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Namur, le 8 août 2016

A l’heure où, comme le rappelaient Étienne Klein et Vincent Bontemps, l’innovation – terme polysémique s’il en est -, semble devenue l’horizon ultime de toutes politiques, dans une période dans laquelle on nous proclame une nouvelle révolution industrielle de manière quasi annuelle, il est bon de se souvenir que le changement n’est pas une finalité… [1] Comme l’écrivait Jean Baudrillard, à la fois cité par Hartmut Rosa et par Bruno Cazin, en l’absence d’une direction ou d’un but déterminé, le changement rapide est perçu comme une immobilité fulgurante [2]. Une autre façon de rappeler qu’il n’est pas de vent favorable pour celui qui ne sait pas où il va…

 Certes, sur le plan politique, l’idée peut poser problème à ceux qui font du statu quo leur fonds de commerce. Culturellement, pourtant, cette idée de changement semble ancrée dans nos sociétés. Au point que John Roberts et Odd Westad indiquent que, avoir répandu sur toute la surface du globe l’idée que le changement était non seulement possible, mais souhaitable, est probablement le trait le plus important et le plus déstabilisant de l’influence culturelle européenne [3].

1. Les dérivations sémantiques du concept de Révolution industrielle

1.1. La Révolution industrielle : un mot-clef

Le cycle de l’Extension de l’Université de Mons consacré aux Révolutions et piloté par la très dynamique professeure Anne Staquet, a été l’occasion de rappeler ce qu’est le concept de Révolution industrielle et de tenter de clarifier son usage contemporain [4]. Comme le rappelait déjà le Professeur Etienne Hélin voici vingt-cinq ans, aucune définition de la Révolution industrielle ne s’impose avec autorité [5]. Néanmoins, l’appellation de Révolution industrielle est bien devenue, au début du XXème siècle, un keyword, dans le sens que lui donnait Raymond Williams : une de ces expressions-clefs autour desquelles se structure le vocabulaire social et politique d’une époque, et qui prend sens au sein d’un réseau de notions sœurs [6]. Car la volonté de Williams était bien, lors de son retour à l’Université de Cambridge en 1945, de relever l’ambiguïté du langage, la polysémie et l’incertitude qu’il induit dans la compréhension des idées. Ses efforts sont éclairants en ce qui concerne la Révolution industrielle. Ainsi qu’il le rappelle [7], le sens que l’on donne à l’industrie a été profondément marqué par deux dérivations sémantiques : d’une part, l’industrialisme, introduit par l’historien Thomas Carlyle dans les années 1830 (et, il l’omet, par l’économiste Saint-Simon dès 1823 [8], nous y reviendrons), pour indiquer l’avènement d’un nouvel ordre sociétal fondé sur la production mécanique organisée et, d’autre part, le concept de Révolution industrielle, d’abord essentiellement perçu comme des changements techniques dans la production. Dès les années 1830 pourtant, l’idée que c’est la Révolution industrielle qui détermine le nouvel ordre sociétal s’impose avec John Wade [9] (1833), Alphonse de Lamartine [10] (1836), Jean-Adolphe Blanqui [11] (1837), Friedrich Engels [12] (1845), John Stuart Mill (1848) [13], etc. Pour compléter, nous ajouterions bien sûr Natalis Briavoinne qui s’inscrit dès 1839, et avec une précision exemplaire, dans cette logique [14].

Ainsi, Williams montre-t-il que, d’emblée, et dès son apparition, deux sens se développent autour de l’idée de Révolution industrielle et que, même s’ils se recouvrent parfois, ils ont survécu jusqu’à nos jours. Le premier est celui d’une série d’innovations, d’inventions ou d’évolutions dans les techniques – dans le système technicien, comme aurait dit Jacques Ellul [15], ou dans le système technique aurait préféré Bertrand Gille [16]. Ces innovations justifient le fait que l’on pourrait, dans ce cas précis, parler de Première, Deuxième, voire de Troisième Révolution industrielle si on se limite à regarder ce système ou ce sous-système voué à la technique. Le second sens, beaucoup plus large, est celui d’un changement social, voire sociétal, historique et spécifique, qui institue l’industrialisme ou le capitalisme industriel.

1.2. Vers une lecture systémique de la Révolution industrielle

C’est ici d’ailleurs que Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon, joue véritablement un rôle pionnier par sa lecture politique et sociale. En effet, dès 1823-1824, le philosophe et économiste écrit dans Catéchisme des industriels que : l’époque actuelle est une époque de transition. Il émet alors une remarquable considération de l’avenir :

Les industriels, écrit-il, se constitueront première classe de la société ; les industriels les plus importants se chargeront gratuitement de diriger l’administration de la fortune publique ; ce sont eux qui feront la loi, ce sont eux qui fixeront le rang que les autres classes occuperont entre elles ; ils accorderont à chacune d’elles une importance proportionnée aux services que chacune d’elles rendra à l’industrie ; tel sera inévitablement le résultat final de la révolution actuelle ; et quand ce résultat sera obtenu, la tranquillité sera complètement assurée, la prospérité publique marchera avec toute la rapidité possible, et la société jouira de tout le bonheur individuel et collectif auquel la nature humaine pourrait prétendre.

Voilà notre opinion sur l’avenir des industriels et sur celui de la société. (…) [17].

Véritable théoricien du changement social, Saint-Simon argumente ensuite son analyse en rappelant que, historiquement, la classe industrielle n’a cessé de prendre de l’importance sur les autres, que les hommes tendent vers l’établissement d’un ordre social piloté par la classe occupée des travaux utiles, que la société se composant d’individus, le développement de l’intelligence sociale ne peut être que celui de l’intelligence individuelle sur une plus grande échelle, et enfin, que grâce à l’accroissement de l’éducation, les industriels les plus importants étant ceux qui font preuve de la plus grande capacité en administration, ce sont eux qui, en définitive, seront nécessairement chargés de la direction des intérêts sociaux [18].

Ainsi, l’économiste français vient-il compléter la démonstration de Williams, sur les deux niveaux de la mutation, mais aussi sur l’ampleur du changement de société qui fait passer l’humanité du régime qu’il qualifie de féodalo-militaire, au nouveau système d’industriel, avec entre les deux, un système intermédiaire, de passage ou de transition. Comme l’écrit Pierre Musso, Saint-Simon est ainsi le premier à analyser la Révolution (française) en termes systémiques, cherchant à définir ce qu’est le changement social qui était l’enjeu même de la Révolution. Le changement de système n’ayant pas été réalisé à ce moment-là, il est formulé comme objet d’analyse par Saint-Simon [19]. C’est à Etienne Bonnot de Condillac, et à son Traité des systèmes (1749), qu’il empruntera cette notion et sa définition [20].

1.3. Ruptures et continuités

La Révolution industrielle, même si elle trouve son origine dans les transformations de la technique, les dépasse en instaurant, puis en généralisant le système industriel, dont Adam Smith a bien décrit les mécanismes dès 1776 [21]. On dénommera bientôt son produit, le capitalisme, terme popularisé en France par Pierre Leroux (1848), Louis Auguste Blanqui (1869) et puis progressivement par les marxistes, à la suite de Friedrich Engels puis de Karl Marx [22]. Comme l’a enseigné Fernand Braudel, le capitalisme dépasse lui aussi la sphère économique : la pire des erreurs, écrivait l’historien français, c’est encore de soutenir que le capitalisme est “un système économique”, sans plus, alors qu’il vit de l’ordre social (…) [23]. Ainsi, le capitalisme étend son emprise sur un système plus large que l’économique et qui couvre au moins les champs du social, de l’idéologique, du politique, de l’éthique [24]. Les deux dérivations sémantiques que nous avons identifiées persistent dans des décennies de débats entre historiens et économistes, dont notamment Patrick Verley a largement rendu compte [25].

Même si le capitalisme ne naît pas avec la Révolution industrielle, c’est à ce moment que, comme l’industrie, il devient civilisation. C’est en cela que, comme l’indique Ronald Hartwell, de tous les changements historiques, la Révolution industrielle est une des grandes ruptures en histoire ; il n’est pas impossible en fait d’affirmer que cela a été la plus importante [26]. Arnold Toynbee le confirme encore en 1976-1977 : lorsqu’il évoque cette Révolution technologique et économique : quiconque jette un regard sur ses origines doit admettre que la révolution industrielle a renversé le rapport entre l’Homme et la biosphère [27]. On sait que Pierre Chaunu et François Caron ont nuancé cette idée de rupture en soulignant certaines continuités et en mettant en évidence l’accomplissement que constitue la mutation, le concept de révolution gardant son sens compte tenu des accélérations statistiques qu’il reflète, notamment en termes d’innovations scientifiques et techniques [28]. Pour ces historiens, la société industrielle ne s’est pas construite contre la société moderne : elle a été enfantée par elle. (…) la société industrielle est née d’un projet collectif, à dimension nationale, puis internationale, qui est apparue à l’époque moderne [29]. Ainsi, l’industriel entrepreneur et l’artisan innovateur apparaissent-ils comme des héritiers [30]. Loin de l’idée que l’invention ait été confiée pendant cette époque à des praticiens incultes et pratiquement illettrés, Caron et Chaunu – et en particulier ce dernier -, rappellent que l’innovation ne pousse que sur le terreau des cerveaux, dès le plus jeune âge malaxés, câblés, rompus à l’abstraction par un couplage neuronique multiple et réussi [31].

Ainsi, les progrès et les innovations techniques se succèdent de manière continue alors que les révolutions industrielles sont de vraies et rares mutations, sinon des ruptures. En 1956, Pierre Lebrun, historien et économiste de l’Université de Liège, demandait que l’on réserve l’appellation de Révolution industrielle à des phénomènes inscrits dans la longue durée, constituant de véritables changements de civilisation, des ruptures de rythme majeures vers un mouvement fortement accéléré, ainsi que des mutations totales, étendues à toutes les sphères de la société. Pour l’historien liégeois, les soi-disant révolutions successives des XIXème et XXème siècles doivent être envisagées comme le produit de l’évolution rapide qu’a engendrée cette rupture originelle, méritant seule le nom de révolution [32]. Près de trente ans plus tard, Pierre Lebrun précisera, avec Marinette Bruwier, Jan Dhondt et Georges Hansotte, qu’il semble inutile et dangereux de galvauder le terme de Révolution industrielle. Nous préférons le réserver au changement de civilisation qui s’est effectué dans nos pays de 1700 à 1850 environ. Les confusions et les extensions indues sont ainsi évitées ; les effets de l’accélération du rythme économique qu’entraîna la seule révolution industrielle sont mieux mis en lumière dans les “renouveaux” techniques qui se succèdent après elle (…) ; enfin le terme ainsi réservé a l’avantage de désigner le “cœur” d’une des grandes transformations économiques de l’humanité, d’un de ses grands changements de civilisation [33]. Ainsi, Pierre Lebrun se fondait-il explicitement sur l’analyse du philosophe Louis Althusser. L’auteur de Lire le Capital (1968 et 1969) considérait en effet que le mode de production capitaliste se caractérise par “une révolution ininterrompue dans les moyens de production”, avant tout dans les instruments de production” [34]. C’est en se fondant sur la même veine de pensée, celle d’Etienne Balibar, que l’Académicien liégeois voyait la Révolution industrielle comme la structure originale d’un changement de structure. Balibar avait en effet considéré que l’intelligence du passage ou de la transition d’un mode de production à un autre ne peut donc jamais apparaître comme un hiatus irrationnel entre deux « périodes » qui sont soumises au fonctionnement d’une structure, c’est-à-dire qui ont leur concept spécifié. La transition ne peut pas être un moment, si bref soit-il, de déstructuration. Elle est elle-même un mouvement soumis à une structure qu’il faut découvrir. (…) Les périodes de transition sont donc caractérisées, en même temps que par les formes de la non-correspondance, par la coexistence de plusieurs modes de production. Ainsi la manufacture n’est pas seulement en continuité, du point de vue de la nature de ses forces productives, avec le métier, mais elle suppose sa permanence dans certaines branches de production et même elle le développe à côté d’elle [35].

Le mot transition, plusieurs fois utilisé, signifie le passage d’un régime à un autre, ou d’un ordre de choses à un autre [36]. Dans un modèle de changement systémique, il s’agit de la période pendant laquelle un système déstructuré et en rupture de sens voit les transformations se réaliser dans l’ensemble de ses sous-systèmes, jusqu’à provoquer la mutation de l’ensemble du système lui-même. Si le regard n’est que technique, il contribue à supprimer le sens. Car tout, dans le développement technique, est moyen, et uniquement moyen, et les finalités ont pratiquement disparu [37].

Comme d’autres modèles de transformation ou de transition, celui-ci devrait continuer à nous inspirer en tant que grille de lecture des mutations en cours.

(à suivre)

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

[1] De quoi l’innovation est-elle le nom ? La conversation scientifique, sur France Culture, avec Vincent Bontemps (LARSIM-CEA), 28 novembre 2015. http://www.franceculture.fr/emission-la-conversation-scientifique-de-quoi-l-innovation-est-elle-le-nom-2015-10-03 – Vincent Karim BONTEMPS, What does Innovation stand for? Review of a watchword in research policies, Journal of Innovation Economics & Management 2014/3 (n° 15), p. 39-57.

[2] Jean BAUDRILLARD, L’an 2000 ne passera pas, dans Traverses, n° 33-34, 1995. – Harmut ROSA, L’accélération, Une critique sociale du temps, Théorie critique, p. 330, Paris, La Découverte, 2010. – Bruno CAZIN, Corps et âme !, dans Pierre GIORGINI, La transition fulgurante, Vers un bouleversement systémique du monde ?, p. 303, Montrouge, Bayard, 2014.

[3] John M. ROBERTS & Odd A. WESTAD, Histoire du monde, vol. 3, L’âge des révolutions, p. 395, Paris, Perrin, 2016.

[4] Philippe DESTATTE, Révolutions et transitions industrielles dans le Cœur du Hainaut (XIX-XXIèmes siècles), Conférence faite dans le cadre de l’Extension de l’UMONS, Cycle Révolutions, 9 novembre 2015. Ce texte constitue la mise au net, développée, de l’introduction de la conférence.

[5] Etienne HELIN, La Révolution industrielle : les mots ont-ils précédé les réalités?, dans L’idée de révolution, Colloque organisé par le Centre d’Histoire des Idées de l’Université de Picardie et dans le cadre du CERIC – ENS Fontenay / Saint-Cloud, Septembre 1991.

[6] Julien VINCENT, Cycle ou catastrophe ? L’invention de la “Révolution industrielle” en Grande-Bretagne, 1884-1914, dans Jean-Philippe GENÊT et François-Joseph RUGGIU dir., Les idées passent-elles la Manche ?, Savoirs, représentations, pratiques (France-Angleterre, X-XXème siècle), p. 66, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2007.

[7] The sense of industry as an institution was radically affected, from the period of its main early uses, by two further derivations: industrialism, introduced by Carlyle in the 1830s to indicate a new order of society based on organized mechanical production, and the phrase Industrial revolution, which is now so central a term. Industrial revolution is especially difficult to trace. It is usually recorded as first used by Arnold Toynbee, in lectures given 1881. (…) Most of the early uses referred to technical changes in production – a common latter meaning of industrial revolution itself – and this was still the primary sense as late as “Grande Révolution industrielle” (1827). The key transition, in the developed sense of revolution as instituting a new order of society, was in the 1830s, notably in Lamartine : “the 1789 du commerce et de l’industrie”, which he described as the real revolution. Wade (History of the Middle and Working Classes, 1833) wrote in similar terms of “this extraordinary revolution”. This sense of a major social change, amounting to a new order of life, was contemporary with Carlyle’s related sense of industrialism, and was a definition dependent on a distinguishable body of thinking, in English as well as in French, from the 1790s. The idea of a new social order based on major industrial change was clear in Southey and Owen, between 1811 and 1818, and was implicit as early as Blake in the early 1790s and Wordsworth at the turn of the century. In the 1840s, in both English and French (“a complete industrial revolution”, Mill, Principles of Political Economy, III, xvii; 1848 – revised to “a sort of industrial revolution”; ‘l’ère des révolutions industrielles”, Guibert 1847) the phrase become more common. (…) Blanqui, Engels – in German… (…) It is interesting that it has survived in two distinct (though overlapping) senses: on the series of technical inventions (from which we can speak of Second or Third Industrial Revolution); and of a wider but also more historically specific social change – the institution of industrialism or industrial capitalism. Raymond WILLIAMS, Keywords, A vocabulary of Culture and Society, p. 166-167, Oxford, Oxford University Press, Rev. 1983 (1976).

[8] Alain REY dir., Dictionnaire historique de la langue française, t. 2, p. 1824, Paris, Le Robert, 2006. – Henri de SAINT-SIMON, Deuxième appendice sur le libéralisme et l’industrialisme, dans Oeuvres, vol. 8, p. 178, Paris, Dentu, 1875. Nous invitons tous les industriels qui sont zélés pour le bien public et qui connaissent les rapports existants entre les intérêts généraux de la société et ceux de l’industrie, à ne plus souffrir plus longtemps qu’on les désigne par le nom de libéraux, nous les invitons d’arborer un nouveau drapeau et d’inscrire sur leur bannière la devise : Industrialisme.

[9] In this way, the progress of manufactures led to a salutary revolution in the manners of the great landowners, and through them to the subordinate ranks of the community.” John WADE, History of the Middle and Working Classes, with a Popular Exposition of the Economical and Political Principles which have influenced the Past and Present Condition of the Industrious Orders also an Appendix of Prices, Rates of Wages, Population, Poor-Rates, Mortality, Marriages, Crimes, Schools, Education, Occupations, and other statistical information, illustrative of the former and present state of society and of the agricultural, commercial, and manufacturing classes, p. 20, London, Effingham Wilson, 1835.

[10]Les principes absolus, les conséquences inflexibles, sont du domaine de la théorie. Les vérités expérimentales et les applications progressives sont le devoir et l’œuvre du législateur. Les préopinans peuvent donc se tranquilliser. Sans doute c’est une grande lutte que celle de deux intérêts aussi immenses, le monopole et la liberté. Je ne le nie pas ; c’est une révolution tout entière, c’est le 1789 du commerce et de l’industrie. Mais c’est une révolution dont votre main tient les rênes, c’est une révolution dont vos lumières et votre sagesse peuvent modérer la marche, tempérer l’excès, graduer les résultats, et qui, grâce à ces tempérens (sic) législatifs, au lieu des perturbations et des ruines que toute révolution sème autour d’elle, ne produira, si elle est comprise et acceptée par vous, que l’égalité des industries et la prospérité sans bornes de tous les intérêts.” Alphonse de LAMARTINE, Sur la liberté du commerce, (14 avril 1836), dans Discours prononcés à la Chambre par M. de Lamartine, député du Nord, 1835-1836, p. 66-67, Paris, Librairie de Charles Gosselin et Cie, 1836.

[11] Tandis que la Révolution française faisait de grandes expériences sociales sur un volcan, l’Angleterre commençait les siennes sur le terrain de l’industrie. La fin du XVIIIème siècle y était signalée par des découvertes admirables, destinées à changer la face du monde et à accroître de manière inespérée la puissance de leurs inventeurs. Les conditions du travail subissaient la plus profonde modification qu’elles aient éprouvées depuis l’origine des sociétés. Deux machines, désormais immortelles, la machine à vapeur et la machine à filer, bouleversaient le vieux système commercial et faisaient naître presque au même moment des produits matériels et des questions sociales, inconnus à nos pères. Les petits travailleurs allaient devenir tributaires des gros capitalistes ; le chariot remplaçait le rouet, et le cylindre à vapeur succédait aux manèges. (…) A peine éclose du cerveau de ces deux hommes de génie, Watt et Arkwright, la révolution industrielle se mit en possession de l’Angleterre. Adolphe BLANQUI, Histoire de l’économie politique en Europe depuis les Anciens jusqu’à nos jours, suivie d’une bibliographie raisonnée des principaux ouvrages d’économie politique, t. 2, p. 207-209, Paris, Guillaumin, 1837.

[12] Engels écrit en 1845 : L’histoire de la classe ouvrière en Angleterre commence dans la seconde moitié du siècle passé, avec l’invention de la machine à vapeur et des machines destinées au travail du coton. On sait que ces inventions déclenchèrent une révolution industrielle  qui, simultanément, transforma la société bourgeoise dans son ensemble et dont on commence seulement maintenant à saisir l’importance dans l’histoire du monde.

L’Angleterre est la terre classique de cette révolution qui fut d’autant plus puissante qu’elle s’est faite plus silencieusement. C’est pourquoi l’Angleterre est aussi la terre d’élection où se développe son résultat essentiel, le prolétariat. C’est seulement en Angleterre que le prolétariat peut être étudié dans tous ses tenants et ses aboutissants.

Pour le moment, nous n’avons pas à nous préoccuper ici de l’histoire de cette révolution, de son immense importance pour le présent et l’avenir. Cette étude, il faut la réserver à un travail ultérieur plus vaste. Provisoirement, nous devons nous limiter aux quelques renseignements nécessaires à l’intelligence des faits qui vont suivre, à l’intelligence de la situation actuelle des prolétaires anglais. F. ENGELS, La situation de la classe laborieuse en Angleterre (1845), p. 24, Paris, Ed. sociales, 1960.

[13] A country which produces for a larger market than its own, can introduce a more extended division of labor, can make greater use of machinery, and is more likely to make inventions and improvements in the processes of production. Whatever causes a greater quantity of anything to be produced in the same place, tends to the general increase of the productive powers of the world. There is another consideration, principally applicable to an early stage of the industrial advancement. A people may be in a quiescent, indolent, uncultivated state, with few wants and wishes, all their tastes being either fully satisfied or entirely undeveloped, and they may fail to put forth the whole of their productive energies for want of any sufficient object of desire. The opening of a foreign trade, by making them acquainted with new objects, or tempting them by the easier acquisition of things which they had not previously thought attainable, sometimes works a complete industrial revolution in a country whose resources were previously undeveloped for want of energy and ambition in the people, inducing those who were satisfied with scanty comforts and little work, to work harder for the gratification of their new tastes, and even to save, and accumulate capital, for the still more complete satisfaction of those tastes at a future time. John Stuart MILL, Principles of Political Economy, with some of their Applications to Social Philosophy, vol. 2, p. 121-122, Boston, Charles C. Little & James Brown, 1848.

[14] Dans la seconde moitié du siècle dernier, une marche plus rapide fut imprimée à l’esprit humain ; les connaissances reçurent une direction tout à la fois plus vive et plus pratique. Phénomène remarquable ! A l’époque même où toutes les classes et presque tous les peuples en Europe se précipitaient avec furie les uns contre les autres, accumulant d’immenses efforts pour s’entre-détruire, partout en même temps on se montra saisi d’un plus grand désir d’améliorer. Cette passion prit alors un si grand empire parmi les hommes; elle les doua de ressources si fécondes, qu’une guerre de vingt-cinq ans, accompagnée de convulsions intérieures ne put arrêter le progrès dans toutes les branches de l’organisation matérielle de la société. C’est qu’au milieu de cet immense désordre, la sphère du travail s’agrandissait ; les moyens d’exécution allaient en se multipliant et en se simplifiant chaque jour davantage. L’on vit en conséquence la population s’accroître par la diminution des chances de la mortalité. Les trésors que la terre renferment furent mieux et plus abondamment exploités ; l’homme produisit et consomma davantage; il devint plus riche. Tous ces changements constituent la révolution industrielle. Natalis BRIAVOINNE, De l’industrie en Belgique, t. 1, p. 185-186, Bruxelles, E. Dubois, 1839.

[15] Jacques ELLUL, Le Système technicien, Paris, Calman-Levy, 1977. – Le Cherche Midi, 2012.

[16] Toutes les techniques sont, à des degrés divers, dépendantes les unes des autres, et il faut nécessairement entre elles une certaine cohérence : cet ensemble de cohérences aux différents niveaux de toutes les structures de tous les ensembles et de toutes les filières compose ce que l’on peut appeler un système technique. Bertrand GILLE, Histoire des techniques, p. 19, Paris, Gallimard, 1978. – Bertrand GILLE, La notion de “système technique”, Essai d’épistémologie technique, dans Culture technique, Paris, CNRS, 1979, 1-8.

[17] Catéchisme des industriels, dans Oeuvres…, vol. 8, p. 41-42. – Sur ces aspects, voir Pierre MUSSO, Saint-Simon, L’industrialisme contre l’Etat, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2010. – Ghita IONESCU, La pensée politique de Saint-Simon, Textes précédés d’une introduction, Paris, Aubier-Montaigne, 1979. – The Political Thought of Saint-Simon, Oxford University Press, 1976.

[18] Ibidem, p. 43-44.

[19] P. MUSSO, Saint-Simon, l’industrialisme contre l’Etat…, p. 20.

[20] Ibidem, p. 20-21. Un système n’est autre chose que la disposition des différentes parties d’un art ou d’une science dans un ordre où elles se soutiennent toutes mutuellement et où les dernières s’expliquent par les premières. Celles qui rendent raison des autres s’appellent principes, et le système est d’autant plus parfait que les principes sont en plus petit nombre : il est de même à souhaiter qu’on les réduise à un seul. CONDILLAC, Traité des Systèmes, p. 1 et 2, La Haye, Neaulme, 1749. (Google Books)

[21] Adam SMITH, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations (1776), p. 48-49, New-York, The Modern Library, 1937. – Sur la Révolution industrielle des XVIII et XIXèmes siècles, voir Ph. DESTATTE, La Révolution industrielle, une accélération de l’esprit humain, dans Anne STAQUET éd., XIXème siècle : quand l’éclectisme devient un art, coll. Approches, p. 7-24, Mons, Editions de l’Université de Mons, 2013.

[22] Alain REY, Dictionnaire historique…, vol. 1, p. 614-615.

[23] Fernand BRAUDEL, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XV-XVIIIème siècle, t. 3, p. 540, Paris, Armand Colin, 1979.

[24] Michel BEAUD, Histoire du capitalisme, 1500-2010, p. 17, Paris, Seuil, 2010.

[25] Patrick VERLEY, L’échelle du monde, Essai sur l’industrialisation de l’Occident, Paris, Gallimard, 2013.

[26] Ronald Max HARTWELL, The Causes of the Industrial Revolution, An Essay in Methodology, in The Economic History Review, vol. 18, 1, p. 164-182, August 1965.

[27] Arnold TOYNBEE, La Grande aventure de l’humanité (Mankind and Mother Earth, A Narrative history of the world, Oxford University Press, 1976), p. 532, Paris-Bruxelles, Elsevier, 1977.

[28] François CARON, Le résistible déclin des sociétés industrielles, p. 13, Paris, Perrin, 1985. Préface de Pierre Chaunu.

[29] Ibidem, p. 21 et 33.

[30] Ibidem, p. 33.

[31] Ibidem, p. 31 pour Caron et 16 pour la formule lyrique de Chaunu.

[32] Pierre LEBRUN, Ashton (T. S.), La Révolution industrielle, 1760-1830, dans Revue belge de Philologie et d’Histoire, t. 34, fasc. 3, 1956. p. 813-817, p. 814.

[33] Pierre LEBRUN, Marinette BRUWIER, Jan DHONDT, Georges HANSOTTE, Essai sur la Révolution industrielle…, p. 28, n° 2 . – Notons que, par la périodisation longue qu’il décrit et le fait plonger jusqu’au cœur du XVIème siècle pour l’émergence du capitalisme, sinon à la fin du néolithique pour les tours de main dans la métallurgie, Pierre Lebrun pourrait argumenter l’idée d’accomplissement de François Caron. D’autres aspects sont davantage divergents que convergents.

[34] Ibidem. (L. ALTHUSSER, 1969, p. 15.)

[35] Etienne BALIBAR, Eléments pour une théorie du passage, dans Louis ALTHUSSER et Etienne BALIBAR, Lire le Capital, II, p. 178, 224-225, Paris, Maspero, 1969.

[36] Maurice LACHÂTRE, Dictionnaire français illustré, p. 1453, Paris, Librairie du Progrès, 1890. – Alain REY, Dictionnaire historique…, t.3, p. 3893-3894.

[37] Jacques Ellul à Radio-Canada en 1979. J. ELLUL, Ellul par lui-même, Paris, La Table ronde, 2008.

Dunkerque, le 30 janvier 2014

Le contexte de la préparation de la loi sur la transition énergétique de la France, qui fait suite à un très stimulant débat national, a donné aux quinzième Assises de l’énergie des collectivités territoriales, organisées par la Communauté urbaine de Dunkerque en collaboration étroite avec Energy Cities, un caractère assurément très politique [1].

Mon intervention sur ce sujet est balisée par sept convictions.

1. Première conviction : la transition que nous vivons est systémique et non sectorielle

 Nous sommes effectivement dans une transition entre deux systèmes suivant le modèle décrit par l’historien des sciences et des techniques Bertrand Gille (1920-1980) dans les années 1970 [2] et que le prospectiviste Thierry Gaudin n’a cessé d’expliquer autant que d’actualiser. Cette transition est une lame de fond qui nous fait passer de sociétés dites industrielles dans lesquelles nous sommes ancrés depuis le XVIIIème siècle, vers des sociétés que l’ancien directeur du Centre de Prospective et d’Évaluation du ministère de la Recherche et de la Technologie (1982-1992) a qualifiées de sociétés cognitives. La transition que nous connaissons est donc lourde, c’est une mutation : un changement de civilisation et pas une simple nouvelle vague d’innovations au sein de la société industrielle. On ne peut donc la qualifier de nouvelle Révolution industrielle que si on veut en montrer l’ampleur par rapport à celle qui a métamorphosé progressivement tous les domaines de la société aux XIXème et XXème siècle. Ce n’est pas seulement l’industrie ni l’économie que cette transition transforme, c’est le monde et l’être humain lui-même. Et cette mutation, entamée dès les années 1960 et observée aux Etats-Unis par des Daniel Bell, John Naisbitt, Alvin Toffler ou Verna Allee, s’étendra certainement sur deux siècles, comme les précédentes. C’est dire que, si nous avons conscience de l’ampleur des changements réalisés depuis cinquante ans, nous pouvons difficilement imaginer ceux que la Révolution cognitive induira tout au long du XXII siècle, notamment par ce mariage fascinant et terrifiant à la fois entre les sciences du vivant et celles de l’information, ce que nous appelons la génomique.

2. Deuxième conviction : puisque nous ne connaissons pas l’avenir, notre devoir est de l’anticiper

 Si, de manière exploratoire, nous devons renoncer à connaître l’avenir tel qu’il sera – ce qui n’empêche de tenter de l’imaginer tel qu’il pourrait être et, surtout, tel que nous souhaiterions qu’il soit -, notre devoir est de l’anticiper. Cela signifie bien entendu qu’il nous appartient de préparer cet avenir, en construisant des visions prospectives et en mettant en place des stratégies qui nous permettent d’atteindre ces visions tout en répondant, dès aujourd’hui, aux enjeux de long terme que nous aurons identifiés. C’est là que les stratégies collectives nous aident. Ces valeurs, principes, balises que nous affirmons ou décrivons, nous servent de guides et nous les mettons en œuvre dans notre quotidien. Au Collège régional de Prospective de Wallonie, de 2004 à 2014, mais aussi dans le cadre des réflexions intitulées La Wallonie au futur, fin des années 1990 – pour ne prendre qu’un exemple qui m’est cher -, nous avons fait nôtre l’idée qu’un projet pour la Wallonie, c’est l’exigence partagée de plus de démocratie et d’un meilleur développement [3].

 Ces principes constituent une interpellation pour une région mais aussi un chemin pour chacune et chacun. Ils constituent également une interpellation universelle. Elle se décline, d’une part, par un renforcement du pouvoir des assemblées régionales et parlementaires ainsi que par une gouvernance démocratique, telle que prônée par le Club de Rome et le PNUD depuis les années 1990, qui permet, des territoires à l’Europe voire au monde, d’impliquer les acteurs dans la co-construction des politiques présentes et futures, publiques ou non-publiques, notamment par l’intelligence collective. D’autre part, la recherche d’un meilleur développement trouve, dans le concept et les stratégies de développement durable, les principes et les voies d’une transformation systémique et volontariste de la planète. Cette mutation va au delà de l’articulation simplificatrice, sinon simpliste, de trois piliers ancrés dans l’économique, le social et l’environnemental [4].

3. Troisième conviction : le développement durable constitue une réponse fondamentale aux enjeux de l’avenir

 La notion de développement durable offre bien davantage aux décideurs et aux acteurs que la définition dont ils se contentent généralement : elle est limitée aux trois premières lignes de l’excellent rapport réalisé pour les Nations Unies en 1987 par l’ancienne Première Ministre norvégienne Gro Harlem Bruntlandt. Pourquoi, après avoir indiqué que le développement durable est celui qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs, néglige-t-on quasi systématiquement la ligne quatre où Mme Bruntlandt indique que le concept de besoin est inhérent à cette notion, et plus particulièrement les besoins essentiels des plus démunis, à qui – dit le rapport – il convient d’accorder la priorité. Inhérente aussi à cette notion, l’idée des limitations que l’état de nos techniques et de notre organisation sociale (nous y insistons) imposent à la capacité de l’environnement de répondre aux besoins actuels et à venir.

Dans son ensemble, le rapport Bruntlandt reste aujourd’hui fondamental [5].

3.1. D’abord parce que, dans le paragraphe suivant, il établit une finalité d’action : favoriser un état d’harmonie entre les êtres humains et entre l’homme et la nature. Cette harmonie, je l’ajoute, se définit comme une combinaison heureuse entre les éléments d’un système qui fait que ces éléments concourent au même effet d’ensemble lui permettant d’atteindre ses finalités.

 3.2. Ensuite parce qu’il renoue avec l’approche systémique balisée précédemment par les travaux du Club de Rome et Jacques Lesourne, en particulier Interfuturs réalisé pour l’OCDE, en estimant que la poursuite du développement soutenable exige les éléments suivants :

– un système politique qui assure la participation effective des citoyens à la prise de décisions,

– un système économique capable de dégager des excédents et de créer des compétences techniques sur une base soutenue et autonome,

– un système social capable de trouver des solutions aux tensions nées d’un développement déséquilibré,

– un système de production qui respecte l’obligation de préserver la base écologique en vue du développement,

– un système technologique toujours à l’affût de solutions nouvelles,

– un système international qui favorise des solutions soutenables en ce qui concerne les échanges et le financement, et

– un système administratif souple capable de s’autocorriger.

 3.3. Enfin parce que le Rapport Brundtland indique que :

Les pays industrialisés doivent admettre que leur consommation d’énergie pollue la biosphère et entame les réserves de combustibles fossiles qui existent en quantités finies. De récentes améliorations dans le rendement énergétique et l’évolution vers des secteurs à moindre intensité d’énergie ont aidé à freiner la consommation. Mais il faudrait accélérer ce processus, continuer de réduire la consommation par habitant et favoriser les sources d’énergie et les techniques moins polluantes. Il n’est ni souhaitable, ni même possible, que les pays en développement adoptent le même mode de consommation que les pays industriels. Il faut en effet procéder à des changements, ce qui signifiera de nouvelles politiques d’urbanisation, d’emplacement des entreprises industrielles, de conception des logements, de transports, de choix des techniques agricoles et industrielles.

Sachons-le : il n’y a pas une transition vers le développement durable et une autre, énergétique, vers une société décarbonée. C’est de la même transition qu’il s’agit.

4. Quatrième conviction : la problématique énergétique n’est qu’une des problématiques essentielles de la transition

 Dans la transition que nous vivons, la problématique énergétique constitue un élément essentiel mais un élément essentiel parmi d’autres. S’appuyant toujours sur l’analyse du changement de système technique, Thierry Gaudin voit la transition porter sur quatre pôles : l’énergie certes, mais aussi les matériaux, le temps et le vivant. Les sociétés industrielles dans lesquelles nous nous inscrivons ont fait peser sur l’écosystème le poids considérable de l’axe matériaux-énergie (l’acier, le ciment, la combustion), mettant fondamentalement en péril l’harmonie et menaçant non seulement tous les modèles de développement mais aussi ceux de la simple survie de l’espèce humaine [6]. Dans la transition vers la société cognitive, c’est sur l’autre axe que l’avenir se construit : le temps, la vitesse de l’information (optoélectronique) et le vivant, qui fondent les projets génomiques et écologiques, remplacent le chronométrage et la microbiologie pasteurienne de la société industrielle. L’axe secondaire est celui des polymères (pôle matériaux) et de l’électricité (pôle énergie). La civilisation industrielle apparaît fondamentalement matérialiste dans sa technique comme dans ses idéologies tandis que la civilisation qui pourrait émerger de la Révolution cognitive pourrait être caractérisée par une empathie nouvelle entre les humains et toutes les formes de vie sur Terre [7].

 5. Cinquième conviction : le temps ne joue pas pour nous

 Dans la longue durée qui, comme l’écrivait Fernand Braudel, est le temps des sages, la période de l’industrialisation fondée sur les énergies fossiles pourrait demain, si nous le voulons, apparaître comme une époque parenthèse, une époque de rupture dans la continuité séculaire marquée par des énergies renouvelables, une période d’exception. Qui se souvient en effet que la puissance de l’énergie vapeur en France n’a dépassé l’énergie hydraulique qu’en 1884, c’est-à-dire au moment où celle-ci allait reprendre vie grâce à l’électricité [8]. Mais, on le sait, la période actuelle porte ses propres interrogations sur le monde, qui sont des interrogations sur le temps, comme l’écrivait Jean Chesneaux. Le professeur à Paris-Diderot rappelait en 1996 que la redoutable longévité des déchets nucléaires sera une menace permanente, après l’avoir été pour nous, sur des dizaines, sinon des centaines de générations futures [9]. Nous aurions tort de croire que le temps joue toujours pour nous. Les années 1960 et 1970 nous ont fait prendre conscience à la fois des limites de notre planète, de ses ressources, et donc de notre propre croissance en tant qu’espèce. On estime que, selon l’Agence internationale de l’Energie, la demande énergétique mondiale devrait augmenter d’un tiers d’ici 2035 [10]. Et rien, depuis un demi-siècle, ne nous a permis de changer véritablement de cap. Nous sommes en fait, martelait Jean Chesneaux, très mal préparés au virage, à la césure que représente l’avènement d’une société responsable devant les générations futures, donc capable de maîtriser son développement technique [11].

6. Sixième conviction : le passage à l’action ne se fera que par des politiques subversives

Le passage à l’action ne se fera que par des politiques que, dans les années 1970, l’ancien Résistant et entrepreneur italien Aurelio Peccei (1908-1984), fondateur du Club de Rome avec Alexander King, appelait “subversives” car elles se voulaient systémiques, globales, diachroniques (prospectives) et normatives [12]. Subversif en français signifie qui renverse, détruit l’ordre établi, qui est susceptible de menacer les valeurs reçues (Petit Robert 2008). Ces approches peuvent encore apparaître comme telles dans certains milieux, notamment académiques ou technocratiques, où se célèbrent encore certains jours les grandes certitudes. De nombreux élus, entrepreneurs, chercheurs, fonctionnaires ou décideurs associatifs ont appris à voir large, comme disait Gaston Berger [13], à construire ou co-construire des politiques transversales, structurantes, pragmatiques, capables de rencontrer les enjeux énergétiques en même temps que les enjeux environnementaux, d’innovation, de créativité ou cohésion sociale. Certes, le défi de la transition nous paraît titanesque. Alain Touraine vient une fois encore à notre secours. Dans un livre récent qu’il a intitulé La fin des sociétés, il pourrait nous sembler quelque peu pessimiste : n’écrit-il pas, en évoquant la science et la technologie – que nous ne serons plus jamais des dieux ? Néanmoins, le sociologue de l’action avance l’idée que la vie sociale, culturelle et politique, loin de se fixer sur des problèmes limités, concrets, susceptibles de solutions rapides, est dominée par des enjeux de plus en plus vastes, ceux qui mettent le plus profondément en cause les droits fondamentaux des êtres humains [14]. La reconnaissance de la précarité fondamentale de notre civilisation s’affirme chaque jour davantage. Le besoin de métamorphose de la société et le nécessaire changement de nos comportements s’imposent aujourd’hui à nous comme des évidences et nous invitent à l’action.

7. Septième conviction : les territoires sont les lieux concrets de l’action

Les territoires sont à la fois les lieux des transformations salutaires et les lieux des replis funestes. Le principe de subsidiarité nous rappelle que les problèmes doivent être abordés et résolus au niveau où ils se produisent. La gouvernance multiniveaux a tout son intérêt pour transformer le monde, du local au global. Le niveau territorial et en particulier régional a toute sa pertinence car il constitue un espace raisonnable pour mobiliser les acteurs, leur permettre de s’approprier les enjeux et de se mettre en mouvement [15]. Nous observons avec intérêt tous ces territoires qui, sous l’impulsion d’un maire, d’un président de Communauté urbaine, d’un SCOT, d’un Conseil régional, d’une DDT, d’une DREAL ou d’une CCI, fondent autour d’un noyau de convictions partagées, une démarche de transformation prospective et stratégique pour porter la transition vers le développement durable. La problématique énergétique est bien sûr au centre de ces démarches.

Cependant, à côtés des expériences, efforts de R&D, investissements d’équipements plus ou moins lourds dans l’éolien, la géothermie, le photovoltaïque, l’hydraulique, la valorisation de la biomasse, l’efficacité énergétique, la mobilité douce, l’intermodalité, la dématérialisation et la décarbonation de l’économie, ou encore la création d’écoquartiers, ce sont surtout des changements de comportements industriels et citoyens qui inscrivent le territoire dans l’avenir : économie de la fonctionnalité [16], économie circulaire, transformation des modes alimentaires, circuits courts, agriculture respectueuse, etc. Il suffit pour s’en convaincre de regarder, comme je le fais quotidiennement, les efforts de redéploiement de l’espace wallon Mons-Borinage – La Louvière Centre, menés par le Conseil de Développement et l’agence de développement territoriale IDEA dans le bassin du Cœur du Hainaut, Centre d’énergies, le bien nommé. De même, je sais depuis longtemps le dynamisme de la Communauté urbaine de Dunkerque Grand Littoral, très en pointe sur ces questions. Plus largement, les travaux du Collège régional de Prospective du Nord Pas-de-Calais travaillent à la réalisation d’une vision 2040 de la transition vers une bioéconomie qui rejoint concrètement nos préoccupations[17]. Mais, je me permets de le souligner, les territoires peuvent aussi constituer des lieux de replis funestes si d’aucuns pensent que la civilisation durable sera celle de l’enfermement immobile dans le cocooning stérile de phalanstères villageois. Les citoyennes et citoyens ont besoin d’espace. Leur territoire, c’est aussi l’Europe et le monde. Les enjeux énergétiques ne sauraient les empêcher de s’affranchir des frontières.

Conclusion

Faire de la France la nation de l’excellence environnementale en engageant la République dans une transition énergétique fondée sur la sobriété, l’efficacité et le développement des énergies renouvelables constitue une ambition de premier plan qu’on ne peut que saluer. Les travaux du Débat national sur la transition énergétique de la France ont débouché sur la vision d’un avenir volontariste qui articule fort heureusement les échelles de gouvernance. La lecture de la synthèse des travaux du Débat national laisse penser qu’il est impossible d’isoler la problématique de la transition énergétique, de la transition vers le développement durable. De même, on ne peut isoler la France de l’Europe et du monde. Les territoires pourraient jouer dans cette transition un rôle central, en particulier si on leur étend le droit à l’expérimentation en l’appliquant aux domaines de l’efficacité énergétique et de la production d’énergie [18].

Nous savons toutefois que les visions des autres, fût-ce celle de nos élus, ne sauraient être plaquées sur nos propres regards d’avenir ni s’y substituer. Chacun doit défricher le chemin, même si nous l’empruntons ensemble. Et ni la consultation, ni la concertation n’ont jamais suffi à créer l’implication. Seule la co-construction pourra y mener efficacement et permettre, comme le préconisait le président de la CUD Michel Delebarre, d’aller ensemble et résolument dans la même direction.

A mes yeux, il ne fait aucun doute que, en toute matière, les transitions passeront par des décentralisations profondes des pouvoirs et des capacités d’initiatives, ainsi que par des dynamiques de contractualisation impliquant les acteurs publics et privés aux différents niveaux.

Toute politique, disait en substance Paul Valery, implique une certaine idée de l’être humain et même une opinion sur le destin de l’espèce.

Face aux limites de nos ressources, aux changements climatiques, aux défis démocratiques, aux menaces et périls de toutes sortes, à la formidable soif de savoir et d’éducation, aux incommensurables besoins mondiaux d’équité et de cohésions sociales et territoriales, nous ne pouvons que prendre conscience que ce destin est entre nos mains. Et que si nous le laissons échapper, personne ne pourra nous le pardonner.

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050


[1] Ce texte a constitué le cadre de mon intervention aux Quinzième Assises nationales de l’Energie dans les collectivités territoriales tenues à Dunkerque les 28, 29 et 30 janvier 2014. Energy-Cities, l’association européenne des autorités locales en transition énergétique, qui regroupe un millier d’autorités locales provenant de trente pays européens a été fondée et est pilotée depuis le début des années 1990 par Gérard Magnin. Cette organisation de tout premier plan est parvenue à une reconnaissance de niveau européen dans le domaine de la transition énergétique des territoires

[2] Bertrand GILLE, La notion de système technique (Essai d’épistémologie technique), dans Culture technique, Paris, CNRS, 1979, 1-8, p. 8-18. http://irevues.inist.fr/culturetechnique

[3] Philippe DESTATTE, Rapport général du quatrième Congrès La Wallonie au futur, Sortir du XXème siècle : évaluation, innovation, prospective, dans La Wallonie au futur, Actes, p. 436, Charleroi, Institut Destrée, 1999.

[4] On retrouve cette trifonctionnalité concernant les enjeux de la transition énergétique : écologique, économique, social : http://www.transition-energetique.gouv.fr/transition-energetique/progres-economique-social-et-ecologique-0

[5] Voir : Foresight: A major tool in tackling sustainable development, Technological Forecasting and Social Change, 77, 2010, 1575-1587.

[6] Thierry GAUDIN, De la reconnaissance à l’intelligence collective, dans Prospective d’un siècle à l’autre (II), Expertise, débat public : vers une intelligence collective, p. 333-337, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2001.

[7] Th. GAUDIN, L’impératif du vivant, Suggestions pour la réorganisation du monde, p. 161sv, Paris, L’Archipel, 2013. – Nous franchissons le mur du temps, Entretien de Dominique Lacroix avec Thierry Gaudin, Blog Le Monde, 1er février 2013, http://reseaux.blog.lemonde.fr/2013/02/01/revolution-cognitive/

[8] Bertrand GILLE, La notion de système technique…, p. 11.

[9] Jean CHESNEAUX, Habiter le temps, Passé, présent, futur : esquisse d’un dialogue politique, p. 11, Paris, Bayard, 1996.

[10] Myriam MAESTRONI e.a., Comprendre le nouveau monde de l’Energie, p. 20-21, Paris, Maxima, 2013.

[11] J. CHESNEAUX, op. cit., p. 301.

[12] Aurelio PECCEI, L’heure de la vérité, p. 65, Paris, Fayard, 1975.

[13] Gaston BERGER, L’attitude prospective, dans Phénoménologie du temps et prospective, p. 273, Paris, PUF, 1964.

[14] Alain TOURAINE, La fin des sociétés, p. 73 et 251, Paris, Seuil, 2013.

[15] Bernard MAZIJN et Nadine GOUZEE (réd.), La société en mouvement, La Belgique sur la voie du développement durable ?, p. 21, Academic & Scientific Publishers, 2012.

[16] Le modèle de l’Economie de la Fonctionnalité répond à l’exigence de nouvelles formes de productivité fondées sur une performance d’usage et territoriale des productions. Il consiste à produire une solution intégrée de biens et de services, basée sur la vente d’une performance d’usage et/ou d’une performance territoriale, permettant de prendre en compte les externalités sociales et environnementales et de valoriser les investissements immatériels dans une économie désormais tirée par les services (Atemis, Analyse du Travail et des Mutations de l’Industrie et des Services, 28 janvier 2014).

[17] Visions 2040, Région Nord – Pas de Calais, Cahier #5, Reconquérir l’environnement et améliorer le cadre de vie, Avril 2013.

[18] Débat national sur la transition énergétique, Synthèse des travaux, Conseil national du Débat, Juillet 2013, p. 36.