Quelle désindustrialisation pour quelles mutations industrielles ? (2)

Namur, 15 mars 2015

Dans un premier article sous ce même intitulé, nous rappelions qu’un nouveau récit se développait autour de l’industrie qui vivait des mutations au croisement du numérique et de l’écologie. Ce récit qui interroge la question de la désindustrialisation pointe souvent l’Europe en la rendant responsable d’un désintérêt à l’égard des manufactures et des usines, au nom d’une évolution qualifiée d’hypothétique vers des sociétés de l’information ou de la connaissance. Nous avons montré que, dès les années 1990, notamment avec le Livre blanc sur la compétitivité et l’Emploi de la Commission Delors, les politiques européennes s’étaient appuyées sur l’idée d’un ajustement structurel pour construire une politique industrielle dans un environnement, certes ouvert et concurrentiel, mais fondé à la fois sur l’axe des avantages compétitifs de la dématérialisation de l’économie et sur celui du développement industriel durable valorisant la production allégée d’énergie et de matières premières.

1. Désindustrialisation séculaire ou désindustrialisation absolue ? (2003)

Dans la logique de l’appel lancé par Schröder, Chirac et Blair, le Conseil européen réuni à Bruxelles les 16 et 17 octobre 2003, appelait les États membres à la création des conditions favorables pour relancer la croissance et l’emploi (European Initiative for Growth), en améliorant les facteurs de compétitivité pour les entreprises et l’industrie, en affirmant vouloir soutenir l’industrie, la recherche et la technologie. Le Conseil européen invitait la Commission à présenter rapidement un rapport contenant des propositions pour améliorer l’environnement industriel dans le but d’empêcher la désindustrialisation, le mot étant ici explicitement formulé [1].

Un premier document était publié par la Commission en novembre 2003 sous le titre Les enjeux clés de la compétitivité en Europe, Vers une approche intégrée [2]. Il annonçait d’emblée la réalisation d’une autre communication qui serait consacrée à la politique industrielle, ainsi que des travaux ultérieurs sur les raisons qui affectent la spécialisation de l’Europe et sur sa place dans la division internationale du travail. Il ébauchait, comme attendu, une analyse du phénomène de la désindustrialisation. Pour la Commission, il était clair que cette problématique et les politiques de compétitivité étaient étroitement liées : ces dernières devaient contribuer à stopper le processus de désindustrialisation. De telles politiques devaient également faciliter la transition vers une économie industrielle moderne [3]. La Commission abordait ensuite l’évolution récente de la compétitivité industrielle. Elle estimait que les signaux lancés par les chefs d’État étaient liés non seulement au ralentissement économique et à la période de récession que connaissait l’Europe mais aussi à un processus d’ajustement associé au changement de structure des économies européennes. La Commission notait que la constatation des responsables politiques s’inscrivait dans une réflexion plus vaste sur la performance et le futur de l’industrie communautaire. Elle estimait que les avis énoncés reflétaient peut-être l’ambition que l’Europe reste une puissance mondiale dans des secteurs industriels considérés comme essentiels notamment pour des raisons stratégiques. En outre, la Commission craignait que ces signaux reflètent la volonté de rétablir les performances des domaines dans lesquels l’Europe a montré des signes de faiblesse. On retrouve là – dit la Commission – l’idée selon laquelle l’industrie de l’UE étant moins spécialisée dans les secteurs à forte intensité technologique que celle des États-Unis ou du Japon, elle doit conserver la position forte qu’elle occupe actuellement dans les secteurs traditionnels, même si cela ne sera certainement pas suffisant pour garantir le succès économique à long terme [4]. La prudence de la Commission était fondée sur la définition conceptuelle qu’elle donnait de la désindustrialisation : un processus de changement structurel correspondant à un déclin à long terme, non cyclique, du secteur manufacturier, avec pour corollaire une baisse en termes absolus de l’emploi, de la production, de la rentabilité, du stock de capital de l’industrie manufacturière ainsi que des exportations de biens manufacturés avec l’apparition de déficits commerciaux permanents pour ceux-ci. Complémentairement, le rapport distinguait la désindustrialisation séculaire ou absolue de la désindustrialisation relative, cette dernière correspondant à la baisse de la part du secteur manufacturier dans le PIB, processus à long terme qui reflète la croissance rapide de la productivité de ce secteur, la hausse qui en résulte du revenu réel et l’augmentation de la demande de services. Pour la Commission, la baisse de la part du secteur manufacturier dans le PIB mettait en évidence un processus d’évolution structurelle vers une économie dominée par les services [5]. Sur ces bases, la Commission estimait que les préoccupations émises au sujet de la « désindustrialisation » et des délocalisations semblent basées sur une vue partielle des réalités économiques. Les relocalisations d’activités industrielles qui se produisent dans le monde sont le reflet de l’évolution des avantages comparatifs, ce qui n’était pas très aimable pour les trois chefs d’Etat qui s’étaient exprimés. La Commission concluait en effet que, si, sur la base des données analysées rien ne montrait que l’économie européenne présente des signes de « désindustrialisation », il était toutefois possible que pendant une période de croissance ralentie et de faible performance de la productivité et de l’innovation, les conditions contribuant au déclenchement d’un tel processus apparaissent. Le rapport concluait que l’importance croissante des services dans l’économie n’implique pas un déclin de la production industrielle et que, au contraire, grâce à l’augmentation régulière de la productivité, ce processus a été associé à une croissance continue de la production industrielle, malgré le déclin de l’emploi industriel. Avant tout, la Commission voyait une inquiétante perte de compétitivité dans le ralentissement de la croissance de la productivité en Europe. Si la Commission répétait en conclusion que, sur la base de données disponibles, il n’y avait, à l’heure actuelle, pas de preuve sérieuse selon laquelle l’Europe connaîtrait une désindustrialisation au sens absolu du terme, elle reconnaissait que le processus d’ajustement structurel en cours était source de difficultés au niveau local. Elle préconisait d’augmenter le potentiel de productivité européen et de renforcer la compétitivité par des investissements dans la recherche, l’innovation, l’éducation, les TIC ainsi que la réorganisation du travail. Enfin, la Commission promettait d’approfondir son travail dans les mois qui suivaient.

Lors du Sommet des 12 et 13 décembre 2003, le Conseil se disait à nouveau conscient de l’importance du secteur industriel pour la compétitivité de l’économie européenne dans le cadre des objectifs de la Stratégie de Lisbonne et disait attendre le rapport sur la désindustrialisation, annoncé par la Commission pour le premier semestre 2004 [6].

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2. Un processus de mutations structurelles (2004)

C’est le 20 avril 2004 que la Commission publiait, en effet, une nouvelle communication intitulée Accompagner les mutations structurelles : une politique industrielle pour l’Europe élargie [7]. Ce texte constitue à nouveau l’occasion de redire que l’industrie manufacturière continue à jouer un rôle de premier plan pour la prospérité de l’Europe et de tenter de répondre aux inquiétudes exprimées selon lesquelles l’Union serait confrontée à un processus de désindustrialisation. La Commission réaffirme que l’analyse qu’elle a menée indique qu’il n’existe pas de preuve d’un processus généralisé de désindustrialisation. Elle insiste sur le fait que le processus de réallocation des ressources vers les services ne doit pas être confondu avec la désindustrialisation [8]. Toutefois, la communication rappelle que l’industrie européenne fait face à un processus de mutations structurelles, généralement bénéfique et qui doit être encouragé, notamment par des politiques qui facilitent la création et l’utilisation de la connaissance. Et, pour la Commission, de ce point de vue, les performances insuffisantes de l’Europe, notamment en matière de productivité, de recherche et d’innovation, sont préoccupantes. La Commission annonce, dès lors, qu’elle va mener trois types d’actions pour accompagner le processus de mutations structurelles : poursuivre ses efforts pour mieux légiférer et créer ainsi un cadre réglementaire favorable à l’industrie, mieux exploiter les synergies entre les différentes politiques communautaires qui ont un impact sur la compétitivité de l’industrie et développer la dimension sectorielle de la politique industrielle. Ainsi, l’industrie, répète la Commission, joue un rôle indispensable pour la prospérité de l’Europe : l’économie européenne continue à dépendre du dynamisme de son industrie, d’ailleurs de plus en plus étroitement imbriquée avec les services, au développement desquels elle contribue [9].

La communication de la Commission sur la politique industrielle annoncée dès juillet 2005 au sein du processus de Lisbonne comme une importante contribution à la réalisation de ce programme est publiée le 5 octobre de la même année. Il s’agit pour la nouvelle Commission Barroso de dire qu’elle soutient elle aussi fermement la nature horizontale de la politique industrielle et qu’elle refuse de revenir à des politiques interventionnistes sélectives, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne puisse prendre en compte le contexte particulier des différents secteurs. Ainsi, la communication orientée sur l’industrie manufacturière, qui annonce une approche plus intégrée de la politique industrielle, avance-t-elle sept initiatives trans-sectorielles dans le but d’améliorer la compétitivité dans les domaines des droits de la propriété intellectuelle et de la contrefaçon, dans l’articulation avec l’énergie et l’environnement, l’accès au marché, la simplification législative, les qualifications au sein des secteurs (TIC, ingénierie, textile, cuir, etc.), la gestion des mutations structurelles, la recherche et l’innovation industrielle, mais aussi des initiatives sectorielles [10].

Fin 2007, Jean-François Jamet semblait donner raison à une Commission plutôt rassurante en précisant que l’Union européenne était la principale puissance industrielle mondiale. En 2004, elle représentait 29,8 % de la valeur ajoutée industrielle dans le monde, devant les États-Unis (22,4 %), le Japon (12,1 %) et la Chine (7,8 %). Pour l’économiste de la Fondation Robert Schuman, cette performance de l’Europe ne s’expliquait pas seulement par la taille de son marché intérieur : réalisant 75 % des exportations de l’UE, l’industrie européenne est aussi le principal acteur de la mondialisation puisque sa part de marché s’élevait en 2006 à 16,9 % du commerce mondial de marchandises, contre 11,5 % pour l’industrie américaine, 10,7 % pour l’industrie chinoise et 7,2 % pour l’industrie nippone [11].

3. Objectif 20 % du PIB issu de l’industrie en 2020

Lorsque, début mars 2010, le président de la Commission lance Europe 2020, une stratégie pour une croissance intelligente, durable et inclusive, il s’agit de répondre à la crise qui a durement frappé l’Europe : en 2009, le PIB européen a chuté de 4 % et la production industrielle est retombée au niveau des années 1990 [12]. Parmi les sept initiatives-phares présentées alors par la Commission pour stimuler le progrès, une politique industrielle à l’ère de la mondialisation figure en bonne place. Il s’agit d’améliorer l’environnement des entreprises, notamment des PME et de soutenir le développement d’une base industrielle forte et durable, à même d’affronter la concurrence mondiale [13]. Au delà du fait que la Commission annonçait à nouveau sa volonté de mettre sur pied une politique industrielle favorisant les meilleures conditions pour préserver et développer une base industrielle solide, compétitive et diversifiée, et soutenant la transition des industries manufacturières vers une utilisation plus efficace de l’énergie et des ressources, elle proposait de renouveler sa politique industrielle horizontale (réglementation dite « intelligente », modernisation des marchés publics, concurrence, normalisation), voulait améliorer l’environnement des entreprises ainsi qu’encourager la restructuration des secteurs en difficulté vers des activités axées sur l’avenir [14]. Une nouvelle communication intitulée Une politique industrielle intégrée à l’ère de la mondialisation, adoptée quelques mois plus tard, s’inscrivait dans cette logique de renforcement de la compétitivité industrielle afin de soutenir la relance économique et assurer la transition vers une économie à faibles émissions de carbone et efficace dans l’utilisation des ressources et de l’énergie [15].

C’est ensemble que, le 10 octobre 2012, le Président Barroso et son vice-président en charge de l’Industrie et des Entreprises, Antonio Tajani, annoncent qu’ils veulent renverser la tendance au déclin de l’industrie européenne amorcée au milieu des années 1990 et que la Commission fixe à l’Europe l’objectif d’approcher à nouveau les 20 % du PIB à l’horizon 2020 [16]. La communication de la Commission publiée à cette date se donnait pour vocation non seulement de mettre à jour la politique industrielle de l’Union mais de l’accélérer par la mise en œuvre de partenariats institutionnels mais aussi avec le secteur privé. La volonté affirmée de la Commission était d’endiguer le déclin du rôle de l’industrie et de réaliser une croissance durable, porteuse d’emplois. A cet effet, la Commission voulait adopter une vision globale, en privilégiant l’investissement et l’innovation, mais aussi en mobilisant en faveur de la compétitivité des entreprises européennes tous les leviers disponibles au niveau de l’UE, notamment le marché unique, la politique commerciale, la politique à l’égard des PME, la politique de la concurrence ainsi que les politiques de l’environnement et de la recherche [17]. Pour accélérer l’investissement dans les technologies de pointe de domaines en plein essor, la Commission a décidé de déterminer six domaines d’investissement prioritaires : les technologies de fabrication avancées, les technologies-clés génériques, les véhicules et transports propres, les bioproduits, la construction et les matières premières, ainsi que les réseaux intelligents. Dans ce texte, la Commission indique souhaiter inverser la tendance à l’affaiblissement du rôle de l’industrie en Europe en faisant passer la part de ce secteur dans le PIB de son niveau actuel d’environ 16 % à 20 % d’ici à 2020. Les auteurs précisent qu’il s’agit alors du pourcentage du secteur manufacturier dans le PIB au coût des facteurs 2011 établi par Eurostat [18]. Pour la Commission, ce résultat devrait être obtenu par un net rétablissement du niveau des investissements (formation brute de capital et investissements dans les équipements), par une augmentation des échanges de biens au sein du marché intérieur (pour atteindre 25 % du PIB en 2020) et par une hausse significative du nombre de PME exportant vers des pays tiers [19].

C’est dans cette perspective que les 2 et 3 décembre 2013, le Conseil Compétitivité de l’Union a adopté les Conclusions sur la politique industrielle européenne en appelant notamment à améliorer la coordination des politiques au profit des entreprises [20].

Après bien des hésitations, entre le Commission et le Conseil, on semblait être revenu à une compréhension commune de l’évolution de la politique industrielle.

A suivre : Quelle désindustrialisation pour quelles mutations industrielles ? (3)

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

[1] Presidency Conclusions, p. 5, Brussels European Council, October 16-17, 2003 (15188/03).

http://www.consilium.europa.eu/uedocs/cms_data/docs/pressdata/en/ec/77679.pdf – Sur le concept de désindustrialisation, voir Patrick ARTUS, La tertiarisation / désindustrialisation du monde : ses causes et ses effets, dans Flash, Problèmes structurels, Natixis, 9 avril 2014.

[2] Les enjeux clés de la compétitivité en Europe, Vers une approché intégrée, Novembre 2003, COM(2003) 704 final.

[3] Les enjeux clés de la compétitivité en Europe, Vers une approche intégrée, Communication de la Commission au Conseil et au Parlement Européen, p. 1, (COM/2003/0704 final).

[4] Ibidem, p. 5.

[5] Ibidem.

[6] Presidency Conclusions, p. 4, Brussels European Council, December 12-13, 2003 (5381/04). https://www.consilium.europa.eu/uedocs/cms_data/docs/pressdata/en/ec/78364.pdf

[7] Accompagner les mutations structurelles : une politique industrielle pour l’Europe élargie, Communication de la Commission, 20 avril 2004, COM(2004) 274 final. – Fostering structural change: an industrial policy for an enlarged Europe.

[8] Ibidem, p. 6.

[9] Ibidem, p. 5.

[10] Mettre en œuvre le programme communautaire de Lisbonne : Un cadre politique pour renforcer l’industrie manufacturière de l’UE – vers une approche plus intégrée de la politique industrielle, Communication de la Commission, COM(2005) 474, 5 octobre 2005.

[11] Jean-François JAMET, Où va l’industrie européenne ? Questions d’Europe n° 82, Fondation Robert Schuman, 3 décembre 2007. Sources des données : Banque mondiale et calculs de l’auteur. Les données incluent le secteur de la construction.

[12] Europe 2020, Une stratégie pour une croissance intelligente, durable et inclusive, p. 8, Bruxelles, Commission européenne, 3 mars 2010, COM(2010) 2020 final.

[13] Ibidem, p. 6.

[14] Ibidem, p. 19-20.

[15] An Integrated Industrial Policy for the Globalisation Era in the context of the Europe 2020 strategy for smart, sustainable and inclusive growth, Europe 2020 Flagship, Brussels, 2010. – Une politique industrielle intégrée à l’ère de la mondialisation, mettre la compétitivité et le développement durable sur le devant de la scène, COM(2010) 614 final du 28 octobre 2010.

[16] We need to reverse the declining trend started in mid-90s. Goal : Industry approach 20 % of GDP by 2020. Powerpoint and Press Release, A Stronger European Industry for Growth and Economic Recovery, October 10, 2012.

[17] Une industrie européenne plus forte au service de la croissance et de la relance économique, Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des Régions, p. 1, Bruxelles, 10 octobre 2012, COM(2012) 582 final. – A Stronger European Industry for Growth and Economic Recovery, Industrial Policy Communication Update, Communication to the European Parliament, the Council, the European Economic and Social Committee and the Committee of the Regions, Brussels, European Commission October 10, 2012, COM(2012) 582 final.

[18] Eurostat (nama_nace_10_c)).

[19] Une industrie européenne…, p. 2 et 33.

[20] Communiqué de presse, Conseil Compétitivité (marché intérieur, industrie, recherche et espace), Bruxelles, les 2 et 3 décembre 2013, 17141/1/13 REV 1. http://www.consilium.europa.eu/ueDocs/cms_Data/docs/pressData/fr/intm/140786.pdfhttp://register.consilium.europa.eu/doc/srv?l=EN&f=ST%2017202%202013%20INIT

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