archive

Archives de Tag: Robert Tollet

Charleroi le 8 septembre 2000

C’est à juste titre qu’on a qualifié la dynamique de réforme de l’État belge de fédéralisme de distanciement. Ce constat est fondamental : trente ans de transformation de la Belgique n’ont cessé d’éloigner les populations du royaume les unes des autres et ont été incapables de créer un projet fédéral commun. Bien au contraire, trente ans de réforme de l’État ont fait naître en Wallonie non seulement un manque d’intérêt pour la société et la culture de la Flandre, mais aussi une ignorance et une indifférence pour ce qui s’y passe vraiment. De même, sur la question de leurs relations avec la Flandre, l’incompréhension semble s’accroître entre, d’une part, les habitants de la Wallonie et, d’autre part, ceux qui à Bruxelles parlent le français.

La douce – mais courte – euphorie communautaire qui a présidé à la mise en place des gouvernements Arc-en-ciel et au convol du prince héritier ne semble pas avoir inversé cette tendance. Aussi, paraît-il utile de décrire ici un nouveau paradigme pour la Belgique, paradigme où Bruxelles apparaît – une fois encore – au centre du système [1].

 

1. Bruxelles, un no man’s land pour les Flamands et les Wallons

Une contribution provocatrice à la revue Politique m’a donné l’occasion d’aborder la question d’un statut pour Bruxelles sur un plan politique, sinon philosophique [2]. Je voudrais d’abord rappeler cette analyse avant de prolonger ma réflexion sur le plan institutionnel.

Ce texte, je l’avais intitulé Bruxelles : oser être métis, par référence au reproche adressé à Jules Destrée – et constamment rappelé – d’avoir, à l’instar d’Albert Mockel, nommé les Bruxellois métis, c’est-à-dire comme il l’expliquait, hésitants entre Flamands et Wallons, et tirant parti de cette hésitation. Si l’on fait constamment référence, à ce sujet, à La Lettre au roi de 1912, ou à Wallons et Flamands, de 1923, on oublie d’ailleurs que, lors du premier texte cité, Destrée travaille dans la capitale du royaume et que pour le deuxième  il y réside – et il le fera jusqu’à sa mort, en 1936. De même, les glorieux publicistes qui s’en prennent au député de Charleroi omettent constamment de citer les conclusions que Jules Destrée tirait à la fin de son chapitre sur ce sujet en 1924 :

Ainsi, Bruxelles, dont la prospérité est magnifique, devient pour les idées, ce que sa situation géographique indiquait, un centre du monde, un point de contact des grandes civilisations du siècle. […] La cité des métis devient de cette façon l’ardent foyer d’une civilisation européenne ; c’est un rôle assez beau pour que nous puissions beaucoup lui pardonner [3].

L’avenir de Bruxelles me paraît dès lors devoir être pris en compte par une approche nouvelle qui consiste à considérer l’ensemble de la population bruxelloise comme provenant essentiellement de l’immigration, y compris la population wallonne. Celle-ci  a connu, au niveau de sa troisième ou de sa quatrième génération, un phénomène d’intégration classique qui l’a transformée en population belge bruxelloise ou francophone de Bruxelles. Ce mécanisme d’intégration a d’ailleurs été facilité par le spectacle – souvent désolant – offert par une Wallonie en déclin à laquelle l’ambition sociale n’incitait pas à continuer de s’identifier. S’y est d’ailleurs ajoutée, plus récemment, l’incompréhension des Bruxellois à l’égard du choix, par les Wallons, de Namur comme capitale de la Wallonie. Il n’y a pas si longtemps, une personnalité de la francité bruxelloise ne se laissait-elle pas aller à trouver l’idée d’un parlement régional à Namur ridicule [4].

Ce qui est vrai pour les Wallons de Bruxelles est vrai pour toutes les populations qui y résident – et elles sont aujourd’hui aussi diverses que nombreuses. Du reste, en termes d’identité, ce qui a progressé le plus, ces dernières années à Bruxelles, c’est l’identité régionale bruxelloise, y compris l’identité bruxelloise des Flamands de Bruxelles. Mon espoir est, dès lors, celui de voir se construire – ou s’affiner si l’on est optimiste – une forte identité politique régionale bruxelloise pour une société pluriculturelle qui valorise les expériences et les potentialités culturelles de ses populations. La ville-frontière en oublierait le gordel qui l’obsède et abandonnerait le fantasme de son couloir de Dantzig vers la Wallonie au travers de la forêt de Soigne. Ainsi, Bruxelles, lieu d’identités multiples, pourrait-elle  représenter, en tant que capitale de l’Europe, les valeurs et les projets de ceux et de celles qui l’ont faite et font ce qu’elle est : les Flamands, les Marocains, les Turcs, les Grecs, les Allemands, les Français, les Italiens, les Wallons, etc.

Pour qu’il en soit ainsi, il est néanmoins nécessaire de changer la dynamique générale qui provoque le conflit autour de la question de Bruxelles.

Ce changement implique que l’on reconnaisse, entre Flamands, Bruxellois et Wallons, un minimum de volonté de vivre ensemble dans un État fédéral ou confédéral [5]. Or, au delà des slogans, la volonté de vivre ensemble demain entre Flamands, Bruxellois et Wallons n’est, aujourd’hui, ni établie ni démontrée.

Choisissant par optimisme et par conviction fédéraliste [6] l’hypothèse de cette volonté, il me paraît que le problème de Bruxelles ne peut être résolu qu’en sortant de la dynamique d’affrontement entre les communautés – flamande et francophone – que nous avons connue jusqu’ici.

Cet affrontement est inscrit dans le terme même de communauté, concept pollué et rétrograde, qui trouve son origine dans un droit du sang (jus sanguinis) auquel même les Allemands sont en train de tourner le dos. Ce droit familial, ethnique, basé sur la langue et la culture a été sans cesse source d’incompréhension en Belgique. D’une part, du côté flamand, on considère encore trop généralement que “la langue est tout le peuple” (taal is gansch het volk). L’aboutissement ultime de cette logique devrait d’ailleurs nous décider à nous rattacher respectivement aux Pays-Bas et à la France. D’autre part, du côté francophone et wallon, on attribue aux Flamands un “droit du sol” en se parant d’un “droit des gens”, alors qu’en réalité, le premier est libérateur de l’individu, car au territoire, conçu comme espace de la démocratie, on attribue des droits à ceux qui y vivent, si possible sans discrimination. Jules Destrée se trompait lorsque, de façon méprisante, il reprochait aux Flamands le droit du sol en évoquant le serf attaché à la glèbe [7].

Il faut, aujourd’hui, reconstruire la Belgique fédérale sur un régionalisme de citoyenneté, ce civisme constitutionnel cher à Jürgen Habermas, où la communauté est celle qui, comme le souligne Dominique Schnapper, réside sur un espace défini [8]. Comme un texan n’est qu’un habitant du Texas, un Flamand sera un habitant de la Flandre et un habitant de Bruxelles sera un Bruxellois.

2. Quatre repositionnements raisonnables

Ce nouveau paradigme pour la Belgique implique quatre repositionnements raisonnables :

2.1. Les francophones doivent renoncer à la Communauté française qui, contrairement à ce que disent ses défenseurs, ne protège pas les Bruxellois de l’influence flamande – de la flamandisation diraient les francophones -, mais peut permettre cette flamandisation en créant une concurrence entre les communautés sur le territoire de Bruxelles. Outre qu’il est coûteux, cet affrontement est inutile et ne porte aucun fruit.

2.2. Les Flamands doivent créer une vraie région flamande, comme les Wallons l’ont fait pour la Wallonie, avec Anvers comme capitale, en la reconquérant au Vlaams Blok. Ainsi que je l’avais suggéré en août 1995, les Flamands pourraient, en drainant de toute la Flandre une population politique, administrative et de services, disputer au Vlaams Blok – avant qu’il ne soit trop tard – une ville qui, hier de cultures et de lumières, pourrait devenir demain, la Toulon fasciste du nord [9].

2.3. Les Bruxellois doivent promouvoir une véritable citoyenneté métissée et renoncer à assurer un leadership sur la Belgique par des alliances économiques avec les uns et par des solidarités culturelles avec les autres. Les Bruxellois doivent assumer leur  vocation européenne et internationale en jouant avec franchise leur rôle de relais avec la Flandre, mais également avec la Wallonie. Ils doivent aussi examiner sans passion exagérée les statuts spécifiques que leur ville-capitale de l’Europe pourrait s’assigner tout en conservant ses institutions régionales. L’idée de statut européen ne peut être jugée indigne – voire scandaleuse – lorsqu’elle est avancée par le Flamand Louis Tobback et prise en considération quand elle provient du Wallon Michel Quévit [10] ou des Bruxellois francophones Renaud Denuit et Pierre Effratas. Comme l’écrivait cet écrivain et citoyen de Bruxelles, Bruxelles ne serait plus la capitale d’un État divisé, mais la ville de plusieurs centaines de millions d’Européens [11].

De toute manière, et en récusant l’idée de tutelle de la Flandre et de la Wallonie sur Bruxelles, la motivation du projet conçu par Michel Quévit dès 1984 me paraît garder toute sa pertinence, puisqu’il s’agissait de permettre aux Bruxellois de gérer de manière autonome leur spécificité propre, à savoir :

– les relations économiques que Bruxelles entretient avec la Flandre et la Wallonie ;

– la spécificité du développement urbain ;

– l’intégration harmonieuse des Bruxellois de langue néerlandophone dans son tissu sociologique, notamment en garantissant le droit de ses minorités [12].

On ajoutera, avec Michel Quévit, mais aussi avec Robert Tollet et Robert Deschamps, deux motivations supplémentaires pour faire en sorte que Bruxelles dispose des mêmes institutions, des mêmes compétences et des mêmes moyens que les deux autres régions :

– la spécificité culturelle propre qui ne peut s’assimiler ni à la région flamande, ni à la région wallonne,

– le caractère international qui doit être valorisé et doit profiter au développement des autres régions du pays [13].

2.4. Les Wallons doivent assumer leur situation économique en comptant davantage sur eux-mêmes que sur des solidarités forcées et créer, enfin, entre eux, le projet du plus grand dénominateur et non le consensus du plus petit commun multiple. Il y a longtemps que, à titre personnel, je répète que, lorsqu’on trace des frontières, on doit aussi pouvoir accepter que la politique, mais aussi le niveau de vie diffèrent des deux côtés de la frontière. Il me paraît normal que le développement économique ou la fiscalité soient différents entre des régions économiquement et socialement différentes. Naturellement, il faut passer par des négociations globales : si on veut régionaliser la sécurité sociale, alors, il faut également accepter de régionaliser la dette publique, dans des proportions à convenir [14].

De plus, dans un fédéralisme à quatre régions, les germanophones pourront aussi assumer les compétences régionales qu’ils souhaiteront vouloir prendre en charge.

Quatre régions égales en droit sans stratégies d’alliance particulière ni d’affrontement déterminé pourraient permettre la décrispation tant attendue depuis le début de la réforme de l’État. Bruxelles, no man’s land pour les Flamands, Wallons et francophones querelleurs, pourrait enfin se concentrer sur sa fonction de lien entre tous et chacun, au plan belge comme au plan européen et intercontinental.

Ainsi, l’horizon de l’engagement des Flamands comme des francophones et des Wallons dans leur mouvement citoyen ne sera plus celui d’un combat pour la conquête d’une hypothétique Jérusalem. Cet horizon pourra enfin être, pour la société, la volonté de ne plus abandonner derrière elle aucun laissé pour compte, quelle que soit sa langue, quelle que soit son origine et quelle que soit sa nationalité.

 

Philippe Destatte

@PhD2050

 

([1]) Ce texte a été publié dans Fédéralisme, Stop ou encore ?, Numéro spécial des Cahiers marxistes, Octobre-Novembre 2000, p. 113-120. Une première mouture de cette réflexion avait fait l’objet d’une conférence publiée dans la revue du Masereelfonds Aktief : Philippe DESTATTE, Een Waal over Brussel, [Brussel, Vlaanderen en Wallonië, Tussenkomst tijdens de conferentie over de toekomst van Brussel, georganiseerd door het Masereelfonds in Brussel op 10 december 1998.] dans Aktief, Mars-Avril 1999, p. 13-17. Rien à retirer à ce papier en 2023, mais bien sûr, ajouter un quatrième Etat fédéré aux trois autres, l’OstBelgien, ce que j’ai fait avant 2007.

([2]) Philippe DESTATTE, Bruxelles : oser être métis, dans Politique, Octobre-novembre 1998, p. 40-42.

([3]) Jules DESTREE, Wallons et Flamands, La querelle linguistique en Belgique, p. 333, Paris, Plon, 1923.

([4]) Emmanuelle JOWA, Cultiver ses racines wallonnes à Bruxelles [Interview de Jean Bourdon, président de Bruxelles français], dans Le Matin, 18 septembre 1998, p. 6.

([5]) La différence entre fédéralisme et confédéralisme m’a toujours échappée, comme elle échappait à Fernand Dehousse – qui était lui un spécialiste -, parce que cette différence est pure question de définition.

([6]) voire résignation fédéraliste si on se réfère à l’analyse faite lors du colloque organisé à Liège, les 19 et 20 novembre 1998 : Philippe DESTATTE dir., L’idée fédéraliste dans les Etats-nations, Regards croisés entre la Wallonie et le monde,  Bruxelles, Presses interuniversitaires européennes – Charleroi, Institut Jules Destrée, 1999.

([7]) C’est là une conception du passé, une idée du Moyen Age. Jadis le serf était attaché à la glèbe. Aujourd’hui la personnalité humaine s’émancipe du sol où elle est née; elle se conçoit supérieure au territoire et libre de déterminer les directions de son activité. Le lien à un territoire est un reste de servitude. Le régionalisme flamand est un régionalisme attardé et d’esclavage; tandis que le mien est moderne et de liberté. La question des langues à l’armée, Séance du 22 mai 1913, dans Jules DESTREE, Discours parlementaires, p. 657, Bruxelles, Lamertin, 1914. – voir aussi : Hervé HASQUIN, Bruxelles, ville-frontière, le point de vue d’un historien francophone, dans Joël KOTEK, dir. , L’Europe et ses villes frontières, p. 213-214, Bruxelles, Complexe, 1996.- V.d.W., Beaufays (ULg) : “Le  droit du sol, une notion inerte”, dans La Libre Belgique, 5 février 1998, p. 3.

([8]) Dominique SCHNAPPER, La communauté des citoyens, Sur l’idée moderne de nation, Paris, Gallimard, 1994. – Jügen HABERMAS, L’intégration républicaine, Essais de théorie politique, Paris, Fayard, 1998. – Jürgen HABERMAS, Après l’Etat-nation, Une nouvelle constellation politique, Paris, Fayard, 2000.

([9]) Philippe DESTATTE, Pratique de la Citoyenneté et identités, Rapport de synthèse, dans Pratique de la Citoyenneté et identités, Treizième conférence des Peuples de Lanque française, Liège, 13, 14 et 15 juillet 1995, Actes, p. 179, Charleroi, Centre René Lévesque, 1996.

([10]) Michel QUEVIT, Une confédération belge : Solution institutionnelle équitable pour la Flandre, la Wallonie et Bruxelles, dans Res publica, n°3, 1984, p. 352-361.

([11]) Pierre EFRATAS, Pour Bruxelles, une ville libre à vocation européenne, dans La Libre Belgique, 29-30 novembre 1997, p. 15 (Courrier des lecteurs).

([12]) Michel QUEVIT, op. cit, p. 361.

([13]) Robert DESCHAMPS, Michel QUEVIT, Robert TOLLET, Vers une réforme de type confédéral de l’Etat belge dans le cadre du maintien de l’unité monétaire, dans Wallonie 84, Liège, CESW, 2, n° 62, p. 95-111.

([14]) Filip ROGIERS, Waalse beweging laakt “konstant njet” van PS, Interview de Philippe Destatte, dans De Morgen, 8 août 1996, p. 5. – Voir aussi Philippe DESTATTE, L’identité wallonne : une volonté de participer plutôt qu’un sentiment d’appartenance, Contribution à une réflexion citoyenne, dans Cahiers marxistes, n° 207, Octobre – novembre 1997, p. 149 – 168.

 

Cet article a été publié dans les Cahiers marxistes  d’octobre-novembre 2000, sous le titre Bruxelles, la Flandre et la Wallonie, Un nouveau paradigme pour la Belgique ? n°217, p. 113-120.

Charleroi, le 15 septembre 2000

C’est à juste titre qu’on a qualifié la dynamique de réforme de l’Etat belge de fédéralisme de distanciement. Ce constat est fondamental : trente ans de dynamique de transformation de la Belgique n’ont cessé d’éloigner les populations du royaume les unes des autres et ont été incapables de créer un projet fédéral commun. Bien au contraire, trente ans de réforme de l’Etat ont fait naître en Wallonie non seulement un manque d’intérêt pour la société et la culture de la Flandre, mais aussi une ignorance et une indifférence pour ce qui s’y passe vraiment. De même, sur la question de leurs relations avec la Flandre, l’incompréhension semble s’accroître entre, d’une part, les habitants de la Wallonie et, d’autre part, ceux qui à Bruxelles parlent le français.

La douce – mais courte – euphorie communautaire qui a présidé à la mise en place des gouvernements arc-en-ciel et au convol du prince héritier ne semble pas avoir inversé cette tendance. Aussi, paraît-il utile de décrire ici un nouveau paradigme pour la Belgique, paradigme où Bruxelles apparaît – une fois encore – au centre du système [1].

Bruxelles, un no man’s land pour les Flamands et les Wallons

Une contribution provocatrice à la revue Politique m’a donné l’occasion d’aborder la question d’un statut pour Bruxelles sur un plan politique, sinon philosophique [2]. Je voudrais d’abord rappeler cette analyse avant de prolonger ma réflexion sur le plan institutionnel.

Ce texte, je l’avais intitulé Bruxelles : oser être métis, par référence au reproche adressé à Jules Destrée – et constamment rappelé – d’avoir, à l’instar d’Albert Mockel, nommé les Bruxellois métis, c’est-à-dire comme il l’expliquait, hésitants entre Flamands et Wallons, et tirant parti de cette hésitation. Si à ce sujet l’on fait constamment référence, à La Lettre au roi de 1912, ou à Wallons et Flamands, de 1923, on oublie que, lors du premier texte cité, Destrée travaille dans la capitale du royaume et qu’à l’époque de la publication du deuxième il y réside – et qu’il y habitera jusqu’à sa mort, en 1936. De même, les glorieux publicistes qui s’en prennent au député de Charleroi omettent constamment de citer les conclusions que Jules Destrée tirait à la fin de son chapitre sur ce sujet en 1924 :

Ainsi, Bruxelles, dont la prospérité est magnifique, devient pour les idées, ce que sa situation géographique indiquait, un centre du monde, un point de contact des grandes civilisations du siècle. […] La cité des métis devient de cette façon l’ardent foyer d’une civilisation européenne ; c’est un rôle assez beau pour que nous puissions beaucoup lui pardonner  [3].

L’avenir de Bruxelles me paraît dès lors devoir être pris en compte par une approche nouvelle qui consiste à considérer l’ensemble de la population bruxelloise comme provenant essentiellement de l’immigration, y compris la population wallonne. Celle-ci  a connu, au niveau de sa troisième ou de sa quatrième génération, un phénomène d’intégration classique qui l’a transformée en population belge bruxelloise ou francophone de Bruxelles. Ce mécanisme d’intégration a d’ailleurs été facilité par le spectacle – souvent désolant – offert par une Wallonie en déclin à laquelle l’ambition sociale n’incitait pas à continuer de s’identifier. S’y est d’ailleurs ajoutée, plus récemment, l’incompréhension des Bruxellois à l’égard du choix, par les Wallons, de Namur comme capitale de la Wallonie. Il n’y a pas si longtemps, un représentant de la francité bruxelloise ne se laissait-il pas aller à trouver l’idée d’un parlement régional à Namur ridicule (4].

Ce qui est vrai pour les Wallons de Bruxelles est vrai pour toutes les populations qui y résident – et elles sont aujourd’hui aussi diverses que nombreuses. Du reste, en termes d’identité, ce qui a progressé le plus, ces dernières années à Bruxelles, c’est l’identité régionale bruxelloise, y compris l’identité bruxelloise des Flamands de Bruxelles. Mon espoir est, dès lors, celui de voir se construire – ou s’affiner si l’on est optimiste – une forte identité politique régionale bruxelloise, pour une société pluriculturelle qui valorise les expériences et les potentialités culturelles de ses populations. La ville-frontière en oublierait le gordel qui l’obsède et abandonnerait le fantasme de son couloir de Dantzig vers la Wallonie au travers de la forêt de Soigne. Ainsi, Bruxelles, lieu d’identités multiples, pourrait-elle  représenter, en tant que capitale de l’Europe, les valeurs et les projets de ceux et de celles qui l’ont faite et font ce qu’elle est : les Flamands, les Marocains, les Turcs, les Grecs, les Allemands, les Français, les Italiens, les Wallons, etc.

Pour qu’il en soit ainsi, il est néanmoins nécessaire de changer la dynamique générale qui provoque le conflit autour de la question de Bruxelles.

Ce changement implique que l’on reconnaisse, entre Flamands, Bruxellois et Wallons, un minimum de volonté de vivre ensemble dans un Etat fédéral ou confédéral ([5]). Or, au delà des slogans, la volonté de vivre ensemble demain entre Flamands, Bruxellois et Wallons n’est, aujourd’hui, ni établie, ni démontrée.

Choisissant par optimisme et par conviction fédéraliste [6] l’hypothèse de cette volonté, il me paraît que le problème de Bruxelles ne peut être résolu qu’en sortant de la dynamique d’affrontement entre les communautés – flamande et francophone – que nous avons connue jusqu’ici.

Cet affrontement est inscrit dans le terme même de communauté, concept pollué et rétrograde, qui trouve son origine dans un droit du sang (jus sanguinis) auquel même les Allemands sont en train de tourner le dos. Ce droit familial, ethnique, basé sur la langue et la culture a été sans cesse source d’incompréhension en Belgique. D’une part, du côté flamand, on considère encore trop généralement que “la langue est tout le peuple” (taal is gans het volk). L’aboutissement ultime de cette logique devrait d’ailleurs nous décider à nous rattacher respectivement aux Pays-Bas et à la France.

D’autre part, du côté francophone et wallon, on conteste aux Flamands un “droit du sol” en se parant d’un “droit des gens”, alors qu’en réalité, le premier est libérateur de l’individu car, référant au territoire, conçu comme espace de la démocratie, on attribue des droits à ceux qui y vivent, si possible sans discrimination. Jules Destrée se trompait lorsque, de façon méprisante, il reprochait aux Flamands le droit du sol en évoquant le serf attaché à la glèbe ([7].

Il faut, aujourd’hui, reconstruire la Belgique fédérale sur un régionalisme de citoyenneté, ce civisme constitutionnel cher à Jürgen Habermas, où la communauté est celle qui, comme le souligne Dominique Schnapper, réside sur un espace défini (8]. Comme un texan n’est qu’un habitant du Texas, un Flamand sera un habitant de la Flandre et un habitant de Bruxelles sera un Bruxellois.

Quatre repositionnements raisonnables

Ce nouveau paradigme pour la Belgique implique quatre repositionnements raisonnables :

Primo, les francophones doivent renoncer à la Communauté française qui, contrairement à ce que disent ses défenseurs, ne protège pas les Bruxellois de l’influence flamande – de la flamandisation diraient les francophones -, mais peut permettre cette flamandisation en créant une concurrence entre les communautés sur le territoire de Bruxelles, ce qui s’observe déjà. Outre qu’il est coûteux, cet affrontement est inutile et ne porte aucun fruit.

Secundo, les Flamands doivent créer une vraie région flamande, comme les Wallons l’ont fait pour la Wallonie, avec, par exemple, Anvers comme capitale, en la reconquérant au Vlaams Blok. Ainsi que je l’avais suggéré en août 1995, les Flamands pourraient, en drainant de toute la Flandre une population politique, administrative et de services, disputer au Vlaams Blok – avant qu’il ne soit trop tard – une ville qui, hier de cultures et de lumières, pourrait devenir demain, la Toulon fasciste du nord (9].

Tertio, les Bruxellois doivent promouvoir une véritable citoyenneté métissée et renoncer à assurer un leadership sur la Belgique par des alliances économiques avec les uns et par des solidarités culturelles avec les autres. Les Bruxellois doivent assumer leur  vocation européenne et internationale en jouant avec franchise leur rôle de relais avec la Flandre mais également avec la Wallonie. Ils doivent aussi examiner sans passion exagérée les statuts spécifiques que leur ville-capitale de l’Europe pourrait s’assigner tout en conservant ses institutions régionales. L’idée de statut européen ne peut être jugée indigne – voire scandaleuse – lorsqu’elle est avancée par le Flamand Louis Tobback et prise en considération quand elle provient du Wallon Michel Quévit ([10]) ou des Bruxellois francophones Renaud Denuit et Pierre Efratas. Comme l’écrivait cet écrivain et citoyen de Bruxelles, Bruxelles ne serait plus la capitale d’un Etat divisé, mais la ville de plusieurs centaines de millions d’Européens [11].

De toute manière, et en récusant l’idée de tutelle de la Flandre et de la Wallonie sur Bruxelles, la motivation du projet conçu par Michel Quévit dès 1984 me paraît garder toute sa pertinence, puisqu’il s’agissait de permettre aux Bruxellois de gérer de manière autonome leur spécificité propre, à savoir :

– les relations économiques que Bruxelles entretient avec la Flandre et la Wallonie ;

– la spécificité du développement urbain ;

– l’intégration harmonieuse des Bruxellois de langue néerlandophone dans son tissu sociologique, notamment en garantissant le droit de ses minorités ([12]).

 On ajoutera, avec Michel Quévit, mais aussi avec Robert Tollet et Robert Deschamps, deux motivations supplémentaires pour faire en sorte que Bruxelles dispose des mêmes institutions, des mêmes compétences et des même moyens que les deux autres régions :

– la spécificité culturelle propre qui ne peut s’assimiler ni à la région flamande, ni à la région wallonne,

– le caractère international qui doit être valorisé et doit profiter au développement des autres régions du pays (13].

Quarto, les Wallons doivent assumer leur situation économique en comptant davantage sur eux-mêmes que sur des solidarités forcées et créer, enfin, entre eux, le projet du plus grand dénominateur et non le consensus du plus petit commun multiple. Il y a longtemps que, à titre personnel, je répète que, lorsqu’on trace des frontières, on doit aussi pouvoir accepter que les politiques mais aussi les niveaux de vie diffèrent des deux côtés de la frontière. Il me paraît normal que le développement économique ou la fiscalité soient différents entre des régions économiquement et socialement différentes. Naturellement, il faut passer par des négociations globales : si on veut régionaliser la sécurité sociale, alors, il faut également accepter de régionaliser la dette publique, dans des proportions à convenir [14].

De plus, dans un fédéralisme à quatre régions, les germanophones pourront aussi assumer les compétences régionales qu’ils souhaiteront vouloir prendre en charge.

Conclusion : la décrispation par les régions

Quatre régions égales en droit, sans stratégies d’alliance particulière ni d’affrontement déterminé pourraient permettre la décrispation tant attendue depuis le début de la réforme de l’Etat. Bruxelles, no man’s land pour les Flamands, Wallons et francophones querelleurs, pourrait enfin se concentrer sur sa fonction de lien entre tous et chacun, au plan belge comme au plan européen et intercontinental.

Ainsi, l’horizon de l’engagement des Flamands comme des francophones et des Wallons dans leur mouvement citoyen ne sera plus celui d’un combat pour la conquête d’une hypothétique Jérusalem. Cet horizon pourra enfin être, pour la société, la volonté de ne plus abandonner derrière elle aucun laissé pour compte, quelle que soit sa langue, quelle que soit son origine et quelle que soit sa nationalité.

Philippe Destatte

@PhD2050

[1] Une première mouture de cette réflexion a fait l’objet d’une conférence publiée dans la revue du Masereelfonds Aktief : Philippe DESTATTE, Een Waal over Brussel, [Brussel, Vlaanderen en Wallonië, Tussenkomst tijdens de conferentie over de toekomst van Brussel, georganiseerd door het Masereelfonds in Brussel op 10 december 1998.] dans Aktief, Mars-Avril 1999, p. 13-17.  Ce texte a également été nourri par le débat avec Philippe De Bruycker, professeur à l’ULB, organisé à Parentville le 5 mai 1999, dans le cadre de l’exposition y organisée sur le fédéralisme belge.

[2] Philippe DESTATTE, Bruxelles : oser être métis, dans Politique, Octobre-novembre 1998, p. 40-42.

[3] Jules DESTREE, Wallons et Flamands, La querelle linguistique en Belgique, p. 333, Paris, Plon, 1923.

[4] Emmanuelle JOWA, Cultiver ses racines wallonnes à Bruxelles [Interview de Jean Bourdon, président de Bruxelles français], dans Le Matin, 18 septembre 1998, p. 6.

[5] La différence entre fédéralisme et confédéralisme m’a toujours échappée, comme elle échappait à Fernand Dehousse – qui était lui un spécialiste -, parce que cette différence est pure question de définition.

[6] voire résignation fédéraliste si on se réfère à l’analyse faite lors du colloque organisé à Liège, les 19 et 20 novembre 1998 : Philippe DESTATTE dir., L’idée fédéraliste dans les Etats-nations, Regards croisés entre la Wallonie et le monde,  Bruxelles, Presses interuniversitaires européennes – Charleroi, Institut Jules Destrée, 1999.

[7] C’est là une conception du passé, une idée du Moyen Age. Jadis le serf était attaché à la glèbe. Aujourd’hui la personnalité humaine s’émancipe du sol où elle est née; elle se conçoit supérieure au territoire et libre de déterminer les directions de son activité. Le lien à un territoire est un reste de servitude. Le régionalisme flamand est un régionalisme attardé et d’esclavage; tandis que le mien est moderne et de liberté. La question des langues à l’armée, Séance du 22 mai 1913, dans Jules DESTREE, Discours parlementaires, p. 657, Bruxelles, Lamertin, 1914. – voir aussi : Hervé HASQUIN, Bruxelles, ville-frontière, le point de vue d’un historien francophone, dans Joël KOTEK, dir. , L’Europe et ses villes frontières, p. 213-214, Bruxelles, Complexe, 1996.- V.d.W., Beaufays (ULg) : “Le  droit du sol, une notion inerte”, dans La Libre Belgique, 5 février 1998, p. 3.

[8] Dominique SCHNAPPER, La communauté des citoyens, Sur l’idée moderne de nation, Paris, Gallimard, 1994. – Jürgen HABERMAS, L’intégration républicaine, Essais de théorie politique, Paris, Fayard, 1998. – Jürgen HABERMAS, Après l’Etat-nation, Une nouvelle constellation politique, Paris, Fayard, 2000.

[9] Philippe DESTATTE, Pratique de la Citoyenneté et identités, Rapport de synthèse, dans Pratique de la Citoyenneté et identités, Treizième conférence des Peuples de Lanque française, Liège, 13, 14 et 15 juillet 1995, Actes, p. 179, Charleroi, Centre René Lévesque, 1996.

[10] Michel QUEVIT, Une confédération belge : Solution institutionnelle équitable pour la Flandre, la Wallonie et Bruxelles, dans Res publica, n°3, 1984, p. 352-361.

[11] Pierre EFRATAS, Pour Bruxelles, une ville libre à vocation européenne, dans La Libre Belgique, 29-30 novembre 1997, p. 15 (Courrier des lecteurs).

[12] Michel QUEVIT, op. cit, p. 361.

[13] Robert DESCHAMPS, Michel QUEVIT, Robert TOLLET, Vers une réforme de type confédéral de l’Etat belge dans le cadre du maintien de l’unité monétaire, dans Wallonie 84,  Liège, CESW, 2, n° 62, p. 95-111.

[14] Filip ROGIERS, Waalse beweging laakt “konstant njet” van PS, Interview de Philippe Destatte, dans De Morgen, 8 août 1996, p. 5. – Voir aussi Philippe DESTATTE, L’identité wallonne : une volonté de participer plutôt qu’un sentiment d’appartenance, Contribution à une réflexion citoyenne, dans Cahiers marxistes, n° 207, Octobre – novembre 1997, p. 149 – 168.

Namur, le 25 novembre 2019

Les 11 et 12 mai 1946, le Congrès national wallon tient ses assises à Charleroi. Six fédérations libérales, six fédérations socialistes et six fédérations communistes sont officiellement représentées au congrès auquel plus de cinquante parlemen­taires ont adhéré [1]. Il s’agit de concrétiser les décisions prises lors du Congrès précédent, qui s’est tenu à Liège les 20 et 21 octobre 1945. Les congressistes décident de proposer au Parlement un projet de réforme institutionnelle. Celui-ci est mis au point par une commission travaillant sous l’égide du Comité permanent – pluraliste – du Congrès. Cherchant à définir ce que devraient être l’autonomie culturelle, l’autonomie économique, l’autonomie politique, la Commission des questions constitution­nelles, présidée par Fernand Dehousse, a considéré comme acquis que le déclin de la Wallonie réclamait des remèdes qu’aucun pouvoir central belge ne pourrait apporter. Elle a décidé d’inscrire la législation économique parmi les attributions des pouvoirs régionaux [2]. À l’unanimité moins trois voix et huit abstentions, le congrès opte pour la constitution d’un État fédéral formé de deux entités fédé­rées, la Flandre et la Wallonie, auxquelles sont attribuées les compétences résiduaires. En outre, le congrès reconnaît aux habitants de l’agglomération bruxelloise le droit de fixer eux-mêmes leur statut particulier dans l’État belge [3].

1. La Belgique est une confédé­ration formée par deux États régionaux, la Flandre et la Wallonie, et par la Région fédé­rale de Bruxelles

Amendé par le Groupe parlementaire wallon créé par le député liégeois François Van Belle (1881-1966) le 2 juillet 1946, avec les 36 sénateurs et les 22 députés d’opinion fédéraliste [4], un projet de révision de la Constitution est déposé à la Chambre le 6 mars 1947 par six parlementaires, soutenus par trente-trois députés wallons [5]. Les trois partis de la gauche sont associés dans cette démarche qui réunit des personnalités aussi importantes que le socialiste Marcel-Hubert Grégoire (1902-1982), le libéral Jean Rey ou le communiste Julien Lahaut (1884-1950). Le projet dit Grégoire-Rey précise en son article premier que la Belgique est une confédé­ration formée par deux États régionaux, la Flandre et la Wallonie, et par la Région fédé­rale de Bruxelles, formée des 19 communes de l’agglomération [6]. Le projet s’écarte très peu de celui préparé au sein de la Commission constitutionnelle du congrès wallon à l’exception du droit de sécession des États fédérés, écarté par le groupe parlementaire wallon [7]. La période de la Régence servira de prétexte pour écarter ce projet de révision de la Constitution. Quarante députés wallons, soit une majorité d’entre eux, ont voté pour la prise en considération ; parmi les Flamands, seuls deux communistes et un socialiste ont voté positivement, les autres députés flamands votant en bloc contre la prise en considération [8]. Pourtant, le Congrès wallon, réuni au Théâtre de Namur les 3 et 4 mai 1947, et qui avait approuvé la teneur de ce texte, avait aussi attiré solennellement l’attention du Parlement et de l’opinion publique sur le retentissement qu’aurait dans le pays wallon le rejet de la proposition de révision constitutionnelle et sur la gravité d’une décision qui serait considérée par la Wallonie comme une méconnaissance de ses aspirations légitimes et comme un défi [9].

Autre moment où la revendication autonomiste se manifeste puissamment : les grèves de 1960-61 lancées par André Renard et ses collègues syndicalistes wallons de la FGTB. À l’occasion de la journée du 3 janvier 1961, proclamée journée de deuil pour la Wallonie, les réformes de structure sont associées à la revendication fédéraliste, voire confédéraliste. Cette orientation est bien présente dans le syllabus intitulé La Wallonie lutte, qui est distribué ce jour-là aux militants rassemblés par le Comité de coordination des Régionales wallonnes de la FGTB : ils peuvent en effet lire la formule suivante : Que veulent les Wallons, qui sont minoritaires dans cet État unitaire et dominateur ? Ils veulent un régime d’association entre les régions, association progressiste et fraternelle, dans la cadre d’une Confédération [10].

3.2. Le Prix du Conseil économique wallon à une réforme de type confédéral

Vingt ans plus tard, au lendemain de la loi spéciale de réforme institutionnelle de 1980 qui fait vraiment entrer la Belgique dans un fédéralisme régional, d’autres voix wallonnes vont s’élever pour affirmer l’idée confédérale.

En 1982, le député FDF Georges Clerfayt fustige l’État belge et ses institutions unitaires qu’il voit périmées et mal régionalisées. Le député FDF estime qu’on a refusé de donner à cet État la seule solution valable : un fédéralisme radical et même un confédéralisme, parce que tous les débats communautaires se terminent toujours par des compromis excessivement coûteux, obérant les finances publiques (…) [11].

De brillants intellectuels nourrissent également le débat sur l’avenir de l’État. En 1983 et 1984, les professeurs Robert Deschamps (1942-2016), Michel Quévit et Robert Tollet, respectivement issus des universités de Namur, Louvain et Bruxelles, appellent à une réforme de type confédéral de l’État belge dans le cadre du maintien de l’unité monétaire [12]. Le texte ne passe pas inaperçu : largement commenté, il reçoit un prix décerné par le Conseil économique et social de Wallonie. Michel Quévit poursuivra ses analyses dans deux autres papiers publiés en 1984 et 1985. Le texte des trois chercheurs est fondé sur le constat que la Belgique ne vit pas un processus associatif de fédéralisation, mais un lent processus de désagrégation né de son histoire [13]. L’idée centrale consiste à montrer que le système fédéral belge appelle de nouveaux ajustements et de nouvelles compétences même s’il comprend d’ores et déjà de sérieuses caractéristiques de type confédéral [14]. Deschamps, Quévit et Tollet vont d’ailleurs mettre en débat et tenter de clarifier ces notions de fédération et de confédération en s’appuyant sur les travaux du spécialiste français de droit international, le professeur Paul Reuter (1911-1990). Ils concluent leur réflexion – qui prépare en fait les réformes de 1988-1989 et de 1993, mais aussi au-delà – en soulignant l’intérêt de concilier les avantages de la confédération avec ceux de la fédération. La vision qu’ils déploient tend à une intégration institutionnelle poussée en sauvegardant la personnalité juridique internationale des composantes internes de la confédération. L’objectif est à la fois de garantir des relations équitables dans les échanges entre les régions, et de maintenir une solidarité effective sur le plan économique et social. L’ensemble est réglé par une Constitution confédérale à trois régions autonomes qui disposent des mêmes institutions, des mêmes compétences, des mêmes moyens, ainsi que du pouvoir résiduel. Comme ils l’indiquent, ce modèle constitue une confédération d’intégration gérant des forces politiques centrifuges et des intérêts économiques communs [15].

Mais l’idée de confédéralisme fait déjà peur au monde politique. En février 1984, depuis l’opposition, le chef de groupe socialiste à la Chambre, Alain Van der Biest (1943-2002), rappelle que le renardisme était un courant fédéraliste, mais que le gouvernement social-chrétien – libéral mène le pays sur la voie du confédéralisme… [16] C’est la même année aussi que Lucien Outers (1924-1993), président du FDF, répond lui-même à la Chambre à la question de savoir Qu’est-ce que le confédéralisme ? Tous les traités de droit international, disait le député, expliquent que c’est l’association d’entités indépendantes, qui décident de s’associer pour examiner ce qu’elles ont encore de commun, ce qu’elles peuvent encore faire ensemble. Rappelant qu’il avait été fédéraliste toute sa vie, Outers estime que tout le monde connaît les objectifs de la Flandre et qu’elle les réaliserait un jour : s’orienter vers une autonomie qui sera sans doute totale. Lucien Outers, docteur en droit de l’Université de Liège, rappelle que si le fédéralisme est par définition une union de gens entre eux, le confédéralisme aussi. Ce sont des gens qui étaient séparés et qui s’unissent. Mais le président des fédéralistes bruxellois ne croit pas que les parlementaires rendent un grand service au pays en ignorant les problèmes et en différant sans cesse leur solution [17]. Dans le même débat, au nom du Groupe socialiste, le député liégeois Alain Van der Biest dit ne pas penser qu’une quelconque formule — quel que soit le nom qu’on lui donne de fédéralisme avancé ou de confédéralisme — doit se faire dans une sorte de repli politique [18].

Fin août 1984, le président du Pèlerinage de la Tour de l’Yser à Dixmude, Paul Daels (1921-1984), une des grandes figures du Vlaamse Volksbeweging et du Mouvement flamand en général, présente lui aussi le confédéralisme comme une alternative nécessaire au fédéralisme. Il indique dans son discours que le seul système qui semble acceptable pour la Flandre est une structure confédérale, une confédération d’États dans lesquelles la Flandre et la Wallonie seraient dotées de tous les pouvoirs et de toutes les ressources dont sont pourvus les États. Pour Paul Daels, ces entités conviendront ensuite librement ce qu’elles voudront faire ensemble de manière judicieuse et dans quelles conditions [19].

Un certain émoi touche la Chambre en 1985 lorsque le ministre régional wallon Valmy Féaux dépose un projet de taxe sur l’eau dans le cadre de son projet de décret sur la protection des eaux de surface contre la pollution [20]. Le député Volksunie Jef Valkeniers [21], dénonce l’attitude de la Wallonie qui, à ses yeux, ne se rend pas compte qu’en déposant un projet de taxe sur l’eau, alors qu’elle bénéficie de milliards d’euros de transferts de la Flandre dans le secteur social, elle porte atteinte à la solidarité fédérale. Pour Valkeniers, la question doit être posée de savoir s’il est toujours logique que, premièrement, la Flandre paie et, deuxièmement, que la Flandre et la Wallonie restent ensemble. Alors que le fédéralisme d’union n’apparaît plus crédible aux yeux du député, il dit vouloir pour la plus large autonomie possible, un confédéralisme dans lequel la solidarité n’est plus imposée, mais dans laquelle cette solidarité est déterminée par les Flamands eux-mêmes [22].

Dans l’ensemble de ces prises de positions, on observe aisément que le confédéralisme des uns est à trois composantes, alors que celui des autres n’en comptent que deux. Par conséquent, la voie du confédéralisme ne se réduit pas à une volonté de simplifier l’un des enjeux les plus importants du débat fédéral, la reconnaissance de l’existence de Bruxelles en tant que région à part entière.

 

 3.3. Basculer dans le confédéralisme, 1988 : le spectre prend forme

La constitution du Gouvernement Martens VIII et l’accord de mai 1988 ouvrent la voie à une nouvelle réforme de l’État dans des circonstances particulièrement difficiles pour le Parti socialiste qui défend un fédéralisme radical [23]. Le 13 mai, à la Chambre, le député libéral Armand De Decker (1848-2019) s’en prend au Premier ministre et à sa majorité : la constitution de votre gouvernement marquera l’histoire politique de notre pays à plus d’un titre, affirme-t-il, avant d’estimer que ce gouvernement entrera avant tout dans l’histoire comme le Gouvernement qui, après huit années de tentatives fédéralistes, aura fait basculer le pays dans le confédéralisme avant de le mener au séparatisme et bientôt peut-être à l’éclatement. La formule va percoler longuement dans les esprits… Le député bruxellois accuse le gouvernement non seulement de communautariser l’enseignement, mais de régionaliser toute l’économie alors qu’il prétend vouloir respecter le cadre normatif général qui assure l’unité monétaire et l’union économique belges [24].

Ce n’est pas l’avis d’Elio Di Rupo. Le jeune député socialiste montois intervient le lendemain, 14 mai 1988, pour souligner que trois questions négociées dans l’accord du gouvernement Martens VIII lui paraissent fondamentales : d’abord, l’approfondissement de la régionalisation ; ensuite, la promotion d’une politique sociale et économique marquée par le retour du cœur ; enfin, la volonté de rendre à la recherche scientifique une place prioritaire. Citant Jules Destrée, Elio Di Rupo rappelle il n’y a pas de Belge, c’est-à-dire que la Belgique est un État politique, qu’elle n’est pas une nationalité. Deux Communautés s’y ignorent ou s’y affrontent et l’usage d’une langue différente paraît être le substrat fondamental de cet état de choses. Et le député d’affirmer lui aussi que La fusion des Flamands et des Wallons, artificiellement opérée en 1831, s’est avérée au fil du temps, un mélange hétérogène, parfois explosif. Dès lors, pour Elio Di Rupo, il est vain de souhaiter son maintien. En revanche, poursuit-il, l’avènement d’une Belgique fédérale ou confédérale à édifier de façon équilibrée et stable répondrait aux aspirations des deux Communautés, et chacune pourrait y tirer profit efficacement de sa différence culturelle et économique. Et le député montois de conclure cette partie de son discours en affirmant que l’accord de gouvernement constituerait une des dernières chances de ne pas diviser notre pays de manière anarchique [25].

Néanmoins, un peu plus tard, son collègue du Parti des Réformes et de la Liberté (PRL), Daniel Ducarme (1954-2010), dénonce le fait que la déclaration gouvernementale porte les germes d’un confédéralisme belge favorable à la Flandre [26]. Willem Draps, député libéral de Bruxelles, va plus loin : le moment doit être retenu pour l’Histoire de Belgique. Pour Draps, cette nouvelle réforme de la Constitution va faire passer la Belgique d’un régime fédéral qui ne dit pas son nom à un confédéralisme plus que lâche, en transférant aux futurs États confédérés une masse budgétaire annuelle de 600 milliards de francs actuels, soit près de 40 % du budget total de l’État ; enfin, l’objectif de la majorité, dénonce-t-il, est de faire de l’État central une institution d’exception aux compétences strictement limitées alors que Régions et Communautés disposeraient de la compétence résiduaire [27].

Un mois plus tard, le 14 juin 1988, alors que la fièvre politique n’est pas retombée, Armand De Decker revient sur le sujet en accusant le gouvernement : votre démarche démontre, d’une façon que je dirai totale, que vous n’avez plus la volonté de maintenir un fédéralisme d’union, voire un fédéralisme tout court, mais que vous allez bien vers un confédéralisme. (…) Vous refusez donc une hiérarchie des normes, mais dans le même temps vous transférez les compétences résiduaires aux composantes de l’État et vous ne permettez même plus à l’État central de régler les compétences résiduaires. Je crois que cet exemple est unique, mais il est en tout cas la démonstration la plus radicale que ce que vous nous préparez n’est plus un fédéralisme, mais un confédéralisme qui refuse que la structure centrale entre les entités ait un mot essentiel à dire [28]. Et puis, c’est Jean Gol (1942-1995) lui-même qui le 17 juin 1988 s’écrie : le fédéralisme que vous prétendez mettre au point est en réalité une ébauche de confédéralisme. Il signifie à terme la destruction de l’État central par implosion financière ; il signifie – nous prendrons date aujourd’hui à cet égard – la pénurie pour la Région wallonne et la Région bruxelloise. C’est la raison pour laquelle nous ne pourrons en aucun cas vous suivre dans ce que je n’hésite pas à qualifier de véritable folie [29]. Le 7 juillet, son collègue libéral liégeois Marcel Neven observe que le système qui nous est proposé ne s’apparentera pas au fédéralisme et à peine au confédéralisme. Nous sommes en route vers le séparatisme [30].

Jean-Gol_1992_G330f-ijd-@_cadre

Jean Gol (17 avril 1992) © coll. Institut Destrée (G330f)

Le chef de l’État lui-même s’inquiétait de l’évolution de la réforme et multipliait les messages d’avertissement aux personnalités politiques qu’il rencontrait. Le 11 juillet 1988 – jour de la fête de la Communauté flamande – il écrit un courrier à l’adresse du Premier ministre. Dans celui-ci, le roi Baudouin dit craindre que les buts et la vision d’ensemble des structures d’un État fédéral n’apparaissent plus clairement et qu’à défaut d’utiliser les structures classiques d’un État fédéral on aboutisse à une construction ambigüe que les uns appellent un État fédéral, les autres des États fédérés, et d’autres encore une confédération d’États différents [31].

Quelques semaines plus tard, lorsque les députés d’abord, le 30 juillet 1988, les sénateurs ensuite, le 5 août, finissent d’adopter la loi spéciale transférant les nouvelles compétences aux Régions et Communautés [32], le journaliste politique de La Libre Belgique, André Méan (1946-1990) observe que les élus de la Nation (ou ce qu’il en reste) viennent de faire basculer la Belgique, de manière irréversible, dans la voie du fédéralisme, voire même du confédéralisme [33].

Mais la tentative de pacification qu’induit cette loi spéciale n’empêche pas les tensions de se poursuivre, notamment dans le contexte de l’émergence inespérée de la troisième région : Bruxelles-Capitale. Le 2 décembre 1989, le président du PSC Gérard Deprez adresse un avertissement clair aux Flamands : le peuple wallon n’est pas un peuple mendiant. Il ne faut pas le forcer à choisir entre un confédéralisme de la dignité et un fédéralisme de la mendicité [34]. La loi spéciale de financement des communautés et des régions du 16 janvier 1989 va pourtant largement embourber ces Wallons – tout comme d’ailleurs les Bruxellois francophones -, ainsi que certains l’avaient clairement anticipé…

3.4. Le débat sur l’article 1er de la Constitution en 1993

En 1992-1993, tant en Commission de réformes institutionnelles que dans la discussion générale en séance plénière sur l’article 1er de la Constitution, les libéraux et le FDF vont utiliser la sémantique de 1988 et soutenir que l’évolution institutionnelle belge mènen le pays droit, non plus au fédéralisme, mais au confédéralisme. Dès le 14 octobre 1992, le ton est donné lors d’un échange entre Jean Gol et le Premier ministre Jean-Luc Dehaene (1940-2014) au sujet du fédéralisme. Le FDF Georges Clerfayt tonne : le fédéralisme flamand n’est pas un fédéralisme, affirme-t-il, c’est un confédéralisme ! [35] Quelques semaines plus tard, c’est le député socialiste de l’arrondissement de Thuin, José Canon (1946-2014) qui intervient sur la crise des finances publiques et de l’État providence. Une des causes de cette situation, indique-t-il, réside dans toutes les réformes institutionnelles. Nous avons d’abord connu la communautarisation, ensuite la régionalisation, et enfin le fédéralisme dit d’union. Nous en sommes actuellement au confédéralisme si ce n’est pas le pré-séparatisme [36]. Le même jour, le député Louis Michel confirme en s’adressant au Premier ministre Dehaene : au lieu d’avoir construit un fédéralisme d’union, vous êtes aujourd’hui dans un confédéralisme complet et vous entrez déjà dans la voie du séparatisme [37]. Magda Alvoet, s’inscrit en faux contre cette analyse. La députée AGALEV estime que personne ne peut alors dire que l’accord de la Saint-Michel constituerait un modèle confédéral, en particulier si on regarde quels sont les pouvoirs fédéraux [38].

La Commission de la réforme institutionnelle et de révision de la Constitution a consacré douze réunions à la discussion générale sur la réforme de l’État et à la discussion sur l’article 1er de la Constitution. La première réunion a eu lieu le 25 novembre 1992 et la dernière le 28 janvier 1993. D’emblée, selon la rapportrice, la libérale flamande bruxelloise Annemie Neyts, la réforme a été qualifiée par des parlementaires de dynamique davantage confédérale que fédérale. Le ministre de la Politique scientifique, Jean-Maurice Dehousse qui, avec Louis Tobback,faisait conjointement fonction de ministre des réformes institutionnelles, a répondu sur la question de savoir si la réforme était confédérale ou fédérale. Comme son père Fernand Dehousse l’avait fait si souvent, il a souligné que la doctrine était très divisée sur la nature de l’État et sur la différence ou la contradiction entre le fédéralisme et le confédéralisme. Pour l’ancien ministre-président de la Wallonie, tous les types de fédéralisme diffèrent, car ils tiennent compte de la spécificité des États. Le fédéralisme belge, a-t-il observé, est clairement celui qui passe de l’État aux composantes et non l’inverse. Il a estimé que, plus on met l’accent sur le fédéralisme, plus on se rapproche du confédéralisme. Selon le ministre, rejoignant par-là l’analyse de son collègue juriste Karel Rimanque, dès 1970 la réforme avait à la fois des caractéristiques fédérales et confédérales. À titre d’exemple, il cite l’article 59bis. Cet article confère aux Communautés des capacités internationales dès 1970. Jean-Maurice Dehousse a néanmoins estimé que la réforme discutée en 1992-1993 ne constitue pas une nouveauté par rapport à 1970 [39].

Les déclarations provocatrices du ministre-président flamand Luc Van den Brande à La Libre Belgique le 11 janvier 1993 selon lequel les Accords de la Saint-Michel ouvriraient la voie au confédéralisme puis au séparatisme, vont, outre la convocation du ministre-président CVP chez le roi [40], incendier les bancs de l’opposition à la Chambre [41]. Le 18 janvier 1993, un ordre du jour est déposé par les députés Didier Reynders, Armand De Decker et Olivier Maingain : il fait suite à une série d’interpellations du Premier ministre visant le retrait de la confiance au Gouvernement [42]. Ce jour-là, Jean Gol confirme à la tribune de la Chambre : nous sommes entrés dans le confédéralisme, prélude à l’autonomie complète des composantes de l’État [43]. Le 4 février 1993, c’est encore le leader libéral liégeois qui dénonce le confédéralisme de la majorité : avec la Volksunie vous avez durci encore, dans un sens confédéral, par les pouvoirs résiduaires et par un début de régionalisation de la sécurité sociale, les projets que vous aviez concoctés au sein de votre majorité ; ces projets étaient pourtant déjà bien avancés au sens où l’on parle d’un fromage avancé. (…) On nous a demandé si nous étions d’accord de transférer des compétences des Communautés vers les Régions. Nous avons évidemment répondu non, puisque cela allait fondamentalement à rencontre de notre conception de la cohésion des institutions francophones. Enfin, (…) on nous a demandé si nous étions d’accord d’opérer un transfert massif de compétences vers les Communautés et les Régions. Nous avons répondu non parce que nous avons pensé que cela irait à rencontre de notre souci de maintenir un État réellement fédéral qui ne laisserait pas la porte ouverte au confédéralisme [44]. Et Georges Clerfayt de confirmer : cette réforme abîme, détériore, dégrade ce beau système politique qu’est le fédéralisme. Et, sous couvert de fédéralisme, brandi comme un paravent mensonger, c’est du confédéralisme qu’on met en place, c’est-à-dire en fait une version hypocrite du séparatisme [45]. Antoine Duquesne (1941-2010), député PRL et  juriste, estime que la preuve est désormais faite que le président de l’exécutif flamand enfourche le cheval du confédéralisme pour une Flandre jamais rassasiée. Je dis bien le confédéralisme, c’est-à-dire deux États souverains et indépendants qui établissent quelques liens tissés dans l’ordre international et chacun sait que les cas de confédéralisme résistant à l’épreuve du temps sont rares. C’est une antichambre de la séparation… [46]. Une nouvelle résolution est déposée par l’opposition où il est demandé à la majorité de confirmer que la réforme qui va être votée ne conduira ni au confédéralisme ni au séparatisme. Deux textes s’opposent alors : celui qui rejette expressément le séparatisme et le confédéralisme qui, dans le contexte belge, mène inévitablement au séparatisme et celui de la majorité, qui constate que les accords de la Saint-Michel ne sont pas séparatistes. Cette résolution, affirme Jean Gol, devait agir à la manière d’un révélateur, mieux que la teinture de tournesol ne saurait le faire pour distinguer un acide d’une base. Et de réaffirmer : en réalité, ce n’est pas un État fédéral que vous mettez sur pied ; c’est l’antichambre du confédéralisme et du séparatisme [47]. Le 5 février 1993, la motion déposée par Jean Gol, Louis Michel et Georges Clerfayt a été refusée. Celle-ci disait finalement que : la Chambre des Représentants rejette expressément le séparatisme et le confédéralisme qui, dans le contexte belge, conduit inéluctablement au séparatisme [48].

Pour Armand De Decker, cette question fondamentale, posée dans le cadre de la réforme de l’État, hante les esprits des parlementaires, en tout cas de ceux qui souhaitent une évolution vers le fédéralisme et non vers le confédéralisme. De Decker cite le renommé professeur de Droit public à la Sorbonne Pierre Pactet (1923-2012), qui a écrit que la confédération associe les États confédérés sans superposition d’un État fédéral et qu’un tel système présente l’avantage de parfaitement respecter la souveraineté, au sens plein, des États confédérés, mais il présente, en contrepartie, l’inconvénient d’être très peu efficace en raison de l’extrême faiblesse de la superstructure institutionnelle et de la règle de l’unanimité [49]. Quelques jours plus tard, c’est Louis Michel qui revient sur la question. Le député libéral estime que les francophones avaient intérêt à ne transférer que peu de compétences nouvelles, sinon aucune ; plutôt le fédéralisme que le confédéralisme. Il observe que, à nouveau, la volonté flamande l’emportera et que ce sera le confédéralisme et estime qu’on se dirige tout droit vers le séparatisme. On y ajoutera dans les prochaines années, et peut-être plus vite qu’on ne le croit, la sécurité sociale. On a ouvert la porte à ce débat et, plus grave, on a ouvert l’appétit de nos collègues flamands [50].

 Ainsi, la notion de confédéralisme, associée linéairement au séparatisme est-elle, lors des réformes de l’État de 1988 et 1993 dont ils étaient écartés, devenue une véritable machine de guerre pour les libéraux wallons et bruxellois, ainsi que leur allié FDF. Mais l’opposition n’est certainement pas unanime sur ces questions. Le 9 février 1993, le député libéral flamand André Denys refuse quant à lui d’entrer dans un débat entre le fédéralisme ou le confédéralisme. Il estime que c’est de la sémantique et que l’essentiel n’est pas là. Il dit connaître des États confédéraux où la solidarité est plus grande que dans les États fédéraux. Pour l’élu de Gent-Eeklo, la discussion se situe plutôt entre l’un ou l’autre ou le séparatisme : avec le séparatisme, il n’y a plus de solidarité et c’est la grande différence entre les deux [51]. C’est ce débat que la plupart des élus flamands vont mener à partir de 1994, en se rassemblant progressivement autour de la revendication du confédéralisme.

À suivre : Le confédéralisme, spectre institutionnel (4)  Une Flandre inachevée  (1995 à 2020)

Philippe Destatte

@PhD2050

[1] Fernand SCHREURS, Les congrès de rassemblement wallon de 1890 à 1959, p. 37, Charleroi, Institut Destrée, 1960.

[2] F. SCHREURS, Rapport général présenté le 11 mai 1946 au Congrès national wallon de Charleroi, p. 22. – Rapport de la Commission des questions constitutionnelles, Congrès national wallon 11-12 mai 1946, Charleroi, p. 6. – René DUPRIEZ, Le congrès wallon tient aujourd’hui ses assises à Charleroi, dans La Nouvelle Gazette, 11 et 12 mai 1946. – H. SARTINI, Le congrès wallon de Charleroi, Séance de samedi après-midi, dans Le Soir, 13 mai 1946. – Le congrès wallon se prononce avec enthousiasme pour des propositions réalistes présentées par le Parti communiste, dans Le Drapeau rouge, 13 mai 1946. – Le deuxième congrès wallon adopte le principe du fédéralisme à deux, Il en fera déposer le projet au Parlement, dans Le Peuple, 13 mai 1946, p. 1 et 3. – La résolution du congrès, dans Wallonie libre, juin 1946, p. 1.

[3] F. SCHREURS, Rapport général présenté au Congrès de Bruxelles les 21 et 22 février 1948, p. 6.

[4] Le groupe parlementaire wallon est constitué sous la présidence de François Van Belle, dans La Wallonie libre, août 1946, p. 1.

[5] Le congrès de Namur, des 3 et 4 mai 1947, Débats et résolutions, Ed. du Congrès national wallon, [s.d.], p. 18. – Proposition de loi relative à l’instauration du régime fédéral en Belgique, dans Le Gaulois, 15 mars 1947, p. 2 et 5. – René DUPRIEZ, Le Congrès national wallon s’ouvre aujourd’hui à Namur, dans La Nouvelle Gazette, 3 et 4 mai 1947. Désiré DENUIT, Le Congrès national wallon s’est ouvert samedi à Namur, dans Le Soir, 4 mai 1947. – Samedi s’est ouvert à Namur le troisième congrès wallon, dans La Nation belge, p. 1 et 3. – Après des débats souvent houleux, le congrès wallon fait confiance aux mandataires qui défendront le projet d’instauration d’un régime fédéral, dans La Wallonie, 5 mai 1947.

[6] Documents parlementaires, Chambre des Représentants, 1946-1947, n°257, 25 mars 1947, Proposition de révision de la Constitution, Annexe II, Projet de Constitution fédérale, p. 16.

[7] Freddy JORIS, Les Wallons et la réforme de l’État, p. 90, Charleroi, Institut Destrée, 1998.

[8] F. JORIS, op. cit., p. 91.

[9] Le Congrès de Namur, des 3 et 4 mai 1947…, p. 104.

[10] Robert MOREAU, Combat syndical et conscience wallonne, Du syndicalisme clandestin au Mouvement populaire wallon, 1943-1963, Charleroi, Institut Jules Destrée, 1984, p. 163.

[11] Intervention de Georges Clerfayt, Annales parlementaires, Chambre, Séances du mercredi 13 janvier 1982, p. 365.

[12] Robert DESCHAMPS, Michel QUEVIT, Robert TOLLET, Vers une réforme de type confédéral de l’Etat belge dans le cadre du maintien de l’unité monétaire, dans Wallonie 84, n° 2, p. 95-111. – Trois régions, trois politiques, une fiscalité, une monnaie : la Belgique vue par trois chercheurs, Propos recueillis par Janine CLAEYS et Catherine FERRANT, dans Le Soir, 16 mai 1983, p. 1 & 3.

[13] Ibidem, p. 102.

[14] Michel QUEVIT, Une confédération belge : solution institutionnelle équitable pour la Flandre, la Wallonie et Bruxelles, dans Res publica, 1984, n° 3, p. 351-362. – Michel QUEVIT, Entre l’Etat central, les régions et les communes de Belgique : scénarios d’adap­tation au système fédéral allemand et au système confédéral suisse, dans Wallonie 85, n° 1, p. 1-24.

[15] R. DESCHAMPS, M. QUEVIT, R. TOLLET, Vers une réforme de type confédéral de l’Etat belge…, p. 111.

[16] Intervention d’Alain Vander Biest, Annales parlementaires, Chambre, Séance du jeudi 2 février 1984, p. 1375.

[17] Intervention de Lucien Outers, Annales parlementaires, Chambre, 3 février 1984, p. 1401-1402.

[18] Intervention d’Alain Van der Biest, Annales parlementaires, Chambre, 4 février 1984, p. 1489.

[19] Het enige nog voor ons aan-vaardbare stelsel is een confederale struc-tuur. een statenbond, waarin Vlaanderen en wallonië volwaardige staten worden met al de hieraan verbonden bevoegd-heden en middelen, en die vanuit deze volwaardigheid vrij zullen overeenkomen wat zij nog zinnig samen zullen doen en onder welke voorwaarden. Cité dans Bart MADDENS, De uitvinder van het confederalisme, in Doorbraak, Novembre 2013, p. 9. – voir aussi Hendrik VUYE, Confederalisme : al 117 jaar een Franstalige eis, NVA, 21 mai 2014. https://www.n-va.be/nieuws/confederalisme-al-117-jaar-een-franstalige-eis

[20] Conseil régional wallon, Doc. 107/1 à 27.

[21] Jef Valkeniers est passé huit ans au parti libéral flamand Vlaamse Liberalen en Democraten (VLD) fondé par Guy Verhofstadt en 1992.

[22] Mijnheer Féaux, de daad die u heeft gesteld — laat het ons zeggen zoals het is — is een tijdbom onder de samenwerking tussen de gemeenschappen in dit land. Dit unionistisch federalisme van 1980 valt als een kaartenhuisje in mekaar. Wat wij nog alleen wensen is de ruimst mogelijke autonomie en confederalisme waarin wij van jullie geen lessen meer gespeld krijgen, waarin wij ook niet verplicht zijn de door jullie opgelegde solidariteit te handhaven maar waar wij zelf bepalen wat wij nog over hebben aan solidariteit tegenover Wallonië. Intervention de Jef Valkeniers, Annales parlementaires, Chambre, 10 juillet 1985, p. 3250.

[23] Voir Ph. DESTATTE, Guy Spitaels: plus socialiste et plus wallon, dans Politique, n°77, Novembre – décembre 2012, p. 7-9. Blog PhD2050, https://phd2050.org/2019/07/16/spitaels2012/ – En août 1988, le Groupe Coudenberg écrivait dans son rapport  : En Wallonie, le Mouvement wallon est porté par le Parti socialiste, qui a épousé l’ensemble des thèses confédéralistes du Mouvement wallon (non sans difficultés à l’intérieur du parti et après un débat souvent âpre opposant fédéralistes et unitaristes). “Le fédéralisme radical” proposé par le parti socialiste rejoint de très près les propositions confédérales du Congrès wallon de l’après-guerre et n’est pas très éloigné des prises de positions confédérales de la Volksunie.” Quelle Belgique pour demain ?, Rapport Coudenberg, p. 97, Bruxelles, Direct social Communications, Août 1988.

[24] Intervention d’Armand De Decker, Annales parlementaires, Chambre, 13 mai 1988, p. 239.

[25] Intervention d’Elio Di Rupo, Annales parlementaires, Chambre, 14 mai 1988, p. 376. – voir aussi H. VUYE, Confederalisme : al 117 jaar een Franstalige eis….

[26] Intervention de Daniel Ducarme, Annales parlementaires, Chambre, 14 mai 1988, p. 409.

[27] Intervention de Willem Draps, Annales parlementaires, Chambre, Séance du 14 mai 1988, p. 389.

[28] Intervention d’Armand De Decker, Annales parlementaires, Chambre, 14 juin 1988, p. 521.

[29] Intervention de Jean Gol, Annales parlementaires, Chambre, 17 juin 1988, p. 664.

[30] Intervention de Marcel Neven, Annales parlementaires, Chambre, 7 juillet 1988, p. 1000.

[31] Wilfried MARTENS, Mémoires pour mon pays, p. 419-420, Bruxelles, Racine, 2006.

[32] Charles BRICMAN, Les députés ont voté : la Belgique devient fédérale, dans Le Soir, 31 juillet 1988. – Voté : la Belgique est un Etat fédéral, dans Le Soir, 6 et 7 août 1988, p. 1 & 3.

[33] André MEAN, Sur la mer calmée ?, dans La Libre Belgique, 6 et 7 août 1988.

[34] André MEAN, M. Deprez : faire des Bruxellois francophones des Wallons, dans La Libre Belgique, 4 décembre 1989, p. 4.

[35] Intervention de Georges Clerfayt, Annales parlementaires, Chambre, 14 octobre 1992, p. 14/28.

[36] Intervention de José Canon, Annales parlementaires, Chambre, 10 novembre 1992, p. 8-247.

[37] Intervention de Louis Michel, Annales parlementaires, Chambre, 10 novembre 1992, p. 7-215.

[38] Niemand kan op dit ogenblik zeggen dat het Sint-Michielsakkoord, zoals het nu politiek is vastgelegd, een confederaal model zou zijn, vooral niet wanneer u ziet welke de federale bevoegdheden zijn. Intervention de Magda Alvoet, Annales parlementaires, Chambre, 18 janvier 1993, p. 22 – 754.

[39] Een volgende spreker oordeelde dat de huidige hervorming meer confederaal dan federaal is. De autonomie van de deelgebieden is namelijk zeer groot en er bestaat geen normenhiërarchie. Vervolgens wordt het belang van de band tussen Vlaanderen en Brussel onderstreept. Tot slot wordt er gepleit voor een gedeeltelijke federalisering van de sociale zekerheid.  Daarna gaf de minister van Wetenschapsbeleid zijn visie op de vraag of de hervorming confederaal of federaal is. Hij wees er allereerst op dat de rechtsleer zeer verdeeld denkt over het wezen van de Staat en over het verschil of de tegenstelling tussen federalisme en confederalisme. Alle types van federalisme verschillen omdat ze rekening houden met de specificiteit van de staten. Ons federalisme is er duidelijk een dat uitgaat van de Staat naar de componen en niet omgekeerd. Hoe meer het federalisme wordt beklemtoond, hoe dichter men bij het confederalisme komt. Volgens de minister vertoonde de hervorming vanaf 1970 zowel federale als confederale kenmerken. Als voorbeeld van dit laatste haalde hij artikel 59bis aan. Dit artikel kent vanaf 1970 buitenlandse bevoegdheden toe aan de Gemeenschappen. Hij besloot dat wat thans aan de orde is geen nieuwigheid is vergeleken met 1970. Intervention d’Annemie Neyts, Annales parlementaires, Chambre, 4 février 1993. p. 27-971.

[40] Wilfried MARTENS, Mémoires pour mon pays…, p. 219.

[41] Confédéralisme : Gol interpelle Moureaux, dans L’Echo, 30 janvier 1993. – Olivier Maingain considérait, le 14 juillet 1994, que Luc Van den Brande avait été le premier à lancer par cette interview l’idée de confédéralisme. Le Soir du 12 janvier 1993 avait titré : “Van den Brande crucifie Saint-Michel”. Annales parlementaires, Chambre, 14 juillet 1994, p. 53-2152.

[42] Annales parlementaires, Chambre, 18 janvier 1993, p. 22-759.

[43] Intervention de Jean Gol, Annales parlementaires, Chambre, 18 janvier 1993, p. 22 – 749.

[44] Intervention de Jean Gol, Annales parlementaires, Chambre, 4 février 1993, p. 27 – 987.

[45] Intervention de Georges Clerfayt, Annales parlementaires, Chambre, 4 février 1993, p. 27 – 1.030 sv.

[46] Intervention d’Antoine Duquesne, Annales parlementaires, Chambre, 5 février 1993, p. 29- 1082 sv.

[47] Intervention de Jean Gol, Annales parlementaires, Chambre, 6 février 1993, p. 31-1196.

[48] Intervention d’Armand De Decker, Annales parlementaires, Chambre, 6 février 1993, 30 – 1146-1149.

[49] Intervention d’Armand De Decker, Annales parlementaires, Chambre, 6 février 1993, 30 -1143. – Pierre PACTET, Institutions politiques, Droit constitutionnel, Paris, Masson, 1983, 6e éd.

[50] Intervention de Louis Michel, Annales parlementaires, Chambre, 10 février 1993, 1437.

[51] Ik weiger een debat aan te gaan over federalisme of confederalisme. Dat is semantiek. Voor mij is de essentie niet het verschil tussen federalisme en confederalisme. Ik ken confederale staten waar de solidariteit groter is dan in federale staten. Voor mij geldt vooral het evenwicht tussen enerzijds het principe van de autonomie en de “juste retour” en anderzijds de solidariteit. Dat is belangrijk. Er zijn federale en confederale staten waar dat evenwicht gelijkaardig is. Hierover gaat volgens mij de discussie niet. De discussie gaat tussen ofwel het ene ofwel separatisme. Bij separatisme is er geen solidariteit meer en dat is het grote onderscheid tussen beide. Intervention d’André Denys, Annales parlementaires, Chambre, 9 février 1993, p. 33 -1.310.