Le changement de gouvernement à Namur : après l’inertie, la continuité ?
Namur, le 17 septembre 2017
Un discours très ambigu s’est développé sur les bords de la Meuse et de la Sambre après le changement partiel de majorité gouvernementale wallonne de cet été 2017 [1]. Les interlocuteurs sociaux autant que la nouvelle opposition seraient, disent-ils, rassurés par la continuité qu’ils percevraient dans le chef du nouveau gouvernement de Wallonie présidé par Willy Borsus. Continuité des politiques menées et, en particulier, du Plan dit “Marshall”. Continuité donc, des politiques de redressement, ainsi que des principes de bonne gouvernance, préparés par l’équipe précédente [2]. Pour ceux-là, l’occasion est belle d’ailleurs de rappeler dans la foulée que la Wallonie était en train de se redresser et que, au-delà des jeux de spadassins de quelque parti politique particulièrement toûrsiveux, elle continuera probablement à le faire [3].
La Wallonie n’était pas en train de se redresser
Ma conviction est que rien n’est plus faux : la Wallonie ne se redresse pas dans la longue durée. Cela signifie que, depuis vingt ans, elle ne parvient pas à faire progresser son activité et à accroître sa richesse au niveau de la moyenne des autres régions d’Europe : les importants et louables efforts qui ont été menés pendant cette longue période n’ont permis finalement qu’à la maintenir à flot. En fait, les chiffres que l’on réunit pour qualifier des indicateurs en 1995 ou 1997 sont généralement les mêmes que ceux qui caractérisent 2005, 2007 ou 2015. Les données ou estimations des dernières années n’en sont pas moins inquiétantes [4]. Bien au contraire.
Ainsi, lors d’une brillante conférence donnée au Forum financier de la Banque nationale de Belgique le 27 avril 2017, à l’Ephec à Louvain-la-Neuve, Didier Paquot a montré que les indicateurs-clefs de la Wallonie ont à peine évolué de 2000 à nos jours, malgré les différents plans stratégiques qui ont été lancés par les gouvernements wallons successifs. Le Produit intérieur brut par habitant (en % de la zone euro, et parité de pouvoir d’achat) est passé de 81% en 2000 à 80 % en 2015. De même, le taux de chômage des 20-64 ans qui était de 10% en 2000 n’était retombé qu’à 9% au quatrième trimestre 2016. Enfin, le taux d’emploi, autre indicateur qui importe aux objectifs européens, n’a progressé que de moins de 2% en seize ans, en passant de 61,1% en 2000 à 63% au deuxième trimestre 2016. Nous pourrions, en rappelant d’autres interventions que nous avons faites depuis quelques années [5], souligner d’autres indicateurs fatals, en particulier dans les domaines de la faiblesse de la R&D, les risques de pauvreté de la population, les jeunes sans emploi ni formation (NEET’s), ou encore le niveau très élevé du taux de chômage des jeunes de 15 à 24 ans qui postulent un emploi en Wallonie : au nombre de 27 % en 2000, ils étaient 27,8% en 2007 et 27,9 % en 2016. Ce dernier chiffre est à comparer au 20,1 % de moyenne belge et au 14,1 % pour la Flandre. À l’heure où l’on vante les bons résultats dits répétés en matière de chômage, il faut également constater que, sur la tranche plus globale des 15 à 64 ans, notre progrès est microscopique sur le long terme : de 10,3 % de taux en 2000, la Wallonie est passée à 10,5 en 2007 et 10,6 % en 2016. La moyenne belge est de 7,9 % pour cette dernière année. La Flandre quant à elle limite son taux de chômage BIT à 4,9 %.
Le Chief Economist de l’UWE a ainsi montré que la Wallonie, dont son collègue Bernard Keppenne de la CBC avait jadis mis en évidence la bonne tenue face à la crise internationale, a de nouveau nettement décroché lorsqu’on examine le cycle de croissance réelle du PIB en moyenne annuelle tant par rapport à la Flandre qu’à l’ensemble de la zone euro. Alors que celle-ci avait perdu 0,4 % de 2009 à 2013, quand la Wallonie se maintenait à 0,0 % et que la Flandre progressait de 0,8 %, en 2014-2015, la Wallonie ne se maintient que très péniblement à 1,1 % tandis que la Flandre, en symbiose avec la zone euro, progresse de 1,6 %. Ce demi-pour cent pèse lourd et montre que la Wallonie n’est pas encore prête à bénéficier de la reprise potentielle.
L’intensité, c’est la mobilisation et la concentration des moyens
Les données qui viennent d’être mentionnées, et quelques autres, amenèrent Didier Paquot à se poser une question fondamentale : pourquoi les différents plans Marshall, qui adressent et adressaient les vrais enjeux selon une méthode rigoureuse, n’ont pu entraîner un redressement sensible de l’économie wallonne ? [6] Nous partageons l’essentiel des analyses de Didier Paquot en réponse à cette question. Nous avons, à plusieurs reprises souligné l’incapacité régionale de se positionner dans la réindustrialisation au-delà de la stratégie des pôles de compétitivité, malgré d’ailleurs, les propositions formulées en 2014 par l’Institut Destrée sur le modèle des plateformes européennes de réindustrialisation [7]. Si Caterpillar constitue un exemple, mille fois rappelé, de la désindustrialisation de la Wallonie, c’est surtout un bon exemple de notre incapacité structurelle à porter une attention permanente aux entreprises et à les ancrer durablement sur le territoire. Là où on accuse systématiquement le capitalisme prédateur, il faut peut être s’interroger sur une faiblesse de l’intérêt du politique à l’égard de l’écosystème entrepreneurial dont ils devraient être des acteurs et interlocuteurs majeurs, ainsi que sur une politisation inopportune de la fonction syndicale. Certes, et Didier Paquot l’a bien montré, l’industrie pharmaceutique est devenue le fer de lance de notre reconversion. Nous savons néanmoins à quel point elle reste fragile face à la concurrence mondiale, notamment aux effets à long terme du BREXIT. De toute manière, les sciences du vivant et leurs applications ne peuvent compenser les pertes d’emplois industriels dont la Wallonie a été victime entre 2008 et 2015. Celles-ci laissent un solde déficitaire de près de 20.000 emplois. Ainsi, alors que la Déclaration de Politique régionale de 2014 s’était donné comme objectif d’inscrire scrupuleusement la Wallonie dans la trajectoire européenne pour atteindre les 20 % d’industrie dans le PIB à l’horizon 2020, cette part n’a cessé de s’éroder, le seuil des 14 % se rapprochant dangereusement sans qu’on puisse discerner quelle politique aurait pu inverser cette tendance à la baisse qui a fait perdre près de 4 points à la Région depuis 2003. Dès lors, nous partageons évidemment l’idée du responsable du département Économie de l’UWE que, si les plans Marshall successifs n’ont pu empêcher l’économie wallonne de battre toujours au rythme de la restructuration industrielle, cet outil reste valide en lui-même sous les plans de la méthode et de la structure, mais que, au fond, le contenu mérite d’être revisité sous les angles de la priorisation, du calibrage et de l’efficacité. Ces considérations, émises alors que la majorité socialiste-humaniste vaquait toujours à ses occupations, restent évidemment d’actualité au moment où une nouvelle coalition a pris le relais. Du reste, on aurait tort de voir dans ces plans, et en particulier dans la mise en place des pôles de compétitivité, un geste d’inspiration essentiellement socialiste. Répétons toutefois, comme un leitmotiv désormais, que la réussite d’un plan de redéploiement ou de régénérescence de la Wallonie est, avant tout une question d’intensité : ce sont toutes les politiques qui doivent être inscrites dans la logique de pilotage et la rigueur de mise en œuvre du Plan prioritaire wallon. Ce sont donc plus de 10 milliards d’euros qui, à terme, doivent être considérés comme des dépenses structurelles, transversales, donc pilotées et évaluées comme telles. Le meilleur des gouvernements comme le meilleur des ministres de l’économie et de la recherche ne peut rien quand il ne dispose que de quelques rares pourcents du budget pour assurer le redéploiement d’une région qui a été aussi sinistrée que la Wallonie. L’intensité, c’est donc la mobilisation et la concentration des moyens.
Évoquer l’inertie de la Wallonie va à l’encontre de la culture ambiante ainsi que des directives qui ont été données sous les précédentes législatures ou que les organisations se sont elles-mêmes imposées pour positiver unilatéralement et créer de manière forcée un climat dit favorable. Depuis 2000, ce choix a amené des responsables politiques à se persuader et à faire croire au contraire de la vérité dans de nombreux domaines. L’affaissement croissant de la démocratie parlementaire au profit de l’intérêt des partis politiques et des organisations sociales, la logique de partage du gâteau, du repli sur soi et sur l’immédiateté des objectifs personnels ont empêché l’émergence d’un intérêt régional et d’une dynamique wallonne propre. Enfermée dans une culture paléo-industrielle aliénante et tournée constamment sur un passé révolu, la Wallonie est devenue une société bloquée, productrice de structures qui se font concurrence et s’empêchent les unes les autres, en fragmentant l’espace d’action et en empêchant les masses critiques de se constituer. Souvent, la Région génère du discours de transformation pour mieux reste inactive. Elle annonce à grand fracas des initiatives grandioses, épouse les concepts du moment pour rapidement les vider de leurs ambitions. C’est alors que la politique de la frime règne en maître. Les peurs multiples et profondes que la Wallonie a d’elle-même l’empêchent d’anticiper, de se créer des visions d’avenir, de se reconnaître, de se rassembler, d’agir.
Vous n’imaginez pas à quel point nous allons passer à la vitesse supérieure…
Dans la bifurcation qui a été ouverte le 28 juillet 2017 par le vote du Parlement de Wallonie, la trajectoire qui sera prise ne peut être celle de la simple continuité [8]. L’effort de la transformation attendue doit être majeur, avec un investissement considérable des personnes et une mobilisation de moyens sans précédent. Il s’agit aussi d’un retour au respect des normes budgétaires européennes qui fonde la confiance des citoyens, des entreprises, ainsi que celle de nos partenaires dans le monde, dans une action publique redéfinie, aux agents remotivés, parce qu’à nouveau responsabilisés.
Un gouvernement qui dispose de peu de temps doit faire preuve d’une grande audace. Il doit aussi penser la temporalité en articulant le court terme des décisions majeures et le long terme de leur mise en œuvre. Les Wallonnes et les Wallons sont fatigués des considérations idéologiques, des grandes croisades politiciennes, des campagnes populistes ou des ostracismes entre niveaux institutionnels. Ils attendent du pragmatisme, de la pédagogie, de la modestie dans le discours et de l’ambition dans les moyens. Ils sont prêts à contribuer dans un projet commun s’ils perçoivent bien que c’est enfin pour progresser toutes et tous ensemble, citoyens et entreprises, et non pour en faire bénéficier une nouvelle nomenklatura stérile. Ils sont conscients que l’horizon de la loi de financement de 2014 les mène à une obligation de résultat à l’échéance de 2024, soit dans sept ans. A ce moment-là, en effet, les dix ans de moratoire seront révolus et les transferts financiers de la Flandre vers la Wallonie qui y sont liés, commenceront à se réduire au rythme de 10% par an…
Aujourd’hui, l’occasion est belle de donner la parole à une nouvelle génération d’élues et d’élus, de leur donner la possibilité de réussir là où leurs prédécesseurs ont échoué. Quoi qu’il en soit, la continuité ne doit en aucun cas être leur programme. Il ne doit être que la profonde transformation de notre société wallonne pour la faire, enfin, entrer dans le 21e siècle et appréhender l’avenir avec force et confiance.
Vous n’imaginez pas à quel point nous allons passer à la vitesse supérieure disait le nouveau ministre-président de Wallonie, le 1er septembre 2017 lors d’un débat radiophonique avec son prédécesseur. Cette affirmation, mais surtout sa potentielle concrétisation, est assurément au cœur de l’attente d’un grand nombre de Wallonnes et de Wallons.
Philippe Destatte
@PhD2050
Sur le même sujet :
La bifurcation oubliée, la trajectoire espérée (30 août 2017)
[1] Une version abrégée de cette analyse a été publiée dans le bimensuel Confluent n°550 du 8 septembre 2017, p. 14, sous le titre Le nouveau gouvernement à Namur : la continuité ne peut inspirer son programme.
[2] “à la première lecture de la déclaration de politique générale, j’ai été très surpris : il n’y a pratiquement rien qui change. A 95%, c’est de la continuité. Mais je le comprends ; je l’ai vécu aussi. Stabilité, continuité, c’est ce dont la Wallonie a besoin. Plan Marshall, numérique ou allocations familiales, les grandes orientations prises ne vont pas bouger. Ce qui avait bien démarré va se poursuivre. Je suis rassuré pour la Wallonie“. Interview de Paul Magnette : “J’ai un mea culpa à faire, de façon collective”, dans L’Echo, 20 août 2017. http://www.lecho.be/dossier/crisepolitique/J-ai-un-mea-culpa-a-faire-de-facon-collective/9924044?ckc=1&ts=1505028492
[3] Notamment Christophe Collignon au Parlement de Wallonie le 28 juillet 2017 : On peut largement se rejoindre sur la façon dont on peut continuer à redresser la Wallonie, parce que convenez tout de même qu’elle est en voie de redressement, alors que je concède aisément que ce redressement est trop lent. Parlement de Wallonie, Compte rendu intégral, CRI n°26 (2016-2017), 28 juillet 2017, p. 54.
[4] Ainsi, le rapport Regards sur la Wallonie, p. 12, Liège, CESW, Juin 2016 indiquait déjà que, après avoir atteint le point culminant en 2010, le niveau de PIB/habitant wallon (SPA) comparé à l’Europe des 28=100 s’est bel et bien dégradé année par année. De même, la comparaison de la population wallonne en âge de travailler à 10 ans d’écart montrait que les taux d’activité, d’emploi et de chômage sont quasiment identiques à ceux de 2005.
[5] Voir notamment : Ph. DESTATTE, Les trajectoires prospectives de la Wallonie (2016-2036), dans Virginie de MORIAME et Giuseppe PAGANO, Où va la Wallonie ? Actes du cycle de conférences UO-UMONS, p. 65-87, Charleroi, Université ouverte, 2016. – Blog PhD2050, Charleroi, 25 février 2016, https://phd2050.org/2016/02/28/trajectoires-prospectives-de-la-wallonie-2016-2036/ – Ph. DESTATTE, Quel nouveau tissu industriel pour la Wallonie ? dans En Question, Trimestriel du Centre-Avec, n°119, Oct-nov-déc. 2016, p. 7-13. – Développé sous le titre Des jardins d’innovations : un nouveau tissu industriel pour la Wallonie ?, Blog PhD2050, Namur, 11 novembre 2016, https://phd2050.org/2016/11/11/ntiw/ – J’y rappelais notamment, sur base de l’étude du CESW Regards sur la Wallonie (juin 2016) que dans les provinces wallonnes, entre 15 et 21 % de la population vit sous le seuil de pauvreté contre 9,7 à 12,5 % en Flandre. En 2015, on comptait en Wallonie, chaque mois, en moyenne 55.902 bénéficiaires du RIS (Revenu d’Intégration sociale) soit 48,1 % du nombre de bénéficiaires belges pour une population qui n’en représente que 32%. Entre 2014 et 2015, le nombre de bénéficiaires du RIS a augmenté de 17,3% en Wallonie.
[6] Didier PAQUOT, Economie wallonne : 15 ans de plans de redressement, où en est-on ? Une première réflexion, Forum financier de la BNB, 27 avril 2017.
[7] Ph. DESTATTE, Wallonia Industrial Linkages & Ressources Leveraging (WILL), Plateforme de coopération et de mutualisation des Ressources industrielles en Wallonie (WILL), Bologne-Namur, Institut-Destrée, 1er octobre 2014.
[8] Ph. DESTATTE, La bifurcation oubliée, la trajectoire espérée, Blog PhD2050, Hour-en-Famenne, 29 août 2017. https://phd2050.org/2017/08/30/bifurcation-oubliee/