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Erbil, Kurdistan, Irak, 8 octobre 2022

 

1. Penser de manière libre et créative

S’il est une dimension qui peut intéresser l’Irak et ses composantes étatiques dans le système institutionnel belge, c’est la liberté certaine que l’on peut observer dans l’évolution du fédéralisme et les ferments de confédéralisme qu’il contient, probablement depuis sa mise en place en 1970 [1]. Cette approche nous oblige à quitter les anciens clivages méthodologiques du droit constitutionnel et de la science politique qui différencient ces deux concepts de manière très contrastée pour intégrer l’idée que fédéralisme et confédéralisme seraient de même nature, voire que l’on pourrait passer de l’un à l’autre, en particulier du système fédéral au système confédéral [2]. Or, c’est généralement le chemin inverse qui est adopté.

Chacune et chacun en effet doivent se souvenir de l’adresse au peuple de l’État de New York de fin novembre 1787, publiée dans The Federalist numéro 9. Un des pères de la Constitution américaine, Alexander Hamilton (1757-1804), y cite longuement L’esprit des Lois de Montesquieu (1689-1755) et sa définition de la République fédérative, que l’Américain traduit par Confederate Republic. Hamilton rappelle également la définition qu’en donne le philosophe français : cette forme de gouvernement, écrivait Montesquieu, est une convention par laquelle plusieurs Corps politiques consentent à devenir citoyens d’un État plus grand qu’ils veulent former. C’est une société de sociétés, qui en font une nouvelle, qui peut s’agrandir par de nouveaux associés qui se sont unis [3].

C’est de cette définition du confédéralisme ou de l’État fédératif qu’Hamilton glisse vers celle de la fédération, qu’il préconise : La définition d’une république confédérée semble être simplement « un assemblage de sociétés » ou une association de deux ou plusieurs États en un seul État. L’étendue, les modifications et les objectifs de l’autorité fédérale sont de simples questions de discrétion. Tant que l’organisation séparée des membres n’est pas abolie ; tant qu’elle existe, par une nécessité constitutionnelle, à des fins locales ; même si elle est parfaitement subordonnée à l’autorité générale de l’union, il s’agit toujours, en fait et en théorie, d’une association d’États, ou d’une confédération. La Constitution proposée, loin d’impliquer une abolition des gouvernements des États, fait d’eux des constituants de la souveraineté nationale, en leur permettant une représentation directe au Sénat, et laisse en leur possession certaines portions exclusives et très importantes du pouvoir souverain. Cela correspond pleinement, dans toute l’interprétation rationnelle des termes, à l’idée d’un gouvernement fédéral [4].

Un de nos plus brillants professeurs de Droit constitutionnel en Wallonie, qui fut d’ailleurs ministre belge de la réforme de l’État voici plus de cinquante ans, constatait que, malgré l’abondante littérature en science politique sur le fédéralisme, on ne voyait toujours pas clairement où finissait la (con)fédération d’États et où commençait l’État fédéral. Sa solution consistait en fait à considérer que c’est le volume des attributions dévolues au pouvoir central qui est déterminant : si le volume est réduit, nous nous trouvons dans un système confédéral, s’il est important, dans un État fédéral [5]. Un des illustres prédécesseurs de ce professeur de l’Université de Liège observait que, dans le système fédéral, le pouvoir central a le droit de faire des lois et de les imposer à ses agents dans les domaines de la justice, de la force publique, du fisc, et, dès lors, d’agir directement sur tous les citoyens de l’Union. Dans le système confédéral ou de la fédération d’États, le pouvoir central n’a de rapports qu’avec ces États fédérés ou confédérés et n’atteint les citoyens que par leur intermédiaire [6]. Néanmoins, cette logique renvoie à la question de la durabilité de l’ensemble et donc à la finalité du système fédéral ou confédéral : la suprématie d’un bien commun, d’un intérêt général, sur les égoïsmes collectifs et les intérêts particuliers. La conviction également que chacun prend et assume sa part dans le « ménage » étatique et sociétal.

Il faut aussi – et c’est l’intérêt de l’expérience belge, toujours en cours – considérer que la direction du mouvement possible n’est pas seulement celle qu’ont connu les États-Unis ou la Suisse d’un modèle confédéral vers un modèle fédéral, mais plutôt d’un système fédéral vers un système confédéral. Je n’ignore pas que cela peut fâcher certains constitutionnalistes doctrinaires comme des représentants de l’immobilisme institutionnel en Belgique, les uns étant parfois les mêmes que les autres. Néanmoins, entre le modèle et la réalité, la carte et le terrain, chacun constate souvent des différences majeures.

 

2. Le fédéralisme belge aujourd’hui

La Belgique d’aujourd’hui est unique dans sa construction. Alors que subsistent de fortes traces d’unitarisme étatique et de centralisation, on y relève des traits qu’on peut attribuer au fédéralisme et des traits qui relèvent de confédéralisme. Cette Belgique n’est plus bipolaire comme elle l’était au XIXe siècle. Elle s’est complexifiée culturellement, socialement, politiquement, institutionnellement.

Non sans mal, la Flandre (6,6 millions d’habitants) et la Wallonie (3,6 millions d’habitants) ont fini par acquérir un statut, celui de régions politiques disposant d’une large et réelle autonomie. La région-capitale, Bruxelles, lieu de rencontre bilingue, légalement, mais aussi très théoriquement, des Flamands et des Wallons, est devenue davantage multiculturelle et fondamentalement internationale. De surcroît, elle est parvenue à occuper la position enviée d’être une des capitales de l’Europe, voire LA capitale de l’Union et de ses institutions. À la surprise de beaucoup, enfin, Bruxelles en tant que région a émergé institutionnellement en 1989, même si elle ne représente que 0,5% du territoire de la Belgique. Autre donnée importante : la mobilité de sa population d’1,2 million d’habitants est considérable puisqu’en vingt ans, depuis 2000, plus de 1 500 000 personnes se sont installées à Bruxelles et 1 400 000 l’ont quittée pour les autres régions ou pour d’autres pays. Cette fluidité démographique pose problème en termes de fiscalité et donc d’évolution des institutions et compétences du fédéralisme [7]. À l’Est de la Belgique, les guerres mondiales ont laissé des traces par l’intégration de populations allemandes qui se sont imposées dans les réformes de l’État comme une troisième communauté de moins de 80.000 habitants, presque déjà quatrième région par la nature des compétences acquises.

Certains professeurs de droit constitutionnel ont observé que, depuis 1970, la Belgi­que se caractérise par un processus de décision confédéral au niveau de l’Etat central, en mettant notamment en évidence la parité constitutionnelle entre francophones et néerlandophones au Conseil des ministres [8], en pointant la règle de l’unanimité ou encore la majorité qualifiée nécessaire pour décider parmi les différentes composantes de l’État. La pratique d’accords de coopération dans le domaine des négociations de traités et de la représentation de la Belgique dans les organes internationaux peut également laisser penser que le stade du fédéralisme est déjà dépassé. Dès 1993, un célèbre constitutionnaliste flamand concluait qu’en reconnaissant le droit de veto des grandes communautés non seulement au niveau de leur entité fédérée, mais aussi pour la mise en œuvre de politiques restées fédérales, la Belgique évoluait dans une direction qui présente quelque analogie avec les systèmes de décision pratiqués dans une confédération [9]. Deux chercheurs de l’Université de Liège faisaient le même constat en 2014 en observant le partage de la compétence des relations internationales ainsi qu’en permettant aux communautés, aux régions et à l’État de conclure entre eux des accords de coopération qui ressemblent à des traités entre sujets de droit international (article 92bis de la loi spéciale de réformes institutionnelles du 8 août 1980) [10].

 

3. Le paradigme confédéral

Le confédéralisme qui est aujourd’hui sur la table des partis politiques en Belgique constitue une idée controversée. Revendiqué avec une certaine force par la plupart des partis wallons de gauche (socialistes, libéraux et communistes) après la Seconde Guerre mondiale, prôné par des intellectuels francophones jusque dans les années 1980, le terme de confédéralisme s’est chargé de connotations négatives quand il a été diabolisé par les libéraux wallons et bruxellois au début des années 1990. Parce qu’il était plu­tôt considéré comme un élargissement du fédéralisme, le mot a été repris dès 1994, puis affirmé à des moments différents de la vie politique, par plusieurs ténors des grands partis flamands. à l’inverse, plus il a pris de la place dans le discours politique flamand, plus les partis politiques francophones se sont insurgés contre cette idée, en affirmant que le confédéralisme est le chemin qui mène tout droit au séparatisme, à l’éclatement de la Belgique, à l’indépendance de la Flandre.

C’est le parti nationaliste La Nouvelle Alliance flamande (NVA) qui a, en Belgique, développé le projet le plus élaboré de confédéralisme. Rejetant l’idée, considérée comme académique, que ce concept désignerait la collaboration entre deux États indépendants, un de leur chef de file, politologue de l’Université de Gand, définit lui aussi le confédéralisme comme une autonomie poussée des entités fédérées, de telle sorte qu’elles exercent leurs compétences au plus près des gens et tout en conservant des pouvoirs régaliens au niveau fédéral ou confédéral [11].

La NVA a élaboré un projet de réforme de l’État belge en vue des élections de 2014 et l’a encore défendu en 2019 [12]. Dans ce modèle, la Confédération serait compétente pour la Défense, les Affaires étrangères, les Finances, les conditions d’octroi de la nationalité, l’asile, la Cour de cassation et la Cour constitutionnelle, ainsi que la lutte contre la grande criminalité. Le gouvernement confédéral, paritaire, serait composé de six minis­tres désignés par la Flandre et la Wallonie. Les 50 députés confédéraux seraient choisis paritairement au sein des parlements flamand et wallon, avec une représentation garantie des Bruxellois et des germanophones. Les Bruxellois qui optent pour le régime fiscal et social néerlandophone contribueraient à élire le Parlement flamand ; ceux qui choisissent le régime francophone voteraient pour le Parlement wallon. La Flandre et la Wallonie recevraient toutes les compétences résiduelles, y compris la perception de l’Impôt sur les Personnes physiques (IPP), sauf celles qui sont spécifiquement confiées à la Confédération. Bruxelles aurait la maîtrise de sa politique économique, y compris l’impôt des sociétés et les aides à l’emploi, en plus des actuelles compétences en logement, environnement, aménagement du territoire, etc. Ses habitants seraient toutefois rattachés à l’un des deux systèmes de sécurité sociale, flamand ou wallon. La Région serait gérée par un gouvernement paritaire, responsable devant un parlement de 70 députés, parmi lesquels une représentation garantie de 15 néerlandophones. La solidarité entre les différentes entités ne disparaît pas. Elle serait organisée de manière permanente en mobilisant les moyens confédéraux et se veut chiffrable, transparente et responsabilisante. Un Conseil de Concertation permanente belge serait composé des présidents des entités confédérées.

 

Conclusion : le chemin à prendre

S’il existe, le fédéralisme classique s’accommoderait difficilement des trois principes du fédéralisme belge : 1. l’équipollence des normes – c’est-à-dire l’égalité de puissance juridique entre la loi fédérale et les lois des entités fédérées – ; 2. l’exclusivité des compétences localisées soit au niveau fédéral soit au niveau des entités fédérées sur leur territoire respectif ; 3. l’usage exclusif, lui aussi par les entités fédérées, de la capacité internationale des compétences qui leur ont été transférées, y compris le droit de signer des traités internationaux. Ajoutons que deux des entités fédérées de l’État fédéral belge disposent d’une réelle souveraineté dans l’exercice de leurs compétences grâce à un système d’élection directe et séparée de leurs membres, ainsi que d’une autonomie constitutive, embryon d’un pouvoir constitutionnel : le Parlement flamand et le Parlement wallon.

Ni fédéralisme ni le confédéralisme ne sont en fait des notions juridiques précises. Ce sont parmi les vocables les plus complexes de la science politique. Ce sont surtout des produits de l’histoire. Du fédéralisme, on dit qu’il est sui generis, qu’il se construit lui-même [13]. Partout dans le monde, la logique fédéraliste a vocation à articuler ces deux grands principes contradictoires que sont le besoin d’autonomie et le besoin d’association. Tantôt, ce principe prend une direction centripète, ce qui est le cas des États-Unis ou de l’Europe en construction, tantôt il prend une forme centrifuge, ce qui est la logique dans laquelle s’inscrit la Belgique. On y parle de fédéralisme belge de désintégration. C’est pourquoi, l’actuel commissaire européen et juriste Didier Reynders, lorsqu’il était président de parti politique en 2007, avait déclaré au journal Le Monde, que la logique à l’œuvre en Belgique est celle d’une confédération. L’enjeu, avait-il poursuivi, est d’apprendre à faire vivre ensemble des gens qui se meuvent déjà dans des univers diffé­rents [14].

Ma propre préférence ne va pas au confédéralisme appliqué à la Belgique, mais à un fédéralisme à quatre États disposant des mêmes droits et exerçant les mêmes compétences puissantes.

Mais lorsqu’on délibère à quatre ou à cinq, il est rare qu’on choisisse tout seul le chemin à prendre…

 

Philippe Destatte

@PhD2050

 

[1] Ce texte constitue la traduction française de mon intervention à la conférence The Kurdish Question in the Middle East, organisée conjointement par l’Université de Soran (Irak), le Centre français de Recherche sur l’Irak et Science Po Grenoble, tenue à Erbil, Kurdistan, Irak, 8 octobre 2020.

[2] Voir : Philippe DESTATTE, Le (con)fédéralisme en Belgique n’est pas un problème, c’est une solution, conférence (Con)federalism: cure or curse, Rethinking Belgium’s institutions in the European Context, 11th public event of the Re-Bel initiative, Fondation universitaire, Bruxelles,19 juin 2014. Blog PhD2050, 14 juillet 2014. https://phd2050.wordpress.com/2014/07/14/confederalisme/– Ph. DESTATTE dir., Le fédéralisme dans les États-nations, Regards croisés entre la Wallonie et le monde, Bruxelles, Presses interuniversitaires européennes, 1999. – Ph. DESTATTE, Le confédéralisme, spectre institutionnel, coll. Notre Histoire, Namur, Institut Destrée, 2021.

[3] The Federalist, A commentary on the Constitution of the United States, Being a Collection of Essays written in Support of the Constitution agreed upon September 17, 1787, by the Federal Convention, From the original text of Alexander HAMILTON, John JAY and James MADISON, p. 50-51, New York, Random House – The Modern Library, 1960. – Nous reprenons ici en traduction le texte de  MONTESQUIEU, De l’esprit des lois, dans Œuvres complètes, t.2, p. 369, coll. La Pléiade, Paris, Gallimard, 1951.

[4] Il s’agit de notre traduction du texte : The definition of a Confederate republic seems simply to be « an assemblage of societies » or an association of two or more states into one state. The extent, modifications, and objects of the federal authority are mere matters of discretion. So long as the separate organization of the members be not abolished; so long as it exists, by a constitutional necessity, for local purposes; though it should be in perfect subordination to the general authority of the union, it would still be, in fact and in theory, an association of states, or a confederacy. The proposed Constitution, so far from implying an abolition of the State governments, make them constituents of the national sovereignty, by allowing them a direct representation to the Senate, and leave in their possession certain exclusive and very important portions of sovereign power. This fully corresponds, in every rational import of the terms, with the idea of a federal government. The Federalist, op. cit., p. 52-53.

[5] Fernand DEHOUSSE, Le fédéralisme et la question wallonne, Congrès des Socialistes wallons, 5 et 6 juillet 1947, p. 12-15, La Louvière, ICO, 1947.

[6] Émile de LAVELEYE, Le gouvernement dans la démocratie, t. 1, p. 71, Paris, Alcan, 1892.

[7] Philippe VAN PARIJS, The start of Brussels’ demographic decline? in The Brussels Times, 1st September 2022, https://www.brusselstimes.com/column/281867/the-start-of-brussels-demographic-decline

[8] Karel RIMANQUE, Réflexions concernant la question oratoire : y a-t-il un État belge ?, dans Hugues DUMONT e.a. (dir.), Belgitude… p. 67. – Voir aussi Il n’existe pas d’État confédéral, dans L’Écho, 7 août 2007.

[9] Karel RIMANQUE, Le confédéralisme, dans Francis DELPEREE, La Constitution fédérale du 5 mai 1993, p. 31sv, Bruxelles, Bruylant, 1993.

[10] Michel PAQUES et Marie OLIVIER, La Belgique institutionnelle, Quelques points de repère, dans Benoît BAYENET, Henri CAPRON et Philippe LIEGEOIS éds., L’Espace Wallonie-Bruxelles, Voyage au bout de la Belgique, p. 60, Bruxelles, De Boeck, 2007.

[11] Pourquoi la N-VA choisit le confédéralisme, dans L’Écho, 4 janvier 2013. – Quel est le confédéralisme prôné par la N-VA ? dans L’Écho, 6 janvier 2013.

[12] N-VA, Verandering voor Vooruitgang, Congresteksten, 31 Januari – 1 & 2 Februari 2014, Antwerpen, 2013. 76 p. https ://www.n-va.be/sites/default/files/generated/files/ news-attachment/definitieve_congresbrochure.pdf – Le changement pour le progrès, 2e partie, N-VA, 30 octobre 2013, 15 p. https ://francais.n-va.be/sites/international.n-va.be/files/ generated/files/news-attachment/conference_de_presse_3010_-le_confederalisme_0.pdf – Ben WEYTS, Verandering voor Vooruitgang, 30 octobre 2013 https ://www.n-va.be/ nieuws/verandering-voor-vooruitgang

[13] Fernand DEHOUSSE, Les projets fédéralistes de 1938 à nos jours, dans Jacques LANOTTE éd., L’histoire du mouvement wallon, Journée d’étude de Charleroi, 26 février 1976, p. 27, Charleroi, Institut Destrée, 1978

[14] Christophe DE CAEVEL, Tabou confédéral, Édito, dans L’Écho, 13 novembre 2007. – Jean-Pierre STROOBANTS, En Belgique, « la logique est celle d’une confédération », Didier Reynders, libéral francophone, exige un « signal clair » des Flamands sur leur volonté de maintenir un État fédéral, dans Le Monde, 10 novembre 2007.