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Hour-en-Famenne, 9 juin 2014

Tondre sa pelouse reste, pour ceux qui ont la chance immense de disposer d’un jardin, un moment particulier. Moment apparemment désagréable puisqu’il s’agit sans aucun doute d’une corvée indispensable. J’avais bien tenté voici deux ans la fausse bonne idée de Natagora, de laisser pousser les herbes et éclore les fleurs sauvages : cette tentative d’échapper à la tonte a échoué lamentablement devant l’invasion des tiques, rendant pendant de longues semaines le jardin hostile tant pour les enfants que pour les animaux domestiques. Suivre ou pousser pendant une bonne heure un moteur pétaradant n’a rien d’exaltant pour qui souhaite goûter aux bonheurs de la campagne. Toutefois, tout comme ces moments de douche, heureusement plus fréquents, la tonte peut constituer un moment privilégié où l’on se vide le cerveau au terme d’une semaine bien chargée à courir entre Mons, Paris, Bruxelles, Liège et Namur et pendant laquelle l’esprit fut saturé par le surcroît d’informations – plus ou moins stratégiques – généré par l’après 25 mai 2014.

Mon esprit s’est ainsi ouvert pendant ce moment pourtant bruyant. Les deux bras bien arc-boutés au cadre de la tondeuse, je me suis forcé à penser à la mission qui attendait les formateurs du prochain gouvernement wallon. Si, à l’issue de ma tonte, j’avais quelques propos à leur tenir, quels seraient-ils ? Que ferais-je si j’étais moi-même pilote de la Région Wallonie ? J’ai d’abord chassé cette pensée me disant que les leaders politiques n’avaient rien à entendre de moi. Et puis, je me suis dit qu’on ne jugeait pas le coiffeur aux propos tenus pendant la tonte mais plutôt à la qualité de la coiffure. Je me suis donc appliqué à la double tâche : une pelouse rigoureusement soignée – que ma compagne a d’ailleurs saluée depuis – et sept propositions pour construire un programme pour le Gouvernement wallon et son administration.

Une feuille de route en 7 propositions

Dès lors, si j’étais pilote politique de la Région Wallonie,

1. je commencerais par affirmer ma volonté de rupture et de changement structurel avec l’essentiel de ce qui a précédé, en rappelant les enjeux majeurs, probablement sans précédents, auxquels la Wallonie tout entière est confrontée dans son nécessaire redéploiement [1]. Je dirais que l’heure est à l’intérêt régional, qui dépasse les stratégies de classes, les stratégies de territoires et les stratégies de partis. Et j’appellerais l’ensemble des acteurs wallons à s’inscrire dans cette idée gaulliste ;

2. j’affirmerais que le Parlement wallon est le cœur de la démocratie régionale et qu’il doit être le lieu fort et le symbole de cet intérêt général ; c’est là que je tiendrais un discours pour expliquer ce que j’attends de chacune et de chacun, aux parlementaires régionaux, mais aussi aux parlementaires wallons qui siègent au fédéral et à l’Europe ; je me présenterais entouré des chefs de file des autres grandes formations politiques de la majorité mais aussi de l’opposition et j’annoncerais la constitution d’un conseil de redéploiement d’une trentaine de membres des forces vives (administrations, entreprises, universités et associations) ;

3. je présiderais ce conseil de redéploiement destiné à recenser avec les acteurs les “tabous wallons” sur lesquels la Wallonie bute depuis trente ans avec la ferme volonté de leur apporter des réponses concrètes et immédiates. Il s’agirait, avec ces forces vives, de préparer un nouveau contrat d’avenir dans lequel chacun s’engagerait à contribuer de toutes ses forces aux objectifs communs, à le co-construire, à le mettre en œuvre, à l’évaluer ;

4. j’élargirais ma majorité au Parlement wallon et à l’assemblée de la Communauté française et au groupe linguistique francophone de la Région de Bruxelles-Capitale, de manière à pouvoir disposer de la majorité requise (2/3) pour transférer les compétences nécessaires au redéploiement des régions dans le cadre de l’article 138 de la Constitution [2]. Je négocierais avec les germanophones les transferts des compétences dont ils ont besoin pour avancer vers un modèle à quatre régions [3]. Cela impliquerait, dans tous les cas de figure, d’associer directement ou indirectement les socialistes et les libéraux à la majorité parlementaire. La plus large majorité possible serait en outre bénéfique pour la mobilisation générale attendue ;

5. je ferais en sorte que l’affectation des moyens et des ressources actuels de la Région wallonne, soit plus de 7 milliards d’euros, et ceux provenant des transferts de compétences du fédéral et de la Communauté française, soit réétudiée et plus seulement décidée sur base des politiques passées. Avec les acteurs impliqués, je définirais une stratégie globale, cohérente, transversale qui serait pilotée dans le cadre d’un plan systémique où les moyens, y compris en ressources humaines, seraient affectés à des politiques précises, donc clairement identifiées. Comme jadis au fédéral, toutes les politiques seraient naturellement remises en questionnement quant à leur essence et à leur valeur ajoutée, l’objectif étant de réaliser le maximum de concentration financière sur ce qui est véritablement estimé prioritaire dans la phase de reconversion. A aucun moment, jusqu’ici, le gouvernement wallon n’a travaillé dans cette logique. L’instrument naturel de cette démarche, pour accompagner le gouvernement, est le Service public de Wallonie, son secrétariat général et l’ensemble des directions générales, en pratiquant les processus requis par l’excellence opérationnelle ;

6. une nouvelle gouvernance serait ainsi mise en place dans laquelle l’administration wallonne jouerait le premier rôle auprès des ministres, limités à sept malgré les transferts de compétences du fédéral et des communautés. Cette prééminence de l’Administration, maintenue globalement à son volume actuel, y compris en comptant les autres membres de la fonction publique dans l’enseignement et la recherche, se marquerait par une stricte limitation des membres des Cabinets à dix collaborateurs tout niveau par ministre, quelle que soit l’ampleur de ses compétences ;

7. je me donnerais ainsi cinq ans pour transformer profondément la Wallonie de telle sorte que ses habitants puissent reprendre confiance en eux-mêmes, en leurs forces vives et en leurs élus. Les ministres que j’aurais choisis pour m’accompagner auraient fait le même engagement que le mien : travailler pour tous, sans espoir ou volonté de faire autre chose que ce qu’ils se sont engagés à réaliser pendant ces cinq ans : assurer le redéploiement de la Wallonie pour ses citoyennes et citoyens en dehors de toute considération partisane. J’y veillerais personnellement.

Un choix pour la Wallonie : entre la reconnaissance et l’humiliation collective

Ces sept points, jetés brutalement sur le papier, peuvent être nuancés par une approche plus soutenue, plus collective, plus élaborée, telle que présentée par le Collège régional de Prospective de Wallonie dans le cadre de ses travaux Wallonie 2030 et en particulier ses deux appels : d’une part, celui du 2 mars 2011 portant sur l’urgence de la construction d’un contrat sociétal wallon et, d’autre part, celui du 30 mai 2014, contenant des Principes destinés à guider l’élaboration et la mise en œuvre de la prochaine déclaration de politique régionale de Wallonie [4]. Mais l’essentiel sera dans la manière. Ainsi que je l’indiquais, le 16 février 2014 en évoquant les conditions d’un redéploiement de la Wallonie, suite aux excellentes conférences de Vincent Reuter et de Joseph Pagano, le nouveau leadership en Wallonie et pour la Wallonie ne viendra pas de femmes ou d’hommes providentiels au charisme écrasant, s’appuyant sur des Richelieu de partis et des Cabinets ministériels autoritaires. Le nouveau leadership se construira, en Wallonie et pour la Wallonie, au départ d’une ou d’un ministre-président avec son équipe de ministres et de collaborateurs aussi respectueux qu’attentifs au travail du Parlement, qui auront à cœur de replacer l’Administration wallonne d’abord, et les acteurs de la gouvernance ensuite, au cœur de l’action publique.

L’alternative à la mise en place d’un contrat sociétal pour la Wallonie a bien été identifiée par le Collège régional de Prospective de Wallonie : il s’agit d’une spirale infernale qui voit le développement tarder à nouveau, le contrôle l’emporter sur la démocratie, une amplification de ce phénomène d’exclusion sociétale que l’on appelle la sherwoodisation, le distanciement croissant des entreprises à l’égard de l’intérêt régional, le démantèlement de la cohésion sociale et un État fédéré dans lequel l’austérité est imposée par la force. Ainsi, par un mécanisme de paupérisation généralisée inscrit dans le temps, que décrit bien la sociologue française Dominique Schnapper, la société née pour assurer l’égalité de dignité de tous les êtres humains et les émanciper, pourrait devenir la société de l’humiliation [5]. Collectivement en ce qui concerne la Wallonie.

Revoilà Thomas Jefferson ?

Relisant ces quelques notes d’après tonte, ma compagne me suspecte d’encore me prendre pour Thomas Jefferson [6]… je m’en défends absolument. Mais j’émets l’espoir que l’esprit des pionniers de la Révolution américaine ou de tout autre acte fondateur ou refondateur, anime demain ceux qui seront en charge de la Wallonie au Parlement et au gouvernement wallons. Elio Di Rupo avait commencé à prendre cette voie en septembre 1999 avant de s’arrêter pour prendre la présidence de son parti au printemps de l’année suivante. Lui-même ou d’autres sont capables de reprendre ce chemin, aujourd’hui plus difficile, mais aujourd’hui plus nécessaire encore.

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

[1] Le Collège régional de Prospective de Wallonie en a récemment listé huit majeurs :

– l’importance des changements dans les compétences et les moyens dont disposera la Région wallonne ainsi que dans la perspective d’une « responsabilisation » progressive de la Région, traduite par l’engagement de la société wallonne de prendre en charge les dépenses qui lui incombent, à partir de 2024 – à peine dix ans ! –avec la suppression progressive de la dotation de transition ;

– les défis auxquels nous sommes confrontés suite à la globalisation économique et financière, à la plus grande mobilité internationale des capitaux et des populations, à la nouvelle localisation des activités économiques dans le monde et aux lacunes de la construction européenne ;

– l’incapacité de réduire les écarts entre les citoyens dans l’accès à l’emploi de qualité, à la santé, au logement et aux autres droits sociaux fondamentaux, alors que les compétences que la Région wallonne détient dans ces domaines vont être élargies ;

– la crise structurelle que connaissent l’enseignement fondamental et l’enseignement secondaire ainsi que le sous-financement de l’enseignement supérieur, au cœur pourtant de la société de la connaissance ;

la difficulté récurrente de construire une politique culturelle fédérative avec tous les acteurs du territoire wallon, de manière à contribuer à la reconnaissance et à l’exercice des droits culturels ainsi que la Déclaration de Fribourg le préconise;

– les exigences de transformation des modèles de production et de consommation en vue de les rendre plus durables, en particulier plus économes en énergie et en matières premières, ce qui oblige à construire des chemins de transition qui soient efficaces et cohérents ;

– la nécessité de bâtir une solidarité wallonne forte prenant appui sur la diversité des acteurs, des citoyens, des entreprises et des territoires constituant la Wallonie ;

– le soutien des efforts inlassables d’amélioration de la gestion publique et de la gouvernance, tant dans leurs processus politiques et délibératifs que sous l’angle des procédures administratives.

Principes destinés à guider l’élaboration et la mise en œuvre de la prochaine déclaration de politique régionale de Wallonie, 27 mai 2014.

http://www.college-prospective-wallonie.org/Principes_DPR-2014.htm

[2] Constitution belge, Article 138 : Le Parlement de la Communauté française, d’une part, et le Parlement de la Région wallonne et le groupe linguistique français du Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale, d’autre part, peuvent décider d’un commun accord et chacun par décret que le Parlement et le Gouvernement de la Région wallonne dans la région de langue française et le groupe linguistique français du Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale et son Collège dans la région bilingue de Bruxelles-Capitale exercent, en tout ou en partie, des compétences de la Communauté française.

Ces décrets sont adoptés à la majorité des deux tiers des suffrages exprimés au sein du Parlement de la Communauté française et à la majorité absolue des suffrages exprimés au sein du Parlement de la Région wallonne et du groupe linguistique français du Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale, à condition que la majorité des membres du Parlement ou du groupe linguistique concerné soit présente. Ils peuvent régler le financement des compétences qu’ils désignent, ainsi que le transfert du personnel, des biens, droits et obligations qui les concernent.

Ces compétences sont exercées, selon le cas, par voie de décrets, d’arrêtés ou de règlements.

[3] Philippe DESTATTE, Quatre États fédérés pour plus de démocratie, dans Politique, n° 80, Mai-juin 2013.

http://politique.eu.org/spip.php?article2724

Jacques BRASSINNE de La BUISSIERE et Philippe DESTATTE, Un fédéralisme raisonnable et efficace pour un État équilibré, Namur, 24 février 2007. On trouvera le projet complet sur le portail de l’Institut Destrée :

http://www.institut-destree.eu/Documents/Publications/2007-02-24_J-Brassinne_Ph-Destatte_Quatrieme-Voie_FR.pdf

[4] Appel pour un contrat sociétal wallon, Collège régional de Prospective de Wallonie, 2 mars 2011, publié dans La Libre Belgique, 4 mars 2011,

http://www.lalibre.be/debats/opinions/appel-pour-un-contrat-societal-wallon-51b8cf40e4b0de6db9c04afa

et Principes destinés à guider l’élaboration et la mise en œuvre de la prochaine déclaration de politique régionale de Wallonie, 27 mai 2014,

http://www.college-prospective-wallonie.org/Principes_DPR-2014.htm

[5] Dominique SCHNAPPER, L’esprit démocratique des lois, p. 280-281, Paris, Gallimard, 2014.

[6] Philippe DESTATTE, “Faire naître les Etats-Unis avec Washington et Jefferson”, Entretien avec Pierre Havaux, dans Le Vif, 31 août 2012, p. 86-87.