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Namur, 5 octobre 2022

Christophe Degreef : pour Philippe Destatte, une Belgique à quatre constitue l’avenir du pays. Un avenir dans lequel chacune et chacun doit pouvoir se retrouver. Une Belgique avec quatre États fédérés implique que la Belgique reste un État fédéral, mais composé d’États fédérés exerçant la majorité des compétences politiques encore fédérales à l’heure actuelle. Seules la politique étrangère, la défense et la sécurité sociale restent dans le giron fédéral. Dans cette constellation, la Flandre réduit sa présence à Bruxelles en faveur d’une Communauté bruxelloise parfaitement bilingue dotée d’institutions correspondantes. La Belgique francophone cesse d’exister : on est soit Wallon, soit Bruxellois. Quant aux germanophones, ils élèvent leur petit territoire au rang d’État fédéré distinct ne faisant plus partie de la Wallonie [1].

Philippe Destatte : nous pouvons à tout le moins négocier à ce sujet. La fiscalité peut être cédée dans une large mesure aux États fédérés. Une Belgique dans laquelle les Flamands ne se sentent pas menacés, les Bruxellois se concentrent sur le bilinguisme et les Wallons cessent de réserver leur solidarité à Bruxelles, a encore du sens. La Wallonie ne va pas aussi mal qu’on s’empresse de le dire en Flandre, surtout en comparaison européenne.

Christophe Degreef : sur le papier, la Belgique à quatre est une belle idée. Mais n’est-il pas trop tard ? Bientôt, la Belgique ne sera peut-être plus en mesure de continuer à payer les intérêts de la dette publique. Les réformes seront difficiles pour tous, même pour les Flamands, qui feront dès lors peu de concessions. L’époque des réformes douces est révolue, avons-nous laissé passer notre chance ?

Philippe Destatte : en 2020, la situation financière de la Belgique s’est considérablement détériorée. La dette publique fédérale belge s’élève à 430 milliards d’euros, la dette publique flamande à 31 milliards d’euros, celle de la Wallonie à 31 milliards d’euros également. Il faut ajouter à cela la dette de la Communauté française : 10 milliards d’euros. Qu’en est-il des communes flamandes ? Leur dette cumulée atteint 11 milliards d’euros. Et les communes wallonnes ? Leur dette s’élève à 8 milliards d’euros. Ce que je veux dire, c’est que nous sommes tous dans le même bateau. Si on additionne le tout, notre dette est considérable.

 Le problème de la Wallonie est que les emplois productifs sont beaucoup trop peu nombreux et cela fait déjà trente ans que ça dure. Ces emplois productifs ne dépendent pas des pouvoirs publics. Ce sont des emplois qui créent de la valeur ajoutée pour la collectivité, ne nécessitant pas ou peu de fonds publics et dont la valeur ajoutée peut aussi être taxée. Néanmoins, trop de travail est soutenu avec des finances publiques. Quand les CPAS engagent beaucoup de personnel, comme des infirmières à domicile, par exemple, elles deviennent alors de fait des fonctionnaires. Ainsi, en Wallonie, 60 000 équivalents temps plein sont employés par les pouvoirs publics dans le cadre des aides à l’emploi, ce qui représente une dépense de plus d’un milliard d’euros par an. La Wallonie recourt à des APE (aides à la promotion de l’emploi, NDLR), comme les préposés dans un parc à conteneurs. Même si ces personnes travaillent, elles ne créent aucune valeur ajoutée au sens de la TVA. Elles travaillent parce que les pouvoirs publics leur donnent du travail, au nom d’une certaine forme de compassion. Cela coûte à l’État plutôt que de rapporter.

 

La Wallonie va déjà réaliser une économie de 8 milliards d’ici la prochaine décennie

Je ne suis toutefois pas pessimiste concernant les finances wallonnes. Désormais, le Gouvernement wallon est conscient que les dépenses qui rapportent peu doivent être réduites. Il s’agit d’une prise de conscience historique, consécutive aux inondations et à la crise sanitaire, qui peut être attribuée à l’actuel gouvernement wallon d’Elio Di Rupo. Au cours de cette années 2022, des économies de 150 millions d’euros seront déjà réalisées. Elles s’élèveront à 300 millions l’an prochain et à 450 millions l’année suivante, et ainsi de suite pendant dix ans. D’ici la prochaine décennie, ces économies totaliseront plus de 8 milliards d’euros. Avec les inondations catastrophiques de l’an dernier, l’excuse était toute trouvée pour ne pas réaliser d’économies cette année, mais cela a été fait malgré tout. Cela illustre le changement de mentalité.

Les inondations ont montré au Gouvernement wallon qu’il devait se débrouiller seul, qu’il n’y avait pas grand-chose à attendre du niveau fédéral ni des autorités flamandes. Ce n’est toutefois pas une mauvaise chose, car cela vous oblige à trouver vous-même une solution. C’est un enseignement important pour la révision en profondeur du mécanisme de solidarité.

En 2024, les transferts financiers vont de toute façon se tarir, comme prévu par la loi spéciale sur le financement de 2014. L’avenir de la Wallonie passe par une Belgique à quatre, une Belgique synonyme d’État résolument et pleinement fédéral. Un État fédéral fondé sur la transparence. Pour autant que la solidarité interpersonnelle belge, la sécurité sociale, continue d’exister. Sinon, la Belgique n’a tout simplement plus aucun sens.

Christophe Degreef : en 2024, une large fraction de la N-VA visera la collaboration avec le Vlaams Belang si les deux partis obtiennent la majorité en Flandre. Une partie croissante de la population souhaite une déclaration de souveraineté de la Flandre, car elle ne croit pas que Bart De Wever pourra mener une réforme de la Belgique avantageuse pour la Flandre avec le PS.

Philippe Destatte : Oh…Bart De Wever finira par faire ce que le VOKA lui souffle à l’oreille.

Christophe Degreef : le VOKA fait peut-être déjà ses comptes au cas où une majorité PS et PTB très à gauche verrait le jour en Wallonie…

 Philippe Destatte : Le risque est réel, en effet. C’est précisément pour cette raison que le gouvernement wallon doit réussir, car sinon, les gens voteront massivement pour le PTB et Paul Magnette fera pencher le PS vers l’extrême gauche.

 Si je voulais convaincre Bart De Wever de l’utilité de la Belgique en 2024, je privilégierais les chiffres du PIB par habitant de la Wallonie en les comparant à ses voisins.

Ici, vous voyez que ce sont surtout Bruxelles et le Grand-Duché de Luxembourg qui ont un PIB par habitant élevé, soit en moyenne plus de 50 000 euros par habitant. Les autres régions voisines jouent dans une division nettement inférieure, avec un PIB de 20 000 euros par habitant voire moins. Bruxelles et le Grand-Duché de Luxembourg génèrent donc de grandes richesses, bien plus que les provinces voisines ou les Länder allemands. La Flandre occupe le milieu du classement : elle est plus riche que les États fédérés allemands comme la Rhénanie-Palatinat ou la Rhénanie du Nord-Westphalie. Ensuite, vous avez la moyenne européenne suivie de la Wallonie. La Wallonie s’en sort nettement mieux que les anciennes régions françaises limitrophes : mieux que la Picardie, la Lorraine, la Champagne-Ardenne ou le Pas-de-Calais.

De même, si on regarde ce même indicateur pour chacun des provinces belges, on peut en Flandre être surpris du résultat : c’est le Brabant wallon qui performe le mieux, devant la province d’Antwerpen et aussi celle de du Vlaams-Brabant.

N’en déplaise à certains, le Brabant wallon, c’est la Wallonie. C’est aussi un modèle pour tous les territoires wallons.

Christophe Degreef : mais la Wallonie a sa place en Belgique, pas en France ou en Allemagne…

 Philippe Destatte : la Wallonie a sa place dans une Belgique fédérale moderne. Je défends à cet égard certains aspects du modèle de la N-VA. Il témoigne en effet d’une confiance certaine dans la construction belge. En fait, quand la N-VA parle de confédéralisme, ce n’est guère plus que du fédéralisme, et à l’Institut Destrée, nous sommes favorables à un fédéralisme avancé. La proposition confédérale de la N-VA comprend donc certains éléments intéressants. La N-VA va même jusqu’à introduire la parité dans le futur parlement « confédéral » belge, ce que nous ne proposons pas, car les Flamands sont majoritaires d’un point de vue démographique et que cette majorité peut être reproduite dans une assemblée.

Notre proposition de fédéralisme tient compte de l’argument selon lequel les Flamands craignent une Belgique avec quatre États fédérés dans laquelle ils ne pourraient peser que pour 25 % sur la politique fédérale. J’explique toujours à mes étudiants que les Flamands ont fait beaucoup de concessions pour accepter la parité au gouvernement fédéral, en tant que majorité démographique, pour que la Belgique puisse continuer à fonctionner. La Belgique francophone n’en tient pas suffisamment compte. Répondons donc à cette crainte en octroyant aux Flamands suffisamment de poids au Parlement fédéral dans une Belgique à quatre.

Christophe De Greef : l’histoire récente nous montre que dans les conflits communautaires, la Communauté germanophone et la Région de Bruxelles-Capitale prennent toujours parti pour la Belgique francophone. Même dans un dossier d’équilibres fédéraux comme B-H-V qui ne relève même pas du conflit communautaire au sens strict du terme. En recourant aux procédures de sonnette d’alarme, les autres entités fédérées ont fait de leur mieux pour que les Flamands se méfient d’une Belgique à quatre…

 

Bruxelles ne fait preuve d’aucune solidarité envers la Wallonie

Philippe Destatte : Bruxelles ne fait preuve d’aucune solidarité envers la Wallonie. Du moins, je n’en vois aucune. Le contraire est pourtant vrai : les Wallons paient pour l’enseignement et la culture des Bruxellois francophones. Cette tension entre francophones et Wallons remonte déjà à 1929, à l’époque où Jules Destrée et Camille Huysmans ont posé les fondements prudents de ce qui allait devenir la Belgique fédérale avec leur « Compromis des Belges ». À l’époque, Destrée a affirmé que l’on exigeait de la Wallonie qu’elle reste solidaire avec les Flamands francophones, mais que les Flamands francophones n’avaient jamais témoigné la moindre solidarité à la classe ouvrière wallonne, bien au contraire.

Les facilités accordées aux francophones de la périphérie flamande doivent cesser, c’est aussi simple que cela. C’est aussi la base d’une Belgique à quatre : le respect de la territorialité linguistique. Les francophones doivent comprendre que Rhode-Saint-Genèse est en Flandre, et qu’en Flandre, il faut parler néerlandais. La mentalité des francophones qui consiste à vouloir parler leur langue partout est simplement attisée par la politique. En période électorale, tous les hommes politiques francophones sont partisans des fronts francophones et de l’élargissement de Bruxelles.

En 1954, quand l’agglomération bruxelloise est passée de 16 à 19 communes, les politiques francophones ont en effet promis aux Flamands que ce serait la dernière fois. Ils reviennent sans cesse sur cette promesse. Vu sous cet angle, il est toujours surprenant que tous les partis politiques francophones, à l’exception d’Ecolo, aient leur siège à Bruxelles, et pas à Namur, qui est le cœur de la démocratie wallonne.  Le fond du problème est que de nombreux Bruxellois francophones sont antiflamands. Vous pouvez faire le test très facilement, en demandant un journal flamand en néerlandais à un marchand de journaux bruxellois. Le minimum qu’un vendeur de journaux dans la ville bilingue de Bruxelles puisse faire, ne fût-ce que pour des raisons commerciales, c’est de pouvoir aider un client dans sa langue. Mais on le lui refuse le plus souvent. C’est peut-être pour cela que les Flamands veulent croire à une Belgique à quatre, mais à condition que la Communauté flamande reste présente à Bruxelles. Les Flamands n’ont pas confiance, car Bruxelles, dont le bilinguisme est consacré par la Constitution, n’est pas du tout bilingue.

Christophe Degreef : l’un des obstacles au fédéralisme à quatre n’est-il pas que la Wallonie se considère encore trop peu comme une nation ?

Philippe Destatte : la Wallonie est une nation au sens valorisé par la sociologue Dominique Schnapper : une communauté de citoyennes et de citoyens, une entité politique avec une citoyenneté partagée. Mais elle est aussi animée par d’autres identités nationales beaucoup plus anciennes. Pendant plus de mille ans, Liège a été une nation fière, dotée de sa propre identité forte, et a longtemps considéré que la Wallonie était à part, avait quelque chose de plus rustique que Liège. Il reste fort à faire en Wallonie pour œuvrer à une identité commune.

Une partie du défi tient à la façon dont les médias se font l’écho de la Wallonie. Des journalistes francophones me posent souvent la question de ce qu’il adviendra de la RTBF dans une Belgique à quatre. Ma réponse est, c’est très simple : à Bruxelles, il y aura une RTBF bilingue, en Wallonie, une RTBF wallonne qui diffusera en français et les germanophones continueront à avoir leur propre petite chaîne. Une chaîne publique wallonne contribuera à renforcer l’identité wallonne.

À l’heure actuelle, des médias locaux liégeois couvrent Liège, des médias namurois Namur et des médias luxembourgeois le Luxembourg. Nous avons aussi besoin d’une chaîne qui relate aux Liégeois ce qu’il se passe à Mons, car Mons est aussi en Wallonie.

Christophe De Greef : un canon wallon ?

Philippe Destatte : je pense que l’introduction d’un « canon wallon », comme en Flandre ou aux Pays-Bas, serait une bonne chose. Quand il a été introduit en Flandre, le canon a fait scandale, mais n’est-ce pas la logique même ? En Wallonie, il serait d’autant plus utile de mettre certains points d’ancrage historiques en exergue ou d’oser analyser l’histoire belge sous un angle wallon. Prenez la Question royale. Le fait que la plupart des soldats flamands qui ont été faits prisonniers par les Allemands après la campagne des 18 jours ont été rapidement libérés, alors que bon nombre de soldats wallons ont été prisonniers de guerre pendant plus de quatre ans, a joué un rôle important dans la manière dont la Wallonie a répondu à la Question royale. On ne peut pas blâmer les Flamands, mais cela joue dans le psychisme wallon. Après la guerre, les prisonniers wallons sont rentrés d’Allemagne pour constater que les Flamands étaient au travail, comme si rien ne s’était passé. Imaginons qu’un Wallon entende alors dire que le roi s’est marié pendant la guerre et s’est rendu chez Hitler, il pense : « Le roi a dû être retenu prisonnier, tout comme nous ». Cela devrait aussi faire partie d’un canon historique sérieux. Cela explique comment un sentiment partagé naît dans une nation de valeurs.

La Wallonie a également vécu le traumatisme de ne pas avoir écouté ceux qui, après la Seconde Guerre mondiale, disaient que l’industrie sidérurgique et houillère n’était pas compétitive par rapport à l’étranger. Il était prévisible depuis longtemps que la Flandre, avec sa population plus jeune, allait devenir le moteur économique de la Belgique. La Wallonie a refusé de l’admettre, mais elle a tiré la courte paille. À l’époque, certaines personnalités ont accusé la Flandre d’avoir causé le déclin de la Wallonie, alors qu’un discours pédagogique invitant la Wallonie à se prendre en main aurait pu être une option. Le mythe selon lequel les liens entre Bruxelles et la Wallonie doivent être renforcés date de l’époque. Ce qui en fait, n’avait rien à voir avec cette question.

 

Réduire les aides publiques aux entreprises et, en même temps, les impôts sur les sociétés

Christophe Degreef : voilà pour la culture. L’aversion de la Flandre pour la Belgique actuelle avec la classe politique francophone actuelle est principalement fondée sur le fait que la Flandre veut une politique économique de droite. Ce n’est pas une perspective dans une constellation avec la Belgique francophone. Une majorité des Flamands n’acceptera pas que la sécurité sociale reste une matière fédérale dans votre proposition de Belgique à quatre.

Cela fait des années que je dis qu’il faut réduire les aides publiques aux entreprises et, parallèlement, les impôts sur les sociétés. Pour commencer, je m’adresserais d’abord à Bart De Wever avec notre projet de Belgique fédérale à quatre. Les Wallons devraient accepter la logique confédérale et la fin des facilités et les Flamands accepteraient que chaque entité – Flandre, Bruxelles, OstBelgien et Wallonie – soit un État fédéral à part entière dans cet ensemble constitutionnel. Dans cette logique, Bruxelles ne doit plus être la capitale de la Flandre et Namur peut devenir la capitale de l’État fédéré wallon, ce qui implique que la Fédération Wallonie-Bruxelles n’a plus de raison d’être. C’est une bonne base de négociation. Ensuite, les États fédérés peuvent se voir doter d’une autonomie fiscale aussi large que possible. Si les Flamands sont d’accord avec ce principe, il y aura encore matière à discussion sur le maintien de la sécurité sociale belge.

 

[1] Cette interview a été réalisée le 10 août 2022 à Namur et publiée dans le magazine Doorbraak de septembre 2022. Christophe DEGREEF, Philippe Destatte (Institut Destrée): op zoek naar de contouren van het confederale België met vier, Wallonië bespaart wel al 8 miljiard tegen, volgend decennium, in Doorbraak Magazine, September 2022, p. 60-63.