Hour-en-Famenne, le 8 novembre 2014
Invités par Eddy Caekelberghs à la RTBF radio, ce 27 octobre 2014, pour parler de la Belgique, de ses institutions et de son identité, Hervé Hasquin et Marc Uyttendaele évoquent tout à coup Jules Destrée qui, pour le constitutionnaliste, serait un personnage moins honorable qu’il n’y paraît, notamment à cause des considérations de l’avocat carolorégien – sorti de l’ULB, membre du Barreau de Bruxelles et collaborateur au Soir – à l’égard des Bruxellois. Le Secrétaire perpétuel de l’Académie royale se laisse alors aller à affirmer que Destrée appelait les Bruxellois “des métèques”, ce que le Professeur Uyttendaele confirme gaiement. L’intelligence et la notoriété des élites leur permettent-elles de dire n’importe quoi ? A ma connaissance, Jules Destrée n’a jamais utilisé ce terme à l’égard des Bruxellois. Un coup d’œil au Dictionnaire Robert (2008) permet de confirmer que métèque est une injure raciste tandis que le mot métis, employé par Destrée dans La Lettre au roi, a un sens précis. J’avais, à ce sujet, écrit un petit papier à la demande de la revue Politique, qui l’avait publié en octobre-novembre 1998, p. 40-42. Je vous le livre car… teveel is te veel…. Que cela ne vous empêche pas de vous interroger sur les raisons réelles pour lesquelles certains passent leur temps à salir la mémoire du député de Charleroi…
PhD
Charleroi, le 9 septembre 1998
Alors que, si souvent, ce sont les observateurs bruxellois qui pontifient sur l’identité wallonne, ce serait piquant d’inverser les rôles pour une fois. Porter un regard sur l’identité bruxelloise : l’idée d’Henri Goldman est assurément séduisante. Elle implique en tout cas une certaine reconnaissance de l’extériorité du regard du Bruxellois sur la Wallonie et vice-versa. Cette idée, simple d’apparence, ne l’est pourtant pas d’évidence. Plusieurs fois ces derniers mois, dans les rapports entre la Wallonie et Bruxelles, la question s’est posée de l’implication de l’observateur à l’égard du sujet. En sciences sociales en effet, il n’est pas indifférent de savoir qui parle.
Qu’est-ce que dès lors qu’un Bruxellois ou qu’un Wallon ? Se poser les deux questions en même temps apparaît de nature à décrisper le débat. La définition qui consiste à considérer qu’il s’agit de l’habitant de la région peut poser problème si on considère la qualité de Bruxellois ou de Wallon comme exclusive. Dans un débat récent, Hervé Hasquin s’est dit Carolorégien – donc Wallon – et Bruxellois à la fois. Historien wallon, ministre bruxellois : les rôles sont précisés et croisés. De même, régulièrement, nous avons pu entendre la sociologue namuroise de résidence Denise Van Dam se dire et militante wallonne et militante flamande, tout en se voulant observatrice, croisée également, des deux réalités. La dimension temps est également à prendre en compte : Wallon hier à Charleroi, Hervé Hasquin – comme Jules Destrée entre 1919 et 1936 – est devenu progressivement Bruxellois en y résidant depuis vingt ans. Dans le même temps, on pourrait difficilement nier que Hervé Hasquin ait apporté sa part de Wallonie à Bruxelles, ne fut-ce que par ses écrits ou par le fait qu’il créa le premier cours d’histoire de la Wallonie dans une université francophone, au début des années quatre-vingt. Identités wallonne et bruxelloise continuent donc à coexister dans une même personnalité, se complètent mais entrent également en conflits l’une avec l’autre ainsi qu’avec les autres identités que nous nous partageons et générons sans cesse, géographiquement, intellectuellement, affectivement. Dans notre exemple, gageons que l’homme politique ne donne pas toujours raison à l’historien, et vice-versa.
La réforme de l’État, toutefois, a apporté une dimension supplémentaire. En effet, à côté de la citoyenneté belge, en vigueur depuis 1830, des citoyennetés se construisent autour des entités fédérées. En effet, depuis 1970 et plus encore depuis 1993, des normes légales, administratives et juridiques, des droits et des devoirs, s’attachent aux qualités de Flamands, de Germanophones, de Bruxellois, ou de Wallons, compris dans le sens d’habitants d’entités territoriales précisément définies. A Bruxelles, particulièrement depuis 1989, ces qualités s’articulent.
Mais l’histoire de Bruxelles ne commence pas l’année de la chute du mur de Berlin. Sous-capitale dans l’Ancien Régime – la formule est de Robert De Vleeshouwer -, une préfecture parmi bien d’autres sous l’Empire, Bruxelles est devenue depuis 1830 un lieu de centralisation et de concentration politique, administrative et financière qui s’est donné pour vocation de structurer l’espace belge et d’utiliser cet espace, et ceux qui y vivent, au profit d’une bourgeoisie, issue de toutes les régions, mais qui s’y est également concentrée. Ce rôle, que le professeur Pierre Lebrun a bien décrit, a généré de vifs ressentiments contre Bruxelles, tant en Flandre qu’en Wallonie dont les populations, à plusieurs reprises, ont rêvé ou menacé d’en découdre avec Bruxelles : Bruxelles pouvoir politique, Bruxelles centre administratif, Bruxelles cœur du capitalisme de ce pays, Bruxelles tout entier symbole du sort fait aux ouvriers ou aux prisonniers de guerres wallons, ou encore au peuple flamand.
Bourgeoisie capitaliste, agents de l’État belge : militaires, gendarmes, fonctionnaires, localisés à Bruxelles, ont été historiquement les premiers ralliés à l’identité politique belge et à sa construction idéologique et culturelle. Bruxelles a été cette polarisation stérilisante, niant les spécificités sociales, culturelles, régionales – provinciales. En cela, Flamands des faubourgs – ceux qui pourtant avaient donné leur sang pour la Révolution – et immigrés wallons ont été écartés et se sont écartés du modèle. Le Bruxellois était Belge, sans plus. Et c’est ce Belge bruxellois que Destrée fustige dans La Lettre au Roi (1912) ou dans Wallons et Flamands (1924). A noter qu’au moment du premier texte le député de Charleroi travaille dans la capitale du royaume, au moment du deuxième, il y habite, rue des Minimes.
Le reproche que Destrée adresse aux Bruxellois – et dont on ne cesse à Bruxelles de faire grand cas – relève moins de la zoologie que de l’esprit de fausse médiation qu’il perçoit chez ceux qu’il appelle les endormeurs nationaux ou les conciliateurs nationalistes et qu’il qualifie de métis. Aux yeux de Destrée et de nombreux autres Wallons, – Albert Mockel avait utilisé le mot de métis dès 1897 – et aujourd’hui encore, Bruxelles est cet être hésitant entre deux moyens, entre deux partis, conforme à une des définitions de métis dans le Dictionnaire universel de Maurice Lachâtre : se tenir chancelant et métis (Montaigne). Comme l’écrit Destrée : cela permet à ces messieurs de la capitale de faire les sages à peu de frais. Ils se déclarent gravement aussi éloignés des excès wallingants que des excès flamingants.
En dehors de la réforme de l’Etat, déjà évoquée et que je ne développerai pas, deux évolutions au moins me semblent avoir marqué Bruxelles depuis ces premiers constats et mériter notre attention. La première évolution : le rôle de capitale internationale et de ville d’accueil à des populations du monde entier avait été perçue par Destrée, dès 1924, et il est regrettable – mais non innocent – qu’on ne cite jamais les conclusions de son chapitre sur la cité des métis :
Ainsi Bruxelles, dont la prospérité récente est magnifique, devient, pour les idées, ce que sa situation géographique indiquait, un centre du monde, un point de contact des grandes civilisations du siècle. […] La cité des métis devient de cette façon l’ardent foyer d’une civilisation européenne ; c’est un rôle assez beau pour que nous puissions beaucoup lui pardonner 1 .
La deuxième évolution touche aux Wallons. S’ils ne sont certainement pas les seuls immigrés à Bruxelles, même au XIXème siècle, ils en constituent la plus grande masse. Or, cette population a connu au niveau de sa troisième ou quatrième grande génération, un phénomène d’intégration classique qui l’a majoritairement transformée en francophones de Bruxelles, probablement au gré du déclin de l’économie wallonne et du développement des luttes linguistiques des années soixante. Ce phénomène a probablement été accentué par l’incompréhension des Bruxellois à l’égard du choix de Namur comme capitale de la Wallonie, événement révélateur d’un constat auquel aux pieds de Saint-Michel on n’était jamais parvenu à aboutir : celui selon lequel si Bruxelles est le centre géographique de l’Europe, de la Belgique et de la Flandre, Bruxelles n’est pas le centre de la Wallonie, n’est même pas en Wallonie, comme le constatait Xavier Mabille en 1982.
De ces évolutions serait née une nouvelle identité bruxelloise. En est-on si sûr ? On voudrait, certes, voir Bruxelles s’assumer comme entité fédérée et capitale multiple. Mais est-on persuadé qu’il existe aujourd’hui dans la patrie de Pitje Schramouille un espace réellement occupé entre le modèle de la belgitude et du fédéralisme non assumé d’une part, et, d’autre part, la ghettoïsation espérée de ceux qui n’ont pas encore voulu ou pu adhérer à la norme de l’assimilation : ghetto nocturne des Flamands de Bruxelles (Waar Vlamingen thuis zijn) dont les écoles ne font plus recettes, ghetto des dernières rondes du gala du folklore wallon (Bruxelles, mon chez moi wallon), ghetto des saveurs maghrébines et des couleurs de Matonge. Ainsi, le métissage constaté par Destrée ne serait pas celui que tout démocrate est en droit aujourd’hui d’espérer pour Bruxelles.
Car enfin, les multiples appels au secours de Bruxelles ne nous paraissent pas toujours sérieux. Quand on entend évoquer les partenariats culturels douteux avec la Flandre, peut-on imaginer le rejet d’un dynamisme que chacun doit reconnaître aux créateurs flamands ? Au nom de quoi peut-on répudier un financement complémentaire proposé par la Flandre à l’égard du théâtre de la Monnaie quant on sait le nombre de ses abonnés de la dorsale anversoise ? Mais aussi, on s’étonnera en Wallonie, de certaines distances, sinon tiédeurs, bruxelloises sur des enjeux de citoyenneté à l’égard des populations immigrées. Puis-je avouer, en ce qui me concerne, que c’est avec ces Bruxellois-là, que je me sens, comme Wallon, le plus solidaire ?
Le discours sur la solidarité ne pouvait pas manquer à cette évocation. Ce discours est idéologique. Il marque avec une certaine constance la volonté de Bruxelles d’exister, y compris au détriment de la Wallonie. En 1982, lors du colloque organisé à Bruxelles en 1982 par l’Institut Destrée sur Le statut de Bruxelles et ses relations futures avec la Wallonie, Henri Simons pouvait encore s’étonner du discours de certains orateurs jetant résolument leur regard vers la Wallonie et il estimait que Bruxelles devait se tourner autant vers une région que vers l’autre. Quant à François-Xavier de Donnea, il prônait bien sûr la fusion de la Région wallonne et de la Communauté française tout en soulignant – sans sembler se rendre compte qu’il niait la Wallonie – que cette fusion n’excluait en rien la possibilité pour la Région de Bruxelles d’être simultanément dotée d’un statut de région à part entière.
Pourtant, n’y a-t-il pas un rêve pour Bruxelles ? Si, et il me semble proche de celui qui occupe nos nuits wallonnes : l’espoir d’une forte identité politique régionale pour une société pluriculturelle qui valorise les expériences et les potentialités culturelles de ses populations. Ainsi, la ville-frontières n’en aurait plus et en oublirait le gordel qui l’obsède. Que les Turcs de Bruxelles puissent ouvrir Bruxelles à la Turquie et la Turquie à Bruxelles, de même pour les Marocains, pour les Italiens, pour les Grecs, pour les Portugais, pour les Flamands et pour les Wallons. Faite d’ambassadeurs de tous les coins d’Europe et du monde, Bruxelles comprendrait alors que dans la stratégie de développement ouverte qu’elle mettrait en place, elle pourrait elle-même représenter dans la capitale de l’Europe les valeurs et les projets de ceux et de celles qui l’ont faite.
A Henri Simons qui actualisait dernièrement sa pensée sur la décentralisation de la culture en soulignant qu’à Charleroi, ils ne sont pas plus cons qu’à la capitale, on pourrait gentiment répondre qu’à Bruxelles, ils ne devraient pas être moins métis qu’à Charleroi.
Philippe Destatte
[1] Jules DESTREE, Wallons et Flamands, La querelle linguistique en Belgique, p. 133, Paris, Plon, 1923. – Pour la bonne forme, Marc Uyttendaele traite aussi Jules Destrée de “raciste” et d'”antisémite”. On se référera, je l’espère avec intérêt, à mon papier Jules Destrée, de l’antisémitisme de principe au philosémitisme humaniste, Blog PhD2050, 11 août 2014, http://phd2050.org/2014/08/11/destree/