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Namur, le 16 août 2019

Ce papier constitue la traduction complète de l’interview de Philippe Destatte : Jeroen ZUALLAERT, Philippe Destatte (Institut Destrée) fileert de Waalse politiek, « De Franstaligen moeten ermee ophouden voortdurend geld te vragen », parue dans Knack, le 21 août 2019, p. 31-34 [1].

Il conviendrait de régionaliser la SNCB, adopter le confédéralisme et faire d’Anvers la capitale de la Flandre. Tels ne sont pas les propos d’un nationaliste flamand convaincu ou d’un ardent défenseur du séparatisme, mais de Philippe Destatte, directeur de l’Institut Destrée. Je refuse de croire que les Wallons ne sont pas capables de s’en sortir seuls. 

Jeroen Zuallaert : Philippe Destatte doit s’habituer à son nouveau cadre professionnel. Depuis le mois de mars, l’Institut Destrée, un think tank indépendant chargé d’observer de près la politique wallonne, occupe les locaux de l’ancien Greffe du Parlement de Wallonie au cœur de Namur. Derrière son bureau, d’énormes fenêtres. En matière de transparence, nous ne sommes pas mal lotis, mais la vue était plus belle depuis mon ancien bureau. Un ancien bureau qui donnait sur la Meuse et l’Élysette (le siège du ministre-président du gouvernement wallon), ce qui n’était pas sans présenter certains avantages. Cela me permettait de tenir le ministre-président à l’œil, dit-il avec le sourire. C’est ainsi qu’il a fait remarquer dans l’un de ses textes que les lumières restaient à nouveau allumées le soir depuis l’arrivée de Willy Borsus (MR) en août 2017.

Philippe Destatte : Willy Borsus est un travailleur infatigable : il n’était pas rare de le voir dans son bureau dès 6 heures du matin. Il en allait autrement quand le PS était aux commandes. Paul Magnette cumulait sa fonction de ministre-président avec celle de bourgmestre de Charleroi et Rudy Demotte était à la fois ministre-président de la Région wallonne, de la fédération Wallonie-Bruxelles et candidat bourgmestre de Tournai. (soupir) Il va pourtant de soi que le poste de ministre-président de la Wallonie est un job à plein temps

Jeroen Zuallaert : il semble par moments que Philippe Destatte prêche dans le désert, même si ses thèses sont étayées par une quantité impressionnante de chiffres et diagrammes. Il est étonnamment sévère dans ses analyses de la situation en Wallonie et sur la responsabilité que porte l’élite politique wallonne à cet égard. Une attitude qui ne vaut pas que des amis à cet ancien chef de cabinet du ministre PS de la Politique scientifique Jean-Maurice Dehousse.

Philippe Destatte : Rudy Demotte a refusé de me rencontrer lorsqu’il était ministre-président. Jean-Claude Van Cauwenberghe (PS) a menacé à plusieurs reprises de supprimer notre budget. Si vous avez trois ou quatre chercheurs à payer et si aucun subside ne vous a encore été versé début décembre, vous êtes en droit de vous faire du souci. En Wallonie, on ne dit pas impunément aux élus qu’ils ne sont pas à la hauteur. Il est très difficile pour les chercheurs wallons de s’exprimer de manière critique.

Jeroen Zuallaert : cela n’empêche pas l’Institut Destrée de passer à l’action. C’est ainsi que Philippe Destatte a lancé un appel remarqué au lendemain des élections du 26 mai : formez dans les plus brefs délais un gouvernement aussi large que possible, mais sans déclaration gouvernementale.

Philippe Destatte : j’ai proposé de profiter des mois d’été pour rassembler quarante acteurs majeurs de la Wallonie – chefs d’entreprise, syndicats, représentants des grandes villes et organisations patronales, etc. – afin de parcourir le budget wallon actuel, soit environ 15 milliards, et d’examiner ligne par ligne quelles sont les dépenses fondées. Veiller à ce que la Wallonie suive une trajectoire budgétaire qu’elle peut tenir, voilà en quoi doit consister la mission du nouveau gouvernement wallon. 

Jeroen Zuallaert : il s’agit d’une mesure plutôt radicale.

Philippe Destatte : c’est exact, et il me semble évident que c’est une tâche à accomplir ensemble. Si on s’adresse à un syndicat en lui disant qu’on lui retire la moitié de son argent, on n’est pas près d’arriver à un accord. Mais si on prend les décisions ensemble, il est possible de réaliser des économies qui seraient impossibles autrement. (soupir) Mais il est clair que nous en sommes encore à des années-lumière.

Philippe Destatte, historien et prospectiviste européen, spécialiste du développement régional, du fédéralisme et de la Wallonie – Institut Destrée © Eric de Mildt. All rights reserved. eric.demildt@skynet.be

 

Jeroen Zuallaert : pourquoi mettez-vous aussi fortement l’accent sur la discipline budgétaire ?

Philippe Destatte : parce qu’on ne peut mener une politique stratégique que si on dispose de marges. Si le budget menace constamment de passer dans le rouge, comme c’est le cas de la Région wallonne, il est impossible de réfléchir à long terme. On peut faire la comparaison avec une famille qui a déjà dépensé tout son argent le 15 du mois. Il n’est alors pas question d’envisager la construction d’une maison ou un voyage à l’étranger, mais uniquement d’adapter ses dépenses à son budget. Mais la Wallonie refuse de s’y plier. Prenons l’exemple des allocations familiales, qui ont été régionalisées dans le cadre de la sixième réforme de l’État. La Wallonie n’a pas les moyens budgétaires de maintenir les allocations familiales au niveau actuel. Il faudrait pouvoir prendre la décision de ne pas verser d’allocations familiales au premier enfant, comme c’est le cas en France. Ou de ne pas accorder d’allocations familiales aux familles fortunées. Mais que faisons-nous en Wallonie ? Nous nous accrochons obstinément à l’idée qu’un enfant né à Anvers doit recevoir la même chose qu’un enfant né à Arlon.

Jeroen Zuallaert : les dirigeants des partis flamands et wallons ne se sont pas parlé depuis les élections. Cela vous paraît-il problématique ?

Philippe Destatte : j’y vois un problème majeur. Il est fondamental de se parler en politique. Je constate que pour de nombreux élus wallons, cela ne va pas de soi. Le jour où Caterpillar a annoncé la fermeture de son usine de Gosselies me vient spontanément à l’esprit. Le matin même, Paul Magnette a déclaré lors d’un entretien à la radio qu’il n’était au courant de rien, car il n’avait plus parlé au patron de Caterpillar depuis deux ans. (long silence). Je trouve cela inimaginable. Le rôle des représentants politiques est de parler avec les gens, de les rassembler, de créer des réseaux.

Jeroen Zuallaert : cela vaut-il également pour le Vlaams Belang ?

Philippe Destatte : je trouve que les responsables politiques doivent parler avec tout le monde, y compris avec le Vlaams Belang. Mais je ne dis pas qu’ils doivent négocier avec tout le monde. Je suis furieux que la N-VA ait mené d’aussi longues négociations avec le Vlaams Belang. Je ne ressens aucune animosité vis-à-vis de la N-VA. Je m’efforce d’expliquer, aussi pédagogiquement que possible, que la N-VA est un parti avec lequel on peut discuter. Je ne suis pas d’accord avec certaines de leurs propositions et le discours provocateur d’une personne comme Theo Francken doit être remis en question, mais la N-VA est un parti démocratique avec lequel il est possible de collaborer. Toutefois, pour les partis francophones, les longs entretiens entre la N-VA et le Vlaams Belang rendent encore la discussion avec la N-VA plus difficile.

Jeroen Zuallaert : pourquoi est-ce si difficile pour la Wallonie ? Car au bout du compte, la N-VA n’a pas inclus le Vlaams Belang dans les pourparlers de coalition.

Philippe Destatte : le Vlaams Belang est un parti fasciste. Je ne cherche pas à être injurieux : je me base sur des modèles d’experts du fascisme comme Zeev Sternhell. À présent que l’orientation économique du Vlaams Belang vire à gauche, ce parti répond encore plus à cette classification. Il y avait déjà beaucoup de réticences à parler avec la N-VA et les longues semaines de négociation ne font qu’accroître cette aversion. Je ne serais pas surpris que la Wallonie demande elle-même la scission si le Vlaams Belang devenait le premier parti en 2024. L’histoire nous apprend que les questions de principe peuvent faire bouger les Wallons.

Jeroen Zuallaert : la coalition suédoise a-t-elle transformé la Wallonie ?

Philippe Destatte : en un sens, elle a jeté la suspicion sur le MR, car c’est le seul parti francophone à avoir travaillé avec la N-VA. Je n’ai pas l’impression que la politique du gouvernement fédéral a convaincu l’opinion publique. Plusieurs dossiers, parmi lesquels la loi sur les visites domiciliaires, ont été difficilement reçus en Wallonie. En outre, force est de constater que la pauvreté a augmenté en Wallonie et que de nombreux chômeurs perçoivent désormais un revenu d’intégration plutôt qu’une allocation, même si on le doit principalement à la politique du gouvernement Di Rupo. Sans oublier, bien sûr, que le débat sur le confédéralisme empoisonne depuis des années les relations avec les partis flamands.

Jeroen Zuallaert : vous avez pourtant la conviction que « le confédéralisme n’est pas un problème, mais une solution », comme vous l’avez écrit récemment sur votre blog [2].

Philippe Destatte : je ne comprends vraiment pas d’où vient la panique de la Wallonie à cet égard. Il existe des systèmes confédéraux qui sont plus solidaires que certains systèmes fédéraux. Dans sa thèse de doctorat, Marc Uyttendaele (ndlr de Knack : professeur de droit constitutionnel et époux de Laurette Onkelinx, figure de proue du PS) qualifiait déjà le fédéralisme belge de système tendant vers la confédération. (de la colère dans la voix) Mais chaque fois que la Flandre parle de confédéralisme, les critiques fusent comme par un réflexe pavlovien. Le projet proposé par Bart De Wever ne fait même pas l’objet de discussions. Si les francophones se donnaient la peine de le lire, ils seraient agréablement surpris.

Jeroen Zuallaert : en quoi seraient-ils agréablement surpris selon vous ?

Philippe Destatte : je trouve intéressant que le système proposé par Bart De Wever encourage les exécutifs régionaux à s’asseoir à la même table. L’idée de composer un gouvernement fédéral issu d’une représentation des exécutifs régionaux me semble un bon moyen de forcer les régions à se concerter. Je plaide moi-même depuis des années en faveur d’un système à quatre régions : la Flandre, la Wallonie, Bruxelles et la communauté germanophone. J’abolirais la Fédération Wallonie-Bruxelles pour tout porter au niveau régional. Le principal défi à cet égard est Bruxelles. La Flandre devrait également se trouver une nouvelle capitale, mais cela ne devrait pas poser de problème. (sourire) Je présume que Bart De Wever ne verrait pas d’inconvénient à ce qu’Anvers devienne la capitale de la Flandre.

Jeroen Zuallaert : lorsque le gouvernement Michel est entré en fonction, Bart De Wever a déclaré qu’un gouvernement sans le PS constituait déjà une réforme de l’État en soi. Lui donnez-vous raison ?

Philippe Destatte : comme vous le savez, il n’existe pas qu’un seul PS. Il y a un PS qui a peur de perdre des voix au profit du PTB et qui essaie de couvrir son flanc gauche. Il s’agit du PS de Paul Magnette, qui puise l’inspiration dans le populisme de gauche pensé par des idéologues comme Chantal Mouffe. Et il y a le PS de Guy Spitaels, mais aussi d’Elio Di Rupo, qui est pragmatique et lutte contre la pauvreté, tout en prenant conscience qu’il faut créer de la plus-value. Jean-Maurice Dehousse, dont j’ai été le chef de cabinet dans les années 90, l’avait bien compris : sans profits, pas d’entreprises ; et sans entreprises, pas d’emplois. Le problème, c’est qu’on ne sait jamais à quel PS on a affaire.

Jeroen Zuallaert : début juillet, le PS et Écolo ont sorti leur note coquelicot. Y avez-vous décelé de bonnes idées ?

Philippe Destatte : la dynamique de l’ouverture m’a paru intéressante ; ce désir de bâtir une coalition avec un maximum de partis possible. Parallèlement, je comprends parfaitement que l’obstination de certains partis francophones à proposer la gratuité des transports en commun puisse rendre fous de nombreux Flamands.

Jeroen Zuallaert : que pensez-vous de la semaine de 30 heures de travail souhaitée par le PS ?

Philippe Destatte : (soupir) nous avons un problème de productivité en Wallonie. Nous sommes moins productifs que les régions environnantes, que ce soit en termes de personnel ou de machines. Je ne vois pas comment une semaine de 30 heures pourrait résoudre ce problème. C’est une très mauvaise idée. (il secoue la tête). Lorsque la France est passée au régime des 35 heures sous Lionel Jospin, le chancelier allemand a parlé de bonne mesure… pour l’économie allemande. Tout parti wallon responsable qui se respecte doit aujourd’hui affirmer que la Wallonie ne pourra se redresser que si nos entreprises sont compétitives.

Jeroen Zuallaert : selon vous, les élus wallons doivent-ils soutenir les entreprises ?

Philippe Destatte : oui, mais il ne s’agit pas de distribuer de l’argent. Nous donnons beaucoup trop d’argent aux entreprises. Un gouvernement doit au premier chef développer des infrastructures de qualité et une bonne formation technique. C’est beaucoup plus important que tous ces avantages fiscaux ou autres mesures telles que la déduction des intérêts notionnels. Et bien sûr, la Wallonie doit investir beaucoup plus dans la recherche et le développement.

Jeroen Zuallaert : investit-on intelligemment en Wallonie ?

Philippe Destatte : non. De nombreux choix posent question. Un de nos problèmes majeurs est la fragmentation. On observe un déficit d’intérêt régional commun en Wallonie et c’est donc le royaume du chacun pour soi. Cela se voit à la manière dont la Wallonie gère le rail. Les élus de Charleroi souhaitent une liaison vers l’aéroport ; ceux de Mons veulent une nouvelle gare ; et ceux d’Arlon veulent un train vers le Luxembourg. Au bout du compte, aucune priorité n’est réellement fixée. C’est ainsi que l’intérêt partisan finit par l’emporter. À terme, les projets se transforment en compensations parce qu’un autre parti a déjà eu gain de cause par ailleurs et non parce que cela s’intègre dans une stratégie globale. C’est ainsi que les négociations tournent mal avec la SNCB et que la prestation de services en Wallonie est déplorable. Mais il est évidemment beaucoup plus facile de dire que c’est la gestion flamande de la SNCB qui met des bâtons dans les roues des Wallons.

Jeroen Zuallaert : le rail doit-il être une priorité pour la Wallonie ?

Philippe Destatte : cela fait longtemps que je plaide en faveur d’une régionalisation de la SNCB. Il faudrait le faire sans tarder. Le rail bruxellois est complètement congestionné. Il serait beaucoup plus logique de ne plus faire passer tous les trains par Bruxelles. Je ne vois pas pourquoi cela ne fonctionnerait pas. En France, le rail a été partiellement régionalisé et les transports publics s’en trouvent visiblement améliorés. Je plaiderais même pour la privatisation d’une partie des lignes ferroviaires. Pourquoi la Deutsche Bahn ne serait-elle pas intéressée par une connexion vers Paris passant par Liège plutôt que par Bruxelles ? Si l’on s’entend sur les prix et le nombre d’arrêts, ne serait-ce pas une bonne affaire ?

Jeroen Zuallaert : privatiser le rail est-il vraiment une bonne idée ? Au Royaume-Uni…

Philippe Destatte : (il souffle) ah, c’est l’exemple qui revient toujours. Le Hainaut nous a déjà fourni des expériences positives avec des opérateurs ferroviaires public-privé. Une privatisation partielle déchargerait le budget wallon.

Jeroen Zuallaert : Bart De Wever s’est irrité que les partis francophones se posent toujours comme « demandeurs de rien ». Pensez-vous que les partis francophones soient disposés à négocier une réforme de l’État ?

Philippe Destatte : je ne pense pas. Il y a bien sûr la loi de financement de la sixième réforme de l’État, qui prévoit que la Wallonie devra financer 60 millions par elle-même à partir de 2024. Ce n’est pas rien, mais c’est une broutille sur un budget de 15 milliards. Évidemment, c’est ennuyeux quand on est constamment à court de fonds comme c’est le cas du budget wallon, mais ce n’est pas insurmontable.

Jeroen Zuallaert : le président du PS Elio Di Rupo a toutefois indiqué que la loi de financement devait être renégociée.

Philippe Destatte : une note de 60 millions mérite-t-elle vraiment une crise institutionnelle ? Je ne le pense pas. En réalité, on ne peut que s’étonner du faible montant en jeu. Quoi qu’il en soit, les francophones doivent cesser de demander continuellement de l’argent. Je suis outré que de nombreux élus francophones semblent trouver normal qu’il y ait des transferts entre la Flandre et la Wallonie. Il faut vraiment en finir avec la logique de distribution. Une grande partie de l’administration wallonne doit s’occuper des subventions européennes. J’ai pu constater par moi-même les méfaits de cet état d’esprit. Voici quelques années, nous collaborions avec une intercommunale du Hainaut qui œuvre au développement économique. Nous savions que les fonds structurels européens allaient se tarir, ce qui nous obligeait à être inventifs. Cela a mal tourné quand Rudy Demotte nous a annoncé qu’il avait quand même trouvé quelques milliards européens. (soupir) Alors que nous travaillions réellement sur des projets en faisant preuve d’imagination, nous nous sommes subitement à nouveau retrouvés dans une logique de distribution. Au lieu de lutter contre la fragmentation, tout le monde voulait à nouveau être sûr d’avoir sa part du gâteau. Il m’arrive de penser que les projets se seraient mieux mis en place si l’Europe n’avait pas été présente. Cela aurait forcé la Wallonie à se transformer. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Je le dis à regret, car je refuse de croire que les Wallons ne sont pas capables de s’en sortir seuls.

[1] Une version plus courte, traduite en français à partir du texte néerlandais, de cette interview est également parue sur le site du magazine Le Vif, le 20 août 2019 : Jeroen ZUALLAERT, Philippe Destatte : « Les francophones doivent cesser de demander continuellement de l’argent« .

[2] Philippe DESTATTE, Le (con)fédéralisme en Belgique n’est pas un problème, c’est une solution. Blog PhD2050, Bruxelles, 14 juillet 2014,

https://phd2050.org/2014/07/14/confederalisme/