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 Namur, 29 octobre 2013

Dans la plupart des territoires en reconversion industrielle, bénéficiant pourtant d’une grande attention des acteurs majeurs autant que d’atouts indéniables, de nombreux chefs d’entreprises et un certain nombre de patrons universitaires manifestent, dans leur approche quotidienne, un certain scepticisme qui tranche avec l’ambition collective de porter leur région vers le renouveau [1]. Alors qu’une bonne part des efforts mettent l’accent sur les liens, synergies et interfaces entre la recherche et l’industrie, la question des circuits de diffusion et d’intégration de l’innovation [2] reste sensible. On sait que les outils existent, qu’ils sont disponibles, souvent performants, mais on ne les visualise pas réellement… Tel patron de PME hainuyère estime toujours que, bien que vivant dans l’environnement d’une université parmi les plus brillantes, il ne bénéficie guère de cette proximité, ni en termes de brevet ni en terme de qualité de recrutement. Il est néanmoins lui-même issu de cette université… et y connaît tout le monde, ou presque. Tel directeur de laboratoire liégeois ou de centre de recherche normand, de son côté, s’étonne du peu d’intérêt du monde économique pour les travaux – pourtant remarquables – menés dans son domaine de prédilection et continue de penser que, s’il quittait sa région pour des cieux plus dynamiques, il y serait accueilli à bras, sinon à portefeuille, ouverts.

 Quel est donc le problème, alors que les initiatives positives et les discours volontaristes se multiplient ? L’analyse révèle une réelle difficulté de certains acteurs de distinguer clairement tant l’environnement actuel que le paysage futur du développement et de l’innovation. Ce constat ne signifie bien sûr pas que le-dit paysage ne soit pas pertinent dans le présent, ni qu’il n’ait pas la capacité de se développer de manière concurrentielle et au profit de tous dans l’avenir. De nombreux territoires et régions ont probablement besoin d’une meilleure représentation, d’une meilleure image, d’une meilleure compréhension – actuelles et futures –  de leur système [3] territorial d’innovation.

 Développer une vision claire du système d’innovation et de ce qu’il s’y passe

Comprendre le système territorial d’innovation impose bien sûr d’étudier les filières construites par et au profit des entreprises. Il s’agit donc de décrire, dans la durée et le mouvement, l’organisation du système de production des produits considérés et d’analyser la succession d’actions menées ou à mener par les acteurs pour concevoir, produire, transformer, vendre et consommer un produit, qu’il soit agricole, industriel, artistique, informatique, etc. [4]. Ces actions peuvent être menées successivement, parallèlement ou complémentairement et sont organisées en sous-systèmes comme la conception, la production, la transformation, la commercialisation, la consommation. Chacun de ces ensembles englobe une série d’actions plus ou moins importantes qui permettent de passer d’un ensemble à l’autre, dans une suite logique d’interventions ; on parle ainsi d’actions situées à l’amont ou à l’aval de la filière. On sait depuis les travaux de Michaël Porter que l’ensemble de ces activités peut être représenté par une chaîne de valeur [5].

Cette étude de filière et/ou de chaîne de valeur permet de mettre en évidence tant les points forts et les points faibles du système que les acteurs qui interviennent d’une manière directe ou indirecte, les synergies, les effets externes, les relations de coopération et/ou d’influence ainsi que les nœuds stratégiques dont la maîtrise assure la domination par certains agents, les goulets d’étranglement et les liaisons intersectorielles, le degré de concurrence et de transparence des différents niveaux d’échanges, la progression des coûts, etc. Si une des démarches généralement réalisée pour anticiper les secteurs et filières d’avenir consiste à s’appuyer sur l’identification des technologies-clefs émergentes et porteuses à l’horizon choisi [6], analyse qui devrait être faite secteur par secteur, il s’agit avant tout de prendre en compte les potentialités du territoire lui-même, sa capacité de capter l’innovation et de la valoriser dans des dynamiques entrepreneuriales.

Les travaux réalisés dans le cadre de la plateforme de prospective FutuRIS [7], à l’initiative de l’Association nationale française de la Recherche et de la Technologie (ANRT), ont rappelé que le champ de l’innovation technologique s’est aujourd’hui très largement élargi, au delà de la recherche-développement traditionnelle des produits et des processus, en englobant toutes les composantes de l’entreprise, marchande ou non-marchande, et en s’intéressant à la commercialisation, au management des organisations, à la formation des ressources humaines, aux modes de financement, à la logistique et, plus généralement, à toute activité qui mène à bonne fin une nouvelle idée ou un nouveau savoir-faire et améliore une partie ou l’ensemble du système. La mondialisation a fortement accéléré l’ampleur des besoins de compétitivité des entreprises. Alors que la performance se mesurait par la qualité, les coûts et les délais, un nouvel environnement concurrentiel s’est développé dans lequel, notait FutuRIS en 2009, l’innovation se révèle la seule stratégie de percée sur les marchés qui soit efficace dans la durée. De même, dans l’ensemble des facteurs qui interfèrent pour constituer le processus d’innovation – le climat social, la facilité d’accès et de sortie par rapport au marché, l’environnement de marché favorable, l’acceptation de l’expérimentation, la flexibilité face aux changements économiques, sociaux, technologiques, des entrepreneurs qui prennent des risques, etc. – la recherche-développement n’apparaît être qu’un élément parmi d’autres même si c’est un élément sur lequel on peut agir au niveau d’un territoire. Cette constatation a un double effet :

– elle relativise l’importance de la recherche-développement par rapport à l’ensemble des facteurs du processus d’innovation, montrant que son développement est une condition nécessaire mais non suffisante au redéploiement ;

– elle place la recherche-développement au centre du processus d’innovation en montrant qu’il s’agit d’une variable sur laquelle on peut agir directement.

Facteur du processus d'innovation

En effet, c’est tout particulièrement au plan local, notent les chercheurs de FutuRIS, qu’il est important d’agir pour développer les relations de proximité entre la recherche publique et le milieu économique.

 Apprendre à modéliser les Systèmes territoriaux d’Innovation

 Les Systèmes territoriaux d’Innovation (STI) sont des modèles désormais mieux connus : constitués de l’ensemble des acteurs et des ressources interagissant plus ou moins efficacement en vue de susciter l’innovation dans un territoire, ils permettent d’optimiser l’apprentissage collectif ainsi que les collaborations entre les différents acteurs du développement [8]. En s’inspirant des travaux de Jean-Claude Prager [9] sur les systèmes régionaux d’innovation, et en l’appliquant à un territoire du niveau d’une agglomération ou d’un bassin de vie, on peut identifier quatre espaces modélisés :

– l’environnement mondial dont l’importance est considérable mais sur lequel on a peu de prise lorsqu’on travaille au niveau local ;

– l’environnement européen, national et régional qui constitue le cadre des politiques et actions en matières juridique, fiscale, technologique, culturelle, financière et scientifique ;

– le Système territorial d’Innovation lui-même et ses fondamentaux physiques : les structures de spécialisations, les ressources financières, la dynamique locale d’innovation, les ressources humaines, etc.

– le système d’interaction des acteurs et de leurs réseaux, qui est celui de l’efficience et du dynamisme local, appelé à jouer un rôle déterminant dans le long terme.

Le Système territorial d'innovation

Plus on s’avance vers le cœur du système, plus on va du global au ponctuel et plus on touche à la réelle marge de manœuvre des acteurs publics et privés. C’est dire l’importance du cœur du STI dans la dynamique de recherche, de développement et d’innovation locale.

Le cœur du STI

Dans le cœur du système s’activent des organismes publics ou semi-publics très hétérogènes en termes de statuts et de moyens et des entreprises très différentes par leur nature, de la multinationale à la start-up dont les patrons sont eux-mêmes de jeunes chercheurs.

 La prospective du Système territorial d’Innovation

 L’effort pour construire une vision claire du Système territorial d’Innovation futur dans un territoire passe par un certain nombre d’étapes. La première vise à décrire le cœur du STI tel qu’il existe actuellement, en réalisant un panorama modélisé qui fasse apparaître les acteurs, les interactions et les réseaux, les capacités actuelles de recherche et développement tant des laboratoires et centres de recherche publics et privés que des entreprises, ainsi que la logique d’innovation ouverte qui existe sur le bassin et vers l’extérieur. Une grande attention sera réservée à la typologie des acteurs qui mettent le système en mouvement. Manfred Fischer en identifie quatre types :

– les acteurs du domaine manufacturier : ce sont les entreprises, donc les acteurs centraux, porteurs de R&D au travers de leurs laboratoires,

– les acteurs du domaine scientifique : d’une part, les organisations d’éducation et de formation ainsi que, d’autre part, les composantes de la recherche que sont les universités et les diverses organisations de recherche gouvernementales, sans but lucratif, grandes écoles, etc.

– les acteurs du domaine des services marchands d’assistance et de soutien aux entreprises industrielles dans les secteurs financiers, du conseil, de l’expertise, du marketing, de la formation, etc.

– les acteurs du domaine institutionnel qui coordonnent le marché ou non, comme ceux qui régulent les relations entre les acteurs eux-mêmes, tels les associations d’employeurs, les institutions qui fixent des cadres légaux, ou les organisations informelles [10].

La seconde étape permet d’expliquer, à partir de travaux comparatifs internationaux comment ce système pourrait évoluer à moyen terme (5 à 10 ans), compte tenu des données actuelles (Pôles de compétitivité, Programme-cadre européen de recherche, Fonds structurels européens, etc.). Enfin, la troisième étape permet d’élaborer un modèle volontariste de construction du cœur du STI en innovation ouverte à l’horizon de long terme choisi : 2030, 2040… Il s’agit de montrer comment le territoire pourrait raisonnablement faire évoluer son système tant technologique que culturel, créatif, et économique d’ici cet horizon et à quel résultat concret il pourrait parvenir en fonction des stratégies déterminées. Le panorama doit être construit en intégrant l’ambition collective des acteurs majeurs à cet horizon.

La description d’un nouveau modèle de Système territorial d’Innovation ancré dans un avenir plus ou moins proche permet dès lors de travailler sur la description d’un passage, d’une transition d’un modèle à un autre sur des axes stratégiques définis qui peuvent être habités par des actions précises et concrètes permettant le changement structurel rêvé, attendu ou envisagé collectivement.

Conclusion : une étape vers l’analyse ITA et la spécialisation intelligente

 Un récent décalogue pour la politique d’innovation rappelait avec raison qu’il n’existe aucune relation automatique entre la quantité de technologie procurée et le succès d’une entreprise ou sa propension à innover. On sait en effet depuis quelques décennies que l’efficacité des facteurs technologiques est étroitement liée à celle des facteurs non technologiques (milieu économique, stratégies commerciales, normes culturelles, compétences en gestion, etc.) [11].

Tout comme le Système régional d’Innovation, le Système territorial d’Innovation (STI) permet d’éclairer les relations entre les acteurs essentiels de l’innovation dans un territoire donné, ainsi que leurs évolutions possibles. L’analyse met en outre en évidence les conditions d’une meilleure organisation du territoire considéré au profit d’un développement plus performant de l’entreprise, des filières et chaînes de valeur. Ainsi, l’analyse de innovation et de la technologie (ITA – Innovation and Technology Analysis), développée avec succès par le Ministère fédéral allemand de l’Education et de la Recherche (BMBF) montre que ce type d’approche permet de rendre disponible de la connaissance utile afin que les acteurs impliqués dans les processus d’innovation puissent améliorer leur qualité de décision dans les domaines de la recherche, la technologie et l’innovation [12].  Une meilleure connaissance du STI favorise de surcroit la spécialisation intelligente comme cadre d’action renforçant les capacités scientifiques, techniques et industrielles des entrepreneurs, ainsi que de tous les agents impliqués dans le développement économique du territoire.

Ces modèles ne constituent pas des alternatives aux dynamiques valorisées par ailleurs : régions apprenantes, territoires créatifs, régions de la connaissance [13], villes durables, cities of tomorrow, etc. mais s’y additionnent, s’y imbriquent. Aux acteurs du Système territorial d’Innovation, s’ajoutent également des facteurs structurants nés des intentions stratégiques individuelles ou collectives : les exemples de Lille 2004, voire de Liège 2017 ou Mons 2015, tout comme les initiatives de prospective territoriale qui génèrent la mise en commun des intelligences et des projets, suscitent la création de conseil de développement, contrats de villes ou de pays, et constituent autant d’accélérateurs de l’innovation et de ferments pour le terreau entrepreneurial. Comme le suggérait Thomas Froehlicher (HEC-Liège), en réagissant adéquatement à une première version de ce texte, les polarités créatives et internationales sont fondamentales pour développer le STI et en faire un système ouvert. La première polarité parce qu’elle introduit la capacité à transversaliser, se ré-inventer dans de nouveaux business-models, de nouveaux usages et fonctionnalités et à utiliser les compétences des « créateurs ». La seconde, car elle renforce notre capacité à nouer des liens avec d’autres territoires : la circulation des talents et des idées nouvelles constitue un moteur de transformation essentielle de l’écosystème. Il s’agit alors de « partir pour mieux revenir ». On ne saurait mieux dire.

 A l’heure d’un nouveau tournant dans les politiques régionales, largement interpellées par la stratégie Europe 2020, par la nouvelle programmation FEDER et la préparation d’un nouveau programme cadre de recherche, il serait à la fois heureux et urgent de s’en souvenir…

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050


[1] Une première et plus courte version de cet article a été publiée dans Veille Magazine, n°132, Juillet – Août 2012, Spécial Liège 2017 et Cahier spécial Wallonie, p. 35-37.

[2] L’innovation peut être ici comprise comme une ressource en information rare, circulant au cœur d’une dynamique systémique mobilisant des acteurs hétérogènes. Yves AUNEAU, Construire un système d’innovation régionalisée : propositions à partir d’exemples bretons, p. 40, Rennes, Université de Rennes 2, 2009 (Thèse de doctorat en géographie et aménagement du territoire). – Voir aussi Bengt-Ake LUNDVALL éd., National Systems of Innovation: Towards a Theory of Innovation and Interactive Learning, London, Pinter, 1992.

[3] Rappelons toutefois avec Pierre Bitard que « systémique » signifie que traiter des services ne se résume pas à considérer la somme des secteurs classés par la nomenclature NACE et qu’innovations de produits et de services sont souvent complémentaires. Pierre BITARD, Les innovations de modèle d’activité, dans Jacques LESOURNE et Denis RANDET, La recherche et l’innovation en France, FutuRIS 2011, p. 191, Paris, Odile Jacob, 2011.

[4] Noëlle TERPEND, Guide pratique de l’approche filière, Le cas de l’approvisionnement et de la distribution des produits alimentaires dans les villes, p. 2, Rome, FAO, 1997.

[5] Michael PORTER, Competitive Advantage, Creating and Sustaining Superior Performance, p. 52, New York, The Free Press, 1985.

[6] Voir par exemple Les 40 technologies-clés pour la Wallonie, Les domaines technologiques du futur pour la Wallonie à l’horizon 2010, Une étude réalisée dans le cadre du projet RIS / Prométhée avec le soutien de la Commission européenne, Namur, MRW-DGTRE, 2001.

[7] En 2001, le conseil d’administration de l’ANRT a lancé l’exercice de prospective FutuRIS. L’objectif était de donner un nouvel élan au système français de recherche et d’innovation (SFRI). L’opération a mobilisé entreprises, pouvoirs publics, monde de la recherche et personnalités de la société civile. L’ambition était de construire une vision partagée des perspectives d’avenir pour la recherche et l’innovation françaises. En 2005, FutuRIS devenait une plateforme permanente hébergée et animée par l’ANRT, en conservant sa mission initiale : éclairer la prise de décision et accompagner le déploiement de stratégies concertées.

[8] Voir aussi la définition de Manfred Fischer : un système d’innovation peut être pensé comme un ensemble d’acteurs comme des entreprises, d’autres organisations et d’institutions qui interagissent dans la production, la diffusion et l’utilisation de savoirs nouveaux – et utiles sur le plan économique – destinés au processus de production (notre traduction). Manfred M. FISCHER, Innovation, knowledge, creation and systems of innovations, Paper presented at the 40th European Congress of the Regional Science Association, Barcelona, August 29 – Sept. 1, 2000. Voir aussi Annals of Regional Science, vol. 35/2, 2000, p. 199-216.

[9] Jean-Claude PRAGER, Méthode de diagnostic du système d’innovation dans les régions françaises, p. 26, Paris, Agence pour la Diffusion de l’Information technologique, 2009.

[10] Manfred M. FISCHER, Innovation, knowledge creation and systems of innovations…, p. 11-12.

[11] L’avenir du Canada en tant que société novatrice, Décalogue pour la politique d’innovation, p. 8, Ottawa, ISSP, 2013.

[12] Nora WEINBERGER, Michael DECKER, Torsten FLEISCHER, Jeno SCHIPPL, A new monitoring process of future topics for innovation and technological analysis: informing Germany’s innovation policy, in European Journal of Futures Research, vol. 1, Issues 19, October 2013, p. 3-9.

[13] Philippe DESTATTE, Les concepts de « régions de la connaissance, apprenantes et créatives », comme outils de développement régional, Mission prospective Wallonie 21, 3 mai 2004, 19p.

Cliquer pour accéder à MPW21_R2004_02_Philippe-Destatte_Vision-Wallonie21_2004-05-03.pdf