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Namur, le 14 avril 2014

1. Le memorandum des recteurs : au delà de la liturgie pré-électorale

Dix ans après son mémorandum de mars 2004 et près de quatre ans après celui de juillet 2010, le Conseil des Recteurs des Universités francophones de Belgique a publié un nouveau texte de ce type en se plaignant du définancement des universités wallonnes et bruxelloises qui doivent faire face à des conditions de plus en plus difficiles pour assumer leurs trois missions que sont l’enseignement, la recherche ainsi que le service rendu à la société [1]. L’argumentation des recteurs porte sur l’écart qui ne cesse de s’élargir entre une enveloppe budgétaire de financement des universités qui n’a augmenté que de 16,7 % en euros constants depuis 1996 alors que la croissance du Produit intérieur brut (à prix constants mais on ne dit pas s’il s’agit de la Belgique, de la Wallonie ou de Bruxelles…) est de 30,1 % sur la période 1996-2012 et que le nombre d’étudiants dans les universités de la Fédération Wallonie-Bruxelles est passé dans le même temps de 63.000 à 82.000, soit une augmentation de 37 % [2]. Le Conseil des Recteurs considère qu’il existe un paradoxe, sinon une contradiction, entre ce définancement et les objectifs de la stratégie EU 2020 portée par l’Union européenne qui préconise, d’une part, l’amélioration des conditions de la recherche et développement afin de porter à 3 % du PIB cumulé les investissements publics et privés dans ce secteur et, d’autre part, l’amélioration des niveaux d’éducation et d’enseignement supérieur en réduisant le taux d’abandon scolaire à 10 % et en portant à 40 % la proportion des personnes de 30 à 34 ans ayant obtenu un diplôme de l’enseignement supérieur ou atteint un niveau d’études équivalent.

Les recteurs rappellent également que l’Union de l’Innovation, l’une des sept initiatives phares de la stratégie européenne EU 2020, lancée en 2010, appuie la modernisation des systèmes éducatifs en vue d’une reconnaissance de leur excellence. Pour les recteurs, l’insuffisance du financement des universités aura des effets aux niveaux des trois missions qui leur ont été assignées et qui ont été rappelées. Ces conséquences sont de quatre ordres: 1) une perte de l’attractivité des universités de Wallonie et de Bruxelles pour le personnel académique, 2) un affaissement des infrastructures tant en ce qui concerne les investissements immobiliers que les rénovations du patrimoine, 3) un appauvrissement de la recherche fondamentale pure et orientée-stratégique (Actions de Recherches concertées et Fonds spéciaux de la Recherche, FRS et FNRS – y compris le Fonds de la Recherche fondamentale stratégique financé par la Région wallonne depuis 2009 – Pôles d’Attraction interuniversitaires) ainsi que de la recherche appliquée et 4) une menace sur la participation aux programmes européens (European Strategic Forum on Research Infrastructures – ESFRI, les ERA-Nets, les FET Flagships et les Initiatives de Programmation conjointes – JPIs). Enfin, les recteurs demandent la poursuite et l’intensification des mesures fiscales en soutien à la recherche.

On pourrait croire qu’un mémorandum de ce genre fait partie de la liturgie préélectorale classique des institutions qui veulent obtenir ou accroître leur part du gâteau de moyens publics. Il s’agit de bien davantage. Ces revendications viennent en effet à la suite d’années d’hésitations politiques, de réticences administratives et même d’affrontements entre établissements pour réformer structurellement l’enseignement supérieur. Dix ans après le décret Bologne de mars 2004, la Communauté française n’est toujours pas parvenue à stabiliser la structure de cet l’enseignement même si, après les errements philosophico-idéologiques d’un autre âge de la ministre Françoise Dupuis de 1999 à 2004, on en est revenu à davantage de pragmatisme dans les efforts de rapprochements entre universités [3]. Ainsi, j’aime voir dans les initiatives du ministre Jean-Claude Marcourt la préfiguration d’un modèle que, personnellement, je défends au moins depuis 1994 : la mise en place d’une seule université en Wallonie. En effet, la création, par le décret dit Paysage du 6 novembre 2013, de l’Académie de Recherche et d’Enseignement supérieur (ARES) joue un rôle extraordinaire d’intégration des pôles académiques, des universités, des hautes écoles, des écoles supérieures des arts ainsi que des établissements de promotion sociale. Le Recteur de l’Université de Liège, Bernard Rentier, par ailleurs président des recteurs francophones, semblait prendre aussi ce chemin lorsqu’il affirmait, le 7 avril 2014, que les universités devaient être réalistes et préparer l’avenir, qu’elles réfléchissaient déjà aux restructurations qui permettraient de concentrer certains enseignements dans certains lieux et qu’elles devraient dresser, dans un premier temps, un inventaire de leurs compétences réciproques et analyser la pertinence de leur maintien ou non dans telle ou telle université en fonction des moyens disponibles. L’idée étant à terme de proposer, sur l’ensemble de la Belgique francophone, une université complète, une université globale qui ait la possibilité d’offrir tout le panel des études universitaires envisageables, voire même de développer de nouvelles formations en phase avec l’évolution de la société [4].

 2. Vers une université en réseau

L’Université de Californie à Berkeley (Dreamstime)

 Le concept d’université en réseau s’inspire de la tradition nord-américaine. Ainsi, l’Université de Californie compte UC Berkeley, UC Davis, UC Irvine, UC Los Angeles, UC Merced, UC Riverside, UC San Diego, UC San Francisco, UC Santa Barbara, UC Santa Cruz, Medical Centers, labs and locations [5], l’Université du Texas regroupe UT at Arlington, AT at Austin, UT at Brownsville, UT at Dallas, UT at El Paso, UT at Pan American, UT at Permian Basin, UT at San Antonio, UT at Tyler, plus six institutions médicales [6]. L’Université du Québec se compose quant à elle des Universités du Québec en Abitibi-Témiscamingue, à Chicoutimi, à Montréal, en Outaouais, à Rimouski, à Trois-Rivières, de l’Institut national de la Recherche scientifique, de l’Ecole nationale d’Administration publique, de l’Ecole de Technologie supérieureet de la Télé-Université. Ce dernier réseau réunit dix établissements soit 94.000 étudiants [7], ce qui se rapproche du nombre d’étudiants qui fréquentent les universités en Communauté française (82.000).

La création de l’Université du Québec, en 1968, où chaque université garde sa personnalité juridique mais fait intégralement partie d’une seule et même université, est fondée sur cinq principes qui pourraient être applicables au monde universitaire en Wallonie et à Bruxelles : une volonté de renouveau, d’efficacité et d’efficience, la prise en compte des réalités régionales et l’appui à leur expansion, l’attention aux besoins de la société, la réponse à la nécessité d’autonomie de chacune des entités, l’intégration de l’enseignement et de la recherche. Il faut mentionner une dimension supplémentaire dont on se distanciera, car je la considère obsolète dans la société du XXIème siècle : l’Université du Québec s’est constituée comme une université publique face à des universités catholiques. Au moins quatre mécanismes ont été mis en place par l’Université du Québec pour répondre à ces principes :

– un mode de fonctionnement plus communautaire basé sur des pôles d’excellence reconnus à chaque constituante ;

– la création de l’Institut national de la Recherche scientifique et son intégration à l’Université du Québec ;

– un organe commun de gouvernance,l’assemblée des gouverneurs, auquel se sont ajoutés des gouverneurs externes ;

– la mise en place d’une administration centrale et la construction d’un siège social à Québec.

Même si le paysage universitaire québécois ne se résume pas à l’Université du Québec, le modèle qui s’y est développé depuis plus de quarante ans me paraît de nature à pouvoir nous inspirer davantage. Il nous faut en effet constater que loin d’avoir permis de progresser vers une logique d’accroissement de la coopération universitaire, la réforme de Bologne, telle qu’elle a été mise en place en Communauté française, a accentué d’une part la pilarisation de nos universités, d’autre part leur concurrence. Ainsi, l’effet réseau, tellement valorisé comme un facteur de développement majeur pour le XXIème siècle a été, pendant longtemps, quasi complètement négligé. Une réforme du monde universitaire qui s’inspirerait du succès confirmé de l’Université du Québec pousserait bien plus loin qu’il n’en est actuellement question l’intégration des établissements universitaires de Wallonie et de Bruxelles.

La question de Bruxelles appelle une remarque. Dans un esprit d’ouverture, la présente proposition intègre l’Université libre de Bruxelles et la Faculté Saint-Louis comme des nœuds du réseau même si elles ne sont que très partiellement localisées sur le territoire de la Wallonie. Je n’ignore pas que d’autres formules cohérentes existent, notamment dans la logique régionaliste valorisée à Bruxelles : un pôle universitaire régional bruxellois constitué avec les autres universités bruxelloises flamandes : Vrije Universiteit Brussel, Katholieke Universiteit Brussel.

3. L’Université de Wallonie

A l’instar de l’Université du Québec, la nouvelle institution intitulée Université de Wallonie se constituerait en six pôles géographiques : l’Université de Wallonie à Mons, l’Université de Wallonie à Charleroi, l’Université de Wallonie à Liège, l’Université de Wallonie à Louvain-la-Neuve, l’Université de Wallonie à Namur, l’Université de Wallonie à Bruxelles. Le FNRS serait intégré dans cet ensemble comme un département de coordination et de financement de la recherche de la nouvelle institution. L’ensemble des budgets consacrés à l’enseignement supérieur universitaire et au FNRS serait affecté à l’Université de Wallonie. Les droits et les pouvoirs de l’Université de Wallonie seraient exercés par l’Assemblée des gouverneurs : le président de l’Université, les recteurs de chacune des universités constituantes durant la durée de leur mandat, les représentants de la communauté universitaire (étudiants, personnel scientifique, corps professoral, personnel technique), huit personnes qualifiées nommées par le gouvernement wallon parmi lesquelles quatre personnalités étrangères de renom et quatre personnalités du monde de la recherche privée et des affaires.L’Assemblée des gouverneurs serait présidée par le président de l’Université de Wallonie et celui-ci nommé pour cinq ans par le gouvernement, sur proposition de l’Assemblée des gouverneurs. Il devrait s’occuper exclusivement du travail et des devoirs de sa fonction. Le président et l’Assemblée des gouverneurs assureraient la cohérence et la coordination de la recherche et des enseignements entre les universités constituantes par une politique d’excellence, de spécialisation et d’intégration des différents services, départements, instituts et centres de recherche.

L’Université de Wallonie aurait pour objectif de continuer à intégrer dans son réseau l’ensemble des hautes écoles et des établissements d’enseignement supérieur de type court de Wallonie. Il est en effet fondamental de mettre fin aux discriminations entre maîtres et chercheurs qui ont été formés à l’Université et ceux qui ne l’ont pas été et qui ne disposent ni de l’équivalence ni de la mobilité qui devraient être de mise au XXIème siècle.

L’université en réseau, telle que présentée ici, serait de nature à répondre aux deux grands enjeux qu’identifient les universités aujourd’hui : d’une part, l’enjeu de proximité permettant une offre solide et cohérente au niveau local ainsi qu’un appui au développement économique, social et culturel régional ; d’autre part, l’enjeu d’excellence, permettant des collaborations sectorielles et la création de pôles d’excellence de niveaux européen et mondial par une masse critique de ressources suffisante.

Cette réforme se fonde en outre sur une autonomisation radicale et une responsabilisation du monde universitaire qui disposerait ainsi d’une chaîne de décision cohérente pour atteindre des objectifs fixés collectivement avec des représentants de la société. Enfin, il permettrait que chaque université prenne sa place dans un ensemble et participe à l’élaboration d’une trajectoire et d’un projet communs tant au service de la société que des entreprises. Ces dernières pourraient d’autant participer au financement de la recherche et de la formation universitaire qu’elles en seraient proches et y seraient impliquées.

Plaidant lui aussi pour des campus wallons à la californienne, Bernard Rentier en appelait, en mars 2009, à une solution rationnelle qui réunirait l’ensemble de nos universités sous un même pavillon régional. Il rappelait alors que si tous les recteurs étaient d’accord de coopérer, leur élan était freiné par la compétition pour les ressources. Toute réforme, disait-il, permettant d’annihiler ces rivalités amènerait à une utilisation moins dissipative et plus rationnelle des deniers publics. J’entends ici «rationnelle» au sens positif du terme, pas dans le sens qu’on lui donne habituellement pour justifier la fermeture d’entreprises. Il ne s’agit pas ici de supprimer des opportunités, mais de mieux exploiter les spécificités. Les redondances ne doivent pas être aveuglément pourchassées car il faut laisser une large place à la dispersion géographique des ascenseurs sociaux que sont les «Bacs» (trois premières années), mais une réévaluation du «tout partout» doit être opérée [8].

A nouveau, la voie est ici bien tracée en vue de la prochaine législature. Le transfert à la région de la compétence, l’ouverture aux acteurs, l’accroissement de l’autonomie, tous ces ingrédients existent comme fondements d’un meilleur développement de nos universités et hautes écoles au sens large. Il faut pousser jusqu’au bout la logique de mutualisation de l’enseignement supérieur pour construire l’Université de Wallonie.

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

[1] Conseil des Recteurs des Universités francophones de Belgique, Memorandum, Avril 2014, 14 p. http://www.cref.be/Memorandum_Avril2014.pdf (13 avril 2014)

[2] Pour une analyse précise de ce définancement : Valérie SCHMITZ et Robert DESCHAMPS, Financement et dépenses d’enseignement et de recherche fondamentale en Belgique : évolutions et comparaisons communautaires et internationales, Université de Namur, CERPE, Mars 2014, 22 p.

http://www.unamur.be/eco/economie/cerpe/cahiers/cahiers/cahier73

[3] Voir sur la trajectoire de ces réformes depuis les années 1960 : Michel MOLITOR, Les transformations du paysage universitaire en Communauté française, dans Courrier hebdomadaire n° 2052-2053, Bruxelles, CRISP, 2010. – Le savoir et le développement : quel enseignement supérieur en Wallonie et à Bruxelles ?, Les Jardins de Wallonie, Abbaye de Floreffe, Institut Destrée, 2001.

[4] Christian DU BRULLE, Nos universités malades de définancement, dans Blog Daily Science, 7 avril 2014. http://dailyscience.be/2014/04/07/nos-universites-malades-de-definancement/

[5 ]The University of California System : http://www.universityofcalifornia.edu/uc-system

[6] The Universities of Texas System, Nine Universities, Six Health Institutions, Unlimited Possibilities. http://www.utsystem.edu/institutions

[7] Sur les 225.716 étudiants inscrits dans les universités québécoises francophones et anglophones en 2012-2013 dont 153.442 à temps complet. Voir Lise BISSONNETTE & John R. PORTER, L’Université québécoise : préserver les fondements, engager les refondations, Septembre 2013. – L’Université du Québec : http://www.uquebec.ca/reseau/

http://www.mesrst.gouv.qc.ca/le-sommet/les-chantiers-de-travail/une-loi-cadre-des-universites/

[8] Des campus wallons à la californienne, Bernard Rentier, le recteur de l’ULg, plaide pour une solution rationnelle qui réunirait l’ensemble de nos universités sous un même pavillon régional, dans L’Echo, 26 mars 2009.