Wallonie : l’équation fasciste ?

Hour-en-Famenne, le 19 février 2017.

Les questions qui m’ont été récemment posées par Jean-Pol Hecq, directeur adjoint de la Communication du Centre d’Action laïque, sont à la fois d’actualité, particulièrement pertinentes, mais très difficiles. Il s’agit d’essayer de comprendre pourquoi la Wallonie qui, pourtant, présenterait bien des caractéristiques sociologiques propices au développement des idées d’extrême droite ne serait jusqu’ici jamais – ou si peu – tombée dans cette ornière. Serait-ce dû, demande-t-il, à la puissance du Parti socialiste qui occupe massivement le terrain ? A la prégnance historique des idées de gauche qui auraient constitué un rempart infranchissable ? A l’immigration massive, et finalement peut-être réussie, qui aurait coupé l’herbe sous le pied aux idéologies identitaires ? Ou bien le populisme y vit-il autrement et y aurait pris d’autres visages qui ont entravé le développement d’une extrême droite pure et dure ?… (1)

Afin de répondre à ces interrogations, le premier effort consiste à les fonder. Quatre éclairages me paraissent nécessaires.

1. Tomber dans l’ornière de l’extrême droite ou du fascisme ?

D’abord, la Wallonie n’est-elle jamais tombée dans l’ornière de l’extrême droite ?

Dans un chapitre du cours d’Histoire de la Belgique contemporaine intitulé La démocratisation des institutions, que je dispense à l’Université de Mons, j’explique aux étudiantes et étudiants que, contrairement à ce qu’Alexis de Tocqueville déclarait en 1835 (2), le régime politique démocratique ne s’est pas imposé de manière linéaire et croissante. D’ailleurs, de fortes résistances se sont manifestées sur son cours, au point d’en menacer le processus. Même si, en Belgique, durant la période qui nous sépare de l’époque de l’auteur de La démocratie en Amérique, jusqu’à la nôtre, le nombre de participants aux élections législatives a pu passer de 1% à environ 70% de la population, des voix se sont régulièrement fait entendre pour restreindre ce droit de vote.

Depuis le début des années 1980, à la suite des travaux de l’historien Zeev Sternhell (3), j’ai tenté d’appréhender ce phénomène. Ainsi, ai-je compris que, loin d’être une simple “extrême droite”, ce qu’il est nécessaire de dénommer l’idéologie fasciste (4) s’est développé en Europe à la fin du XIXème siècle, en particulier sous l’effet catalyseur de l’Affaire Dreyfus. Elle trouve son origine dans un rapprochement entre, d’une part, les tenants d’une nouvelle révision du marxisme et, d’autre part, un mouvement nationaliste cherchant à unir toutes les classes sociales autour de l’idée d’appartenance nationale. Le national-socialisme prend donc la forme d’une révolution nationale qui permet de recruter dans des milieux sociologiques qui soutiennent traditionnellement la droite (parmi les capitalistes, l’armée, certaines classes moyennes) et la gauche (d’autres classes moyennes et parmi la classe ouvrière).

A partir de cette analyse, et dans la suite de ses travaux, Sternhell va mettre en évidence l’origine française de l’idéologie fasciste en montrant qu’elle constitue un corps doctrinal aussi cohérent que redoutable, ouvrant d’ailleurs des ponts intellectuels vers ses voisins italiens, belges et allemands (5). C’est, en effet, à la faveur de la révolution intellectuelle européenne du dernier quart du XIXème siècle que le rationalisme et l’individualisme ont été mis en cause, ce qui a affaibli considérablement les bases philosophiques de la démocratie, du libéralisme et du socialisme. Selon l’historien israélien, les crises profondes de la République à la fin du XIXème siècle favorisent précisément l’idée d’un consensus national autour de la terre, des morts et du rejet de ceux qui ne sont pas “les bons Français”, parce qu’incarnant, aux yeux de ces penseurs et publicistes, l’étranger à la communauté nationale. Socialistes révolutionnaires et nationalistes conservateurs en quête d’une Révolution nationale se retrouvent alors unis dans un même rejet de la droite et de la gauche, de la démocratie libérale, de la société bourgeoise et du socialisme matérialiste.

L’influence du fascisme va se faire sentir en Belgique durant l’Entre-deux-Guerres :
– dès 1922, avec la Légion nationale que Paul Hoornaert, autant admirateur de Mussolini qu’opposant au nazisme, transforme en milice paramilitaire en 1927, hostile au régime parlementaire et aux partis politiques ;
– en 1925, avec le comte Renaud de Briey qui publie son livre Épreuve du feu, préfacé par Charles Maurras et Benito Mussolini. Il propose de remplacer la Chambre et le Sénat par six chambres corporatistes composées de délégués des professions, ainsi que de supprimer la responsabilité ministérielle au profit d’une souveraineté royale ;
– en 1927, avec le libéral Herbert Speyer qui publie Réforme de l’État, puis en 1935 Corporatisme ou parlementarisme réformé ? où il accorde une importance sinon une prééminence aux techniciens par rapport aux mécanismes parlementaires ;
– au Verdinaso (Verbond van Dietsch-Nationaal Solidaristen) fondé en 1931 par l’ancien député frontiste Joris Van Severen ;
– au Vlaamsche Nationaal Verbond (VNV) fondé par Staf De Clercq en 1933 sur les bases de l’ancien Frontpartij ;
– au parti rexiste (Rex), créé par Léon Degrelle en 1935, qui obtient 21 sièges aux élections de 1936. Vaincu dans l’affrontement électoral de Degrelle avec le Premier ministre Paul Van Zeeland en 1937 à Bruxelles, Rex ne comptera plus que 4 députés en 1939. Il basculera dans la collaboration en 1940.
– chez des personnalités socialistes comme Hendrik De Man, vice-président du POB dès 1933, qui recherche le renforcement de l’Exécutif et des pouvoirs législatifs importants pour assurer une direction effective de l’économie (6). En 1940, De Man, président du POB, finira par dissoudre le parti socialiste et appeler à la collaboration avec les Allemands.

Avec sa grande lucidité, le poète et militant wallon Marcel Thiry notait en 1937 que L’ennemi, ce n’est pas Degrelle, ce fantoche insignifiant, l’ennemi, c’est le rexisme. Et le rexisme ce n’est pas un groupe parlementaire […]. Le rexisme, c’est une maladie politique. Et cette maladie-là, alors précisément que Degrelle échouait au scrutin bruxellois, triomphait dans le gouvernement du pays. […] Ces symptômes du rexisme, qui ne voit que tous les actes du gouvernement viennent de les confirmer ? Le Parlement n’a plus, sur l’exécutif, ni autorité ni contrôle (7).

Marcel THIRY, Hitler n’est pas jeune, 1940.

Ainsi, actons déjà que la Wallonie a bien été malade du fascisme. Même si cette fièvre était retombée en 1939, les résultats des élections législatives affichaient en 1936 plus de 29 % dans la province de Luxembourg, de 20 % dans celle de Namur, 19 dans celle de Liège et près de 9 % dans le Hainaut (8). Certes, le rexisme avait peu à voir avec la dynamique wallonne. C’est d’ailleurs pour cette raison que le rexisme ne figure pas dans l’Encyclopédie du Mouvement wallon (9), ce qui a été souligné par quelques esprits grincheux, mais surtout mal informés. Xavier Mabille n’écrivait-il pas en 1994, que contrairement au mouvement flamand, le mouvement wallon ne comporta, à aucun moment de son histoire, une aile d’extrême droite (10) ? On ne devrait pas nuancer de beaucoup ce propos du politologue du CRISP. Cela ne signifie évidemment pas que des Wallons ne souhaitèrent ou ne parvinrent pas à s’inscrire dans des dynamiques fascistes. La collaboration a existé en Wallonie, même si ceux qui s’y adonnaient étaient fortement marginalisés : les attaques répétées (inscriptions sur façade, bris de vitre, violence physique voire meurtre) dont font l’objet les rexistes et autres collaborateurs constituent une des caractéristiques de la Résistance en Wallonie (11). Quelques résurgences sont d’ailleurs apparues après la guerre. Les porte-voix qui se sont voulus les héritiers de Degrelle sont manifestement apparus peu crédibles et peu audibles. Dans les années 1990, le mouvement AGIR, pour ne prendre qu’un exemple, s’est distingué dans cette veine fascisante, à côté d’un Front national s’affirmant belge et francophone. Ils remportèrent tous deux quelques succès en Wallonie, notamment aux élections du 12 juin 1994 où ils réunirent sur leurs listes près de 10% de l’électorat (12). Et force est de reconnaître que cinq députés étiquetés FN ou apparentés ont été envoyés au Parlement de Wallonie par les électeurs, entre 1995 et 2009.

2. La puissance du Parti socialiste

En considérant la catégorie “extrême droite”, il apparaît indéniable que la sociologie de la Wallonie aurait dû la mettre à l’abri de ce type de dérive tant la Région a été, aux XIXème et XXème siècles, ancrée dans “les gauches” libérales, socialistes, puis communistes, issues de la Révolution industrielle, ainsi que dans la démocratie chrétienne. Mais ici aussi l’enseignement de Zeev Sternhell est éclairant : la révision du marxisme d’Hendrik De Man nous rappelle qu’il n’est guère trop difficile de glisser vers le national-socialisme et d’y entraîner quelques amis. Sa pensée, qui poursuit et développe celle de Georges Sorel, trouve un profond écho en Europe. Leader de l’aile gauche marxiste belge avant la Grande Guerre, De Man poursuit un parcours idéologique qui le mène du socialisme révolutionnaire à une nette identité de vue avec le national-socialisme allemand, aboutissement d’un long mûrissement idéologique dont les étapes sont connues, de 1919 à 1940. Comme l’écrit Sternhell, quand le processus de révision du marxisme s’accompagne d’un antilibéralisme, d’un rejet du parlementarisme et du système des partis, d’un autoritarisme et d’un appel, au-delà des intérêts de classe, à l’unité nationale, […] l’équation fasciste devient pratiquement inévitable (13).

On sait aussi que les poussées de partis qualifiés d’extrême droite en France et en Europe ont réactivé, dans les années 1990, l’idée d’un vote de classe, au profit du monde ouvrier et des pôles urbains, certains de ces partis recrutant près de 50% de leur électorat parmi la population de tradition industrielle (14). En 2015, au deuxième tour des élections régionales dans la région Nord-Pas-de-Calais-Picardie (future région Hauts-de-France), bastion du syndicalisme et de la gauche socialiste et communiste, la liste de Marine Le Pen avait recueilli 40,6 % des voix, avec des pointes d’adhésion plus grandes encore dans des villes du Bassin minier du Pas-de-Calais où le FN était majoritaire, montrant que son aire de recrutement était bien celle de l’électorat populaire et ouvrier. N’oublions pas, comme l’indiquait dernièrement Sylvain Crépon à la Fondation Jean-Jaurès, que Samuel Maréchal – le père de Marion Maréchal-Le Pen – avait repris à son compte le vieux slogan de Jacques Doriot Ni droite, ni gauche, et que Marine Le Pen, qui a construit son ascension politique à Hénin-Beaumont, a développé un référentiel qui puise largement dans les problématiques de cette région industrielle et de ses traditions ouvrières. D’ailleurs, le sociologue français posait une question redoutable lors de ce colloque consacré au Front national et aux ouvriers à la Fondation-Jaurès, Y-a-t-il un ouvrier dans la salle ce soir ? rappelant que ceux-ci se font de plus en plus rares dans les milieux du PS français (15). On pourrait également écrire, avec Michel Wieviorka, que ceux-ci font aujourd’hui partie des pauvres et qu’ils semblent désormais dépourvus de toute capacité à changer le monde (16) …

Ce risque idéologique, d’autres ténors du POB ou du PS y ont été confrontés, de Jules Destrée à Guy Spitaels. Au premier, on reprochait son socialisme éthique, ses prises positions dans l’Affaire Dreyfus voire ses contacts avec Mussolini (17), tandis que le mouvement poujadiste UDRT, ou même des ténors de son propre parti et/ou collègue de l’ULB, comme Philippe Moureaux, voyaient en l’investissement politique de Guy Spitaels en Wallonie, du régional-socialisme. J’ai montré ailleurs (18) que le type d’attachement profond à la démocratie, de l’un comme de l’autre, constituait des barrières infranchissables vis-à-vis du fascisme et imperméables à toute dérive.

3. L’immigration massive réussie en Wallonie

Pour avoir observé de près l’accueil plus que frileux réservé à de jeunes enfants africains en Wallonie, je suis revenu des quelques illusions qui étaient miennes quant à la capacité “naturelle” d’ouverture des Wallonnes et des Wallons. La crise économique quasi permanente et l’incapacité de redéploiement véritable qui marquent la région depuis les années 1960 ont eu largement raison de l’altruisme d’Après-guerre, pour autant qu’il ait eu quelque densité à cette époque. Comme je l’ai étudié pour La Nouvelle Histoire de Belgique (19), la fin des années 1960 est celle de la politisation de l’immigration, avec une accélération dans la décennie suivante. Dans cette période de profond déclin social et de contraction industrielle, l’étranger devient souvent un concurrent sur le marché local de l’emploi. Il n’en reste pas moins que les Wallons feront preuve de beaucoup de détermination pour accorder le droit de vote aux étrangers membres de l’Union européenne ou non : en témoignent notamment la proposition de loi d’Ernest Glinne du 1er septembre 1966 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme et la xénophobie, finalement votée à la Chambre, le 12 février 1981 (20), et le combat wallon pour appliquer la directive sur le droit de vote issue du traité de Maastricht (21).

La politisation de la question de l’immigration s’articule avec le malaise citoyen et la défiance qui s’accroit à l’égard des élus dans les années 1990 et 2000. Elle a touché la Belgique et l’Europe depuis la fin des années 1960, elle a mis en cause la capacité d’accueil légendaire des Wallonnes et des Wallons. De surcroît, les récentes enquêtes sociologiques semblent confirmer des tensions supplémentaires quant à la manière dont les Belges vivent la crise des réfugiés chassés du Moyen-Orient ainsi que les effets du terrorisme islamique. Ainsi, une véritable paranoïa antimusulmane se développe et atteint une dimension pathologique (22).

Une conception essentialiste et patrimoniale crispée de l’individu pourrait ainsi se substituer au processus ouvert d’identification à des valeurs respectueuses de l’être humain et de la citoyenneté démocratique qui était hier l’apanage des Wallonnes et des Wallons (23).

4. Un populisme de substitution ?

Au moins trois discours brouillent la perception de notre relation à la montée du fascisme. Le premier est celui qui consiste à affirmer que la chute du monde soviétique aurait mis fin aux idéologies. Le deuxième est celui qui oppose une extrême droite et une extrême gauche en les considérant comme des confins du spectre politique (la théorie dite du fer à cheval) où, finalement, ils se rejoindraient dans un même totalitarisme. Le troisième fait actuellement florès en remettant en vogue le concept de populisme, nouvelle catégorie fourre-tout, du prêt-à-penser politique qui avait déjà eu quelques succès chez nous au début des années 1990. Tout comme l’écrivait déjà Alain-Gérard Slama à l’époque : le recours à ce terme dispensait d’analyser plus avant le phénomène, tout en se donnant le luxe d’une interprétation planétaire (24). Néanmoins, l’explication du professeur à l’IEP de Paris suivant laquelle “populaire” se penserait à l’intérieur de la démocratie et tendrait à se confondre avec les classes moyennes, tandis que “populiste” se voudrait en dehors, ne me paraissait guère suffisante.

Le concept de populisme trouve notamment son origine dans l’aller au peuple de militants russes des années 1850-1870, les narodnichestvo qui pensaient retrouver foi et inspiration parmi les masses. La Narodnia Volia (La Volonté du Peuple), que l’on cite souvent à l’origine du populisme, glisse en fait en 1878 dans une logique de rupture avec cette acculturation politique pour s’engager dans un terrorisme systématique à l’encontre du régime (25). Loin de constituer une doctrine, le populisme, comme attention et écoute à l’égard des couches populaires de la société, apparaît davantage comme un discours, une attitude, un mythe (26), très loin du cadre conceptuel solide et lisible de l’idéologie fasciste que nous avons décrit. La Wallonie a également connu ces phénomènes qui, au sein même des partis politiques, ou récupérés par eux, permettent des discours alternatifs qui ont certainement le mérite de conserver des idées et des électeurs dans des cadres plus ou moins régulés.

Sans qualifier de fascistes tous ceux que l’on présente aujourd’hui comme populistes, et qui constituent un melting pot aussi divers que complexe, affirmons néanmoins qu’un certain nombre d’entre eux sont des nationaux-socialistes qui avancent masqués. Ceux-là, évidemment critiquent le système, ses élites et ses représentants, disent parler au nom d’un peuple vengeur, et exaltent la révolution nationale, antilibérale et antidémocratique.

Conclusion : ce fascisme qui vient ?

Voici vingt-cinq ans, dans un livre qui suivit la douloureuse crise en Yougoslavie, Jacques Julliard indiquait que le prélèvement obligatoire sur les jouissances individuelles que requiert la défense des idéaux démocratiques, serait de plus en plus mal accueilli par l’individu consommateur. Par réaction, le moralisme qui renaît dans des minorités activistes, et dans des groupes sociaux menacés par l’évolution moderne, donne sa chance à la réaction autoritaire, à la nostalgie de la pureté primitive et à la catharsis par la violence. C’est pourquoi, écrivait l’historien français, la double transition qu’impliquent l’effondrement du communisme et l’incapacité du capitalisme à produire une nouvelle organisation sociale comporte un risque redoutable pour la liberté (27). Sous de nombreux aspects, les évolutions du tournant du siècle se sont inscrites dans cette logique.

Dès lors, les circonstances qui ont vu émerger le fascisme aux XIXème et XXème siècle en France et en Europe sont-elles réunies au XXIème siècle en Wallonie ? En 2000, le politologue Lieven De Winter avait déjà montré que la faiblesse de la démocratie belge était manifeste et que, depuis l’Affaire Dutroux notamment, la légitimité de ce système était entrée dans une phase de crise, le mécontentement de la population belge se cristallisant autour des questions d’efficacité et de proximité de la gestion publique (28).

Le Nouveau paradigme industriel, la globalisation et la transnationalisation de l’économie, l’intégration européenne ainsi que le pluralisme de la gouvernance ont eu des effets majeurs. Le fait que des acteurs sociaux qui n’ont ni le statut de bureaucratie publique ni le statut d’autorité élue sont de plus en plus actifs et importants dans le processus de production, d’exécution et de mise en œuvre des décisions publiques (29) a affaibli les capacités du politique : normes SEC ou Eurostat sur les investissements, directives encadrant les politiques publiques par des indicateurs contraignants, ont assurément enlevé aux élus des capacités d’action en termes d’investissement et de réalisation de projets. Depuis la fin des années 1960 également, et malgré le resserrement des dispositifs de contrôles, des affaires de financement malhonnêtes des partis politiques se sont succédé, notamment en Wallonie. En outre, souvent aussi, des soupçons, sinon des confirmations d’enrichissements personnels sont établis pour certains élus ou hauts fonctionnaires de L’État, des communautés, des régions, des provinces et des communes, qui cumulent des mandats rémunérés à des niveaux éthiquement inacceptables, portant gravement atteinte à la confiance des citoyens.

L’incapacité politique n’est cependant pas liée qu’à des causes externes qui exonèreraient toute la responsabilité des élus. La non-réalisation des objectifs stratégiques et des mesures inscrites dans leurs programmes électoraux, l’absence de volontarisme à prendre en charge les finalités telles que le bien commun, l’intérêt général, le développement durable ou des enjeux fondamentaux comme l’emploi, la cohésion sociale, la pauvreté, ou encore l’absence de clarification et de pédagogie concernant l’identité nationale, la diversité sociale et culturelle, l’immigration, constituent autant de causes de fractures avec la population. La fidélité dans la mise en œuvre des principes avancés lors du processus électoral est, en démocratie, au centre de la relation entre les élus et les citoyens. C’est le maintien de la confiance qui est ici visé. Car comme l’écrivent Emiliano Grossman et Nicolas Sauger, la démocratie devrait donc créer une forme distincte de confiance et d’attachement, qui résulterait précisément de la capacité de ses institutions à rassurer les citoyens et à tenir les promesses faites et les objectifs affichés, comme l’égalité politique ou la performance économique (30).

En 1994, avec l’objectif de démontrer que ce choix était mauvais, j’avais, dans une lettre ouverte, pointé les raisons qui pouvaient avoir motivé le vote de certains citoyens pour un parti fasciste en Wallonie ou à Bruxelles : vivre la pauvreté en direct ou la côtoyer au quotidien révolte cette population en souffrance. La promiscuité de la misère, le dépérissement de l’habitat industriel, l’insécurité que l’une et l’autre engendrent, qui aggravent le ressentiment contre le pouvoir démocratique en place, l’apparente indifférence des pouvoirs publics, l’incompréhension des complications administratives et la détérioration des conditions de vie par le chômage ou, pire, par l’exclusion, le regard sur les responsables politiques et économiques ne peuvent rassurer : le manque de solutions face à la crise, le fait que les entreprises fuient leurs responsabilités sociales, le déficit de mobilisation active des partis tant de la majorité que de l’opposition, les affaires judiciaires qui frappent le monde politique et financier qui a trop joué avec l’argent constituent autant de facteurs de dégoût du politique qui peuvent conduire à voter pour un parti fasciste. J’ajoutais que, même si, souvent et jusqu’ici, l’apparence des images livrées par les médias l’emporte sur les faits, le citoyen démuni que vous êtes jette un regard affolé sur le système politique qui a permis de tels débordements, et le renie dans sa totalité (31). Près de 25 ans plus tard, peu de réponses ont été apportées aux angoisses de 1994. Et, malheureusement, je n’ai pas le sentiment que ces constats jurent avec la situation présente. De plus, regarder l’évolution politique de nos voisins nous inquiète profondément. Ayons à l’esprit que, pas plus qu’hier, la Wallonie n’est une île (32).

Comme l’a montré Pierre Rosanvallon, la confiance dans les femmes, les hommes et les institutions auxquelles ils participent est intimement liée à la légitimité démocratique (33). L’absence fondamentale de confiance que nous constatons aujourd’hui est terrible et destructrice. Elle nous place à une bifurcation dramatique. Ce que les phénomènes Donald Trump et Emmanuel Macron – que je n’amalgame pas (34) – montrent est moins la participation à un modèle commun de pensée alternative, que la vitesse avec laquelle des idées perçues comme s’affirmant anti-système peuvent s’imposer. Certes, le danger semble ailleurs. Le lien démocratique avec les citoyens doit être rétabli rapidement, notamment par une mise en œuvre de la saine gouvernance par les élus dont c’est la mission première. Si ce n’était pas le cas, ce déficit profond de confiance pourrait constituer la clef de voûte de l’équation fasciste. Dès lors, comment la Wallonie y échapperait-elle ?

Il me revient soudain une formule du professeur Albert Henry, en 1946, lorsque, de retour de Poméranie, il écrivait à propos de la politique intérieure belge : il faut remettre les pieds sur le sol, même s’il est boueux… (35)

Ainsi, pour les Wallonnes et les Wallons, il s’agit de trouver les réponses ensemble et de les mettre en action. D’urgence. C’est la tâche que, me semble-t-il, le Parlement de Wallonie a entamée. Mais il ne saurait certainement pas être le seul vecteur de l’indispensable ressaisissement.

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

[1] Jean-Pol HECQ, Courriel du 18 janvier 2017.

[2] Alexis de TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, t.1, p.1, Paris, 1835. Edition en ligne Les Classiques des Sciences sociales, Uquac.

[3] Zeev STERNHELL, La droite révolutionnaire, 1885-1914, Paris, Seuil, 1978. – Ni droite ni gauche, L’idéologie fasciste en France, p. 316, Paris, Seuil, 1983. – Maia ASHERI, Zeev STERNHELL, Mario SZNAJDER, Naissance de l’idéologie fasciste, Paris, 1989. Pour une critique de ce modèle, voir notamment : Serge BERSTEIN et Michel WINOCK, Fascisme français ? La controverse, Paris, CNRS, 2014.

[4] Voir aussi : Emilio GENTILE, Qu’est-ce que le fascisme ? Histoire et interprétation, Paris, Gallimard, 2004.

[5] Philippe DESTATTE, Socialisme national et nationalisme social, Deux dimensions essentielles de l’enseignement du national-socialisme, dans Cahiers de Clio, 93/94, p. 13-70, Université de Liège, 1988.

[6] voir Emmanuel GERARD, La démocratie rêvée, bridée et bafouée, Nouvelle Histoire de Belgique, 1918-1939, Bruxelles, Le Cri, 2010.

[7] Martin THIRIARD (Marcel THIRY), Rex a vaincu, dans L’Action wallonne, 15 mai 1937, p. 1.

[8] Francis BALACE e.a., De l’avant à l’après-guerre, L’extrême droite en Belgique francophone, p. 77, Bruxelles, De Boeck, 1994.

[9] Paul DELFORGE, Philippe DESTATTE et Micheline LIBON dir., Encyclopédie du Mouvement wallon, 3 vol., Charleroi, Institut Destrée, 2001.

[10] Xavier MABILLE, Observations finales dans Francis BALACE e.a., De l’avant à l’après-guerre, L’extrême droite en Belgique francophone, p. 254.

[11] Voir notamment : Martin CONWAY, Degrelle, Les années de collaboration, 1940-1944 : le rexisme de guerre, p. 254sv, Bruxelles, Quorum, 1994.

[12] 7,2% pour le Front national et 2,2% pour Agir.

[13] Z. STERNHELL, Ni droite ni gauche…, p. 54-55.

[14] Paul-Henri CLAEYS et André-Paul FROGNIER, Le comportement électoral : que(s) modèle(s) explicatif(s), quelle démocratie ? dans Corinne GOBIN et Benoît RIHOUX dir. , La démocratie dans tous ses états, p. 113-114, Louvain-la-Neuve, Bruylant-Academia, 2000.

[15] Dominique ANDOLFATTO e.a., Le Front national et les ouvriers, Longue histoire ou basculement ?, p. 29-32, Paris, Fondation Jean-Jaurès, 2016.

[16] Michel WIEVIORKA, Retour au sens, Pour en finir avec le déclinisme, p. 262, Paris; Robert Laffont, 2015.

[17] Ph. DESTATTE, Jules Destrée, De l’antisémitisme de principe au philosémitisme humaniste, dans Lorraine BEITLER dir., L’Affaire Dreyfus, Les voix de l’honneur, Catalogue de l’exposition des œuvres et des documents de la Fondation Beitler, Charleroi, 4 avril-5 mai 2000, Liège, 15 mai-15 juin 2000, p. 33-46, Charleroi, Centre d’Action laïque, Liège, Territoires de la Mémoire, 2000.

[18] Philippe DESTATTE, Jules Destrée et l’Italie, A la rencontre du National-socialisme, Conférence donnée le 25 février 1986 à l’initiative de l’Association “Dante Alighieri” de Charleroi, sous les auspices de l’Institut italien de Culture de Bruxelles, dans Revue belge d’Histoire contemporaine, XIX, 3-4, p. 543-585, Bruxelles, 1988. – Philippe DESTATTE, Guy Spitaels : plus socialiste et plus wallon, dans Politique, n°77, Novembre – décembre 2012, p. 7-9. http://politique.eu.org/spip.php?article2559

[19] Marnix BEYEN et Philippe DESTATTE, Un autre pays, 1970-2000, Nouvelle Histoire de Belgique, t. 9, p. 79-89, Bruxelles, Le Cri, 2009.

[20] Et qui deviendra la loi dite “Moureaux” du 30 juillet 1981.

[21] Voir par exemple Jacky MORAEL e.a., Wallonie, terre de couleurs, Charleroi, Institut Destrée, 1998. – Ph. DESTATTE, Quel projet wallon pour l’immigration en Europe ? dans Alberto GABBIADINI, Marco MARTINIELLO, Jean François POTELLE dir., Politiques d’immigration et d’intégration : de l’Union européenne à la Wallonie, p. 329-338, Charleroi, Institut Destrée, 2003.

[22] Benoît SCHEUER dir., Noir, jaune, blues, 2017, Quel monde voulons-nous bâtir ? Comprendre l’opinion publique belge, p. 44, Bruxelles, Etude Survey & Action – Fondation Cecinestpasunecrise, Janvier 2017.

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[23] Voir l’introduction de Ph. DESTATTE, L’identité wallonne, Essai sur l’affirmation de la Wallonie, XIX-XXème siècle, Charleroi, Institut Destrée, 1997. – Ph. DESTATTE, L’identité wallonne : une volonté de participer plutôt qu’un sentiment d’appartenance, Contribution à une réflexion citoyenne, dans Cahiers marxistes, n°207, Octobre-Novembre 1997, p. 149-168.

[24] Alain-Gérard SLAMA, La régression démocratique, p. 120, Paris, Fayard, 1995.

[26] Alain PESSIN, Le mythe du peuple et la société française, Paris, PUF, 1992. – voir aussi Carl DEVOS, Min REUCHAMPS et Paul VANDEPITTE, Lexique : Une explication de concepts historiques et actuels, Gand, Academia Press, 2013.

[27] Jacques JULLIARD, Ce fascisme qui vient…, p. 193, Paris, Seuil 1994.

[28] Lieven DE WINTER et Patrick DUMONT, La crise de la démocratie en Belgique et en Europe : diagnostics et remèdes, dans Corinne GOBIN et Benoît RIHOUX dir. , La démocratie dans tous ses états, p. 103-106.

[29] Jean LECA, Sur la gouvernance démocratique : entre théorie normative et méthodes de recherche empirique, dans C. GOBIN et B. RIHOUX dir. , La démocratie dans tous ses états…, p. 29.

[30] Emiliano GROSSMAN et Nicolas SAUGER, Pourquoi détestons-nous autant nos politiques ?, p. 29, Paris, Presses de Sciences Po, 2017.

[31] Ph. DESTATTE, Lettre personnelle à celui qui vota Front national ou Agir, dans Le Soir, p. 2, le 19 août 1994. https://phd2050.org/2015/12/15/fa2/

[32] Philippe Destatte : « Wallonië geen eiland », dans De Morgen, 11 octobre 1994.

[33] Pierre ROSANVALLON, La légitimité démocratique, Impartialité, réflexivité, proximité, p. 214, Paris, Seuil, 2008.

[34] Dans Révolution, Emmanuel Macron écrit à propos notamment du terrorisme que parmi les illusions les plus dangereuses du temps présent, il y a celle de croire que nous pourrions éliminer le mal par les barrières, par les déchéances, par le fichage, par les camps, par “l’oubli ou le mépris des droits de l’homme” que la Déclaration de 1789 a exposés à la face du monde. E. MACRON, Révolution, p. 184, Paris, Editions XO, 2016.

[35] Albert HENRY, Offrande wallonne, p. 9, Liège, G. Thone, 2ème éd., 1961 (Avant-propos de la première édition, 1946).

1 commentaire
  1. Jules Boulard a dit:

    Encore un article remarquable autant par la richesse de l’information que par la pertinence et la profondeur de l’analyse.

    Il me semble néanmoins que l’on pourrait développer, sinon ajouter deux ou trois remarques sur les raisons pour lesquelles la Wallonie semble jusqu’ici peu vulnérable aux idées d’extrême-droite.

    1. Question d’identité. Le succès des arguments extrémistes est directement lié à la conscience identitaire. Or la population wallonne est aujourd’hui très composite – le fait est lié aux immigrations successives, généralement intégrées, sinon la dernière en date venue de Turquie, pour diverses raisons – et cette population n’a plus conscience d’une identité wallonne profonde, pas plus que belge d’ailleurs. Il en reste quelques vestiges qui ressortissent davantage au folklore qu’à une culture réelle. Il suffit de voir comment, lors des élections communales, les candidats se présentent en représentants de communautés (italienne, marocaine, turque, etc.) et affirment des revendications locales dans la même perspective. En outre, toutes les forces vives d’appartenance à une région ou à une nation sont tombées en déliquescence quand elles n’ont pas totalement disparu : on était conscient et fier, autrefois, d’appartenir – et de travailler – à l’un des grands Corps de l’État, armée, gendarmerie, banque, douane, etc., et même religion (la catholicité de l’ancien PSC a cru longtemps – trop – qu’elle était une valeur de cohésion nationale…). Même la langue française a perdu son aura ! La mondialisation, l’internationalisation, le libéralisme économique ont mis tout cela à mal, applaudis et encouragés sous de faux prétextes dont, notamment, l’exacerbation des nationalismes… Tout au plus voit-on encore aujourd’hui surnager quelques épaves de sensibilités anciennes, principautaire (hélas ! cf Publifin), boraine (hélas ! région totalement sinistrée), luxembourgeoise (hélas ! agriculture agonisante), carolo (hélas ! truanderie,) mais en aucune façon vectrices d’union, de cohésion, d’enthousiasme. Et, aussi retentissantes soient-elles, les grandes affirmations des ténorinos politiques wallons sont ressenties comme de belles rodomontades dénuées de grandes ambitions et même de simple envergure, à de rares exceptions près.

    2. La deuxième remarque tient un peu du paradoxe. Une des raisons pour lesquelles notre Région se défie des propagandes d’extrême-droite est que cette dernière est très souvent colorée de flamingantisme. C’est peut-être la cause commune ultime qui, provisoirement sans doute, semble pouvoir rallier la population de Wallonie. L’Histoire montre à loisir que la majorité de ces mouvements de droite, dans notre pays, ont trouvé leurs origines en pays flamand ; qui plus est, à Bruxelles comme en Région wallonne, le discours politique actuel dénonce sans arrêt des machinations, vraies ou imaginaires, dont l’objectif est de couper l’herbe sous le pied aux tentatives de redressement économique du Sud et de la capitale. Un « ennemi » commun, une monarchie en respiration artificielle et prévention du pire, sont les deux derniers réflexes spasmodiques d’une conscience identitaire dorénavant illusoire. La propagande extrême-droitière a peu de chance d’être écoutée, surtout si elle vient du nord.

    3. Enfin, last but not least, la confiance à l’égard du monde politique ! Sans vouloir rejoindre le concert des hurlements que les révélations piteuses actuelles ont déchaîné, il faut remettre en question les mécanismes de la représentation démocratique. Comme la carcasse de l’État a été réduite à un squelette après le passage de carnassiers successifs (dont certains appartiennent au top dix des plus grandes fortunes mondiales), les vautours et autres charognards de la particratie se rabattent sur ce qui reste à disposition de leur voracité : les économie du peuple, les ressources du travail, les tirelires communales, le courage de survie

    des PME. Voilà. C’est donc bien d’éthique qu’il est question, d’idéalisme et de probité. Le système actuel qui légitimise le despotisme des partis est devenu vicieux, d’autant plus pervers qu’il est, d’une certaine façon, anonyme. Il faut donc revenir à un choix électoral qui fait prévaloir l’honnêteté individuelle plus que l’appartenance soumise à un parti. On dira : « Attention ! Il y a eu Degrelle… » Oui, sans doute, mais l’article réplique judicieusement que c’est du rexisme – un parti ! – qu’il fallait se méfier, et de son fondateur aussi, mais dès l’instant où, faute de persévérer dans sa probité, il a fait passer son ambition personnelle avant celle de ses concitoyens.

    Voilà quelques lignes pour aider à la réflexion d’une part et, d’autre part, pour affirmer que la seule solution à une cure de santé politique, c’est l’engagement individuel. Surtout pour les penseurs, les enseignants, les entrepreneurs… Rediscutons « La Trahison des Clercs » !

    Et que l’on cesse de proclamer que la neutralité est une vertu, c’est une faiblesse qui rend malléable et vulnérable. Ce qui compte, c’est le dialogue et, avec la transparence (pas uniquement pour les revenus et les mandats), une vraie ambition publique, laïque, démocratique. Tout le reste n’est que…

    J. Boulard

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