierre-Jean Lorens.

La difficulté majeure réside dans votre cinquième orientation, que nous ne sommes pas parvenus à véritablement mettre en œuvre en Wallonie et qui consiste à intégrer les principes d’une gouvernance renouvelée dans l’organisation politique et administrative. Nous restons malheureusement en deçà des niveaux d’attentes des citoyens, des entrepreneurs, des fonctionnaires régionaux, territoriaux et locaux.

4. Conclusion : prendre acte des bifurcations et s’en saisir

Afin de conclure, je voudrais dire à nouveau que je suis très impressionné par la qualité et le volontarisme de vos propos, ceux du rapport sur l’innovation démocratique, mais aussi la présentation de ce rapport qui en a été faite ce matin devant Madame la Présidente de Région.

A ce stade, je voudrais répéter trois principes qui me sont chers et que j’avais communiqués à Frédéric Gillot lorsqu’il m’avait demandé quelques indications sur mon propos sur le renouveau de la démocratie.

D’abord, que le respect des élues et des élus dans leurs responsabilités et leur légitimité constitue une nécessité absolue. Une démocratie renouvelée, participative ou délibérative ne saurait mettre en cause ou en péril la démocratie représentative, fondement de nos sociétés modernes. Certes, celle-ci peut-être améliorée, consolidée, renforcée mais c’est la pratique, vous le savez, qui donne vie à cette démocratie.

Ensuite, que la gouvernance, c’est-à-dire l’interaction à partir et avec les acteurs, permet de sortir des simples logiques de consultation pour construire, par l’intelligence collective, des partenariats démocratiques. Cette dynamique permet de dépasser les jeux de rôles traditionnels dans les conseils économiques, sociaux et environnementaux, en Bourgogne Franche-Comté comme en Wallonie d’ailleurs. En effet, la consultation et la concertation sont d’une autre nature que la co-construction qui tient – cela a été dit – de la gouvernance. Cette co-construction transforme les politiques publiques en politiques collectives et territoriales.

Enfin, que la mise en capacité des citoyennes et des citoyens permet de co-transformer le système et de prendre en compte des trajectoires nouvelles, créer des alternatives, choisir des politiques et, surtout, mettre en œuvre celles-ci et les évaluer collectivement.

Les jeunes ont indiqué vouloir prendre leur part, la Région a créé des ouvertures, le CESER a répondu présent et peut constituer un pivot de renouveau. Ainsi que vous l’avez indiqué clairement, vous êtes au début d’un processus à mener ensemble. Prêts à passer à l’acte.

En tant que prospectivistes, nous avons beaucoup travaillé à l’Institut Destrée sur les bifurcations, ces moments où une variable ou un système peut évoluer vers plusieurs chemins et réalise une seule de ces possibilités. Ainsi, les bifurcations sont, sur nos trajectoires, des points particuliers où des orientations nouvelles et innovantes peuvent être prises, où le cône des possibles s’ouvre.

Deux bifurcations majeures marquent actuellement nos régions françaises.

La première est la réforme territoriale, cela ne vous aura pas échappé. Quoi qu’on pense du mode de gouvernance qui a présidé à la construction des nouvelles régions, il s’agit d’un moment particulièrement favorable pour lancer des transformations profondes de la gouvernance de ces régions.

La deuxième bifurcation qui s’impose à nous est celle des ruptures sociétales et des attentats terroristes qui ont durement frappé nos pays. Ainsi que les citoyennes et citoyens l’ont exprimé avec beaucoup de dignité, mais aussi une grande conviction, dès le lendemain de ces événements dramatiques, ils sont en demande de sens, de cohésion et de société, davantage que de tout autre chose.

Sachons donc, sachez donc à la fois relever ces enjeux, mais aussi saisir ces moments comme des occasions formidables pour agir collectivement. En utilisant, ainsi que vous l’avez souligné, des approches prospectives renouvelées par les intelligences citoyennes. Personnellement, c’est l’appel que j’ai lu dans votre saisine, Madame la Présidente.

Je vous remercie de votre attention et reste, bien entendu, à votre écoute et à votre disposition, Monsieur le Président, vous qui avez eu l’attention de m’inviter dans votre dynamique assemblée.

[1] Christian de VISSCHER, Philippe DESTATTE, Marie DEWEZ, Les ressorts d’une démocratie wallonne, Rapport préliminaire, Namur, Parlement de Wallonie – Institut Destrée, 19 novembre 2015, 44 p. https://www.parlement-wallonie.be/media/doc/pdf/colloques/17112015/ch-de-visscher_ph-destatte_m-dewez_democratie_wallonne_2015-11-12.pdf

[2] L’innovation démocratique en Bourgogne Franche-Comté ? Assemblée plénière du CESER, 11 octobre 2016, CESER Bourgogne Franche-Comté, 2016, 39 p.

[3] Ph. DESTATTE, Qu’est-ce que la prospective ? Blog PhD2050, Namur, 10 avril 2013, https://phd2050.org/2013/04/10/prospective/ – Ph. DESTATTE dir. Evaluation, prospective et développement régional, Charleroi, Institut Destrée, 2001.

[4] Pierre ROSANVALLON, Le peuple introuvable, Histoire de la représentation démocratique en France, p. 355-356, Paris, Gallimard, 1998.

[5] P. ROSANVALLON, La démocratie inachevée, Histoire de la souveraineté du peuple en France, p. 402 et 409, Paris, Gallimard, 2000.

[6] Marc CREPON, La démocratie en défaut, dans M. CREPON et Bernard STIEGLER, De la démocratie participative, Fondements et limites, p. 25, Paris, Mille et une nuits, 2007. Merci à Chloë Vidal de m’avoir fait découvrir ce texte.

[7] Plateforme d’Intelligence territoriale wallonne : http://www.intelliterwal.net/ – Philippe DESTATTE et Michaël VAN CUTSEM dir., Quelle(s) vision(s) pour le(s) territoire(s) wallon(s) ? Les territoires dialoguent avec leur région, coll. Etudes et documents, Namur, Institut Destrée, 2013.

[8] La Wallonie au futur, Le Défi de l’éducation, Conférence-consensus, Où en est et où va le système éducatif en Wallonie ? Comment le savoir, Charleroi, Institut Destrée, 1995.

[9] Philippe DESTATTE dir., Contrats, territoires et développement régional, Charleroi, Institut Destrée, 1999.

[10] Collège régional de Prospective de Wallonie : http://www.college-prospective-wallonie.org/ – Ph. DESTATTE, Trajectoires prospectives de la Wallonie 2016-2036, Blog PhD2050, Charleroi, 25 février 2016. https://phd2050.org/2016/02/28/trajectoires-prospectives-de-la-wallonie-2016-2036/

Mons, le 24 juin 2015

Le nouveau ministre-président issu des élections du 25 mai 2014 lançait deux signaux lors des fêtes de Wallonie [1]. D’une part, Paul Magnette déclarait au journal L’Écho le 20 septembre 2014 que La Wallonie ne se redresse pas assez vite, et qu’il fallait accélérer le mouvement [2]. D’autre part, dans son discours prononcé à Namur le même jour, le ministre-président soulignait que, s’il entendait les appels à la rupture, au changement, la vraie audace était d’y résister : quand on a développé une stratégie efficace, et toutes les évaluations reconnaissent que c’est le cas du Plan Marshall, la vraie audace c’est de résister à la tentation du changement pour le changement, et de maintenir le cap. L’économie wallonne a besoin de clarté et de prévisibilité [3]. Ces positionnements, qui ne sont contradictoires qu’en apparence, peuvent nous éclairer sur les chemins qui s’offrent désormais aux politiques régionales.

En effet, au moment où une nouvelle manne de compétences est transférée aux entités fédérées suite aux accords institutionnels d’octobre 2011, il est utile de rappeler ce que le professeur Michel Quévit écrivait en 1978, à savoir que l’autonomie de la Région wallonne ne suffit pas à jeter les bases d’un redéploiement industriel. Il faut de profondes réformes structurelles qui garantissent à la Wallonie le maintien d’une capacité d’action financière dans le cadre d’une politique industrielle valorisant les ressources humaines, matérielles et technologiques de sa région [4]. Ce discours, aux relents renardistes, est celui qui va être tenu dans de nombreux cénacles par plusieurs experts, y compris par le patron du RIDER dans le cadre des congrès prospectifs La Wallonie au futur qu’il co-animera de 1986 à 2003. Ces travaux, comme d’autres, auxquels l’Institut Destrée a contribué ou pas, ont été à la base des stratégies de reconversion qui ont été mises en place à partir de la fin des années 1990. Ce qu’il faut constater aujourd’hui c’est que l’ensemble de ces efforts ont consolidé le tissu économique et social de la Wallonie, ont profondément transformé notre région, ont fait émerger une véritable société d’acteurs – ce qui était une des ambitions de La Wallonie au futur -, ont multiplié les instruments pertinents de reconversion et de développement, ont empêché tout nouvel affaissement économique et mis en place les bases d’un redéploiement futur.

Ces efforts n’ont toutefois pas permis le redressement rapide et global de la Wallonie. C’est ce que montre bien l’évolution du PIB par habitant jusqu’en 2012, en tenant compte de toutes les limites que l’on connaît à cet indicateur.

Ayant dit et écrit cela, il faut pouvoir affirmer avec Paul Magnette la nécessité d’accélérer le mouvement [5]. La Déclaration de Politique régionale donne des pistes concrètes pour mettre en œuvre cette volonté. Je les ai présentées ailleurs, en réponse à cinq enjeux précis [6], et je les aurai bien entendu à l’esprit en envisageant les voies d’une transformation. Mon ambition ici est d’aller plus loin, sinon mon apport n’aurait que peu d’intérêt.

Mon exposé s’articulera en trois temps.

Le premier pour rappeler que, si nous sommes bien sortis du déclin, la situation de la Wallonie appelle bien une transformation accélérée.

Le deuxième pour évoquer quelles pourraient être, selon moi, quelques-unes des voies de cette transformation.

La troisième pour conclure sur l’idée d’une nouvelle bifurcation.

1. La Wallonie est sortie du déclin mais ne s’est pas redressée

Le temps long est le temps des sages, aimait répéter le grand historien français Fernand Braudel. Un regard sur l’indice du Produit intérieur brut estimé par habitant des trois régions rapportées à la Belgique (= 100) depuis la fin de la Révolution industrielle (1846-2012) montre en effet que la Wallonie a cessé de décliner, a stabilisé son évolution, et peut-être même amorcé un très léger redressement [7].

1_PhD2050_PIB_hab_1842-2012

Un regard plus précis sur l’évolution du Produit intérieur brut par habitant de la Belgique et de la Wallonie, en euros, de 1995 à 2012, sur base des comptes régionaux 2014 de l’Institut des Comptes nationaux (ICN) nous montre que le Produit intérieur brut par habitant de la Wallonie, prix courants, indices Belgique = 100 se maintient dans une fourchette de 71,9 (2002) à 73,6 (1996) depuis 1995 (73,5) jusqu’en 2012 (73,1). On pourra faire remarquer que le PIB est ici à prix courants mais si on le fait passer à prix constants, on ne gagne guère plus d’un point en 2011 : 74,2 % de la moyenne belge [8]. Dans tous les cas, on constate que, sous la barre des 75 % du PIB belge depuis les années 1990, malgré ses efforts, la Wallonie ne parvient pas à émerger au-dessus de ce niveau. Dit autrement, la part relative du PIB wallon qui était passée en dessus des 30 % du PIB dans les années 1950 (prix constants, séries lissées) n’a plus refranchi ce niveau [9].

Cette absence de décollage est à mettre en parallèle avec les sept plans stratégiques de redéploiement économique qui ont été lancés en Wallonie pendant cette période : Déclaration de Politique régionale complémentaire de 1997, Contrat d’Avenir pour la Wallonie de 1999-2000, Contrat d’Avenir actualisé de 2002, Contrat révisé en 2004, Plan Marshall de 2005, Plan Marshall 2.vert de 2009, Plan Marshall 2022 de 2012, ainsi que des programmes d’actions portés par les Fonds structurels européens pour un montant de 11,2 milliards d’€ – à prix constants 2005 – de 1989 à 2013 [10]. Si le montant des investissements affectés au Contrat d’Avenir durant ses premières années, faits surtout de réaffectations de moyens, reste difficile à établir avec précision, on peut néanmoins l’estimer à un peu moins d’un milliard d’euros. Pour ce qui concerne le Plan Marshall, durant la période 2004-2009, on atteint 1,6 milliards et pour 2009-2014, 2,8 milliards (y compris les financements dits alternatifs). On peut donc considérer qu’environ 5,5 milliards ont été affectés, en plus des politiques structurelles européennes auxquelles la Région wallonne apporte une large contribution additionnelle, aux stratégies de redéploiements de la Wallonie, de 2000 à 2014. Ce montant, apparemment considérable, reste toutefois de l’ordre de 5 à 7 % si on le rapporte au budget régional annuel [11].

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On souligne parfois que les performances de la Wallonie en matière de PIB par habitant se marquent surtout dans les accroissements annuels en % comparés à la Belgique. En faisant l’exercice pour la période 1995-2012, on observe en fait que la Wallonie ne fait mieux qu’en 1996, 1998, 2004, 2005, 2008 et 2010 [12]. Le calcul des accroissements moyens du PIB par habitant en % sur les périodes 1995-1999, 1999-2004, 2004-2008, 2008-2012, fait apparaître que la Wallonie n’a mieux performé que la Belgique que lors de la période 2004-2008.

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Si l’on observe la manière dont ces évolutions se marquent au niveau territorial, par exemple dans le Cœur du Hainaut, dans lequel nous travaillons depuis plusieurs années, la difficulté est d’abord statistique puisque les données ne sont pas formatées sur cet espace de 25 communes. En examinant les trois arrondissements de Mons, Soignies et Charleroi qui couvrent ce territoire mais en débordent largement, seul le dernier arrondissement atteint, sur la période 2003-2011, la moyenne du PIB wallon en passant de 105,2 à 100,9 (Wallonie=100), l’arrondissement de Mons passant de 87,9 à 84,8 et celui de Soignies – qui comprend les régions de La Louvière et du Centre – de 83,2 à 79 % de la moyenne wallonne [13]. Nous n’ignorons évidemment pas que ces territoires sont probablement les plus difficiles en matière de reconversion industrielle en Wallonie.

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Ces constats ne signifient évidemment pas que les politiques tant régionales qu’européennes qui ont été menées aient été mal conçues, inefficaces ou inefficientes. L’absence de décollage est aussi une stabilisation dans un contexte international, et en particulier européen, peu favorable. Nul ne peut prétendre en effet que ces efforts importants aient été inutiles. Nous pensons même pour notre part qu’ils s’inscrivent dans les politiques volontaristes considérables qui ont été menées par les élues et élus wallons, de manière de plus en plus émancipée et autonome du gouvernement central puis fédéral depuis 1968 [14].

La comparaison de l’évolution économique de la Wallonie avec Bruxelles et la Flandre étant peu pertinente hors de la géopolitique belge, il est intéressant de la mettre en parallèle avec les régions françaises voisines. Ainsi, lorsqu’on aligne les PIB par habitants de ces régions de 2009 à 2011, on observe que, si la Champagne-Ardenne (27.524 € en 2011) performe le mieux et la Picardie le moins bien, la Lorraine occupant la quatrième place de cette série de régions, la Wallonie (24.966 € en 2011) et le Nord Pas-de-Calais (25204 €) ont des évolutions semblables, alternant leur positionnement sur les deuxième et troisième places. Les chiffres 2012 – à confirmer -, placent la Wallonie en troisième position (24811 €) contre 24.866 € au Nord Pas-de-Calais.

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Si on peut mettre au crédit de Michel Quévit d’avoir décortiqué le déclin de la Wallonie au point que son nom ait longtemps été associé aux causes de cet affaissement, il faut lui reconnaître d’avoir été de ceux qui ont perçu les changements intervenus dans la période entre 1986 et 1991 dans laquelle, comme il l’indiquait en 1995, la Wallonie est sortie de sa première phase de restructuration défensive et a réalisé des ruptures culturelles importantes qui lui ont permis d’intégrer dans son approche de développement les nouvelles réalités de son environnement économique : globalisation, nouveaux modes de production, primauté des facteurs immatériels, etc. [15] J’ai moi même insisté, dans un exposé présenté à l’OCDE en 2000, puis publié par la DATAR l’année suivante, sur ce tournant de 1986, que les acteurs eux-mêmes avaient perçu. Que l’on lise les déclarations d’Arnaud Decléty, de Melchior Wathelet, de Philippe Busquin ou du président de l’UWE de l’époque, Michel Vanderstrick dans Wallonie 86, la revue du Conseil économique et social régional wallon [16]. Certes, cette inversion de tendance marque le pas après le retournement conjoncturel de 1990 et, si on observe une stagnation depuis la fin du siècle dernier, le déclin, c’est-à-dire la régression qui affectait la Wallonie, et plus particulièrement ses pôles de développement traditionnels, depuis le sortir de la Deuxième Guerre mondiale, paraissent bien s’être arrêtés. Les réponses régionales ont bien été essentiellement institutionnelles et défensives, même si quelques initiatives importantes ont été prises, par exemple dans le domaine des processus d’innovation. N’oublions pas du reste que, si un embryon de pouvoir et de politique économique régionale existe depuis la fin des années soixante et, surtout, depuis 1974, les secteurs nationaux, parmi lesquels la sidérurgie, restent gérés par le fédéral jusqu’en 1987.

Lors d’une conférence organisée, le 11 février 2013, à Namur, par le Forum financier, Joseph Pagano avait déjà insisté sur la chaîne causale qui handicape l’économie de la Wallonie, plombe son redressement mais permet également d’identifier les facteurs sur lesquels il faut activer les remèdes. Contrairement aux idées reçues, la capacité des Wallons à capter de la valeur ajoutée produite en dehors de la région est réelle, notamment par une mobilité de l’emploi vers Bruxelles, la Flandre et l’étranger, et joue favorablement puisque, au delà du PIB wallon, l’indice du revenu primaire s’élève à un niveau supérieur au PIB : 87,2 % de la moyenne belge. La différence entre ce niveau et le revenu disponible des Wallons (90,7 % de la moyenne belge en 2010) est constituée de la solidarité implicite. Toutefois, c’est le cumul de la faiblesse de la productivité et le bas niveau du taux d’emploi (84 % de la moyenne belge) qui continue à handicaper le PIB par habitant en Wallonie. Si la productivité régionale est plus faible que la moyenne belge (88 %), c’est à la fois à cause de la relative petitesse de la taille des entreprises wallonnes (97,21 % de la moyenne belge) et du manque de vigueur du dynamisme entrepreneurial wallon (86 % de la moyenne belge), le taux de création des entreprises étant élevé (104,26 % en 2012) mais contrecarré par un taux de disparition plus élevé que la moyenne belge (109 %) [17].

2. Les voies d’une transformation accélérée

Ma conviction en effet est que, en l’état, la Déclaration de Politique régionale 2014 permet de continuer à stabiliser l’économie wallonne, de poursuivre le redéploiement mais non de le réaliser dans des délais raisonnables. Au rythme actuel, Giuseppe Pagano estimait lors de ce même exposé, fait avec Vincent Reuter, le 11 février 2013, à la tribune du Forum financier de la BNB à Namur, que les efforts structurels entamés par le gouvernement régional, et notamment les mesures phares des différents Plans Marshall sont de nature à permettre à la Wallonie un rattrapage non pas de la Flandre mais de la moyenne belge – qu’elle contribue à tirer vers le bas – aux environs de 2040, c’est-à-dire dans 26 ans, plus d’un quart de siècle [18]. Avec un taux de croissance du PIB wallon de 4,4 % sur les années 2001 à 2011 contre 4 % en Flandre, des économistes sollicités par La Libre voyaient le rattrapage de cette région à l’horizon 2087, soit dans 73 ans [19]. Même si le prospectiviste pourrait gloser sur ces logiques mécanistes nécessitant la formule “toutes choses étant égales par ailleurs”, il est manifeste que ces constats sont intenables tant sur le plan social que sur le plan politique.

Nous devons donc impérativement considérer les voies d’une transformation accélérée.

Celle-ci passe assurément par une volonté de considérer, puis de surmonter, ce que l’exercice de prospective, mené en 2002-2003 avec la Direction de la Politique économique de l’Administration wallonne et l’Union wallonne des Entreprises, avait appelé les tabous wallons, ou ce que Christophe De Caevel a recensé comme les freins à l’industrialisation de la Wallonie dans un article de Trends-Tendances d’octobre 2014 [20].

Faisant référence à ce texte et à des opinions qui y sont exprimées, je voudrais faire part de deux convictions qui sont les miennes depuis de nombreuses années et qui s’en distancient. La première, c’est que je me porte en faux contre l’idée que le Plan Marshall ait des effets limités sur l’activité économique. La deuxième est que je ne pense pas que l’on puisse redéployer la Wallonie sans moyens financiers supplémentaires.

 

 2.1. Les effets structurels des plans prioritaires wallons

Le Plan Marshall et principalement les pôles de compétitivité qui sont, avec Creative Wallonia et avec le programme NEXT sur l’économie circulaire, les clefs de voûte de sa stratégie, constituent aujourd’hui le cœur du système d’innovation du nouveau Paradigme industriel de la Wallonie. Produit des efforts menés depuis des décennies, les six pôles de compétitivité (BioWin, GreenWin, Logistics in Wallonia, Mecatech, SkyWin, Wagralim) constituent les fondations sur lesquelles les acteurs wallons pourront à terme transformer et rebâtir leur économie. Ils constituent l’interface de redéploiement en ce qu’ils plongent leurs racines dans les compétences scientifiques, technologiques et industrielles anciennes de la région et les nourrissent pour les transformer en secteurs nouveaux. Un des enjeux du Nouveau Paradigme industriel consiste bien en cette faculté d’ajouter de la connaissance et des savoirs, notamment numériques, dans les secteurs traditionnels pour les inscrire, surtout par la formation, dans le nouveau modèle en cours d’élaboration. L’exemple de l’entreprise AMOS (Advanced Mechanical and Optical Systems) est, à cet égard, très parlant. Fondée en 1983 sous le signe d’un partenariat entre les Ateliers de la Meuse et l’Institut d’Astrophysique de Liège, cette entreprise est passée d’un modèle purement industriel à un paradigme cognitif innovant et performant que décrivait déjà son patron, Bill Collin, au début des années 2000 [21].

On aurait tort toutefois de vouloir mesurer les pôles de compétitivité à l’aune de la création d’emplois à court terme, comme on a eu tort d’en faire un argument politique de campagne en essayant de les vendre à l’opinion comme des machines pourvoyeuses d’emplois. La vocation des pôles de compétitivité est autre. Dans la conception que nous en avions, en 2003 déjà, il s’agissait d’utiliser les entreprises et entrepreneurs champions de la Wallonie comme catalyseurs de réactions en chaîne autour de métiers ou de filières implantés et fructueux, donc d’induire des cercles vertueux, par effet boule de neige, autour de différents noyaux d’excellence existants. L’impact attendu était davantage la création d’entreprises nouvelles, ainsi que le développement d’une image de marque, d’une notoriété et d’une visibilité pour la Wallonie [22]. Henri Capron qui en a été l’artisan scientifique en 2005 leur avait donné quatre objectifs :

– susciter un processus de fertilisation croisée entre les différentes catégories d’acteurs ;

– régénérer le capital social en favorisant les synergies entre acteurs ;

– assurer une meilleure maîtrise du potentiel de développement ;

– placer la région sur la voie des régions apprenantes, avec comme finalité de stimuler sur un territoire, le dynamisme, la compétitivité et l’attractivité [23].

Ces rôles-là ont assurément été tenus. Et avec beaucoup de sérieux et de savoir-faire.

2.2. Le redéploiement de la Wallonie a besoin de moyens supplémentaires

Depuis le premier Contrat d’avenir pour la Wallonie, lancé en 2000 par Elio Di Rupo, j’ai à la fois la conviction que les politiques qui sont inscrites dans ces stratégies wallonnes sont qualitativement globalement adéquates en termes de choix de mesures et insuffisantes quantitativement, c’est-à-dire sur les moyens mobilisés. Ainsi, ces mesures s’appuient sur les marges financières disponibles qui leur sont affectées et qui sont de l’ordre de 5 à 7 % du budget régional et non sur les 80 ou 90 % du budget régional, comme devrait le faire un réel business plan [24].

Ainsi, me paraît-il que le futur plan prioritaire wallon devrait investir une part du budget bien plus importante que les quelques centaines de millions d’euros annuels actuellement mobilisés. Et c’est d’autant plus vrai que, malgré les difficultés à la fois conjoncturelles et structurelles des finances publiques wallonnes, l’enveloppe des moyens régionaux s’est considérablement accrue avec les transferts du fédéral puisqu’elle passera – à la grosse louche – de moins de 8 milliards d’euros à plus de 13 milliards. Cette opération de mobilisation de moyens stratégiques nouveaux au profit du redéploiement wallon aurait l’avantage de réinterroger l’ensemble des politiques régionales. Ceux qui me connaissent savent que je reste frappé par la piste avancée par plusieurs administrateurs de l’UWE en 2003 lorsque, avec Didier Paquot et Pascale Van Doren, nous listions les tabous wallons à lever. Ces entrepreneurs affirmaient qu’ils étaient prêts à renoncer aux moyens dédiés par la Région wallonne aux politiques d’entreprises qui leur apparaissaient comme autant d’effets d’aubaine pour autant que le gouvernement wallon se saisisse des trois enjeux essentiels à leurs yeux qu’étaient le passage entre la recherche académique et la concrétisation de l’innovation dans l’entreprise, l’enseignement technique et professionnel ainsi que la mise à disposition de terrains industriels. C’est donc à plusieurs centaines de millions d’euros qu’ils étaient prêts à renoncer pour autant que ces moyens soient directement et clairement investis dans ces domaines-clefs. Tous les travaux que j’ai menés sur le terrain avec des entreprises, en particulier dans le Cœur du Hainaut, m’ont démontré la pertinence de ces constats.

Dans le même ordre d’idée, chacun a pu observer, à partir de ses compétences spécifiques, à quel point la Région wallonne avait développé, ces dernières années, une multitude de préoccupations dans des domaines qui semblent périphériques par rapport à ses métiers de base. La fonction publique wallonne s’est accrue de 18,4 % en passant de 2003 à 2012, de 14.755 à 17.482 emplois. Durant ces dix ans, le SPW est resté stable (de 10.360 à 10.036 agents) tandis que les OIP ont accru leur personnel en progressant de 4395 à 7446 [25].

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On peut dès lors s’interroger sur la possibilité – voire sur la nécessité – de resserrer son dispositif sur les compétences de base de l’Administration et d’y pourvoir, du reste, les postes de manière adéquate, ce qui est loin d’être le cas. La meilleure manière de procéder est certainement de laisser faire les instances du SPW, sur base du cahier des charges que constitue la Déclaration de Politique régionale.

Cet accroissement général de la fonction publique wallonne ne paraît pas toutefois la meilleure manière de répondre au déséquilibre depuis longtemps souligné entre les sphères marchandes productives et non productives en Wallonie. On se rappellera qu’un élément très important avait été apporté par la dynamique La Wallonie au futur en 1991, à l’initiative d’une équipe d’économistes qui avait travaillé sous la direction d’Albert Schleiper [26]. Ils avaient mis en évidence un déficit d’environ 80.000 emplois, dans le secteur marchand productif. Ces emplois auraient dû se trouver dans le secteur marchand et ils n’y étaient pas. L’Union wallonne des Entreprises est à plusieurs reprises parvenue à des conclusions similaires. Or, 80.000 emplois c’est évidemment considérable.

Ces problématiques, on le voit, sont au centre des questions de l’accélération du redéploiement. Les analyses, qui ont été réalisées sur les choix budgétaires comparés entre la Flandre, Bruxelles et la Wallonie, font apparaître des stratégies qui, me semble-t-il, peuvent être réinterrogées, non seulement à l’aune des politiques de rigueur ou d’austérité, ce qui est le cas, mais aussi selon l’objectif de ce redéploiement. Comme l’indiquent les auteurs d’une étude récente du département de Politiques économiques de l’Université de Namur, il est essentiel d’examiner les choix budgétaires à la lumière de leur impact potentiel sur la croissance et l’emploi. Or, tandis que les dépenses administratives et celles de la dette sont plus importantes en Wallonie qu’en Flandre, la recherche scientifique reste moins financée en Wallonie et à Bruxelles que dans le Nord. Néanmoins, la Wallonie affecte une plus grande proportion de ses dépenses publiques au domaine technologique, à l’expansion économique et à la formation professionnelle [27].

Complémentairement à ces considérations générales, je reprendrai, comme annoncé en introduction, à titre d’enjeux stimulants à saisir, et en les reformulant, les cinq freins au développement wallon identifiés par Christophe De Caevel et les experts qu’il a sollicités :

– la croissance des entreprises (Small n’est pas toujours beautiful) ;

– la territorialisation des politiques (le provincialisme) ;

– la valorisation des recherches ;

– la gestion de l’espace ;

– l’enseignement technique et professionnel (“la main d’œuvre”).

On constatera que les trois tabous wallons évoqués lors de la prospective des politiques d’entreprises en 2003, et dont le ministre de l’Économie et de la Recherche de l’époque n’avait pu se saisir, y sont toujours présents.

2.3. La croissance des entreprises

Je m’étendrai peu sur cet aspect que j’ai eu l’occasion de clarifier dans une analyse intitulée Le Nouveau Paradigme industriel, articulant les sociétés industrielles, la Révolution cognitive et le développement durable.

On sait que la croissance des entreprises, au delà de la moyenne de 9,3 personnes, constitue un enjeu par lui-même, bien après leur création. La diversification des PME et leur croissance par la valorisation de leur capital social constituent des pistes intéressantes à suivre. L’exemple du fournisseur d’énergie Lampiris est à cet égard intéressant. L’entreprise, créée par Bruno Venanzi, a lancé un programme intitulé Lampiris Smart en créant quatre outils : Lampiris Wood, Lampirist Nest, Lampiris Isol et Lampiris Warm [28]. Il s’agit pour l’entreprise liégeoise de valoriser son portefeuille de 800.000 clients en Belgique et 100.000 en France en développant des services nouveaux dans son environnement de métier.

Parallèlement, de nouvelles initiatives ont permis ces dernières années une mise en réseaux des entreprises, au delà des secteurs, ainsi que leur émergence dans un cadre wallon, au delà des organismes représentatifs comme l’Union wallonne des Entreprises, l’UCM, etc. Le rôle d’animation que constitue à cet égard le Cercle de Wallonie, avec ses différentes implantations à Liège, Belœil et Namur est un atout réel pour la Région.

Enfin, le développement d’un coaching de proximité et de niveau international, tel que nous l’avions imaginé dans la Prospective des Politiques d’Entreprises [29] et tel que le remplissent des organismes régionaux comme l’AWEX, la SOWALFIN, certains invests, peuvent renforcer toute cette dynamique porteuse.

2.4. La territorialisation des politiques régionales

Plusieurs questions se cachent derrière le reproche de provincialisme qui est adressé aux Wallons. D’une part, le fait pour des acteurs ou des entreprises de ne pas épouser la globalisation des économies et des marchés. Les efforts dans ce domaine, tant aux niveaux transfrontaliers qu’européen ou mondial ont été considérables et doivent être poursuivis. L’AWEX a déjà fait beaucoup. Le maillon le plus faible me paraît celui le plus facile à renforcer : le transfrontalier, où beaucoup reste à faire. Cet enjeu passe aussi par celui, beaucoup plus difficile, de la mobilité, qui est essentielle, et sur laquelle les Wallons ont manqué totalement d’ambitions. Ici, une vraie stratégie doit être réactivée, notamment dans le cadre de la révision du SDER ou de ce qu’il deviendra. D’autre part, vient la question de ce qu’on appelait les baronnies, de la guerre des bassins, etc. Même si tout le monde ne l’a pas encore compris, loin s’en faut, ce modèle est aujourd’hui dépassé. Si la Région wallonne et ses instruments de stimulation et de financement doivent garder un rôle de cohérence et de coordination, c’est bien au niveau territorial que les politiques d’entreprises doivent être menées et le sont d’ailleurs généralement. C’est dans cette proximité des acteurs autour des agences de développement, des invests, des universités, des centres de recherche, de formation et d’enseignement que doit se dessiner l’avenir économique de la Wallonie. C’est là que se construit l’environnement qui permettra aux entreprises de naître et de croître.

Il s’agit, à l’instar de ce qui se construit en France, de mettre en place un schéma stratégique territorial de développement économique et de l’innovation, en lien avec le processus de spécialisation intelligente de l’Union européenne [30]. L’objectif n’est évidemment pas d’imposer aux territoires wallons une vision régionale ou nationale comme cela a été fait dans le cadre des Contrats de Projets État-Régions mais de négocier un contrat, sur base d’une coconstruction stratégique [31]. Les efforts de conceptualisation de Systèmes territoriaux d’Innovation, tels qu’enclenchés dans le Cœur du Hainaut, vont dans ce sens.

 2.5. La valorisation des recherches

Objet de la préoccupation des pouvoirs publics wallons depuis les années 1970 – qui se souvient des centres de transposition créés par Guy Mathot comme ministre de la Région wallonne en 1978 ? [32] -, la question de la valorisation des recherches reste majeure et difficile. Celle-ci ne se résume pas au nombre de brevets ou projets d’investissements issus des pôles de compétitivité. Il n’y a pas de réponse simple à la question posée par des industriels montois ou borains au fait que, malgré le fait qu’ils soient diplômés ingénieur civil polytechnicien ou de gestion de l’UMons, que celle-ci dispose de laboratoires de pointe, avec des chercheurs de qualité, que les fonds structurels ont permis de mettre en place des fleurons technologiques comme Multitel, Materia Nova, InisMa, Certech, etc., ces entrepreneurs ont parfois l’impression de vivre à 1000 kms de ces outils. Et ils le disent. Or, je ne pense vraiment pas que le monde académique regarde aujourd’hui les industriels de haut comme ce fut peut-être le cas jadis en certains endroits. Je pense que désormais ce monde scientifique est très ouvert et très attentif à ces questions d’entrepreneuriat, de transferts de technologies, de dynamique d’innovation. Toutes les universités ont mis en place des outils d’interface avec les entreprises. Des outils locaux et performants aident aussi à mettre de l’huile dans les rouages, comme les Maisons de l’Entreprise, les Business Innovation Centres, etc. dont les responsables ont souvent les pieds et les mains dans les deux mondes.

Globalisation européenne et mondiale, territorialisation et entrepreneuriat constituent désormais les trois horizons des universités de Wallonie dans un environnement composé d’entreprises en mutations constantes et de jeunes spin-off…

 

2.6. La gestion de l’espace

La gestion de l’espace est une question essentielle, non seulement pour organiser un vivre ensemble durable mais aussi pour stimuler le redéploiement économique d’une région qui a été profondément marquée par son effondrement industriel dans les années 1960 et 1970 et en garde encore trop les stigmates. Beaucoup de choses ont été faites mais il faut bien pouvoir reconnaître que, contrairement à nos voisins français, le rythme des investissements à la réhabilitation n’a pas toujours été – et n’est toujours pas – aussi soutenu.

Néanmoins, Christophe De Caevel ne semble pas avoir été bien informé lorsque, évoquant l’asssainissement des friches par le Plan Marshall, il note qu’au dernier recensement toutefois, seuls 3 ha sur les 194 recensés dans le plan avaient été dépollués et aucune activité économique n’y avait été réinstallée [33].

Voici la situation des sites réhabilités fin octobre 2014, telle que communiquée par SPAQuE.

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2.7. L’enseignement technique et professionnel

Comment aborder en quelques mots un dossier aussi essentiel, aussi complexe, aussi difficile ? Sans faire de long développement, je me limiterai à trois principes généraux, en rappelant qu’aucune solution ne sera simple.

D’abord, dire qu’une révolution, c’est-à-dire une mutation profonde et systémique, de l’enseignement est indispensable. Je persiste à croire que la régionalisation peut constituer la base, le catalyseur, le déclencheur de cette révolution.

Ensuite, il me paraît que seule une autonomie – pédagogique et de gestion – des établissements, avec une responsabilisation multi-réseaux par bassin peut permettre cette révolution. Cette autonomie peut être limitée dans le temps, à cinq ou dix ans, afin de permettre l’expérimentation, l’évaluation puis la généralisation éventuelle de bonnes pratiques. Qu’on ne me dise pas que nous risquons de sacrifier une génération : cela fait des décennies que nous en sacrifions.

Enfin, faisons des entreprises les premières partenaires de l’enseignement technique et professionnel. Nous avons tous à y gagner.

Conclusion : Une bifurcation pour mettre en route l’accélérateur de particules

Ce que la Wallonie doit trouver, c’est le chemin d’une nouvelle bifurcation. Celle-ci permettra d’optimiser son système régional d’innovation. Il s’agit en effet de permettra à la région de renforcer ses capacités d’innovation, d’anticipation, d’adaptation au changement rapide et global. C’est pourquoi, il est essentiel d’en mesurer les enjeux et la manière d’y répondre. A nouveau, sans considérer par cette démarche qu’il n’existerait qu’un modèle unique, on peut mettre en évidence six enjeux d’un système régional d’apprentissage : l’extension et la professionnalisation des réseaux régionaux ; la construction d’une vision partagée du territoire ; la créativité pour produire de l’innovation ; la mobilisation du capital social ; la gouvernance des territoires ; la formation tout au long de la vie.

Ces défis, c’est-à-dire ces enjeux dont on se saisit, ne sont pas nouveaux. Nous les avons identifiés dès 2004 dans le cadre de la Mission Prospective Wallonie 21. Dix ans plus tard, nous gardons la même perception de deux Wallonie : celle qui se reconstruit, se diversifie et développe ses nouveaux pôles innovants et créatifs, et celle qui poursuit inéluctablement son affaissement. Dès lors, n’est-il pas nécessaire qu’on s’interroge – comme le fait, nous l’avons vu, le Ministre-Président wallon – sur les voies d’une transformation accélérée, c’est-à-dire qui permettrait d’activer une renaissance régionale dans des délais qui répondraient sans retard aux enjeux auxquels sont aussi confrontés la Belgique, l’Europe et le monde.

Avec Philippe Suinen, qui préside désormais l’Institut Destrée, je pense que l’assise économique de la Wallonie est désormais stabilisée grâce au plan Marshall et aux pôles de compétitivité. Au delà, l’ancien administrateur général de l’AWEX soulignait, dès février 2014, qu’il faut à présent mettre en route « l’accélérateur de particules » pour concrétiser la relance. Cela passera, disait-il à Édouard Delruelle à l’occasion des interviews de Zénobe 2, par la créativité, l’innovation… et l’ouverture au monde sans être décomplexé : « La Wallonie a besoin de cours d’extraversion ! » [34].

Cette ambition pourrait passer par trois choix stratégiques prioritaires.

  1. Considérer que la volonté crée la confiance mais que l’imposture la fait perdre. Ce qui implique, qu’au delà de la méthode Coué, c’est-à-dire de tentative de prophétie autoréalisatrice, on dise plutôt la vérité à tous et à chacun. Les êtres volontaires ne peuvent être que des citoyennes et des citoyens conscients.
  1. Faire en sorte que la pédagogie de l’action soit au centre de la responsabilité des élus. Comprendre pour expliquer le monde est leur tâche première. On ne peut mener une entreprise, une organisation ou une région à la réussite sans cueillir et fabriquer du sens. Aujourd’hui – faut-il le rappeler ? -, l’idéologie n’a plus cours. Mais le bien commun, l’intérêt général, les valeurs collectives, le pragmatisme et la cohérence du lien entre la trajectoire de l’individu et celle de la société tout entière, prévalent.
  1. Faire prendre conscience que la seule réelle capacité de transformation économique est dans l’entreprise. Le premier changement de mentalité pour les Wallons, c’est de quitter le seul chemin du salariat. C’est de prendre l’initiative. Parallèlement, le succès des entrepreneurs wallons passe par des réformes de comportements et de structures, qui dès la famille, dès l’école, donnent envie de créer et d’entreprendre. L’objectif est de faire en sorte que chacune et chacun se voient comme un entrepreneur.

Les travaux du Collège régional de Prospective de Wallonie ont montré, à partir d’expériences et d’exemples concrets, que, pour renouer la confiance en l’avenir, il était nécessaire pour les Wallonnes et les Wallons de développer des comportement plus positifs au travers des cinq axes que contituent une réelle coopération entre acteurs différents, la volonté de sortir de son univers de référence, les stratégies proactives offensives, l’adhésion à l’éthique et aux lois de la société, la prise de conscience de l’intérêt d’un avenir commun.

C’est assurément surtout de ces Wallonnes et de ces Wallons qu’il faut attendre le renouveau. Ce n’est que d’eux qu’il viendra. Soyons-en sûrs.

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

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Cinq enjeux majeurs pour la législature wallonne (16 septembre 2014)

Les conditions d’un redéploiement de la Wallonie (16 février 2014)

Cinq défis de long terme pour rencontrer le Nouveau Paradigme industriel (31 décembre 2014)

La Wallonie, une gouvernance démocratique face à la crise (15 septembre 2015)

[1] Ce texte constitue la mise au net de la conférence que j’ai présentée le 3 novembre 2014 à l’Université de Mons dans le cadre du Forum financier de la Banque nationale de Belgique. Les données, certes récentes, n’ont pas été actualisées en 2015. Le Powerpoint de base a fait l’objet d’une diffusion sur le moment même par la BNB.

[2] Paul Magnette :La Wallonie ne se redresse pas assez vite”, Interview par François-Xavier Lefèvre, dans L’Écho, 20 septembre 2014, p. 5.

[3] http://gouvernement.wallonie.be/f-tes-de-wallonie-discours-du-ministre-pr-sident-paul-magnette.

[4] Michel QUEVIT, Les causes du déclin wallon, p. 289, Bruxelles, Vie ouvière, 1978.

[5] Paul Magnette : “La Wallonie ne se redresse pas assez vite”, … – Voir aussi la déclaration de Paul Magnette dans l’interview donnée à Martin Buxant sur Bel RTL, le 13 novembre 2014 : Il y a un redressement trop lent qu’il faut accélérer.

[6] Philippe DESTATTE, Cinq enjeux majeurs pour la législature wallonne, Blog PhD2050, 16 septembre 2014, https://phd2050.org/2014/09/16/5enjeux/

[7] Benoît BAYENET, Henri CAPRON & Philippe LIEGEOIS, Voyage au cœur de la Belgique fédérale, dans B. BAYENET, H. CAPRON & Ph. LIEGEOIS dir., L’Espace Wallonie-Bruxelles, Voyage au bout de la Belgique, p. 355, Bruxelles, De Boeck & Larcier, 2007. Avec des compléments ICN et calculs propres. (INS 1846-1981), ICN, 2005, 2008 + ICN, 2014.

[8] Conférence de Giuseppe Pagano au Forum financier à Namur, le 11 février 2013. – Philippe DESTATTE, Les conditions d’un redéploiement de la Wallonie, Blog PhD2050, Hour-en-Famenne, 16 février 2014, https://phd2050.org/2014/02/16/redeploiement/.

[9] Michel MIGNOLET et Marie-Eve MULQUIN, PIB et PRB de la Wallonie : des diagnostics contrastés, dans Regards économiques, Juin 2005, n° 31, p. 10. (PIB des trois régions belges, Parts régionales sur base des statistiques brutes, en monnaie constante et Parts relatives des PIB régionaux à prix constants) 1955-2003, INS, ICN, calculs CREW.

[10] Henri CAPRON, L’économie wallonne, une nouvelle dynamique de développement, dans Marc GERMAIN et René ROBAYE éds, L’état de la Wallonie, Portrait d’un pays et de ses habitants, p. 344, Namur, Editions namuroises – Institut Destrée, 2012.

[11] H. CAPRON, op. cit., p. 344-345. – Philippe DESTATTE et Serge ROLAND, Le Contrat d’avenir pour la Wallonie, Un essai de contractualisation pour une nouvelle gouvernance régionale (1999-2001), Working Paper, Mars 2002.

[12] ICN, Comptes régionaux, 2014, nos propres calculs.

[13] ICN et IWEPS, 27 juin 2013.

[14] Ph. DESTATTE, La Région wallonne, L’histoire d’un redéploiement économique et social, dans Marnix BEYENS et Ph. DESTATTE, Un autre pays, Nouvelle Histoire de Belgique (1970-2000), p. 209-278, Bruxelles, Le Cri, 2009.

[15] Michel QUEVIT et Vincent LEPAGE, La Wallonie, Une région économique en mutation, dans Freddy JORIS et Natalie ARCHAMBEAU, Wallonie, Atouts et références d’une région, p. 236, Namur, Gouvernement wallon, 1995.

[16] Wallonie 86, 3-4, 1986. – Philippe DESTATTE, Les questions ouvertes de la prospective wallonne ou quand la société civile appelle le changement, dans Territoires 2020, Revue d’études et de prospective de la DATAR, p. 139-153, Paris, La Documentation française, 1er trimestre 2001. – M. BEYEN et Ph. DESTATTE, Un autre pays, Nouvelle Histoire de Belgique 1970-2000, … p. 254 sv.

[17] Conférence de Giuseppe Pagano au Forum financier à Namur, le 11 février 2013. – Philippe DESTATTE, Les conditions d’un redéploiement de la Wallonie, Blog PhD2050, Hour-en-Famenne, 16 février 2014,

https://phd2050.org/2014/02/16/redeploiement/.

[18] Ph. DESTATTE, Les conditions d’un redéploiement de la Wallonie, Blog PhD2050, 16 février 2014, http://phd2050.org/2014/02/16/redeploiement/

[19] Frédéric CHARDON, La Wallonie dépassera la Flandre en 2087, dans La Libre, 16 mai 2013.

http://www.lalibre.be/actu/belgique/la-wallonie-depassera-la-flandre-en-2087-51b8fce0e4b0de6db9ca9011

[20] Christophe DE CAEVEL, Les cinq freins à la réindustrialisation de la Wallonie, dans Trends-Tendances, 16 octobre 2014.

[21] Voir AMOS : http://www.amos.be/fr/a-propos-2&a-propos-d-amos_16.html

[22] Philippe DESTATTE et Pascale VAN DOREN dir., Réflexion sur les politiques d’entreprises en Wallonie, Rapport final, p. 13, Namur, Cabinet du Ministre de l’Economie et des PME de la Région wallonne, Direction générale de l’Economie et de l’Emploi, Direction des Politiques économiques du Ministère de la Région wallonne et Institut Destrée, Décembre 2003.

http://www.wallonie-en-ligne.net/Wallonie_Prospective/ProspEnWal_Rapport-final_2003-12-04.pdf.

[23] Henri CAPRON, Economie régionale urbaine, Notes de cours, 2007. homepages.vub.ac.be/~hcapron/syleru2.ppt

[24] Philippe DESTATTE et Serge ROLAND, Le Contrat d’avenir pour la Wallonie, Un essai de contractualisation pour une nouvelle gouvernance régionale (1999-2001), p. 58, Namur, Institut Destrée, Mars 2002, (Working Paper), 66 p.

[25] La fonction publique de la Région wallonne, Tableau de bord statistique de l’emploi public, Namur, IWEPS, Avril 2009. – Chiffres-clefs de la Wallonie, n° 13, p. 212-213, Namur, IWEPS, Décembre 2013. – A noter que L’emploi public en Wallonie et en Fédération Wallonie-Bruxelles, Namur, IWEPS, Mars 2015, p. 20 limite également son information à l’année 2012.

[26] La Wallonie au futur, Le défi de l’éducation, p. 130sv, Charleroi, Institut Destrée, 1992. – Olivier MEUNIER, Regard sur l’économie wallonne : une brève analyse des comptes régionaux 1995-2006, Namur, IWEPS, 2008.

http://www.iweps.be/sites/default/files/Breves3.pdf

[27] Caroline PODGORNIK, Elodie LECUIVRE, Sébastien THONET et Robert DESCHAMPS, Comparaisons interrégionale et intercommunautaire des budgets et des dépenses 2014 des entités fédérées, Namur, Université de Namur, CERPE, Novembre 2014.

[28] http://www.lampiris.be/fr/smart

[29] Philippe DESTATTE et Pascale VAN DOREN dir., Réflexion sur les politiques d’entreprises en Wallonie…

http://www.wallonie-en-ligne.net/Wallonie_Prospective/ProspEnWal_Rapport-final_2003-12-04.pdf

[30] Les Universités et l’innovation, agir pour l’économie et la société, Proposition de la Conférence des Présidents des Universités françaises, 2014. http://www.cpu.fr/wp-content/uploads/2014/10/recommandation_140916_val-2.pdf.

[31] Les Contrats de Projet État-régions, Enquête demandée par la Commission des Finances du Sénat, p. 23, Paris, Cour des Comptes, Juillet 2014.

[32] Marnix BEYEN et Philippe DESTATTE, Un autre pays…, p. 231.

[33] Christophe DE CAEVEL, Les 5 freins à la réindustrialisation de la Wallonie, dans Trends-Tendances, 16 octobre 2014.

[34] Philippe SUINEN, dans Edouard DELRUELLE, Un Pacte pour la Wallonie, Zénobe 2, Février 2014, p. 29.